AHMED BERROUHO
Tombeau de Nouhad
A ma fille Nouhad emportée par une terrible maladie le 16-09-1982
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I La nuit, l’insomnie brouille la mémoire. Petite fille, ton berceau démonté pleure ta disparition. N’est-ce pas ta complainte qui s’insinue dans le mur du silence ? N’est-ce pas ton regard qui, comme l’éclair offusque ? Dans quelle crevasse ton corps est-il tombé ? Qui t’en retirerait ? « Morte » dit le bourreau. « Hélas » reprend la lamentation ! Tu n’as goûté qu’un instant à la vie et déjà dans le néant on te proscrit. Cet univers n’est-il qu’une jungle où l’innocence succombe, où prospère la scélératesse ?
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II Qui ose Saluer l’épouvantail ? Qui raille La Méduse ? Qui recoud Le suaire ? Qui singe Le rictus ? Qui singe La mort entrebâillant, Furetant, Grondant ? Qui ose Se fier au sable mouvant, Bourreau des enfants, Tortionnaire ?
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III Tu fus La céleste promesse Hélas déçue ; Notre cœur de bûche Engourdie, Stupidement confiant, Dans l’éternité Se réfugie. Le rêve Promptement S’efface ; La félicité s’envole. Notre enfant, Source de vie, S’éteint Comme une chandelle, S’éteint Comme un arc-en-ciel, S’éteint Comme une étoile filante, Dans l’immensité S’éteint, Comme une larme de rosée S’éteint, Comme une feuille morte S’éteint…
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VI Une larme Sur la joue émaciée Roule Et dans sa hâte nonchalante, Ton menton Se reflète, Mon enfant. Cette larme muette Dégringole, Ton regard lentement Y dessine Sa divine candeur. Cette larme furtive, Cet imperceptible sillage Où danse L’ombre effilée De tes doigts, Cette larme Coule Dans les sables brûlés, Dans notre soif gercée, Ecorche La douleur obtuse Qui dans nos flancs vaincus Epie.
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V Comme une prunelle Jamais lasse, Tu veilles Dans le désert. Les glaïeuls, Dans ton abîme, Saignent, Flûtes Au chant funèbre, Battant le silence, Battant le rempart, Dans ce corps violenté, Dans ce front malmené. Jeune pousse froissée, Que nous reste-t-il Dans ce bouge Où le rêve même D’épines se hérisse ?
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VI Tes yeux enchanteurs, Dans quel univers, Pourrions-nous les admirer ? Quel Eden Recueillera ton doux gazouillis ? Qui agacera Tes lèvres de corail ? Qui chatouillera Tes pieds Aux pétales jaunies ?
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VII Quand tu vis le jour, notre bonheur fut sans limites. Inlassablement, nous te soignâmes et notre amour dans nos rires fusait. Puis la mort dans le gouffre te précipita. Le chagrin partout tisse d’indéchiffrables lézardes.
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VIII Lueur tôt éteinte, Tu resteras Ronce dans notre cœur, Fleur dans notre esprit. 16-09-82
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IX Flotte Sur le miroir Des eaux pourpres, Flotte le dard, Brouillard des songes ; Flotte ton image, Belle enfant, Ton sourire incendiant La douce saveur, Nostalgie saccageant, Embrasant, Le ciel vide, Le ciel atterré ; Vogue
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Ton linceul, To chant de cygne, Dans les limbes, Colombe lâchée, Dans les flammes du silence, Vogue Ton sourire, Paillettes, Pluie, Déconfiture, Froide, Troublante incertitude !
X Bourbe Des cavernes, Clapotis Des vagues, Huée Du lichen, Lierre Du chœur, Opprobre Sans larmes ni supplice. Tombe froide, Souille
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Irrésistiblement Ce cœur, Ton autel, Noir caveau Où suinte La lassitude, Grisaille Sans larmes ni supplice.
XI Pudique émeraude, Dans tes boucles rebelles, Tressaille Le fol amour, Le saphir De ton allégresse Où sommeille La sérénité, Tremble Dans nos flancs humbles, Flamme Vacillante
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Du rubis Qu’éblouit La pourpre du soleil, Guirlande De lilas, Ta bouche Que le nectar embaume, Prodigue l’écho, Murmure Ebranlant Les lourds battants De la résignation Qui peu à peu Nous emmure !
XII Adieu, Belle enfant ! Notre bonheur fugace Maintenant Nous châtie ! Adieu, Fleur éphémère !
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L’aube Dans tes yeux, Un instant a brillé Puis Les ténèbres T’ont noyée ! Adieu, Reflet Dansant sur la vague, Rire étranglé, Sentier que recouvre Le chardon ! Adieu, Sourire ébauché, Sourire éraillé, Belle erreur Que la nature efface, Dérision, Echec !
XIII Tes cendres Essaiment, Enfant cruellement cueillie, Tes cendres, Dans notre fureur, A bord De l’épave En extase,
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Flânant, Pieds nus, Sur la glace, Ensanglantent La pudeur Qui implacablement Dans l’absinthe Pourrit. Mon enfant, Ta chair vermoulue, Ton regard aveugle, Tes lèvres suaves Que la mort Hideusement Dévore ; Ta chair musquée, La corolle de tes lèvres Chatouillent le songe, Affleurent Dans nos larmes, Flattent Le fol espoir Qui assaille Nos carcasses bridées. Mon enfant, Incontournable Demeure ton éclipse. Comme un mirage insatiable, Ton inextinguible sourire Nous désaltère. Mon enfant, L’attente, Dans nos os transis, A jeté l’ancre ; L’attente Voilant ton regard, Dans la stupeur Bannit l’espoir, Comme une herse Irrémédiablement Arrache l’espoir.
