Édition spéciale – Revue de presse – Mars 2004 – PAF 3
ADIEU, COMPAÑERA GLADYS !
DEUX JOURS DE DEUIL NATIONAL
TABARÉ VÁZQUEZ, UN PRÉSIDENT DE GAUCHE POUR L’URUGUAY
FORTUNE CACHÉE DE PINOCHET SERVIRA A INDEMNISER SES VICTIMES
Des milliers de chiliens ont rendu un dernier hommage à Gladys Marín, figure historique du parti communiste chilien et un des symboles de la lutte contre la dictature militaire d'Augusto Pinochet (1973-1990), décédée à l'âge de 63 ans. Portant notamment des roses rouges, ils défilaient devant le cercueil placé au siège de l'ancien Congrès national.
Le président Ricardo Lagos et plusieurs responsables du gouvernement sont venus se recueillir auprès du cercueil …
SLAVOJ ZIZEK, STAR SLOVENE DU MARXISME
POP
JEUNE DIRIGEANTE DES PROFS
LE PRÉSIDENT ALLENDE, CORVALÁN ET GLADYS
ARRÊTÉE PAR LA POLICE CHILIENNE
COMPAÑERA GLADYS, UNE VIE DE COMBAT Née en juillet 1941 au sud du Chili, d’une mère institutrice et d’un père paysan, Gladys Marín s’est diplômée à son tour d’institutrice. Pendant sa vie d’étudiante elle s’est caractérisée par son engagement, elle est très vite devenue présidente de son syndicat d’étudiants, et dirigeante ensuite de la fédération des professeurs du Chili.
GLADYS ET SON MARI JORGE MUÑOZ, ENLEVÉ PAR LA DINA EN 1976.
Elle a intégré très tôt les jeunesses communistes, où elle a très vite passé des responsabilités régionales au secrétariat général, poste duquel elle a activement participé à la campagne électorale qui porta le président Allende au pouvoir en 1970. Elle a été élue députée en 1965, 1969 et 1973. Son troisième mandat a été interrompu par le coup d’état du général Pinochet, qui sonna la fermeture du
parlement par la dictature militaire. Suite à la cruelle répression aux opposants au régime militaire, Gladys Marín a réussi à quitter le pays, après de longs mois d’asile à la représentation hollandaise à Santiago. Resté au Chili, son mari, l’ingénieur Jorge Muñoz, a été arrêté le 4/05/76, lors d’une opération d’extermination de la DINA, la police politique de Pinochet. Il a disparu depuis avec cinq autres membres de la direction clandestine du parti communiste. Malgré les conditions de risque extrême, Gladys Marín retourne clandestinement au Chili en 1978, afin de réorganiser le parti communiste décimé par la persécution. Pendant cette période, elle a pris la tête de la résistance la plus déterminée à la dictature, surtout par le soutien du PC à la lutte armée, par la création du Front Patriotique Manuel Rodríguez (FPMR). A la fin des années 80, sous la conduite de Gladys Marín, le PC chilien s’est montré sceptique sur les conditions de la transition « démocratique » héritées de Pinochet. Nonobstant, les communistes se sont rendus massivement aux urnes pour élire le candidat anti dictature. Des
nombreuses 2
divergences
autour des accords pris avec le gouvernement, -notamment sur les amendements constitutionnels et la loi d’autoamnistie promulguée par les militaires en 1978- ont éloigné le PC de la coalition au pouvoir. Cette rupture s’est manifestée en 1997, lorsque Gladys Marín, candidate à sénateur pour Santiago a obtenu plus de 15% des voix. Assez pour empêcher à la coalition au pouvoir d’accéder aux deux sièges à la chambre haute. Deux ans plus tard, Gladys a été investie candidate aux élections présidentielles par les forces de la gauche (extraparlementaire). Elle a obtenu 3,19% des suffrages en décembre 1999. Dans le domaine judiciaire, Gladys a aussi déposé la première plainte contre Pinochet, pour sa responsabilité dans les très nombreuses violations des droits de l’homme commis sous
LORS D’UNE MANIF POUR LES DISPARUS
CAMPAGNE POUR ALLENDE
AVEC LE PRÉSIDENT RICARDO LAGOS À LA MONEDA
sa dictature, en particulier les enlèvements suivis de disparition d’une des directions clandestines du PARTI COMMUNISTE. Cette opération fut connue comme le «cas de la rue Conférence», et signifia la disparition du mari de Gladys. Depuis novembre 2002 Gladys Marín détenait la charge de la présidence du parti communiste chilien. Suite à sa longue maladie et à sa disparition annoncée, Gladys laisse un vide extrêmement difficile à combler, d’une part dans l’espace politique, par un style qui ne se renouvellera plus, mais aussi dans le cœur de la gauche populaire chilienne, qu’en reconnaissance de son courage et sa conséquence pendant plus de 40 ans, lui vouent aujourd’hui un attachement sincère et durable, au-delà des mœurs et des aléas politiques. LA « PASIONARIA CHILIENNE » Élue députée du PC à 23 ans (1965), Gladys se fait réélire deux fois de suite, en 1969 et 1973. Le coup d' État militaire du 11 septembre 1973 l' oblige à se réfugier à l' ambassade des PaysBas, d' où elle partira ensuite pour Moscou. Son mari, Jorge Muñoz, avec lequel elle a eu deux enfants, a disparu avec une dizaine de dirigeants communistes en 1976. Deux ans plus tard, elle se rend au Chili avec un faux passeport.
