Tentative D'interprétation De Neiges

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Ahmed Berrouho

Tentative d’interprétation De Neiges

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INTRODUCTION Neiges est un petit recueil que Saint - John perse compose à New York en 1944 ; la même année, les quatre recueils, Exil, pluies, Neiges et Poème à l’Etrangère, sont réunis et apparaissent dans Lettres françaises, à Buenos Aires en Argentine, sous le titre commun de Quatre poèmes. Plus tard, ce groupe de recueils recevra, tout simplement et de façon définitive, le nom de l’une de ses parties, Exil. Neiges est dédiée à la mère du poète, Françoise - Renée Saint - Léger Léger qui vit en France où elle meurt en 1948. Le recueil est constitué de quatre chants de longueur à peu près égale, numérotés en chiffres romains de I à IV. Les versets s’allongent remarquablement et deviennent des laisses qui ne doivent pas être confondues avec des paragraphes pour deux raisons essentielles, les laisses commencent par une minuscule et ne jouissent pas toujours d’une intégrité syntaxique dans la mesure où le passage d’une laisse à l’autre se fait parfois non pas à la fin d’une phrase mais au milieu, à tel point que cette articulation prend un relief particulier puisque les termes qui se trouvent de part et d’autre de cette charnière sont particulièrement soulignés. Il faut insister sur la volonté du poète de mettre en relief cette transition ; le passage à la ligne se produit à un moment crucial où, comme dans un suspense, un élément fondamental intervient dans la phrase. Le premier chant est composé de quatre laisses, la première débute curieusement par la conjonction de coordination et ; alors qu’au début les deux laisses commencent par une majuscule et s’achèvent par un point, la troisième qu’ouvre une majuscule, se termine au milieu de la phrase et la quatrième laisse qui devrait, comme tout vers français, commencer par une majuscule, se contente d’une minuscule. Saint - John Perse semble opter pour une sorte de rejet dans la mesure où il crée volontairement un divorce entre l’aspect métrique et l’aspect syntaxique. Le rejet permet de souligner le SN cette buée d’un souffle à sa naissance, et de mettre en évidence la seconde tentative d’appréhension du phénomène mystérieux qui se fait jour. Le second chant comporte également quatre laisses ; les mêmes liens unissent la troisième et la quatrième laisses ; dans le troisième chant, l’on relève six laisses où se produit le même désaccord entre la métrique et la syntaxe, étant donné que juste au début de la phrase, qui commence par le SN Une lampe, le poète décide de changer de laisse où il place le reste de la phrase. Un rejet apparaît à la dernière laisse. Quant à l’ultime chant, il est composé de quatre laisses où intervient aussi un rejet. Après un astérisque, une dernière phrase inachevée met fin au

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recueil. Comme les autres recueils de Saint - John Perse, le recueil Neiges est difficile à lire ; il comporte de nombreuses ruptures d’isotopie qui occasionnent de l’incohérence et de l’obscurité. Nous allons en faire une analyse sémantique et rhétorique au cours de laquelle nous tenterons, là où cela est possible et à l’aide des stratégies rhétoriques, de rétabli la cohérence perdue ; il nous semble que les poèmes de Neiges comportent un itinéraire qui va du désert au pays, de la détresse à la fête, de la stérilité à la création. La détresse Dans le recueil Neiges, les hommes de culture paraissent souffrir de la situation qui leur est faite dans un monde qui les ignore. Nous avons déjà signalé le leitmotiv qui se retrouve dans nombre de recueils où Saint - John Perse ne cesse de dénoncer la décadence de ce monde et de ce siècle auxquels il reproche stérilité, sécheresse et agonie ; n’oublions pas, dans Vents, la longue métaphore de l’arbre mort du siècle qui porte livrée de l’autre hiver. Aussi dès le départ de Neiges, le poète évoque comme une insupportable migraine la souffrance que les hommes de culture subissent et ressentent comme un châtiment. Une peine les frappe d’un ostracisme qui les emprisonne dans la solitude quand il fait allusion à cette « Et peine[qui est] remise aux hommes de mémoire,[…] » Saint - John Perse appelle les hommes qui se chargent du patrimoine culturel, comme d’un faix et d’une responsabilité lourdes à porter, des hommes de mémoire ; les artistes et les hommes de culture se distinguent des autres hommes ; plus encore, ils sont placés dans la catégorie singulière et marginale des névrosés et des psychopathes. En effet, dans un même chant, il rapproche les hommes de mémoire qui coltinent le patrimoine comme des atlantes et les personnes désaxées qui perdent le contact avec la réalité et qui sont frappés d’amnésie. « Et ceux-là seuls en surent quelque chose, dont la mémoire est incertaine et le récit est aberrant. » Le temps de détresse qui précède l’avènement des neiges, se caractérise donc par la stérilité, la mort de tout et par le silence. Le deuxième poème évoque comme une source de difficultés pour l’homme, la mobilité qui fait de la vie un esquif ballotté par les vagues du temps et du hasard ; il le constate et le déplore parce que cette mobilité et le déracinement qu’elle provoque, se trouvent à l’origine de la rupture de communication, de la distance et l’éloignement qui en résultent ; en outre, cette situation suscite une solitude et une nostalgie auxquelles Saint - John perse réfère par le truchement d’une belle, d’une poignante oxymore : « Et il y a un si long temps que veille en moi cette affre de douceur… » Du reste, le poète en tire une sentence philosophique fort pessimiste qui fait du destin de l’homme un territoire que personne ne maîtrise. Pour essayer

