Feminissimo

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  • Words: 23,932
  • Pages: 60
Ahmed BERROUHO

FEMINISSIMO <

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Chapitre I « Te voilà perdue" se disait Hadia. Parce que la vie lui avait tendu un piège et l'avait capturée, comme une proie facile , Hadia s'éteignait péniblement, lentement , inexorablement , buvant le calice de la douleur jusqu'à la lie ; elle s'éteignait comme un coucher de soleil anachronique, dans cette chambre désaffectée, sur ce lit blanc d'hôpital. Les rares amis qui se souvenaient d'elle, venaient parfois la voir pendant quelques heures ; elle leur était reconnaissante. Ces visites la distrayaient, l'égayaient quand elle saisissait comme une branche la gouaille qui lui était tendue. Mais le reste du temps et surtout durant les premières heures de la nuit, la solitude fondait sur elle et les serres de l'angoisse commençaient à la dépecer. Malgré les sédatifs qui lui étaient administrés et à des doses de plus en plus élevées, la douleur sévissait, n'étant qu'amortie et son esprit s'engourdissait .Elle flottait comme un spectre entre la veille et le sommeil. Sa conscience vacillait dans la pénombre tamisée. Dans ce brouillard, dans ces limbes, elle végétait comme une plante à la sève diminuée, comme un bégaiement idiot de larve. La présence phosphorescente, le contact suave, ouaté d'un chat, atténuaient les inquiétudes qui lui érodaient l'esprit comme des eaux souterraines creusent la roche calcaire. Elle caressait les longs poils de sa robe noire et son regard plongeait dans les yeux acérés du félin, elle se sentait comme fascinée. D'ineffables reflets brillaient comme un au-delà dans l'embouchure de cette âme quoiqu'elle ne sût quel flot s'y déversait et dans quelle indicible et sublime mer silencieuse, attentive et maternelle. Le sommeil la fuyait et pour ne pas devenir la proie des terreurs qui la bouleversaient, elle trouvait la force d'abolir dans son esprit le présent qui la tuait, elle se remémorait sa vie passée, ce destin de femme qu'elle avait assumé et qui l’écrasait. Malgré l'amer dégoût qui ne quittait plus depuis longtemps les coins de sa bouche, malgré le bourdon continu du chagrin qui lui froissait, lui ébranlait l’âme, elle revenait comme un insecte à ce passé qui la brûlait, seul bien, seul lien qui lui restait ; mais pour combien de mois encore ? Paradoxalement, Hadia n'aimait guère cette enfance où son esprit s'attardait pourtant ; elle jugeait déplacé, injuste, le bonheur qu'elle y avait connu .Elle était fille unique d'un vieux ménage qui avait longtemps attendu son arrivée. Ils furent extrêmement heureux ; pour remercier Allah du présent inouï qu'il leur faisait, ils l'appelèrent Hadia. Elle se rappelait son père, petit homme

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vieux et sec, guichetier dans une gare, le maigre salaire qui ne dissipait point la gêne perpétuelle, semblant la raviver de sorte que l'inquiétude ne le quittait jamais. Sa mère était grande, dégingandée. Hadia se rappelait le foulard qui ne quittait pas ses cheveux, la djellaba fripée qu'elle enfilait pour sortir. Elle se rappelait surtout la pauvreté qui l'avait frustrée. Que de fois, jeune encore, Hadia dut ravaler le désir qui la poussait, laissait tomber le doigt qui se tendait vers un gâteau cher, un jouet inaccessible. Quand Hadia enfourchait ses souvenirs d’enfance, elle préférait l'air de péril et de mystère qui la désarçonnait, écartelée qu'elle se trouvait entre deux sentiments antithétiques. Le moindre risque l'épouvantait .Néanmoins dès qu'elle amorçait la fuite, une témérité et une curiosité opiniâtres l’arrêtaient. Elle savourait alors jusqu'aux chocs qu'elle subissait, l'ébranlement qui la décontenançait et la brassait comme les passagers d'un bus qui freine brusquement. Sa relation avec sa mère obéissait à deux pulsions antagonistes. Elle tenait à sa mère comme à une racine indispensable; elle s'en défendait telle une graine aérienne qui prend son vol pour s'éloigner de l'arbre et trouver la portion de terre où elle pourrait germer librement. Elle s'étonnait de discerner en elle à l'égard de sa mère, un attachement inconditionnel et une violente, une implacable hostilité; elle allait jusqu'à pâtir elle-même des douleurs qu'elle lisait sur le visage de sa mère; ses soupirs l'incommodaient, l'affligeaient comme une confession muette; elle pleurait silencieusement quand elle la sentait malheureuse, vaincue. Quand sa mère s'efforçait pourtant de corriger quelque défaut, d'amortir quelque excès, la petite fille s'insurgeait, se démenait outrée; c'était là son caractère abrupt, imprenable, sauvage comme un pic dans une lande; elle avait été dans son enfance si libre, si insouciante, ne pensant jamais au lendemain, glissant sur la pente du jour la journée; plus tard, une fois indépendante, elle avait contracté une relation bizarre avec l'argent; elle y tenait beaucoup, n'en donnait à personne; elle le dépensait cependant avec une rapidité extraordinaire n'en laissant pour vivre que le strict minimum. Cette gêne ne l'inquiétait pas car elle pensait pouvoir trouver facilement de quoi combler le déficit de son budget. Dans cette course joyeuse, exaltée, la maladie survint comme une blague, un croc-en-jambe qui l'étendit en travers du chemin. Elle s'était considérée comme un but et là voilà transformée en obstacle. Elle était dos au mur et mille fusils la mettaient en joue. Elle avait envie de courir de fuir. Sa gorge se nouait dans un sanglot, elle sentait le licou sec lui briser les vertèbres cervicales; son cœur battait, palpitait, lui disait l'impossibilité de rompre le cauchemar. Elle avait été tellement primesautière, tellement irréfléchie! Elle devenait

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morne, pensive. Elle prenait le pli incommode de l'introspection, s'examinant avec attention, se jugeant avec sévérité, avec cruauté; le regard interrogateur qu'elle porta sur elle-même lui apprit qu'elle avait toujours vécue dan le mensonge et la mauvaise foi. Quand elle sut qu'elle était prise au piège, elle s'étudia de façon rigoureuse; elle comprit qu'elle ne pouvait plus tromper sa lucidité implacable qui la rongeait; elle eut horreur de sa vanité, de sa loquacité; elle prit le parti de se taire; elle ne réussissait pas toujours à juguler la pulsion sophiste qui l'embarquait à son cœur défendant dans un périple de mensonges et d’alibis. Mythomane invétérée, elle ne pouvait brider cet élan qui restait sa seule échappatoire, son unique refuge. Cependant, elle parvint à se contenir lorsqu'elle prit conscience du prix élevé qu'elle était obligée de payer à chacune de ses croisières. Elle se replongeait dans ce passé si proche et si irrémédiablement lointain. Les espoirs qui renaissaient, l'exaltation qui la soulevait, se transformaient vite en un abîme de honte et de tristesse. " Où fuir ? " Elle revenait immanquablement à ce mur, à cette impasse où elle se retrouvait piégée. Le mal dont elle succombait, ne lui permettait aucune distraction. Elle était libre mais recluse et sa disponibilité, sa solitude étaient une prison et un désert. Cette détresse la rapprochait du poète qu'elle aimait, qu'elle fuie, qui la fascinait, malgré son pessimisme, malgré sa misogynie. Elle sentait certains soirs, comme dans une hallucination, quelqu'un lui glisser à l'oreille : " Donnemoi la main «, puis l'image se dissipait. S'entendait seul l'écho d'une voix rauque qui venait de très loin. Parce qu'elle restait sourde aux séductions vulgaires du divertissement , parce que la douleur la forçait à rentrer en elle-même et à s'y recueillir , ( bien qu'elle eût la tête endolorie , l'esprit vide , la bouche amère ) , elle entendait , comme une récompense , la voix enrouée lui murmurer : " Viens par ici " et comme dans un rêve, elle se voyait marcher, en grand deuil, dans une rue bruyante. Longue, mince, elle lisait dans le regard d'un autre siècle, ce compliment : "avec sa jambe de statue «. Elle eut peur du désespoir qui allait la murer. La voix qui avait prononcé ces paroles fatidiques : « O toi que j'eusse aimé, ô toi qui le savais « » lui parut de plus en plus lointaine, inaccessible, comme Eurydice quand Orphée eut le malheur de se retourner pour la regarder au seuil des Enfers. Hadia avait lu et relu ces vers, elle avait patiemment attendu derrière la porte fermée .Quelle aurait été sa joie si elle avait pu en pénétrer le sens lorsqu'elle était saine et libre ! La porte allait-elle s’entrouvrir, Hadia allaitelle rencontrer son poète comme Ulysse rencontra Achille et Tirésias ? Elle se

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rappelait la répugnance des Grecs pour l’au-delà. Ulysse était descendu aux Enfers pour consulter le devin Tirésias sur son avenir et son retour possible à Ithaque .Quand il félicita Achille du pouvoir qu'il semblait avoir sur les morts, ce dernier lui rétorqua qu'il valait mieux être valet de ferme sur terre que roi des ombres chez Hadès. Pourtant Hadia attendait patiemment le retour du poète quoiqu'elle fût triste et ridicule comme ces spectateurs assiégés par la peste, qui attendaient le début de l'unique spectacle, chaque jour répété. Elle désirait avec force ce retour qui la comblerait non de joie mais de mélancolie hautaine, ailée qui les reliait par-delà la mort. Dans le silence de tombe où son âme se mortifiait, dans les caveaux d'insondable tristesse où le sort l'avait déjà reléguée, ce ne fut pas le spectre qui l’investit, qui la surprit. Elle le reconnut, il était noir et pourtant lumineux. D'un geste vaste, il lui dit que la nuit tombait et tandis que les citadins se divertissaient cueillant le remords dans la fête servile, il lui chuchota « Viens par ici, loin: d'eux « .Elle vit la cité qu'un fleuve traversait, elle prit la main qui l'invitait sur le pont. Elle comprit pourquoi elle avait été fascinée par ces paroles aériennes, pourquoi, comme lui, elle avait été si longtemps enchantée par cette musique impérieuse, grave, tragique, pourquoi elle avait vibré comme une harpe. Les mots livraient enfin leur sens. Des noces incestueuses les liaient tous, et le poète et sa douleur et sa lectrice. Pour s'en sortir Hadia , comme lui , devait transformer ce geôlier en acolyte , assumer le supplice , porter le boulet , lâcher le présent vide et le futur improbable qui ne la concernaient plus et cultiver le jardin du passé qui restait en friche . Elle devait retourner ses sens pour saisir cela qui se dérobait et ne pouvait être vu. Il fallait retrouver ces défuntes années, regarder avec indulgence et tendresse le regret souriant qui sortait des eaux, contempler le soleil moribond qui se couchait à l’horizon, sous une arche .Il fallait que cette vie nocturne qui l'habitait fût transfigurée , qu'elle fût saisie , cajolée , que l'âme même devînt langue et papilles pour en déguster le sens rogue , corsé ; il fallait voir , entendre , comme une fête intérieure , mélancolique , cette nuit qui sonnait telle une marche funèbre , qui avançait comme un linceul , cette nuit enchantée qui interpellait comme le sanglot d'un être cher que l'on perdait : " Et, comme un long linceul traînant à l’orient, Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche. " Cette nuit-là, la joie fut de courte durée, bientôt le démon de l'esprit critique creva les parois de cette hallucination et Hadia dut reconnaître la froide, l'implacable solitude qui l'isolait de nouveau, la ligotait. Son malheur résultait du silence qui lui était imposé puisqu'elle ne pouvait plus parler à personne,

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trouvant indigne d'elle de se livrer à des gens vulgaires, dans ce dialecte qu'elle trouvait gauche et fruste. Pourtant, elle aurait voulu transformer en or la vase qui l'avait éclaboussée et qui lui collait à l’âme, cette épouvantable lâcheté qui gangrenait le peu de dignité qui lui restait. Pourtant, il fallait rompre ce silence qui l’étouffait, qui la subjuguait, elle qui sentait le sol vaciller sous ses pas. Elle devait lutter contre les sables mouvants qui l'engloutissaient , s'accrocher à l'ultime branche qui lui était tendue , à la langue dont elle s'était méfiée et qui était devenue la corde qui pouvait la sauver de l'abîme Chapitre II A seize ans, après avoir épuisé la bibliothèque du lycée, Hadia alla emprunter des livres au centre culturel où elle tomba sur une collection de poètes français qui lui plut beaucoup. Elle fut, un jour, intriguée et heureuse quand elle emporta chez elle un exemplaire relié des Fleurs du mal .Bien qu'elle ne saisît encore qu'une partie de la signification de ces poèmes, elle en admirait déjà la profondeur et la gravité. Les difficultés qu'elle trouvait à les lire, ne la décourageaient pas, et pour mener à bien cet exercice difficile, elle utilisait systématiquement le dictionnaire même pour les mots qu'elle connaissait. Une sorte d'intuition lui disait que si elle parvenait un jour à pénétrer le sens de ces vers, elle serait certainement récompensée par une initiation à quelque plaisir rare, aristocratique, à quelque sagesse subversive et sombre car elle avait perçu dans Les Fleurs du mal un ton singulier à la fois violent, iconoclaste et misogyne. Pour lire, elle s'asseyait en face de Fettah, un camarade du lycée qui était constamment dans ses livres de maths et de physique. C'était un garçon grand et mince, osseux, avec des bosses qui lui déformaient le crâne et le rendaient ridicule .Ses yeux noirs et la moustache naissante étaient ses seuls atouts dans ce tas de traits mal donnés. Après avoir longuement travaillé, Hadia sortait dans la cour pour se reposer et Fettah la suivait parfois ; ils regardaient ensemble les perruches assourdissantes et chamarrées qui se livraient à un ballet époustouflant dans cette volière. Fettah lui disait que ces oiseaux étaient relativement intelligents, qu'ils étaient grégaire, que leur vie au sein du groupe oscillait entre la tendresse et l’agressivité, qu’une rivalité de tous les instants instaurait une hiérarchie qui permettait aux spécimens les plus forts et les plus

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agressifs de manger les premiers en accaparant plusieurs trous du râtelier, d'accéder aux plus hautes places du perchoir pour dormir. Hadia et Fettah arrivaient en bavardant au bord d'un bassin où coulait un filet d'eau .Ils découvraient sur le lichen les yeux phosphorescents des anguilles qui se cachaient. Hadia avait un frisson, chaque fois qu'elle les voyait .Chez elle, elle hurlait quand elle apercevait un cafard. Les reptiles et surtout les serpents la terrorisaient. Elle raconta comment elle trouva sous sa jupe, à même la peau de mouton sur laquelle elle était assise, à la maison, un lézard qui lui fit jeter les hauts cris ; elle fut si bouleversée qu'elle ne put trouver le sommeil la nuit de peur que le lézard revînt la hanter. Fettah souriait, trouvait cette sensiblerie ridicule. Il fit l'éloge des rats, des cafards qui partageaient la destinée de l'homme modernes dans ses aventures urbaines et qui étaient presque des animaux domestiques à l'instar des chats et des chiens. Hadia et Fettah sortaient parfois ensemble du centre culturel et faisaient une promenade dans les boulevards de la ville ; des camarades se joignaient à eux. Jeunes, pleins de fougue et d'ironie, ils se sentaient forts, n'avaient peur de rien ni de personne. Il leur arrivait, pour s'amuser, de se moquer des passants, de narguer les piliers de bazars mais toujours Fettah veillait à ce que les limites ne fussent jamais dépassées. " Quelle joie dans cette force collective, quel bonheur dans ce rire agressif, juvénile et pur ! " Hadia ressentait quand elle y repensait comme un écartèlement dans son corps, l'élancement de la nostalgie qui la rattrapait. Elle se rappelait la randonnée que ses copains avaient organisée. Ils avaient pris le car et étaient allés au zoo ; pendant une grande partie de la journée, ils avaient parcouru toutes les allées du parc, décrivant, commentant, lançant à la cantonade des remarques burlesques, des plaisanteries salaces ou déplacées qui suscitaient le fou rire général. Ils s'installèrent ensuite sous les eucalyptus pour manger, se reposer, chanter des chansons de Nass El Ghiwan. Hadia regrettait à présent ces explosions de gaîté contagieuse qu'elle trouvait alors excessives et qui pourtant lui arrachaient des larmes. Elle ne devait plus retrouver cette camaraderie innocente et joyeuse où aucune discrimination ne frappait les jeunes filles traitées comme des soeurs par les garçons qui usaient d'une licence exagérée qui était très amusante, lâchant des obscénités sans même s'excuser et racontant des anecdotes graveleuses froidement comme de vrais pince-sans-rire. A la Faculté, elle se transforma complètement. La vie tapageuse et forte de ses camarades ne lui plaisait plus, blessait sa sensibilité car elle était devenue

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pudique et craintive. Elle se montrait réservée et évitait toute situation nouvelle, toute difficulté imprévue. Sur la défensive, elle prévoyait d'avance une issue précise à l'évènement qui survenait. Ses paroles étudiées, ses gestes affectés manquaient de spontanéité et d'à propos. L'inconnu l'épouvantait, la timidité la paralysait, elle restait effarée, stupide devant une apostrophe soudaine, une sortie inopinée. Elle craignait la confrontation, manquait de caractère, d'agressivité. Aussi passait-elle totalement inaperçue. Par lâcheté, pour obéir à un besoin impérieux de sécurité et de confort, elle avait choisi la fuite, le silence, l'anonymat. Hadia était condamnée à vivre déguisée, incognito, à rester invisible comme un fantôme, Secrète, rampante, sournoise, elle s'épargnait toute violence et toute lutte et sentait naître en elle un reproche qui l'irritait comme un scrupule. Elle prenait conscience du mal qu'elle se faisait et trouvait dans sa retenue, dans sa modestie, un vice qui en faisait une droguée d'un genre particulier. Elle adoptait l'attitude d'un animal blessé, embusqué pour jouir d'une liberté, d'une solitude qu'elle ne pouvait préserver que par la fuite continue, et qui en faisait une inadaptée. Hadia était certes prudente mais la vie facile qu'elle avait traversée d'une traite, ne l'avait guère déniaisée. Elle restait naïve, ignorante des choses de la vie. Avec un rien d'astuce et de patience, n'importe qui pouvait la tromper car elle ne perçait pas sous le masque de l'affabilité, la duplicité et la méchanceté. Douée d'une imagination fertile, elle abusait de la rêverie, exaltait la beauté, ignorait qu'un beau visage pouvait devenir un traquenard, une parole éloquente, la trappe d'un dangereux mensonge. Ce penchant exagéré pour la solitude et le silence, détourna d'elle les rares copains qui lui restaient. De mauvaises langues propagèrent d'abominables anecdotes sur son compte où lui étaient attribuées d'épouvantables manies, où son mutisme et son regard fuyant, étaient expliqués par le péché où elle se vautrait et le remords qui la tourmentait comme les arrhes de l'enfer. Pour briser l'étau de solitude, Hadia fit la connaissance de Leila, une jeune étudiante qui appartenait à son groupe. Un jour, Hadia lui emprunta les notes d'un cours qu'elle avait manqué. Quand elle les lui rendit, le lendemain, elles bavardèrent un moment ; comme Hadia trouvait belle la robe que Leila portait, celle-ci décida de lui montrer la boutique où elle l'avait achetée. Elle l'emmena cette après-midi là en ville où elles flânèrent en regardant les vitrines ; elles entrèrent alors dans la boutique ; Leila présent sa copine au marchand qui les accueillait avec politesse. Elles examinèrent

