Beyrouth, ville en suspend Yann Kerveno /
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Tristes portiques éditions -1
Fin d’été, temps encore chaud, mais pas trop sur Beyrouth, ciel bleu le matin, parfois plus tourmenté dans l’après-midi, tandis que les esprits s’échauffent à mesure que passe la journée que gonflent et dégonflent les embouteillages. Beyrouth est une ville immense, plutôt un amas de ville comme il existe des amas de galaxies dans l’univers.
Chaque quartier de la ville, chaque commune alentour absorbée par la capitale semble fonctionner tel un univers autonome, sous la coupe réglée d’une communauté, d’une classe sociale ou confessionnelle dominante. Au Nord, les quartiers sont chrétiens, au Sud, musulmans, sunnite ou chiite, c’est selon. Avec, en point de gravité, Beyrouth centre-ville, point de rencontres et de collisions, là où se côtoient les vestiges chrétiens les plus anciens, des églises, des mosquées également les restes fugaces des mandats coloniaux autour de la place de l’Étoile et son horloge art déco, l’immense place des Martyrs qui ressemble à un terrain vague et devenu le réceptacle de toutes les contestations et espoirs du peuple libanais qui y manifeste par centaines de milliers parfois, puis, plus loin, Solidere, le colossal chantier de reconstruction qui transforme peu à peu Beyrouth en capitale du business aux allures de capitale du golfe persique, où les buildings étincelants ont vue sur le port de plaisance et son yacht club.
Sur l’autoroute de Jounieh les enseignes vomissent leurs lumières toute la nuit sur le bitume et la circulation incessante.
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Le “Hariri land” en bord de mer, quartier entièrement reconstruit sur les ruines de la guerre civile à Beyrouth ouest et dévolu au business, grand œuvre décrié de l’ancien Premier ministre libanais qui y fut assassiné devant l’Hôtel Saint-Georges en 2005.
Et encore, légèrement en retrait, la carcasse en béton d’un ancien théâtre, non reconstruit, au milieu d’un terrain vague, là encore, où se dressent, décharnés mais fiers, les restes d’une église qui toisent de haut la splendeur tape à l’œil de la nouvelle mosquée Al-Amine, voulue par Rafic Hariri, inaugurée en grande pompe à la mi-octobre, et construite sur le modèle de la mosquée bleue d’Istanbul. Modernité clinquante
C’est dans ce quartier dévolu à la modernité, aux affaires, au tourisme de luxe, que descendent aujourd’hui les visiteurs arabes qui viennent en promenade au Liban donnant à l’ensemble de faux airs de parc d’attraction. Mais il est difficile de trouver une limite à Beyrouth, la ville prend source dans la mer et gravit les montagnes toutes proches, dispute l’espace à la végétation en gagnant à coup sûr cette partie inégale. Aucune rupture architecturale n’est perceptible à mesure qu’on navigue, Beyrouth est comme une mer démontée. Les quartiers sont reliés entre eux par de vastes avenues, des entonnoirs à voitures dans lesquels elles s’agglutinent furieusement sous le regard détaché des militaires et policiers semblant égarés là pour surveiller le temps qui passe, à moins qu’eux aussi ne croient dur comme fer en le pouvoir régulateur de la main invisible du libéralisme sur la circulation, à moins tout simplement qu’ils savent vain de vouloir imposer des règles aux Libanais dans leur ensemble. -3
La cohabitation des différentes religions et des différentes factions de chacun des cultes n’est qu’une des clés de la question libanaise.
Finalement, la seule véritable frontière est ici religieuse qui donne aux quartiers, au moins dans les rez-de-chaussée, des aspects différents, joyeusement bordéliques dans les quartiers musulmans du sud - conformes en tout cas à l’idée que peut se faire un Européen des villes du monde arabe, - beaucoup plus occidentalisés au Nord et débordant jusqu’à l’écœurement de publicités gigantesques. Idée nationale ?