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de justifier le silence dans lequel il s’enferme et dont souffre sans aucun doute sa mère qui ne reçoit de sa part aucune correspondance. « Et vous aviez grâce de ce mutisme au cœur de l’homme comme une pierre noire… Car nos années sont terres de mouvance dont nul ne tient le fief… » La vie de l’individu n’est plus ancrée dans une région, un pays où des relations solides et multiples le relient comme des racines à la famille et aux amis. Son existence devient un voyage perpétuel, une espèce de course du temps, une sorte de course des ans qui le ballotte de terre en terre et même à travers les mers. « Ce n’était pas assez que tant de mers, ce n’était pas assez que tant de terres eussent dispersé la course de nos ans. » Cette odyssée interminable transforme sa vie en un puzzle dont les pièces sont à jamais dispersées ; elle en fait un grimoire incompréhensible que personne ne peut lire ni comprendre ; l’isolement grandit alors dans cette situation de totale incommunication. Dans cette vie nomade, l’homme est obligé de souffrir pour pouvoir supporter ce périple qui a le goût amer de l’exil. Au début du second chant, Saint - John Perse recourt à une métaphore filée pour désigner cet inévitable éclatement, cet implacable éparpillement de la substance de la vie ; les routes suivies deviennent des fils qui s’entrecroisent pour former un filet ; l’homme, en poursuivant sa destinée, est contraint de traîner le filet de ses routes comme un pêcheur tire le filet de la mer où il l’a jeté auparavant. « Sur la rive nouvelle où nous halons, charge croissante, le filet de nos routes […] Le poète évoque à deux reprises le sentiment de tristesse qui est le lot de l’homme dans ce monde sclérosé qui méconnaît la ferveur, la fécondité et la création. « Et quelque part où le silence éclaire un silence de mélèze, la tristesse soulève son masque de servante. » le poète ajoute : « Et la tristesse des hommes est dans les hommes,[…] Aussi, avant l’arrivée des neiges, le monde est sombre et l’homme est triste car tout dans la nature et chez l’homme semble frappé de stérilité. Cette situation de malheur et de déshérence est dans Neiges traduite par la métaphore de la nuit qui représente en fait la frontière où le connu et le senti s’effacent devant l’avancée de l’inconnu. Trois fois, le poète parle de la nuit, dans la seconde laisse du premier chant, il nous précise que cela se passe « toute la nuit » et il ajoute que le phénomène se produit « à notre insu » puis il poursuit dans la laisse suivante l’évocation de cet événement inouï qui reste hors de portée de majorité des hommes : « Nul n’a surpris, nul n’a connu […] cette chose […] la nuit apparaît également dans la deuxième laisse du second chant : « les chantiers[ sont] illuminés toute la nuit[…] elle revient dans le troisième chant dans la question que le poète pose à sa mère qui se trouve en Europe : « Neigeait-il cette nuit, de c côté du monde où vous joignez les mains ? » L’arrivée des neiges est ainsi considérée comme un événement étrange, mystérieux puisqu’il commence et se poursuit pendant toute la nuit là où personne

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n’est en mesure de le discerner. En grossissant et en s’épanouissant, il provoque l’éclosion du matin ; Il comporte, comme un iceberg une partie visible et une autre la plus importante sans doute, qui demeure invisible. Comme dans Exil, la nuit fonctionne comme une métaphore de l’inconnu ; le matin constitue la rencontre, à la limite du connu, de ce pan de la réalité qui reste hors de portée. L’avènement des neiges n’est pas à prendre simplement comme un phénomène météorologique mais comme un événement important qui bouleverse les conditions de vie des hommes, qui provoque des désagréments par les modifications qu’il apporte, qui permet cependant à des êtres privilégiés d’accéder à une expérience originale puisqu’il étend le champ de leur sensibilité et de leurs connaissances. Nous retrouvons, comme dans Exil, cette réalité extrême qui ne cesse de se dérober ; le poète recourt ici aussi, pour désigner ce phénomène monstrueux au mot chose : « […] le premier attouchement de cette chose fragile et très futile […] Ici aussi le poète ne se contente pas de nommer une seule fois le phénomène entrevue, mais procède par touches successives comme pour approcher quelque chose de rebelle, de farouche qui se refuse à entrer dans un moule verbal. Dans la troisième et la quatrième laisses du premier chant, Saint - John Perse marque clairement cette hésitation d’abord dans une négation répétée à quatre reprises : « Nul n’a surpris, nul n’a connu, au plus haut front de pierre, le premier affleurement de cette heure soyeuse […] nul n’a surpris, nul n’a terni cette buée d’un souffle à sa naissance […] » Notons à ce propos, que Saint - John Perse, à laide d’un parallélisme syntaxique, accouple de façon métaphorique les verbes connaître et ternir ; cela lui permet d’affirmer d’une part que l’essentiel ne se laisse pas saisir, que la connaissance, quand elle perd la ferveur qui la porte, dégrade, déprécie son objet. C’est pourquoi il suggère que personne n’a encore pu connaître et partant ternir, salir cette réalité inconnue dont les racines se perdent dans l’épaisseur de la nuit. Le poète utilise le substantif chose qui, à cause de sa généralité, ne peut rien décrire ; ensuite, il s’efforce d’approcher pas à pas cette éclosion énigmatique ; ce faisant, il insiste, dès le début du chant, sur l’entière nouveauté de cet événement, en employant l’adjectif premier plusieurs fois pour excuser l’échec de toute tentative de saisie de ce qui évolue là. Il se sert aussi de substantifs le premier affleurement, le premier attouchement, pour exprimer son apparition et son rapprochement ; cette chose est désignée par le nom heure qui se révèle aussi vague puisque la réalité se fond dans ce temps privilégié qu’est l’aube à la sortie de la nuit ; de plus, le poète n’emploie le substantif souffle mais par la buée, ce panache de vapeur d’eau que la naissance du souffle provoque : « Nul n’a surpris, nul n’a connu, au plus haut front de pierre, le premier affleurement de cette heure soyeuse, le premier attouchement de cette chose fragile et très futile, comme un frôlement de cils. Sur les revêtements de bronze et sur les

