Contes Noirs

  • Uploaded by: Norbert Spehner
  • 0
  • 0
  • May 2020
  • PDF

This document was uploaded by user and they confirmed that they have the permission to share it. If you are author or own the copyright of this book, please report to us by using this DMCA report form. Report DMCA


Overview

Download & View Contes Noirs as PDF for free.

More details

  • Words: 17,910
  • Pages: 26
Contes noirs

Le treizième homme Crimes parfaits pour les nuls Avis de tempête Nostalgie

Norbert Spehner

Le treizième homme Stalingrad, le 24 janvier 1943 "De puissantes percées ennemis ont rompu le front en de nombreux points. Seule la ville offre encore des points d'appui et des couverts. Toute résistance prolongée est vaine, l'effondrement est inévitable. Afin de sauver les dernières vies humaines, l'armée demande l'autorisation de capituler immédiatement" Friedrich von Paulus, commandant de la 6e armée allemande "J'interdis la capitulation. L'armée tiendra ses positions jusqu'au dernier homme et jusqu'à la dernière cartouche. Son héroïsme contribuera d'une manière inoubliable à l'édification d'un nouveau front défensif et au salut de l'Occident." Adolf Hitler

Le major Ernst Krüger hurlait dans le téléphone. Les communications étaient exécrables. Il avait du mal à entendre et encore plus, à se faire comprendre de son

interlocuteur. Finalement, il raccrocha et se tourna vers le caporal Paul Gerlach qui époussetait son uniforme et son képi dans le fond de la cave mal éclairée, en attendant les instructions de son supérieur. Après bien des tentatives infructueuses, Krüger avait réussi à établir le contact avec le poste de commande du colonel Harald Thorvald, coincé quelque part entre la colline Mamayev et l'usine chimique Lazur, dans une zone encore chaudement disputée par les unités des deux camps. Les forces de Thorvald, regroupées hâtivement en deux minces lignes de défense, avaient subi dès les premières heures du jour, les attaques répétées de commandos russes isolés, coupés du gros de leurs troupes par le hasard des innombrables escarmouches qui avaient lieu jour après jour dans le "Kessel", le chaudron de Stalingrad. On s'y battait rue par rue, immeuble par immeuble, étage après étage. Des hommes épuisés, affamés, mais enragés, s'entretuaient aveuglément dans des combats rapprochés et des corps à corps sans merci. Dans l'anarchie des combats, plusieurs unités russes, - quelques centaines d'hommes s'étaient retrouvées coincées, sans ravitaillement, sans soutien logistique dans une poche constamment bombardée par les mortiers allemands. Désespérés, ils avaient tenté le tout pour le tout afin de sortir du piège mortel dans lequel ils se trouvaient. - C'était Thorvald ! Ses gars ont réussi à repousser les Russkis, mais il y a eu pas mal de dégâts de part et d'autres. Les Russes se sont cassé les dents sur le nid de mitrailleuse de la première ligne. Ils n'ont jamais atteint les rails du chemin de fer. Nos hommes ont tenu bon, un vrai miracle ! - Et les gars de Schneider ? La deuxième ligne de défense ? - D'après Thorvald, pas un Russe n'a réussi à franchir les tranchées. Les hommes du capitaine Schneider n'ont pas eu à intervenir. Sans soutien aérien et sans appui de l'artillerie, l'ennemi n'avait aucune chance. Leur attaque était suicidaire. Fichus fanatiques! Krüger secoua la tête, attrappa son manteau à cape de fourrure et son képi. - Bon, caporal, on va aller voir sur place et constater les dégâts. Allez, souriez jeune homme, En route pour une nouvelle corvée de viande froide !

Paul Gerlach esquissa une grimaçe. Il y avait des moments où il n'appréciait pas du tout l'humour noir et le cynisme proverbial du major. Il avait horreur de ce qui l'attendait. Ça n'était pas la première fois qu'il allait inventorier "la viande froide", commel disait Krüger. Même dans le chaos et l'anarchie la plus totale de cette fichue bataille, l'armée allemande avait ses règles, ses procédures. Et compter les cadavres, prévenir les familles, faire des statistiques faisait partie du rituel. Un sale boulot dont Krüger, rattaché à la gendarmerie du 76ème régiment d'infanterie avait parfois la responsabilité. Le caporal Paul Gerlach était son aide de camp depuis le début de cette désastreuse campagne. Comme tous les combattants de Stalingrad, il cotôyait la mort de façon quotidienne mais, contrairement aux vétérans endurcis, cyniques et blasés, il n'avait jamais réussi à s'habituer à la vue des cadavres, des corps déchiquetés et ce qui était pire, aux hurlements des blessés, à l'odeur écoeurante du sang, à toutes ces horreurs. - Allons, du courage, caporal ! Aujourd'hui, ça n'est pas si terrible. Une grosse escarmouche avec rien que des morts bien propres, si je puis me permettre cette image aseptisée. L'artillerie russe est restée muette. Leurs avions sont cloués au sol à cause du mauvais temps. Donc pas de corps déchiquetés. Rien que de belles blessures, bien nettes, par balle. Pas même d'étripage à la baionnette. De beaux petits trous bien ronds, avec un peu sang. Vous êtes un soldat, par tous les diables ! Gerlach ne se faisait pas d'illusions. Le major oubliait de dire qu'il y aurait problablement quelques têtes éclatées, des corps déchiquetés par des grenades, sans oublier les inévitables "barbecues", ces restes horribles qu'on ne pouvait guère qualifier d'humains, résultant du travail des lanceflammes. Non, ça ne lui disait vraiment rien qui vaille mais bon, fallait y aller ! Quand il sortit de la cave, il avait déjà le cœur au bord des lèvres, une furieuse envie de vomir toutes les tripes. de son corps.. Ne voulant surtout pas décevoir le major pour qui il avait la plus grande admiration, il essaya de se donner une contenance Dehors, il faisait froid. La neige avait cessé, le vent était supportale. L'hiver battait son plein et Noël approchait, mais qui s'en souciait vraiment ? Dans cet enfer de ruines,

ce déluge permanent de fer et de feu où la mort régnait en souveraine absolue, on perdait peu à peu la notion du temps. En ce mois de décembre 1942, la situation était sans issue. La 6e armée de von Paulus était encerclée et manquait de tout. Les munitions se faisaient rares. La nourriture était rationnée. Chaque jour, des centaines de soldats, dévorés par les poux, mouraient de froid, de maltrunition, du typhus et autres saloperies contre lesquelles il n'y avait ni remède ni solution. Dès que la météo était favorable, l'aviation russe était la maîtresse absolue du ciel et empêchait l'évacuation de milliers de blessés qui agonisaient dans des hôpitaux de fortune, dans des conditions de salubrité nulles, sans médicaments, ni soins appropriés. Pour la première fois depuis le début du Blitzkrieg, l'armée allemande faisait face à la défaite et si l'état-major persistait dans ses illusions de victoire, les hommes sur le terrain savaient que leur cause était perdue. Leur seul espoir de survie résidait dans une tentative de sortie ou une reddition rapide. Aucune de ces solutions ne semblait faire l'affaire de Paulus, encore moins du Führer qui exigeait le sacrifice ultime.En attendant, il fallait survivre, se battre encore et toujours, dans les ruines, dans le froid, avec un adversaire redoutable, aguerri, bien décidé à mourir sur place pour reconquérir la ville qui portait le nom de Staline, son chef suprême. Après un quart d'heure de marche hasardeuse, à travers des monceaux de débris, d'immeubles éventrés et de gravats, Gerlach et Krüger arrivèrent sur les lieux de l'affrontement du matin, là où les survivants du corps d'armée de Thorvald avaient infligé de lourdes pertes à l'ennemi. Krüger examina attentivement les lieux. Partout des hommes s'affairaient avec des brancards, emmenant des blessés ou des cadavres. Tout était étrangement calme. On entendait peu de cris. Seules quelques explosions lointaines rappelaient la présence de la guerre ailleurs dans la ville dévastée. La tranchée principale, qui courait tout le lond de la place Octobre Rouge, avait reçu le choc principal de l'attaque. A une dizaine de mètres devant la tranchée, il y avait de nombreux cadavres de soldats russe, avec leurs uniformes blancs tachés rouges, bien visibles sur le fond de neige. Les Allemands

s'affairaient à dépouiller les cadavres, à ramasser les armes et les munitions. "Un assaut frontal, pensa Krüger ! C’est insensé ! Ils sont encore plus fous que je ne pensais. Décidément, cette guerre n'a plus aucun sens. Combien de milliers de morts faudra-t-il encore avant que quelqu'un ne mette fin à cette boucherie ? " Au-delà de la ligne de défense, il y avait un terrain vague, une sorte de noman's land où passaient les voies de chemin de fer qui menaient à l'usine de tracteurs située à trois ou quatre kilomèetres plus loin. A l'exception de deux carcasses de tanks russes éventrées, et de nombreux débris, cette bande de terrain, dont la largeur variait de deux à quatre cent mètres, selon les endroits, n'offrait aucun abri, sinon quelques cratères peu profonds creusés par les bombes et les obus. Quiconque s'y aventurait devenait une cible de prédilection pour les tireurs embusqués des deux camps. Au-delà du noman's land, se dressaient les ruines de vastes immeubles dans lesquels le capitaine Schneider avait établi une deuxième ligne de défense avec une cinquantaine d'hommes. Mais ce matin, ils s'étaient contentés de regarder de loin l'assaut des Russes sans avoir à tirer un seul coup de feu. Krüger s'approcha de la tranchée principale. Elle courait sur une bonne centaine de mètres, peut-être plus, et comprenait trois redoutes fortifées par des sacs de sable, disposées aux extrémités et au centre, Elles abritaient les mitrailleuses qui avaient fauché les rangs ennemis avec une redoutable efficacité. - Venez ici Gerlach. On va examiner ça de plus près. Depuis leur arrivée, le caporal était resté silencieux. Le major avait eu raison. Il y avait certes de nombreux morts mais "propres", slon son expression imagée, tués par balles, et la plupart étaient des soldats russes qu'on laisserait là quelques temps, histoire d'attirer leurs brancardiers sur lesquels on ferait des cartons. A la guerre comme à la guerre ! Le froid empêcherait les cadavres de se décomposer et de puer. Du côté allemand, le bilan était moins lourd, sauf pour la partie centrale sud de la tranchée, plus rectiligne et davantage exposée. Les Russes avaient concentré leur attaque sur ce point faible et les troupes de Thorvald avaient

dégusté. Sur une cinquantaine de mètres, Gerlach compta pas moins de treize tués que les brancardiers n'avaient pas encore enlevés. - Pas joli à voir, pas vrai caporal ? Je crois… Il interrompit sa phrase, se rapprocha du bord de la tranchée. Il semblait perplexe et Gerlach qui le regardait, se demanda ce qu'il mijotait. - Je ne m'y ferai jamais, major. Ces pauvres types…La plupart avaient mon âge et… Sa phrase fut interrompue par un geste de la main de Krüger qui lui fit signe d'approcher. Il était visiblement intrigué par quelque chose. - Examinez-moi ça, caporal. Regardez attentivement et dites-moi ce que voyez. Gerlach le regarda d'abordsans trop comprendre, reporta son regard vers la tranchée et dit - Je vois douze, …- il procéda au décompte avec sa main – non, treize pauvres types qui se sont fait avoir ce matin. Et… - Non, non, caporal, regardez plus attentivement… Il n'y a rien qui vous intrigue, rien ne vous semble…euh…disons, bizarre, inhabituel. Allez, regardez mieux et décrivezmoi exactement ce que vous avez sous les yeux. Des brancardiers s'approchaient d'eux. Il leur fit signe de patienter. - Attendez un instant. Ne touchez pas à ces corps avant que je ne vous en donne l'ordre. Le caporal Paul Gerlach n'était pas très un bon soldat. Trop faible, trop sensible…Pas froussard, cependant. Il avait fait le coup de feu à l'occasion, s'était distingué (oh malgré lui…) et s'était mérité le grade de caporal. Mais il ne recherchait pas la bagarre, évitait le front autant que possible. Néanmoins, il se distinguait par d'autres talents. Krüger avait exigé qu'il devienne son aide de camp parce qu'il était le roi des débrouillards, qu'il avait développé l'instinct de survie comme une sorte de seconde nature . De plus, fait rare au milieu de ces hommes frustes et endurcis, il avait une certaine culture. Krüger l'avait pris sous son aile et Gerlach lui était entièrement dévoué. Il admirait le major mais ne comprenait pas toujours les détours mystérieux de sa pensée. C'était le cas en ce moment précis, sur les bords de cette tranchée remplie de cadavres de soldats allemands qu'on aurait dû emmener au plus vite. En fait, Gerlach n'avait pas regardé attentivement les corps des victimes. Il se

sentait trop mal. Son regard fuyant se posait plus volontiers sur la ligne d'horizon, les colonnes de fumées lointaines qui témoignaient de la férocité des combats, les restes sombres de bâtiments qui se découpaient sur le ciel bleu acier. Il dut se forcer à regarder plus attentivement. Ce qu'il vit alors, le surprit. Il comprit soudain ce qui étonnait tant le major. Il y avait treize corps dans la tranchées, disposés de manière quasigéométrique selon un arrangement pour le moins singulier. Exception faite d'un homme encore debout et dont le cadavre, légèrement penché en avant, était appuyé contre les parois de la tranchée, face à l'ennemi, il y en avait douze autres couchés sur le dos, les bras en croix. Les corps étaient presque parallèles et les mains se touchaient. Au moment de l'attaque, ils devaient tous être côte à côte dans la tranchée. Ils étaient morts de la même manière, frappés de face, projetés en arrière, les bras perpendiculaires au corps.. Surmontant son dégoût, Gerlach sauta dans la tranchée pour examiner les corps de plus près. Il fut rejoint par Krüger. - Regardez moi ça, Gerlach. Étonnant non ? Chacun de ces hommes est mort de la même manière. Voyez, celui-là a reçu une balle à la base du cou. L'impact l'a projeté en arrière, les bras en croix. Voyez le suivant…Pas joli, joli..une balle dans la tête. Blessure frontale, avec le même résultat. Et ainsi de suite…Chacun de ses douze hommes a été touché soit à la tête, soit dans le haut de la poitrine, ce qui est normal, vu leur position dans la tranchée. Seul le haut du corps était visible…Le hasard fait parfois de drôles de choses mais j'ai rarement vu des cadavres alignés de manière aussi ..hum…dirais-je régulière, …presqu' artistique ? Ça mériterait une photo, non ? Gerlach, qui luttait contre la nausée et n'avait qu'une hâte, sortir de ce trou qui puait la mort, fit une grimace éloquente. - Bon, et maintenant, le treizième gaillard! Par tous les diables,, Gerlach…Il est presque debout, toujours face à l'ennemi, la paroi de la tranchée le retient et…qu'est-ce que c'est ça ? - Krüger s'était rapproché du cadavre – ah, je vois. Son uniforme est accrochée dans les barreaux de l'échelle, ce qui l"empêche de tomber. Et il a une blessure dans le dos ! Curieux, vous ne trouvez pas ?