L’urgence est palpable ici, sans cesse, à chaque carrefour important des militaires stationnent, il faut ouvrir les sacs aux plantons pour accéder à la place de l’Étoile. Des chars stationnent ici ou là, les bâtiments officiels sont gardés, protégés par des frises de barbelés. Les temps semblent n’être jamais calmes, même depuis la fin de la guerre civile. Les assassinats d’hommes politiques continuent d’exister, le Premier ministre Rafic Hariri en 2005, le ministre Pierre Gemayel en 2006, des journalistes aussi, tel Gebran Tuéni sont venus s’ajouter à une liste déjà longue.
Même les bombardements violents menés par les Israéliens en 2006 jusque dans la capitale, contre le Hezbollah, ne sont pas parvenus à ressouder l’establishment politique libanais autour, par exemple, d’une idée nationale. Non, à croire que les politiciens libanais sont plus occupés à leurs propres affaires : ici, pouvoir rime avec argent. C’est une chose fascinante que de discuter avec les Libanais, de quelque confession qu’ils sont, de politique justement. -4
Le long de l’autoroute de Jounieh.
La chanteuse Magida el Roumi les a pourtant chargés avec force et courage lors de l’anniversaire de l’assassinat de Tueni (http://www.youtube.com/watch?v=cQvqiN0l0as), mais rien n’y fait. Hors du système, il ne se trouve pas Libanais pour ne pas brocarder le système, les affaires, tous réclament un changement, un renouvellement de l’élite politique, sans y croire, tant il faudrait faire table rase pour y parvenir.
« Tu sais, ici, les hommes politiques s’attachent la fidélité des gens en les aidant, en les achetant en somme. Ils les aident à trouver du travail pour leurs enfants, les font travailler » m’explique un sunnite de Beyrouth avec qui je passe une journée entière à travailler. Il se revendique croyant, fervent supporter de la famille Hariri, mais garde toute sa lucidité en me détaillant avec précision le clanisme qui prévaut au Liban, y compris celui de Hariri.
« Les gens qui ont été aidés sont ensuite voués corps et âme à leur bienfaiteur, c’est comme cela, quelques familles règnent sur le Liban et nous ne pouvons pas faire grand-chose. » Et mon interlocuteur de me raconter, dans la voiture, sur la route de Damas qui nous mènera dans la Bekaa, une blague savoureuse. « C’est un député libanais qui vient en France pour rencontrer un ami député français. Celui-ci l’accueille à l’aéroport avec trois voitures, une petite escorte officielle, puis ils se rendent tous deux dans la maison de campagne du député français, une vaste demeure -5
Portrait et photo de famille de Dany Chamoun, un leader chrétien maronite assassiné en 1990 avec son épouse et ses enfants, quelques jours après l’exil de Michel Aoun
sur deux étages dans un parc, loin de Paris, avec piscine, sauna, tout le confort moderne. Et le député libanais de s’interroger : « Je croyais que vos indemnités de députés étaient très faibles en France, comment as-tu pu t’acheter une telle maison ? » Le député français le regarde et lui montre un ouvrage d’art, au loin, dans le paysage. « Tu vois ce pont dit-il ? Et bien, sur la facture, il a coûté 40 millions d’euros. Mais dans la réalité, il n’a coûté que 35 millions. » L’été suivant, c’est au tour du député français de se rendre à Beyrouth pour rencontrer son ami. Il est attendu à l’aéroport avec un cortège de dix voitures, des militaires protègent le convoi qui finit par se rendre dans la montagne libanaise, dans un petit palais caché des regards au milieu de la végétation. Intrigué, le député français pose alors la question à son ami. « Dis-moi, le Liban n’est pas un pays si riche que cela, et tes indemnités de député ne sont pas non plus mirobolantes. Comment as-tu fait pour acheter une telle merveille ? » L’emmenant sur la terrasse, le député libanais tend alors le bras vers le paysage et lui dit « Tu vois le pont là-bas ? » « Non ! » dit le député français. « Et bien, il a coûté 20 millions de dollars » lui répond en souriant le député libanais. »
Jeu de clans mortel auquel s’ajoute le jeu des confessions. « Nous avons à Beyrouth un projet de création d’un nouvel abattoir aux normes européennes », m’explique Maarouf Bekdache, président du syndicat des bouchers et négociants en bétail du Liban. Son vaste bureau de la korniche el-Mazraa, à Beyrouth-Sud, montre ostensiblement son appartenance à la famille Hariri. La première chose qu’il me montre avant que ne débute l’interview, pendant que nous est servi le -6
Portrait de Pierre Gemayel, petit-fils de l’autre Pierre, fondateur des phalanges libanaises, fils d’Amine, ancien président, neveu de Bachir, ancien président assassiné en 1982, affiché sur la façade du QG de la famille tout au bas de la place des Martyrs, il a été assassiné en 2006
café d’usage, c’est un album de photographies qui le montrent avec Rafic Hariri, et plus récemment, avec Saad, le fils de ce dernier. « Cet abattoir est indispensable pour remplacer le hangar qui sert aujourd’hui à abattre les animaux, l’abattoir provisoire de Beyrouth. Mais bien qu’il ait été porté personnellement par Rafic Hariri, ce projet n’a jamais vu le jour parce que l’ancien président chrétien Émile Lahoud, y était opposé » regrette-t-il, attendant aujourd’hui le redémarrage du dossier, qui, assure-t-il, « est pour bientôt ».
