Calle Angulo, n° 1 voyage à Grenade, janvier 2008 yann kerveno
En janvier, froid sec du matin, brouhaha décent de la ville un peu plus loin, occultée par les immeubles. La lumière tombe oblique sur les pavés de la rue, de cette rue, parallèle à deux ou trois autres du même acabit qui relient plus ou moins, selon leur bon vouloir, la plaza de los lobos, à la plaza de la Trinitad. Tout un programme entre loups et Trinité. Presque au coin de la rue, la pension où j’ai élu domicile pour quelques dizaines d’heures, à l’autre extrémité, à proximité de la place de La Trinité justement, l’hôtel de la Reine Christine, nommé ainsi, selon les serveurs du bar, parce que la fille de la patronne s’appelait Christina, fait luire ses étoiles dans la demi-pénombre de la matinée. Le soleil peine à se faufiler dans ces rues courtes et encaissées mais propres à permettre de marcher toujours à l’ombre malgré la chaleur de midi en été.
C’est ici, dans cette presque ruelle qui compte également un bar, un imprimeur, des immeubles d’habitation ainsi que, juste en face, une boutique discrète d’effets religieux, c’est dans cette rue qu’il est sorti entre ses bourreaux, ayant déjà probablement compris son destin, à la fin du mois d’août 1936. Ce n’était pas une année comme une autre, l’Europe bruissait déjà vivement du choc entre les forces réactionnaires encore ancrées dans la féodalité moderne du capitalisme anglo-saxon et celles, communistes, qui prônaient le progrès partagé. L’Europe bruissait, s’échauffait, mais l’Espagne, déjà, pleurait ses morts.
Nous sommes à Grenade, en janvier, il fait frais et froid le matin mais doux dans la journée, tandis que le soleil fait luire un peu plus loin les flancs généreux et couverts de neige de la Sierra Nevada, fidèle aux cartes postales disséminées de part le monde depuis les boîtes à lettres en forme de tête de lion de la ville. Le centre-ville est dense, clair, lisible, le temps a marqué les frontières de son ouvrage dans la forme de la ville comme souvent. Ici, avec la rue Elvira, haut lieu des nuits grenadines prend fin la Grenade médiévale, les quartiers Arabe et juif, qui isolent le quartier gitan repoussé en périphérie sur les collines acariâtres qui ceignent Grenade en son Est. Tandis qu’au Sud et à l’Ouest, la ville moderne, bâtie à l’espagnole, abruptement composée de logements collectifs, contente ses appétits d’espace en grignotant la plaine sous l’œil conquérant de la forteresse. Flâner à Grenade revient à plonger dans l’histoire de l’occident pour aller flirter avec quelques-unes de ses aspérités les plus intenses. Symbolique, le vaste monument situé au terme de la Gran Via Colon, met en scène et en cuivre la grande Isabelle la Catholique, assise sur son trône et sur un coussin de travers, couverte de merde de pigeon, se faisant expliquer par Christophe Colomb l’essence de son projet, de son ambition folle. Retournement cynique de l’histoire, ou facétie d’urbaniste, le monument est aujourd’hui cerné d’un flot de voitures — enserré dans un rond-point d’allure anglaise — tout comme le voyage de Colomb vers les Indes allait commencer de cerner la terre entière.
Traîner ses savates dans l’ancien souk, contre lequel la cathédrale colossale vient buter, impose de prendre en considération que Grenade fut, plus de sept siècles durant, sous gouvernance musulmane, que l’art et l’Islam ont laissé des joyaux au cœur même de la hautaine Alhambra. Des églises, Grenade en compte presque une à chaque coin de rue, elles semblent même former l’ossature du tissu urbain, la revanche du catholicisme, virulent aujourd’hui, fut telle qu’elle a presque évincé toutes les autres religions depuis lors. La mosquée a disparu, à sa place, la cathédrale en impose arborant en façade, au-dessus d’une porte, l’inscription sans équivoque qui rappelle que seul le patronage de la foi et de la justice a pu permettre l’expulsion des musulmans d’Espagne.
Je sais maintenant pourquoi je suis descendu à Grenade. C’est par l’innocente faute de ces photographies de hauts lieux du tourisme et de la culture mondiaux qui égayaient les compartiments des trains il y a encore une vingtaine d’années de cela puisque j’étais alors lycéen. Je dois donc mon envie de Grenade très probablement à ces vues de l’Alhambra exubérante sur papier noir et blanc, entre les photographies du Mont-Saint-Michel, du viaduc de Gabarit ou du Pont du Gard. Et ce sont mes pas qui maintenant arpentent l’Alhambra. La forteresse écrase la ville de sa superbe, légèrement retranchée derrière un rideau d’arbres, elle reste prête à tous les sièges, à toutes les avanies, silencieuse et sage, forte de son histoire et des trésors qu’elle garde en son sein. Vagues souvenirs ou relents tièdes des conspirations et des amours qu’elle a abrités. Il n’est guère utile de rajouter aux superlatifs quant à ce lieu parcouru chaque année par des hordes de touristes plus ou moins polis, plus ou moins japonais, qui sont obligés de pointer à heure fixe pour entrer dans les palais Nasrides. De prendre la queue afin de contempler les jardins suspendus de la Generalife où l’eau jaillit de toute part sous la simple mais universelle gravitation.