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élancements d’acier chromé, sur les moellons de sourde porcelaine et sur les tuiles de gros verre, sur la fusée de marbre noir et sur l’éperon de métal blanc, nul n’a surpris, nul n’a terni cette buée d’un souffle à sa naissance, comme la première transe d’une lame mise à nu… » Notons que, comme dans Exil, la réalité extrême qui apparaît dans Neiges, participe à la fois de l’âme, comme le dit l’allusion au souffle et à l’heure, et du monde comme le prouve l’évocation de la chose. Enfin, deux comparaisons viennent clore cette série d’approches en suscitant cependant une vraie difficulté de lecture dans la mesure où les deux comparants sont parfaitement antithétiques ; la première comparaison, « comme un frôlement de cils », évoque la douceur, la légèreté de la chose, tandis que la seconde, « comme la première transe d’une lame mise à nu », met en évidence le péril que représente une épée dégainée et par conséquent la terreur qu’elle occasionne ; à l’intérieur de cette comparaison une métaphore, la transe d’une lame, parle sans doute de l’éclat que la lame émet quand elle se trouve hors de son fourreau offusquant l’ennemi qui en est menacé. Nous voyons que le poète, pour insister sur la beauté, la fécondité d’une part et l’énigme et le danger, d’autre part, de cette réalité inexplorée, accepte de se contredire ; une oxymore résulte de l’opposition de ces caractéristiques que sont la douceur et la violence de cette chose. L’impact de la neige Nous avons vu qu’il n’était pas question d’une vulgaire perturbation atmosphérique qui, à cause de la chute de la température et de la présence d’une dépression, provoquait des chutes de neige. Le phénomène météorologique n’est pas à prendre à la lettre dès lors qu’il devient lui-même un signe et qu’il désigne une transformation essentielle dans le monde et chez l’homme ; cette transformation est si étrange, si exceptionnelle que le commun des mortels ne la remarque pas ; du reste, il n’en a cure, à supposer q’il en est le moindre soupçon. Le poète le dit et le répète ; cette manifestation est cachée à la plupart des hommes comme l’atteste la double négation déjà citée : « Nul […], nul […] En fait, la pressentent seuls ceux qui sont anormaux, comme les fous et les poètes ; deux fois, le poète le dit, dans le premier chant : « Et ceux-là seuls en surent quelque chose, dont la mémoire est incertaine et le récit est aberrant. » On ne peut s’empêcher de penser aux personnes qui souffrent de névroses et de psychoses. Il le répète dans le dernier chant : « comme le voyageur à la néoménie, dont la conduite est incertaine et la démarche est aberrante, […] Cette transformation a des conséquences néfastes dans la vie quotidienne du

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commun des mortels ; l’arrivée des neiges perturbe le tissu des habitudes de chaque jour ; elle rend toute communication difficile sinon impossible ; pour exprimer cette difficulté de communiquer, le poète évoque les problèmes que les navires trouvent à naviguer en mer ou dans le fleuve ou les lacs, lorsqu’une tempête de neige sévit. L’abondance des neiges qui tombent près des ports et des estuaires couvre d’un brouillard blanc mer et terre ; le poète fait appel à une métaphore pour la rendre saisissable, concrète ; la neige est une couche de naissain qui envahit le monde et qui ôte toute visibilité ; les bateaux perdent leur chemin et la peur de faire naufrage en heurtant quelque autre vaisseau, les obligent à signaler constamment leur présence de façon sonore ; le poète les assimile à des bêtes bœufs perdus qui ne cessent de meugler : « Je sais que des vaisseaux en peine dans tout ce naissain pâle poussent leur meuglement de bêtes sourdes contre la cécité des hommes et des dieux ; […] La chute des neiges aveugle les hommes qui, faute de visibilité, ne peuvent pas conduire le bateau à bon port ; aussi, font-ils appel à un pilote expérimenté qui habite la région et connaît tous les périls, tous les récifs de la côte : « et toute la misère du monde appelle le pilote au large des estuaires. » Nous voyons clairement comment l’arrivée des neiges est à l’origine du malheur des hommes puisqu’elles les frappent de cécité et qu’elles les rendent misérables. Dans les villes, la neige constitue un obstacle à la communication ; elle encombre les trottoirs et les chaussées ; l’on est obligée de faire appel aux éboueurs noirs pour la déblayer : « Et c’est aussi grand bruit de pelles à nos portes, ô vigiles ! Les nègres de voirie vont sur les aphtes de la terre comme gens de gabelle. » Nous rencontrons une métaphore, les aphtes de la terre, qui fait des monticules de neiges qui s’entassent dans la rue des inflammations de la paroi buccale ; les ouvriers qui ramassent la neige sont comparés à des gabelous qui s’occupaient jadis et de façon exclusive, du commerce du sel. Sur la chaussée, après le passage des chassesneiges, les voitures, pour rouler, sont équipées de chaînes et le poète : « Et l’on ne avait pas qu’il y eût au monde tant de chaînes, pour équiper les roues en fuite vers le jour. » Pour les fous et les poètes, les chutes de neiges constituent une véritable aubaine puisqu’elles les soulage d’un grand poids et d’une douleur constante et pernicieuse ; en effet, elle les débarrasse de cette lourde charge de la mémoire qui les grève, les obsède et les fait souffrir ; elle apportent une trêve dans le supplice, dans la peine qui leur est constamment infligée ; elles mettent un terme à leurs maux en rafraîchissant leurs fronts qui étaient brûlant de fièvre, le poète trouve que cette neige est pareille à des compresses que l’on place sur la tête des malades fiévreux : «Et toute peine remise aux hommes de mémoire, il y eut une fraîcheur de linge à nos tempes. »