Pouvoirs bien partagés
La Constitution libanaise est d’ailleurs curieuse puisqu’elle impose un président chrétien maronite, Michel Sleiman aujourd’hui, un Premier ministre sunnite, Fouad Siniora, et à la tête du Parlement, un chiite, l’inamovible Nabib Berry, du mouvement Amal. La partition du monde politique libanais en deux blocs, depuis l’assassinat de Rafic Hariri, porte la marque de ce clanisme. Le bloc du 14 Mars, qui tient son nom du jour de la grande manifestation anti-syrienne de Beyrouth juste après l’attentat qui coûta la vie au Premier ministre est un assemblage hétéroclite de leaders, de clans, Hariri, Joumblatt, Gemayel, Geagea… -7
Beyrouth, depuis Safra, la ville est noyée dans la pollution des centaines de milliers de véhicules mais aussi des générateurs qui suppléent à la déficience du réseau électrique national au bas de chaque immeuble.
De l’autre côté, le bloc du 8 Mars, qui tient son nom d’une contre manifestation organisée par le Hezbollah (chiite), est tout aussi hétéroclite puisque le parti de Nasrallah a été rejoint, après son retour triomphal au pays et sa quinzaine d’années d’exil en France, par Michel Aoun. Curieux d’ailleurs, un million de personnes pour protester contre l’assassinat de Rafic Hariri et presque autant sur la place des Martyrs, pour saluer le retour de l’ancien général, chassé du palais présidentiel de Baabda par les Syriens. La route de Damas
Mais me voici dans la vallée de la Bekaa. Un nom gravé dans ma mémoire — avec celui de Bobby Sands — depuis que, gamin, j’écoutais les informations qui faisaient grand cas alors de la guerre civile libanaise. La plaine de la Bekaa, Sabra, Chatila, le Drakkar, la ligne verte, tristes images sans réalité vraiment palpable sinon cette impression qu’elles renvoient à ma prise de conscience de ce que pouvait être une guerre, l’irruption de l’horreur dans la conscience d’enfant d’une douzaine d’années. C’était bien avant la Bosnie, le Rwanda, qui percuteront plus tard ma conscience d’homme. Les check points passés, le col avalé juste après le point en reconstruction, -8
La place des Martyrs
celui-là même qui fut détruit par les Israéliens en 2006, la descente est rapide. Un peu de brume me cache encore la vallée dont je distingue toutefois les parcelles, au loin. Tout autour, les montagnes, couleur de sable, et au creux, le grenier du Liban où l’on fait pousser le blé, le maïs, la vigne et le cannabis, plus au nord, dont la culture reprend de plus belle, comme ces deux dernières années, à chaque fois que l’État se disperse, lève un peu sa pression régulatrice.