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longuement les robes et les ensembles qui étaient accrochés aux penderies conte le mur et les pulls et les pantalons qui étaient empilés sur le comptoir puis elles sortirent en promettant de revenir dès qu'elles auront reçu leur bourse . Quelques semaines plus tard, Leila se plaignit de la mentalité rétrograde de son père et de ses frères qui la frappaient souvent et l'empêchaient de sortir. Elle demanda à Hadia de lui rendre un service. Cela fut fait. Hadia se rendit chez le marchand d'habits et lui rapporta le tailleur qu'elle lui avait indiqué, n'y soupçonnant nulle embûche et quelle fut sa surprise lorsque le marchand vint quelques jours plus tard demander son argent. Hadia obtint cependant un délai de trois mois pour payer ce qu'elle devait. Cette mésaventure la mit en colère contre la naïveté qui faisait d'elle une proie facile, une imbécile et elle décida de ne plus jamais se fier à personne. L'effort qu'elle avait fait pour mettre un terme à sa solitude, avait lamentablement échoué et son isolement devint plus hermétique, plus insupportable qu'il ne l'avait été, dès lors qu'une sorte d'impératif catégorique lui imposait prudence et réserve. De plus, elle avait de la répugnance pour l'infantilisme absurde de ses camarades ainsi que pour leur pragmatisme, dans les affaires où leur intérêt était en jeu. Ils aimaient, en effet, bavarder à longueur de journée, rapportant des dialogues, critiquant des propos, brocardant des comportements .Garçons et filles se laissaient ainsi porter sur le rail terre à terre d'un reportage anecdotique insignifiant, farci de lieux communs, truffé de platitudes ineptes que relevaient de temps à autre des métaphores obscènes. Hadia détestait cette paresse, cet immobilisme satisfait qu'ils prônent et elle était stupéfaite par leur débrouillardise qui leur permettait de se tirer aisément des mauvais pas. Ils trouvaient la solution à chaque difficulté qu'ils rencontraient. Elle était sidérée par l'aptitude qu'ils avaient à dénicher rapidement l'ouvrage qu'ils devaient plagier pour avoir la meilleure note d'essai. Ils avaient des stratagèmes pour tricher en toute tranquillité à l'examen ; Ils allaient jusqu'à piller les bibliothèques pour la confection du mémoire, vendant à leurs camarades les livres dont ils n'avaient pas besoin. A la fin de l'année, Hadia était toujours étonnée par les bons résultats qu'ils obtenaient. Plus encore, ils étaient capables de régler des problèmes d’argent, trouvant rapidement des objets à vendre, des crédits inédits, des mensonges, des promesses pour remettre à plus tard l'échéance d'une dette .Dans les situations de conflit, ils trouvaient les répliques adéquates et sûres, savaient employer ici la fermeté, l’agressivité, tandis qu'ils optaient ailleurs pour le dialogue et le compromis. Ils avaient la

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chance de réussir partout et n'avaient pour cela aucun besoin de la culture. Hadia fit le triste pari selon lequel ses camarades qui lui étaient inférieurs dans les études, réussiraient mieux qu'elle dans leur carrière parce qu'ils chercheraient et trouveraient solution aux problèmes qui leur seraient posés. En revanche, l'insatisfaction, l'hésitation rendraient inopérants les réels atouts qu'elle avait, les transformant en autant de handicaps. Elle redoutait déjà l'épouvantail de la tristesse qui allait lui racler les sens et lui vider l’esprit. Ses projets échoueraient, ses illusions s'évanouiraient et le ressort secret qui la soutenait serait brisé. Qu’importe le goût, les idées grandes et belles, l'acuité de l'esprit si le bonheur flirte en définitive avec l'ignorance, la trivialité, la vulgarité ! Ses camarades faisaient leurs études de façon automatique, impersonnelle .Ils s'emplissaient comme des oueds d'un savoir inutile qu'ils dégorgeaient ensuite. Leur mémoire engraissait à l'approche des examens comme une oie gavée puis, la douane passée, s'empressait de tout vomir, de maigrir rapidement , dès que le diplôme était gagné . Ce réalisme cynique portait fruits puisqu'il fallait sans tarder exécuter une gymnastique autrement éprouvante qui consistait à chercher du travail, à dénicher quelque bourse, à se faire délivrer un visa pour la France ou le Canada. Les valeurs opportunistes et philistines se trouvaient confortées par leur réalisme efficace et les tendances du nouvel ordre économique.

Chapitre III

Sur ce lit de mort où elle se morfondait et se décomposait , dans cette chambre aseptisée où elle restait constamment en tête-à-tête avec le mal qui la rongeait , qui l'emportait , avec l'Ennemi innombrable qui la tronçonnait , la dépeçait comme un chirurgien criminel et dément , dans ce bocal propre où elle était conservée , comme un concombre gorgé de vinaigre , Hadia accomplissait un effort titanesque pour ressaisir cette existence qui lui échappait , qu'elle examinait sous toutes les coutures avec cruauté , avec humour. Ses études, les lectures qu'elle avait faites , les discussions auxquelles elle avait participées , l'avaient poussée à vouloir changer totalement de valeurs , d'idées , d'attitudes dans la vie .Elle avait cessé de croire et de faire exactement ce que le tradition et la société lui dictaient . Elle avait voulu être vraie, juste et libre et

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jouir surtout des mêmes droits que l'homme. A présent qu'elle était moribonde, qu'elle voyait les choses avec recul, avec indifférence, elle trouvait difficile pour la femme aussi bien que pour l'homme, la réalisation dans la vie de tous les jours, de ces grandes aspirations à l’égalité, à la liberté, à la justice et au bonheur. Dans cette société où prédominaient des valeurs médiévales, changer de rôle, assumer de nouvelles tâches, de nouvelles responsabilités, constituaient une véritable gageure dès lors qu'on se heurtait chez son partenaire, à un refus net de coopérer, à l'opportunisme hypocrite et à la mauvaise foi. Au lieu d'instaurer des rapports harmonieux entre des conjoints, ces résolutions progressistes suscitaient chez beaucoup la tentation de profiter de la situation pour ne pas assumer ses devoirs puisque le partenaire acceptait de les endosser. Avant même que Hadia achevât ses études, ses parents décidèrent de la donner en mariage à Lahcen. Elle avait remarqué les visites fréquentes de Khadija, la mère de son futur époux les conversations que sa venue interrompait. Lahcen était un jeune homme discret, aimable, élégant. Il était un peu plus âgé qu'elle. Son échec à la faculté des sciences l'avait décidé à rejoindre le centre pédagogique régional. Après deux années d'études, il fut exilé dans une petite ville du sud, à mille kilomètres de chez lui. IL dut s'y loger, s'habiller et se nourrir sans rémunération. Il emprunta et épuisa toutes les bourses auxquelles il eut recours. Il jeûna jusqu'à ce qu'il devînt diaphane comme un revenant, il s'abstint même de vivre et quand il reçut son salaire, il fut étonné d'être encore vivant et il commença à rembourser ses dettes. Pendant des années, il épargna le plus d'argent possible, portant toujours les mêmes vêtements, ne se rasant plus, ne se coupant plus les cheveux. Chaque fin d'année, il envoyait au ministère une demande de mutation qui restait sans réponse. Au bout de la sixième année, il crut qu’il avait été oublié et décida de recourir à des moyens illicites. Il y mit le prix et des gens serviables et secourables lui dégotèrent un poste de professeur de mathématiques à Salé où cependant il n’y avait aucune place puisqu’il resta plusieurs années en surnombre. Lahcen et Hadia qui avaient tout simplement profité de la cérémonie des fiançailles pour se marier, commencèrent modernes chevaliers de la table ronde en quête du graal, à chercher un improbable un mythique

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appartement à louer. Ils rencontrèrent évidemment d’insurmontables difficultés. Ils subirent l’insolence et la malhonnêteté des coutiers qui mentaient effrontément et qui à chaque déplacement, exigeaient un pourboire. Ils se heurtèrent à la mentalité corporatiste des propriétaires qui se montraient méfiants, avares, arrogants, qui désiraient gagner de l’argent mais ne voulaient pas tomber sur de mauvais payeurs, craignaient surtout de céder un appartement dont le loyer doublerait en quelques années. Aussi étaient-ils tiraillés entre leurs besoins immédiats et leurs intérêts lointains. Ils exigeaient un dossier complet où ne manquaient que le certificat de décès et le ticket d’entrée en enfer .Ils demandaient comme garantie, l’avance substantielle d’une année de loyer. Lahcen et Hadia ne trouvèrent pas le logement qu’ils cherchaient et remirent à plus tard leur projet d’installation. Ils continuèrent à vivre séparément chez leurs parents, sortant beaucoup le soir. Hadia fut ainsi constamment distraite et échoua à ses examens. Quand les deux époux furent las des allées et venues qu’ils faisaient caque jour d’une maison à l’autre, ils louèrent, dans un quartier périphérique, un appartement de deux pièces et leur vie de couple commença ou plutôt prit fin. Le miel qu’il leur arrivait de goûter naguère ente deux portes , dans le couloir , dans l’escalier , tandis qu’un parent , un voisin survenait , était devenu un réel fiel dès lors que , disponibles et libres , ils pouvaient se prendre , se donner à n’importe quelle heure de la journée ; et ce qui fut convoité puis possédé , perdit goût et valeur ; et la meule de la routine écrasa la spontanéité , la grâce , le plaisir , la complicité . En se mariant, Hadia se sentit très vite flouée, attrapée. Excepté les rares moments de gaîté qu’elle goûtait encore (dans cette société archaïque, il est d’usage de s’entre-tuer et de s’entre-dévorer allègrement comme des fauves), le mariage constituait un pari intenable qui exigeait courage, habileté, cruauté, sens des affaires. Hadia comprit qu’elle avait accédé à une indépendance qui l’obligeait en contrepartie, à coltiner de lourdes responsabilités auxquelles elle n’était pas préparée .Alors qu’elle avait toujours esquivé les corvées ménagères quand elle habitait chez ses parents , il fallait à présent faire la cuisine , la vaisselle , le ménage ; il fallait laver chaque jour le plancher tandis que Lahcen prenait son café , étendu sur le sofa en face de la télévision et comble d’ironie , au moment où elle pataugeait , énervée ,dans une flaque d’eau , qu’elle tordait la lourde serpillière pour l’essorer , il avait le culot de l’apostropher et , d’un ton autoritaire , lui ordonnait de tout planter là et d’aller lui réchauffer le café qui avait refroidi et de lui apporter une bouteille d’eau fraîche et un cendrier car il fumait comme un four . Ou bien, il avait, au moment où elle se hâtait de mettre

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en train le ragoût, que l’huile brûlait, envie soudain d’un thé à la menthe rêche et idiote comme elle était, elle obtempérait et Lahcen ne soupçonnait même pas l’impudence de sa conduite et son orgueil de mâle était satisfait ; Hadia prit vite conscience de l’impasse où elle s’était fourrée, souffrant de cet esclavage qui la livrait pieds et poings liés à ce maître, à ses désirs, à ses caprices. Elle devait aller à la Faculté pour suivre les cours et, à peine rentée, elle était de nouveau accaparée par cet interminable travail qui l’attendait à la maison. Aussi, échouait-elle régulièrement à l’examen. Il lui fallait trimer comme un forçat pendant plusieurs années et une suite ininterrompue de nuits blanches, pour décrocher sa licence en littérature. Elle dut travailler encore plus durement car après avoir passé ses huit heures au bureau, elle était obligée une fois revenue chez elle, de vaquer aux tâches ménagères et il ne lui venait même pas à l’esprit que Lahcen pût lui donner un coup de main ne fût-ce que de temps en temps. Les rares fois où sous l’effet de la colère, elle lui en fit la remarque, il jeta les hauts cris puis se mit à rire, disant qu’il n’y pouvait rien ; Dieu et la nature avaient fait ce partage q’il trouvait équitable ; qu’en participant à des besognes de femme, il craignait de perdre sa dignité. L’excès de travail dehors et à la maison, fatiguait beaucoup Hadia qui était constamment surmenée. Sa bouche était continuellement souillée par un dégoût indélébile. Des rides lui tatouaient verticalement le front et la lame d’un rictus lui balafrait le menton et la lèvre inférieure. Elle ne riait plus, elle avait désappris même de sourire et il n’ y avait aucune flamme de joie dans son cœur. En revanche, elle était de plus en plus gagnée par une marée de plaintes, de reproches. Hadia se mit à haïr la maison, son mari, sa démarche nonchalante, ses pauses d’épave naufragée sur le canapé. Elle était déçue et avait cessé d’attendre le plaisir de la chair dont elle avait entendu parler et qui l’obsédait parfois, et qui ne venait pas. Elle ne répondait pas au désir de Lahcen et l’éconduire , elle prétextait des corvées , la lessive , le dîner qu’il fallait préparer ; en dernier recours , quand il se montrait pressant , elle déclarait qu’elle avait la migraine qui lui sciait le crâne et qu’il devait lui foutre la paix . Cependant, il leur arrivait de s’entendre, de bénéficier d’une trêve, de savourer une heure d’insouciance, de sérénité. Hadia appréciait ces conversations chuchotées qui les rapprochaient, ils sortaient ensemble parfois, se promenaient longuement. Hadia revenait alors satisfaite et se donnait à lui dans une sorte de ferveur ; si son mari cueillait avec une bruyante

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concupiscence les faveurs qui lui étaient accordées, elle en revanche, se sentait glisser et s’enfoncer dans la tristesse et la solitude car elle ne pouvait partager cette exaltation, cette fête. Un mur corporel et dur la séparait de cette transe finale qui fouettait, réjouissait son mari .Pour lui, la voie était d’avance tracée, la nature avait souligné, mis nettement en relief ses propres zones érogènes et la chair de Hadia était sculptée pour éveiller son désir, l’enflammer et le satisfaire ; les fruits qu’il fallait cueillir étaient visibles et palpables. Dès qu’elle commençait à se déshabiller, elle voyait le corps de Lahcen. L’excitation était écrite en lettres de feu sur ses organes et il prenait son plaisir comme on attrape une framboise sur une haie. En revanche, le corps de Hadia était retourné, enfoui et clos comme l’obscur labyrinthe d’une caverne et personne ne lui avait montré le fil ténu d’Ariane qui mène au plaisir, à la satisfaction du désir, à l’épanouissement de la chair, à l’équilibre de la personnalité. Sa vulve était apparemment ouverte mais elle ne savait pas déchiffrer les hiéroglyphes secrets du désir et elle restait butée comme une momie au fond d’une pyramide. Son corps transi ne se réveillait point, ignorait la langue étrangère du désir, le frémissement de l’attente impatiente, le spasme de la jouissance Certes, il lui était arrivé, quand elle était toute fillette, de sentir la flamme d’une petite braise dans le clitoris mais cette misérable étincelle lui coûtait tant d’efforts et lui causait tant de fatigue et de remords qu’elle tombait ruinée, l’esprit troublé, l’âme frustrée. Elle avait espéré qu’en se mariant, ses désirs inavoués seraient attisés puis satisfaits. Elle fut malheureusement déçue et frustrée car le jardin de son corps resta aride faute d’un bon jardinier attentif, patient, altruiste, savant. Il lui restait cette braise sous la cendre mais son mari ne pouvait l’aider à la raviver et le rite sournois de l’onanisme ne la tentait plus. Hadia comprit qu’elle était tombée en servitude et qu’elle devait, acculée à un dilemme, ou répondre aux attentes jamais satisfaites du mâle envahisseur et cannibale ou lui déclarer une guerre d’usure sans merci qui lui permettrait de se tailler, dans sa maison et dans sa chair, un espace propre, intime et libre où elle jouirait d’une totale souveraineté. Elle comprit q’il n’y avait pas d’issue en dehors du combat. La reddition ne lui apporterait qu’une paix précaire et diminuée car elle risquait de perdre dignité et fierté et cela lui répugnait. Elle comprit que l’appartement où elle vivait ne faisait pas exception à la règle qui voulait que dès que deux ou plusieurs spécimens de la race humaine se trouvaient réunis, la guerre éclatait, qui avait pour but la prise du pouvoir, l’établissement d’une hiérarchie. La loi de la jungle qui faisait dehors,

