Le Con

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Olivier GECHTER

29/07/2009 1759 mots dépôt n° IDDN.FR.010.0114381.000.R.P.2009.035.40100

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Le con Jean Bernard Lentier n'aimait pas grand chose dans la vie, et encore moins les cons. Les imbéciles, les sans-gênes, les malpolis, les radins, les impécunieux, les serveurs désagréables, les vendeurs mielleux, les postiers négligents, les fonctionnaires trop zêlés, les croyants sans principes, les intégristes intransigeants, les journalistes vendus et les paparazzi fouillent-merde, les collègues arrivistes, les glandeurs pathologiques, les voisins revendicatifs et ceux qui boudaient les réunions de copropriétaires, tous devaient s'attendre à le voir, lui Jean Bernard Lentier, en travers de leur route un jour ou l'autre. Ils recevaient alors en pleine figure les remarques les plus acérées, trempées qu''elles étaient dans cinquante ans de pratique quotidienne du Droit Civil, trente ans d'abonnement à la revue 60 millions de consommateurs et plusieurs mariages désastreux. Il possédait également une large panoplie de regards, allant du méprisant au foudroyant, qui avaient également leur petit effet. Par les temps qui couraient, Lentier était sûr de croiser chaque jour plusieurs variétés différentes de cons, qu'il s'appliquait à renvoyer dans leurs foyers, humiliés et la queue basse, à défaut de pouvoir les éliminer purement et simplement. C'eut été pourtant faire œuvre de salut publique : on en trouvait vraiment partout où on croisait des gens, que ce soit dans la rue, dans les transports en commun ou les commerces, les monuments historiques, sur les parvis des églises ou à la poste, comme ce jour-là. - Excusez-moi monsieur, mais je crois que vous venez de me passer devant. C'était un con du genre féminin, d'une petite cinquantaine d'années qui pululaient dans le quartier. Un kilo de maquillage apparaissait sous un immense chapeau. A son bras, un immonde roquet dont les dents dépassaient des babines en un rictus

idiot.

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Lentier jeta un oeil à la zone d'attente qui s'étirait devant les deux affranchisseuses électroniques du bureau. - Vous n'étiez pas face à la machine de gauche, que je sache. C'était donc bien à mon tour. Prenez la machine d'â-côté, ajouta-t-il en montrant du nez ladite machine, où une mamie nonagénaire tentait de payer un recommandé en pièces de deux centimes d'une main tremblotante. - Vous êtes vraiment culotté, s'indigna la porteuse de chien. J'étais arrivé ici avant vous ! Vous deviez me laisser passer ! C'est la moindre des corrections ! - La galanterie se perd, chère madame. Et vous, vous me faites perdre mon temps ! Les deux adversaires se jaugèrent du regard quelques secondes. Lentier eut la satisfaction de voir le pot de peinture reconnaître en lui le pourfendeur de cons, le héros des gens honnêtes perdus dans cette jungle sociale où le con pullulait, près à les dévorer à la moindre faute. C'était beau. Lentier ignora sa victime, désormais humiliée et insignifiante, et reprit le cours de ses occupations. Il prit tout son temps à choisir le tarif le plus avantageux pour l'envoi de sa lettre de protestation, puis le moyen de paiement le plus intéressant. Quand il partit, la file d'attente avait atteint la porte du bureau de poste et la mamie Parkinsonnienne se battait encore avec son porte-monnaie.

A peine dans la rue, Lentier eut à subir le deuxième assaut de la journée. Que lui voulait donc cet employer de bureau au costume informe et aux lunettes démodés, planté en plein sur son chemin ? - Bravo monsieur ! Je n'ai pas pu m'empêcher de suivre votre échange tout à l'heure. Vous l'avez mouchée en beauté celle-là !

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Ah ! Un admirateur ? Lentier avait le défaut de les tolérer, et même de les accueillir avec bienveillance. Il fallait que sa cause soit relayée le plus largement possible si on voulait un jour connaître une société débarrassée de ses cons. Pour cela, il était indispensable qu'il consacre une partie de son temps à côtoyer le vulgaire. - Effectivement, mon bon monsieur. Je ne tolère pas les mal-élevées qui, sous prétexte d'être des représentants du sexe féminin, estiment que tout leur est dû. Il est utile de leur rappeler qu'elles ont demandé l'égalité et qu'elles doivent assumer ce choix ! - C'est une façon pédagogique de prendre leur place aux femmes qui font la queue devant vous, en quelque sorte. C'est vraiment très intéressant ! Je la réutiliserai, en attendant qu'on trouve une solution pour les garder à la maison. Lentier se raidit. Il avait parfaitement entendu le ton ironique de son interlocuteur. Fausse joie, il avait vraiment affaire à un con de plus, un acolyte du pot de peinture qu'il fallait moucher de la même façon ! Mais son nouvel ennemi était rapide. - Bon, cela dit, chacun fait comme il veut. Moi, je ne voulais que vous poser quelques questions. Pour une enquête de l'INSEE, ajouta-t-il en montrant une pochette au logo de l'institut de sondage. Lentier lui lança son regard le plus méprisant et reprit son chemin comme si l'homme n'existait plus. Pour des parasites comme l'étaient les enquêteurs publiques, c'était bien suffisant. - Attendez ! Ne partez pas ! Fit le binoclard en revenant à sa hauteur. Alors première question... Habitez-vous dans le quartier ? Bon, je suppose que vous ne travaillez pas dans le coin, vu votre âge et que vous ne traversez pas toute la ville uniquement pour montrer votre mauvais caractère. Donc je suppose que vous vivez ici. Je le Début le 28/07/2009 Fin le 29/072009