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Par ailleurs, malgré sa douceur, sa légèreté et sa fraîcheur, la neige qui tombe, accomplit une opération de table rase ; en couvrant les villes et les campagnes d’un manteau blanc, elle arase les reliefs du terrain, elle égalise les paysages ; toutes les caractéristiques qui les distinguent, sont effacées ; toutes les marques, tous les repères disparaissent au point que l’on se trouve en face d’un monde nouveau , inconnu et étrange où les objets, les accidents, les couleurs se perdent ; la neige transforme le monde en une page blanche ; elle tisse un lé immense d’une cotonnade immaculée où, faute de différences et de balises, le réel et le temps disparaissent ; pour le poète, la neige refait la jonction entre le réel et l’imaginaire et dilue le présent dans le passé et l’avenir dès lors que la neige introduit dans cette présence qu’est l’écoulement incessant du temps, des pans inquiétants, périlleux d’absence. « Et puis vinrent les neiges, les premières neiges de l’absence, […] Sur le plan poétique, l’absence constitue une dimension cruciale qu’il faut évoquer ; pour construire des œuvres nouvelles, il faut sinon détruire les anciennes, du moins, les bannir de la mémoire, ; il faut leur réserver un espace où elles puissent germer et s’épanouir ; pour écrire des poèmes, l’on est obligé d’effacer ce qu’on sait, d’oublier ce qu’on a appris et de se lancer dans la gageure d’un acte de création qui tranche avec la réalité existante et l’œuvre déjà accomplie. Nous avons affaire à une remise en cause du travail réalisé ; la nécessité d’un recommencement se fait sentir. La neige blanchit le monde et le rend neuf et vierge comme une page blanche. Cet événement débouche à la fois sur le silence et la parole dès lors que l’on se trouve à la source même où grâce au silence que la neige a rétabli en amortissant grandement tous les bruits, on décider de reprendre derechef la parole ou au contraire se taire pour respecter cette paix première, cette trêve ; car, ne l’oublions pas, le malheur que le poète éprouve et qu’il désigne tantôt par la peine, tantôt par la tristesse, a son origine dans le poids, dans la responsabilité de cette mémoire de ce patrimoine que tout homme de culture est censé assumer. Dans Vents, Saint - John Perse dénonce ironiquement mais de façon véhémente, l’aspect délétère, déliquescent, cadavérique d’une culture morte qui se décompose et dont la poussière et les miasmes deviennent dangereux pour le lettré qui est obligé d’y mettre la main : « Un homme s’en vint rire aux galeries de pierre des Bibliothécaires, Basilique du Livre ! […] A quelles fêtes du Printemps vert nous faudra-t-il laver ce doigt souillé aux poudres des archives - dans cette pruine de vieillesse, dans tout ce fard de Reines mortes, de flamines - comme aux gisements des villes saintes de poterie blanche, mortes de trop de lune et d’attrition ? » L’avènement des neiges est un phénomène ambigu qui a un côté néfaste, négatif et destructeur pour l’homme et la culture, dans la mesure où toutes les références antérieures s’effacent et où le monde arasé, devient incompréhensible,

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illisible pour le commun des mortels ; il constitue, pourtant, une chance pour le poète qui se libère du patrimoine obsédant et lourd et se lance dans une activité créatrice susceptible de le sauver de l’oisiveté inepte et de le rehausser dans sa propre estime. La transfiguration Le poète considère l’arrivée de la neige comme une aubaine ; contrairement aux gens normaux qui n’y voient que source de problèmes et de difficultés, il y décèle d’abord une entorse à l’engrenage implacable, irréversible du temps ; l’état habituel du monde change, et cette modification trouve son expression dans l’idée de la fête ; même les objets grandissent et embellissent ; la matière se libère du poids qui l’écrase ; dans les villes, les immeubles qui sont construits en béton et en pierre, perdent leur poids et deviennent singulièrement légers ; une métaphore en fait des ruches, des fourmilières ou des termitières qui s’élèvent dans le ciel et deviennent presque impondérables : « Et toute la nuit, à notre insu, sous ce haut fait de plume, portant très haut vestige et charge d’âmes, les hautes villes de pierre ponce forées d’insectes lumineux n’avaient cessé de grandir et d’exceller, dans l’oubli de leur poids. » Les saillies, les éperons de pierre ou de béton cessent d’être laids puisqu’ils commencent à exceller ; ils perdent leur caractère agressif dans la mesure où ils acquièrent une douceur que la neige qui les recouvre, leur communique comme une ouate. « Au plus haut front de pierre[…] Sur les revêtements de bronze et sur les élancements d’acier chromé, sur les moellons de sourde porcelaine, sur la fusée de marbre noir et sur l’éperon de métal blanc […] Dans le chant II, il est question des villes de l’est des Etats - Unis où d’innombrables chantiers de construction fonctionnent de façon permanente ; toutes les huit heures la sirène annonce un changement d’équipe si bien que le travail ne s’arrête jamais ; la nuit, des guirlandes d’ampoules électriques les éclairent ; le poète les assimile à une treille lumineuse qui se trouve adossée à la paroi du ciel qu’il prend pour un espalier : « Et il y a aussi cette sirène des usines, un peu avant la sixième heure et la relève du matin, dans ce pays là-haut, de très grands lacs, où les chantiers illuminés toute la nuit tendent sur l’espalier du ciel une haute treille sidérale : mille lampes choyées des choses grèges de la neige… » Selon ces exemples, la neige embellit la ville que Saint - John Perse abhorre pour ses laideurs et sa saleté. Dans son premier recueil, Images à Crusoé, il la traite d’immondice et d’abcès : «Graisses ! haleines reprises, et la fumée d’un peuple très suspect- car toute ville ceint l’ordure. […] -La ville par le fleuve coule à la mer comme un abcès… » L’arrivée de la neige est une véritable fête et le poète ne cesse de le répéter

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depuis le début du chant I. lorsque de la nuit qui grossit comme un chancre - il est question dans le dernier chant du cancer de la nuit - point l’aube, cette heure est considérée comme une chance et une félicité. Saint - John Perse parle d’abord d’un havre de fortune puis il évoque un premier affleurement de cette heure soyeuse, un premier attouchement de cette chose fragile et très futile, ensuite il parle d’une buée d’un souffle à sa naissance, enfin, il déclare que de tous les côtés il nous était prodige et fête. Pour décrire cet événement surprenant et merveilleux, il fait appel à l’isotopie de la blancheur, de la légèreté et de l’écriture. L’ambiguïté apparaît quand il traite l’arrivée de la neige comme un haut fait de plume, ajoutant que les neiges qui couvrent les immeubles, concourent à l’enjolivement et à l’allègement de la ville ; puis, le matin qui s’épanouit, est comparé à une chouette des neiges dont le corps blanc ne cesse d’enfler parce qu’elle est saisie et investie par les souffles de l’esprit ; cet oiseau immaculé qui gonfle est assimilé, par le truchement d’une métaphore, à une immense fleur de dahlia blanc : « Il neigeait, et voici, nous en dirons merveilles : l’aube muette dans sa plume, comme une grande chouette fabuleuse en proie aux souffles de l’esprit, enflait son corps de dahlia blanc. » Les neiges qui tombent, embellissent même les villes qui sont irrémédiablement laides ; elles transforment les gares en serres immenses où les poutres sont assimilées à une forêt de chênes où les excroissances de givre qui les couvrent, deviennent par le truchement d’une métaphore, des branches de cette plante épiphyte qu’est le gui ; et cela constitue une fête pour les yeux mais aussi pour le cœur étant donné la valeur religieuse que les druides gaulois lui attribuaient : « Et sur les vastes gares enfumées d’aube comme des palmeraies sous verre, la nuit laiteuse engendre une fête du gui. » Dans la nature, les neiges apportent la splendeur et la beauté ; aux abords des cascades, les embruns se métamorphosent en flocons de neige et leur abondance, leur mouvement, leur légèreté évoquent une prolifération de beaux et brillants insectes volants ; le poète rend palpable cette chorégraphie sublime en recourant à deux allitérations où l’attaque des termes est reprise : « Je sais qu’aux chutes des grands fleuves se nouent d’étranges alliances, entre le ciel et l’eau : de blanches noces de noctuelles, de blanches fêtes de phryganes. » Les neiges tombent aussi sur les sites industriels et sur les chantiers où les hommes travaillent, où elles embellissent tout ce qu’elles recouvrent, où elles transfigurent les bâtiments les plus sales et les plus grossiers comme les hauts fourneaux auxquels elle prête un caractère sacré ; même les déchets comme le mâchefer, sont sublimés ; le poète les chante et les loue avec ferveur comme il admire la finesse incomparable et la fraîcheur balsamique des neiges qui les parent :