Gerlach haussa les épaules. - Ça n'est que le point de sortie de la balle qu'il a reçue dans la poitrine ? - Vous croyez ça, Gerlach ? On va vérifier … Krüger se rapprocha de l'homme mort, l'empoigna par le col de son manteau et tira le corps vers lui. - Non, caporal…Voyez-vous même, pas de blessure frontale. Notre ami n'a reçu une balle dans le dos. De plus en plus étrange ! Gerlach, qui ne voyait pas trop la pertinence de cette discussion et qui avait hâte qu'on en finisse avec cette corvée, refit la grimace, se gratta la joue. - Probablement qu'il a paniqué, a essayé de quitter la tranchée , s'est fait flinguer par derrière. Il est retombé dans la tranchée et s'est retrouvé dans cette position.Mais est-ce vraiment important major ? On dirait que quelque chose vous chagrine ? Il y avait une touche d'impatience dans sa voix, suffisamment contenue pour ne pas offenser son supérieur. Paul Gerlach savait peu de choses sur Krüger. Ce dernier avait été affecté au régiment au début de l'offensive sur Stalingrad. Il avait le grade de major mais ne commandait aucune troupe, sinon à l'occasion quelques unités de gendarmes, la redoutable police militaire que tout le monde haissait. En fait, le major Krüger avait des fonctions mystérieuses que même Gerlach avait du mal à saisir. Un jour qu'il lui avait demandé la nature précise de ses responsabilités, Krüger avait souri et lui avait dit "Si on vous le demande, caporal, dites que vous n'en savez rien !" La discussion avait tourné court. Krüger s'occupait "d'affaires spéciales", souvent de nature criminelle, enquêtait sur les vols, la corruption, collaborait avec les divers services de renseignement, collectionnait les statistiques et autres activités qui le tenaient loin des combats auxquels il ne participait que rarement et seulement si les circonstances l'exigeaient. Gerlach avait appris aussi que Krüger était un ancien flic, plutôt compétent dans son domaine, hostile au Parti – ce qui le rendait éminement sympatique - et que sa grande gueule proverbiale l'avait fait muter sur le front de l'Est. - Ah Gerlach, que vous êtes terre à terre ! Sachez que dans ce monde de fous, seule la raison et la logique vous éviteront peut-être de sombrer dans le désespoir et de vous suicider.

Avez-vous lu Edgar Allan Poe ? Un Américain, décadent, selon cet imbécile de Goebbels, en fait un écrivain passionnant ! Tenez, ses récits policiers… Il les appelait des "contes de ratiocination" – il détaillait soigneusement les syllabes Il les a écrits pour ne pas sombrer dans la folie. Alors faites travailler vos méninges, par tous les diables ! Vous savez que j'étais flic et sans me vanter, j'étais plutôt bon ! J'ai toujours eu un sixième sens, du flair si vous préférez. Quand je suis en présence d'une situation anormale, pas catholique, j'ai un petit signal d'alarme qui se déclenche. Et aujourd,hui, quelque chose me dit que ce treizième homme, même mort, nous envoie un message. C'est comme s'il refusait que sa mort passe inaperçue… Gerlach n'avait pas lu les œuvres de Poe, n'avait pas envie de discuter littérature ou philosophie et ne voyait toujours pas où le major voulait en venir. Des morts, il y en avait des centaines, des milliers, tous les jours. Dans cette tranchée, il y avait treize morts de plus, treize malheureux dont les noms allaient s'ajouter aux dizaines de milliers déjà tombés dans cette infâme boucherie. Qu'est-ce ce pauvre hère pouvait bien avoir de particulier ? A part qu'il avait une balle dans le dos et qu'il ne gisait pas dans la tranchée avec ses congénères… Mettant sa main sur l'épaule du caporal, Krüger le regarda dans les yeux. - Caporal, nous allons examiner ce corps de plus près. J'ai la très nette impression qu'il y a là quelque chose de louche. Commençons par examiner la blessure…Passez-moi une baionnette ! Avec une moue de dégoût, Gerlach emprunta la baionnette d'un des cadavres et la tendit à Krüger. - Donnez-moi un coup de main. Nous allons coucher monsieur X sur le ventre, et examiner sa blessure. Elle va peut-être nous fournir quelque indice. Avec la pointe de la baionnette, le major entreprit de découper les vêtements du soldat inconnu autour de la blessure. Il essuya le sang sur les contours puis se pencha pour examiner le point d'impact. - Intéressant, oui, très intéressant, par tous les diables ! Regardez, caporal ! La balle est entrée ici. Nous savons qu'elle n'est pas ressortie. Nous y reviendrons. Maintenant, examinez le trou. Il n'est pas parfaitement

rond ni symétrique comme l'aurait fait une balle tirée à l'horizontale et qui aurait frappé le corps perpendiculairement. Vous voyez cette légère abrasion dans la partie supérieure ? Cela signifie que la balle était en trajectoire tombante, qu'elle a été tirée d'en haut. Pourquoi n'est-elle pas pas ressortie par l'avant ? Probablement parce qu'elle était en fin de course et manquait de force. Qu'en dites-vous, Gerlach ? - Ben, je ne sais pas trop…Tout ça me paraît logique. C'est vous l'expert…Mais bon, des morts par balle en temps de guerre, surtout ici, c'est plutôt la norme que l'exception, alors, un de plus…euh…vraiment, major, je ne vois pas où vous voulez en venir ! Honnêtement… Krüger se redressa, leva les mains au ciel en secouant la tête. _ Ah caporal, caporal,,,Vous n'y voyez goutte ! Par tous les diables…Résumons ! Nous avons treize hommes tués par balles dans cette partie de la tranchée. Douze de ces hommes sont morts comme il se doit, passez-moi l'expression, en faisant face à l'ennemi. Mais le treizième homme lui, a été tué d'une balle dans le dos alors qu'il faisait face à l'ennemi. Votre hypothèse de la tentative de fuite ne tient pas. Les Russes étaient proches. L'impact de la balle l'aurait propulsé en avant, de l'autre côté du parapet et, à vingt ou trente mètres, même cinquante, la dite balle serait ressortie par la poitrine. Non, notre homme a reçu une balle tirée de là…C'est la seule explication logique ! Du geste, il désigna le noman's land et la ligne de bâtiments de la deuxième ligne de défense. - Vous suggérez donc que l'ennemi a réussi à passer et qu'un tireur russe aurait l'aurait cartonné par derrière ? - C'est très peu probable. Au téléphone, Thorvald m'a assuré que les Russes n'avaient pas traversé leurs lignes. S'ils l'avaient fait, ils auraient été cueillis par les hommes de Schneider qui tenaient le terrain sous leur tir. Je vérifierai avec le capitaine, mais je suis sûr d'avoir raison. Non, ce ne sont pas les Russes qui ont tué notre ami… Paul Gerlach avait peur de comprendre. En fait, depuis quelques instants, il avait commencé à réaliser les implications de la démonstration de Krüger. Mais une partie de lui-même refusait encore d'aller jusqu'au bout de l'argumentation et des ultimes conséquences.

- Qu'y a-t-il derrière nous, caporal ? - Le no man's land, major, puis les défenses du capitaine Schneider, près de l'usine à gaz. Mais ici elles sont bien distantes de 300 mètres. Non, major, il n'y a que des Allemands de ce côté… - Bon, caporal, vous commencez à saisir… - Saisir quoi, major ? …Oh non, vous n'allez tout de même pas me faire croire que ce type a été abattu par un de nos hommes. Si c'tait le cas ça serait sûrement, un accident, une balle perdue, ces choses-là arrivent. Dans le feu de l'action… - Caporal Gerlach ! Vous êtes bien naïf ! Ce soldat inconnu, sur lequel nous allons enquêter, soyez-en sûr, a été abattu par une balle allemande tirée à grande distance et avec une extrême précision, probablement par un sniper de Schneider placé à l'étage supérieur de ces ruines que vous voyez là-bas. Accident ? Peut-être quoique peu probable dans le cas d'un tireur chevronné. Meurtre ? Pourquoi pas…Qu'est-ce qui est plus anonyme, plus banal en tant de guerre qu'un cadavre parmi des tant d'autres. La bataille finie, on ramasse les morceaux sans se poser de questions et on attend la prochaine tuerie pour en ramasser d'autres, des centaines, des milliers ! Quelle excellente façon de dissimuler un assassinat, n'est-ce pas ? Même vous, confronté à certaines éléments pour le moins troublants, anormaux, , ne semblez pas trop y croire. J'admets que je puissse me tromper mais le soldat X lui, refuse de collaborer, il nous invite à aller au fond des choses et qui sait, à trouver son meurtrier. Allez caporal, je veux en avoir le cœur net .… Gerlach était sans voix pendant que les implications de ce que lui disait le major prenaient forme dans sa tête. Un meurtre ? Ici, sur le front, dans cette gigantesque machine à broyer les corps et les âmes, c'était plutôt ironique. Et à la réflexion, pas si incroyable que ça. Sacré major, il avait l'art de se mettre les pieds dans les plats. Schneider n'apprécierait pas du tout qu'on soupçonne l'un de ses hommes de meurtre, oh non, pas du tout ! Et il avait mauvais caractère, le Schneider… Dans les minutes qui suivirent, , le major Krüger donna un certain nombre d'instructions à un Paul Gerlach secoué et fort inquiet de la suite probable des événements.

- J'ai quelques questions à poser au capitaine Schneider. En attendant, vous allez demander à ces brancardiers d'emporter le corps de notre ami, plus au moins trois autres des autres. Vous allez les confier aux bons soins du chirurgien-chef Müller. Il me doit un petit service. Demandez-lui de retirer tous les projectiles des corps, en prenant soin d'isoler la balle qui a tué ce type. Je sais qu'il est probablement fort occupé mais ça ne prendra que peu de temps. Priorité absolue. Il me faut cette balle dans les deux heures ! Ah oui, et pendant que vous y êtes, dénichez-moi un microscope… Il esquissa un geste pour interrompre Gerlach qui s'apprêtait à protester - Vous en êtes capable. Je vous fais entièrement confiance. C'est pour la balistique. Flic un jour, flic toujours. Et pendant que vous y êtes, contactez Thorvald et demandez-lui des informations sur notre défunt ami ici présent. Je veux savoir son nom et tout ce qu'on pourra trouver sur lui. ce qu'il faisait dans le civil, s'il est marié, s'il recoit de la correspondance, fouillez dans ses affaires. Ressuscitez-moi ce bonhomme par tous les diables ! Comme moi, il veut savoir qui a mis fin à ces jours ce matin ! Et croyez-moi Gerlach, je le saurai, je le saurai…Allez, au boulot. On se retrouve dans deux heures pour faire le point. Krüger s'éloigna, les yeux brillants de l'instinct du chasseur. Il se dirigea lentement vers les fortifications du secteur de Schneider. Paul Gerlach le regarda s'éloigner, le vit disparaître entre deux pans de mur. Il donna les instructions aux brancardiers qui attendaient, impassibles, qu'on leur dise quoi faire. Dans l'immédiat, le principal souci du caporal Paul Gerlach, sa plus grande préoccupation, c' était de trouver un fichu microscope dans ce fichu bordel qu'était Stalingrad ! Et ça, seul Paul Gerlach en était capable ! Krüger prit une bonne demi-heure avant de rejoindre, après force détours et obstacles, la zone occupée par les troupe de Schneider. Il avait fallu passer par tout un réseau de tranchées, de tunnels et de caves, montrer patte blanche et avancer avec des précautions de Sioux. La zone était dangereuse, les sentinelles étaient nerveuses, avaient la gachette facile. Quand il arriva enfin,