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sévissait ici aussi. La violence et l’égoïsme exerçaient leur despotisme, il fallait relever le défi, croiser le fer avec l’ennemi, retracer constamment comme un chien les limites de son territoire, le marquer avec des repères incandescents et le défendre contre ce mari qui la considérait comme sa terre, son trophée. Hadia avait pourtant peur car elle exagérait sa faiblesse physique, sa vulnérabilité. Elle craignait les coups, les poings qui s’abattaient comme des massues et les pieds brusques qui ruaient, elle supportait mal les cris. Pourtant, elle apprit vite à vociférer comme une Méduse échevelée, à fourbir ses injures, à les enduire de venin noir et quand la colère modulée comme une mer démontée, la mettait hors d’elle, elle faisait flèche de tout bois, se cabrait comme une mule et lançait dans le vide des gifles folles, maladroites, puis l’impuissance lui fauchait les jambes, elle craquait et éclatait en sanglots. Elle s’enfonçait dans un silence qu’elle voulait lourd, absolu, et pendant des heures, des jours, elle boudait. Mais, elle avait beau faire la gueule, son mari n’était guère affecté, son chagrin ne le dérangeait pas pourvu que la bouffe fût prête, les vêtements lavés, le ménage fait. Aussi préférait-elle la résistance active, hurlant, querellant, injuriant de plus en plus violemment, de plus en plus crûment. Lahcen en avait le souffle coupé car elle s’enivrait de sa furie comme une interprète virtuose. Excédé, Lahcen voulait en finir et la frappait. Elle sortait endolorie, déformée, bleuie mais elle était secrètement satisfaite car ses ongles avaient labouré les joues, lardé le cou, la nuque et la poitrine de Lahcen. Elle souffrait affreusement à chaque poing lourd qui l’atteignait, mais elle revenait à l’attaque dans cette rixe entre voyous sur le trottoir et l’égout des obscénités coulait. Malgré toute cette violence, Hadia ne détestait tout à fait son mari. Elle sentait en lui aussi un reste d’affection qui égayait leurs rares heures de paix. Il aimait le football, était un supporter d’une équipe de la capitale et chaque dimanche se rendait avant midi au stade. Tout l’après-midi, Hadia était tranquille et au lieu de s’asseoir, de se reposer pendant ce temps, elle vaquait comme une servante imbécile aux travaux du ménage tout en écoutant quelque chanson d’Oum Kelthoum. La fougue clamée là, l’ébranlait comme un sanglot ou l’agaçait comme une vaine hyperbole. L’effort physique l’animait, lui donnait du courage, ravivait

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en elle ses rêves et ses espoirs d’antan ; une sorte d’enthousiasme ménager la gagnait, la soulevait et elle décidait de tout chambouler, de tout nettoyer ; c’était un travail herculéen dont l’énormité l’enivrait comme un pari. La fatigue qui lui ratatinait le cœur, racorni l’âme, se dissipait comme par un enchantement et elle reprenait pied dans ce logis qui lui était devenu indifférent, étranger, hostile ; une fois les murs et le carrelage nettoyés, les meubles dépoussiérés, les livres rangés, un ordre formidable s’installait dans la maison comme une musique harmonieuse. Elle jubilait, communiquait avec cette demeure qui l’habitait, un air salubre et libre la portait et elle entendait au fond d’elle-même comme un oracle l’imperceptible craquement d’un gaine d’espoir enfouie et dans cette joie bruyante et laborieuse, un parfum déliquescent planait comme une rumeur nostalgique. Lentement, l’orgue de l’enthousiasme s’essoufflait, se fêlait et Hadia tombait dans la solitude de nouveau écartelée, hérissée de soucis où des dégoûts levaient comme des pâtes nauséabondes et empoisonnées. L’heure était venue de préparer le dîner. Lahcen allait rentrer, irrité, frustré, affamé. Elle remettait vite son armure, arborait de nouveau un air distrait, impersonnel, se bardait d’écailles, comme un reptile, pour dissuader l’ennemi, prévenir l’éventuelle attaque. C’était l’heure aussi d’aller au bain maure, cette galère qu’elle adorait, cette foire d’empoigne où il fallait crier et se battre, pour avoir des seaux, pour se tailler une place dans cet abattoir de chair faisandée, pour puiser l’eau bouillante. Elle se sentait forte et la vapeur d’eau brûlante, âcre, irrespirable de ce septième cercle de l’Enfer où la chaudière trônait comme une déesse indoue, la revigorait, la soûlait. Quand elle avait disposé autour d’elle toute une haie de seaux qui fumaient, elle s’asseyait à même le carreau et s’accordait un moment de détente, l’esprit égaré rêvait dans ce corps rompu, vaincu. Sa peau chauffait, se desquamait, des plaques de crasse s’en détachaient parmi la sueur qui dégoulinait. Elle était assoupie et un absurde, un infantile masochisme veillait comme une braise dans ce corps que la chaleur écrasait mais qui restait imprenable comme une citadelle fortifiée. Elle testait là les limites de son cœur bien accroché et elle se trouvait courageuse, forte. Elle s'enduisait le corps de la pâte noirâtre du savon artificiel et traditionnel, se lavait les cheveux qui étaient lourds, bouclés, emmêlés comme la toison d'un bélier. Avec une pierre ponce, elle attaquait alors la peau, frottant, grattant tandis que des copeaux de crasse roulaient et tombaient. Elle s'échinait ainsi jusqu'à ce que le reptile svelte et venimeux muât. Au vestibule où elle sortait en peignoir, elle s’affalait, épuisée,

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sur le sofa, et la fatigue même qui l’avait fait chavirer, était une source de bienêtre qui la rassérénait. Elle était de nouveau propre, intègre, rutilante comme une lame effilée.

Chapitre IV Hadia se réveillait d’humeur exécrable, certains matins, retardait alors indéfiniment le moment fatidique où il fallait sauter du lit. Une fois sur pied, elle était prête en cinq minutes. Elle s’aspergeait le visage d’un peu d’eau, se séchait, mettait un trait noir sous les yeux, se peignait, s’habillait, rosissait légèrement ses lèvres et partait au bureau qui se trouvait au bout de la rue. Là, elle retrouvait ses copines déjà installées car bien qu’elles travaillassent beaucoup plus que Hadia, elles restaient étonnamment vigoureuses et dures, dormant tard et se réveillant tôt tous les jours de la semaine y compris le samedi et le dimanche. Hadia chargeait le planton de lui apporter un verre de thé et deux beignets qu’elle mangeait tout de suite dans un coin puis elle se mettait au travail. Comme elle était sérieuse et appliquée, elle s’oubliait dans cette tâche et la matinée passait rapidement. A onze heures, elle s’esquivait parfois, rentrait immédiatement pour mettre un peu d’ordre dans la maison, faire le lit et desservir la table des restes du dîner de la veille. Elle lavait la vaisselle et, l’esprit vide, comme un automate, elle préparait de mémoire, le sempiternel potau-feu, refrain culinaire où les légumes seuls variaient. Elle trouvait cette cuisine plate, monotone. Le poisson qu’elle adorait frit ou cuit en tagine, demandait des efforts préliminaires qui la décourageaient ; comme un pis aller, elle revenait à cette viande cuite dans la sauce fortement salée et épicée où trempaient des morceaux de légumes. Parfois même, elle se rabattait sur les pommes de terre qu’elle coupait en quatre et, pour les relever, se procurait une poignée d’olives vertes, piquantes et dénoyautés. Elle quittait quelquefois le bureau avant ses copines et, triste,

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recherchait la solitude qui lui manquait ; pour ne plus penser, pour dérouter le cafard qui la harcelait, elle marchait longuement, péniblement, suivant le même itinéraire, se contentant de mettre un pied devant l’autre, avançant comme une somnambule et le rythme régulier de ses pas la calmait. La réalité était battue en brèche et des images, des couleurs, des mots lui traversaient l’esprit comme des rafales de vent espiègle. L’hydre du doute était vaincue et la meute des angoisses battait en retraite. Comme une fanfare militaire, chaque foulée la redressait, l’exaltait ; elle retrouvait, comme un bambou noueux, son corps puissant, têtu, tel un roc ; l’orgueil de nouveau pavoisait et le rêve la drapait de lumière et de beauté ; elle redevenait sereine, heureuse, équilibrée, se moquaient des mâles qui la traquaient, des plaisanteries, des injures qu’ils lui jetaient. Un matin de février, le soleil resplendissait dans le parc où elle s’était arrêtée ; l’air était léger et pur et le ciel profond et bleu semblait cajoler les arbres et les poteaux qui bordaient le trottoir. Elle s’assit sur un banc sous la frondaison insolente d’un ficus qui versait sa récolte inutile sur les carreaux et sur l’herbe voisine. Dans une clairière proche, jouaient une petite fille et un garçon chaudement vêtus qui se disputaient un tricycle sous l’œil de leur mère assise sur un autre banc en face de Hadia. La fillette abandonna le jouet et alla se blottir contre le corps de sa mère. Le geste simple et l’immédiate communication qu’il amorçait émurent Hadia qui retrouvait là cette entente inconditionnelle, trésor inestimable que partagent une mère et son enfant. Elle prit conscience du malaise qui lui gâchait la vie ; elle avait besoin d’un enfant qui la réconcilierait avec la vie, qui amortirait ce coût élevé qu’elle payait chaque jour, pour rien ; autour d’elle pesait, comme un reproche, une réprobation qui frappait la femme stérile qui était condamnée pour sa perversité car l’opinion voulait que la femme se mariât et qu’elle conçût des enfants et tant qu’elle n’avait pas fait preuve de fécondité, elle demeurait suspecte ; elle était vicieuse ou un sort lui avait été jeté. Hadia sentait jusque dans son ventre ces verdicts. Un impératif grandissait en elle, il fallait absolument donner la vie pour que son cœur à sec tremblât de bonheur. Désormais, elle n’eut qu’une envie qui s’implanta en elle et crût comme un arbuste jusqu’à devenir obsession, l’envie d’avoir un enfant. Ce fut une idée fixe qui lui tapait dans les tempes, une douleur qui lui contactait l’utérus, une plainte qui vibrait en elle comme un hoquet ; son unique désir faisait battre son cœur d’espoir ou d’inquiétude.

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Pendant des mois, elle attendit, crispée, nouée, mais les règles revenaient et elle pestait et souffrait devant la débâcle de sang inutile qui coulait et elle souffrait comme si le couteau de la destinée l’avait éventrée. Elle consulta un gynécologue qui l’examina longuement, s’enquit de ses antécédents familiaux lui demanda des informations sur la famille du mari et lui prescrivit des hormones. Une année s’écoula et aucun heureux ne s’annonça ; son gynécologue lui fit faire des analyses. Les résultats furent très fâcheux pour elle. Le médecin lui apprit qu’elle était stérile. Cet arrêt de la nature plongea Hadia dans le plus profond désespoir. Elle éprouvait du dégoût et une insurmontable lassitude l’abattait. Elle glissa dans un mutisme absolu et une terrible anorexie la transforma en squelette ambulant, en fantôme. Ce grand chagrin et la dépression où elle dévalait, menaçaient d’emporter le peu de raison qui lui restait. Au travail, ses amies s’efforçaient de lui redonner espoir en lui parlant des miracles que les fquihs pouvaient réaliser grâce à leur baraka. Elle en vit plusieurs et chaque fois elle était sur le point d’éclater de rire devant les rituels absurdes qu’elle devait accomplir. Elle acheta une grande quantité de substances odoriférantes pour les brûler régulièrement, à certaines heures de la journée. Elle mettait quelques morceaux de charbon dans un petit brasero qu’elle allumait et lorsque les braises étaient incandescentes, elle y jetait des aromates, humait l’odeur âcre qui en émanait. Elle faisait des pèlerinages aux mausolées, sacrifiait des coqs, des agneaux, une génisse même. Elle dépensait de l’argent en vain car la fécondité se dérobait. Chapitre V Ce fut à cette époque de mélancolie et de découragement qu’elle se décida à s’inscrire dans une salle de sports pour faire un peu d’aérobic. Elle y fit la connaissance de Souad, une femme divorcée qui avait à peu près le même âge qu’elle et qui enseignait la langue anglaise dans un lycée du quartier. Elle avait des livres et contrairement aux femmes que Hadia connaissait, elle aimait la lecture, avait l’esprit libre et trouvait du plaisir à parler et à discuter. Hadia s’attacha beaucoup à Souad qu’elle retrouvait souvent en terrain neutre comme elle disait. En effet, deux fois par semaine, elles se levaient très tôt et caparaçonnées comme des juments, elles marchaient jusqu’à la corniche où

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elles se reposaient et soufflaient tout en regardant la mer toujours bleue qui s’étirait, indifférente, lointaine, puis elles revenaient. Affublées de lourds vêtements de sport, elles transpiraient abondamment et leurs conversations animées étaient intarissables, infinies. Souad était née dans une ville du nord ; sa mère était une petite femme douce et soumise, son père était un escogriffe puissant et autoritaire, il possédait une droguerie à la médina. En réalité, il dirigeait une entreprise de contrebande, avait beaucoup d’argent et en gagnait plus encore. Souad passa son enfance dans ce quartier chic où parmi les nombreuses villas, s’élevaient de rares immeubles de haut standing. Mais ce qu’elle aimait surtout, c’étaient les vacances qu’elle passait dans un village des environs de la ville, qui se trouvait sur un promontoire rocheux ; la nuit, elle aimait regarder, par-delà le détroit, la côte espagnole où plusieurs phares clignaient à intervalles réguliers comme pour l’appeler, lui glisser quelque secret à l’oreille ; elle aimait la mer, les bains dans les criques glacées où les écueils étaient dangereusement couverts de lichen ; elle aimait la paresse des soleils accrochés comme des lampes au zénith où le sablier du temps semblait s’arrêter . Elle avait des soupçons inavoués, des velléités de désirs qui l’émoustillaient et il lui arrivait de prendre l’initiative même et de flirter avec son cousin peu entreprenant ; la nuit, elle était si épuisée par les déambulations du jour qu’elle s’abattait et dormait trop profondément pour entendre le branlebas de combat qui avait lieu dehors devant la maison, sur la crique ; des canots pneumatiques venaient y mouiller, remplis de matériel électronique qui était transporté et stocké dans une chaumière que des chiens enchaînés gardaient. L’été était une fête perpétuelle pour Souad qui escaladait les falaises, dévalait les pentes, grimpait les chemins escarpés ; et ce qui l’étonnait comme une blague, c’étaient ces lopins de terre que les paysans cultivaient à fleur de falaise. Dans cette pente abrupte, des choux, des navets poussaient ; des parterres de menthe verdissaient là où Souad n’était même pas de se tenir debout,là où elle était obligée de ramper, de s’accrocher aux éperons de roches, de peur de dégringoler et de se casser la figure. En revanche, les deux petites chèvres que le gardien élevait, pirouettaient comme des funambules sur ces pitons escarpés. Elle gardait un souvenir obsédant de cette voix que rien ne pouvait faire taire, qui ne tarissait jamais, qui lançait sa chanson terrible, épouvantable, quand le sirocco faisait rage dans le détroit ; et cela arrivait

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souvent ; et cette voix lugubre durait comme une plainte inconsolable, inhumaine. Plus tard, partout où elle allait, dès que le vent bourru l’interpellait, la bousculait, elle se remémorait ce chergui, et immédiatement, toute son enfance refluait en elle comme une marée. Son père fut arrêté à la suite d’une pseudo purge que les autorités ordonnèrent pour donner le change ; des sommes faramineuses furent vainement distribuées ; mais le père de Souad, bouc émissaire, resta en prison. Dehors, un autre contrebandier prit l’affaire en main, complota si bien qu’il réussit à l’éliminer ; un simple porteur tua d’un coup de couteau le prisonnier qui venait d’être relâché. Souad ne fut guère affectée par la mort de son père qu’elle n’aimait pas. Elle le trouvait distant, autoritaire et odieux surtout avec sa mère qu’il avait asservie et qu’il corrigeait régulièrement à coups de ceinturon. S’il n’était mort à temps, Souad aurait eu bientôt sa part de ce supplice ritualisé. Quelque temps après les obsèques qui furent expédiées à cause de la réputation du mort et du sentiment de culpabilité qui gênait ses proches ; la mère et la fille tombèrent sans l’escarcelle d’un oncle également contrebandier, ivrogne et brutal qui s’empara de la villa et de la maison sur la falaise et les casa, elles, dans un bouge de la ville. La jeune fille était alors en terminale ; et la promiscuité forcée où elle vivait l’inquiétait. La nuit, son oncle venait, ivre, souffler, tâtonner devant la porte qui restait fermée. Elle était terrorisée à l’idée de se trouver nez à nez avec ce satyre. Heureusement qu’elle sortit indemne de ce guet-apens ! Sa mère vendit u petit héritage, quelques arpents de terre qui se trouvaient à la campagne ; et elles quittèrent la ville en cachette. Elles prirent le train tôt le matin et se rendirent à Rabat où elles descendirent chez un cousin qui était trompettiste dans une caserne de la capitale et qui les hébergea pendant un mois, jusqu’à ce qu’il leur trouvât un petit logement délabré mais propre au Souika.