Le Parti communiste avait été une force disciplinée et modérée de l' Unité populaire, l' union de la gauche présidée par le socialiste Salvador Allende. Condamné à la clandestinité par la dictature,
AVEC VIVIANA DÍAZ, DIRIGEANTE DES FAMILLES DE DÉTENUS DISPARUS
UNE ARRESTATION MOUVEMENTÉE
DÉCORÉE DE LA MÉDAILLE JOSÉ MARTÍ PAR LE PRÉSIDENT FIDEL CASTRO EN 2004 3
DIRIGEANTE DU PC LÉGALISÉ
le PC opère un changement de cap, alors que les militaires ont démantelé le Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR). Gladys Marin participe à la réunion tripartite organisée, en 1983, à La Havane, qui rassemble les Chiliens ayant reçu une formation militaire à Cuba, les leaders historiques du parti exilés à Moscou et la direction clandestine du PC au Chili. Dès le mois de décembre, le Front patriotique de Manuel Rodriguez lance une série d' attentats, suscitant une répression accrue. Les communistes s' isolent ainsi de la résistance civique, qui réussit à remporter le plébiscite de 1988 contre Augusto Pinochet. Sans faire d' autocritique, le PC reste à l' écart de la Concentration démocratique, regroupant socialistes et démocrates-chrétiens pendant la transition et depuis le retour à la démocratie (1990). A en croire Gladys Marin, la coalition gouver-nementale de centre-gauche "ne fait pas autre chose que de gérer le modèle politique, économique et social imposé par la dictature". Ses positions sont cohérentes avec son appréciation de la nouvelle donne internationale. "Lorsque le mur de Berlin est tombé, rien ne s'est écroulé en moi, les idées restent", dit-elle. "On peut dire ce qu'on voudra de Fidel Castro, sauf qu'il est un dictateur", affirme-t-elle.
GLADYS DE TOUS
Signe de la marginalisation de son parti, elle obtient 3,21 % des voix à l' élection présidentielle de 1999. Volodia Teitelboim lui laisse la place de secrétaire général en 1994. Le 12 janvier 1998, Gladys Marin présente la première plainte en justice contre Augusto Pinochet, pour génocide, séquestration, association illicite et inhumation illégale. A propos de l' ancien dictateur, elle confia : "Je voudrais qu' il endure toutes les rigueurs subies par nos détenus disparus." Le président socialiste Ricardo Lagos, qu' elle qualifia de "néolibéral", "éloigné de la gauche réelle", a déclaré : "En dépit des différences politiques, Gladys Marin incarna les meilleurs idéaux du Chili." Ricardo Lagos et les autres personnalités présentes à la veillée funèbre ont chanté ensemble L'Internationale.
Il émanait d’elle une force, une énergie singulières, et toute la jeunesse qui comblait la salle accompagnait son enthousiasme et la détermination qui habitaient ses paroles et ses gestes. La secrétaire générale des Jeunes communistes prenait la parole alors que le livre de ses luttes en faveur du peuple n’en était qu’à sa toute première page. C’est ainsi que je me la rappelle, par une aprèsmidi de 1973 au théâtre Caupolicán, à Santiago du Chili, deux mois avant le coup de griffe de Pinochet contre le gouvernement de l’Unité populaire que présidait l’inoubliable Salvador Allende. Elle souriait, et pas parce qu’elle se trouvait parmi des amis, des camarades, car chaque fois que je l’ai vue, làbas et à Cuba, elle souriait, et lorsqu’elle apparaissait sur des photos, défiant dans la rue les carabiniers (police militaire), sur son visage on ne lisait ni la furie, ni la haine ni un autre sentiment négatif. Elle faisait simplement partie de ces personnes qui ne voient leur vie qu’en fonction de la lutte pour des idéaux sacrés. Et elle a lutté jusqu’à son dernier souffle. Il est curieux que même les médias qui l’ont attaquée parce qu’à travers elles ils visaient les idées communistes ont suivi par la suite avec respect l’évolution de la maladie de cette femme courageuse qui n’a jamais fait de concession à l’impérialisme et aima profondément Cuba, sa 4
Révolution, son peuple et Fidel. Bien que disparue physiquement, Gladys Marin appartient au Chili et à tous, comme beaucoup d’autres de ses compatriotes. Et tant mieux si son éternel affrontement à la pauvreté, à l’inégalité et à l’injustice portait le nom de communiste et l’a portée aux postes les plus élevés de son parti, si décrié par les médias capitalistes et si respecté par tous, en fin de compte, en tant que symbole d’honnêteté, de fermeté et de transparence d’idées. Ses convictions étaient aussi fermes que ses positions politiques, et l’ont été dès les journées de combat de sa jeunesse, et jusqu’à sa mort: de nombreuses décennies de dévouement sans partage à son peuple.
LORS DES FUNÉRAILLES, LES CHILIENS ONT TÉMOIGNÉ MASSIVEMENT LEUR ATTACHEMENT À GLADYS
Très tôt elle se caractérisa par son espièglerie et son esprit contestataire, son refus de garder le silence face aux injustices. Elle était une de ces personnalités qui naissent dans notre Amérique en sachant dès le début où est le devoir. Dans la première page de son autobiographie, Gladys Marin dit ceci: «Dans ma vie il y a des amours, des gens, des idées que j’ai aimés et que j’aime, auxquels je dédie mes jours et mes pas. J’ai beaucoup voyagé, mais toujours avec le cœur et l’esprit dans un lieu, dans une histoire, qui est l’histoire de la libération des chaînes de l’exploitation et de l’injustice qui ligotent la vie de mon peuple et des peuples. Mais chaque jour est une découverte de routes, une nouvelle occasion de naître, de se submerger, de respirer pour continuer à avancer». Qu’éprouva-t-elle en ce jour de 1958 où elle reçu sa carte de jeune communiste? Ses années de dirigeante des Jeunesses communistes coïncident avec l’époque de la solidarité avec le Vietnam, avec la Révolution cubaine agressée et soumise à un blocus. Elle vient à La Havane en 1961 pour voir de près la fièvre de liberté du peuple cubain et elle voit bouillir l’enthousiasme des masses parce que maintenant le pouvoir est entre leurs mains. C’est peut-être à cette époque qu’elle chargea ses batteries pour sa bataille, qu’elle poursuivrait jusqu’au bout. Quoi qu’il en soit, sa lutte s’est intensifiée durant le combat quotidien pour l’Unité populaire, jusqu’à l’arrivée de Salvador Allende à la présidence en 1970, et d’une lueur d’espérance dans le long pays d’O’Higgins.