il trouva le capitaine au dernier étage d'un immeuble en ruines, en train de réorganiser ses défenses. C'était un homme impressionnant, de forte carrure et armé jusqu'aux dents. D'une main, il tenait un pistolet-mitrailleur de fabrication soviétique, un PPSh 41, rudimentaire mais efficace dans les grands froids. En bandoulière, il avait un Schmeiser allemand, avec quelques bandes de cartouches, plus le pistolet réglementaire des officiers à la ceinture, ainsi qu'une baionnette. et une paire de grenades. Il vit Krüger, lui fit signe d'approcher - Ach, Major Krüger – Heil Hitler ! - on ne vous voit pas souvent par ici…Bon dieu, que me vaut l'honneur ? Désolé, mais je n'ai rien à vous offrir. Ma réserve de schnapps est à sec et vous savez qu'on a du mal à se ravitailler. Il me reste un fond de mauvaise vodka russe. Sacrebleu, si le cœur vous en dit ! - Non, merci Schneider…Je soupçonne Yvan de fabriquer sa gnole avec de l'essence de tank ! Très peu pour moi…Dites, j'aurais quelques questions à vous poser sur l'attaque de ce matin. Pour mon rapport à la division, vous savez…la routine, quoi ! - Ouais…Sauf que j'ai pas vraiment grand chose à vous raconter, sacrebleu, vous savez déjà l'essentiel. Bon Dieu ! Quelques unités russes, coincées entre la Volga et la première ligne ont essayé de se dégager par une attaque frontale, sans aucune couverture. Ils se sont fait descendre comme des lapins. Nous avons tout vu d'ici. Bon Dieu ! Quelle tuerie ! Mes gars n'ont jamais eu à intervenir. Pas un fichu Russki n'a réussi à passer…Une sacrée raclée, bon Dieu ! Krüger regardait par la fenêtre. Il avait une vue parfaite sur le noman's land, les voies de chemin de fer, les deux carcasses de T34 et plus loin, il distinguait la ligne de tranchées. Il prit ses jumelles, les ajusta et repéra le bout de tranchées où il avait avait trouvé les treize cadavres. - Vous êtes certain, Schneider ? Aucun Russe ne s'est faufilé dans la zone découverte pour canarder nos gars dans le dos…Vous en êtes sûr ? - Affirmatif, Major, affirmatif,,,Bon dieu, j'avais des gars partout dans les immeubles alentour, ici, aux différents étages, avec plusieurs guetteurs équipés de jumelles. Une

souris n'aurait pu traverser ce terrain sans être repérée. - Et vos gars ? Personne ne s'est aventuré dans cette zone ? - Personne, major…Bon dieu, non…C'est trop risqué et mes ordres étaient formels. On reste planqué sur la deuxième ligne de défense et on les attend. Mais ils ne sont jamais venus jusqu’à nous. Krüger resta silencieux quelques secondes, tout en continuant d'observer la configuration des lieux. Il avait décidé de ne rien dire à Schneider de ses soupçons, de ne pas évoquer l'affaire qui le préoccupait. Le capitaine était un bon soldat qui en avait plein les bras. Il ne voulait pas l'ennuyer avec ses spéculations. Il hésita un moment, se demandant si Gerlach n'avait pas raison. - Vous avez des tireurs d'élite dans votre unité, capitaine ? - Oui, major, les meilleurs de toute la fichue armée, bon Dieu ! Tous équipés de Mauser 98K à lunettes. Ils ont des scores élevés. J'en ai une dizaine, en temps normal. Ce matin, j'en avais quatre…Les autres étaient en mission du côté de l'aéroport. Les Russes menacent Goumrak. Si le dernier aéroport tombe entre leurs mains… Il ne finit pas sa phrase, haussa les épaules. Les deux hommes comprenaient parfaitement le caractère dramatique de la situation. - Ils étaient placés où, ces tireurs ? Simple curiosité… - Deux sur le flanc gauche, deux sur le flanc droit. L'un planqué au ras des paquerettes et l'autre dans les étages, histoire de couvrir tout le terrain. - Qui choisit l'emplacement des tireurs ? Vous ? Ça se fait comment ? - Ce sont des vétérans, des chasseurs, avec une autonomie preque complète. Ils se placent eux-mêmes. Certains préfèrent tirer d'en haut, d'autres aiment bien se planquer au ras du sol. Ça dépend des hommes, des circonstances. Bon dieu, il s'agit d'être le plus efficace possible. Et de tuer des Popovs, bon Dieu, beaucoup de Popovs… Krüger acquiesca de la tête. Il reprit ses jumelles, inspecta à nouveau les alentours. Sa prochaine question était plus délicate. Il ne fallait pas éveiller la méfiance de Schneider. - Ce matin, qui était sur le flanc gauche, dans les étages ?

- Le sergent Schwartz, un de mes meilleurs hommes. Un tireur exceptionnel…Bon dieu, son score est de cent vingt cinq ! Le meilleur du régiment. Il a plusieurs décorations, sacrebleu… - Je vois…Une dernière question, Schneider. Pendant l'attaque de ce matin, est-ce que quelqu'un a tiré un ou des coups de feu depuis vos positions ? - Non, bon dieu, non…Je vous l'ai dit. Nous n'avons pas eu à intervenir. Les Russes sont restés hors de notre portée, au-delà de la première ligne. C'est trop loin…Voyez-vous même, d'ici à la ligne de défense, il y a bien trois cent mètres. Seul un excellent tireur, bien équipé pourrait atteindre une cible aussi éloignée…Mais attendez, j'y pense tout à coup, bon Dieu, j'avais oublié…Vers la fin de l'attaque, il y a bien eu quelques coups de feu…Quatre ou cinq, je ne sais plus. Des hommes s'énervent, sont tendus, bon Dieu, vous savez ce que c'est major, les nerfs, les nerfs…Et on gaspille des munitions !…Ça n'a duré qu'un bref instant. Des tirs isolés, en provenance du flanc gauche, je crois. Bon,, faut que je retrouve mes hommes. La guerre continue…Et entre nous, major, si nous ne sommes pas bientôt ravitaillés, en vivres, en armes et en munitions, en hommes, cette foutue guerre nous sommes bien partis pour la perdre, bon Dieu ! Qu'est-ce qu'ils foutent à Berlin ? Et où est la Luftwaffe ? Quel fichu bordel de merde ! Krüger ne put s'empêcher de sourire et de penser "Bon Dieu, oui ! Quel fichu bordel de merde !". En temps normal, une telle affirmation dans la bouche d'un soldat pouvait signifier la cour martiale, voire le peloton d'exécution. Atteinte au moral des troupes ! Mais ces hommes désespérés savaient que Stalingrad était une cause perdue et que ce qui les attendait, c'était la mort au combat, les camps russes ,une exécution sommaire par un ennemi enragé ou le suicide, geste de plus en plus fréquent. Cela réduisait considérablement les options. Alors que Schneider s'apprêtait à quitter l'étage, le major Krüger lui dit: - Capitaine, si vous le permettez, j'aimerais m'entretenir quelques minutes avec le sergent Schwartz, si possible demain matin. Il devança la question muette de Schneider. J'ai toujours voulu rencontrer un authentique héros. Et le travail des tireurs

d'élite me fascine. Ça ne sera pas long. Puis-je compter sur votre collaboration ? - D'accord, Krüger, demain matin. Mais ne le gardez pas trop longtemps, la chasse est ouverte, bon Dieu, les lapins sont nombreux et j'ai besoin de tous mes hommes ! Il tourna le dos à Krüger et sa lourde silhouette descendit les escaliers en s'esclaffant bruyament. La nuit tombait tôt en hiver et comme toutes les autres, elle s'annonçait glaciale. Il n'était pas rare de voir a température chuter à moins quarante. Dans la cave qui leur servait d'abri, Paul Gerlach se réchauffait les mains près du feu et attendait le retour du major. Le reste de la journée s'était plutôt bien passé. Le chirurgien avait retiré les projectiles des corps, en râlant pour la forme. Ça s'était fait en quelques minutes et Gerlach avait ramené les balles. Comble de chance, Müller avait un microscope. L'objet faisait partie de toute une collection hétéroclite d'instruments médicaux et chirurgicaux sauvés des ruines de l'hôpital principal de Stalingrad. Müller ne s'en servait pas et le lui avait donné. "J'ai plus besoin de bonnes scies, bien affûtées, avait-il ajouté, que d'un foutu microscope ". Ce qui avait renoué l'estomac toujours sensible du caporal. De son côté, le colonel Thorvald lui avait fourni quelques informations sur la victime. Il avait donné l'autorisation de fouiller dans les affaires du mort, un certain Hans Wegener. On ne refusait rien au major. Le malheureux Wegener, comme la plupart des simples trouffions dans le Kessel, n'avait que peu de biens personnels. Paul Gerlach avait trouvé un peu de linge infestés de poux, un vieux fond de boite de biscuits avariés, une flasque à moitié vide de mauvaise vodka, un crayon, quelques feuilles de papier crasseuses et un paquet de lettres, passablement froissées à force d'avoir été lues et relues. Hans Wegener ne laissait guère de gros héritage. En attendant l'arrivée du major, Gerlach se permit de parcourir la correspondance du défunt. - Alors caporal ! Avez-vous fait ce que je vous ai demandé ? Avez-vous récupéré les projectiles qui ont libéré les âmes de nos malheureux semblables ?

Krüger avait l'air content de lui. Il secouait son manteau pour en retirer la neige. Le temps changeait vite, le ciel s'était couvert vers la fin de l'après-midi. Sur le chemin du retour Krüger avait essuyé des rafales de neige et un vent glacial. Mais cela n'avait altéré en rien sa bonne humeur. - C'est bien cette neige. Il fait un peu moins froid et ça va clouer les avions russes au sol pour quelques heures encore. Alors Gerlach, des trouvailles intéressantes ? - Oui major, tout est là. J'ai quelques renseignements sur notre homme. Il s'appelle Hans Wegener, simple fantassin, sans histoire particulière. Il est originaire de Niederhausen, une petite ville dans le Palatinat. Je connais un peu la région, Un pays de vignobles, sur la rive gauche du Rhin. Ils font un petit vin blanc… - D'accord, d'accord, Gerlach, laissez tomber vos considérations oenophiles et allez à l'essentiel, je vous prie, dit Krüger en se rapprochant du feu. Que savez-vous d'autre sur Hans Wegener ? Un peu dépité, Gerlach reprit son exposé - Il a vingt-cinq ans, il est célibataire mais il a une petite amie qui lui écrit régulièrement une fois par semaine. Les lettres sont écrites le dimanche, postées le lundi et cela sans interruption depuis trois mois, moment où notre homme est arrivé sur le front de l'Est pour être affecté à l'unité de Thorvald. - Bien, on y reviendra. J'aimerais examiner les balles. Gerlach saisit une petite boite et la tendit au major. - Elles sont là. Wegener n'a reçu qu'une seule et unique balle. Elle est … - Ne dites rien de plus Gerlach. Vous avez bien identifié chacune d'entre elle ? Alors laissez-moi deviner laquelle a été retirée de son corps. Krüger plaça les projectiles sur la table. Il y avait une dizaine de têtes de balles plus ou moins déformées, aplaties par les impacts. Le major les observa puis, sans hésiter, en saisit une, la montrant au caporal. - J'opterai pour celle-ci. Ai-je raison ? Gerlach approuva de la tête. Il n'était pas vraiment surpris car lui-même avait remarqué que le projectile était différent des autres. - Voyez Gerlach. Ceci est une balle de fusil de gros calibre,, longue portée, facilement identifiable. Revêtement d'acier, forte

pénétration. Mon expertise ne va pas jusque là mais je suis prêt à parier qu'il s'agit de la balle d'un Mauser spécial, un fusil de tireur d'élite. Voyez-comme elle est allongée, presque pas déformée. On en apprendra plus après l' examen balistique. Bien… je vois que vous avez trouvé mon microscope. Vous êtes vraiment une perle, mon petit Paul ! - Ça n'a pas été sans mal, croyez-moi. Il appartient à Müller et le docteur n'a toujours pas bon caractère. J'ai dû insister ! Gerlach aimait se vanter. Et un petit mensonge de temps en temps, ça ne pouvait pas nuire. - Oui, oui, je n'en doute pas…Mais vous, vous êtes le roi des débrouillards. C'est pourquoi je ous garde à mon service. Vous m'êtes très précieux, vous savez ! Bien, bien…Regardez ces autres balles…Moins longues, moins effilées, presque toutes semblables. De la grenaille de pistolet mitrailleur soviétique…C'est bien ce que je pensais ! Krüger se frotta les mains. La satisfaction se lisait dans ses yeux. - Nous avons le corps, les lieux, des cieconstances louches, nous avons la balle. Nous connaissons un peu la victime. Il nous reste à découvrir un mobile et conséquemment un coupable ! Élémentaire, mon cher Gerlach ! Avez-vous lu Conan Doyle, les aventures de Sherlock Holmes ? Un autre "décadent"…Vous devriez…Elles sont très instructives. Bon, la soirée n'est pas terminée. Je vais lire les lettres adressées au défunt soldat Wegener. Peut-être qu'elles nous révéleront de lourds secrets. Hein Gerlach ? Quant à vous, j'aurais un dernier travail à vous demander…Prenez le temps de manger quelque chose, après quoi vous irez faire une enquête discrète, j'insiste, très discrète, sur un homme de l'équipe de Schneider. Il s'agit d'un sergent, un tireur d'élite nommé Schwartz. D'ici minuit, je veux savoir tout ce que vous aurez pu apprendre sur ce type. Exécution, Gerlach ! Et n'oubliez pas le mot de passe…Un accident est vite arrivé. Tard dans la nuit, Gerlach eut un dernier entretien avec le major qui fumait sa pipe. Krüger avait terminé la lecture de la correspondance de Wegener. Il semblait pensif. Il écouta avec attention ce que lui apprit le caporal, le remercia et se prépara pour la nuit.

- Allez caporal, au lit. Faites de beaux rêves. Demain matin, nous avons rendez-vous avec un meurtrier.Je n'ai plus aucun doute à ce sujet. Les éléments du puzzel sont presque tous en place.