Chapitre VI A Rabat où elle suivait des cours d’anglais à la Faculté des Lettres, elle se fit beaucoup de copines ; ses manières franches leur plaisaient ; elle était souvent gaie, prenait la vie comme elle venait, ne se posait encore de question

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sur son avenir. Sa mère trouvait beaucoup de difficultés à subvenir aux besoins de la jeune fille qui augmentaient chaque jour. Pour gagner de l’argent, elle cousait de petites robes, brodait des foulards, des nappes ; et l’après-midi, elle allait les étaler sur le trottoir parmi la cohue des vendeurs à la sauvette et des promeneurs qui devenaient de plus en plus nombreux à mesure que le soir tombait. Elle avait appris, dans ce petit commerce, à percer au jour, sous la bonhomie, sous le sourire, le dessein malhonnête ; et derrière le geste impatient et agressif, la pudeur d’une âme droite. Elle trouvait ce bas peuple intègre et sage et n’hésitait pas à avancer de la monnaie ou parfois quelques billets à un vendeur qui le lui demandait. Cependant, la concurrence était dure ; et comme ce commerce était illicite, elle devait chaque soir sacrifier quelques dirhams- une bonne partie de ce qu’elle gagnait- pour soudoyer l’agent des forces auxiliaires qui avait ordre de saisir les marchandises étalées sur la voie publique. Souad ne voulait rien savoir de ce commerce qui lui faisait honte. Aussi ne traversait-elle la Souika en compagnie de ses camarades de cours. La bouse d’études qu’elle recevait à la fin du trimestre permettait à sa mère de gonfler momentanément son capital et de faire de petites transactions qui lui apportaient quelque bénéfice supplémentaire. Souad se sentait parfois triste, oppressée à Rabat ; le petit logement où elle habitait, le quartier surpeuplé où plusieurs familles nombreuses s’entassaient dans de petites maisons d’un étage presque en ruines, la rue étroite et moisie, bourdonnant d’enfants, d’adolescents, qu’une foule innombrable envahissait dès l’après-midi,(et quand des voitures venaient à passer, c’était une effroyable bousculade ), tout ce monde bizarre, ces odeurs écoeurantes et fades, cette pression continue donnaient la migraine à Souad qui éprouvait alors une immense nostalgie ; des images de la falaise lui revenaient, la mer vaste écaillée comme le dos d’un Léviathan, l’air vif et salin qui agaçait jusqu’à la mousse des rochers, tout lui manquait. Elle se sentait exilée, solitaire dans cette médina grouillante où l’unique souci des gens qu’elle côtoyait était de gagner un peu d’argent pour manger et dormir. Souad aimait revenir sur ses souvenirs, sur ses jeux, l’été, sur le promontoire, le troupeau des touristes qui prenaient d’assaut la plage, devant l’hôtel. Des couples allaient se cacher dans les crevasses de la falaise où elle les surprenait. Les baisers, les caresses, les attouchements lui traversaient le corps

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en le faisant vibrer comme des ondes trépidantes. Elle avait assisté une fois à un véritable accouplement ; la lenteur des mouvements et l’épanouissement lourd, laborieux d’un désir qui s’essoufflait, de cette petite flamme qui menaçait de s’éteindre, la valse des paumes tâtonnantes, des lèvres nomades qui la rallumaient en vain, cette lenteur exagérée lui parut ridicule, absurde ; elle plaignait les amoureux blasés qui n’arrivaient pas à coïter de manière rapide et dure, semblables aux chiens mornes et vicieux qu’elle voyait jouer ainsi à longueur de journée. Souad goûta elle-même ce plaisir un après-midi qu’il faisait chaud et qu’elle s’était glissée comme un bête furtive hors de la maison. Au bord du sentier, elle trouva un coin ombragé et frais, comme une grotte ; au-dessus s’épandait, pareil à un sourire lippu, la cime velue d’un figuier dont le parfum âcre l’enivrait. Vint à passer un garçon un peu plus âgé qu’elle, qui habitait le village voisin. Il s’installa familièrement à côté d’elle ; et tel un animal, se mit à la caresser, encouragé par le silence et l’immobilité de la jeune fille ; il s’enhardit, lui releva la robe et en un clin d’œil, il cueillit comme une figue mûre, ce plaisir qu’elle devina à peine, ce jour-là, à cause de la célérité du désir mâle vite assouvi. Sauvage comme elle était, elle n’éprouva ni peur ni remords ; elle décida simplement de ne plus se laisser abuser car elle avait réalisé que ce garçon s’était servi d’elle comme d’un flacon, le vidant d’un trait. L’hypocrisie surtout qui pesait comme une chape sur tous ces sujets tabous, révoltait Souad. Elle voyait ces gens prôner haut et fort un idéal de pureté et de chasteté qu’ils étaient les premiers à transgresser en cachette. D’abominables histoires circulaient, ceux-là mêmes qui avaient pignon sur rue, qui maintenaient dans le respect femmes et enfants, recouraient à des pratiques sodomites, entretenaient des mignons, commettaient régulièrement des délits de pédophilie. Cette atmosphère viciée et l’air lourd de Sodome qui y circulait, suscitaient en elle un sentiment d’angoisse oppressée qui confinait au malaise. Aussi Souad détournait-elle son esprit de cette bourbe et préférait-elle se souvenir de l’été qui blondissait les champs de blé. La campagne environnante bruissait sous le vent comme un immense natte tressée ; des moissonneurs fauchaient des pans d’épis, les liaient en gerbe, les serraient dans d’énormes filets qu’ils hissaient sur le dos des mulets qui les emportaient jusqu’à l’aire où elles étaient battues, piétinées. Le soleil, la poussière, la sueur rendaient ce travail insupportable et capiteux comme une liqueur interdite ; Souad aimait

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surtout les nuits claires où il était si agréable de manger, de s’étendre, de rêver sur cette litière de paille piquante et âcre. Il semblait parfois que le temps était suspendu. La lune rêveuse restait longtemps accrochée à la dernière raquette d’un massif d’oponce tandis que les étoiles scintillaient comme se dodelinaient les élèves sous la férule du fquih. Mais Tarik lui manquait. Ce camarade de classe était pauvre et avait honte d’habiter une cave moisie dans un quartier populeux. Elle l’estimait parce qu’il était silencieux et patient, parce qu’il prenait la peine de l’écouter quand elle parlait ; mais il s’enfonçait souvent dans la rêverie qui semblait agir sur son esprit comme une longue et lente bouffée de cannabis. Il s’en trouvait calmé et les vicissitudes de la vie misérable qu’il menait, étaient gommées. Ses remarques étaient originales, dénotaient une sensibilité et une finesse de goût qui semblaient innées vu l’extrême dénuement où se trouvait sa famille. L’été, il se levait tôt et faisait quotidiennement et à pied, le trajet qui séparait la ville du promontoire ; et l’amour qu’il portait à cette côte sauvage, avait gagné Souad qui se sauvait de la maison quand son père allait taquiner sa mère, après le déjeuner. Tarik et Souad exploraient les criques lorsque la mer était retiré ; tout les émerveillait, l’allure gauche des crabes, la fuite éperdue du fretin ; Tarik confectionnait une perruque avec une botte de fucus et la plaçait sur la tête de Souad et il se ceignait lui-même d’une logue laminaire comme d’un baudrier. Souad se rappelait le silence qui l’enveloppait comme une détresse irrémédiable et le regard intense qu’il lui portait, semblait venir de si loin et receler comme un reproche indicible, inexplicable ; et avant qu’elle le quittât, elle éprouvait, comme un poids oppressant, une implacable nostalgie. Ce regard insistant et muet était sans doute un message qui traversait Tarik et atteignait Souad comme une flèche. Il lui ordonnait quelque chose qu’elle n’entendait pas encore. Chapitre VII Au mois d’octobre, alors qu’elle se trouvait déjà en troisième année, elle remarqua, dès les premiers cours, que le professeur de littérature américaine, la dévisageait longuement. Elle n’accorda d’importance à ce regard insistant, à cet intérêt, mais craignant de devenir la risée de ses camarades, elle alla aborder le professeur à la sortie de la Faculté. Dès les premiers mots qu’il lui dit, elle

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comprit qu’il était tombé amoureux d’elle et dans son for intérieur, l’estime qu’elle avait pour lui, fut sur le point de s’évanouir ; Rhafir avait à peu près la même taille qu’elle, de beaux yeux brillaient sous un front bas qui commençait à se dégarnir ; ses cheveux longs grisonnaient, coiffés à la diable. Il s’habillait simplement et avait une prédilection pour le jean et le veston en cuir ; il avait horreur du costume et de la cravate que la plupart de ses collègues portaient. Bien qu’il eût déjà la quarantaine, il restait encore célibataire et représentait l’intellectuel dilettante pétri d’idées progressistes et d’aspirations révolutionnaires. Mais l’histoire avait bifurqué comme pour se moquer de lui et avait suivi une voie triviale qui lui indifférait. Les valeurs de justice, de vérité et de culture qu’il avait choisies n’avaient plus cours, étaient supplantés par des impératifs économiques égoïstes. Les signes apparents de la richesse étaient devenus partout les critères de valorisation sociale et Rhafir avait été écarté de ce chemin qu’il encombrait. Comme un poisson que le jusant a trahi et qui se débat sur le rivage, Rhafir était silencieusement ulcéré par une rage secrète qu’il retournait contre lui-même, dévoré par une culpabilité à demi inconsciente car il s’accusait et se considérait comme un parasite incapable, inepte. Souad aimait ses cours où grâce aux connaissances qu’il avait et à la passion qu’il y portait, il parvenait à éveiller chez les étudiants un début d’engouement pour la littérature d’expression anglaise. Souad prenait beaucoup de notes mais à cause de ses lacunes, elle ne saisissait pas la signification de ce q’il disait. Rhafir l’invita à prendre un café et l’emmena dans sa voiture branlante qui tanguait à chaque ornière, à chaque bosse, jusqu’à la plage où ils s’installèrent sur la terrasse d’un snack. Il prit un café et Souad un jus d’orange. Il faisait beau ; octobre n’avait altéré d’une ride le jeune visage de l’été qui rayonnait absurdement comme une fête démente qui ne prenait pas de fin, qui devenait lassante, qui se transformait en supplice. L’œil bleu du ciel écarquillé, fixait sans fin la mer qui le regardait ; et les deux amoureux absorbés par leur passion ignoraient les hommes assoiffés, la terre desséchée, craquelée et jusqu’aux saisons qui devenaient inutiles et désuète. Beaucoup de jeunes gens désoeuvrés venaient tuer le temps en bavardant dans les cafés, et d’éternels baigneurs s’essoufflaient dans d’interminables parties de football. C’étaient de véritables Sisyphe qui suaient, ahanaient sur ce sable trop sec qui s’enfonçait, comme un matelas d’éponge, sous leurs pieds. Rhafir aimait cette splendeur décadente et jusqu’à cette jeunesse sacrifiée qui gâchait sa vie sur la plage, sous les rochers de la jetée, qui attendait, comme un

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miracle, quelque manne en dollars qui leur tomberait du ciel, dans ce désert de sable et de soif. Souad suivit Rhafir à son corps défendant. Ce professeur plus âgé qu’elle, l’intimidait et elle craignait un geste agressif et brusque. La conduite calme et correcte de Rhafir la rassura, elle l’examina à l’aise et trouva du charme dans ce regard bienveillant et dans ces paroles mesurées. Ils ne tardèrent pas à revenir à Bab el Had où elle le quitta pour rentrer. Plusieurs fois, ils sortirent se promener sur la côte où, au-dessus de la mer énamourée qui faisait la roue, s’entassaient ça et là sur la corniche, des monticules d’ordures ménagères qui dégageaient d’épouvantables puanteurs. De l’autre côté de la chaussée, un rempart dissimulait aux touristes étrangers la misère d’un bidonville. Rhafir et Souad passèrent tout un dimanche au bois de Souissi, se promenant longuement dans les allées poudreuses ? Ils s’installèrent dans un sous-bois, à l’ombre des arbres. Rhafir prenait plaisir à ce tête-à-tête, il faisait des calembours, estropiait des mots pour leur donner une tournure bizarre. Souad n’avait encore confiance en lui, elle le soupçonnait de vouloir la suborner pour profiter d’elle et l’abandonner ensuite. Elle restait sur la défensive. Cependant, l’attitude respectueuse du professeur, le calme, la patience dont il faisait preuve, le goût enfantin qu’il avait pour un humour bon enfant, éveillèrent en elle un début d’affection à son égard ; elle commença à s’habituer à cette relation qu’elle désapprouvait auparavant ; elle se mit à ressentir une sorte d’attachement pour lui. Mais, elle préférait curieusement cette camaraderie qui faisait d’eux de joyeux lurons. Souad en vint à oublier le mâle qui sommeillait en lui et qui sans être opportuniste, attendait un moment de confiance et d’abandon pour cueillir le fruit défendu. Cela arriva un soir qu’elle était restée un peu plus que de coutume chez lui ; il avait ; il avait préparé un bon tagine de viande et après le café, il avait essayé de lui faire écouter un disque de musique classique. Ils restèrent silencieux pendant plus d’une demi-heure. Rhafir s’approcha d’elle alors et l’air sérieux, presque violent, avec une voix nouée qui sonnait mal, il lui dit qu’elle était belle et qu’il l’adorait. Puis, il se baissa et l’embrassa ; ses gestes, quoique impérieux, étaient remplis de douceur ; elle se laissa faire ; il s’y prit lentement, la déshabilla en exprimant son admiration pour cette chair rutilante et ferme. L’éloge était un chant qu’elle écoutait et elle s’étonnait du pouvoir de

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fascination qu’avait son corps à elle où chaque bosse, chaque creux constituait un charme irrésistible. Malgré la sereine patience de Rhafir, une fois encore, elle ne put connaître le plaisir et le professeur fut triste et surpris d’aborder seul au port. Altruiste et généreux, il s’était efforcé de maîtriser ses pulsions, pour les empêcher de s’emballer. Il eut de la peine à la suite de cet échec contre luimême, se traitant de bouc et de satyre. Aussi, fut-il encore plus aimable et plus attentionné pour la jeune fille ; leurs rapports ne furent guère altérés par l’issue de cette première possession. Ils continuèrent à se voir comme avant et Rhafir qui croyait avoir péché par précipitation, n’eut aucune peine à contenir son désir. Il voulait lui montrer que, dans leurs relations, le sens de la beauté devait prendre le pas sur les besoins instinctifs et libidineux. Chapitre VIII

Rhafir reprit son rôle de Mentor et, tel Pygmalion, il voulut pétrir, parfaire, au-dessus de cette chair comblée par la nature, cette pâte innocente de l’âme qui levait encore, qu’il voulait rendre forte et véhémente, cet esprit encore primesautier qu’il voulait affûter pour qu’il devînt aigu, critique et tranchant. Il s’occupa sérieusement de ses études et mit tous ses livres à sa disposition. Il trouva un terrain favorable où il put défricher, labourer, semer une culture qui était restée étrangère à ce disciple docile, studieux, appliqué. Peu à peu et grâce à sa capacité de mémorisation qui était remarquable, elle put, comme un lutteur oint, émerger de l’ignorance où elle se trouvait plongée. Elle acquit des connaissances, une vigueur intellectuelle et une liberté de penser qui le satisfirent. Rhafir évitait le ton péremptoire, l’air pédant qui pouvait la heurter, l’humilier ou simplement l’ennuyer. Il la traitait comme son égale et souvent faisait autant d’efforts qu’elle devant un texte nouveau, un problème inédit. Souad appréciait les moments de détente, les sorties, les longues promenades parmi la cohue bariolée, dans ces souks improvisés ou dans les boulevards interminables et déserts des nouveaux quartiers. Ils se lançaient à l’improviste, dans des voyages aux villes voisines et s’amusaient. Ils passaient parfois tout simplement une journée de silence et de solitude à la maison et chacun restait dans son coin.

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Souad s’asseyait oisive en face de lui et pressentant chez lui une expérience sans pareil de la vie, se contentait de le regarder et avant même qu’elle ouvrit la bouche pour proférer sa question, il se jetait tout en regardant dans le vague, dans de longs discours et le ton triste et enthousiaste la touchait telle une preuve d’affection. Souad rêvait à l’amour qu’elle trouvait dans ses lectures, qu’elle pressentait dans son cœur comme un regret. « -Vois-tu, lui disait-il, l’amour est un fléau, une maladie contre laquelle il faut être immunisé si l’on veut rester maître du cours de sa vie. Il s’agit d’un pari impossible pour celui qui s’y laisse pendre, un voyage dans l’inconnu et une façon de s’en remettre au hasard et à la chance. -C’est intéressant ! Voilà une bonne occasion de rompre la monotonie de l’existence. -Mais à quel prix ? Beaucoup de personnes naïves s’investissent tellement dans cette relation, en attendant de tels miracles... -Si ! Mais les enjeux ne sont pas les mêmes d’un côté comme de l’autre, la personne qui aime s’enferre, se trouve liée au point de perdre toute liberté, de renoncer à son honneur et à son intérêt parce que il a un besoin absolu de l’autre. Il faut savoir que l’amour est une lutte non une communion, et cette lutte est douloureusement inégale car d’un côté la personne qui aime prend des risques tandis que celle qui est aimée, essaye de profiter de la situation pour cueillir son plaisir et s’éloigner. L’amour est un combat et celui qui s’y hasarde encourt la mort. Aussi doit-on apprendre aux jeunes gens à être sur leurs gardes. Alors qu’ils se trouvent ébranlés par la passion, ils doivent, pour y remédier, feindre l’indifférence afin d’entretenir l’ignorance et le doute chez ce partenaire qui sinon serait tenté de se comporter comme un despote ; pour aimer, il faut être capable de cruauté à l’égard de soi-même, d’insincérité et d’hypocrisie à l’égard de la personne aimée, il faut avoir le goût de la solitude et du secret. A froid, tout le monde se méfie de l’amour, les gens sentent instinctivement que leur liberté est en cause et qu’il ne faut pas se laisser asservir par celui qu’on aime de peur qu’il devienne un usurpateur et un bourreau. -comment peut-on se laisser attraper ainsi ? Demanda Souad. -Il y a la force du désir. Il y a surtout l’admiration pour quelqu’un qui nous plaît, qui nous paraît plein de charmes, quelqu’un que nous ne connaissons pas suffisamment, à qui nous attribuons toutes les qualités. Il y a ce jeu de la séduction où seuls les atouts sont mis en avant, où le mensonge et la tromperie sont utilisés. -N’est-ce pas une hallucination ? -Si et d’autant plus insidieuse et perfide qu’un geste mal interprété, une

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entrevue peuvent faire des dégâts et grandir celui qu’on admire à cause de l’espoir qui naît et qui déclenche une fermentation de l’émotion, un trouble terrible qui achève de rendre aveugle et fou celui qui croit à l’accomplissement de son désir. -Peut-on guérir de cette démence imprévisible ? -Difficilement, car l’amour malheureux est vécu comme une amputation ; alors qu’on se croyait deux, que deux cœurs liés, battaient à l’unisson dans une seule et même poitrine, se retrouver seul, acculé à la solitude stérile, cela ne peut être ressenti que comme une débâcle. -Y a-t-il un vaccin contre cette maladie ? -Non, personne n’est à l’abri d’un coup de foudre mais apprendre à souffrir, voilà un remède éventuel. Il ne s’agit pas d’un vaccin car les rechutes sont possibles. -Ta sagesse est individualiste et négative ; autrui fait notre malheur en voulant nous posséder et nous asservir ; et tu prônes un ascétisme qui permette de sauvegarder solitude et liberté. Tu conseilles l’austérité dans les affaires du cœur et l’autarcie dans la vie ; pour éviter la misère, tu nous incites à être misérables et à l’instar de Gandhi, nous confiner dans le dénuement sentimental. Quelle mesquine immunité nous enseignes-tu là ? Ne sommes-nous donc, dans la haute voltige de la vie, que des clowns épiciers rivés aux comptes et aux bénéfices ? -Tu m’as coincé et tes objections véhémentes m’étonnent et me laissent court. Dans ton esprit, l’amour est transfiguré et les amoureux sont placés sur un piédestal comme des héros. Je ne peux lutter contre cette chimère qui trône dans ton cœur. Les gens s’appuient sur les béquilles de l’illusion pour supporter les laideurs d’une vie pauvre et frustrée. Tu sauras un jour peut être une mystification. Tu sauras qu’une fois leurs yeux dessillés, les amoureux floués plongent dans une telle détresse, dans un tel dégoût qu’ils choisissent la mort pour y échapper. Rhafir voulait qu’elle prît conscience de l’importance de la distance et de la liberté qui n’étaient que deux notions bien abstraites pour la jeune fille qui n’en saisissait pas l’enjeu. Il avait beau accumuler les exemples, tout cela restait vague. Elle ne comprenait pas ce qu’il voulait dire quand il parlait de la nécessité pour chacun de connaître son centre de gravité de manière à retrouver l’équilibre dès qu’il se trouvait désarçonné. L’égoïsme n’était pas à bannir absolument et il y avait tant de situations où l’altruisme bénéfique trouvait sa source paradoxalement dans un égoïsme dominé, éclairé. Grâce au sens de la

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distance, l’individu ménagerait ses ressources et instaurerait des rapports adultes et libres non d’éternelles et hypocrites manipulations constamment tramées dans la pénombre de la mauvaise foi.