Après le putsch, il y eut la clandestinité, puis l’exil; mais les assassins de la dictature ne purent briser sa volonté, même en tuant son compagnon. La tragédie la blessait profondément, mais aiguisait sa lutte contre la pire tyrannie de l’histoire du Chili. Le Premier mai 2000, elle était sur la Place de la Révolution de La Havane, exigeant la liberté du petit Elian Gonzalez, qui était la bataille cubaine à ce moment-là, une bataille qu’elle appuya à chaque instant. De Cuba, Gladys Marin reçut d’abord la Médaille de l’Amitié, et l’an dernier Fidel épingla sur sa poitrine l’Ordre de José Marti, la plus haute décoration que décerne le Conseil État aux personnalités mondiales qui se distinguent le plus pour leur travail et leur solidarité. On pourrait écrire sur elle de nombreuses pages; Gladys demeurera dans la longue liste des Chiliens dont nous nous souviendrons à jamais, aux côtés de Luis Emilio Recabarren, Pablo Neruda, Salvador Allende, Miguel Enriquez et d’autres qui sont entrés dans l’histoire pour leur capacité de combattre l’injustice. Et il vaut mieux l’évoquer avec son optimisme, lorsque après avoir reçu l’Ordre de José Marti elle a dit: «Tous les jours il faut lutter avec joie pour la vie». Comme elle l’a fait 5
GLADYS MARIN, UNE FEMME QUI SAVAIT PARLER AU COEUR JOSÉ FORT Elle était, au-delà des clivages politiques et idéologiques, une figure charismatique dans son pays. Le deuil national de deux jours décrété par le président Ricardo Lagos répond au respect et à l’affection que portent de nombreux Chiliens à cette militante restée jusqu’à la fin de sa vie fidèle à ses engagements. Le groupe Quilapayún et son directeur artistique, Rodolfo Parada, ont résumé ce que pensent les Chiliens : «Avec Gladys, toute une génération de jeunes fut éduquée dans les principes de la solidarité humaine et de l’attention pour les problèmes sociaux les plus brûlants. Gladys était ouverte au dialogue, sensible et soucieuse de faire partager ses convictions les plus profondes.» En 1971, Gladys Marin, alors secrétaire générale des Jeunesses communistes du Chili et membre du Bureau politique du PCC, fait la une de l’actualité en organisant une rencontre mondiale de solidarité avec le Vietnam en lutte contre la guerre nord-américaine. Elle n’en était pas à ses débuts, ayant participé activement en 1970 à l’élection de Salvador Allende à la présidence de la République, ce dernier affichant publiquement son amitié pour cette «femme courageuse et déterminée en qui j’ai la plus grande confiance». Gladys, fille d’un paysan et d’une institutrice, a commencé sa carrière professionnelle
comme éducatrice pour enfants handicapés. Son parcours politique démarre aux jeunesses chrétiennes avant de rejoindre les communistes. Dirigeante de la JC, du Parti communiste, députée, elle n’était jamais éloignée de Luis Corvalán et de Salvador Allende. Jusqu’au soir du coup d’État de Pinochet du 11 septembre 1973, où elle est contrainte de trouver refuge dans les locaux de l’ambassade des Pays-Bas à Santiago. C’est dans la cave de cette représentation diplomatique que je l’ai rencontrée pour la première fois. Elle ne savait rien ou presque de ses proches, de son mari Jorge Muñoz arrêté en 1976 et dont on n’a jamais retrouvé le corps, rien ou presque de ses camarades. Une femme au courage à revendre. Plusieurs mois après, j’ai retrouvé Gladys. Cette fois à Paris avec l’équipe du Mouvement de la jeunesse communiste de France dirigée par JeanMichel Catala. Gladys devait récupérer des forces. Nous lui avons trouvé un refuge, des médecins, ses camarades et amis. Exil à Moscou, puis à Berlin. Gladys supportait difficilement l’éloignement de son pays. Dès que l’occasion se présentait, elle quittait l’Europe pour l’Amérique latine. «Je veux respirer à proximité de chez moi», disait-elle. Et alors que 6
certains de ses camarades s’opposaient à son retour au Chili, Gladys décide en 1978 de rentrer clandestinement à Santiago. «Malgré les périls et les doutes, enfin je revivais», soulignait-elle. Elle sera de tous les combats, occupera les plus hautes responsabilités au sein de son parti et au plus fort moment de crise interne, elle demeurera l’élément rassembleur. Nous aimions Gladys, la communiste. Surtout la femme : elle savait parler au coeur.
