Édition spéciale – Revue de Presse – Janvier 2005 – PAF 3
LA DERNIÈRE BATAILLE DE GLADYS MARÍN
CONTRERAS SEPÚLVEDA
KRASSNOFF MARTCHENKO
APRÈS 32 ANS, JUSTICE POUR L’ASSASSINAT DE VICTOR JARA LE PARRAINAGE DES USA AUX DICTATURES DU CÔNE SUD DES DOCUMENTS DECLASSIFIÉS CONFIRMENT LE RÔLE DE LA CIA
SALAS WENTZEL
CORBALÁN CASTILLA MORÉN BRITO
LES VICTIMES DE LA DINA : DEPUIS LE FOND DE L’OCÉAN LES MORTS PARLENT
L’ESMERALDA, UN SITE OUBLIÉ DE CRIMES ET DE TORTURES À 15 ANS DU RETOUR DE LA DÉMOCRATIE AU CHILI
EX PRISONNIERS POLITIQUES TOUJOURS
EN EXIL ET EXCLUS DE LA JUSTICE
LE DERNIER COMBAT DE GLADYS MARÍN, ICÔNE DES COMMUNISTES CHILIENS JAVIERA OLIVARES
Combative et charismatique, défendant les droits de l’homme et avalisant la lutte armée contre la dictature, la dirigeante la plus connue du PC a été liée au parti depuis 47 ans. Aujourd’hui, sa maladie avance la fin d’une époque. « Un des rêves les plus chers pour l’homme c’est d’atteindre l’égalité, et la plus grande utopie c’est d’arriver à un monde sans différences sociales, de liberté pleine, de connaissances et de culture pour tous » Cette tirade de la biographie de Gladys Marín c’est peut être celle qui reflète le mieux la lutte livrée par cette leader du PC au cours de sa vie politique bien remplie. Dirigeante multiple et hors normes, Gladys a été un des
icônes de la lutte contre la dictature, la plus sévère critique de la démocratie négociée et perpétuelle défenseur des droits de l’homme. A un tel point qu’après quatre décennies et demie de militance communiste, penser au PC est penser à elle, déclare Tomás Moulián, pré candidat présidentiel du parti. C’est pourquoi au PC il y a de la tristesse et de l’incertitude. La nouvelle de sa maladie aura été
Accusée par la dissidence du parti d’y imposer une ligne très dure et de se perpétuer aux commandes, pour les observateurs la distance de Gladys marque un tournant pour le PC chilien, qui l’éloigne des options armées comme voie politique et sonne la fin de l’isolement qui a frappé le parti depuis les années quatre-vingts. Elle a représenté un secteur très dur qui a embrassé avec enthousiasme la voie des armes à la fin de la dictature, ce qu’aura longtemps privé le PC de tout allié. Une gauche rénovée qui prenne distance de son présent extraparlementaire et qu’apporte une nouvelle proposition serait le prochain grand pas à faire. Le départ de Gladys Marín ouvrirait des possibilités d’une reformulation intégrale pour le parti, y compris d’un éventuel changement de nom. Une porte se ferme sur le passé, mais une fenêtre s’ouvre sur l’avenir. Sous la dictature du général Pinochet le PC a prôné le combat par tous les moyens, en ayant recours même à la lutte armée, à l’époque largement légitimée en raison surtout des atroces exactions des sicaires de Pinochet. Une structure politique et militaire, le FRONT PATRIOTIQUE MANUEL RODRÍGUEZ, a vu le jour en 1983, après une silencieuse
« elle est tout un symbole qui exprime la force, la conviction et la conséquence » un des coups les plus rudes encaissé par les communistes. Et même si le parti l’a conservée à sa tête, son éloignement de la politique est une réalité qui marque la fin d’une époque. 2
préparation depuis la fin des années 70. Le rôle joué par Gladys Marín était alors extrêmement délicat et risqué. Elle représentait à la fois le parti communiste en lutte pour
parlementaire obtient un score de portée nationale depuis le retour de la démocratie, en 1990. En effet, marginé du processus démocratique par un cadrage légal hérité de la dictature et pourtant fidèles à un modèle de construction socialiste, le PC chilien a connu d’importantes vagues de désertion de ses militants. TOMÁS MOULIÁN ET GLADYS MARÍN SOUS LES JETS D’EAU DE LA POLICE, LORS D ’UNE MANIFESTATION À SANTIAGO