Chapitre IX

Quelquefois, Souad voyait Rhafir glisser dans la mélancolie ou bien une rage secrète le dressait, cruellement raidi, contre le monde. Il s’enfonçait dans un silence qui la terrifiait car elle y lisait l’impuissance résignée d’un homme vaincu. Ce cafard l’étonnait d’autant qu’elle croyait Rhafir fort et satisfait des privilèges qu’elle lui attribuait. Elle tombait alors des nues quand il lui déclarait qu’il était un raté et qu’il s’était trompé de siècle et de société. Il aurait dû vivre ailleurs et quelques décennies auparavant quand il y avait encore dans la jeunesse de l’idéal et de l’enthousiasme. A l’en croire, la flamme qui chauffait et éclairait les cœurs, était éteinte ; personne n’aimait plus la beauté ni la profondeur de le pensée ; l’avarice, le goût du lucre, la malversation et le vol ont retrouvé leurs lettres de noblesse ; la générosité, la conscience morale, l’idéal ascétique et la volonté de dépassement de soi ont disparu et le veau d’or est devenu une idole mondiale. Gagner beaucoup d’argent, gruger ses concitoyens, savoir mentir, voilà les nouveaux impératifs d’une idéologie inhumaine et discriminatoire. A cette allure, il n’y aura bientôt plus que deux castes, les nantis derrière les murs d’un gigantesque bunker et les démunis relégués dans les bantoustans de la terre et se tuant à vouloir escalader ces remparts de la honte, rêvant sans cesse de cet illusoire Eldorado. Souad fulminait contre ce pessimisme outrancier. Rhafir ajoutait que la démocratie imparfaite avait le défaut de favoriser le développement d’un libéralisme qui plaçait le sort de l’humanité entre les mains des banquiers. Ces derniers détenaient en effet les véritables rênes du pouvoir et comme ils recherchaient exclusivement leur intérêt, cela était nuisible et les hommes politiques n’avaient pas les mains libres pour équilibrer et réorienter la marche

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de l’économie. Il faudrait que des générations de syndicalistes purs et durs fissent la guerre à ces argentiers pour qu’une partie des profits fût redistribuée avec un minimum de justice. Cela ne pouvait se faire que dans un pays où les libertés essentielles et les droits de l’homme seraient respectés, où l’instruction aurait permis à l’opinion publique de devenir un groupe de pression exigeant le respect des valeurs de vérité, de justice et de solidarité, où la corruption, les prévarications, l’abus du pouvoir seraient sanctionnés dans l’appareil de l’Etat mais également à la maison et à l’école même. Rhafir était triste parce qu’il croyait qu’il ne verrait jamais de son vivant la réalisation ne fût-ce que d’une partie de ces valeurs démocratiques imparfaites mais indispensables. Bien plus, il craignait que les difficultés qui résulteraient de la sécheresse qui menace, de la mauvaise gestion économique, de l’échec de l’enseignement, il craignait qu’un durcissement ne se produisît par le retour en politique de la force brutale et en morale et en religion à un fondamentalisme passéiste. Rhafir déplorait la détérioration de l’enseignement et la propagation d’un illettrisme pernicieux et cela était bien plus dangereux que le simple analphabétisme. L’instruction réelle devrait apprendre à l’élève à raisonner et à argumenter pour pouvoir convaincre dans un dialogue un interlocuteur. Cette culture de la démonstration, de la raison et de l’objectivité lui donnerait la possibilité de penser par lui-même et de se méfier des arguments d’autorité ainsi que des absurdités de la superstition et des croyances populaires. Cela exige un véritable effort de la part du professeur comme de l’élève et surtout le respect de la liberté d’expression et de pensée. Or il est indispensable de faire de l’être humain une valeur absolue. Il faudrait ménager sa dignité quelque soit la situation où il se trouve, qu’il soit blasphémateur, traître ou criminel. En outre, le pouvoir ne doit plus être mis entre les mains d’hommes privilégiés ; mais il résiderait dans la force et l’inviolabilité de la loi qui serait placée au-dessus de tous. Souad n’aimait pas ce regard noir qui était ainsi portée sur le pays, sur le monde et sur le siècle ; elle était jeune et elle voulait avoir des raisons d’espérer. Elle étudiait pour décrocher un diplôme et travailler ensuite et elle croyait le bonheur possible avec un salaire. Aussi Rhafir en venait-il à la bousculer. -Je suis professeur et j’ai honte de ma situation ; j’aurais dû faire d’autres études, choisir une autre carrière ; beaucoup de mes camarades de classe ont

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pitié de moi quand ils me croisent dans la rue. Eux gagnent de l’argent et se moquent de cet idiot, de ce toqué qui s’est épris de la littérature, qui a déifié la poésie, de ce Diogène des temps modernes qui se trouve acculé à l’autarcie et à l’onanisme. Mon salaire d’enseignant ne me permet même pas de me loger décemment dans un quartier pacifié ; je dois partager l’immeuble des gens sans foi ni loi, céder le trottoir à des malabars qui sinon me briseraient les os parce qu’ils croient que je n’appartiens pas à leur monde bien que je sois aussi pauvre qu’eux. Le peu d’argent qui me reste lorsque j’ai payé ma dette e Dieu sait que j’en ai ; ce peu d’argent ne me permet même pas de manger, de me vêtir, de me soigner correctement. Je suis tombé malade et j’ai dû emprunter une grosse somme que je rembourse toujours. Il faut attendre des mois et des mois pour que la mutuelle vous restitue une partie de vos dépenses de santé. J’ai peur de me marier car je sens que je ne suis pas capable de faire face à toutes les dépenses que ma femme voudrait faire ; j’ai peur de mettre au monde des enfants, de les voir tomber malades sans pouvoir les soigner ; j’ai peur d’être incapable de leur donner l’instruction suffisante et la formation réelle qui leur serait utile. J’ai honte de cette situation misérable où parce que les livres sont chers et les bibliothèques inexistantes, je suis condamné à rabâcher un savoir depuis longtemps éculé. Je n'ose même plus entrer dans les librairies parce que je souffre de ne pouvoir acquérir les vingt volumes convoités. J’en suis réduit à lire et à relire mes auteurs classiques qui sont là depuis vingt ans. Quand j’étais étudiant, je dépensais le peu d’argent que j’avais pour acheter des livres que l’impatience me faisait lire sur le trottoir, dans le bus. Que ce temps est loin ! J’ai l’impression d’être sur une autre planète ; où sont ces cœurs passionnés de poésie ? Où sont ces esprits que le feu de la discussion illuminait ? Je suis amer, aigri ; je pense à Athènes, à la démocratie qui naissait, à Socrate que ses disciples admiraient, qu’une société inculte, infatué exécuta ; je pense aux conséquences de cette condamnation à mort. La philosophie a déserté l’agora pour se réfugier dans les jardins. La culture de la liberté a périclité, le despotisme politique est monté. Socrate, cet Orphée de la pensée a-t-il été prématurément tué chez nous et la culture renaissante est-elle redevenue pâle et moribonde ? Je suis coupable comme Antisthène, coupable comme Diogène et je ne peux même pas me contenter du tonneau et du manteau et revenir à la nature qui n’est plus que mythe défiguré, que pitoyable caricature ; en méprisant l’enseignant, la société brade sa jeunesse qui ne sera ni bien instruite ni correctement éduquée et la postérité et l’avenir se trouvent compromis. La passion de l’effort intellectuel et de la culture n’est plus transmise à la nouvelle génération ; et les racines de la communication libre et véritable, tôt contrariées,

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ne donnent plus qu’un osier fragile cassant, impropre à la vannerie de la civilisation.

Chapitre X Rhafir ne parvenait pas à convaincre Rouad qui restait réticente. Il accordait une importance exagérée à l’âme, à l’intériorité ; mais, elle n’en voyait ni la valeur ni la beauté. Aussi l’accusait-elle de se complaire dans le pessimisme et de ne rien faire pour sortir de l’isolement où il se trouvait. Elle lui reprochait, comme un vice, le fatalisme et la résignation qui le confinaient dans une existence pauvre et obscure, dans la coupable humilité d’un chien battu, sans dignité, sans agressivité. « N’y a-t-il pas dans la même Faculté des enseignants qui ont réussi à transformer leurs diplômes en un véritable capital économique q’ils font fructifier ? Ils travaillent beaucoup certes mais ils gagnent bien leur vie, sont mieux logés, ont leur appartement dans des quartiers résidentiels, s’habillent avec goût et ont de belles voitures. Rien ne t’empêche de suivre leur exemple et de monnayer tes talents. N’es-tu pas fatigué de donner inutilement à des étudiants ingrats qui ne te saluent même pas quand tu les croises dans la rue ? Tu glorifies des valeurs qui plus cours dans cette société, et si tu continues à n’accorder aucune importance aux apparences extérieures, aux habits élégants, tout le monde se détournera de toi et tu deviendras un fantôme. » Ces violentes diatribes prouvaient que Rhafir échouait encore et n’arrivait pas à faire de prosélyte dans cette religion de l’art et de la poésie. Il souffrait autant que les prophètes qui trouvaient le peuple récalcitrant au haut langage. Ses arguments ne portaient pas et les avantages sûrs et concrets de l’idéologie mercantile avaient facilement le dessus Les désaccords flagrants n’affectaient nullement l’attitude de Rhafir qui restait aimable avec la jeune fille et respectait ses idées même si elles heurtaient ses convictions profondes. Il se faisait violence pour ravaler les griefs qui lui montaient à la bouche et qui étaient dictés par ce Pygmalion égoïste et narcissique qui l’habitait et qui aurait aimé pétrir à son image cette pâte rebelle.

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Il était surtout affligé par l’inévitable pente où Souad glissait ; il pressentait comme un mauvais augure, la séparation et attendait déjà le retour de cette mégère acariâtre qu’était la solitude. Il continuait presque sans conviction à donner sans mesure tout ce qu’il pouvait donner à la jeune fille mais ses gestes étaient devenus fébriles et dans sa voix passait comme un soupçon le raclement enroué d’un sanglot. Souad choisit son sujet de mémoire avec un professeur de poésie, fit ses recherches toute seule, trouva des livres, travailla et le résultat força l’admiration du professeur qui la dirigeait. Rhafir aussi était satisfait ; elle passa à la fin de l’année un concours, fut recrutée, si bien qu’à la fin de l’année suivante elle enseignait déjà à Casa. Souad commençait à sortir avec un étudiant casablancais dont elle venait de faire la connaissance ; et quand elle dut s’installer à Casa, il l’aida à trouver un logement. Sa mère fut contrariée et vécut comme un nouvel exil ce déménagement. Cependant, Souad lui trouva rapidement une place au marché aux puces où elle recommença à vendre ses robes et ses nappes. Souad n’eut plus alors aucune inquiétude à son sujet. Hassan et Souad se retrouvaient à la fin de la journée, se promenaient dans les boulevards du Centre, regardaient les vitrines où étaient exposés vêtements, chaussures et matériel électroménager. Comme ils n’aimaient les terrasses des cafés qui étaient prises d’assaut par une population désoeuvrée qui trouvait plaisir à s’y exposer, ils s’installaient à l’intérieur de la salle, dans un coin. Hassan était un grand gaillard taillé en athlète qui avait de surcroît beaucoup d’amour-propre et une confiance illimitée en lui-même. Il savait ce qu’il voulait et connaissait le juste prix des choses. Il ne supportait pas qu’on cherchât à le gruger ; son orgueil était exacerbé ; il aimait tourner en ridicule les autres mais se rebiffait dès que quelqu’un essayait de se moquer de lui (il se rebellait déjà quand on lui donnait des conseils), il se redressait et sa colère éclatait. Souad admirait cette certitude et la force sereine qui s’étalait comme la manifestation impersonnelle d’un phénomène naturel ; elle se sentait protégée contre les assauts du destin, rassurée contre les embardées de la vie. Comme un arbuste, elle acceptait de croître et de s’épanouir en sous-bois, à l’ombre de cet arbre monumental.

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Pendant les vacances de Pâques, ils se marièrent et Hassan s’endetta beaucoup pour organiser des noces qu’il voulait tapageuses. Il loua pour quelques jours un vaste appartement, acheta bélier et poulets, alla lui-même au marché où il prit légumes, pruneaux secs et fruits. Une vieille femme apporta ses chaudrons et ses réchauds et vint faire cette cuisine gargantuesque. La fête dura plusieurs jours, le bélier fut égorgé, dépecé, cuit et les poulets rôtis. Les invités étaient venus de loin, nombreux. L’orchestre déversait dans le quartier tout entier une musique fortement rythmée sur laquelle petits et grands dansaient. Après les noces, les conjoints s’installèrent dans un appartement q’ils avaient loué. Souad s’occupa des tâches ménagères. Elle avait beaucoup de choses à faire et elle les faisait bien en vraie perfectionniste ; Hassan s’ennuyait et quand il avait mangé, bu, contenté ses sens, il enfilait sa veste et sortait ; Souad devait chaque jour préparé les leçons du lendemain ; elle se fatiguait ; les corvées du ménage lui prenaient une grande partie de son temps. Selon le pacte tacite, son mari exigeait que ses goûts fussent satisfaits et elle s’évertuait de le contenter pour forcer son admiration. Après avoir passé plusieurs heures au café avec ses copains, il rentrait pour manger un bon morceau et goûter du plaisir de la chair car il voulait que sa vie fût ponctuée de moments de fête. En revanche, Souad rentrait déjà harassée du lycée où les élèves étaient fort turbulents et elle devait leur imposer une discipline impossible et leur les rudiments d’une seconde langue étrangère alors qu’ils ignoraient et l’arabe classique et le français. Dans ce quartier de la banlieue, Souad croyait au début de sa carrière que l’effort fourni était une dépense inutile d’énergie ; les conditions d’un bon déroulement du cours de langue, n’étaient pas remplies. Le lycée empiétait ironiquement sur la bassecour d’une ferme. Les élèves venaient juste pour tuer le temps et se payer la tête du professeur. Ils s’éclipsaient dès la bonne saison était de nouveau là, que les touristes commençaient à fréquenter la côte proche. L’administration du lycée fermait les yeux sur ces irrégularités. Souad s’époumonait en vain et ses nerfs étaient mis à rude épreuve ; à la maison, au lieu de souffler, elle devait encore trimer et le soir, il fallait s’offrir en prime comme un beau dessert au caprice de Hassan. Elle resta longtemps ébranlée, étourdie puis un jour, en se réveillant les bras cassés, la tête bourdonnante, elle soupçonna quelque

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maldonne, dans ce jeu, se trouva trompée, prit conscience de l’asservissement où elle était tombée et elle accusa promptement son mari ; Hassan se la coulait douce pendant qu’elle s’affairait, qu’elle ahanait, lasse, encrassée comme Cendrillon. Une colère naquit en elle et dès lors, elle fut de mauvaise humeur et cessa de répondre aux avances de son mari d’autant qu’il se permettait de temps en temps une petite cuite. Un soir qu’il voulait ainsi éméché la saisir et abuser d’elle, elle se récria, se rebelle ; il vociféra encore plus bruyamment qu’elle, la roua de coups et satisfit coûte que coûte son instinct. Le lendemain, il réalisa qu’il avait dépassé les bornes, simula le repentir et demanda pardon ! Comme une bécasse, Souad passa l’éponge et lui accorda ses charmes par-dessus le marché. Mais il ne se réforma guère et il continua à fréquenter les mêmes copains, à rentrer soûl de temps en temps et à prendre l’air autoritaire qui déplaisait à Souad. L’été, elle quitta subrepticement la maison pour se réfugier chez sa mère, et violent et têtu, il la rechercha sans la trouver. Quelque temps après, elle eut le plaisir de recevoir un pli qui lui notifiait son divorce. Elle sauta de joie car elle craignait qu’il lui refusât la séparation. Elle s’aperçut qu’elle avait de la chance de n’avoir pas eu d’enfant. Pour sceller définitivement la rupture, elle décida de changer de ville. Elle alla voir des gens qu’elle connaissait au ministère et elle fut mutée dans un lycée de Rabat. Chapitre XI Cet épisode violent et cauchemardesque eut un terrible impact sur sa vie, marquant de traces ineffaçables son corps et son cœur. Elle en sortit défraîchie, éreintée. Elle rechercha le repos ; et le sommeil où elle plongeait, l’avachit ; elle s’épaissit, enlaidit ; des boutons lui poussèrent sur le menton ; la tristesse et la résignation, l’épuisèrent, lui ôtèrent toute force, tout courage et des troubles de caractère se déclarèrent, lui gâchèrent l’existence ; elle devint irritable, se querellant avec sa mère, ave l’administration du lycée, avec les élèves ; elle croyait que les voisins complotaient pour lui faire du mal ; la vieille femme du dessus lui jetait des sorts ; elle avait peur de sortir, peur de rester à la maison ; elle ne supportait ni les bruits du dehors, ni le silence de sa chambre et une tension intérieure permanente lui voilait l’esprit, lui donnait des migraines telles