Le sergent Julius Schwartz , revêtu de l'uniforme blanc des commandos spéciaux, arriva casqué et armé à son rendez-vous avec Krüger. En plus de sa carabine Mauser avec lunette télescopique, il avait un couteau de chasse non règlementaire, accroché à sa ceinture, et deux grenades. Agé d'une trentaine d'années (d'après ce que Gerlach avait appris de la bouche de Schneider), blond, les yeux bleus, il était petit de taille, plutôt trapu et il en paraissait vingt. Krüger le trouva étonnamment juvénile pour un soldat d'élite qui avait abattu plus d'une centaine d'ennemis. Il avait imaginé quelqu'un de plus costaud, de plus redoutable. Schwartz claqua des talons, salua le major – Heil Hitler ! - qui lui indiqua une chaise délabrée. - Asseyez-vous Schwartz, ça n'est pas le grand confort. C'est tout ce que nous avons. Je vous ai convoqué car j'ai quelques questions à vous poser. Le caporal Gerlach, ici présent, prendra des notes, si vous le permettez. Il y a longtemps que je désire m'entretenir avec un tireur d'élite, un sniper et à ce qu'on m'a dit, vous êtes un des meilleurs. Schwartz sourit, bomba le torse. - Je suis flatté, major. Je me débrouille bien au tir…C'est mon père qui m'a appris à tirer. Il était garde-chasse. J'ai hérité de son talent. Et je me suis fait près de 125 de ses salopars de Russkis ! - Oui, je vois…Félicitations ! …euh…Ditesmoi sergent, est-il exact que vous êtes originaire du Palatinat ? En tout cas, c'est ce qu'a dit votre commandant. - Affirmatif, major. Je viens de Bad Kreuznach. Ma famille habite là. Mon père, ma mère…. - Connaissiez-vous le soldat Hans Wegener ? Schwartz parut surpris par la question. Dans son coin, Gerlach tressaillit. "Nous y voilà", pensa-t-il. Il attendait la suite avec beaucoup d'intérêt, en oublia presque de prendre des notes.

- Wegener ? Hans Wegener ? Non…Qui est-ce ? Et pourquoi devrais-je le connaître ? - Il s'est fait descendre dans l'attaque de hier matin, dans les tranchées de la place Octobre Rouge. Il était originaire de Niederhausen. C'est proche de chez vous , non, j'ai pensé que peut-être… Il laissa sa phrase en suspens. - Ah…Niederhausen, oui,je connais, c'est à trente kilomètres de chez moi. Une région de vignobles, un beau coin, avec encore pas mal de gibier. Mais j'ignore qui est ce type. Nous les snipers ne fréquentons pas tellement le reste de la troupe. Par la force des choses, on est un peu à part. Certains nous jalousent. On se tient entre nous… - Oui, oui, naturellement… Ce que disait Schwartz était vrai. Dans toutes les armées il y avait des clans, des groupes fermés qui méprisaient les autres. Les aviateurs détestaient les fantassins qui jalousaient les marins. Chacun pensait appartenir à un corps d'élite et l'armée ne faisait rien pour décourager ces rivalités. Au contraire…Et les tireurs d'élite formaient vraiment un groupe à part. Le major s'approcha de la table qui lui servait de bureau, ouvrit un tiroir. Depuis que le nom de Wegener avait été prononcé, il avait remarqué un changement subtil dans l'attitude du sergent, quelque chose d'indéfinissible dans le ton, dans sa position – il s'était redressé un peu trop brusquement - mais qu'il sentait instinctivement. Il avait à coup sûr éveillé la méfiance de Schwartz qui le regardait plus intensément. Krüger décida d'aller droit au but. - Vous êtes marié, Schwartz ? L'autre leva la tête. Il y avait de l'incompréhension et de la méfiance dans son regard. - Oui…pourqoi ? - Laissez-moi deviner …Votre femme s' appelle Élisabeth, est-ce que je me trompe ? - Affirmatif, major … mais…comment diable savez-vous ça et qu'est-ce que ça… Krüger lui coupa la parole. - Comment l'appelez-vous dans l'intimité ? Lisbeth ? Liebchen ? - Zabeth, je l'appelle Zabeth, mais j'aimerais bien que vous m'expliquiez… Il fit mine de se lever. Le major l'arrêta du regard. - Qui est Bubbi ?

Le sergent Schwartz était de plus en plus surpris, de plus en plus nerveux aussi, son regard se déplaçant rapidement du major qui affichait un air sévère à un Gerlach très attentif, fasciné par l'échange verbal. Maintenant, il était furieux. - C'est mon surnom. Mes parents m'appelaient comme ça, et Zabeth…Élisabeth a pris l'habitude de m'appeler comme ça elle aussi. Que signifie tout cela ? Qui vous a dit ça ? Qui vous a parlé de Bubbi ? - Votre femme. - Ma femme ? Comment ça ? Je ne l'ai pas vue depuis plus d'un an et puisque vous êtes si bien renseigné vous devez savoir aussi qu'elle ne m'écrit plus depuis quelques mois. La garce m'a laissé tomber. Pendant qu'on se crève le cul ici, la salope s'envoie en l'air avec… - Hans Wegener. Je sais,… Elle couchait avec Hans Wegener, jusqu'à ce qu'il soit envoyé à Stalingrad avec les renforts, il y a trois mois. Voici les lettres…Elle ne vous nomme pas expressément mais elle signe Zabeth et fait parfois allusion à son mari, Bubbi, qui se bat à Stalingrad. Krüger sortit un Lüger du tiroir, le pointa sur Schwartz. - Les mains en l'air et ne faites pas un geste, sergent. Je vous accuse d'avoir assassiné de sang froid le soldat Hans Wegener, l'amant de votre femme. J'ignore comment vous l'avez appris mais vous avez voulu vous venger. Caporal Gerlach, veuillez prendre le fusil du sergent. Allez-y prudemment, je le surveille… Schwartz se laissa faire. Il avait l'air abasourdi, assommé. D'abord, il resta silencieux, se pencha en avant en se prenant la tête dans les mains, puis il se redressa, avec une lueur de défi dans le regard. - Vous ne pourrez rien prouver ! Puis il ajouta: - D'ailleurs tout le monde s'en fout. Moi le premier… D'ici quelques jours nous serons tous morts ou prisonniers de ces cochons de Russes ! - Sur le premier point, vous avez tort, sergent. J'ai assez de preuves circonstancielles pour vous envoyer devant une cour martiale. Une analyse balistique, même sommaire, me donnera la preuve définitive dont j'ai besoin. Je suis sûr que ce magnifique instrument de mort – il désignait le Mauser que tenait Gerlach - va être très éloquent. Sur le

deuxième point, par contre je ne peux malheureusement que vous donner raison. L'offensive générale russe ne saurait tarder, c'est une question de jours, au mieux de quelques semaines et tout sera terminé. Heil Hitler ! Il y avait une forte dose d'ironie dans ces dernières paroles. Il y eut un bref moment de silence. Gerlach regardait la scène, fasciné par le major. Le diable d'homme avait coincé le coupable qui secouait la tête, incrédule. Le caporal se demandait ce qui allait se passer ensuite. A sa grande surprise, Krüger déposa son pistolet sur la table – Gerlach n'ignorait pas qu'il avait horreur des armes, mais avec une bête de guerre comme Schwartz, il ne devait pas prendre de risque – et s'adressa au sergent; - Vous pouvez disposer, sergent Schwartz. Je garde ce fusil, on vous en donnera un autre. A votre place, je ne parlerai de cette triste affaire à personne. Je vais en informer Schneider, bien entendu, et en discuter avec lui. Il fera bien ce qu'il voudra. Quant au caporal Gerlach, j'en fais mon affaire. Il se taira, n'estce pas caporal ? - A vos ordres, major mais puis-je.. - Non, vous ne pouvez pas, caporal. - Ah ? Bon..eh bien… S'adressant à un Schwartz aussi ahuri qu'inquiet, Krüger lui ordonna sèchement de partir. Le sergent se leva, salua de façon réglementaire, - Heil Hitler ! - pivota comme un automate et sortit de la pièce sans demander son reste. Krüger ne lui avait pas rendu son salut. - Vous le laissez partir ? demanda un Gerlach plus incrédule que jamais ! C'est un assassin, vous l'avez dit vous-même… - Du calme, caporal, du calme…D'abord, où voulez-vous qu'il aille ? Il y a là dehors, des milliers de soldats russes assoiffés de sang qui nous encerclent. Par ailleurs, Schneider et tous les autres commandants ont besoin de tous leurs hommes. Schwartz est un tueur, certes, mais en temps de guerre, c'est plutôt un atout… - Mais il a tué ce type froidement. C'est un meurtre… Krüger admirait la fougue, la jeunesse de Gerlach qui avait vingt ans de moins que

lui. Il paraissait soudain très fatigué. Il se passa la main dans les cheveux. - Par tous les diables…En temps normal, j'aurais envoyé ce type devant un peloton d'exécutuion. Mais ici, nous sommes dans le "kessel" de Stalingrad, la marmite infernale. Des milliers d'hommes sont tués tous les jours, dans les deux camps. Pourquoi ? Pour qui ? Pour deux foutus dictateurs assoiffés de sang et de pouvoir. Là dehors, Russes et Allemands sont des bêtes sauvages qui luttent pour leur survie, pour leur âme. Le "rattenkrieg", la guerre des rats…Où est la morale dans tout ça ? La foutue justice ? Trouvez-les, Gerlach…Où se cachent-elles ? Avant-hier, Schwartz était un héros, un modèle de "Landser" parce qu'il a tué plus d'une centaine d'hommes. Hier, il est devenu un meurtrier parce qu'il a flingué un rival amoureux, un connard qui lui a piqué sa femme pendant que lui, il se battait ici dans ce fichu merdier. Dans quelques jours, Schwartz sera en route comme nous tous, pour les camps de Sibérie. Ou son cadavre mutilé gèlera dans la neige si les Russes découvrent qu'il est un sniper. Vous savez ce qu'ils font aux snipers, aux SS, aux gendarmes, aux agents de la Gestapo et autres services secrets, Gerlach ? Non, vous ne voulez pas le savoir… Gerlach n'en revenait tout simplement pas, pendant que les paroles de Krüger résonnaient à ses oreilles. Le major avait pourtant raison. Personne d'entre eux, pas plus lui, que Schwartz, Thorwald, Krüger, ou n'importe qui, n'avait d'avenir. Bienvenue en enfer ! - Vous avez probablement raison, major. En ce qui concerne cette malheureuse affaire, vous pouvez compter sur ma discrétion. Mais tout de même…Quelle histoire ! Ce treizième homme, vous aviez raison. Il nous a envoyé un message… Et d'une certaine façon, vous avez exaucé son vœu. Que vouloir de plus ? - Jeune homme, je n'ai pas fait ça pour ce salopard qui méritait de crever, mais pour moi, pour vous, pour occuper nos esprits! Pendant quelques instants, fuir devant l'irrémédiable ! Ne pas penser à demain. Ernst Krüger, attrappa son manteau, son képi et s'approchant du caporal, lui prit le bras. - Merci caporal…Par ailleurs, voulez savoir ce qui est le plus drôle dans toute cette histoire ? - Drôle, major ?

- Enfin, je veux dire… ironique…Savez-vous ce qui m'a permis finalement de résoudre l'énigme du treizième homme. ? Ni la balistique – au fait, question de principe, on va tout de même analyser une balle de ce fusil ni mes observations perspicaces sur le terrain, non. Ça m'a certainement aidé, mais ce sont les lettres d'Élisabeth Schwartz à son amant qui m'ont été les plus utiles. En matière d'affaires criminelles, même dans ce foutu bordel qu'est Stalingrad, à plus de deux mille kilomètres de l'Allemagne et de la civilisation, au cœur même d'un paradoxal enfer de feu et de glace, au milieu de toute cette destruction, de ce carnage sans queue ni tête, la bonne vieille logique s'applique encore et les bons vieux préceptes sont encore de mise. - Ah oui, et quel précepte, major, si je puis me permettre ? Le major éclata de rire, se dirigea vers la porte. - Cherchez la femme, caporal…cherchez la femme. Le 25 janvier 1943, la 62e armée soviétique, bloquée dans Stalingard même, prend l'offensive. Après 24 heures de combat, elle reprend la colline Mamaïev et déborde sur la Place Octobre Rouge en enfonçant toutes les lignes de défense allemandes. Le général von Paulus, promu Feld-Maréchal du Reich, capitule le 30 janvier et les dernières poches de résistance allemandes s'effondrent le 2 février.Seuls 5000 des 90 000 prisonniers allemands retournèrent dans leur pays. On ignore cependant ce qu'il est advenu du major Krüger et du caporal Gerlach .

 Norbert Spehner, janvier 2001.

Parution originale dans Alibis, no 4, automne 2002

Crimes parfaits pour les nuls Toute ressemblance avec des personnes vivantes…etc…

Je m' appelle Charles-André Filion. Je suis un nobody, un anonyme, ou tout comme. Je n'ai jamais rien fait de valable dans ma chienne de vie. Ça va changer. Dans environ trente minutes, si tout se déroule comme prévu, je vais assassiner, non, que dis-je, je vais exécuter l'écrivain Jean-Christophe Saumon ! Un geste moral, un acte de justice ! Je vais me lever du banc sur lequel je suis assis, je vais marcher jusqu'à la table où il dédicace son dernier bouquin et là, en présence de centaines de visiteurs du Salon du Livre de Montréal, je vais lui trouer la carcasse à coups de revolver, puis m'éclipser discrètement et rentrer chez moi pour savourer mon exploit. Du moins cela devrait-il se passer ainsi si je respecte ses conseils à la lettre, si j'applique la méthode infaillible, sans danger, exposée au chapitre 14 de son dernier opus, Crimes parfaits pour les nuls, ouvrage pratique en train de devenir son premier (et s'il n'en tient qu'à moi, son dernier) bestseller. Ça ne va plus être long. J'ai beau me raisonner, contrôler ma respiration, je suis tout de même un peu nerveux. J'ai les mains moites. Mettez-vous à ma place, c'est la première fois. Il faut absolument que je puisse descendre ce fumier sans me faire arrêter, je me dois de .réussir le crime parfait. Allez, du courage, Saumon lui-même l'affirme dans son affreux bouquin: ça va marcher ! Faut que je me calme… Jean-Christophe Saumon est l'auteur de plus de cinquante romans qui ont au moins deux choses en commun: ils parlent principalement de cul, ils ont été royalement ignorés par la critique. Ça n' a pas empêché le gaillard de sortir deux ou trois livres par an, de les pondre avec la régularité d'une poule en chaleur. Toujours avec le même résultat: la critique le snobe. Tout juste si on daigne mentionner la publication de ses bouquins !

