Octobre russe, Serge Rivron 2001 (extrait)
OCTOBRE RUSSE, chronique vulgaire Lundi 22 octobre 2001 – le pince-fesses à Jospin
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(…) On est à peine entré qu'une nana vient demander à Bozena de bien vouloir, en sa qualité de plus haute représentante du Centre Culturel, s'occuper de Roland Petit. Le problème, c'est que la sympathique polonaise ne sait pas du tout à quoi peut bien ressembler le chorégraphe, et moi non plus qui n'ai qu'un très vague souvenir d'une silhouette aperçue une ou deux fois dans des magazines, il y a au moins vingt ans. Nous traquons donc son ombre dans la foule endimanchée des membres de la communauté française à Moscou, déjà deux cent cinquante invités environ, sans compter qu'il s'en déverse continuellement des nouveaux... Heureusement, la nana de tout à l'heure revient accompagnée de Roland, élégant vieillard, que je laisse immédiatement en compagnie de Bozena, je préfère mille fois me balader dans la foule des happy few, l'œil et l'oreille aux aguets… Bof, rien de vraiment notable de ce côté-là, une foule mélangée d'assez jeunes et de pas trop vieux, hommes et femmes, certaines un peu ridicules quand même avec des robes trop chics sur des corps pas assez foutus, aréopages de faux blasés qui parlent fort du commerce de leur entreprise en se disant que ça épate sûrement quelqu'un dans le groupe à côté, certains qui connaissent déjà les réceptions d'Ambassade, d'autres non, mais qui font comme si. Je repère quelques visages fréquentés ces temps derniers, je salue ceux qui me voient. Tout autour de la salle, on a dressé des buffets somptueux, verres ballons et flûtes miroitent en attendant d'être remplis, quelques plateaux à canapés font déjà leur entrée, autour de deux tables d'angle deux escouades de fromagers en tablier de coton mettent la touche finale à la présentation de saint-nectaire, chabichous, tomes, beaufort, reblochons, crottins, fourmes et autres bleus. Au fond de la salle un large podium exhibe ses micros, sous la surveillance de projecteurs montés sur une tourelle en tubulures. Je croise Hélène Roos, qui m'embrasse gentiment et me présente un certain Bounimovitch, mathématicien et député, qui est aussi à l'origine avec Falga de l'organisation de la Semaine de la poésie française, qu'il apprécie en connaisseur. Hélène lui ayant dit, avant de s'esquiver, que j'avais récemment travaillé sur une pièce à la teneur hautement poétique, nous parlons quelques minutes de Harms et de Novarina, dont il connaît évidemment la traductrice russe. Mais ça commence à s'agiter fébrilement autour des buffets, on aperçoit les premiers buveurs, nous décidons d'un commun accord de nous jeter dans la mêlée, à tout à l'heure. Les buffets, dans les réceptions du genre, t'as toujours intérêt à les attaquer bien au début, si tu veux en avoir pour ton argent. Bien se goberger des divins produits qu'on peut t'y proposer requiert un entraînement de haut vol, le dressage d'un mélange peu commun d'instinct et d'adresse, auquel tu ajouteras selon tes capacités et ton envie du jour un zeste de raffinement bien utile à masquer ta goinfrerie, s'il te reste un tant soit peu de fierté dans la satisfaction gourmande de ta dépravation. Parce que les mondains, tout formidables qu'ils soient dans la splendeur de leurs vaniteuses conversations, tout blasés et mijorés qu'ils s'affectent, au premier 1
Extrait des pages 177 à 182 du texte intégral http://srivron.free.fr/images/PDF/Octobre_russe
Octobre russe, Serge Rivron 2001 (extrait)
tintement de fourchettes qu'ils perçoivent, c'est plus du tout rince-doigts et ronds de jambe, c'est plutôt des spadassins hargneux, qu'ils se révèlent, des voraces dangereux ! Une seconde d'hésitation, et ils te plantent leur fourchette à escargots dans le petit canapé au lard que tu lorgnais, tant pis pour toi, je t'avais prévenu ! Le jeu, c'est de tout de suite foncer sur l'endroit le moins peuplé, au début y a toujours un ou deux trous dans la presse. Demander un verre de n'importe quoi, façon d'avoir bientôt l'air encombré, chaud devant. Attraper une assiette si tu peux, mais je préfère presque autant le service mains libres, où tu gloutonnes au fur et à mesure ce qui est posé pas trop loin sur la nappe. Quand tu tombes à ton goût, n'hésite pas à écumer le plateau, ou d'autres ne vont pas tarder à te frustrer du plaisir. T'emmerde pas avec les trucs qu'on voit partout, le toast lump noir ou rouge qui tache les dents, le fastidieux concombre mayonnaise, le périlleux tomate œuf de caille, sauf si tu raffoles. Cherche plutôt la saveur du cru, l'intelligence culinaire à l'œuvre. Ce soir, je ne saurai trop te recommander la petite brochette saumon caviar pain de mie, et le cube de magret tiède à tremper dans son potelet de sauce poivre et miel. Un pur régal, dont j'ai beaucoup de peine à me séparer après deux séries entières engouffrées, mais je tiens absolument à tester les fromages pendant qu'ils n'attirent encore pas grand monde. Je finis mon verre en y allant d'un air badin, quand je rencontre Anne Duruflé, tout autant musarde que moi, tu penses bien. On s'embrasse vite fait, je lui dis que je vais aux fromages, elle me confie qu'elle va au jambon, j'avais pas vu le jambon. Verre vidé en poche, j'assortimente paisiblement mon assiette des singulières merveilles laityreuses2 de nos contrées, que grâce à la découpe obligeante je peux même empiler plusieurs couches de beaufort