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qu’elle craignait que sa tête n’éclatât comme une cocotte bouchée, surchauffée, la rendait de jour en jour plus acariâtre, plus vulnérable. Elle fut même la proie des hallucinations ; elle se voyait sur le promontoire et une mule méchante la pourchassait pour la piétiner ; elle avait beau courir, se cacher ; elle était découverte, rejointe et une angoisse insoutenable la réveillait. Elle se souvenait du regard de la mule qui la fixait et y discernait avec épouvante les yeux avinés de Hassan. Comme la dépression s’aggravait, elle consulta un psychiatre qui lui prescrivit des antidépresseurs. Elle prenait trois comprimés par jour et le soir, elle avait droit à un somnifère. Le médicament avait un effet curieux, il semblait accélérer ses processus vitaux et une forte décharge électrique continue, la réconfortait, lui donnait de l’énergie ; elle avait un besoin insatiable de parler, rien ne l’inhibait plus, elle vidait toute son outre devant les passants, devant les voisins qui étaient scandalisés par les détails intimes qu’elle révélait, les injures abominables et obscènes qu’elle lançait aux ennemis qu’elle se donnait ; sa dépression dégénérait en délire paranoïaque violent,incontrôlable ; pendant des mois, elle se démena comme une diablesse ; et son entourage à la maison, dans son quartier endura ses turpitudes ; la nuit, des cauchemars l’enfiévraient ; elle se plaignait désespérément, interminablement ; elle criait d’une voix pénétrante, miaulée ; elle appelait au secours avec des sanglots dans la gorge ; et sa bouche ne pouvait même plus articuler cette souffrance car elle était paralysée par le somnifère. Son médecin qui la voyait rapidement tous les mois, lui prescrivait encore et toujours des drogues qui la dopaient, la faisaient ruer, péter comme une vache harcelée par un taon. Des collègues eurent pitié d’elle, lui conseillèrent de renoncer aux médicaments et de faire de la gymnastique. Elle décida de suivre leur avis, et peu à peu le calme revint, son cœur fut dilaté et son cerveau dégagé d’un étau ; elle retrouva la conscience et la sensibilité et elle regretta ses algarades. Pour se racheter, elle adopta une attitude raisonnable et discrète. C’est alors qu’elle fit la connaissance de Hadia qui fréquentait la même salle de sport. Souad l’avait observée pendant quelque temps et elle éprouva une grande sympathie pour cette compagne d’enfer. Très vite, l’amitié naquit et se fortifia. Toutes deux fréquentaient assidûment la salle de gymnastique, se plaçaient en première ligne en face de la monitrice et s’efforçaient d’imiter exactement ses mouvements. Parce qu’elles s’appliquaient, elles se fatiguaient

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beaucoup et suaient à grosses gouttes. Elles persévéraient pourtant et exécutaient les exercices les plus difficiles. L’intermède de danse qu’elles s’octroyaient à la fin de la séance, les égayait, les enivrait et elles étaient enfin contentes de se retrouver sous la douche côte à côte ; cette camaraderie des corps et la généreuse complicité qui l’accompagnait, adoucissaient leur tempérament rugueux, donnaient une stabilité sereine à leur caractère et chassaient de leur âme et de leur esprit l’angoisse et le doute, leur procuraient un frêle équilibre qui les réjouissait. Le plaisir qu’elles obtenaient, était vif lorsque les muscles étaient endoloris ; elles reprenaient possession de leur corps ; et une sorte de contentement s’écoulait dans leurs membres ; et quand elles marchaient et quand elles s’asseyaient, elles savaient exactement le poids et la place de chaque empan de leur chair qui n’avait été auparavant qu’une carcasse gourde et abstraite, cuirassée de graisse et de malaise. Le désaccord entre le corps et l’esprit avait disparu et elles avaient cessé de se croire légères et désincarnées, de se prendre pour des âmes éthérées ; elles avaient pris conscience des potentialités et des limites de leur corps. Elles bénéficiaient, en outre, d’une force intérieure qui leur donnait de l’assurance, les rendait combatives et calmes. Elles s’étonnaient de voir s’améliorer leurs capacités intellectuelles. Elles sortaient souvent ensemble, se promenaient tranquillement. Quand elles étaient fatiguées, elles entraient dans un café et s’installaient dans un coin écarté où elles continuaient à bavarder. Souad emportait un livre dans son sac, l’ouvrait et commentait les passages qui l’intéressaient. Elle voulait initier son amie aux affres et à la volupté de la pensée, elle l’encourageait à se libérer de l’éternel reportage qui constituait la nourriture spirituelle des femmes qu’elles connaissaient.

Chapitre XII Cette période lumineuse dura un peu plus de deux ans, la mère de Souad qui vieillissait, commençait à souffrir du mal du pays ; elle se mit à parler sans cesse de la falaise qui lui manquait. Un jour, Souad la décida à faire le voyage ; elle resta quinze jours absente et quand elle revint, sa fille la trouva heureuse, changée ; elle avait retrouvé sa famille.

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De plus, elle avait appris que son mari avait laissé des biens. Elle prit de l’argent et repartit au Nord où pendant des mois elle alla heurter à toutes les portes pour prendre possession de l’héritage. Une partie lui fut restituée. Elle retrouva surtout la maison sur la falaise ; l’été, Souad la rejoignit et ces lieux longtemps désertés lui firent une expression extraordinaire ; elle retrouva la lumière éclatante et neuve, le ciel jeune et profond, la mer surtout belle et parée comme une jeune mariée et lorsque le vent debout souffla, l’émotion l’époustoufla et de bonheur elle eut les larmes aux yeux. Ignorant les regards interrogateurs, les mines étonnées, les reproches tacites, elle se promena dans la ville et explora longuement le promontoire et les champs où les moissonneurs suaient parmi l’or des champs et le frémissement des bêtes qui s’ébrouaient et s’éventaient de la crinière et de la queue pour chasser les mouches. Comme sa mère avait besoin d’elle dans les procès en cours, Souad décida à son corps défendant, de quitter Rabat pour s’installer dans la maison sur la falaise. Sa demande de mutation n’eut aucune suite et ses démarches furent vaines au Ministère. On lui suggéra, comme dernier recours, de corrompre quelque cadre de cette administration centrale. Le prix était élevé et il fallait prendre des précautions, choisir un bon courtier. Souad refusa net cette solution mais sa mère avança la somme à un tiers qui s’était entremis et miracle, la chose se fit ; elle fut transférée dans un bon lycée de la ville du Détroit. A Rabat, les adieux furent tristes. Souad ne pouvait s’arracher aux étreintes de Hadia. C’était d’un côté comme de l’autre un supplice, un écartèlement. Pendant plusieurs semaines, Hadia pleura en cachette tandis que Lahcen dormait, ronflait. Un deuil profond la mina, la rongea et les dégâts furent irrémédiables, irréparables ; Souad lui téléphonait souvent et lui écrivait des lettres affectueuses. Hadia se rendit même durant quelques jours chez son amie. Les retrouvailles furent heureuses, émues. Hadia s’efforça de profiter de chaque instant, de jouir de cette plénitude éphémère qui lui fut offerte et elle revint à Rabat plus triste, plus abattue qu’elle ne l’avait été auparavant ; la détresse la saisissait à la gorge comme une bête fauve ; un cri bref lui échappait parfois quand elle était seule ; et au fond de son corps, l’élancement d’une douleur violente la brûlait comme une décharge électrique ; des semaines, des mois passaient et la douleur battait toujours, régulièrement comme un pouls

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diabolique ; elle prit des calmants, endura ces assauts avec courage. Un événement surtout augmenta sa souffrance. Lahcen qui se détachait d’elle, prit en cachette une seconde femme. A la suite d’absences prolongées, elle eut des soupçons ; et des voisins charitables et bien intentionnés, vinrent lui apprendre l’heureux événement tout en scrutant son visage pour suivre le cheminement corrosif du poison qui lui était inoculé. Elle éprouva inexplicablement un chagrin cuisant, se sentit doublement bradée et lâchée comme un vieux meuble livré à vil prix au brocanteur. Ce rejet et cet abandon lui fendirent le cœur. Elle exigea immédiatement le divorce, se battit comme une tigresse pour garder son logement et ses meubles. Elle alla voir presque quotidiennement le bâtonnier qui eut pitié d’elle et l’aida. La séparation et l’indépendance acquise ne la réjouirent guère car elle souffrait dans son corps de la solitude et ne trouvait plus de saveur à la vie ; elle travaillait comme un automate, vivait morne et renfermée. Les douleurs qui lui perçaient le ventre augmentaient et bien qu’elle n’eût pas d’argent, elle en emprunta et alla consulter un gynécologue. L’échographie, la radio et les analyses mirent en évidence une tumeur qui avait grossi, qui était devenu maligne.

Chapitre XIII Hadia se souvenait du début de ce calvaire qui durait encore et toujours. Elle eut la sinistre impression de subir un châtiment pour expier quelque crime commis. Comme on soustrait un meurtrier à la société en l’emprisonnant, elle fut transportée dans une clinique où elle constata avec surprise que son corps avait été réquisitionné, qu’il ne lui appartenait plus, qu’elle l’avait sans doute légué à la science médicale qui en avait pris possession de façon légitime pour le soumettre à une foule de recherches et d’épreuves. Elle assistait, impuissante, intriguée, comme à un rituel ésotérique à une longue série d’investigations inutiles. On lui examinait le corps et comme s’il s’agissait d’une génisse destinée au sacrifice, on lui palpait le ventre. On la sondait en introduisant toutes sortes d’engins étranges dans l’utérus ; des infirmières venaient

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régulièrement lui prendre du sang et lui inoculer des produits qui lui paraissaient louches. Les seringues qui lui faisaient mal, mettaient un temps infini à se vider ; ces manipulations, ces attouchements ces explorations avaient presque perdu leur sens et elle s’imaginait parfois être tombée dans un lupanar d’aristocrates pervers qui la séquestraient ; plus encore, elle se demandait si elle n’avait pas échoué comme une rosse dans un abattoir underground où elle était la proie de tortionnaires sadiques. Elle était surtout la victime d’une science arrogante, impassible qui la traitait en cobaye. Tout son corps était criblé de plaies ; et à cause des médicaments qu’elle prenait, tous ses sens étaient perturbés ; elle avait des hallucinations ; elle faisait d’affreux cauchemars. Le poids de son corps n’était plus permanent ; il augmentait ou diminuait selon le moment de la journée ; elle se traînait comme une tortue ou croyait pouvoir prendre son élan et s’envoler comme un oiseau. Sa langue s’était engourdie, empâtée ; elle y sentait grouiller toute une fourmilière âcre et amère. Puis les mêmes médecins qui l’avaient spolié de son corps, s’en lassèrent et l’abandonnèrent mais dans quel état ? Elle avait pris des amphétamines pour retrouver l’appétit et elle avait grossi, bouffi ; elle était devenu ronde et enflée comme un ballon. Puis ses cheveux se mirent à tomber par mèches entières. Elle fut rasée et grosse comme elle était, elle ressemblait à une catcheuse caricaturale de foire. Elle perdit tous ses poils au point d’avoir honte de son aine glabre comme un ravin répudié. L’appétit, comme un feu de paille, s’essouffla et s’éteignit et Hadia vit son corps se dégonfler comme une baudruche crevée ; puis le mal un moment contrarié, revint à la charge, s’acharna, lui arracha un peu de chair chaque jour et elle maigrit et blêmit ; puis el temps qui l’avait suppliciée se fatigua aussi, la lâcha et l’épargna et puisque tout le monde ‘avait abandonnée, le personnel soignant, la famille, les amis, elle fut livrée à ellemême. Elle dut pendant les vingt-huit jours de chaque mois, se porter et se supporter comme une handicapée. Quand Souad repartait le dimanche aprèsmidi,, Hadia se retrouvait seule face à cette maladie qui la pinçait et la giflait comme une marâtre ; « Le destin l’avait-il reléguée dans les caveaux d’insondable tristesse où n’entrait aucun rayon rose et gai ? » Hadia fut acculée à un dilemme. Où elle s’engouffrait et s’abîmait dans le sommeil ou elle se rebiffait, prenait l’initiative de traverser le mur et de retrouver la lumière par-delà les ténèbres. Elle opta délibérément pour la souffrance active et lucide ;elle usa du peu de force qui lui restait pour atteindre ce but, gagner en clairvoyance et en conscience ; comme un spectateur

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narquois, elle se gaussa de la maladie elle-même ; elle se procura un cahier et un stylo et se mit à noter ce qu’elle voyait, ce qu’elle ressentait ; comme elle usait d’une liberté totale, le résultat fut exceptionnel ; rares étaient les vivants en bonne santé qui pouvaient rivaliser avec elle dans la connaissance du cœur humain. Sa vie ayant été subitement resserrée, Hadia ne disposait plus que d’un espace exigu qui se limitait à sa chambre et à une portion du dehors qu’elle voyait par la fenêtre. Elle ne possédait plus aucun capital de vie et devait se contenter comme un gueux timide de menue monnaie qu’elle dépensait avec parcimonie. Le peu de temps qu’elle avait encore à vivre était un court élastique qui avait cédé et la chute était imminente. Cet aspect tragique la réveillait comme un cordial, lui donnait du cœur au ventre. Aussi fit-elle le pari de vivre totalement, intensément le peu de temps qui lui restait. Une curiosité insatiable la saisit et contrairement aux hommes sains qui vivaient sans entraves, elle s’astreignait à la culture intensive de ce ridicule lopin d’existence dont elle disposait ; elle ne laissait plus aucun moment, aucun détail sans le saisir par les sens, l’examiner par l’esprit, le noter dans un cahier. La clinique où elle était abandonnée, se trouvait au bas du boulevard Moulay Hafid. Hadia occupait dans l’aile droite de l’édifice, une petite chambre du deuxième étage. Il y avait un lit, une table de chevet, un canapé et un placard à portes coulissantes. Une grande fenêtre donnait sur le boulevard et le parc. Parmi les meubles rares, elle aimait le petit lustre où l’ampoule était parée de jolies boules de cristal qui s’irisaient comme des joyaux. Lui plaisait aussi l’étoffe délicate et jaune de l’abat-jour qui nimbait la veilleuse. Petit à petit, elle apprit à connaître chaque pouce de ces murs ; elle allait jusqu’à vouloir en déchiffrer le langage secret ; elle en scrutait les recoins, étudiait la forme des courbes, des angles ; elle s’extasiait devant la griffure sur les portes, les craquelures, les égratignures sur la peinture ripolinée. Elle étudiait le jeu d’orgue des couleurs, y découvrait une musique, l’écoutait ; il lui semblait qu’une âme secrète, sacrée l’attendait là, distante et occulte comme le parfum d’une fiole scellée ; elle croyait souvent l’entendre gémir ; sa plainte était un reproche au vent qui soufflait dehors, à la branche qui craquait, qui faisait une révérence qu’elle trouvait mensongère, hypocrite ; elle l’entendait rarement s’éjouir comme pouffe, imperceptible, un rire d’enfant timide. La fenêtre était devenue une véritable personne ; toute son âme éclatait

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dans ses yeux qui s’éclairaient, s’assombrissaient insensiblement selon le moment de la journée. Un dialogue tacite mais animé était ainsi échangé ; la fenêtre pourvoyait généreusement en visions, en sensations et en émotions, la malade alitée qu’étourdissaient dans cette chambre, les signes innombrables qu’une main invisible y traçait ; pendant de longues heures, elle comptait les plis du rideau de toile, les anneaux qui le suspendaient à la barre fixée au chambranle de la fenêtre, les arabesques du moulage en stuc où était accrochée la suspension, le nombre des fentes de la porte côtelée. Elle s’efforçait de trouver un chiffre, une date ; elle voulait s’assurer du nombre d’années, de mois, de jours à vivre ; elle devenait superstitieuse et cherchait les signes avantcoureurs d’un non-lieu, d’un relâche, d’une guérison !

Chapitre XIV Le dehors la désespérait ; la fenêtre tout ouverte, donnait sur un jardin planté de caoutchoucs aux feuilles larges et longues ; d’immenses ficus formaient comme un préau où des amoureux, des ivrognes et des clochards s’installaient. Hadia aimait ces arbres toujours verts qui croissaient, puissants, insensibles à la sécheresse. Ce qui la fascinait, c’était cette foi inébranlable qui s’en dégageait, cette assurance que leur donnaient des troncs robustes et tourmentés d’athlètes musclés, noueux. Ils grandissaient et s’étalaient ; leurs branches s’étendaient couvrant une surface de plus en plus large. Chaque ficus ressemblait à une pyramide de saltimbanques. Dans l’immense et triste forteresse de la nuit, l’aube était un élancement d’espoir et de joie, un rêve d’impossible syrinx que les crapauds gourds de la nuit s’efforçaient de faire taire. Hadia attendait avec angoisse son avènement qui s’amorçait puis disparaissait comme un songe ; alors même qu’elle désespérait de le revoir, l’aube recommençait à tressaillir, à scintiller dans la nuit comme dans le giron d’une marâtre puis elle arrivait ; les voix solennelles des muezzins l’atteignaient comme autant de poignards sortis du fourreau des ténèbres ; la tristesse alors l’écorchait telle une mélopée, la piétinait telle une marche funèbre ; elle s’assoupissait, rendue ; une paix indicible la ravissait,

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l’emportait jusqu’au ciel ; le sommeil était léger et doux et ouaté, pareil à un matelas de nuages. Quand elle se réveillait, elle buvait un large bol d’air et saluait l’aurore déjà pourpre qui tapissait la cime des ficus ; c’était chaque matin une fête qui lui donnait une soif de vivre. L’aurore était un sourire franc, spontané que le soleil faisait à cette âme disponible, à la lampe de cet esprit lucide où le dernier pétrole brûlait. Sa détresse que les murs de la chambre resserraient telle une horde de fauves, se teintait alors de tristesse incarnat, semblable au flot du sang qui coule dans les paupières fermées, exposées au soleil. Les oiseaux l’enchantaient parce qu’il y avait une telle fougue dans leur chant matinal ! Les moineaux éveillés avant l’aube, s’agitaient dans le feuillage des ficus comme une armée de poux dans la tignasse d’un gueux. Ils gazouillaient, s’égosillaient à qui mieux mieux et semblaient s’enivrer de bruit et de mouvement. Sans doute psalmodiaient-ils quelque hymne au soleil revenu. A l’instar de Hadia, ils jubilaient d’autant plus fortement qu’ils avaient peur que la nuit fût définitive, que le jour précaire fût incapable d’en percer la carapace macabre. Des merles sifflaient toujours le même air comme en se moquant ; et des tourterelles, tout de brocart habillées, voletaient longuement, bruyamment et se posaient au sommet du lampadaire ; Hadia les voyait descendre et s’ébattre comme des amoureux, dans la frondaison des lauriers-roses. Elle ne se lassait pas de les regarder quand elles daignaient se poser au-dessus de l’euphorbe qui montait tel un candélabre dans le jardinet de la clinique. Elle était incapable de distinguer le mâle de la femelle ; mais la finesse du cou l’émouvait comme une grâce offerte. Pourtant, elle craignait leur roucoulement grave et sombre comme un pressentiment de la solitude et de la détresse. La plainte qu’elle y entendait, animale, immémoriale, était la voix du temps et de la fatalité qui la minait. Hadia se familiarisa avec les passants matinaux qui suivaient la route en longeant le parc ; elle connaissait le jardinier qui portait des cisailles et une longue bêche sur sa bicyclette dont les roues grinçaient. Elle reconnaissait le scaphandrier dont la mobylette pétaradait lâchant force fumée qui s’asseyait un moment sur le muret et qui prenait soin, avant de reprendre sa reptation, de péter tous ses gaz tout en regardant autour de lui ; elle comptait les tours que les coureurs faisaient, les mouvements qui étaient indéfiniment répétés sous les frênes.