NEZ À NEZ AVEC MON BOURREAU : TÉMOIGNAGE Felipe Agüero, torturé en 1973, a reconnu son tortionnaire parmi ses collègues d’université. Il s’est tu pendant dix ans. Le procès qui a découlé de son témoignage vient de prendre fin. Lors d’un séminaire universitaire à Santiago du Chili, en 1990, Felipe Agüero, un Chilien de 52 ans qui était alors professeur à l’université de l’Ohio, a soudain reconnu un visage dans l’assemblée. Un visage dont les traits étaient restés gravés de manière indélébile dans sa mémoire : celui d’Emilio Meneses, l’un de ses tortionnaires pendant la dictature [1973-1986]. C’était comme de se repasser le film à l’envers. Cela peut paraître absurde, alors que nous sommes en démocratie, mais je n’ai rien pu faire. J’avais beau être la victime, et lui, le bourreau, c’est moi qui ai eu peur”, raconte-t-il. Felipe a gardé le silence pendant dix ans. Il n’a pas dénoncé le passé de son illustre collègue, diplômé d’Oxford et professeur de sciences politiques à l’Université catholique du Chili. Comme Felipe vit aux EtatsUnis – il est aujourd’hui
professeur à l’université de Miami –, il a pu éviter de croiser Meneses pendant de nombreuses années. Mais, au fil du temps, l’esquive est devenue plus difficile. En effet, ces professeurs sont tous deux des spécialistes en sciences politiques et experts en défense. Presque vingt-huit ans après les faits, Felipe s’est finalement décidé à raconter son histoire. Felipe Agüero a été arrêté en septembre 1973, quelques jours après le putsch du général Augusto Pinochet qui a renversé le président Salvador Allende. Après un passage à tabac, on l’a emmené dans une base de l’aviation où on l’a obligé à courir les yeux bandés dans une pièce où il se cognait contre les murs et les objets. Puis on l’a assommé d’un coup de crosse. Il s’est réveillé dans l’un des autocars du convoi qui transportait les prisonniers vers l’Estadio nacional, un stade utilisé comme camp de concentration. “Dès l’entrée, les détenus étaient frappés de mille manières. On entendait le bruit des crosses qui brisaient les os. Certains ne se sont jamais relevés”, se souvient Agüero. Après l’avoir obligé à se mettre
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nu, on lui a passé une cagoule. Ses bourreaux l’ont alors interrogé à coups de linchaco (deux bâtons entourés de fil de fer et attachés par une corde). Ils l’ont torturé en lui brûlant les doigts avec une cigarette allumée, l’ont électrocuté. Pendant la séance de torture, un bref instant, la cagoule a glissé et Felipe a pu apercevoir le visage de l’un de ses tortionnaires. Il ne l’a jamais oublié. Dix ans après avoir pu mettre un nom sur ce visage, en 2001, Felipe s’est enfin décidé à envoyer une lettre à l’Université catholique. “Je me suis rendu compte que mon silence me rendait en fait complice de la duperie à laquelle cet individu [Meneses] soumet quotidiennement tout son entourage”, a-t-il écrit. Avant l’arrestation de Pinochet à Londres, en 1998, le Chili n’osait pas revenir sur son passé. Ce nouvel événement a contribué à délier les langues. “Après le retour à la démocratie, il était de mauvais goût de dire qu’on vous avait torturé”, note Agüero. Le rectorat de l’université a décidé que l’éventuelle éviction de Meneses était du ressort de la
justice. Meneses a reconnu avoir été un interrogateur lorsqu’il était officier de réserve dans la marine, mais a nié avoir été un tortionnaire. Il a fini par démissionner, mais sous la pression d’une tout autre accusation – pour corruption. Entre-temps, il a intenté un procès à Agüero pour diffamation. D’autres anciens détenus ont témoigné du fait que Meneses les avait torturés et ont corroboré la version de Felipe. En décembre 2004, la justice a rejeté le dernier recours contre Agüero. “Cette bataille éthique et juridique aura été pour moi une manière frontale de défendre ma dignité : elle m’a appris que ce sont les tortionnaires qui doivent se sentir mal à l’aise, et non leurs victimes”, conclut Felipe. Au Chili, aucun tortionnaire n’est actuellement incarcéré pour torture. Le livre De la tortura no se habla, Agüero vs Meneses (On ne parle pas de la torture, Agüero vs Meneses, non traduit en français), écrit par la célèbre journaliste chilienne Patricia Verdugo, retrace cette histoire. Il a été publié au Chili le 14 janvier dernier.
l' embargo international sur les biens d' Augusto Pinochet, décrété lors de sa détention à Londres, en octobre 1998. Les transactions de la banque Riggs ont été révélées en juillet 2004 par le Sénat américain. Au nom de Pinochet ou de ses proches, l' institution a ouvert et géré des comptes, réalisé des transferts entre les Etats-Unis, l' Espagne, le Royaume-Uni et le Chili, aidé à créer deux sociétés écrans aux Bahamas. L' enquête ouverte à Santiago du Chili par le juge Sergio Muñoz a découvert des sommes de plusieurs millions de dollars, incompatibles avec les rémunérations d' un haut officier ou d' un président de la République. Le scandale a provoqué la débandade des partisans de Pinochet, auprès desquels il jouissait d' une réputation de probité.
L'ARGENT DE LA BANQUE AMÉRICAINE DE PINOCHET VA SERVIR À INDEMNISER SES VICTIMES
FRAUDE FISCALE En Espagne, la Fondation président Allende, dirigée par l' avocat Joan Garcés, a déposé plainte contre la Riggs, au nom des 3359 victimes de la dictature chilienne, constituées en partie civile dans la procédure ouverte à Madrid pour "génocide", terrorisme et tortures. Ancien conseiller de Salvador Allende, Me Garcés avait fourni au juge Garzon les pièces du dossier qui ont mené à sa demande d' extradition et à l' arrestation de Pinochet par la police britannique. Londres avait fini
Pour éviter un procès sur les comptes secrets du général Pinochet, la banque américaine Riggs a accepté de verser 9 millions de dollars (près de 6,9 millions d' euros) aux victimes du dictateur chilien. Le juge espagnol Baltasar Garzon a avalisé, vendredi 25 février, l' accord entre les plaignants et l' institution, qui avait enfreint
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par renvoyer le général au Chili pour raisons de santé, mais le tabou était brisé. La justice chilienne a pris le relais, a été dessaisie, puis a rattrapé le dictateur, inculpé en décembre 2004, pour violation des droits de l' homme. La plainte de Joan Garcés visait les propriétaires de la Riggs, Joseph et Robert Allbritton, ainsi que cinq cadres mêlés aux transactions. Décidés à vendre leur banque, qui a dû payer 16 millions de dollars pour infraction à la loi sur le blanchiment d' argent, Joseph et Robert Allbritton ont préféré lever l' hypothèque judiciaire et signer un accord. Les 9 millions obtenus par la Fondation président Allende vont lui permettre de créer un fonds de pension doté de 8 millions de dollars - 1 million étant réservé aux dépenses légales. Les bénéfices seront destinés aux victimes qui touchent une indemnité de l' Etat chilien et à celles qui ne sont pas parvenues à obtenir réparation. L' accord intervenu n' interrompt pas la procédure contre la famille Pinochet et leur gérant Oscar Aitken. La banque Riggs s' est engagée à mettre à disposition de la justice les documents comptables les concernant. L' exdictateur, également soupçonné de fraude fiscale, n' en a donc pas fini avec la justice.