le respect des droits de l’homme, frappé par les appareils répressifs de la dictature, et d’autre part elle légitimait tous les moyens de lutte pour renverser le tyran. Malgré l’issue controversée d’une période agitée, et sous la tension et les critiques que cette option a générées dans l’espace politique national, Gladys Marín a acquis à cette époque une stature de leader indiscutée du parti, et la première femme à assumer pour trois périodes les plus hautes responsabilités chez les communistes chiliens. Elle n’a pas été exemptée des critiques, la principal étant qu’elle a conduit le parti sur une ligne hermétique qui a empêché toute coalition au sein de la gauche chilienne. Ce n’est pas l’avis des actuels responsables, pour qui Marín a mené des transformations décisives qui ont débouché sur les alliances actuelles du PC avec le Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR), le Parti Humaniste et des secteurs de la Gauche Chrétienne dans le pacte PODEMOS. Cette alliance a obtenu récemment 5,9% lors des élections municipales. C’est la première fois que la gauche non
L’éloignement de l’ancienne leader charismatique met en évidence quelques certitudes simples, comme le vide béant qui laisse le départ d’une figure inusuelle. D’autre part la nécessité de générer à très court terme des nouveaux dirigeants pour un temps nouveau et
difficile, face au défi de concevoir le communisme comme une alternative politique différente pour le XXIe siècle.
L’IMAGE DE GLADYS MARÍN DANS UN GRAFFITI SUR LES MURS DE SANTIAGO
Clouée au lit, sans pouvoir lire et presque sans pouvoir parler se trouvait chez elle la dirigeante du PC chilien Gladys Marín, de retour à Santiago depuis décembre dernier, après un récent traitement à Cuba. Agée de 63 ans, elle est atteinte depuis 2003 d’un glioblastome multiforme, une des tumeurs les plus malignes et envahissants. « Ma mère ne pourra plus remarcher, elle se trouve malheureusement dans une phase terminale » avait déclaré son fils Alvaro Muñoz. Suite au diagnostic de sa maladie en septembre 2003, la dirigeante communiste fut admise à l’hôpital Karolinska de Stockholm, où elle a subi une intervention chirurgicale. Après une deuxième opération réalisée à La Havane en septembre 2004, il a été décidé qu’il n’y aurait pas une troisième. Elle est restée donc au Chili entourée de ses proches et de l’équipe médical qui la suit. « L’état de ma mère est irréversible, déclarait Alvaro Muñoz. Elle est maintenant alitée, avec des graves troubles moteurs qui l’empêchent de marcher. Elle présente aussi des troubles du langage dus aux lésions cérébrales. Comme l’a exprimé Lautaro Carmona, membre du comité central du PC chilien, «il ne faut surtout pas nourrir des faux espoirs, la maladie de Gladys est irréversible. Même si elle reste pour l’instant lucide et éveillée malgré sa gravité, on s’attendait à Santiago à une sensible détérioration de son état, et au décès imminent de la dirigeante. 3
PEINES DE PRISON FERME POUR LES ASSASSINS DE LA DINA Pour la première fois dans l’histoire judiciaire chilienne, les juges de la Cour suprême ont rejeté, à l’unanimité, l’application de la loi d’amnistie pour certains crimes commis entre 1973 et 1978, sous la dictature militaire. Cette décision, applaudie par les familles des victimes, devrait faire jurisprudence dans le millier de procès en cours. La chambre pénale de la Cour suprême du Chili a décrété inapplicable la loi d’amnistie pour certains crimes commis sous la dictature militaire entre 1973 et 1978. Il s' agit notamment des cas de détenus disparus et dont le corps reste introuvable. Le jugement a établi que la législation pénale internationale protégeant les droits de l’homme prime sur toute norme locale, y compris la Constitution nationale.