Tout cela a évidemment changé avec le scandale de ces dernières semaines, quand est paru l'abominable, l'amoral, que dis-je, le terrible et inadmissible Crimes parfaits pour les nuls ! Dans quelle espèce de monde décadent vivons-nous ? Je vous le demande. Comment peut-on accepter de publier des horreurs pareilles ? Imaginez un peu…Un ouvrage pratique qui donne des recettes infaillibles pour vous débarrasser, sans coup férir , des gens de votre entourage ! Comment supprimer discrètement le maniaque à la tondeuse du dimanche matin. Comment baillônner à tout jamais votre imbécile de superviseur. Comment éliminer les politiciens véreux et autres emmerdeurs notoires. Et j'en passe et des pires ! L'horreur, je vous dis ! Je n'en reviens tout simplement pas ! Il va de soi que les critiques et les médias ont beaucoup aimé. De quoi remplir les pages à sacndales ! Par contre, dès la parution d'une première recension presque dithyrambique , des voix sérieuses se sont fait entendre pour protester avec véhémence contre une telle apologie de la violence. A juste titre, on s'est inquiété dans les chaumières. Divers organismes ont réclamé que le livre soit retiré des tablettes, interdit à la vente, que son auteur soit poursuivi en justice pour incitation à la haine. Comme d'habitude, ce sont certains groupes minoritaires qui ont mené le bal avec le plus d'acrimonie. Le Congrès Juif Canadien a évoqué le plus sérieusement du monde la possibilité d'un nouvel Holocauste, la Ligue lesbienno- féministe du Plateau a rappelé à grands cris déchirants que dans chaque homme sommeillait un Marc Lépine en puissance, les gais du Village ont à leur tour évoqué la menace d'un éventuel serial killer inspiré par la prose de Saumon. Jamais ouvrage pratique n'avait déclenché de telles passions. Jusqu'au Joyeux Cercle des BellesMères de Pointe aux Trembles qui a fait part de ses craintes (notamment à propos du chapitre 6 justement intitulé "Comment vous débarrasser de belle-maman sans douleur et en deux leçons". Bref, le ton a monté, le bon peuple a vociféré, les bonnes âmes se sont inquiétées, réclamant à grands cris des mesures draconnienne et force subventions (ces dernières pour la forme, ça peut toujours servir) : il fallait agir vite et bien, frapper fort. Une plainte formelle a été déposée. Saumon

s'est retrouvé devant les tribunaux avec une accusation d'incitation et de complot pour meurtre ! Il risquait gros: quinze ans de prison ferme et, plus grave, il ne pourrait jouir des droits d'auteur généreux que ne manquerait pas de lui rapporter le succès à scandale de ce procès sans précédent. Enfin, justice serait faite… Hélas…Le procès a été bref, mené tambour battant par un avocat de la défense sans scrupules. Il a fait venir à la barre des témoins un professeur de littérature qui, dans un exposé magistral (quoique un peu pompeux, selon des témoins dignes de foi) a fait une analyse sémiotioco-linguiste des tropes de l'ironie qui, selon lui constellaient cet ouvrage résolument apocalyptico-postmoderne. "Votre honneur, ce livre est une œuvre de création. Il s'agit incontestablement d'une œuvre d'art". Et l'avocat de renchérir. Il n'y avait jamais d'ironie, encore moins d'humour, dans des livre du genre Comment réparer son toit, il n'y avait pas non plus le moindre éclat de génie dans Gazons parfaits en dix leçons ou Ma première tondeuse. Aucune de ces qualités créatrices ne figurait le moins du monde dans les autres livres de la célèbre série des "Nuls" , collection populaire entre toutes, qui avait d'abord proposé des ouvrages d'informatique pour débutants, avant de toucher à toutes sortes de domaines de plus en plus excentriques. Moi-même, je me souviens d'avoir feuilleté Le Sexe pour les nuls. Une vraie arnaque pour pigeons obsédés. Mais bon, paraît que ça donne à quelques petites branleurs l'illusion d'être des étalons. Toujours est-il que le juge, probablement infecté par le virus du "politiquement correct", s'est rangé rapidement aux arguments de l'avocat. On ne pouvait condamner une œuvre d'art, la liberté d'expression de l'artiste, c'était sacré, et toutes ces conneries. Bref, le Jean-Christophe Saumon, il a été acquitté ! Et tant pis si ce bouquin machiavélique donnait un jour des idées de meurtre à quelque esprit faible, ou devenait la source d'inspiration d'un quelconque maniaque ! Incroyable ! Non ? Les mots ne sont pas assez forts pour exprimer mon dégoût devant une telle parodie de justice. Quant l'art justifie toutes les turpitudes, c'est que la société est malade. On tolère toutes les violences, tous les écarts. La morale fout le

camp…J'en avais vraiment ras le bol de ce monde pourri qui perdait les pédales. Il fallait vraiment faire quelque chose… C'est alors que l'idée m'est venue de faire justice moi-même. Puisque Saumon ne manquait pas de bons conseils pour se débarrasser sans problème des imbéciles, j'ai décidé de me servir de son propre bouquin pour le zigouiller ! Juste retour des choses, justice immanente ! Ahhh…Cette pensée m'excite au plus haut point. Et qui sait, s'il a raison, si ses truc tordus fonctionnent vraiment (je ne vais pas tarder à le savoir), je pourrai peut-être même songer à continuer le nettoyage des écuries d'Augias, trouver d'autres connards à abattre. Ça n'est pas le choix des imbéciles, des emmerdeurs qui manquent. Pour ce qui est de l'incompétence, du mensonge, de l'hypocrise et de la malhonnêteté, les politiciens sont de loin mes favoris (suivis de près par les dentistes, les plombiers, les coiffeurs, les publicitaires et les avocats). La liste est longue, de quoi occuper à plein temps les loisirs d'un bon citoyen, fier de ses nobles qualités morales, prêt à tous les moyens, même extrêmes, pour combattre la violence aveugle d'une société à la dérive. Mais n'anticipons pas: pour le moment, il faut d'abord que je réussisse mon coup avec Saumon. Il en a encore pour quelques minutes à parader. Dans les circonstances, pour moi c'est une éternité. Une dizaine de personnes se pressent autour de sa petite table pour quémander son autographe. C'est son grand jour, son impérissable minute de gloriole. Si mon plan (qui est d'abord son plan, ne l'oublions jamais) réussit, ça sera la dernière. Carpe diem, le scribe, carpe diem ! Je déteste les salons du Livre. Je les fuis comme la peste. Trop chaud, trop de monde, trop de bruit. Et tous ces cons prétentieux qui ont commis un quelconque opus, sont là, la langue pendante, en attente du client qui, la plupart du temps, de vient pas. De vraies putes ! Pour un auteur qui signe, il y en a vingt autres qui s'emmerdent. Tiens, en face du stand des Inaccessibles, l'éditeur de Saumon, se trouve celui des éditions GalbinMichelard. J'apercois leur auteur vedette, un des invités d'honneur de ce grand cirque culturel. Christian Bobette est venu présenter son dernier rejeton néo-minimaliste parnassien qui fait fureur dans l'Hexagone.

Les critiques français (et leurs perroquets montréalais) n'ont pas manqué de souligner "toute la fragilité de son style protoproustien, plus concerné par l'être que le paraître, surtout dans les moments de solitude diaphane d'une beauté exquise". Ou quelque chose comme ça…Impressionnant, même si je ne prétends pas avoir tout compris. Je ne suis pas vraiment un intello, moi, A voir la tête dudit Christian, seul devant sa pile d'invendus, il est clair qu'il s'ennuie de sa mère, à moins qu'il ne soit tout simplement en manque de nicotine. On a sans doute aussi oublié de lui dire que les ploucs de Montréal étaient plus beaucoup plus intéressés par les succès de Marie de la Larive dont la file d'admirateurs fait au moins trois fois le tour du Salon, que par ses nombriliques cogitations existentielles. Elle a tout compris, cette ancienne théâtreuse qui a soudain viré romancière à succès: un peu d'histoire québécoise, beaucoup de cul, du drame à satiété, de l'inceste, de la pédophilie, (les trucs à la mode, quoi !) des morts violentes, encore du sexe, des passions déchainées, des bons, des méchants, le tout expédié en combinant pas plus de mille mots faciles à comprendre par le pékin moyen. Et paf, ça vend comme des petites pains… Mais revenons au meurtre de Saumon. Plus que dix minutes…Pour chasser ma nervosité, je continue à regarder ce qui se passe autour de moi. La foule du vendredi est dense, mais fluide. Une condition essentielle à la réussite de mon plan. Le samedi et le dimanche, il y a trop de monde. Les autres jours de la semaine, la foule est trop clairsemée. Saumon est catégorique, il l'a bien expliqué: c'est un facteur clé pour quitter les lieux sans problème. Pour le moment, les conditions sont idéales. Elles doivent encore l'être pendant quelques minutes, le temps de passer à l'action pour de bon. Il y a toujours le risque de rencontrer quelqu'un que l'on connaît, qu'il engage la conversation. Ça serait jouer de malchance, mais comme je ne suis pas un habitué des Salons, encore moins du milieu littéraire, pour le moment, on m'a fichu la paix. Cela ne m'empêche pas, à l'occasion, d' apercevoir des têtes connues, des célébrités locales. J'ai pas lu, mais je les ai vus à la télé. J'ai vu passer l'inévitable Michel Tromblon, plus gros que jamais, en discussion animée avec Victor Machin Chose - merde, comment il s'appelle celui-là ? – il fait des trucs cons

pour la télé. Bof, ça me reviendra… Il y a quelques instants, j'ai cru reconnaître l'amazone Danielle Charrue, venue vendre son dernier polar, très tendance, paraît-il ! J'ai un copain qui m'a résumé la chose: une sordide histoire, noire à souhait, dont le héros involontaire est un gros chien borgne et boiteux qui a accidentellement avalé les clés d'un casier contenant une grosse somme d'argent planquée par des mafieux. Il est recueilli par une assistante sociale, lesbienne et obèse, qui va tenter de le protéger des bandits qui veulent lui ouvrir le ventre pour récupérer la maudite clé. Elle en profite pour demander des subventions. Du grand art ! Et socialement engagé, avec ça… Bon, je digresse, je digresse, mais il faut me comprendre. Je suis de plus en plus nerveux. Il ne reste que très peu de temps. Il faut que je sois bien sûr de mon coup. Tout va se jouer en quelques secondes. Si je rate ma cible, je risque de finir mes jours en très mauvaise companie, dans une prison sordide où mieux vaut pas ramasser la savonnette ! Côté fringues, je n'ai bien sûr rien mis de particulier. Je dois passer inaperçu. Conseil avisé de Saumon. J'ai renoncé à la fausse moustache, aux verres fumées et autres plamondonneries pour polars d'opérette. J'ai sur le dos une veste très ordinaire, avec de grandes poches. Et dans ces poches, mon flingue, avec le silencieux. Oh, pas le grand truc viriloide impressionnant qu'on voit dans les films. Non, plutôt le genre revolver pour nénette, à canon court, avec un silencieux plus clitoridien que pénien. Il ne doit pas dépasser les dix centimètres. Pas très précis, je dois dire: de quoi rater un éléphant à vingt mètres mais mortellement efficace pour le tir de proximité. Une arme de défense que m'a léguée mon père. A sa mort, le salaud a partagé l'essentiel de sa fortune avec ses nombreuses maîtresses. J'ai eu droit à une rente annuelle pluôt maigrichonne, quelques boites de polars en anglais, et ce WRK 12 tchèque dont il était très fier. Mon paternel était inscrit dans un club de tir, paraît-il, mais je n'ai jamais compris pourquoi il avait besoin d'un silencieux Je n'ai pas osé lui poser la question, ce qui m'a probablement évité quelques bonnes claques sur la gueule. Sacré papa ! Dieu ait son âme ! Il n'a pas travaillé une seule journée de toute sa sainte sa vie et pourtant, il n'a jamais manqué d'argent. J'ai

renoncé à comprendre comment il s'arrangeait, mais je ne suis pas complètement idiot. J'ai pensé à des trucs. Sans plus… Bon, ça y est. Ca va être le moment décisif. Il est trois heures de l'après-midi. Jean-Christophe Saumon a terminé sa séance de signature. Si mes prévisions sont bonnes, il va vouloir boire quelque chose. Je l'ai observé, il n'a pas eu le temps de le faire. Trop occupé à signer, à pérorer avec ses admirateurs. Il devrait donc se diriger vers ici car le seul bar disponible se trouve derrière moi. Voilà, il s'en vient avec son attachée de presse dont il plusieurs fois lorgné les formes rebondies, histoire de trouver de l'inspiration pour ses prochains livres. Faut dire qu'elle est pas mal rouée la gueuse. Mais c'est pas le moment de fantasmer. Je me lève de mon banc, les mains dans les poches de ma veste. Je prends soin de débloquer le cran de sûreté du flingue, un geste que j'ai dû répéter une centaine de fois. Je tiens l'arme fermement, me coule avec souplesse dans le flot de la foule qui avance lentement. Saumon se rapproche. Il sourit béatement, dit quelque chose à la donzelle qui l'accompagne. Elle pouffe de rire. Je me rapproche, il est à moins d'un mètre. Il y a beaucoup de bruit ambiant. Le timing parfait. Nous nous frôlons. C'est l'occasion ou jamais. Pop. Pop. Tout s'est passé très vite, mieux que prévu. Il y a beaucoup de confusion dans ces moments-là. Il faut garder son calme, suivre à la lettre le scénario proposé dans le livre de la victime. Ça se déroule un peu comme dans un film, au ralenti. J'ai tiré deux fois, à travers la poche. Dans les tripes. Comme dit la pub imbécile "Là où ça fait mal !" Un peu comme à Dallas, quand Ruby a flingué ce tocard d' Oswald ! Pow, pow ! Cette fois, personne n'a vu de revolver ni entendu de détonation. L'effet de surprise. Saumon a écarquillé les yeux. Son visage a exprimé de l'étonnement, puis de la douleur, il a vacillé avant de s'écrouler comme une masse. Il l'a bien expliqué dans son bouquin: le premier réflexe des gens autour de la victime, c'est de reculer (instinct de survie, simple automatisme), avant de se précipiter pour secourir le malheureux, s'enquérir de son état. Comme tout le monde, j'ai reculé d'un pas, mais je n'ai pas avancé par la suite. Je me suis plutôt fondu dans la foule adjacente. J'ai marché tranquillement vers la