sans risquer l'écroulement malencontreux sur les éléments plus affinés à nettement coulants de mon édifice. En repartant avec tout ça je refais un tour au picrate, un excellent Saint-Emilion 1996, et nanti de ce boire et manger je trouve même, luxe suprême, un bout de table où m'installer les saveurs. Quand la garde prétorienne de Jospin arrive, les Claude Estier, Jean-Claude Gayssot, Roger-Gérard Schwarzenberg, Michel Sapin du soir bonsoir, tout le monde est tellement après bâfrer qu'ils passent complètement inaperçus, même jusqu'à monter sur le podium et rester piqués en rang d'oignons, maussades et tout envieux de nous voir tartiner si gentiment. On s'en fout, on mange ! Quand c'est le tour de Jospin de débarquer cinq minutes plus tard, ils sont obligés de l'éclairer à pleine poursuite, pour que deux ou trois fayots, à mon avis mis en scène, daignent s'empresser le saluer, que ça fasse un peu foule autour en traversant la salle. Entretemps je suis retombé sur Bounimovitch, qui me présente à Michel Deguy et sans doute son épouse, une dame tout à fait charmante, avec lesquels nous conversons courtoisement jusqu'à ce que les buffets soient temporairement fermés par décision suprême : Jospin qui piétine sur la scène depuis deux minutes voudrait bien pouvoir en placer une, quand même ! J'en profite pour me rapprocher à nouveau d'un buffet déserté, pour être prêt à un coup de Champagne quand il aura fini. Un discours de circonstances, évidemment, c'est pour ça qu'on les paie, les politiques. Tout frisé de près, sa toison bien blanchie et un peu rosé des joues, il est assez seyant dans son joli costume gris perle. J'écoute vaguement les compliments de rigueur au dynamisme de la communauté française en Russie, "vous êtes loin de votre patrie mais on s'en occupe, pas plus tard qu'il y a un quart d'heure j'étais avec le Président Poutine que je revois demain, nous coopérons de mieux en plus, même en matière de terrorisme on est en train de te concocter des accords dont tu me diras des nouvelles quand tu mesureras leur efficacité réelle, la France est mobilisée 2
On dit bien "butyreuse" pour le beurre.
Octobre russe, Serge Rivron 2001 (extrait)
totalement pour la sécurité des tiens qui sont restés chez nous, t'as donc pas à te tracasser, travaille puisque c'est ce que tu sais faire de mieux, et fais excuse pour les ministres qui manquent, il en faut bien quand même pour faire tourner Paris en mon absence huhuhu, mais Hubert Védrine qu'il est sur tous les fronts en ce moment, tu t'en doutes, va nous rejoigner sous peu malgré la prenance de ses activités, je suis naturellement à votre disposition informelle ce soir un petit moment et mes ministres aussi avant qu'on se casse au prochain restau, merci de votre attention." C'est sympa, il a pas fait trop long, et le savonnage somme toute assez discret, pas trop ouvertement à la récolte des voix qu'il est pourtant évidemment venu chercher, c'est sûr, on n'offre pas à bouffer à cinq cents dealers d'opinion pour nibe. Il a pas fini depuis dix-sept secondes que la foule à nouveau s'est précipitée sur la bouffe. Je me récupère mon Champagne, et le temps de me retourner je me retrouve à côté du Roger-Gérard tout esseulé hagard, qui sait pas encore s'il va oser une petite quiche en catimini, ou attendre au coin qu'une bonne âme le sauve de sa déréliction. À bien y regarder, il est pas le seul de ses copains à intéresser personne. À part Jospin qui rameute forcément, et Gayssot en bretelles qui se sent comme chez lui dans la patrie du communisme qu'on lui a apparemment pas dit que c'était fini, entouré d'un essaim qui a l'air de bien goûter sa bonne trogne et ses blagues de garçon de courses, les autres gouvernementeux errent comme de pauvres godillots. Ainsi, je suis sûr que si je me sentais de distraire le vieux Claude Estier, tout reconnaissant du geste il me tiendrait la soirée à me raconter la S.F.I.O., les colonies, Krouchtchev, les confitures de rhubarbe que lui préparait sa tendre mère, l'usage du bidet et de la chaise percée avant l'installation de l'eau courante, et tout un tas d'autres secrets d'État du même tonneau qu'il a dû côtoyer de si près, cher ami, vous n'imaginez pas. C'est un truc formidable, des moments comme ça, pour avancer dans l'échelle sociale : choper une huile en déplacement pendant le petit laps qu'on la délaisse. Mais attention, faut faire vite, c'est un peu comme pour le buffet. Tout ennuyeux à mourir qu'il soit, un médiatisé ne reste jamais longtemps seul. J'ai à peine le temps de me faire ces réflexions, et de me dire qu'ayant assez cerné la situation, j'irai tout compte fait bien bonir mon couplet sur le prix des musées russes à l'un de ces potentats en déshérence, qu'on me les a cueillis sous le nez l'un après l'autre comme des fruits mûrs. Je me rabats sur des petits entremets exquis servis à demeure par des soubrettes à plateau. Anne en quête de Champagne repasse à ma portée. Nous retournons de conserve au buffet, où je peux constater qu'en matière d'efficacité à doubler tout le monde pour se faire servir, j'ai encore des leçons à prendre de madame l'attachée culturelle. On trinque à la santé. Anne reste peu, tout occupée qu'elle est à recruter les passagers du bus prévu dans une demi-heure pour le dîner officiel. Je l'embrasse en au revoir à bientôt j'espère, on est un peu émus quand même, on s'est ensemble bien amusés. Mais n'est-ce pas Christian Cabal que j'aperçois là-bas ? (…)