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« Il neige sur les dieux de fonte et sur les aciéries cinglées de brèves liturgies ; sur le mâchefer et sur l’ordure et sur l’herbage des remblais : il neige sur la fièvre et sur l’outil des hommes - neige plus fine qu’au désert la graine de coriandre, neige plus fraîche qu’en avril le premier lait des jeunes bêtes… » Les neiges tombent également sur les vastes étendues de l’Ouest des EtatsUnis, sur les plaines agricoles, sur les terres d’élevage, sur les Montagnes Rocheuses. Saint - John Perse considère le Nouveau Monde comme un continent neuf qui manque cruellement de culture et d’histoire ; il déplore l’esprit positif et froid d’entreprise où la rentabilité prime sur l’attachement au sol et sur la beauté des sites ; des villes champignons naissent, se développent, meurent et se transforment en villes fantômes ; du reste, il stigmatise déjà l’impact délétère de cette industrie rampante et conquérante sur l’environnement puisqu’elle pollue des régions montagneuses sur lesquelles s’abattent fréquemment des pluies acides venues de l’Est ; il dénie à tous ces territoires vierges de l’Ouest, toute foi chrétienne : « Il neige par là-bas vers l’Ouest, sur les silos et sur les ranchs et sur les vastes plaines sans histoire enjambées de pylônes ; sur les tracés de villes à naître et sur la cendre morte des camps levés ; sur les hautes terres non rompues, envenimées d’acides, et sur les hordes d’abies noirs empêtrés d’aigles barbelés, comme des trophées de guerre… »

Incommunication et télépathie Dès que les neiges arrivent, les moyens de communication sont perturbés ; les rapports entre les hommes deviennent difficiles mais aussi la relation que l’individu entretint normalement avec lui-même : « Ce n’était assez que tant de mers, ce n’était pas assez que tant de terres eussent dispersé la course de nos ans. » Aussi, les hommes ressentent-ils, de façon pathétique, les atteintes de la solitude ; ils sont déboussolés comme s’ils étaient égarés dans une forêt ou un désert puisqu’ils ne peuvent plus retrouver leur chemin ; à l’aide d’une métaphore synesthésique où l’étalement uniforme de la neige sur toute l’étendue du paysage, est assimilé à la mélodie monotone du chant monodique grégorien qui impressionne tant dans la mesure où il évoque la mort et l’éternité ; en recouvrant tout, la neige ôte tout repère de sorte que l’homme perd le nord : « encore fallait-il tout ce plain-chant des neiges pour nous ravir la trace de nos pas… » Cet impact négatif des neiges que le poète traduit par la notion d’absence, fait cruellement

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souffrir des hommes. Le poète ajoute que cette expérience doit être encore plus terrible pour les vieilles femmes seules dont la vie n’est plus qu’une interminable attente du bonheur qui ne vient pas et de la mort certaine qui menace. « Par les chemins de la plus vaste terre étendrez-vous le sens et la mesure de nos ans, neiges prodigues de l’absence, neiges cruelles au cœur des femmes où s’épuise l’attente ? » Saint - John Perse déplore l’extrême solitude où se trouve sa mère qui est veuve depuis 1907 et dont l’unique fils vit en Amérique. Quand il parle d’elle, il rappelle toujours sa ferveur religieuse : « Et Celle à qui je pense entre toutes femmes de ma race, du fond de son grand âge lève à son Dieu sa face de douceur.[ …] Dame de haut parage fut votre âme muette à l’ombre de vos croix. […] Et qui donc vous mènera, dans ce plus grand veuvage, à vos Eglises souterraines où la lampe est frugale, et l’abeille, divine ? » Il rappelle les origines nobles de sa mère qui est une dame de haut parage comme son père d’ailleurs qui descend d’une lignée cadette de l’illustre maison de Bourgogne ; il constate d’emblée comme dans une antithèse la misère morale de cette femme qui est acculée dans une solitude absolue ; il déplore qu’elle ne puisse compter sur le bras d’aucun homme pour la soutenir ou pour l’aider à marcher d’autant qu’à cause de la guerre et de l’occupation, les hommes font défaut : « Au cœur du beau pays captif où nous brûlerons l’épine, c’est bien grande pitié des femmes de tout âge à qui le bras des hommes fit défaut. » Il regrette amèrement que personne ne pourra l’aider dans cette dernière épreuve du passage de la vie à trépas qu’il évoque en parlant d’Eglise souterraine. Cependant l’arrivée des neiges qui rompt les relations entre les hommes, ne pourra pas entamer la communication profonde qui le relie à sa mère ; le poète pense qu’une espèce de télépathie qui apparaît à la fois comme une parole silencieuse et comme un chant inaudible, lui permet d’être constamment en relation directe, immédiate avec sa mère : « Qu’on nous laisse tous deux à ce langage sans paroles dont vous avez l’usage, ô vous toute présence, ô vous toute patience ! » Ce langage sans paroles qui les met en contact, trouve sa source dans l’hérédité ; il semble être l’apanage d’un sang noble qui coule dans leurs veines ; le poète parle de la grâce car il s’agit d’un don prédestiné, surnaturel et d’une beauté intérieure, de la gloire d’une âme d’excellence : « Et c’est un pur lignage qui tient sa grâce en moi […] Et comme un grand Ave de grâce sur nos pas chante tout bas le chant très pur de notre race. » Cette télépathie est non seulement un langage sans parole, la grâce d’une prière filiale, mais aussi une musique et un chant qui proviennent d’une lignée généalogique restée pure ; sa mère est une dame de haut parage et un cœur pieux et pur.