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Recommençant alors le jeu et la mascarade , les premières infirmières, encore ensommeillées, avaient le visage nu et froncé d’avant le fard et le mensonge ; des moues, des grimaces doucereuses et des gestes désarticulés tombaient comme des masques et les rôles appris bardaient comme une armure ces corps mercenaires. Le salut se faisait gracieux, édulcoré et le sourire saignant, écorché avait un goût de fraises rouges. Hadia s’amusait à épingler ce comique de farce ; elle percevait nettement le décalage entre le geste et la parole qui l’accompagnait ; il y avait là un dysfonctionnement, une absence de synchronisation, une dissymétrie qui étaient de mauvais goût et dénotaient l’insuffisance des répétitions et le défaut de mise en scène. La comédie dégénérait en farce grotesque et ces femmes vêtues de blanc avaient des figures plates et clownesques. Hadia en rigolait ; elle trouvait une source d’ironie dans l’espèce d’indépendance absurde qu’acquérait le protocole thérapeutique qui fonctionnait en porte-à-faux. La maladie n’était même plus l’ennemi à abattre ; la personnalité et l’âme du malade importaient peu pourvu que le rituel fût respecté. Il fallait taire, ignorer la dimension humaine du patient. Ainsi les infirmières étaient-elles tenues de ne jamais s’attacher aux malades afin que tout le monde y trouvât son compte. Au déjeuner, Hadia prenait une tasse de café et un petit pain au chocolat qu’elle ne terminait pas, lui trouvant l’arrière-goût d’une margarine grossière. Elle s’offrait ensuite deux heures de rêverie. Dehors, le boulevard exagérément animé, était devenu le théâtre d’un horrible carnaval métallique où des véhicules déguisés dansaient la samba au son des moteurs et des klaxons. Parmi les camions maculés de cambouis, fardés de suie, passaient de plantureuses limousines toutes nues avec des seins splendides et des cuisses d’un galbe inaltérable. A ce moment-là, elle pensait à son amie ; la tristesse et la nostalgie l’écartelaient. Elle avait grand besoin de sa présence, de son regard, de sa voix, de ses mains ; mais elle se faisait violence, refoulait le grief et la plainte qui s’élançaient. Elle préférait inculper son intraitable égoïsme, apprenait à user avec parcimonie de ce filet de source miraculeuse qui était seul susceptible de la désaltérer dans ce désert urbain. Elle en savourait chaque goutte et la fraîcheur de chaque instant passé à ses côtés, la comblait comme un nectar. Elle ravalait ainsi sa rancœur et lui envoyait à des centaines de kilomètres un bonjour que Souad acceptait en pleurant car elle connaissait le cœur droit et pur de son amie malade.

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Lorsque la fatigue et la douleur l’accablaient et brouillaient sa mémoire, elle prenait son walkman et écoutait toujours le troisième acte de Turandot qu’elle adorait ; les arabesques de ce chant tragique et mélodieux où sanglotaient une ferveur, une nonchalance orientale, lui mettaient de bonheur les larmes aux yeux ; le dessin ample des voix, ouvrait là une perspective immense et nostalgique comme ces ports de Claude Le Lorrain trépidant de départs violents. Alors, comme un filigrane, ce visage souriant était illuminé dans son cœur et dans sa mémoire ; et elle se rassérénait. Elle fermait les yeux et d’une voix douce lui disait toute la joie de la sentir si aimante et si proche. Cette musique, ces sanglots, ces paroles chuchotées étaient comme un hymne à l’amitié, au pouvoir insigne d’ubiquité qu’elle octroyait.

Chapitre XV Elle s’assoupissait alors et le même cauchemar déchirait la nappe de soleil blanc qui enveloppait la fenêtre ; elle voyait deux tourterelles silencieuses et frêles tournoyer puis se poser doucement au faîte du sapin ; un épervier noir fondait du ciel brouillé sur la plus petite, lui plantait les serres dans le dos, la saisissait et s’envolait. Hadia se réveillait en sursaut ; devant son corps fébrile se tenait le professeur Aziz, grand prêtre, portant fièrement sa blouse blanche et officiant une messe macabre et de mauvais goût. Son regard était impersonnel, perçant ; ses gestes agaçaient la malade comme des privautés déplacées. Elle se laissait faire, ne disait rien, assistait, médusée, à ce rituel ésotérique auquel elle n’était pas initiée. Le professeur constatait de jour en jour l’échec de sa thérapeutique ; mais il avait un orgueil démesuré ; il n’aimait pas être contrarié même s’il s’agissait d’une pathologie redoutable et irrémédiable. C’est pourquoi il continuait à sourire et disait sa foi en une guérison imminente. Il partait ensuite terminer sa tirade dans une autre chambre où un malade adulte et docile était là pour lui donner la réplique. Quand le soleil culminait au zénith comme un zeppelin incandescent, le ciel blanc et libidineux se couvrait la tête ;Hadia avait horreur de ces noces où la laideur dévêtue exposait ses charmes abîmés aux passants apoplectiques et

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ahuris ; une lassitude généralisée s’épandait comme un sang lourd, alenti, dans toutes les veines ; les yeux se remplissaient de sable et la langue s’empâtait ; la ville entière était fourbue, harassée, vaincue et gisait, prosternée, dans une sieste foudroyante, comme devant une déesse indoue. Hadia elle aussi était éblouie, fatiguée ; son crâne craquait ; ses paupières appesanties se fermaient. Le sommeil alors la happait comme une mer. Midi stagnait semblable à un énorme roc blanc échoué sur la chaussée entre les arbres qui le retenaient parmi la foire des bruits et des ferrailles. Midi stagnait et le pic du malheur lui brisait un à un les os ; la lumière blanche blessait, offusquait le regard ; elle opprimait, étranglait le cœur ; elle brûlait, épuisait jusqu’au moindre souffle de l’âme q’elle affligeait comme une injure ; le temps se faisait lourd, gluant, sale ; la poussière devenait impudente et pénétrante ; la voie du rêve se trouvait fermée telle une fontaine tarie. Que resterait-il si le songe s’évanouissait, si la réalité n’avait plus que le visage de la routine ? La voix des brocanteurs était sinistre. Hadia avait peur que les médecins excédés n’eussent envie de se débarrasser de sa carcasse ; et les fripiers étaient si âpres au gain, si avares ! Elle écoutait avec terreur le hululement de ces chacals de la cité, de ces charognards qui rôdaient, qui allaient bientôt l’abattre et la dépecer ; elle avait horreur de ces gueules basanées qui s’arrêtaient à midi pour manger à l’ombre des ficus. Le déjeuner était servi sur une table mobile ; Hadia mangeait le steak ou la cuisse de poulet, quelques bâtons de patates frites et buvait une ou deux gorgées de limonade. Elle caressait comme une tête d’enfant la pomme ; et l’ennemi la reprenait ; elle restait là haletante, oisive jusqu’à l’heure toujours la même où Lakbir venait la voir. Quand les médecins partaient, il se glissait dans sa chambre, prenait une chaise et s’asseyait à ses côtés. C’était un vieux Sahraoui qui avait à soixante ans échoué dans cette clinique où il était gardien, jardinier et homme à tout faire. Grand et fort, il avait la peau noire. Dans son visage, des traits fins souriaient parmi les cheveux blancs coupés ras et la barbe courte. Il y avait de la lumière dans cette figure et une bonté infinie dans ces yeux noirs et profonds. Hadia aimait cette force, cette vérité immédiate et humble qui la défendait comme un bouclier contre la scélératesse des hommes, contre la fourberie de la mort. Elle ne se lassait pas de le regarder et, comme il cherchait à lui faire

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plaisir, il lui racontait des blagues. Elle écoutait ses pitreries et partait d’un fou rire qui la détendait. Elle lui parlait de tout, de la chaleur, des mendiants qui pullulaient, des ordures qui s’accumulaient sur les trottoirs, des odeurs pestilentielles ; elle lui parlait des voitures qui se multipliaient, des embouteillages, de la pollution. Elle observait Lakbir et quoiqu’il parlât sans arrêt, elle le trouvait énigmatique et secret. Il ne se confiait pas volontiers ; il savait satisfaire la curiosité de son interlocuteur sans jamais rien trahir de ce qui véritablement comptait pour lui. Lorsqu’un jour, elle lui demanda s’il avait de la famille, s’il était marié, s’il avait des enfants, elle comprit au pli douloureux qui avait creusé la fosse des sourcils, qu’elle avait commis une indiscrétion et une gaffe, qu’elle avait réveillé une plaie qui n’était pas encore cicatrisée. Elle eut un regret et voulut savoir s’il avait déjeuné. « Peux-tu m’en apporter s’il en reste un peu ? ». Lakbir revint au bout d’un moment avec un plateau. Dans une assiette, il y avait des fèves cuites dans de l’huile d’olive avec un hachis d’oignon, de tomate et de cerfeuil. Elle reconnaissait ce bouquet appétissant qui l’avait si souvent intriguée jadis et qui rôdait autour des échoppes des vendeurs de cacahouètes. La tranche de pain était bonne, elle en trempa un morceau dans la sauce, mangea quelques fèves. Elle lui fit l’éloge de cette cuisine simple, ancestrale. Il lui parla un moment du Sud si beau, si vaste mais où la vie était difficile ; l’argent manquait ; il n’y avait ni eau ni terre fertile. Il se plaignit du sable qui avançait, de la sécheresse qui sévissait, des semences mises en terre et perdues, des bêtes qui mouraient de faim et de soif, faute de pâturage. C’était là une malédiction qui frappait le pays et qui châtiait l’impiété, l’hypocrisie et la malhonnêteté. Le désert conquérait les âmes, investissait les cœurs, tuait la charité et la morale, ravageait dehors la nature et les hommes. Le feu du ciel punissait les habitants de Sodome qui avaient choisi la voie du plaisir et du lucre, qui étalaient une opulence scandaleuse tandis que les pauvres croupissaient dans la misère et la honte. Quand il parlait de l’oasis, de la beauté précieuse de chaque brin d’herbe sous les palmiers, de l’irrigation minutieuse, des soins qui étaient prodigués aux arbres fruitiers, aux bêtes de somme, des puits qui tarissaient, du silence de la nuit, elle ne savait plus s’il s’agissait simplement d’un Sahraoui qui se passionnait pour la passion des dattes, elle s’endormait fatiguée.

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Chapitre XVI L’après-midi, le chat sautait par la fenêtre et s’installait dans un coin reculé pour dormir ; des nuages blancs couraient dans le ciel et des volées d’oiseaux passaient ; l’air se rafraîchissait et la lumière tamisée, amortie était pareille à une nacre polie. Hadia avait toujours adoré les après-midi d’automne et de printemps où le temps pacifié oubliait de passer. Elle sentait alors naître dans son esprit comme un soupçon d’éternité. Les tourterelles revenaient batifoler au-dessus du sapin, tournoyer autour de l’euphorbe, se poser sur la ronce de la haie. Puis, elles s’éloignaient, traversaient le boulevard et atterrissaient au sommet du frêne. Des moineaux criards venaient se chamailler sur le rebord de la fenêtre avant de s’envoler en pirouettant comme des as de la voltige. Entre cinq et sept heures du soir, le manège du matin reprenait ; elle voyait défiler les mêmes passants, les mêmes chariots, les mêmes bicyclettes, les mêmes voitures dans le sens inverse ; elle s’étonnait de trouver là un cadran solaire insolite, un cycle bouclé de vie qui ne différait guère du sien ; elle était certes rivée à ce lit mais eux aussi, avaient, quoique sains et libres, une longe qui les retenait et les ramenait, le soir, au bercail ; sauf qu’ils étaient bruyants, vaniteux, mal élevés, qu’ils fonçaient en klaxonnant et troublaient cette paix vespérale ; sauf qu’ils n’avaient pas encore compris qu’ils étaient eux aussi les otages du temps et de la mort, que le câble était rompu et que le téléphérique qui les transportait allait tôt ou tard s’écraser sur les rochers du ravin. Hadia haïssait leur égoïsme, leur inconscience. Elle aurait aimé profiter, comme d’un aprèsmidi antique, de ce bleu attendrissant qui s’écoulait telle une source ; elle aurait aimé louer ce peintre des soirs sensibles, ce poète des crépuscules habités. La nuit, peu à peu, rabattait ses rémiges de buse noire sur le gazon, sur le parc, sur les arbres, sur les villas, sur les klaxons, sur les rires, sur les routes encore grouillantes, sur les amoureux, sur les ivrognes, sur les clochards, sur les chiens dégrisés qui voyaient passer la mort et qui aboyaient. C’était alors une détresse innommable qui l’étranglait, qui l’opprimait quand elle entendait hurler, comme des loups, les ambulances. Elle s’imaginait le sabbat macabre

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des accidents où des gens ivres en fauchaient d’autres à jeun, dans cette ville tentaculaire où parce qu’on allait trop vite, parce qu’on buvait jusqu’à en crever, l’araignée à l’affût dans sa toile monstrueuse vous rattrapait. Dans la chambre, le dîner, les médicaments, les paroles hypocrites étaient un intermède ; puis l’ampoule s’éteignait et la veilleuse seule restait vivante, attentive et les yeux phosphorescents du chat qui s’enhardissait et venait se coucher à ses côtés. Elle lui touchait la tête, lui caressait le dos et tous les deux se regardaient longuement, si longuement que Hadia ne savait plus qui était le chat et qui interrogeait. Une communication s’établissait là ; Hadia devait attendre simplement mais patiemment que le message fût perceptible. Certes, l’air qui ondoyait là, était lourd de menaces ; mais elle ne craignait pas cette périlleuse sincérité qui la calait comme une pierre au bord du précipice. Elle ne se lassait pas d’effleurer ces poils souples et de questionner silencieusement ces yeux éloquents, étincelants ; elle retrouvait dans le regard félin toutes les énigmes du monde. La lune pleine et belle, telle que la chantèrent des générations de poètes arabes, s’habillait et se déshabillait avec un réel sans-gêne, comme une hétaïre antique, juste au-dessus de la fenêtre grisée. Lorsque la nuit noircissait, toutes les constellations parlaient, comme dans un brouhaha, un langage muet, transcendant, inhumain, traçant là les lignes d’un destin tragique et prophétique. Hadia scrutait dans son for intérieur, comme une racine résistante, opiniâtre, ce pessimisme fort, imprenable comme une forteresse ; elle entendait brûler et gronder en elle cet incendie du gai savoir qui l’avait tellement intriguée quand elle était jeune.

Chapitre XVII Le somnifère commençait à agir et une pénombre s’établissait dans son esprit ; elle assistait comme dans une hallucination au carrousel d’une harmonie du soir, elle voyait l’après-midi tirer à sa fin, les fleurs s’éteindre, le violon langoureux esquisser une valse triste ; elle voyait le soir, égorgé comme un cou coupé, se noyer dans son sang qui se figeait ; et c’était elle la femme aimée que

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le poète avait perdue, qu’il regrettait ; son vertige faisait tourner les sons et les lumières ; elle perdait connaissance et s’enfonçait dans la bouche d’ombre. Elle avait des cauchemars ; elle se trouvait dans une cave obscure et moisie ; elle était enfermée dans un placard ; elle entendait sa mère implorer et gémir tandis qu’un monstre sadique la pourfendait ; elle souffrait tellement à cause de ces hurlements effroyables qu’elle se réveillait en nage. Puis elle replongeait dans ce mauvais sommeil et d’horribles chorégraphies du malheur jouaient à la pelote basque avec son cœur sanglant. Elle avait l’impression de vivre des événements irrémédiables qu’elle avait médités jadis. Elle tombait au fond d’un abîme grouillant de reptiles ; elle était ce navire coincé dans la banquise du pôle sur lequel l’hiver se fermait. Un rêve l’épouvantait particulièrement ; elle était étendue sur le dos au pied d’un chêne centenaire et soudain les branches bardées de glands se métamorphosaient en corbeaux qui fondaient en coassant sur sa carcasse, la mordaient, faisaient gicler le sang de sa chair ouverte, tuméfiée ; elle assistait impuissante à cette curée et ses cris s’étranglaient dans sa gorge. Des médecins charitables la recueillaient mais en la recousant, ils se trompaient, lui fermait la bouche, le nez et les oreilles ; elle devenait une outre hideuse qui saignait. Le lendemain, Hadia se réveillait heureuse ; la joie comme une vieille chanson apprise par cœur, chantait dans sa bouche et dans ses yeux ; Souad approchait ; elle la voyait se lever à l’aube, courir derrière un taxi, prendre place dans le car et attendre avec impatience qu’il se mît en marche. Quand il démarrait, elle soufflait soulagée ; la route longue, d’abord tortueuse et bosselée, puis de plus en plus plane, passait comme un rêve oppressant qu’elle effaçait de son ardoise ; quand le car arrivait à la corniche, elle descendait et prenait un autre taxi qui la menait jusqu’à la clinique. Elle sautait et entrait en coup de vent dans le hall, escaladait les vingt marches avec célérité et s’engouffrait dans la chambre où elle se jetait au cou de son amie, l’enlaçait, l’embrassait presque à l’étouffer ; le bonheur extrême et douloureux qu’elle éprouvait, l’exaspérait comme une liqueur âcre, effervescente, la rendait impatiente et violente. Elle passait quatre semaines longues, interminables à attendre ce samedi ; lorsqu’il arrivait, elle était allègre et triste parce qu’elle allait voir Hadia et parce qu’elle devait ensuite la quitter. Hadia se réveillait heureuse ; l’aube qui la courtisait et les passants qui

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dansaient et les merles qui sifflaient et les tourterelles qui batifolaient, étaient autant d’épices qui relevaient cette succulente attente qui trônait comme une terrine de couscous où se bombait un monticule de viande et de légumes colorés, au centre de ce château de sable blond qui était si doux au toucher. Elle se rappelait quand elle préparait ce plat combien la semoule était suave, comme une muqueuse excitée, lorsqu’elle y incorporait lentement, délicatement comme on humecte des lèvres déshydratées - l’eau préalablement salée. Elle attendait patiemment, véhémentement, jusqu’à oublier la douleur et toute la panoplie de la médecine ; quand elle la voyait entrer, elle n’avait plus la force de rire et de se réjouir ; elle avait comme épuisé d’avance la coupe d’allégresse qui lui était offerte. Elle se contentait de se taire, de sourire. Souad devait se faire violence pour retenir les mains qui se tendaient encore et toujours, les élans d’effusion qui s’impatientaient ; elle s’efforçait d’agir, de parler avec calme ; cela la rendait heureuse et la joie éclatait sur le visage de Hadia. Souad avait peur de la dévisager, de la trouver de jour en jour plus maigre, de plus en plus faible, de plus en plus triste ; elle avait peur du chagrin qu’elle allait ressentir et qui allait s’inscrire sur sa figure et la froisser. Elle avait peur que Hadia, qui était attentive, ne s’en aperçût, ne s’en inquiétât à son tour et ne s’en assombrît. Aussi se contentait-elle de savourer la joie des retrouvailles, de jouir de la plénitude du moment présent et de rayonner comme une étoile. Son amie était elle aussi satisfaite et ce bonheur était d’autant plus inestimable que les jours lui étaient comptés.