SLAVOJ ZIZEK, LA STAR SLOVENE DU MARXISME
Né en 1949, Slavoj Zizek, philosophe et psychanalyste, se partage entre les EtatsUnis, l’Argentine et Ljubljana (Slovénie). Il a déjà publié en français: «Le spectre rôde toujours» (Nautilus) et «Vous avez dit totalitarisme?» (Amsterdam). «MATRIX» SUR LE DIVAN Déconstruire l’idéologie multiculturaliste à partir du «Petit Dinosaure», célèbre film d’animation produit par Spielberg? Zizek l’a fait. L’analyse de tout l’imaginaire capitaliste à travers les grosses productions hollywoodiennes, de «Fight Club» à la récente «Passion» de Mel Gibson, est l’un des aspects les plus originaux de son œuvre. Enfin traduit en français dans le recueil intitulé «la Subjectivité à venir» (Climats), son texte culte sur la série «Matrix» des frères Wachowski est un moment magique d’analyse lacanienne… et de réflexion sur l’avenir des gauches contemporaines. Plaidoyer en faveur de l’intolérance, par Slavoj Zizek, Climats, trad. de l’anglais par Frédéric Joly, 164 p., 13 ; La Subjectivité à venir. Essais critiques sur la voix obscène, 214 p., 15
Surnommé le «Marx Brother» par le New York Times, anticapitaliste virulent et lacanien subtil, le philosophe slovène Slavoj Zizek était encore inconnu en France. De lui, on publie aujourd’hui «Plaidoyer en faveur de l’intolérance» et «la Subjectivité à venir». On le découvre à peine en France, mais Slavoj Zizek est déjà un poids lourd de la pensée mondiale. Surnommé le «Marx Brother» par le «New York Times», ce philosophe slovène, traduit dans vingt langues, combine une critique radicale du capitalisme globalisé, issue du marxisme, à une réflexion sur l’idéologie des démocraties de masse, inspirée par Lacan. L’opéra, Lénine, «Matrix», le 11 septembre, autant de sujets sur lesquels il a déjà exercé son sens du paradoxe subtil. Mêlant l’analyse des blockbusters hollywoodiens aux références à la philosophie politique contemporaine la plus pointue, de Giorgio Agamben à Toni Negri, le très original Zizek ne tardera pas à devenir ici aussi une voix écoutée. Les Editions Climats publient deux recueils de ses textes. Le Nouvel Observateur. Marx et Lacan sont les deux grandes sources de votre pensée… Quelle a été votre formation intellectuelle? Slavoj Zizek. – A la fin des années 1960, la Slovénie était un pays socialiste certes, mais quand même ouvert, avec un accès possible à l’Ouest. Quand j’étais jeune, la philosophie officielle du Parti était un 9
marxisme occidentalisé dans le genre école de Francfort. Les dissidents, eux, campaient sur une sorte de nationalisme heideggérien. Nous, la jeune génération, nous n’étions pas satisfaits par ces deux options, aussi nous suivions avec passion l’explosion des Foucault, LéviStrauss, Althusser, Lacan. C’est pourquoi, pour nous, le choix n’a jamais été entre le libéralisme vulgaire occidental et un nationalisme imbécile. Pourquoi est-ce Lacan qui a pris une telle importance dans ce petit pays bête de 2 millions d’habitants? C’est assez mystérieux, et même comique. Il y a là-bas six ou sept séminaires de Lacan par an et des dizaines de livres publiés. Je me souviens lors d’une émission sur la plus grande chaîne de télé du pays, juste avant les élections libres, d’un candidat communiste disant à un autre: «Non, ce que tu dis est erroné parce que tu ne comprends pas que le phallus est le signifiant de la castration!» Il s’agissait d’un débat entre hommes politiques nationaux, un peu comme si Bush avait dit ça à Kerry pendant la campagne! Oui, les toutes dernières années du communisme, entre 1985 et 1989, ont vraiment été un moment magique pour les intellectuels. Tout en voyant la fausseté radicale du régime communiste, nous n’avons développé aucune idée naïve sur l’Ouest, et avons cultivé une vision critique de la démocratie. N. O. – Vous défendez l’idée d’un dépassement possible du capitalisme et militez pour une urgente repolitisation de l’économie. Que conservez-vous
de la pensée marxiste? S. Zizek. – Si j’étais dictateur, je vous donnerais cinq ans de goulag pour une question comme ça! [Rires] Il ne s’agit pas de savoir ce qui est encore vivant et ce qui est mort dans le marxisme. Cette démarche, je la trouve dangereuse, c’est du reste une démarche typique aussi aux Etats-Unis dans les cercles culturels. On transforme le marxisme en analyse culturelle, on apprécie la théorie de l’aliénation, du fétichisme de la marchandise, mais l’idéologie spontanée de tout le monde n’en reste pas moins le capitalisme à visage humain. On semble avoir moins de mal à imaginer la fin du monde qu’un changement, même mineur, de notre système économique. On ne laisse aucun espace ouvert pour penser le dehors radical du capitalisme, la sortie. En France, ce qui semble très à la mode aujourd’hui, c’est l’idée d’un capitalisme contrôlé par un fort esprit républicain. On se demande comment humaniser le capitalisme avec un peu plus de solidarité ou de droits des minorités. Ou pis encore, on se demande comment garder son identité nationale dans un monde global! C’est absolument ridicule, ça ne peut pas marcher. Non, la seule question c’est: le capitalisme est-il oui ou non l’horizon ultime?
maintenant on entrait dans le monde du réel et de l’économie. Je pense exactement l’inverse. Ce sont les années 1990 qui ont été la véritable explosion de l’utopie. Cette utopie capitaliste libérale qui était censée absurdement résoudre tous les problèmes. Depuis le 11 septembre, au moins on sait que les divisions sont toujours là, et bien là. On commence à se rendre compte que «globalisation», ça veut dire en fait une scission plus forte que jamais, à l’intérieur de chaque pays, entre ceux qui sont globalisés et ceux qui sont exclus. Déjà plus d’un milliard de gens dans le monde, de l’Amérique latine à la Chine en passant par l’Afrique des Grands Lacs, vivent jetés ensemble dans des collectifs sauvages de bidonvilles sans pouvoir trouver une stabilité minimale dans une organisation ethnique traditionnelle. Il ne leur reste rien, sinon les religions fondamentalistes ou le gangstérisme direct. La réalité du capitalisme global, c’est quoi?