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Grâce à cette communication silencieuse, le poète a vu sa mère vieillir : « … Et tout ce temps de mon silence en terre lointaine, aux roses pâles des ronciers j’ai vu pâlir l’usure de vos yeux. » Il apprécie et admire la grandeur d’âme de cette vieille femme qui ne se plaint jamais de son interminable absence, qui ne lui fait jais grief du silence obstiné où il s’enferme comme un enfant aimé qui n’en finit pas de bouder : « Et vous seule aviez grâce de ce mutisme au cœur de l’homme comme une pierre noire… » Notons que cet échange télépathique, qui est coulé dans le moule d’une oxymore, cette affre de douceur, est ressenti en même temps et de façon paradoxale, comme une douleur et un plaisir : « Et il y a un si long temps que veille en moi cette affre de douceur… » Sans doute, s’agit-il là des effets antithétiques de la nostalgie qui est à la fois douceur du souvenir et douleur de ne pouvoir abolir l’absence et la distance qui le séparent de la personne aimée. La création L’avènement des neiges a encore une conséquence fondamentale pour le poète dans la mesure où elles rebattent les cartes, changent la donne de sorte et rendent possible l’accès à l’inconnu, sans que cela exige un changement de place comme dans Exil où le voyage était indispensable. Le poète est un observateur qui passe son temps à veiller et qui demeure constamment attentif. Quand il dit que personne n’est en mesure d’accéder à ce phénomène miraculeux, il semble s’exclure lui-même. A la fin du troisième chant, la nuit et l’inconnu qui échappent à tous les regards et à toutes les consciences, ne parviennent cependant pas à éteindre la lampe du poète, à mettre sa conscience, son discernement sous le boisseau et à le contraindre à l’incurie ou au sommeil. En effet, si nul n’a surpris, si nul n’a connu, si nul n’a terni, au cœur des ténèbres, cette splendeur qui naît, le poète, quant à lui, reste éveillé et remarque ce changement ; Saint - John Perse utilise la lumière de la lampe pour référer à la résistance des lumières de l’esprit à la lassitude et au scepticisme : « Une lampe survit au cancer de la nuit. Et un oiseau de cendre rose, qui fut de braise tout l’été, illumine les cryptes de l’hiver, comme l’oiseau du Phase aux Livres d’heures de l’An Mille… » C’est pourquoi au début du dernier chant, le poète affirme être seul à être encore éveillé pour rendre compte de cet événement mystérieux : « Seul à faire le compte du haut de cette chambre d’angle qu’environne un Océan de neiges. » La chute des neiges en mêlant le réel au rêve, en gommant les différences entre les bâtiments, les objets et les êtres, en transformant le monde en une page blanche, a provoqué une conséquence remarquable dès lors qu’elle a rétabli entre le poète et l’univers une véritable relation de proximité qui facilite un saisie directe et immédiate. La

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plénitude dont il est soudain gratifié, est soulignée ; à plusieurs reprises, l’accès à cette présence est répété ostensiblement comme un refrain et cela est d’autant plus étonnant qu’elle résulte de l’absence. « Epouse du monde ma présence, épouse du monde mon attente ! » Déjà dans le chant précédent, cela était clamé : « Epouse du monde ma présence ! », ainsi que dans le dernier poème où le refrain est modulé : « Epouse du monde notre patience, épouse du monde notre attente ! » C’est dans ces circonstances que le poète parle de la tristesse qu’il déplore parce qu’elle constitue un recul, une retraite qui manque de force, de courage, de résolution et de persévérance, sans pourtant la condamner absolument mais en interdisant la délectation morose de ceux qui la mettent en avant comme un plastron ; il suggère, en parlant de masque, qu’il faut la cacher derrière une figure courtoise et souriante ; par ailleurs il prend soin de lui trouver des remèdes qui la contrecarrent comme la force de caractère et le charme des gestes et des attitudes : « Et quelque part au monde où le silence éclaire un silence de mélèze, la tristesse soulève son masque de servante […] Et la tristesse des hommes est dans les hommes, mais cette force aussi qui n’a de nom, et cette grâce, par instants, dont il faut bien qu’ils aient souri. » La chute des neiges transfigure les villes ; le paysage urbain si triste, si gris d’habitude, est couvert d’un manteau blanc qui le transforme en un Océan de neiges ; le poète prend son lit pour une pirogue qu’il a soudain envie d’utiliser pour traverser cette mer : « Hôte précaire de l’instant, homme sans preuve de témoin, détacherai-je mon lit bas comme une pirogue de sa crique ?… » Cela lui permet de rappeler la fécondité du mouvement, du voyage et de stigmatiser la sédentarité et l’immobilisme ; il ajoute, comme un argument, que seuls ceux qui se déplacent, sont capables de lire le monde : « Ceux qui campent chaque jour plus loin du lieu de leur naissance, ceux qui tirent chaque jour leur barque sur d’autre rives, savent mieux chaque jour le cours des choses illisibles ; et remontant les fleuves vers leur source, entre les vertes apparences, ils sont gagnés soudain de cet éclat sévère où toute langue perd ses armes. » Ceux qui ne cessent de voyager, acquièrent un savoir, apprennent à lire et à comprendre ce qui reste hors de portée des autre hommes. Plus encore, ils commencent à discerner la différence entre le signe et la chose ; ils prennent conscience de l’importance du contact réel avec l’univers ; toute foi scolastique en un mystère des signes, comme la langue, susceptible de pourvoir le savoir, est bannie ici. Dans le monde, l’essentiel est inconnu et illisible ; seuls ceux qui bougent, pressentent la présence de cette dimension ; s’ils savent en effet le cours des choses illisibles, c’est grâce à une sorte d’intuition. Ces pionniers accomplissent un acte fondamental qui consiste à remonter le fleuve vers sa source, à réaliser un retour amont qui leur permet de se débarrasser des apparences qui