À Zahle, un négociant tente de m’expliquer pourquoi l’agriculture libanaise ne parvient pas à se développer, comme le montrent les graphiques que me dévoilera le soir le docteur Saadé, la valeur produite est constante depuis les années soixante. « Les Libanais ne savent pas, ne peuvent pas travailler ensemble. Ils trouvent toujours un motif pour ne pas s’unir, des histoires de famille ou bien des problèmes de religion. » Si Zahle est une ville à majorité chrétienne, une grande partie de la Bekaa est aujourd’hui sous contrôle chiite. Sur le bord des routes, en bout de champ, se dressent des campements de fortune, des tentes améliorées qui abritent les travailleurs saisonniers syriens, des Bédouins qui passent la frontière pour venir travailler au Liban.
« Ces abris n’ont l’air de rien, mais en fait, ils sont très confortables à l’intérieur, il y fait très frais l’été, c’est surprenant » me confie un responsable d’élevage que j’interroge sur le sujet. « Par contre, c’est trop froid en hiver, ils louent des maisons pour quelques mois alors. » Les maïs portent beau, les champs de céréales à paille sont labourés, prêts pour les semis. On fait aussi pousser des pommes de terre ici, entre autres cultures.
À Hamra, un compteur électronique enregistre les jours écoulés depuis l’assassinat de Rafic Hariri
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Sur la route de Damas, le pont détruit par les Israéliens en 2006 est en reconstruction, à l’image du pays tout entier qui cherche une sortie de crise sans en avoir les moyens.
Une nation perdue ?
Hi, kifak ça va ? Cette courte phrase est présentée par les Libanais eux-mêmes comme l’emblème du bain de langues qui mélange allègrement l’arabe d’abord, puis l’anglais et le français. Dans les conversations, les idiomes s’emmêlent, se répondent, même si par courtoisie, les Libanais choisiront d’essayer de parler en français avec vous, francophone, s’ils le maîtrisent, faisant des allers et retours incessants vers l’anglais pour être sûr d’être compris, parfaitement compris, preuve que le pays a bien des soucis avec l’idée même de nation tant les clivages sont profonds, à la fois politiques, religieux et linguistiques. Le Liban est une terre qui regarde amoureusement (?) vers l’Occident et intensément (?) vers le monde arabe, sans parvenir à choisir son camp, parce que la question ne se pose pas, ou bien que la réponse qu’elle implique est trop lourde de sens pour être seulement imaginée.
Dans son vaste bureau aux airs de temps coloniaux le docteur Riad Saadé, grand négociant de produits agricoles dans l’ensemble du monde arabe, m’explique avec détachement que le Liban ne peut prétendre à l’idée de Nation, malgré les efforts du mandat français entre 1926 et 1943, date de l’indépendance, justement, parce que selon lui, c’est un pays construit autour d’une seule idée directrice, la Liberté. - 10
« La Liberté est le moteur du Liban. Ce pays a été construit par l’apport de peuples qui fuyaient des régimes autoritaires depuis la nuit des temps, jusqu’aux dernières émigrations d’intellectuels en provenance des pays arabes voisins et chassés par l’installation de régimes socialistes. » La liberté donc, qui confine parfois à l’anarchie et fait regretter à beaucoup l’absence de normalisation, de standardisation dans le pays, l’élaboration de règlements… La liberté qui confine, donc, à l’anarchie aussi dans les rues, quand vient l’heure de prendre la voiture, le taxi et de se fondre dans le merdier des embouteillages, à toute heure du jour, et de la nuit, de remonter les sens interdits, de ne pas s’arrêter aux feux rouges, de slalomer entre les files de voiture pour gratter une place ou deux.
« Non, les Libanais ne sont pas capables de respecter des règles, ici, dans leur pays, parce qu’ils y sont pour la liberté. Mais paradoxalement, prenez un Libanais ou une Libanaise, intégrezle ou la en Europe dans un cadre très contraint, et vous verrez que vous ne trouverez pas de personne plus créative, inventive, et respectueuse des institutions » poursuit-il encore avec la sérénité mélancolique des hommes désabusés.
Beyrouth, depuis la route de Damas. Les nuages de la fin d’après midi encombrent le ciel de la ville autrefois considérée comme le Paris du Moyen-Orient.