N. O. – Vous avez écrit un livre sur le 11 septembre [un bestseller outre-Atlantique encore non traduit, NDLR]. Vous y présentez justement l’attentat contre les Twin Towers comme la fin de l’utopie capitaliste… S. Zizek. – A la fin des années 1990, tout le monde a dit que la fin du communisme signifiait la mort de l’utopie et que
JACQUES LACAN EN 1931 10
C’est par exemple qu’au CongoBrazzaville, véritable colonie non pas même de France mais d’Elf Aquitaine, l’électricité ne marche plus dans la deuxième ville du pays. C’est aussi le fait que mes amis gauchistes aux Etats-Unis n’ont aucun contact avec les mouvements syndicaux de leur pays – sans même parler des ouvriers! La vérité de la globalisation, c’est un cloisonnement encore plus féroce que la division des classes traditionnelles du XIXe siècle. Dans un livre sur Lénine, j’ai parlé de ça, de cette crise globale que je vois arriver si nous n’imaginons rien. Un apartheid d’un nouveau type. Ou bien une recomposition féodale du capitalisme, à la chinoise. La situation est explosive, et en disant cela je ne fais pas de catastrophisme à la manière du vieil Adorno. Je ne fais qu’un constat. N. O. – Quel regard portez-vous sur les mouvements alter mondialistes actuels? S. Zizek. – C’est un vrai mouvement de masse, et au moins ils ont identifié la bonne cible, le capitalisme global, contrairement à cette gauche des années 1970 qui ne s’occupait que de batailles culturelles contre le sexisme ou le racisme et croyait que le summum de la radicalité consistait à lire un roman de Jane Austen en détectant de l’homo phobie à la page 32! Ce qui me gêne en revanche chez les antiglobalistes actuels, ce sont leurs revendications. Prenez des gens comme Negri et Hardt, les auteurs d’«Empire». Leur livre se présente comme antiétatique, mais il s’achève sur quoi? Sur la demande d’un salaire minimum universel et d’une citoyenneté
universelle. C’est typiquement la position lacanienne de l’hystérique qui provoque le maître en le bombardant de demandes impossibles! [Rires] On ne veut pas détruire l’ennemi: on s’adresse à l’ennemi. On accepte le pouvoir en place. Eh bien, moi, je ne crois pas qu’on puisse sortir du cercle vicieux du capitalisme en s’appuyant sur les forces démocratiques telles qu’elles s’incarnent aujourd’hui. Dans nos démocraties, on ne vote plus jamais sur les choix économiques cruciaux. Plus personne ne croit vraiment qu’un agent collectif puisse influencer le cours des sociétés. «Même les sociaux-démocrates aujourd’hui sont thatchéristes», a dit un jour Peter Mandelson, un ami de Blair. Hélas, je crois qu’il a raison. Regardez en Espagne aussi. Zapatero ne touche pas à l’économie, préférant s’occuper de légaliser le mariage homosexuel et l’homoparentalité. La politique, ce n’est pas ça pour moi. Attention, ce que je dis là n’a rien à voir avec une sorte d’antidémocratisme ou de fascisme de gauche! Je dis simplement que je ne trouve pas dans l’antiglobalisme actuel une radicalité politique suffisante. C’est pourquoi il se condamne selon moi à rester un mouvement de résistance parasitaire et n’est pas en mesure de changer les choses de façon décisive. N. O. – Venons-en à l’extension actuelle du fondamentalisme religieux et à la «complicité profonde» qui l’unit, selon vous, à l’idéologie capitaliste globale… S. Zizek. – Pas besoin de se tourner vers l’islam, prenons l’exemple du fondamentalisme
occidental. Après tout, chez nous aussi c’est devenu un phénomène de masse. Le FBI évalue à 2 millions de personnes la droite néochrétienne activiste. Qui vote néoconservateur aux Etats-Unis désormais? La classe ouvrière. Prenons l’exemple du Kansas. Il y a trente ans encore, c’était l’Etat de gauche le plus radical aux Etats-Unis. Aujourd’hui, c’est le plus à droite. La tragédie, c’est que l’énergie de gauche a été réappropriée par le populisme et que c’est la gauche multiculturaliste qui a rendu ça possible aux Etats-Unis en désinvestissant tout le discours sur l’exploitation et la pauvreté. Un jour, on demandait à Staline quelle était la déviation la pire: la déviation de gauche ou la réaction droitière? Il a répondu: les deux sont pires. Une grande phrase! [Rires] Eh bien moi, de la même façon, je refuse de choisir entre le capitalisme démocratique prétendument tolérant et le fondamentalisme: parce que ce dernier est le produit de l’autre. N. O. – Oui, mais on ne peut pas faire l’impasse sur la spécificité du fondamentalisme musulman… L’islamisme aussi, vous le voyez comme un pur produit des contradictions de la globalisation? S. Zizek. – Oui, et je récuse aussi le terme de terrorisme. Il sert à disqualifier en vrac mouvements religieux et luttes populaires, à exclure toute brèche révolutionnaire dans le monde tel qu’il va. Le problème de l’humanitarisme abstrait, c’est qu’on est bon pour les victimes tant qu’elles acceptent de se comporter en victimes, mais dès qu’elles s’organisent elles11
