La politique sociale de l'Etat (1870 – Août 1914)
On peut parler, durant l'intervalle 70-14, d'un paradoxe de l'évolution sociale de la France. Jusqu'en 14, le dogme libéral est constamment réaffirmé, avec comme corolaire, le faible rôle laissé apparemment à l'État, selon le principe du « laissez-faire, laissez-agir ». Mais l'État français est un État anciennement centralisé, qui intervient traditionnellement dans l'économie (« colbertisme »), et qui exerce un certain contrôle sur la société. Il s'agit donc d'appréhender le rôle de l'État en matière sociale, d'en déterminer les mobiles : s'agitil d'une volonté de préserver les libertés, d'un désir de moderniser le pays, de lutter contre les crises ? Quelles furent les politiques mises en œuvre : mesures d'encouragement, de circonstance, politiques sectorielles ? Comment les républicains ont-ils concilié leur désir de justice sociale et leur attachement au libéralisme ? Quel est le lien entre la politique de l'État et les intentions des milieux d'affaires et des élites sociales ? I. Les principes de l'action de l'Etat 1. Le libéralisme Guizot est celui qui a fixé le visage du libéralisme en France : c'est un libéralisme qui n'est pas exempt de contradictions : il a en effet établi le protectionnisme, ce qui en fait un libéralisme non échangiste, plus économique que politique, dans la mesure où il est fondé sur le suffrage censitaire, et plus économique que social : les orléanistes n'ont aucune préoccupation sociale. Il assigne à l'Etat deux fonctions : –assurer la liberté économique, qui correspond à l'expression de la liberté du travail : il s'agit d'appliquer les lois adoptées en 1791 : la loi d'Allarde supprime les corporations ; la loi Le Chapelier défend le principe de la liberté du travail. –maintenir la tradition ancienne d'intervention de l'État, régalienne, sur laquelle aucun gouvernement n'est jamais revenu. 2. L'intervention de l'Etat avant 1870 La IIème République a été marquée par un certain nombre d'échecs : celui des ateliers nationaux en particulier. Néanmoins, la Constitution de 48 crée un devoir d'assistance envers les nécessiteux, mais le droit au travail n'est pas proclamé en tant que tel. Il y a l'esquisse d'une politique sociale. L'expérience du Second Empire a été autrement plus importante : elle est complexe car contradictoire. Napoléon III avait des sympathies socialistes : il était influencé par le Saint-Simonisme, doctrine socialiste utopique élaborée par le comte de Saint-Simon, dont il retient en particulier l'importance des grands travaux et celle d'associer les élites industrielles au gouvernement de l'État. Pour F. Furet, trois idées majeures expliquent l'implication de Napoléon III : l'affirmation de sa propre légitimité, l'affirmation de la souveraineté nationale, la prise en compte de la question sociale. On distingue deux périodes dans l'Empire : l'Empire autoritaire peut être caractérisé, selon Rouher, par cette expression : l'État est « le moteur bienfaisant de l'économie ». Il n'existe alors que des préoccupations économiques, et non sociales. Il s'agit d'aider le développement des activités : ce qui implique la création d'un système bancaire moderne, par exemple. Cette période a été analysée par Paul Leroy-Beaulieu, économiste libéral, gendre de Michel Chevalier, dans L'État moderne et ses fonctions (1874). Ce livre est important à plusieurs titres : d'abord parce qu'il défend assez classiquement l'idée d'un État « léger », ensuite parce qu'il a donné des éléments de réflexion sur le Second Empire, État « conservateur-propulsif », expression reprise par Pierre Rosenvallon. L'année 1860 marque un double tournant: elle amène le début d'une véritable politique sociale. D'abord vient le traité de Libre-Échange avec le Royaume-Uni, négocié par Michel Chevalier et Richard Cobden. Cette mesure commerciale et économique a des conséquences sociales énormes : le patronat français est confronté à une concurrence accrue. Deuxième