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adultèrent la réalité ; ce faisant, il réussissent à la découvrir dans sa nudité et sa splendeur : « Et remontant les fleuves vers leurs sources, entre les vertes apparences, ils sont gagnés soudain de cet éclat sévère où toute langue perd ses armes. » Saint-John Perse fait allusion au dédoublement qui s’opère entre le signe et le référent lorsque, à cause de la fréquence de son emploi, le signe gauchit et s’use, jusqu’à finir par occulter le référent qu’il était censé désigner. L’oeuvre des neiges, à l’instar du travail d’exploration des précurseurs qui restent proches du monde, permet au poète de retrouver cette plénitude qui lui fait si souvent défaut ; par conséquent, une nouvelle réalité glorieuse resplendit, sans pourtant être dénuée de péril car l’éclat en est sévère ; en outre, elle peut engendrer des troubles chez celui qui s’en laisse investir ; peut-être, est-ce là l’explication de l’amalgame fait entre le poète et le fou à deux reprises, d’abord, dans le premier chant : « Et ceux-là seuls en surent quelque chose, dont la mémoire est incertaine et le récit est aberrant. » Ensuite, les mêmes expressions reviennent au dernier chant : « Et du côté des eaux premières me retournant avec le jour, à la néoménie, dont la conduite est incertaine et la démarche est aberrante […] » Notons à ce propos qu’il ne s’agit nullement d’une recherche rationnelle où les capacités intellectuelles auraient la primauté et la pleine efficacité : « La part que prit l’esprit à ces choses insignes, nous l’ignorons. » Nous sommes face à une entreprise qui n’engage pas uniquement la raison mais qui requiert des aptitudes que nous ne maîtrisons pas ; aussi, le poète s’en remet-il à la chance puisqu’il parle de fortune. Du reste, il doute de la puissance de l’intelligence dans une pareille situation.

Le portrait du poète

Dans Neiges aussi, un portrait du poète est brossé où les traits fondamentaux sont repris ; c’est un explorateur et un précurseur qui oriente ses recherches dans l’âme et dans le monde ; il recourt aux ressources de l’esprit comme aux richesses de l’émotion ; ce qui retient son attention, ce sont les domaines encore inexplorés ainsi que les états limites où le commun des mortels renâcle à pénétrer. Contrairement aux autres hommes que la fatigue éteint, que le sommeil terrasse, le poète trouve sa fierté dans une résistance obstinée à la fatigue et à la nuit. Il veille comme il le dit à la fin du chant III : « Une lampe survit au cancer de la nuit. » Pour mettre en relief cette résistance, cette unicité et cette solitude, il recourt à une stratégie formelle dès lors qu’il change de laisse au beau milieu d’une phrase.

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Dans le dernier chant, il affirme qu’il est seul à pouvoir observer et rendre compte de l’avènement des neiges : « Seul à faire le compte du haut de cette chambre d’angle qu’environne un Océan de neiges. » Le poète est un veilleur solitaire et il ne cesse de le clamer ; de plus, il assume sans rechigner et sans se plaindre cet isolement ; après avoir dit qu’il était seul, il ajoute qu’il a toujours été et qu’il sera toujours un être solitaire qui n’a besoin d’aucun abri spatial, d’aucun refuge temporel, qu’il ne lui faut ni public ni compagnon et qu’il n’a rien à prouver à personne : « Hôte précaire de l’instant, homme sans preuve ni témoin, […] Il ne fait du reste que rappeler ce qu’il a déjà écrit dans Exil, où il utilise les mêmes mots parfois: « Etranger sur toutes grèves de ce monde, sans audience ni témoin […] Hôte précaire à la lisière de nos villes, […] » La situation exceptionnelle du poète se caractérise par une solitude absolue mais essentielle qui ne peut être ni une mascarade ni un simulacre car la galerie est absente et nul miroir n’est là pour refléter complaisamment un éventuel cabotinage. Il est bien seul dans sa chambre qui se trouve dans l’angle d’un étage supérieur, sans doute ; il est dans son lit, en pyjama, comme il le suggère : « Ainsi l’homme mi-nu sur l’Océan des neiges, […] Mais il ne dort pas. Alentour, la neige qui est tombée, ensevelit la ville au point qu’il ne voit qu’une seule étendue blanche qui évoque pour lui une mer de neige. Il emploie cette métaphore à deux reprises : « Seul à faire le compte, du haut de cette chambre d’angle qu’environne un Océan de neiges, […] Ainsi l’homme mi-nu sur l’Océan des neiges, […] La ville complètement drapée dans ces flots de neiges, devient un océan qui s’ouvre au marin et qui invite à la navigation ; le lit étroit que le poète occupe, où il se trouve assis ou couché, est comparée à une petite barque d’indien ; l’envie lui prend soudain de s’y embarquer et d’aller naviguer sur cet océan de neige ; ainsi se transforme-t-il en un navigateur et un explorateur. Mais cette exploration a trait non au monde mais à la langue et à l’écriture ; le monde, grâce à la neige, est devenu une page blanche ; c’est pourquoi, dès qu’il rappelle que seuls les voyageurs invétérés et courageux discernent le cours illisible des choses, il puise sa métaphore dans le domaine de l’écriture. Il décide de délaisser le référent et d’accomplir un voyage dans les couches du langage ; il veut, à l’instar des éclaireurs et des trappeurs, non pas remonter le Mississipi ou le Saint- Laurent, mais s’embarquer sur le fleuve de la langue, afin de réaliser un retour amont : « Et remontant les fleuves vers leur source, entre les vertes apparences, ils sont gagnés soudain de cet éclat sévère où toute langue perd ses armes. » Le poète trahit une suspicion à l’égard de la langue qu’il considère comme un substitut médiocre d’une réalité qui est elle-même dégénérée, d’une réalité qui a cessé de brûler, de vivre, de palpiter, d’une réalité qui n’est plus que cendre et