sortie, située à une dizaine de mètres pendant que ça grouillait, que ça criait autour de la victime. Surtout ne pas courir, ne pas s'agiter. Rester calme, se retourner, peut-être s'arrêter quelques secondes histoire de montrer qu'on est intrigué par ce qui se passe sur les lieux de l'agression. Puis, comme si de rien n'était, repartir en direction du métro. J'y suis…Tout s'est bien passé. Personne ne m'a interpellé. Je suis monté dans une rame de métro bondée. Ici les gens sont calmes, ignorent sans doute tout du drame qui s'est déroulé dans le hall. Dans quelques minutes, ça va probablement grouiller de flics partout, mais il sera trop tard. Avec ces maudits cellulaires, les communications sont rapides, mais il y a des milliers de personnes sur place. Des dizaines d'endroits où un criminel peut se planquer. Mission impossible. Ils vont en avoir plein les bras. Station Berri-de-Montigny, tout le monde descend. Je prends ma correspondance. Quelques minutes en autobus et me voilà chez moi. Je m'écrase dans un fauteuil avec une bonne bière. Je l'ai bien méritée. Je suis en nage. Quelle émotion ! J'ai dû perdre deux kilos ! Ils en ont enfin parlé aux nouvelles. Le "célèbre" écrivain (Tu parles ! A quand les funérailles nationales ? ), Jean-Christophe Saumon, victime d'un lâche attentat, est mort lors de son transfert à l'hôpital. Il n'a jamais repris conscience. La police interroge des témoins. Des gens prétendent avoir vu l'assassin mais comme de fait, les témoignages ne concordent pas et pour le moment, il est impossible de tracer un portrait-robot du tueur. Ce Saumon, tout de même, c'était peut-être un piètre romancier, mais quel sens pratique ! Il avait tout prévu. Sa méthode a bien fonctionné. Pas de lézard ! Les flics ne sont pas prêts de me mettre la main dessus. Ils n'ont pas de mobile, pas de description fiable, rien…Le crime parfait ! Merci Jean-Christophe…et bon séjour en enfer. Moi, je vais pouvoir dormir tranquille. Ce soir pourtant, en écoutant un reportage plus complet à la radio, une chose m'a frappée. Quel con, je suis ! Quelle gaffe incroyable ! Comment ai-je pu oublier une chose aussi importante, aussi évidente ? J'aurais dû y songer au cours de l'après-midi, bien avant le passage à l'acte. La méchante

erreur ! Car après tout ce cirque, qui sait si ce bouquin ne prendra pas de la valeur. Trop tard, l'occasion est manquée. Merde, merde et remerde ! Que je suis nul ! J'ai complètement demander un autographe.

oublié

de

lui

 Norbert Spehner avril/octobre 2002. Parution originale dans Alibis, no 6, printemps 2003

Avis de tempête

Finalement, la chose la plus difficile aura été de me procurer une arme. Comme je suis un citoyen plutôt ordinaire, un vrai Monsieurtout-le-monde engendré dans le moule universel du parfait nobody, vous comprendrez que cela n’a pas été une opération de tout repos. A qui m’adresser sans attirer l’attention ? Je ne peux en parler en personne. Il ne s’agit surtout pas d’éveiller les soupçons, de laisser des traces. Quelle arme choisir ? Un pistolet ou un revolver ? Autant de questions angoissantes pour

quelqu’un qui a une peur bleue des armes à feu, qui ne sait pas faire la distinction entre un fusil et une carabine, un pistolet-mitrailleur et une mitrailleuse. Moi, du moment que ça mitraille... Bof...Il me faut aussi un silencieux, ce qui semble exclure le revolver pourtant plus pratique, plus facile à dissimuler. C’est du moins ce que j’ai appris sur Internet. Mais l’information sur la grande toile n’est pas toujours fiable. Alors, que faire ? Quel cassetête ! Pas facile de tuer quelqu’un dans ces conditions. J’ai eu des moments de découragement terribles, je voulais tout laisser tomber, puis je pensais à Myriam, j’alimentai ma rage et ma détermination. J’ai fini par trouver une solution. Elle n’était pas sans risque. Tant pis, je n’avais plus rien à perdre. Il y a un endroit où, semble-t-il, il est relativement facile de se procurer une arme à feu, à condition, bien sûr, d’y mettre le prix. L’argent n’est pas vraiment un problème, la vengeance n’a pas de prix et j’étais prêt à allonger les sommes nécessaires. Au sud de Montréal, dans la réserve iroquoise, il y a une petite mafia locale qui contrôle toute une série de trafics allant de l’alcool aux cigarettes, en passant par les armes, toutes sortes d’armes, y compris des lance-roquettes, ce qui, vous en conviendez est un peu trop bruyant pour commettre un hold-up, trop brutal pour éliminer la belle-mère ou un voisin gênant. Mais bon, à chacun ses joujoux. Pour ma part, un pistolet pas trop encombrant, muni d’un silencieux et d’un chargeur de quelques balles, ferait très bien l’affaire. Mais avant ça, il me fallait trouver un vendeur. Je n’avais aucun contact, aucune maudite idée comment procéder, par où commencer, quoi faire, à qui m’adresser...Le cauchemar ! J’ai dû improviser. Ça ne s’est pas fait sans quelques petits problèmes, mais l’argent fait des miracles, ouvre bien des portes. Bref, ça a marché ! Je me suis rendu sur la réserve mohawk. Le long de la route, en dehors du village, j’ai repéré une série de cabanes où se vendent des cigarettes et je suis parti à la pêche. Je suis entré dans une première boutique. Inutile de vous dire que j’étais dans mes petits souliers. L’endroit était plutôt sale, encombré de cartons, de boites, de bouteilles vides, avec un antique comptoir délabré qui semblait prêt à s’effondrer à tout moment. Il y

régnait une odeur âcre de fumée de cigarettes mêlé à quelque chose d’autre, une odeur indéfinissable, irritante, franchement dégueulasse. Derrière le comptoir, une petite vieille au visage ridé comme un cul d’éléphant m’a demandé d’un ton brusque ” What do you want, Pale Face ?  Cigarettes ? Whisky ? ”. Christophe ! Je connais pas grand chose à l’anglais, moi. Je le comprends un peu, quelques mots, mais je suis incapable de le baragouiner. Comment je vais faire pour négocier un truc aussi délicat que l’achat d’une arme avec cette sorcière qui me fixe comme si elle voulait me scalper. Non vraiment, je ne me voyais pas entrain de bafouiller  quelque chose du genre “   Euh...Hum... Je want, voudrais euh... buy a ....euh, comment on dit ça déjà ? euh...un gunne ? Yesse ! Vous avez une gunne ? ” Christie ! Impossible ! Oubliez ça ! Je suis sorti de là dare dare sans même saluer l’ancêtre. Décidément, ça n’allait vraiment pas être une partie de plaisir. Dans les films, avez-vous remarqué, il n’y jamais ce genre de problèmes. Les gars se rendent dans un entrepôt, rencontrent les malfrats, tout le monde se regarde avec un air farouche et suspicieux, il a une petite moment de tension, suspense oblige, puis ils font leur petite transaction et repartent qui avec le fric qui avec leur arsenal. Dans la vraie vie, les choses semblent plus compliquées. Je suis entré dans une deuxième boutique aussi minable que la précédente. Cette fois, l’amer indien de service était un petit vieux ratatiné, affublé d’une casquette qui datait de la guerre, la guerre de Sécession, il va sans dire. Celui-là comprenait le français mais je n’ai jamais pu terminer ma requête. Quand j’ai prononcé le mot “ pistolet ”, il a jailli comme un diable de derrière son comptoir, m’a empoigné fermement et m’a poussé dehors sans ménagement, avec force jurons indiens intraduisibles. J’ai atterri sans douceur dans le gravier, alors que le vieux démon rouge claquait la porte furieusement. Christie ! J’avais dû tomber sur un fichu pacifiste. Ou alors, lui aussi déteste tous les Blancs ! Maudits Kawishes !

C’était vraiment mal barré. J’avais les genoux écorchés, l’âme meurtrie, le moral dans les bobettes et toujours pas de pistolet ! Je décidai de faire une dernière tentative. Cette fois, je changeai de tactique. J’entrai dans la cabane suivante, plus propre, correctement rangée, mais qui puait la pisse de chat. Il y avait là deux clients, probablement des Indiens, qui sortirent aussitôt, non sans m’avoir jeté un regard plus que suspicieux. Sont drôles ces Indiens ! Paranoïaques comme des touristes tchéchènes à Moscou! L’essentiel de leur clientèle est blanche, on fait vivre leurs commerces, mais il nous traitent comme des moins que rien. Mais bon...C’était pas le moment de rejouer la bataille de Little Big Horn. De toute façon, celle-là, on l’avait perdue. Le tenancier sortait tout droit d’un roman de Fenimore Cooper. Un balèze, au visage farouche de guerrier apache (je sais, je sais, c’est un Mohawk, mais pour les besoins de la métaphore...) marqué de vilaines cicatrices de vérole, avec une queue de cheval et cent trente kilos de trop, pas très bien répartis. “ Yes ? ” Une voix de baryton...Le Pavarotti de la réserve... Mais un ton peu amène. Ça augure mal. Décidément, tous des brutes. Je suis déjà prêt à battre retraite quand il ajoute “ Quossé que t’ veux, l’ Blanc ? ” Ouf ! Au moins il parle français. Je joue le tout pour le tout. Je sors un paquet de billets de vingt dollars, je dépose le tout sur le comptoir crasseux, avec un petit mot sur lequel il y a mon numéro de téléphone. D’une voix peu assurée, je lui présente ma requête, alors que mes genoux participent malgré moi à un rave endiablé. Mon coeur lui, bat des records de systole ! Quant à la diastole, je vous dis pas. Il y a un bref moment de silence. Le type me dévisage farouchement, puis il se passe deux chose. L’homme rouge se penche vers moi, le blanc, avec un regard noir, me désigne la porte et me dit “  Sors d’icitte, toé ! Nous les Indiens on est pas des bandits. On ne vend pas d’armes icitte. Crisse ton camp, sors de cette réserve et que j’te revois plus la face ! ” Tout en disant cela, il attrappe les dollars et les met dans sa poche. J’ai tellement peur que je suis incapable de dire un mot. Je fige, je suis paralysé. Je déglutis péniblement, j’esquisse un signe de la tête, voulant lui signifier que... D’un geste rapide, il a planté un énorme

couteau de chasse dans le bois moribond du comptoir, a passé un doigt devant sa gorge, me faisant comprendre qu’il était temps de détaler sans demander mon reste si je voulais conserver ma chevelure et ma bonne santé. Maudits Kawishes ! Tous des tarés ! Je vous en foutrais moi des nobles sauvages ! Des bandits, des voyous, sacrement, parlez-moi pus de ces ordures ! J’ai quitté la réserve, la mort dans l’âme, avec un assortiment neuf de jurons racistes, un arsenal complet de préjugés ethniques, le désir de venger Custer et avouons le, un brin de désespoir. Plus grave encore, je n’avais toujours pas de pistolet !

expédiés avec deux Mohawks cagoulés (vu son gabarit imposant, l’un d’eux devait être mon vendeur), et un échange : quelques billets de cents et un Colt 45, modèle 1911, avec silencieux et quelques chargeurs. L’arme était encore dans son emballage d’origine, avec un mode d’emploi bilingue. Je n’osais même pas imaginer dans quel jargon devait être rédigée la version française. Le truc devait certainement être destiné à l’armée canadienne qui n’en avait jamais vu le chargeur. En sortant de la réserve, j’ai fait mon stop dans les règles de l’art, me payant même le luxe de saluer au passage les boeufs de la Sûreté, qui baillaient dans leur char de police. Moi, j’étais sur un nuage...rouge, dans les circonstances.

Je suis rentré chez moi, me suis servi un verre de scotch double, me suis affalé dans un fauteuil, découragé, écoeuré, décidé à renoncer une fois pour toutes à mes funestes projets quand le téléphone a sonné. C’était une voix d’homme. Il parlait un français approximatif, mêlé d’anglo. C’était mon Mohawk à gueule d’Apache. Il m’a donné rendez-vous le jour même dans la réserve. Il avait mordu à l’hameçon. Avant de raccrocher, il a ajouté “ Oublie surtout pas l’argent, white skunk ! ”. Skunk toi-même, Peau-Rouge ! Tu parles d’une affaire...Oublie pas l’argent, oublie pas l’argent...Pas de danger. J’étais tellement content, soulagé, que je ne risquais pas de l’oublier, oh que non ! Ça m’enchantait moins de retourner à la réserve mais bon, j’avais trop pas le choix. Fallait que je sois prudent en allant au rendezvous. J’étais tellement excité que je risquais de provoquer un accident de la route. C’était pas le moment. A mon grand soulagement, la suite s’est déroulée comme au cinéma. Même que pour ajouter au suspense, il y avait une voiture de la Sûreté du Québec stationnée à l’entrée de la réserve. Mais je ne m’en faisais pas outre mesure. Ces lâches n’intervenaient que pour les scènes de ménage, et encore, quand le couple litigieux n’était pas trop costaud, se contentant d’embarquer la bonne femme. Pendant ce temps, les trafics se faisent en toute impunité. Maudits politiciens, pas de couilles ! Un hangar, en retrait d’une maison elle-même isolée, quelques palabres vite

Je regarde ma montre. Encore quelques minutes et elle devrait sortir du studio, se diriger vers sa voiture. Des semaines de surveillance discrète m’ont permis d’identifier sa routine. C’est une femme très méthodique, ponctuelle à la minute près. Du lundi au jeudi, elle sort du studio vers 18h30, après le bulletin principal. Impossible d’agir à ce moment-là. La parking est plein de voitures, il y a un va-et- vient constant. Elle sort rarement seule, en profitant pour papoter avec des collègues ou des techniciens. Par contre, le vendredi, elle participe à l’émission de fin de soirée. Après quoi, j’imagine qu’elle doit se démaquiller, enfiler son manteau. Puis elle se dépêche de rentrer car sa semaine est terminée. Il est généralement onze heures quarante-cinq, quand elle quitte le studio. Ce soir, les conditions sont idéales. Il ne reste que cinq voitures sur le stationnement plongé dans le noir. J’ai recouvert ma plaque d’auto d’origine avec une autre, achetée dans un magazin de souvenirs de Longueuil. Elle a l’air authentique et, dans l’obscurité, elle ne risque pas d’attirer l’attention. J’ai vérifié, il n’y pas de caméra de surveillance. Je ne risque donc pas de voir ma plaque photographiée. J’ai néanmoins opté pour la prudence. Le temps file. Le moment tant attendu approche. Je n’ai jamais tué personne, moi, c’est la première fois. Je suis plutôt tendu. Les jambes molles, les mains moites, j’ai chaud, je transpire un peu. Je pense à Myriam pour me donner du courage.