changement : le retour de la question romaine amène Napoléon III a chercher d'autres soutiens que les catholiques, et donc à avoir une véritable politique sociale : il y a une esquisse de socialisme impérial. En 1862, Tollain prend la tête des ouvriers Français envoyés à Londres, sur la cassette de l'Empereur lui-même. Soutenus par le Cercle du PalaisRoyal. En 1864, une loi abolit le délit de coalition. Elle a pour rapporteur E. Ollivier, qui emploie l'expression « d'État-Providence ». La question sociale pose aussi la question scolaire : cf. les réformes de Duruy. Napoléon III a eu des initiatives hardies : l'influence saint-simonienne se traduit par de grands travaux, le plus célèbre étant celui du Canal de Suez. Sous le gouvernement Ollivier, Napoléon III fait voter des lois qui n'a pas le temps de promulguer : l'abolition du Livret Ouvrier (effective en 1892), la création de
l'Inspection du Travail (effective en 1890). En 1870, la politique de l'État est assez novatrice, mais la France est parcourue par des courants conservateurs, aussi bien dans le patronat que chez les ouvriers, qui correspondent au paradoxe d'Hobsbauwn : c'est-à-dire le décalage entre la modernité étatique de la France et le fait que les secteurs moteurs soient l'artisanat de luxe, et qu'il n'y ait pas d'industrialisation de masse. Ce paradoxe est élucidé par M. Noiriel qui décrit une « alliance » entre les néo-libéraux, qui veulent installer les usines à la campagne pour empêcher la formation d'un prolétariat à l'anglaise, et les ouvriers, qui considèrent le travail industriel comme une modalité du travail rural. II. 1870-1895 1. Les débuts de la IIIème République Il faut noter, en 1870, le caractère tout à fait exceptionnel de la situation : guerre, défaite d'une rare ampleur, suivie par l'occupation d'une grande partie de la France par les troupes allemandes : 43 départements sont occupés. Ceci a plusieurs conséquences sur la politique de l'État : il a du prendre des mesures circonstancielles, notamment décréter une levée en masse et émettre deux emprunts en 1871-72 destinés à acquitter les 5 milliards de Francs-or que l'Allemagne exigeait au titre d'indemnisation. D'autre part, le traumatisme qu'a représenté la commune pour une grande partie de l'opinion détermine le visage de la République. Elle a été frappée par l'anticléricalisme de la Commune, mais il y a aussi dans la Commune un aspect socialiste, qui est notamment visible la création des coopératives ouvrières de production qui devaient permettre aux ouvriers de contrôler l'appareil de production. La République qui se met en place prend une double forme, puisqu'elle est à la fois conservatrice et favorable au libéralisme : en effet, elle réprime dans le sang la Commune (ce qui ne gâche en rien l'image de Thiers), et elle n'hésite pas à prendre des mesures conservatrices : en 1872, la loi Dufaure interdit les activités de la Ière Internationale. Mais elle est favorable au libéralisme : c'est en son nom que l'impôt sur le revenu n'est pas institué, alors qu'il était demandé par Gambetta. De plus, ce libéralisme français est plutôt protectionniste. Le chef de file des protectionnistes est Pouyer-Quertier, industriel dans le textile cotonnier. Il est ministre des finances de Thiers, et fait voter en 1872 une loi douanière qui écorne le libre-échangisme en relevant les droits douaniers. Le rôle de l'État s'est accru sous Thiers. En 1872, il fait voter une loi militaire qui le généralise progressivement le service molitaire. Ceci modifie les attitudes alimentaires, favorise un goût pour le mieux-être. Progressivement se met en place la République des républicains. Les opportunistes sont caractérisés par un conservatisme social et économique qui rassure les milieux d'affaires : ceux-ci s'expriment par la présence au gouvernement de Léon Say, qui appartient à une famille illustre et très riche : il est le petit-fils de l'économiste libéral, inventeur de la loi « de Say », selon