mêmes, on croit voir émerger un nouveau totalitarisme. On aimait beaucoup les Albanais du Kosovo lorsqu’ils fuyaient les «barbares serbes» à dos d’âne dans les montagnes. Maintenant, on les voit comme de dangereux islamistes. L’attentat contre les Twin Towers, c’est de la terreur, nous sommes d’accord. Et quand Israël bombarde un camp palestinien, c’est de la terreur ou non? Là, on détourne le regard. Or pour moi, lacanien, c’est toujours à partir des exceptions que s’articule la vérité. Je ne suis donc pas prêt à disqualifier le terrorisme en toute circonstance. Concernant le fondamentalisme islamiste, qui obsède tout le monde, on ne doit jamais oublier que c’est un phénomène entièrement conditionné par la politique occidentale. Les talibans sont un phénomène purement postmoderne. Même chose pour le foulard islamique uniformisé. Tout ça n’a rien à voir avec une tradition prétendument restaurée. Donc, plutôt que de fantasmer sur l’islam, on ferait mieux de s’interroger sur les impasses dramatiques de la modernité capitaliste. Propos recueillis par AUDE LANCELIN
COMMUNIQUÉ D’AMNESTY INTERNATIONAL
DANGEREUSE DÉCISION DE LA COUR SUPRÊME CHILIENNE La Cour suprême rend une décision dangereuse et illégale en ce qui concerne des affaires de violation des droits humains. La décision de la Cour suprême chilienne peut favoriser l’impunité pour les responsables de violations des droits humains du fait qu’elle impose un court délai pour les enquêtes judiciaires sur les disparitions forcées et d’autres crimes graves contre l’humanité. Tels ont été les propos de Virginia Shoppee, chercheuse sur le Chili à Amnesty International. Cette décision est manifestement contraire aux normes nationales et internationales et elle entrave la quête de justice au Chili, ce qui contraint les victimes à recourir au système interaméricain de protection des droits humains. En fixant une durée limite pour les enquêtes, la Cour suprême intervient dans le traitement d’affaires relevant de la compétence directe d’autres juridictions, ce qui est strictement contraire aux dispositions de la Constitution chilienne. Par ailleurs, la décision porte atteinte au principe de base qu’est l’indépendance des juges ; elle bafoue en effet, entre autres normes internationales relatives aux droits humains, celle qui établit le principe de l’indépendance de la magistrature, et qui prévoit notamment que «les magistrats règlent les affaires dont ils sont
saisis […] sans être l'objet d'influences […], pressions, menaces ou interventions indues […] de la part de qui que ce soit ou pour quelque raison que ce soit.»
La décision nuit aux procédures judiciaires applicables à de nombreux crimes contre l’humanité, dans les cas de disparitions forcées par exemple. L’article 17-1 de la Déclaration sur la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 18 décembre 1992, dispose : «Tout acte conduisant à une disparition forcée continue d' être considéré comme un crime aussi longtemps que ses auteurs dissimulent le sort réservé à la personne disparue et le lieu où elle se trouve et que les faits n' ont pas été élucidés.» Virginia Shoppee a expliqué : «La disparition forcée est un 12
délit qui s’inscrit dans la durée, et les retards enregistrés dans le cadre des procédures judiciaires s’expliquent en très grande partie par le fait que les responsables présumés refusent de coopérer. La décision de la Cour suprême ne fait que transformer la disparition forcée en un crime qui pourra rester impuni.» «Le maintien de cette décision constituerait un revers important pour les artisans des avancées réalisées au Chili ces dernières années en matière de lutte contre l’impunité, tels que la levée de l’immunité du général Pinochet et les progrès effectués dans l’enquête portant sur l’opération Condor», a conclu Virginia Shoppee. La Cour suprême chilienne a prononcé cette décision le 25 janvier 2005. Aux termes de cette décision, les juges disposeront de six mois maximum pour mettre un point final aux enquêtes portant sur les violations des droits humains commises sous le régime militaire d’Augusto Pinochet. Ces atteintes comprennent, entre autres, la disparition forcée de plus de 1000 personnes et la torture systématique de plus de 25000 personnes.