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Sur la route de Damas, la Bekaa occultée par la brume, un check point tous les 10 km ou presque et la plongée vertigineuse vers ce plateau insensé au milieu des montagnes, à un coup de fusil de la frontière syrienne.
Un paradoxe parmi d’autres, comme celui-là aussi qui impose aux Libanais de demander au visiteur, aux tout premiers instants de la rencontre, comment l’étranger que je suis apprécie le pays, ils sont curieux de savoir ce que j’ai vu, ce que je vais voir, quel jugement je porte sur leur pays, curieux et anxieux, probablement aussi, dans l’attente de la réponse que j’esquiverai à chaque fois ou presque au prétexte que je n’ai pas l’habitude de me faire une idée définitive en quelques heures.
Paradoxe car s’il n’existe pas de nation libanaise, il y a bien un amour débordant des Libanais pour ce coin de terre fiché aux confins de la Méditerranée, un attachement viscéral, mélange là encore, de tendresse et de colère non feinte. Il est tard lorsque je quitte le bureau de Riad Saadé, au neuvième étage d’un immeuble qui surplombe New Djeideh. La nuit tombée, la ville s’illumine, plus encore que le jour les images prennent possession de l’espace, jusqu’à saturer les rétines. Portraits partout
Au rez-de-chaussée, les magasins ouverts qui dégueulent de lumière, dans les hauteurs, les affiches gigantesques, éclairées, des dizaines de mètres carrés de publicité vantant celle-ci une chanteuse en vogue dans le pays, cette autre la bière locale Almaza, celle-là un institut qui promet en dix mètres par dix d’ôter les tatouages qu’on est amené à regretter. - 12
Le visage de Gebran Tueni, assasiné en 2006, orne la façade de l’immeuble du grand quotidien de langue arabe An Nahar, son regard porte vers la maison des Kataëb (parti des Gemayel), de l’autre côté de la place des Martyrs.
Seuls ou presque, les portraits de martyrs ou des leaders politiques, collés à même les murs, sauvagement, dans leurs fiefs, s’effacent dans la nuit, comme si cette discrétion quotidienne visait à laisser quelques heures les Libanais en paix avec leurs divisions, leurs espoirs, leurs peurs, pour qu’ils profitent d’un peu de repos. La nuit est le royaume du quartier de Gemayze, tout proche du centre-ville, un quartier désigné comme « typique » par les rares panneaux touristiques qui émaillent la ville en proposant au visiteur de passage une promenade perdue d’avance.
Deux ou trois rues seulement, petites rues, longues mais étroites, en contre-haut du port, qui vivent densément, dans le bruit des klaxons de voitures. Il n’est pas facile de se garer ici, il faut s’en remettre aux valet parking des restaurants, ou profiter des dents creuses de la ville, ces espaces vacants entre deux immeubles, où s’élevait peut-être autrefois un immeuble détruit depuis, ou, qui n’a jamais été construit, mais c’est moins probable, dans lesquelles ces portiers automobiles entassent les voitures des noctambules avec un art sans égal de l’occupation du sol, un tetris version quatre roues en somme. Puis les jeunes gens, entre 25 et 40 ans en moyenne, s’égayent par petite grappes dans les rues bruyantes pour s’engouffrer dans les bars et les restaurants qui se succèdent sur chaque trottoir. Lorsqu’ils arrivent à rentrer d’ailleurs, il faut aussi avoir le sens de l’anticipation pour prétendre à boire un verre dans l’endroit le plus « in » du moment planqué pourtant dans une petite rue perpendiculaire, impératif d’arriver avant 20 h 30 pour espérer trouver une place. Les Libanais sortent tous les soirs, ou presque. - 13
Le mausolée de Rafic Hariri, en bordure de l’esplanade des Martyrs, celui qui fut Premier ministre du Liban pendant 13 ans ne laisse pas indifférent, on l’adule ou l’exècre, c’est selon. Mais c’est un héros national encombrant.
Beyrouth, ville catastrophe ?