Soyons reconnaissants aux souverains d’Espagne d’avoir fait leurs ces palais, de les avoir protégés, conservés, ménagés plutôt que de les mettre bas. Soyons reconnaissants à Charles Quint d’avoir voulu construire un autre palais qui trône aujourd’hui complètement incongru et lourdingue, qui roule des épaules sans parvenir à être crédible au milieu de ces encoignures subtiles plutôt que de saccager le legs des Arabes. D’ici, depuis les murailles médiévales, la ville se laisse embrasser sans rechigner. C’est donc au numéro un de cette rue Angulo, transformée depuis en hôtel, dans cette maison appartenant au chef de la phalange, de ses amis pourtant, que s’était réfugié Federico Garcia Loca, icône de l’Espagne tout entière, adulé mais aussi « rojo », rouge, suppôt de Moscou, agitateur forcément. C’est ici qu’il s’était réfugié après avoir senti le vent du boulet passer en sa maison, la Huerta Sant Vicente, distance d’un petit quart d’heure de marche perdue dans les vergers.
La maison existe toujours ouverte au cœur du parc qui porte le nom du poète mais dont la visite n’apporte rien, ou si peu, quant à la connaissance qu’il est possible d’acquérir sur Federico, sinon par l’écho donné à son œuvre par les artistes contemporains dont les travaux figurent en bonne place au rez-de-chaussée et à l’étage. Une photo de Gilbert & Georges intitulée « Au lit avec Federico Garcia Lorca », un théâtre d’automates miniatures inscrit dans la tradition des épopées glissé sous le lit, des livres placés en piles par terre que les visiteurs sont invités à déplacer pour imprimer au lieu leur marque, temporaire… Autour de ces œuvres commentées par la guide du jour, le mobilier nous préciset-on, n’a pas bougé depuis les années quarante.
La huerta de San Vicente fut un havre, sûrement, pour le poète Lorca, tandis que l’Espagne s’agitait jusqu’aux tréfonds. La république bouillait, en danger, les nationalistes, ceux qui deviendront les franquistes, s’agitaient tout autant. Et voici Grenade une nouvelle fois plongée dans l’Histoire, comme tant de siècles en arrière lorsque la pression catholique au XVe se fit étreinte insoutenable et jusqu’à Boabdil, dernier sultan d’Al-Andalus, du Royaume de Grenade qui remit les clés de la ville à Isabelle la Catholique et Ferdinand d’Aragon. Boabdil, sommé de « pleurer comme une femme ce qu’il n’avait pas su protéger comme un homme ».
C’est toute l’Espagne encore aujourd’hui qui pleure Garcia Lorca, qui pleure de n’avoir pas su le protéger. Garcia Lorca, assassiné par simple calcul politique d’un chefaillon local si l’on en croit les dernières révélations de l’écrivain Ian Gibson («El Hombre que detuvo a Garcia Lorca », éd. Aguilar, sept. 2007), au bout d’une nuit de prison en compagnie — comment pouvait-il en être autrement — d’un torero et d’un bandillero, dans une forêt qui ne vit pas le soleil se lever ce jour-là, à une portée de fusil de l’Albaicin, du côté de Viznar. Et toute l’Espagne, ce matin-là, très vite, qui se réveille, la nouvelle fusant à la surface du pays comme une traînée de poudre stupéfiante, et toute l’Espagne qui prend alors immédiatement conscience du crime, fascistes compris, sauf les plus
obtus et incultes naturellement, qui mesure l’incongruité de ce geste stupide. Mais on avait bien assassiné Jaurès, pourquoi pas Lorca ? Sous les murailles de l’Alhambra, dans sa Carmen aux volets bleus, les Carmen, ces maisons typiques de Grenade articulées autour d’un jardin reposant, Manuel de Falla ne rêvait pas encore à Buenos Aires, mais il devait voir, la ville n’était pas gonflée comme aujourd’hui, il devait apercevoir la maison de son ami Federico, depuis cette petite bâtisse coquette où lui le musicien vivait avec sa sœur pour la musique et la poésie.
C’est peu de dire que l’âme de Lorca pèse sur Grenade, son portrait est affiché en de multiples endroits, au cul des bus pour vanter les mérites de la visite — que je n’aurai pas le temps de faire, de sa maison natale — à une vingtaine de kilomètres de là. Des affiches ça et là me font croiser son regard plusieurs fois par jour qui témoignent de la ferveur populaire, mais aussi du bon filon touristique qu’il est, tout autant peut-être qu’un vague mais constant sentiment de culpabilité des grenadins d’avoir laissé exécuter Lorca sans broncher dans les pires heures de la révolte de la ville. Culpabilité peut-être vivifiée, voici une autre hypothèse à vérifier, par le regard réprobateur que toute l’Espagne pourrait faire peser sur la ville, coupable de n’avoir rien fait pour sauver son poète.
à suivre