personne de Miguel Angel Sandoval, un militant du Mouvement de la gauche révolutionnaire (MIR). Sandoval avait été enlevé en janvier 1975 et détenu par la DINA dans le centre de détention de la villa Grimaldi. Son corps n' a jamais été retrouvé. L’ex-directeur de la DINA, Manuel Contreras, écope de douze ans de prison, le colonel Marcelo Moren Brito de onze ans, le brigadier Miguel Krasnoff Marchenko de dix ans, et deux sous-officiers de cinq ans de prison.
Le jugement a ordonné l’emprisonnement de cinq anciens membres de la DINA, la police politique de Pinochet, accusés de séquestration sur la
Une condamnation dans ce même sens avait déjà été prononcée en 2003 en première instance par le juge Alejandro Solís, qui faisait ainsi le premier pas vers la substitution des conventions internationales à la loi d’amnistie dans les cas de disparitions. La Cour d’appel chilienne avait ensuite confirmé cette thèse. Mais il manquait le décret de la Cour suprême pour pouvoir constituer une jurisprudence applicable à toutes les autres affaires de disparition similaires à celle de Sandoval.
Manuel Contreras
Marcelo Morén Brito
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C’est désormais chose faite. Selon la Cour suprême, la loi d’amnistie qui s’applique aux délits commis entre 1973 et 1978 ne s’applique pas au cas de Sandoval car, son corps n’ayant pas été retrouvé ni localisé en 1978, on considère que la séquestration s’est poursuivie audelà de la date d’expiration de la période d’impunité. Juridiquement parlant, la séquestration est considérée comme « permanente ». En clair, rien ne prouve que Sandoval –ni les autres nombreuses victimes de disparition forcée- aient été tués immédiatement après sa détention ; rien ne prouve qu’ils aient été tués pendant la période couverte par l’amnistie et que les séquestrations ne se soient pas poursuivies après 1978. Ironie du sort, l’ordre de Pinochet de faire disparaître les corps des prisonniers dans l’océan Pacifique pour gommer toute trace des crimes perpétrés s’est précisément retourné contre les responsables du régime, et en voulant protéger les tortionnaires il les mène tout droit à la prison. Comme l’ont dit les familles des victimes, « les morts ont parlé depuis le fond de l'océan »
Miguel Krassnoff Marchenko
COMMENT LA DINA A LANCÉ SES VICTIMES A LA MER En septembre 1976, pas très loin d’une crique de pêcheurs sur la côte chilienne, la mer déposa le cadavre d’une femme à moitié nue, enveloppé d’un sac fixé à son cou par un fil de fer. L’autopsie allait révéler qu’elle avait été assassinée, morte des suites des atroces tortures dont le corps portait les traces. Divers examens postérieurs ont permis de déterminer qu’il s’agissait de Marta Ugarte, dirigeante du parti communiste chilien alors clandestin, arrêtée par la DINA un mois auparavant et disparue depuis. C’était la première faille d’un vaste plan d’extermination systématique, bien rôdé et mis en pratique entre 1973 et 1978. Décidé en haut lieu et mis au point par des généraux et des officiers supérieurs agissant aux ordres directes de Pinochet, ce plan visait d’une part à terroriser les opposants et à paralyser complètement toute éventuelle résistance. D’autre part, le volet disparition en mer des victimes visait à assurer l’impunité la plus absolue aux militaires ayant participé aux actions de répression. La réapparition non programmée du corps de Marta Ugarte sur la côte pacifique a été aussi le début d’une longue et pénible enquête, pour les familles et proches des disparus de la région métropolitaine, qui se sont heurtés pendant des décennies aux mensonges et moqueries des autorités militaires, qui ont toujours nié leur responsabilité dans les arrestations, tortures, exécutions et disparitions
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d’opposants. Les détails de cette histoire d’horreur ont été livrés par les protagonistes eux mêmes, les mécaniciens des hélicoptères chargés du transport des cadavres jusqu’à la haute mer.