laquelle « toute offre produit sa demande », Jean-Baptiste Say. Il est lié aux milieux d'affaires, et est plusieurs fois ministre des finances : il a favorisé la carrière du jeune Joseph Caillaux, fils de notable. Léon Say figure de plus parmi les inspirateurs du plan Freycinet de 1878, qui prévoit l'achèvement du réseau de chemin de fer, financé par l'emprunt. Le rôle de Say est fondamental : en refusant d'entrer dans le gouvernement Gambetta, qui veut nationaliser les compagnies déficitaires de chemin de fer, il condamne son ministère, et soutient Rouvier. La première nationalisation partielle n'aura lieu que sous Clémenceau. Le plan a eu des conséquences sociales considérables : il a en premier lieu favorisé une baisse du chômage. De plus, un certain nombre de grèves ont été financées par des caisses de secours, elles-mêmes financées par les salaires d'ouvriers du plan. La politique de Freycinet a été l'objet d'une controverse historiographique, tout comme la politique de Ferry : elle a bouleversé l'économie française, mais a eu un coût élevé. L'une comme l'autre, ainsi que la politique coloniale, ont été considérées par les libéraux comme un alourdissement de l'Etat. Paul Leroy-Beaulieu était plus nuancé : il s'est prononcé dans le sens du colonialisme, qui selon lui favorisait le progrès national. Au XXème siècle, les « révisionnistes » ont insisté sur l'effet d'entraînement qu'ont eu les travaux du plan, et ont révélé que les lois scolaire sont eu des conséquences importantes, notamment en favorisant le niveau de qualification des travailleurs. Cette politique répond aussi a des considérations idéologiques : pour Ferry, il s'agit de républicaniser la société ; M. Rosenvallon définit la politique sociale des opportunistes comme celle d'un État « instituteur du social ». L'État, via l'école primaire, institue de nouvelles règles républicaines, leur objectif étant la lutte contre les notables catholiques. L'anticléricalisme a en effet des visées sociales. 2. Le choix du protectionnisme De 1873 à 1895, la France est confrontée à la Longue dépression, qui n'est pas une crise linéaire (pics : 1873-75, 1882-1895). Il n'y a pas eu de politique anti-crise cohérente, mais des mesures ponctuelles : en 1881, on crée dans le gouvernement Gambetta un ministère de l'agriculture, qui marque l'attention soutenue que l'État apporte aux paysans. La mesure la plus importante est l'instauration du protectionnisme, à l'instigation de Méline, député des Vosges, président du Conseil de 1896 à 98. Il fait voter trois lois protectionnistes : en 1884 pour lutter contre l'invasion des céréales américaines ; en 1892, une
grande loi douanière ; en 1897, la loi dite « du cadenas ». Ces lois avaient une portée plus vaste : il s'agissait de protéger les agriculteurs, touchés par des crises (notamment le phylloxera, dans les vignes) et d'articuler les relations entre la France et son empire, de plus en plus vaste, et régi par la règle de l'exclusif colonial, répartition stricte du commerce entre la métropole (produits fabriqués) et les colonies (matières premières), qui vise à favoriser l'entrée des produits de la métropole dans les colonies sans concurrence. La protectionnisme de Méline correspond à des choix pensés et assumés. Méline défend une économie rurale, et parle de la surproduction industrielle. La pensée de Méline correspond à un « néo-mercantilisme pessimiste » (Jacques Marseille). Méline comme Ferry conclut à l'impossibilité de développer le marché intérieur : le colonialisme est un moyen de fournir des débouchés à l'industrie et des carrières aux jeunes générations. La conséquence de l'adoption du protectionnisme est le blocage des évolutions sociales. Un retard de l'agriculture française subsiste, mais vaut à Méline une très grande popularité. 