Chapitre XVIII Ce samedi-là, Souad trouva Hadia plus mal que jamais. Elle avait effroyablement maigri et son teint blême faisait peur. Souad se rendit compte, comme une supercherie, de l’inutilité des soins que son amie recevait ; immédiatement, elle alla se plaindre, fit un véritable esclandre dans la cour de la clinique. Elle traita les médecins de bourreaux et d’escrocs. Le directeur de la clinique qui l’entendit, essaya de lui parler pour la raisonner. Elle exigea tout de suite la facture et menaça d’intenter un procès à son administration. Pour

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elle, il s’agissait là d’un vulgaire mouroir. Sa colère bruyante, intrépide décontenança le directeur qui eut peur dès lors que la réputation de la clinique était en jeu ; aussi ne lui fit-il payer que le minimum. Souad lui libella un chèque sur-le-champ et appela une ambulance, marchanda pour obtenir un prix convenable et l’après-midi même, ils roulaient tous ensemble en direction du Nord. Hadia qui avait pris un calmant, dormit pendant tout le trajet sous l’œil de son amie qui était assise à son chevet et qui la surveillait. Le chauffeur faisait de temps en temps sonner l’alarme et fonçait. Il allait vite, ne s’arrêtait nulle part parce qu’il voulait faire le voyage du retour pendant la nuit. L’ambulance arriva au pied de la falaise à huit heures du soir. La malade fut hissée sur une civière jusqu’à la maison. Elle fut placée au premier étage, dans un lit au milieu d’une véranda dont l’immense porte-fenêtre donnait sur un balcon bordé de pots de fleurs vertes, où une vigne folle escaladait un espalier et s’accrochait aux lattes d’une treille. Hadia dormit une partie de la nuit ; à l’aurore, le spectacle de la mer splendide et qui faisait la roue, l’émut comme un cadeau. Cette véranda lui plaisait ; elle s’y trouvait comme un joyau dans un écrin ; autour de la perle qui rutilait, les meubles rares ne déparaient guère l’émail de cette huître. Elle vit d’abord le ciel s’attendrir ; elle le vit rosir et bleuir ; elle pensa immédiatement à « Harmonie du soir » et à « La Mort des amants » ; puis l’aurore empourpra comme un baiser « la mer toujours recommencée » ; elle la regarda longuement, lui trouva la grâce et la nonchalance de la femme belle et stérile dont le ventre poli et les seins fermes appelaient la caresse incantatoire, provoquaient la prière jaculatoire. Elle lui trouva l’allure sourde et sournoise du reptile venimeux qui avance, terrible et fatal. Elle lui trouva surtout l’attitude majestueuse et apaisée d’un élément quasi éternel qui était là avant l’avènement de l’homme et qui sera toujours là après sa disparition. Elle vit l’immense cloche du ciel suspendue comme un plain-chant audessus de la falaise. Elle vit les sept voiles de la lumière danser comme Salomé, accompagnés d’un tourbillon de mouettes brèves et aiguës. Elle vit les feuilles larges de la vigne palpiter sous la brise du matin. Elle vit la mer déployée, comme un monstrueux python, ramper dans ce détroit qui séparait, qui reliait deux continents et deux cultures qui se tournaient le dos ;

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d’un côté, la pauvreté qui grouillait ; de l’autre, la richesse qui se fortifiait. Elle vit dans cette immensité liquide une métaphore du désert et du destin ; un dernier combat l’attendait, qu’elle devait livrer contre elle-même, contre les racines imbéciles qui s’agrippaient aux rochers, contre cette mort affreuse qui l’habitait comme un simoun le désert de sable. Elle devait vaincre cette nostalgie idiote qui l’écartelait, ce chagrin et cette solitude qui l’assiégeaient ; elle devait vaincre cette volonté absurde de survivre coûte que coûte, de se conserver infiniment diminuée comme une momie dans un sarcophage. Elle devait se débarrasser de cette peau morte qui la grevait ; elle devait traverser cette étendue majestueuse et désertique, traverser l’erg du dehors où elle était condamnée à errer comme une nomade ; elle devait combattre et conquérir cet espace hostile et refouler paradoxalement la pulsion perverse qui la jetait toujours dehors et que seuls satisfaisaient un changement continuel et un divertissement ininterrompu. Elle pensa que la maladie et la mort étaient pareilles à cette mer ; elle devait les défier, les affronter et les apprivoiser en les domptant, elle devait transformer ces ennemies cruelles et voraces en alliées.

Chapitre XIX Ce dimanche-là Souad se réveilla tôt, prépara une soupe au poulet et monta voir son amie qu’elle trouva les yeux déjà ouverts. Elle l’embrassa et s’assit à ses côtés. Une joie lui gonfla la poitrine quand elle comprit qu’elle venait enfin de réussir une gageure, ramener Hadia qu’elle aimait sur la falaise qu’elle adorait. En outre, son amie faisait déjà l’éloge de cet endroit et la remerciait de lui avoir permis de le voir et d’y vivre. Elle louait ce nid d’aigle où un esprit sublime devait souffler et admirait la mer incessante et coquette comme une gigantesque perruche. Souad l’aida à s’asseoir, lui versa un bol de soupe qu’elle but lentement puis elle mangea une crêpe aux amandes qu’elle apprécia. Souad ferma le battant droit de la fenêtre et poussa le lit contre la vitre et la baie entière s’épandit devant elles. Cette vaste surface vivante et moirée la remua comme un défi ; elle vit les flancs de la falaise arrondie en hémicycle dont les parois déchiquetées se crevassaient en minuscules calanques ; elle vit les pêcheurs et

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les barques ; elle entendit le hoquet lourd d’un bateau qui avançait péniblement dans le flot ample qui l’esquivait ; comme un enfant qui joue à l’élastique, la barque piquait du nez puis la paume de la mer la relevait et elle continuait sa course absurde tel un scarabée qui monte et descend les bosses d’une plage défoncée. Là, à gauche, un grand paquebot blanc était comme immobilisé au bout de la jetée. Les deux amies bavardèrent jusqu’à midi puis Souad s’esquiva pour préparer le déjeuner. Hadia se sentait bien et quand elle s’assoupit, aucun cauchemar n’empoisonna son sommeil qui dura plus d’une heure. En ouvrant les yeux, elle trouva le repas servi, mangea un peu de poulet rôti, prit quelques bouchées de pain ; puis elle but de la limonade. Souad lui tenait compagnie ; comme elles étaient devenues très proches l’une de l’autre, elles n’avaient plus besoin de langage pour communiquer. Il leur arrivait d’échanger des émotions et des sentiments sans ouvrir la bouche, sans même se regarder. Cette communion fraternelle les rassérénait. Toutes deux profitaient pleinement de ce tête-à-tête sans qu’aucune contrainte vînt troubler leur âme, borner leur esprit. L’amitié était totale et inconditionnelle en sorte qu’elles jouissaient d’une liberté absolue, illimitée. Le soir tomba ; le ciel et la mer comme deux protagonistes changèrent à plusieurs reprises d’habits de scène. Hadia admirait ces tons bleus, ces nuances roses ; lorsque l’obscurité couvrit cette mer gonflée qui soufflait comme une cohorte de cachalots, les mêmes étoiles qu’elle avait admirées à Rabat, vinrent la saluer comme des amies. Elle crut même entendre une pouffée de rire sidéral, dur et pur comme un murmure. Dans le vacarme ininterrompu de la mer qui grondait et réprimandait sans arrêt les écueils, la voix de son amie avait des inflexions émues de violon dans un concerto. La parole était devenue un chant qu’elle aimait et qui vibrait jusque dans son corps. La signification des mots, des phrases perdait sa primauté, devenait incertaine, marginale et badine. Une idée séduisante germait dans l’esprit de Souad qu’elle ne confia pas à son amie. Elle passa la nuit sur le canapé et pendant qu’elle reposait, les yeux ouverts, emplis des grappes d’étoiles qui scintillaient, qui criblaient à intervalles réguliers, la colonnade noire de la nuit, elle pensait qu’elles avaient toutes les deux raté leur vie, bradé leur corps et leur âme, faute de lucidité. Elle avaient dédaigné, éconduit des hommes bons et nobles pour s’attacher à des goujats qui les avaient exploitées ; il leur fallait retrouver la clairvoyance, le discernement et l’équilibre intérieur. Elles devaient restaurer, remettre debout les piliers

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écroulés de la volonté et du courage ; elles devaient réhabiliter le principe de l’effort, faire preuve de dureté, de cruauté à l’égard de cette limace paresseuse et épicurienne qui les habitait et qui bavait dans sa carapace où elle était lâchement embusquée. Une semaine plus tard, elle commença à réaliser ce qu’elle avait conçu. Elle apporta une balle et s’amusa à la lancer à son amie qui l’attrapait et la lui rendait. Hadia s’essoufflait vite et ses bras étaient rapidement fatigués. Souad la sollicita à plusieurs reprises et lorsqu’elle la vit échauffée, elle l’aida à se lever et lui fit faire le tour du lit. Elle l’emmena ensuite sur le balcon où l’air frais du matin la grisa. Elle la ramena lentement au lit où elle l’aida à se recoucher. Hadia retrouva alors l’usage normal de ses sens et sentit de nouveau l’exact poids de son corps. Elle mangea un peu mieux qu’auparavant et le jus d’orange qu’elle prit lui donna un peu de force. Pendant des jours, Souad s’efforça par de tels exercices, d’insuffler un peu de vigueur à ce corps décadent même si les progrès étaient insignifiants, négligeables. Elle persévéra, installa une baignoire et un chauffe-eau dans une chambre voisine où après la séance de gymnastique, elle déshabillait son amie, la mettait dans l’eau tiède et la laissait pendant un long moment se détendre et rêver puis elle la savonnait et la lavait doucement, maternellement, l’enveloppait encore humide dans un peignoir et l’emmenait dans son lit où elle l’habillait. Petit à petit, cette opiniâtreté commença à porter ses fruits ; une amélioration se produisit. Mais Souad n’en tint pas compte et continua à s’occuper du corps effondré. Elle se procura chez un guérisseur de la ville, des herbes et du miel sauvage. Comme elle avait peur de l’empoisonner, elle essayait les tisanes sur elle-même d’abord, puis elle les lui donnait. Chaque matin, elle lui faisait prendre une cuillerée à soupe de miel amer. De plus, la nourriture qu’elle lui servait, était frugale mais substantielle. Elle essayait ainsi de régénérer ce corps abîmé. L’effort que Hadia faisait, la sueur, le bain, l’air salin de ce printemps éternel, ravivèrent ses forces déclinantes ; elle retrouva un peu d’aplomb pour se tenir debout et marcher, aller d’un coin de la véranda à l’autre. Elle sortait sur le balcon, s’arrêtait devant le géranium, caressait les mèches tombantes du petit aréquier, s’appuyait sur l’espalier et se sentait presque bien.

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Chapitre XX Au bout de quinze jours, Souad put descendre l’étage, faire quelques pas dans le jardin et s’asseoir au pied du figuier. Souvent, elle se promenait au bras de son amie dans l’allée qui longeait la haie de fragon ; les milliers d’étoiles blanches qui jonchaient le sol, la ravissaient comme un excellent augure. A l’extrémité de l’enclos, s’élevait un pin vert qu’une bougainvillée parait de fleurs roses qui ressemblaient à des papillons. La plante grimpante enlaçait le résineux amoureusement et ce clin d’œil de la nature plut à Haie comme une confidence. Quand elles remontaient dans la véranda, elles bavardaient longuement ; Hadia avait presque retrouvé la santé. Souad avait réussi à lui donner le goût de vivre mais il fallait surtout l’immuniser contre le travail souterrain de sape et de doute qu’accomplissaient l’angoisse et le désespoir. Elle l’exhortait à cultiver son esprit et à fortifier son âme. Par des lectures d’auteurs qu’elle connaissait, Souad lui montra quel péril il y avait à être sensible et à s’attendrir sur soimême. Quand le malheur vous poursuit, vous saisit, il est idiot d’assister impuissant et tremblant à cette torture. Cette chair, ce cœur et ces sens qui sont à l’origine des passions, qui vous abattent et vous avilissent, il faut les enrêner et les museler. Si la douleur de l’orgueil blessé, cherche à émerger de cette bassesse, il faut s’en servir comme d’un tremplin, s’y appuyer pour sortir de la lâcheté et de la veulerie et retrouver l’honneur et l’aplomb. C’est par couardise que l’on accepte d’être asservi par une maladie et c’est une souffrance que l’on subit. Or relever le défi, se rebeller et combattre l’ennemi, provoquent la même quantité de souffrance sauf que cette dernière est active et noble tandis que l’autre est tout opprobre. Devant la douleur et la mort, il faut opter pour une libre témérité et éviter la reddition et la résignation abjectes. Souad lui rappela l’exergue qu’elles avaient aimé jadis : « Carcasse, tu trembles, tu tremblerais davantage si tu savais où je te mène. » Ce corps qui tombe en ruines et qui te transforme en loque et en larve, pourquoi ne pas le fouetter, le dompter,

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l’obliger à galoper comme une haridelle ; il souffrira un peu mais il retrouvera plus tard sa vigueur et deviendra indépendant. Qu’importait la saison ! La sécheresse avait sévi toute l’année ; un éternel été s’époumonait comme un ténor dément sur un champ de bataille jonché de cadavres. Souad invitait son amie à sortir ; elles allaient dans une toute petite crique à cinq cents mètres de la maison ; des paysans leur avaient installé une sorte d’ascenseur artisanal dont elles profitaient. Au pied du rocher, une petite vasque s’emplissait à marée haute et les deux femmes s’y baignaient. L’eau de mer âcre, le lichen glissant et chevelu, l’effluve des algues en décomposition, leur tournaient la tête et elles riaient tout en barbotant dans ce vertige, dans cette baignoire naturelle. De tels moments d’allégresse insouciante, étaient un viatique pour Hadia qui traversait là le désert de la maladie. Le panier un peu rêche, les cordes qui coulissaient et crissaient, égayaient Hadia et l’effrayaient comme un toboggan. Quand elle se retrouvait lasse et lavée dans la véranda, elle s’endormait vite et ce regain de bonheur intempestif, dans ce pays aride, avait conquis une bonne moitié du cœur de Souad. Cependant, dans son for intérieur, s’agitait le démon du doute et la peur requinquée reprenait du poil de la bête. Souad chassait de toutes ses forces et combattait ces intrus, ces trouble-fête et refusait de penser à l’avenir. Elle allait travailler et revenait de plus en plus vite à la maison en sorte que sa mère devait faire les emplettes, la cuisine, le linge, la lessive. Du reste, elle ne se plaignait pas car elle s’était discrètement attachée à la malade et ne voulait pas la perdre. Elle n’accordait aucun crédit aux médisances qui circulaient dans le village. Pourtant, le mal quelque temps contrarié, marqua juste une pause, comme un tortionnaire sadique fait semblant d’épargner sa victime pour lui donner l’espoir de la délivrance, la reprendre ensuite, l’égorger, l’écorcher et la tronçonner. L’innommable putois sanguinaire et putride ouvrait d’épouvantables galeries dans le ventre de Hadia ; au bout de la métastase, tout le corps devint blet et pourri, comme ces figues qu’elle piétinait naguère dans le parc ; la faiblesse s’aggrava et l’agonie commença. Elle devint décharnée, squelettique, bleue, menue et mourut. Souad reçut là comme un grand coup de massue qui la désarçonna, l’étourdit. Néanmoins, elle fut soulagée car elle ne supportait pas les douleurs de son amie ; elle n’aimait pas cet état dégradé, presque comateux qui se

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caractérisait par la perte progressive de la conscience et de la sensibilité ; elle n’aimait pas ce regard d’ivrogne hagard et égaré qui ne la reconnaissait plus, ce corps saccagé qui ne se retenait plus, excrétait et pétait de manière animale. Elle avait honte et trouvait indigne cette dérive et cette dégénérescence. Pourtant, la souffrance fut terrible et grandit à mesure que l’image de la mort s’imposait à elle, que la perspective d’une absence illimitée lui coupait le souffle. Hadia faisait partie de son esprit et de son corps comme la bougainvillée qui empanachait le pin ; elle s’était habituée à sa présence, à son rire, à sa voix, à ses yeux et les perdre tout d’un coup et se retrouver nue comme un arbre veuf, voilà un calvaire que rien ne pouvait atténuer. Elle appela un médecin qui constata le décès et donna le permis d’inhumer. Les démarches administratives qu’elle fit, la distrayèrent un moment ; elle s’occupa des funérailles, lava la dépouille et sa mère l’aida à coudre le linceul. Des hommes du village la transportèrent à la mosquée où une prière fut célébrée en son honneur. Ils la portèrent au cimetière où elle fut enterrée. Souad ne pouvait assister à cette cérémonie mais de la terrasse, elle entendait les voix graves psalmodier des versets du Coran en se hâtant à mesure que la dépouille disparaissait sous les pelletées. Souad s’effondra alors et pleura longtemps. Personne ne put la consoler et pour souffrir davantage, elle passait de longues heures à la véranda où errait comme un reproche de la morte. La douleur était turbulente, fébrile ; elle vibrait et battait le corps. Dans ce cœur où sévissait un terrible désert, la souffrance élut domicile, s’acclimata et s’assagit. Souad pensa que son amie défunte était ressuscitée, qu’elle avait quitté sa tombe et qu’elle était venue l’habiter, la hanter. Où qu’elle alla, elle la sentait vivace, éveillée au plus profond d’elle-même.

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