Octobre russe, Serge Rivron 2001 (extrait)
OCTOBRE RUSSE, chronique vulgaire Vendredi 19 octobre 2001 – l'argent et la Culture1 (…) 9145 euros/mois pour se branler les couennes dans un bureau à organiser six manifestations culturelles par an, à gérer des listes d'invités, à se pointer qu'on les félicite au buffet des premières de productions qu'ils ont mal soutenues, à corriger des typons, rédiger quelques notes et se demander s'il vaut mieux racheter un lot de Zola ou l'intégrale des Prix de la rentrée littéraire, un exemplaire de chaque ! Ça te paraît caricatural un peu ? Parce que tu imagines qu'ils font quoi d'autre, les institutionnels de la Culture ? Qu'ils détectent ? Qu'ils promeuvent ? Non je t'assure. Leur nature a horreur du risque, c'est comme ça. Ils attendront plutôt un siècle, que d'achalander un bouquin comme celui-ci, c'est te dire ce qu'ils font aux vrais dangereux, aux criminels de la langue ou de leur confite opinion ! Ils aiment le frisson à retardement, seul le réchauffé les justifie ! Là, par contre, ils t'épatent ! C'est des grands trémolos sur la liberté d'expression, des admirations émues sur la difficile quête de la vérité ! Des désirs de vengeance, parfois, qui mouillent jusqu'au fond leurs charentaises ! Le dimanche, en été, s'ils en sont capables, ils écrivent un début de roman d'actualité sur Bataille, Sartre, Camus, Bernanos, et la guerre, qui est toujours d'une actualité féroce à dénoncer, ou à interroger, c'est plus mieux. Et leurs caboches vont dans des roulis d'amour, bien rassurés d'entendre ronfler vers midi le moteur de la 607 que Sandrine a maintenant parfaitement en mains ! Pendant que les bambins extraient du coffre les commissions, ils se préparent à jouer leur rôle de mari parfait qui allume le barbecue en fredonnant Le temps des cerises, ou cet air de Manu Tchao qui leur fout toujours le feu aux tripes… Putain, ils se disent, il faut absolument que j'écrive quelque chose sur Che Guevara dans mon bouquin, c'est quand même le seul vrai Révolutionnaire du vingtième siècle, il faut lui rendre cette justice, c'est vachement gonflé mais il faut le dire ! et ils alignent les gambas sur la grille même pas nettoyée, mais c'est pas grave parce qu'hier c'étaient des daurades, Sandriiiine ! tu penseras bien à nettoyer la grille après le repas parce que ça fait déjà deux fois qu'on fait du poisson dessus, ça donnerait le goût aux grillades de bœuf demain avec les Delaroche ! Tant habités qu'ils sont par leur sujet, à la place de la sieste ils se remettent à l'ouvrage, les cigales crépitent sous les bombes qui ponctuent leur prose un peu plus lascive cet après-midi, c'est normal tu parles, avec la ventrée de ratatouille que je me suis mis… Ils ont ainsi quelquefois de ces lucidités touchantes qui montrent qu'on a affaire à des gens cultivés et modernes, qui osent se regarder en face le corps même dans ses flatulences, ce qui est une garantie de plus qu'ils ne trichent pas, "quelque part c'est important". C'est comme ça qu'ils sont de plus en plus nombreux à péter sans vergogne dans leur bureau, ils ouvrent même pas la fenêtre les salauds ! C'est une infection quand ils t'admettent à un entretien de rentrée dans leur saint des saints ! Tout bouffis des douze premiers feuillets du brûlot démoniaque qu'ils sont en train d'oser, ils te toisent des grandes hauteurs où ils 1
Extrait des pages 147 à 149 du texte intégral http://srivron.free.fr/images/PDF/Octobre_russe
Octobre russe, Serge Rivron 2001 (extrait)
atteignent, surtout depuis que leur copain Francis qui bosse pour la chronique jazzifère du Monde leur a laissé entendre qu'il n'avait jamais rien lu de meilleur, coco, t'es en plein dans l'actu, faut vraiment que tu finisses, Bataille, Sartre, Camus, Bernanos et la guerre, ça revient en plein au centre des préoccupations du moment – et qu'il a rajouté d'un air qui en dit long qu'il savait bien que c'était pas d'être tendance qui devait intéresser l'écrivain de telles pages qui resteront de toute façon dans l'histoire, mais que ça peut aider à rencontrer ses lecteurs de les publier au bon moment, quoâ. Ils en ont même pété de connivence ! À la santé des salaires mirobolants qu'on leur sert ! À la santé des droits des auteurs poussés par la libre presse d'information libre des éditeurs en vogue ! À la santé du succès ! À la santé des battants ! À la santé des coureurs de jupons révolutionnaires d'antichambre ! – À la santé d'être les cochons qu'ils sont ! Je vais te le dire tout net : ça m'ennuie que ce soye l'adorable Bozena qui m'inspire cette tirade, parce que c'est tout le contraire d'un cochon, elle. Mais après tout, elle n'a qu'à pas gagner tant, c'est indécent ces gens qui se rendent même plus aucun compte des proportions ! C'est le résultat de la croisade américanoprotestante qui sévit chez nous depuis le début des années Mitterrand-SéguélaTapie, cette revendication du clinquant : la réussite par le fric accouplée à la transparence par le fric… Pauvres ne cherchez plus à débusquer nos milliards, on vous les exhibe à la gueule pour vous distraire ! Grâce aux "années pub", le fric ne se cache plus, il fait recette ! C'est cette croisade qui a révélé la jet set ! C'est le coup de génie de la pensée cochon, la jet set ! Je suis riche et je vous fais baver ! Serveznous du people, on en redemande ! On me paie deux millions par mois, mais je les vaux largement, vous ne croyez pas ? – Si, si. On turbine dans un système tellement bien huilé qu'il arrive à te vendre au prix fort la seule vision de sa richesse… à s'enrichir à tes dépens, mais avec ton envieux consentement ! "– Oui d'accord, mais quand même, l'argent, c'est nécessaire", je t'entends d'ici, "ça facilite la liberté, sans argent, t'existe plus" et tutti quanti. Bon, d'une part, ce serait pas des raisons pour s'en faire des parures, le porter en turban, l'arborer en décoration, lui laisser valeur d'ultime argument. D'autre part, on pourrait rêver que ce soit tout exactement le contraire, que l'argent n'est pas nécessaire, qu'il empêche l'existence, qu'il emprisonne. On pourrait même le constater tous les jours, si on regardait bien. On pourrait se remettre à vouloir le voler aux riches, à vouloir abolir sa propriété, ou simplement à arrêter de courir après. Essayer de fabriquer autre chose, pour l'échange. Ne plus se référer à sa "valeur" pour payer ou acheter, faire du troc avec la valeur qu'on prête soi-même à la valeur intrinsèque de l'usage qu'on peut avoir des choses et des services. Réécrire Le Capital avec le sang qu'il a sur les mains. Essayer Proudhon, Fourrier… Fermer Wall Street ! Interdire le CAC 40 ! Je me demande si je ne suis pas doucement en train de justifier Ben Laden, j'arrête. Mais n'empêche : ils l'ont quand même drôlement secoué notre cocotier en plaqué or, ceux qui ont fait le coup des Twins. (…)