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LA MACABRE OPÉRATION « PUERTO MONTT » Les corps des victimes étaient lestés d’un morceau de rail scié (1), solidement attaché au dos par un fil de fer (2). Ensuite ils étaient mis dans des sacs de toile (3) et transportés dans des camionnettes blanches Chevrolet C-10, banalisées et couvertes de bâches, jusqu’aux terrains militaires de Peldehue, au nord de Santiago.
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en haute mer, lançaient les corps par l’écoutille centrale ou encore par l’écoutille de poupe (4). Une fois leur tâche exécutée, les Puma revenaient à Peldehue, déposaient les agents en civil et de retour à leur base de Tobalaba, étaient nettoyés et aérés soigneusement, avant de repartir dans une nouvelle mission vers l’océan.
Des hélicoptères Puma du commandement aérien de l’armée, auxquels les mécaniciens enlevaient avant les sièges et le réservoir supplémentaire de carburant, décollaient de l’aérodrome militaire de Tobalaba, dans la zone haute de Santiago. Ils étaient attendus à Peldehue par les camionnettes chargées de corps entassés, entre 8 et 15 par voyage, et des agents en civil, qui retiraient alors les bâches et transféraient les corps dans les hélicoptères. Les appareils s’envolaient alors vers la côte et arrivés INFOGRAPHIE CHRISTIAN MORALES 5
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L’ESMERALDA, VAISSEAU-ÉCOLE DE LA MARINE CHILIENNE, NAVIGANT SUR L’IMPUNITÉ
Le 11 septembre de 1973, le
général Augusto Pinochet renverse, par un sanglant coup d' Etat, le gouvernement constitutionnel Chilien du Dr Salvador Allende. Au cours des 17 années de sa dictature, il soumet le Chili au terrorisme d' Etat, le plus vil des terrorismes, car il se dissimule sous le masque de l' exercice de l' autorité de l' Etat. D' après les données officielles, environ 3.197 personnes ont été brutalement assassinées par des agents de l' Etat chilien pendant cette période. Ce chiffre inclut 49 enfants âgés entre 2 et 16 ans - les restes d' un enfant de 13 ans ont été récemment trouvés avec 11 balles dans le corps, et 9 dans le crâne. Font aussi partie de ce nombre 126 femmes -dont
certaines enceintes- ainsi qu' une cinquantaine d' étrangers parmi lesquels il y a plusieurs citoyens Brésiliens, Uruguayens et Argentins. Dès le 11 septembre de 1973, le vaisseau école "Esméralda" fut utilisé par la Marine chilienne comme centre de détention et de torture à Valparaíso. Ceci a été démontré respectivement par la Commission Interaméricaine des droits humains de l' OEA d' une manière convaincante (Rapport du 24/OCT/74), Amnesty International (AMR 22/32/80 Informe), le Sénat des Etats-Unis (Résolution 361-16/JUN/86) et le Rapport de la Commission nationale Chilienne pour la Vérité et la Réconciliation (Troisième Partie, Chapitre I, Section 2 page 2.)
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Il existe des multiples témoignages convergents qui affirment que l'"Esméralda" fut utilisée comme chambre de torture flottante. Parmi d' autres, celui de l' avocat Chilien Luis Vega, décédé en exil (2001) en Israël ; et celui de l' ancien officiel de l' Institut National de Développement Agricole, Claudio Correa, qui réside en Angleterre; et encore celui du professeur de l' université et ancien maire de Valparaíso, Sergio Vuskovic, qui réside au Chili. D' après le Rapport de la Commission nationale Chilienne pour la Vérité et la Réconciliation, dans le cas du bateau «Esméralda», les enquêtes menées par cette Commission ont permis de vérifier qu' une unité spécialisée de la Marine s' y était installée, ayant pour mission d' interroger les détenus se trouvant sur le bateau, ainsi que ceux amenés d' autres endroits de réclusion de la Marine. Ces interrogatoires comportaient, en règle générale, des tortures et des mauvais traitements. La "spécialisation" de l' unité mentionnée n' a pas besoin d' autre commentaire.