3. La question sociale Il y a par conséquent une montée en puissance de la question sociale, dont la réalité était niée par Gambetta en 72. Il considérait que la République était si difficile à établir qu'il fallait se concentrer sur la forme des institutions. A partir de 1880, elle est indéniable : on voit une véritable multiplication des grèves : l'État doit prendre en compte ces problèmes. Il a plusieurs actions : la première est une action de répression afin de maintenir l'ordre : envoi de l'armée dans les bassins miniers, par exemple. Il a aussi une action de conciliation, qui correspond aux attentes des ouvriers. Ceux-ci attendent beaucoup de l'État pour plusieurs raisons : ils sont républicains, et attendent une protection face au patronat monarchiste qui avait été très dur : en particulier lors de la baisse générale des salaires en 1878, après la victoire des républicains en 1877. Il y avait des attentes spécifiques des mineurs. Cette action de conciliation a lieu dans le cadre des préfectures et sous-préfectures, où les préfets sont peu complaisants avec les milieux d'affaires. Cette action aboutit en 92 à l'adoption de la loi sur l'arbitrage facultatif de l'État à la suite de la grande grève de Carmaux. Enfin, l'État a du légiférer : en 1884, la loi Waldeck-Rousseau (lors du gouvernement Ferry) légalise les syndicats ; elle est votée dans le contexte de la grande grève (2 mois) des mineurs d'Anzin, observée par Zola. Elle a été à court terme mal reçue par les ouvriers, qui y ont vu une œuvre de police : le dirigeant du syndicat devait se déclarer. Les critiques portaient aussi sur la nature même de la loi dans la mesure où les syndicats n'avaient pas uniquement un rôle représentatif, mais devaient organiser des bibliothèques, des cercles d'étude et diffuser des informations sur le marché du travail. Elle a permis sur le long terme le développement du syndicalisme en France. Entre 90 et 92 ont été votées des lois sociales, qui créent l'Inspection du Travail, indépendante, qui a pour but d'assurer de meilleurs relations sociales, et qui abolissent le Livret Ouvrier. L'année 1895 marque un tournant, puisque c'est celle de la création de la CGT, qui va devenir le premier syndicat de France, et qui donne une nouvelle vigueur au syndicalisme français. III. 1895-1914 1. Le nouveau rôle de l'Etat Le maintien d'un discours libéral justifie le refus d'instaurer l'impôt sur le revenu, qui a été l'objet d'un projet de loi par L. Bourgeois, président du Conseil en 1896. Malgré cela, on voit se profiler un changement net : l'Etat a vu sa sphère d'implication augmenter : il intervient en ce qui concerne le sort des étrangers (cf. Code de la nationalité), il doit prendre en compte les conditions de travail des ouvriers sous la pression de la gauche, et notamment de Jaurès. En 1898, une loi établit la responsabilité patronale dans les accidents du travail ; en 1900 : la loi Millerand-Colliard limite la durée du travail à 10 heures par jour. Il y a chez les dirigeants politiques une volonté de prendre en compte la question sociale. Millerand est ministre de la Prévoyance sociale, et à ses yeux, le fait de diriger ce ministère justifie sa présence dans le gouvernement Waldeck-Rousseau. En 1906, sous Clémenceau, est créé le ministère du Travail. Les lois sociales sont devenues plus importantes : en 1906, une loi impose le repos hebdomadaire le dimanche, pour remédier aux injustices opportunistes ; en 1910, une loi met en place les retraites ouvrières et paysannes ; 1908 voit le rachat des chemins de fer de l'Ouest, ce qui rompt avec le dogme du refus de la nationalisation en France. Cela amène à se tourner vers M. Rosenvallon, qui parle pour ces années d'un « tournant social-républicain », soit la prise en compte de la question sociale par l'État, notamment sous l'influence de Léon Bourgeois, théoricien du solidarisme (Solidarité, publié en 1896) : selon lui, tout homme a droit de bénéficier des avantages du progrès, parce qu'il participe au Contrat Social, et l'État doit limiter les inégalités, assurer une meilleure répartition. Tout un courant historiographique s'est intéressé à ces questions.