Chargé à bloc, muni de son silencieux, le pistolet est posé sur le siège du passager. Depuis ma visite mémorable chez les indignes représentants des première nations, j’ai eu le temps de m’entraîner au tir, dans un endroit discret des Laurentides, de me familiariser avec cette arme d’une efficacité redoutable. Je me débrouille plutôt bien. J’attends. Pas très longtemps. Je l’aperçois enfin, sa silhouette élancée, ses grands cheveux blonds. Faut reconnaitre qu’elle a de la gueule, la maudite. Mais bon...Faut pas s’apitoyer. Pense à Myriam. Nourris ta rage. Pense à Myriam... Elle est seule. Le parking est toujours vide. Je mets le contact. Au bruit du moteur qui démarre, elle tourne la tête, regarde dans ma direction, puis se dirige vers son auto. Mon coeur bat de plus en plus fort, mes jambes tardent à réagir quand j’enclenche la marche avant et que ma Honda avance doucement sur le parking. En douceur, j’amène mon véhicule à sa hauteur. Arrivé à côté d’elle, je baisse ma vitre. “ Excusezmoi... Madame ? ”. Surprise, elle se tourne de mon côté, (ai-je perçu une brève hésitation ?), se penche vers moi. Tout se passe en moins d’une minute. Je tire deux balles, presqu’à bout portant. Dans le front. L’impact la repousse en arrière. Elle tombe lourdement sur le côté alors que le sang se répand sur l’asphalte. Sur le coup, je crois que je vais dégueuler. Je me cramponne au volant, continue à rouler en douceur, sors du parking, m’engage sur le boulevard. Pas de précipitation, même si mes nerfs sont en pelote. C’est pas le moment de se faire coincer pour une entrave quelconque au code de la route. Je fais plusieurs kilomètres avant de m’arrêter dans une ruelle. J’enlève la plaque factice. Je dépose le pistolet dans le coffre (sous la roue de secours) et je rentre à la maison. Un double scotch devrait me faire du bien. Myriam est vengée. C’est maintenant la nouvelle de la semaine, la manchette de toutes les unes, la providence des fouilles-merdes de tous acabits : le meurtre crapuleux de Josette Deslauriers, la belle Miss Météo de Canal Perfect. Des collègues ont trouvé le corps une dizaine de minutes après mon départ. J’ai eu beaucoup de chance ! Qui a tué Miss Météo ? Telle est la seule et unique question qui agite la Belle Province

depuis les premières heures du matin. Avec le lot de niaiseries et de clichés de circonstances. “ L’enquête suit son cours ”, “ La police se perd en conjectures ”, “ Qui a pu faire une chose aussi horrible ? ”. Elle était tellement fine, tellement belle, tellement gentille, tellement intelligente, tellement too much, avec ses collègues, et sa pauvre famille, et un mari éploré, et deux enfants en bas âge, etc, etc...Les charognards de tous les postes à infos continue ont le visage rougeaud de celui qui va faire une crise d’apoplexie ! Ils en bavent de contentement. Les hyènes ont de quoi se lècher les babines ! Tout ce beau monde nage en plein délire, se hypothèeses délirantes . Tout y passe, du tueur en série à l’amant éconduit ou au mari jaloux. Et pourtant, je suis le seul à savoir pourquoi la belle Josette a été abattue. Le seul à savoir que cette maudite folle, qui se prenait pour Alfred Hitchcock était responsable de la mort de Myriam, la femme de ma vie. Un meurtre ne peut être résolu que si les enquêteurs arrivent à trouver le mobile du tueur. Sans mobile, il est à toutes fins pratiques impossible d’identifier l’assassin. A entendre s’agiter la race des croquemorts de l’info télévisée, la police penchait pour le crime passionnel. Elle était belle, elle était sexy, elle devait avoir des amants, des aventures. Sexe et sang, le mélange explosif, la drogue des fêlés de l’info-spectacle. Les tabloids allaient en avoir pour des mois à remuer la boue, sonder la passé de la belle, fouiller dans ses vidanges, mais personne, jamais ne découvrirait la triste vérité. Cette stupide Miss Météo a été exécutée pour avoir émis un avis de tempête avec cinq minutes de retard !. Avez-vous déjà essayé d’avoir des prévisions météos fiables à la télévision ? A la radio, c’est impossible, je suis incapable de supporter les publicités stupides, criardes, et débiles qui me rongent la cervelle. Alors je me rabats sur la télé, ou sur Internet, quand j’ai le temps. Encore là, il faut savoir choisir son poste. Oubliez la télé d’État ! C’est là que sévit la très ésotérique Martine Desrosiers qui confond bulletin météo et discours postmoderne. Je ne suis pas plus cave que la moyenne, mais crisse, je ne comprends rien à ce qu’elle nous annonce. Dans le même bulletin, on aura droit au soleil, à de la pluie, avec quelques éclaircies, alors que le vent du

nord va virer à l’est, léger mais avec rafales, quand ce n’est pas du sud avec un petit détour par l’ouest ou quelque chose comme ça. Un incroyable salmigondis aussi clair qu’une thèse de sociologie d’un prof de l’UQAM. Oubliez aussi le canal météo spécialisé ! On dirait du grand guignol ! Les filles sont des clones ridicules et nullissimes, au vocabulaire limité à quelques onomatopées burlesques, qui confondent bulletin météo et figuration dans Passe-Partout. Habillées comme la chienne à Jacques, dans des tailleurs ridiculement démodés, elles jacassent, rigolent, papotent de tout et de rien entre deux pubs débiles pour la Glucosamine ou les problèmes érectiles d’une ex-vedette du hockey qui ne score plus. La météo dans tout ça ? Une sorte de nébuleuse approximative mâtinée d’auberge espagnole : apportez votre chute de neige, provoquez votre grésil ! Et n’oubliez pas votre parapluie ! Ne reste donc plus que la belle Josette, la plus sexy des Miss Météo, la vedette du Canal Perfect. Le problème, c’est que dans ce monde bizarre où réalité et fiction ont de plus en plus tendance à se confondre, la météo est devenue un spectacle. Il faut de l’émotion. Oubliez la tête, calvasse, il faut frapper aux tripes. Mettez-en du facteur éolien ! Faut que la température normale, chute de manière spectaculaire. De Montréal à la Sibérie, le temps de le dire ! Faut que ça fesse ! Que ça impressionne. Et s’il fait beau, avec un ciel sans nuage, ajoutez-y une dose léthale d’indice UV, histoire de dramatiser la journée, d’inquiéter le bon peuple qui n’en demande pas tant. Eh oui, stupide Miss Météo...C’était un mardi soir de janvier. Je ne l’oublierai jamais. Il était environ 18h10 quand Myriam a allumé la télé pour essayer d’attraper un bulletin météo. Le temps était incertain, elle avait plus de deux heures de trajet pour rejoindre des amies qui fêtaient un départ à la retraite. Neige ? Verglas ? Grésil ? Le ciel était plutôt menaçant. Valait mieux se préparer. J’aurais préféré qu’elle renonce à cette sortie mais, les femmes, quand elles ont décidé quelque chose. Christie ! Une vraie mule... Josette Deslauriers venait d’apparaitre à la télé, pour la première partie de ses prévisions. L’animateur du bulletin de nouvelles lui avait demandé :

-

Alors, Josette, paraîtrait que ça va se gâter ? Elle l’avait interrompu, avec ce grand éclat de rire un peu vulgaire qui était sa marque de commerce : - Ah non, Bertrand, ne cassez pas mon punch. Ah, ah, ah. Attendez, attendez. Suspense, ah, ah, ah...J’ai des petites nouvelles pour vous, elles ne sont pas trop bonnes, je vous en dirai plus tout à l’heure ! Ah, ah, ah ! A tantôt, Bertrand... - A tantôt, Josette ! Nous revenons donc à.... - Qu’est-ce qu’elle a dit, la madame Météo ? Myriam n’a pas attendu. Elle a déjà mis son manteau, a pris les clés de l’auto. Elle m’interpelle depuis le salon. - Elle n’a rien dit, cette idiote...Suspense, suspense, tu parles d’une crisse de folle. C’est plus de la météo, c’est les X-Files ! En tout cas, ça s’annonce pas très bien, T’es sûre que tu veux y aller ? Attends donc quelques instants, elle va donner les détails... - Ouais, bon, j’ai plus le temps. Je suis déjà en retard. T’inquiète, je serai prudente. Ciao, mon amour. Ce furent ses dernières paroles. Quand elle est sortie, la porte s’est refermée sur ma vie. Quelques minutes plus tard, le bulletin de nouvelles s’est achevé avec les prévisions du temps. Miss Météo est revenue avec, en effet, de très mauvaises nouvelles : un avis de tempête ! Rien de moins. Au menu : une probable chute de verglas, puis de la neige avec des vents forts. Et d’ajouter : “ Alors, Bertrand, ça valait la peine de vous faire languir un peu , non ? Faites attention en rentrant chez vous. Soyez prudent !” Christie de folle ! Je t’en foutrai moi des scénarios de feuilleton cheap ! Et Myriam qui est partie dans ce merdier. Elle aurait dû attendre. Je suis mort d’inquiétude... La téléphone a sonné deux heures plus tard. Un flic m’a annoncé la terrible nouvelle avec une voix neutre et professionelle. Je n’ai entendu que les premières paroles, le reste s’étant perdu dans une sorte de brouillard indistinct d’où ressortaient quelques mots : intempéries, glissade, perte de contrôle, camion, collision frontale, je suis désolé, etc. Elle est morte sur le coup !

Dans les mois qui ont suivi l’accident , j’ai vécu comme un zombie, sur le pilote automatique. La mort stupide, injuste, révoltante de Myriam m’obsédait. Puis une idée a germé, s’est imposée peu à peu, s’est développée, nourrie par mon ressentiment contre la météo spectacle et sa plus illustre représentante, Josette Deslauriers, alias Miss Météo. L’idée de vengeance s’est précisée, affinée , jusqu’à devenir une intolérable obession. Finalement, pensant me libérer, atténuer la douleur, je suis passé aux actes. Plusieurs mois se sont écoulés. Le souvenir de Myriam me hante toujours, la douleur me taraude toujours autant. Tuer Miss Météo n’a pas eu l’effet thérapeutique désiré. Sur le coup, c’est vrai, j’ai ressenti une certaine jubilation, le sentiment du devoir accompli. Puis le mal est revenu, toujours aussi vif. Un cancer de l’âme. Évidemment, le meurtre de Josette n’a jamais été résolu. Après quelques semaines de spéculations journalistiques aussi futiles que crapuleuses, les gratte-bobos des tabloids se sont tournés vers de nouvelles affaires juteuses. La police garde le dossier ouvert, l’affaire suit son cours, disent-ils. L’examen ballistique les a menés dans une impasse. Le pistolet qui a tiré les deux balles a été volé il y a deux ans dans un magazin du New Jersey et depuis, on a perdu toute trace de cette arme. Quant aux perruches de la météo, elles continuent leurs ridicules petits numéros de prédiction fiction, en minaudant à qui mieux mieux, comme si le sort du monde dépendait de leurs prévisions. Elles ont toutes adopté ce schéma pathétique que j’haïs tant : une première annonce où on ne dit rien ou pas grand chose, histoire de vous faire saliver, puis, quelques minutes plus tard les détails qui importent vraiment. Bref, le thriller météo ! Crisse que ça m’enrage ! C’est pourquoi, j’ai ressorti mon pistolet. J’avais d’abord pensé m’en défaire, mais vu la manière lamentable dont pataugeaient les flics, j’ai très vite compris que je n’avais rien à craindre. Ils ne remonteraient jamais jusqu’à moi. Alors, je l’ai gardé. Jusqu’au prochain avis de tempête. Ça ne saurait tarder. Norbert Spehner

Parutio originale dans Alibis, no 22, printemps 2007

Nostalgie ! Parution originale dans Alibis, no 25, 2008, avec le titre «  Le monde change ! »

Les choses ne sont plus ce qu’elles étaient. On vit vraiment dans un drôle de monde ! Prenez les couples, par exemple... La moindre contrariété, le moindre obstacle, la moinde dispute et ils se défont bêtement au bout de quelques mois, quelques années pour les plus solides. Ça ne dure jamais bien longtemps. La haine a vite fait de remplacer la passion. D’ailleurs, à quoi bon encore se marier – ça coûte des milliers de dollars - sachant que deux rodéos conjugaux sur trois se cassent la gueule ? Aujourd’hui tu peux vivre en couple sans la bénédiction du maire ou du curé. Mais les filles veulent une robe, une cérémonie, un bal, la famille et tout le tra la la. Tout leur est dû. Sont fous, ces jeunes. Non, vraiment, on n’a plus les mariages qu’on avait. Avant, c’était simple, le mari commandait, la femme obéissait, tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes. Voyez notre couple, à Karine et moi, exemplaire, vraiment exemplaire... Bon d’accord, il nous arrive de nous disputer, de nous quereller, comme tout le monde. C’est normal, ces choses-là arrivent, pas de quoi en faire un plat. On ne se sépare pas pour autant. Si elle ne marche pas droit, deux ou trois claques sur la gueule, une bonne engueulade, quelques menaces bien senties et elle reprend le droit chemin d’une vie conjugale bien comprise. Pas de quoi vraiment fouetter un castor rétif... Mais bon ! Le monde change. On n’a plus les femmes qu’on avait ! Ça a marché avec Anne-Marie, puis avec Hélène, même si elles ont fini par engraisser les pissenlits. Oh, des accidents, toujours des accidents... Rien de prémédité, je le jure : une mauvaise chute, des freins qui lâchent, le destin quoi ! Requiesat in pieces, comme disent les Angliches ! Cette fois, ça accroche avec Karine. Elle donne dans la résistance féministe, elle fait souvent sa mauvaise tête. Madame a même tenté d’élever la voix, de me faire la leçon. De quoi je me mêle !