C’est peut-être là finalement que je sens le mieux les choses, comme si je parvenais à l’impossible synthèse, comme si finalement je commençais de comprendre. Me reviennent à l’esprit ces mots qu’Hisham, étudiant rencontré dans un bistrot chic de Hamra, quartier sunnite de la ville, m’a glissés à propos de Tony Chakar, architecte, écrivain, artiste libanais qui parle pour sa ville d’espace catastrophique (voir http://www.partizanpublik.nl/catastrophicspace/site.html). C’est bien cela l’idée que je ressens finalement au bout de ces quelques jours, ici, tout n’est qu’équilibre, la catastrophe est potentielle après avoir été palpable, on la sait tapie dans l’ombre, derrière chaque coin de rue, derrière chaque frontière, derrière chaque bâtiment religieux, sous les voitures, partout l’équilibre est précaire, instable.
Curieux finalement comme un si petit pays peut être, à son corps défendant, l’objet de tels enjeux pour se trouver finalement figé par toutes ces tensions. « le Liban est un pays en voie de sous-développement » juge encore durement Riad Saadé. Sans illusion aucune.
C’est là aussi que pointe ce dernier paradoxe : comment les Libanais font-ils pour assumer tout ceci et en même temps rester aussi conviviaux et accueillants ? Pour rompre le mauvais sort sans doute. - 14
Il me faut partir maintenant. Retour à l’aéroport Rafic Hariri (encore ! on ne peut y échapper), c’est le moment de mettre fin au voyage. Une hôtesse plus que ravissante et enjôleuse m’interpelle une fois le contrôle des passeports effectué pour savoir si je suis intéressé par l’un des énormes 4x4 présenté au sein même de la zone duty-free, ou bien alors par l’imposante Harley-Davidson qui trône un peu en retrait lorsque je lui réponds, en anglais, que les voitures ne m’intéressent pas.
Plus loin, dans la salle d’embarquement, une quarantaine de casques bleus belges attendent éparpillés en vrac dans le hall l’avion qui les ramènera vers Bruxelles. Je me demande finalement comment eux même vivent la réalité libanaise, eux dont le pays n’en finit plus non plus de se désagréger.
Que soient remerciés très chaleureusement : Rita, Lina, Mohammad, Bilal, Walid et Walid, Maarouf, Gabi, Raafat, Mounir, Hisham, pour m’avoir aidé, avec patience, à tenter de comprendre ce qu’était le Liban aujourd’hui et répondu à mes dizaines de questions idiotes.
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Entre influences française et américaine, la jeunesse libanaise a déjà prononcé son choix. L’amitié entre Jacques Chirac et Rafic Hariri pèse lourd.
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La Mosquée Al Amine, inaugurée à la mi-octobre a été pensée par Hariri comme le point d’orgue de la reconstruction de Beyrouth. Et marque aussi l’emprise grandissante de l’islam sur le pays, sur fond de bataille d’influence entre sunnites et chiites.
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Acharafieh donne encore à voir, pourvu qu’on s’écarte des grands axes, l’essence de la capitale libanaise.
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Les yachts du nouveau port de plaisance de Beyrouth sont surveillés par les buildings, symboles de l’ère nouvelle, basée sur une économie uniquement tertiaire, voulue comme voie de modernisation du pays, par l’équipe Hariri.
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Quelques fantômes de béton portent encore visiblement, en bas de Hamra, les stigmates de la guerre civile. Mais nombre d’immeubles sont encore constellés en façade d’impacts de balles dans la ville.
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Beyrouth ne cesse d’osciller entre son passé douloureux, mais connu, et l’avenir soumis à des contraintes qui échappent aux habitants.
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Les affiches des Forces libanaises, créées par les Gemayel, puis préemptées par Samir Geagea ont orné les murs de Beyrouth quelques heures avant d’être systématiquement arrachées ou recouvertes de peinture blanche.
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La voiture est un outil symbolique de distinction sociale très fort dans le pays et les libanais s’endettent parfois fortement pour s’offrir le dernier bijou à la mode.
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Sur l’autoroute de Jounieh, un appel publicitaire à l’insouciance consumériste. Le marché se gorge des angoisses des populations en offrant une alternative à leurs préoccupations.
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