CAPITAINE JORGE SABUGO SILVA, COMMANDANT DU NAVIRE EN 1973
D' après le même Rapport, la Marine utilisa comme centres de détention deux navires marchands, le "Maipo" et le "Lebu." L' estimation du nombre de détenus à bord de l'«Esméralda» varie selon les témoignages, en raison des déplacements d' un bateau à l' autre dont certains prisonniers ont été l' objet pour être interrogés. En 1986, le Sénat américain indique qu' il y a eu 112 personnes. D' après les évidences disponibles, à un moment donné, le nombre de femmes détenues se montait à 40, soumises à toute sorte d' abus (torture, mauvais traitements, viols).
LE CAS DU PÈRE MICHAEL WOODWARD
Une des victimes les plus connues de la torture sur ce fleuron de la Marine chilienne est le prêtre Michael Woodward, de nationalité chilienne et britannique. Selon le rapport Rettig, Michael Woodward, prêtre ouvrier dans le port chilien, fut arrêté par une patrouille de la marine à Valparaiso le 16 septembre
1973. Il est décédé le 22 septembre à l' hôpital naval de Valparaiso des suites des tortures subies à bord. Des informations rassemblées par sa famille ont établi qu' après son arrestation il avait été conduit sur le navire où il avait été interrogé et torturé. Un médecin de la marine avait été envoyé à bord pour assister un "prêtre mourant." Des années plus tard, sa soeur s' est rendue au cimetière de Playa Ancha et a lu dans un registre qu' il avait été enterré dans une fosse commune sur laquelle, par la suite, a été construite une autoroute. Le cas du père Woodward est légalement inclus dans les enquêtes du juge Baltasar Garzón de l' Audience Nationale d' Espagne, Résumé 19/97-J, ouverte contre Augusto Pinochet et autres pour les infractions du génocide et terrorisme international, lesquelles ont été commises à travers meurtres multiples, conspirations pour meurtre, enlèvement de vive force, torture et disparitions (Rapport du 03/NOV/98, Antécédent dixième). La détention du père Woodward à bord de Esméralda fut rapportée pour la première fois en septembre 1973 par le journal «L' Étoile » de Valparaíso, malgré qu' à l' époque toute la presse, y compris « l' Etoile », étaient soumises à la rigueur de la censure militaire.
LE SINISTRE CONDOR DE L'ESMERALDA Le condor qui sert de figure de proue à « Esméralda » n' évoque pas uniquement l' emblème qui fait partie des armoiries du Chili : il rappelle aussi le sinistre Plan Condor. Ce plan fut conçu et rendu effectif par Augusto 7
Pinochet et ses bourreaux à fin de coordonner le terrorisme militaire dans le Cône sud, et étendre ainsi leurs actes criminels aux pays de la région et même au-delà. Ce Plan Condor permit la participation conjointe de divers services de renseignements militaires du Cône sud au meurtre de l' ancien Chef de l' Armée Chilienne, Carlos Prats et de sa femme, à Buenos Aires; également, au meurtre de l' ancien ministre des affaires étrangères Chilien, Orlando Letelier, à Washington, ainsi qu' à l' attentat, à Rome, contre l' ancien Vice-président de la République de Chili, Bernardo Leighton et sa femme. D' après les premières évidences, l' enquête de la Commission des députés de Brésil, le Plan Condor était aussi en vigueur dans le territoire Brésilien et il a probablement été partie prenante dans la mort de l' ex-Président João Goulart.
BATEAU SYMBOLE DES ACTIONS CRIMINELLES. Il est certain que l' "Esméralda" est un bateau de mort et de torture, comme le prouvent nombre d' évidences ; mais est devenu aussi le symbole, - par la figure d' oiseau carnassier qu' orne sa proue- des actions les plus sinistres et criminelles qui ont jamais eu lieu dans les pays du Cône sud. Ses tournées annuelles dans différents ports du monde ne peuvent nous laisser indifférents : il ne saurait être question de bienvenue tant que les membres de la Marine chilienne, faisant l' effort de surmonter leur lâcheté morale, ne reconnaîtront l' usage criminel qui a été fait du bateau et ne demanderont pardon pour les victimes martyrisées à son bord.