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- Non mais ! De quoi je me mêle ! - Donc profession « retraité », fit l'homme en cochant une case sur un formulaire. Vos collègues ont dû être contents de vous voir partir. Lentier était estomaqué. Comment cet individu pouvait-il avoir le culot d'utiliser ses armes de prédilection contre lui ? Incapable de répondre pour la première fois de sa vie, Lentier resta figé un instant, bouche bée, à la merci de son adversaire. - Je continue mes questions : êtes-vous régulièrement suivi par un psy ? C'en était trop ! Lentier se mit en marche sans un mot, du pas impérieux du Juste près à... - Comptez-vous en consulter un cette année ? Si oui, s'agira-t-il d'un psychologue, d'un psychanalyste ou d'un psychiatre ? Il eut un choc. Le con le suivait ! L'indignation commença à se tinter de malaise. - Non plus ? Je note. Avez-vous des antécédents psychiatriques ? - Dites donc, jeune trou du cul ! Savez-vous à qui vous parlez ? - Non. Nos tests sont complètement anonymes. Seules vos réponses intéressent l'INSEE. Donc ? C'est non à cette question aussi ? Lentier lâcha une insulte et pressa le pas. - Parmis les troubles suivants, lesquels vous semblent-ils cadrer le mieux avec votre tempérament actuel, fit l'enquêteur en accélérant à son tour. Dépression ? Alcoolisme ? Agoraphobie ? Paranoïa ? Névrose obsessionnelle ? Schizophrénie ? Psychose ? Autisme ? Démence sénile ? - Vous êtes cinglé ! - D'accord, je coche « paranoïa ». Lentier constata que le con, plus jeune que lui d'une petite trentaine d'années restait

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sans difficultés à sa hauteur, alors que lui était déjà au maximum de ce que quarante ans de vie sédentaire pouvait permettre. Il avait d'abord eu l'intention de larguer le pot de colle puis continuer ses courses. S'il voulait réaliser ce projet, il devait être plus ferme. Il pila, et saisit au passage le con par le col. - Allez-vous me lâcher une bonne foi ? Allez emmerder quelqu'un d'autre ! Le con n'eut qu'à hausser les épaules pour se dégager. Sous son costume de témoin de Jéhovah, on pouvait sentir une carcasse solide et bien musclée qui repoussait les rêves d'intimidation physique qu'il avait brièvement caressé. L'insupportable enquêteur n'eut pas l'air de s'offusquer de sa tentative. Il souriait aimablement. Lentier se rendit compte qu'ainsi, il le trouvait beaucoup moins con et beaucoup plus effrayant. - Navré monsieur, fit-il, mais si je passe à une autre enquête maintenant, j'aurais perdu du temps, au frais du contribuable. Puis il enchaîna en rafale : - Vos parents buvaient-ils ? Avez-vous été battus dans votre jeunesse ? Avez-vous fréquenté un internat catholique, et si oui, avez-vous subi des attouchements sexuels ? Avez-vous des penchants homosexuels refoulés ? Des problèmes d'impuissance ? Tentez-vous de repousser des fantasmes pédophiles ? A la fin de sa tirade, l'enquêteur hurlait ses questions. Lentier sentait que les réponses n'avaient jamais eu d'importance pour lui. Autour, tous les visages se tournaient vers eux ; tout le quartier commençait à s'intéresser à ces questions tendancieuses, agressives comme autant d'accusation. La gêne, l'impuissance, d'autres sentiments refoulés peut-être, s'amalgamèrent pour former une boule d'angoisse, laquelle donna naissance rapidement à un début de panique. Lentier repartit, mais en courant cette fois. Oubliant les courses qu'il Début le 28/07/2009 Fin le 29/072009

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comptait faire, il prit en direction de son appartement, coupant au plus court, sautant les trottoirs, croisant les carrefours sans s'occuper des connards qui l'évitaient en klaxonnant. Il arriva en nage aux pieds de son immeuble, trouva la porte grande ouverte – sans doute un coup de cette abrutie de concierge – entra en trombe dans l'ascenceur et appuya sur le bouton du quatrième étage. Alors seulement, il se permit de souffler; « pffffuuuuuiiii », comme un ballon qui se dégonfle. Le dos appuyé contre la parois du fond, visage tourné vers le plafond, yeux mi-clos, il tenta de calmer son coeur dont les coups s'apparentait à ceux d'un marteau-pilon. Quatre étages, c'est court. Il soufflait encore comme un phoque lorsqu'il enfonça la clé dans la serrure. La lourde porte renforcée pivota lentement sur ses gonds, révélant un intérieur obscur. Il était parti tôt, sans ouvrir les volets. Clic ! Illuminé, le deux pièces de célibataire n'était pas beaucoup plus gai. Depuis quand n'avait-il pas lessivé les murs ? Depuis son dernier divorce ? Il entra et referma la porte. Elle lui revint en pleine figure. Une forme l'empoigna par le col et l'envoya rouler au milieu de l'entrée. Tandis que le retraité suffoquait par terre, quelqu'un refermait la porte sans bruit. - Bon, vous ne vivez pas dans un quartier défavorisé. Ca répond à ma dernière question. L'enquêteur se pencha sur le retraité et le souleva d'une seule main par la gorge, appuyant sur la pomme d'Adam d'une main experte : assez fort pour l'empêcher de crier, pas assez pour l'étouffer complètement. Il colla son visage contre celui de Lentier et murmura doucement. - Mon questionnaire est formel... vous n'avez aucune circonstance atténuante : vous

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êtes un vrai gros con ! Et tandis que Lentier se débattait pour se libérer de la poigne d'acier du psychopathe, on entendit le claquement caractéristique d'une lame de cran-d'arrêt qui se déplie.

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