Remarquez que cette fois ça lui a coûté quelques bleus dans le visage, et deux incisive fendues. Putain ! Coûte cher le dentiste ! La Karine dentaire, quoi. Ah les femmes, la manière forte, y a que ça de vrai. Non, c’est vrai, les gars d’aujourd,hui, ce sont de vraies moumounes à la baise-moi-le noeud, des ouichéri-par ci, des-oui-chéri-par là, et tout ce que tu veux mon amour, et encore plus. Et je te minouche, et je fais tes quatre maudites volontés. Roses à vomir... Y comprennent pas, les sans-couilles! Elle te fait chier, tu cognes. C’est pourtant facile à comprendre, non ? Sauf qu’avec cette grande gueule de Karine j’ai dû mettre les bouchées doubles et elle a fini à l’urgence, avec une double fracture du crâne et une vertèbre plus tout à fait dans l’axe. C’est fragile, ces p‘tites bêtes. Quelle idée aussi de vouloir transbahuter une grosse pile de serviettes de bain dans un escalier aussi raide. C’est dangereux, je lui ai dit et redit. Elle fait pas gaffe, la Karine. Plus maladroite que ça tu meurs. Et c’est ce qui est arrivé. Kaput, la Karine ! Le médecin de l’urgence m’a regardé d’un drôle d’air, mais bon, les ambulanciers lui ont raconté, ça avait vraiment l’air d’un acccident. Et puis je l’aimais moi la Katrine. Bon, j’ai peut-être poussé un peu fort mais quoi, elle avait qu’à faire gaffe et pas m’emmerder. Je suis un bon gars, aimable et tout et tout, mais je rigole pas avec le respect dû au conjoint, moi. Ça a passé pour un accident, mais j’ai bien vu que le médecin de garde avait des doutes. Mais bon ! Le monde change. On n’a plus les médecins qu’on avait ! Avant, ces fêlés du coupe-coupe constataient le décès, vous serraient la paluche avec des condoléances aussi sincères qu’une promesse de politicien, vous signaient l’avis de décès vite fait et vous retourniez chez vous l’esprit en paix, réconcilié avec le monde en général et la médecine en particulier. Mais là, je suis tombé sur un teigneux. Le style assistante sociale recyclée dans l’humanitaire, un militant, un de ces grands défenseurs des fâââmes qui voient des violeurs, des pédophiles, des batteurs de nanas et des tueurs en série dans leur soupe. J’ai pigé tout de suite, quand on est arrivé avec le corps de Karine. Un coup d’oeil et ce con m’avait étiquetté : batteur de femme, doublé d’un violeur en puissance. Faut pas pousser ! J’ai jamais baisé avec une nénette sans son

consentement. Au pire, quelques claques bien senties pour faire passer leur mal de tête et le tour est joué ! Bon, lui, il était pas convaincu. Un ton hargneux, un regard agressif, les gestes fébriles du défenseur des sans-abris et des grenouilles albinos, j’ai compris que ce taré pouvait me causer quelques ennuis. J’ai demandé son nom à une infirmière, j’ai fait ma petite enquête discrète, j’ai découvert où il crêchait, cet enfoiré . En fait, au bout de quelques heures, je savais l’essentiel : le docteur Bastien est célibataire, il vit seul avec un chien – devrait baiser de temps en temps, ça le rendrait moins hargneux – et conduit un 4x4 de marque Subaru vieux de quelques années, croulant sous le kilométrage. Il fait beaucoup de route, le doc, il aime la campagne, la nature sauvage, les fleurs, les petits oiseaux. Je suis sûr qu’il milite contre la chasse aux phoques, la surpêche de perchaudes, les pataugeoires à moustiques, et autres bonnes causes humanitaires. Son 4X4 a pas mal servi, mais bon...Faut y voir. Le monde change. On n’a plus les autos qu’on avait ! Aujourd’hui, ça rouille vite, y a trop d’électronique pour contrôler des centaines de bébelles inutiles, ça bouffe de l’essence et ça tombe en panne pour un rien. Hé, oui, ça a des défaillances imprévues, ces belles mécaniques. Celle du bon doc n’a pas fait exception. Après l’avoir bien inspectée, pendant qu’il était de service, j’ai fait quelques réparations mineures pas vraiment nécessaires ni approuvées par le manuel d’entretien. Des bricoles, histoire de modifier le freinage. C’est pas compliqué, tu débranches un fil par-ci, tu vides un réservoir par-là, tu déconnectes un truc, tu déserres un boulon, et voilà, prêt pour l’impact. Ça n’a pas tardé. A près de cent kilomètres à l’heure, la Subaru du conseiller en pilules socialement assistant est allé minoucher un gros semi remorque chargé de médicaments contre les maux de dos. Ça s’invente pas. Maudite rue Notre-Dame, ça fait des années qu’on dit qu’elle est trop dangereuse ! Un champ de bataille routier, doublé d’un abattoir, sillonné par les tarés de l’embrayage. Le doc a été écrapouti, une vraie crêpe au ketchup, sa bagnole avec. Un amas de ferraille informe, style chef d’oeuvre de l’art contemporain. Dans l’état où lequel elle se trouve, je doute fort que quiconque réussisse à repérer mes

petits bricolages. De toute manière, les radoteurs de la presse ont parlé de négligence, d’accident malheureux et tout ça. Elle est règlée, la question du doc. Reste à m’occuper d’André. Faut y voir. Le monde change. Ah mais, c’est qu’on n’a plus les enfants qu’on avait... André, le fils de Karine, pas le mien - un coup vite fait avec un mec de passage, moi j’y suis pour rien - qui s’était absenté pendant quelques jours, est revenu pour découvrir que sa mère était morte en tombant dans l’escalier. Je ne l’avais pas prévenu. Je voulais pas lui gâcher son séjour écolo dans les bois avec ses copains. “ Espèce de salaud, c’est toi qui l’as tué ! ” Le gamin n’a que douze ans, mais il en a dans le ciboulot. Un rapide, un intuitif et un méfiant. Une fouine. On s’est jamais bien bien entendu, lui et moi. Pas d’atomes crochus. Paraitrait que je suis trop violent avec sa mère. Que je suis un sale type, une brute, un parasite et autres compliments. Enfin, le genre de connerie que raconte un moutard mal élevé. Mais là, il pousse le bouchon un peu loin, parle d’aller à la police. Une enquête, et tout ça. Hola, il y va fort le lardon. Même que je lui déjà dit mille fois de faire attention quand il prend son bain. Y a des gens maladroits qui glissent sur le savon et se fracassent la tête sur le rebord de la baignoire. Ces choses là arrivent. En tout cas, c’est ce que m’a dit d’un air compatissant un des gars d’Urgences Santé qui vient chercher André pour l’emmener à l’hôpital. Pour constater le décès. Il est costaud, le bord de la baignoire, c’est fragile un crâne de pré-ado. J’ai dû m’y reprendre à deux fois, il se débattait le bougre. Comme disait, je crois ce con de Fucius “   Faut que jeunesse trépasse ” ou quelque chose comme ça. Je ne sais plus. C’est loin la maternelle! Manque de pot, les ambulanciers l’évacuent au même hôpital où on a amené Karine, il y a de ça quelques jours. Le doc Bastien n’est plus de garde, of course, mais je reconnais une des infirmières. Elle m’a replacé aussi, la grosse laide ! Elle était là quand on a amené Karine. J’aime pas son regard. Le même que le doc. Suspicieux, farouche, déterminé : ça sent les ennuis. La médecine de garde, une petite femme éteinte au profil de souris cancéreuse, pose les questions d’usage. Mais elle n’est pas chiante, la doc, elle écoute mes explications, approuve d’un signe de tête, me

condoléance sans chichis. Elle m’embêtera pas celle-là. Pendant ce temps, garde Sophie (c’est le nom de la grosse vache) examine avec suspicion la dépouille du rejeton. Bonne chance ma vieille, tu trouveras que dalle ! Une fracture du crâne bien nette, bien proprette, rien d’autre. C’est dangereux ces baignoires modernes, ça glisse, tu perds le contrôle et paf, la chute, la fracture fatale. Mais ce n’est pas à ça qu’elle pense, la salope. Elle m’a déjà catalogué. A la fois procureur, juge et jury, elle m’a déjà condamné. Parce qu’elle se souvient de Karine. Parce qu’elle se souvient de Bastien. Ça fait beaucoup de coincidences pour sa petite caboche de garde-malade. Elle va péter un fusible, ça va pas tarder. Mais bon, le monde change, on n’a plus les infirmières qu’on avait. Avant, elles se contentaient de suivre avec dévotion les ordres du médecin qu’elles comptaient épouser. Elles étaient aussi efficaces qu’effacées, ne se prenaient pas pour des défenseurs de la veuve, de l’orphelin et de tous les opprimés de la terre. Aujourd’hui elles fourrent leur grand nez partout. Les ayathollas des bonnes moeurs, de l’hygiène sociale. La loi et l’ordre, selon le corps médical. Comme des bonnes soeurs. Mais j’en ai rien à foutre des états d’âme de la Sophie. Sauf si elle a la mauvaise idée de prévenir les flics. J’aimerais pas trop ça. Nuages noirs à l’horizon, comme disait Buffaol Bill. Faut y voir. Les formalités hospitalières accomplies, j’ai bavardé mine de rien avec quelques collègues de l’enragée de la seringue. Discrètement, en prêchant pour leur paroisse syndicale – les horaires de fous, des malades plus que malades, des p’tits vieux envahissants et chialeurs, des médecins tyranniques et oui, mon bon monsieur le métier n’est plus ce qu’il était, tiens donc, j’ai déjà entendu ça quelque part, und so weiter comme dit Otto – j’ai appris quand la Sophie finissait son quart de travail. Après, ça s’est déroulé comme dans un bon vieux polar. Il m’a suffi de l’attendre, de suivre discrètement sa bagnole – une Toyota flambant neuve – pour découvrir son domicile, son quartier et tout le tralala nécessaire pour une bonne embuscade. Ça n’a pas été long. Sophie la terreur a fait les manchettes : “ Une infirmière victime d’une sauvage agression. Tuée à coups de batte de

base-ball. Le vol pourrait être le motif du crime ”. Ouais, j’ai frappé dur. Mais j’ai rien volé. Les pisse-copies inventent, faut bien qu’ils gagnent leur croûte. Le temps de me forger un alibi en béton, ni vu, ni connu, le meurtre va passer aux profit et pertes, alimenter la rubrique des affaires jamais résolues. Le soir du crime, je jouais aux cartes avec deux bons copains, croix de bois, croix de fer, le menteur ira en enfer, anyway, quelque chose comme ça. Sauf que le con de flic est venu pareil ! Sûrement quelqu’un de l’hôpital. Une vérification de routine, des coincidences troublantes. On appelle les flics. Un flic, en fait ! Il est poli, le gars. Un peu trop même. Pose quelques questions de routine. Il n’a pas l’air méchant. Méfiance ! Je connais le genre. Le modèle Colombo certifié Colombia Pictures. Négligé de sa personne, mais teigneux, obstiné comme un morpion dans un pubis de pute. Merde ! Ce sont les plus dangereux. Faire gaffe ! Pas d’impair avec l’imper ! Pour le moment, mon alibi tient la route. Il a parlé à mes potes. On a joué aux cartes, qu’ils ont dit. Croix de bois, crois ou meurs, quelque chose comme ça, mais le fouille-merde, non, il n’a pas l’air d’avaler la couleuvre. Il trouve qu’il y a quelque chose qui cloche. Il m’a fait comprendre qu’il allait les cuisiner à nouveau, puis qu’il reviendrait me voir. Pour le moment, il les laisse mijoter. Et quand les carottes seront cuites, ce sera à moi de passer à la casserole. Ce con cultive la métaphore culinaire. Un vrai chef de police. Ha, ah. Petite conversation amicale, tu parles. Un pot de colle, je vous dis...Y lâchera pas, l’argousin de mes deux! C’est quand il a commencé à me parler d’Anne-Marie, d’Hélène et de Karine que j’ai compris qu’on n’avait plus les flics qu’on avait. Et bon, à bien y penser, on n’a plus non plus les copains qu’on avait... Faut y voir. Norbert Spehner

Related Documents

Contes Noirs
May 2020 14
Contes
November 2019 21
Contes
July 2020 15
Contes Africans
June 2020 18
Noirs En France
May 2020 9
Tema Contes
May 2020 7

More Documents from "Marta Marta Anna"

Marginalia 30
April 2020 0
Marginalia 39
April 2020 0
Marginalia 41
April 2020 0
Marginalia 44
April 2020 0
Marginalia 45
April 2020 0
Marginalia 47
April 2020 0