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XIV Ta tombe, Argile Fondue, To œil Aveugle,
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Révulsé, Le ver Phosphorescent Ronge Les boulevards Funèbres, Les chandelles, Pylônes Blafards, Torves, Promènent La gangrène Dans la boue Des sueurs, Du soir ; La tombe, Argile Muette Grouille, S’ébranle ; Le matin, Dans le dédale Des canulars Chavire, Au seuil De la trahison.
XV
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L’aube blafarde Dans la désillusion Se terre, Pudeur lapidaire, Ultime épave, Au fond de l’hypocrisie, S’éraille Spectre épars, Défie La nuit du sarcasme, Hante L’ignoble statue, Immémoriale fadeur Au rire de cristal, Dans quel coupe-gorge Sordide, Traînes-tu tes proies ?
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XVI Source intermittente, Jaillis encore, Hors du sépulcre, Dans ce roc Qu’attendrit Ta douce complainte, Dans la brise du soir !
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XVII Criblé d’yeux Sas Aux mille élancements, Ton sang En flaques disciplinées, Dans l’effroi, Comme un ruisseau, Déserte. Des traînées de bonheur Sur l’asphalte, En arabesques Se déhanchent. Rivé Au cauchemar Ahane Ton cœur nu Dans la fournaise !
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XVIII Ballot Bipède, Butant, Rotant, Graisse Ambulante, Dans la nuit, Traîne Spectre Aux voiles Chatoyants, Couleurs A même L’optimisme, Fendant Le mufle Aux dents Ebréchées, Traîne L’insondable Misère, Loque.
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XIX Toi, Muguet promptement flétri, Ta douce fragrance Que désespérément Nous humons Dans l’impalpable souvenir Qui n’a pas encore fui, Ta divine fragrance Nous effleure Et ton aile Resplendit et chancelle Dans ce cœur trahi, Ton incantation, Refoule la haie épineuse Du silence Qui a planté son catafalque Dans notre esprit désolé. 20-09-82
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XX Nos bras tendus Restent paralysés ; Sous nos yeux Qu’aveugle l’horreur, Des serres Déchiquettent notre enfant ; L’angoisse Dans notre silence Coule L’intolérable fange du destin Secouée par la douleur et la fièvre, En proie aux tortures Qui nous fendent le cœur ; Elle gémit Et nous demeurons Impuissants, Hébétés Devant cette mort rampante Qui l’étrangle ; Horrible mort Aux mains sanglante et putride. 20-09-82
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XXI Mon enfant, Ta plainte Incessante Retentit dans mon cœur Comme les coups d’une hache. Nous brûle Cette lave cruelle Qui assiège nos os flétris. Mon enfant, Vivante, Tu nous emplissais le cœur de joie Et voilà Que te perdant, Nous pleurons Des larmes de braises. Mon enfant, Le sort t’a arrachée à la vie Et la souche Saigne encore, Fondue, Amputée, Prostrée. 20-09-82
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XXII Brèche Béant Dans la fournaise, Dans la nostalgie, Plaie Mugissante, Flétrie Adultérant l’imbécile docilité Du couple brisé Puant la détresse, Crevant d’impuissance A la lisière du néant. Toi, Météore, Dans le monde enchevêtré, Etoile perdue Dans la fange du cimetière. Idole Gisant, inanimée, Dans notre balbutiement, Pleurant la faux Qui jamais ne relâche. Toi, L’irréparable grâce Qui tournoies Dans le ciel du souvenir, Verse-nous l’inimitié
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Qui corrompt La calamité qui pulvérise.
XXIII
Lamento Implacable Fut ton martyre Et irrémissible Le deuil Qui jour après jour Erode notre cœur. Plainte Fut ton adieu Et comme un harpon Dans notre chagrin S’enfoncera. Plainte incessante Bourdonnant A même le cauchemar, Pleurant la tourmente, Hachant l’oubli, Soufflant l’espoir. Plainte jamais lasse Froissant le jour, Froissant la nuit. Plainte Poignante, Inouïe. 26
Plainte âpre, Délétère. Plainte-calvaire, Sa mort La mort Dans ce monde.
XXIV
Ballade de l’enfant martyr Au seuil de la mort Immonde et fourbe, Vaste enclos Où pâlit le sourire, Vaste îlot Où s’effrite le souvenir. Nouhad, notre enfant s’enlise ; Hâtant le pas, L’aiguillon à fleur de haine, La détresse broie, Meule ignominieuse, Broie la chair du rêve Dont nulle miette ne demeure. Au seuil de la mort Immonde et fourbe, Vaste enclos Où pâlit le sourire, Vaste îlot Où s’effrite le souvenir. 27
Se débat l’innocence Qui regarde, implore, supplie, geint, Qui secoue en vain, Les ventouses aux tempes rivées. Nouhad, notre aurore, L’aveugle fauve te lacère Dans la frénésie du soir. Au seuil de la mort Immonde et fourbe, Vaste enclos Où pâlit le sourire, Vaste îlot Où s’effrite le souvenir. Géhenne fut ton agonie ; Et ton soupire Dans cette géhenne Clame l’irréparable meurtre, Grevant la conscience, Moellon dans leur sottise. Au seuil de la mort Immonde et fourbe, Vaste enclos Où pâlit le sourire, Vaste îlot Où s’effrite le souvenir. Ombre fébrile, Perdue dans ce lit, Vaste raillerie du roc vénal, Ombre fébrile, Quel fatal arrêt Ose te bannir ? Quel infâme verdict Au supplice ose te condamner, Toi, douceur de notre chair ? Au seuil de la mort Immonde et fourbe,
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Vaste enclos Où pâlit le sourire, Vaste îlot Où s’effrite le souvenir. Septembre 1982
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