LES FAMILLES DES VICTIMES DE LA DICTATURE,
30 ANS DE DOULOUREUSE ATTENTE POUR UNE VÉRITÉ ET UNE JUSTICE QUI COMMENCENT DEPUIS PEU À SE MANIFESTER.
TABARÉ VÁZQUEZ , LA GAUCHE ENFIN AU POUVOIR EN URUGUAY En investissant le socialiste Tabaré Vázquez à la présidence du pays, l' assemblée nationale uruguayenne a mis fin au règne sans partage des deux partis traditionnels, Los Colorados (les rouges-libéraux) et Los Blancos (les blancs-conservateurs) qui se repassent le pouvoir depuis 1825, depuis l' indépendance de l' Uruguay. Le Frente Amplio, la coalition qui a porté le jeune cancérologue à la présidence, est essentiellement composée d' anciens Tupamaros, des membres de la guérilla qui défiaient la dictature dans les années soixante-dix, et de syndicalistes, chef de file du mouvement social uruguayen. Une des première décision a, du reste, été le rétablissement des
le puissant voisin du Nord ; une désaffection qui s' est accrue avec la guerre en Irak, perçue comme une résurgence de l' impérialisme américain qui se manifeste
« les yeux dans l’utopie et les pieds sur terre » relations diplomatiques avec Cuba. Symbolique à plus d' un titre, ce changement politique consolide la vague de gauche qui submerge l' Amérique latine. Hormis en Colombie, toutes les élections ont, depuis le début de la décennie, consacré la montée en puissance de ce phénomène. Cette vague bolivarienne mélange de fierté nationale et d' aspirations sociales- s' explique doublement par la défiance envers les recettes de choc d' ajustement structurel du Fond monétaire international et de la Banque mondiale, ainsi que par une désaffection de la relation, toujours très déséquilibrée avec
traditionnellement en direction des pays du sud. Aussi, la cérémonie d' investiture de Tabaré Vázquez qui a réuni les représentants de quelque 130 pays s' est logiquement transformée en sommet latino. Les présidents argentin (Néstor Kirchner); brésilien (Lula da Silva) et vénézuélien (Hugo Chávez) ont décidé -hier à Montevideode renforcer l' intégration régionale et leurs coopérations multilatérales. Le président vénézuélien en a profité pour proclamer la mort définitive de la grande zone de libre échange que George Bush voulait instaurer de l' Alaska à la 13
Terre de Feu. Par ailleurs, en mai prochain, le Brésil organise le premier sommet entre l' Amérique latine et les pays arabes afin de densifier la coopération sud-sud. Ces initiatives font plus qu' indisposer la Maison-Blanche qui a tout essayé pour déstabiliser le Venezuela. A la tête du cinquième exportateur mondial de pétrole, Hugo Chávez qui veut incarner «les alternatives au néolibéralisme», a fait l' objet de plusieurs tentatives d' assassinat commanditées par les services secrets américains qui ont aussi essayé, à plusieurs reprises, d' encadrer des commencements de coup d' État. Et Washington ne désespère pas d' arriver, un jour, à ses fins par le biais du Plan Colombien, le programme de coopération militaire mis sur pied, conjointement, par Washington et Bogotá pour officiellement lutter contre les guérillas et les cartels colombiens. Sous couvert de sécurisation de zones pétrolières à la frontière entre la Colombie et le Venezuela, quelque quatre cents soldats des forces spéciales américaines, appuyés de plusieurs centaines de mercenaires d' agences spécialisées multiplient -depuis plusieurs mois- incursions et opérations clandestines en territoire vénézuélien. Élu en octobre, Tabaré Vázquez, 65 ans, est devenu officiellement le premier président de gauche dans l' histoire bicentenaire de l' Uruguay. Il y a 16 ans, il fut le premier maire de gauche du pays, à la tête de la capitale, Montevideo. Il rejoint un groupe de plus en plus fourni de dirigeants latino-américains de
gauche comprenant ceux du Chili, d' Équateur, d' Argentine, du Brésil, du Paraguay, de Bolivie ou du Venezuela.
LE PREMIER PRÉSIDENT DE GAUCHE EN 200 ANS D'HISTOIRE Dans son discours d' investiture auquel ont assisté ses homologues brésilien Lula et argentin Néstor Kirchner, a promis «de travailler inlassablement pour le bonheur du peuple uruguayen» au cours de son mandat de cinq ans. Issu d' une famille modeste d' un quartier populaire de Montevideo, Tabaré Vázquez est avant tout un cancérologue respecté, auteur de nombreux travaux sur une maladie cancer qui a décimé les siens. Aujourd' hui à la tête du pays, il avait pendant la campagne que, même élu, il continuerait à «exercer la médecine qui est ma vocation», en traitant des patients «trois ou quatre heures par semaine (...) pour ne pas perdre le contact direct avec les gens». C' est d' ailleurs par le biais de la médecine qu' il est entré en politique. Pendant la dictature (1973-1985), il est membre d' un groupe de médecins du parti socialiste (PS). Au retour de la démocratie, il mène son premier combat : la lutte contre le projet de loi d' amnistie des militaires et policiers. Dès lors son ascension est rapide. En 1989, il devient maire de Montevideo, la capitale, où vivent 40% des Uruguayens. En 1994, à la tête de la coalition Encuentro Progresista-Frente Amplio (Rencontre ProgressisteFront élargi), il se présente pour la première fois à l' élection présidentielle. Premier échec. En
1999 la coalition devient la première force politique du pays. Arrivé en tête au premier tour de la présidentielle, il est battu au second par Jorge Battle, le candidat de centre-droit. Enfin, en octobre, il remporte l' élection avec 50,45% des voix et dispose aujourd' hui pour gouverner de la majorité à la Chambre des députés et au Sénat. Considéré comme pragmatique, Tabaré Vázquez est partisan d' une «utopie réalisable». «Si certains pensent qu' en arrivant au pouvoir nous allons tout changer du jour au lendemain, il vaut mieux qu' ils ne votent pas pour nous», avait-il répété à l' envi lors de la campagne. Cet homme au charisme certain se distingue de son parti sur la question de l' avortement. Il s' est plusieurs fois déclaré opposé à sa légalisation pour des «raisons philosophiques, biologiques et humaines».
aux conditions d’indigence dans lesquelles vit un tiers de la population. Depuis la crise économique de 2002, la pire de l’histoire du pays, les conditions de vie se sont dramatiquement dégradées : 60 % des enfants vivent sous le seuil de la pauvreté, le taux de chômage officiel oscille entre 16 et 18%, des enfants sont morts de faim dans le Nord du pays et les bidonvilles se sont multipliés.
RÉPONDRE À L’URGENCE SOCIALE
Tabaré Vázquez a également l’intention de faire de la relance du Marché Commun du Cône sud (MERCOSUR) une priorité stratégique. Ce changement de ton dans les relations régionales annonce un rapprochement avec les gouvernements argentin, chilien et brésilien et change la donne dans le contexte des négociations sur une éventuelle zone de libre-échange des Amériques (ZLÉA).
Une des premières décisions de Tabaré Vázquez sera de renouer les relations diplomatiques avec Cuba, rompues en avril 2002 par son prédécesseur Jorge Battle, proche des États-unis, après une violente polémique sur les droits de l' Homme. Le nouveau président de l’Uruguay, qui entrera en fonction le 1er mars 2005, a annoncé que sa première priorité sera de répondre à l’urgence sociale et de voir très rapidement
Tout comme Lula au Brésil et Néstor Kirchner en Argentine, Vázquez souhaite consolider les marchés régionaux afin de renforcer le continent sudaméricain face aux États-Unis. Quoi qu’il en soit, les rapports avec le gouvernement américain seront très certainement plus distants que ceux qu’entretenaient le président sortant, fervent partisan d’accords bilatéraux avec le pays de l’Oncle Sam.
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