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scorie et qui est différente de la vraie réalité incandescente qui reste hors de portée de la plupart des hommes ; il semble que la connaissance, la proximité et l’habitude soient à l’origine de cette dégradation, comme nous l’avons déjà noté quand nous avons constaté que le poète rapprochait les verbes connaître et ternir. L’expédition qu’il accomplit pour réaliser ce retour amont, permet au poète de quitter les embouchures banales du fleuve de la langue, pour aller en amont où d’une part le réel reflété est encore agressif et farouche et où d’autre part, la langue demeure un outil efficace. Quand il reproche à la langue son inefficacité, il semble qu’il désigne un état de langue que le temps et l’usure ont modifié au point de leur faire leur essence car dès qu’elle est confrontée à de nouveaux défis, dès qu’elle doit appréhender des objets inconnus, des événements violents et terribles, elle perd sa pugnacité, elle se révèle inepte et émoussée, elle est incapable de rendre compte de manière adéquate, précise et exclusive de ce qui évolue là. Or le poète a décidé de mettre la langue, à l’épreuve de l’origine ; il veut en outre tester sa capacité de saisir l’originalité des phénomènes imprévus ; il a l’intention d’accomplir un retour amont pour retrouver la puissance d’éloquence qui fait aujourd’hui défaut : « Ainsi l’homme mi-nu sur l’Océan des neiges, rompant soudain l’immense libration, poursuit un singulier dessein où les mots n’ont plus prise. » Cette incertitude, cette équivoque qu’une synchronie tardive comporte, trouve son expression dans la notion de libration qui est empruntée au vocabulaire de l’astronomie. La langue à ce degré de différentiation et de profondeur, se révèle incapable de rien saisir de fondamental : Les métaphores de l’amont, de la source des fleuves et des eaux premières, montrent que le poète songe que la réalité se déprécie, se dégrade aussi bien sur le plan spatial que sur le plan temporel. L’équivalence d’un voyage existentiel ou géographique, est à trouver ici dans la remontée d’un état de langue, d’une synchronie, pour faire un travail sur la dimension temporelle, sur la diachronie. De toute façon, les termes que le poète utilise et les procédures auxquelles il fait allusion, relèvent de la linguistique diachronique : « Voici que j’ai dessein d’errer parmi les plus vieilles couches du langage, parmi les plus hautes tranches phonétiques. » Le poète remonte le cours de la langue pour retrouver en amont du français, des restes d’une synchronie passée qui était contemporaine de langues très anciennes et très primitives, et qui fonctionnait différemment de la synchronie qui est en usage aujourd’hui. Il veut retrouver des mécanismes de pensée et d’expression qui sont révolus et oubliés comme par exemple la confusion entre le passé et le futur : « Voici que j’ai dessein d’errer parmi les plus vieilles couches du langage, parmi les plus hautes tranches phonétiques : jusqu’à ces langues très lointaines, jusqu’à ces langues très entières et très parcimonieuses, comme ces langues dravidiennes qui n’eurent pas de mots distincts pour «

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hier » et pour « demain ». Venez et nous suivez, qui n’avons mots à dire : nous remontons ce pur délice sans graphie où court l’antique phrase humaine ; nous nous mouvons parmi de claires élisions, des résidus d’anciens préfixes ayant perdu leur initiale, et devançant les beaux travaux de linguistique, nous nous frayons nos voies nouvelles jusqu’à ces locutions inouïes, où l’aspiration recule au-delà des voyelles et la modulation du souffle se propage, au gré de telles labiales mi-sonores, en quête de pures finales vocaliques. » Grâce à ce retour amont, le poète se libère des eaux boueuses de l’embouchure pour aller se baigner dans les eaux premières ; il met paradoxalement fin à ces doutes, à ces hésitations, à ces incertitudes qui sont dus à l’état déliquescent d’une langue dégénérée qui donne des signes de fatigue et d’usure. En remontant vers les sources, il rompt la libration, il accède à une certitude, à une rectitude qui lui faisait défaut auparavant ; ensuite, il se compare à un voyageur et à un fou que la pleine lune, la néoménie, aide et impressionne, et qui adoptent un comportement bizarre et hétérodoxe : « comme le voyageur, à la néoménie, dont la conduite est incertaine et la démarche est aberrante, » En opérant ce retour aux sources, il veut retrouver, dans la langue, des procédures archaïques qui, dans une langue indo-européenne, seraient comparables aux caractères primitifs des langues dravidiennes qui sont parlées par les populations noires du sud de l’Inde et qui ne font pas partie de la famille des langues indo-européennes. Il donne l’exemple de l’absence de distinction dans le flux du temps entre le passé et le futur : « comme ces langues dravidiennes qui n’eurent pas de mots pour hier et pour demain ». Le poète reproche à la synchronie dont il dispose à présent, un manque d’intégrité et un défaut de précision ; il désire remédier à cela en remontant le fleuve de la langue. De plus, ce travail d’exploration diachronique, semble rajeunir la langue orale et décupler le plaisir sensuel que le poète pourrait en retirer : « Nous remontons ce pur délice où court l’antique phrase humaine. » Ce qu’il veut retrouver, c’est la plénitude, l’intégrité et l’authenticité d’une performance ancienne et disparue ; il semble qu’elle porte en elle une beauté poétique incomparable ; aussi cette investigation devient-elle une véritable recherche linguistique et le poète ne se prive pas d’en utiliser ici la terminologie, sauf qu’il ne s’agit pas d’une méthode de recherche scientifique mais d’une pratique intuitive et émotive dont l’objectif est le déblayage, le rajeunissement et l’embellissement de la langue sollicitée : « Nous nous mouvons parmi de claires élisions, des résidus d’anciens préfixes ayant perdu leur initiale, et devançant les beaux travaux de linguistique, nous nous frayons nos voies nouvelles jusqu’à ces locutions inouïes, où l’aspiration recule au-delà des voyelles et la modulation du souffle se propage, au gré de telles labiales mi-sonores, en quête de pures finales vocaliques. »

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