L’ÉTAU JUDICIAIRE SE REFERME SUR PINOCHET Le vieux général a régné en maître incontesté sur les forces armées pendant trente ans. Jusqu’ici, l’institution n’avait pas osé faire son mea culpa. Mais le rapport Valech sur la torture a fait basculer l’opinion. Le 2 décembre, la Cour suprême du Chili a décrété la nullité de l’autoamnistie de Pinochet proclamée en 1978, la déclarant inapplicable aux cas d’arrestations disparitions.
qui s’était montrée solidaire de l’ancien dictateur quand celui-ci avait été arrêté à Londres, en 1998, tourne aujourd’hui le dos à son ancien chef. La déclaration du général Cheyre a eu lieu cinq jours exactement avant la présentation officielle du rapport Valech de la Commission nationale sur la prison politique et la torture. “Nous assumerons les conséquences de ce rapport”, avait alors assuré le général. Les conclusions du rapport ont fait frissonner d’horreur le pays tout entier : elles ont révélé que 35 000 personnes avaient été torturées pendant la dictature au lieu des 3 000 reconnues du bout
Pinochet affirmait d’un air angélique : “Les excès qu’on m’attribue ont été commis par mes subordonnés, agissant en dehors de ma connaissance et de mon contrôle.” Eh bien, cet alibi grotesque, dont la fausseté a toujours été notoire, vole Résultat, l’ancien dictateur va aujourd’hui en éclats ! Le devoir répondre de plus de 1000 moment est venu de juger ce cas ayant fait l’objet de plaintes. vieux criminel et de lui En outre, le général Juan Emilio demander en face : quel Cheyre, actuel chef d’état-major commandant en de l’armée de chef étiez-vous terre, a reconnu pour ignorer les en novembre « les crimes les plus horribles qu’un milliers d’actes que ces crimes, tribunal anglais ait jamais eu à juger.. » criminels que contrairement à ce qu’affirme le procureur britannique devant le tribunal de Bow Street commettaient vos subordonnés, l’ancien utilisant à cette fin dictateur, des lèvres par les autorités. Elles toute sorte d’installations avaient eu un caractère ont également dévoilé que pas militaires sur tout le territoire systématique et que, par moins de 1 200 établissements national ? conséquent, ils engageaient la (stades, casernes, camps Deuxième raison du revirement responsabilité de l’institution d’entraînement, installations de l’armée : l’attitude de l’ancien tout entière. C’en est donc fini aériennes et navales, navires de dictateur. Car, enfin, Pinochet se du ridicule argument guerre, etc.) avaient été utilisés montre méprisant, insultant pinochétiste de l’“excès pour torturer ces gens (au lieu même, envers ses propres individuel”, résultant du des 200 reconnus jusqu’alors). subordonnés. Affirmer qu’il n’a prétendu “manque de contrôle” Bien sûr, la Constitution du pays pas ordonné de commettre tous de quelques brebis galeuses au interdit la torture, comme elle ces crimes revient à accuser ses sein de l’armée. Pour la première l’interdisait déjà en 1973. subordonnés d’être des fois depuis trois décennies, Passages à tabac, décharges criminels. Au-delà même de son l’armée va enfin devoir répondre électriques sur les organes les caractère mensonger, l’auto de tels faits “punissables”, plus sensibles, viols avec des disculpation du général s’avère, comme les qualifie le général. chiens spécialement dressés, par sa lâcheté, indigne d’un chef L’excès, terrible excès, n’a asphyxie, immersion dans des militaire. Il est donc tout à fait jamais été individuel, mais bel et eaux fécales, telles sont logique que l’institution qu’il a bien institutionnel. quelques-unes des atrocités sur commandée de manière si S’il s’agit d’une reconnaissance lesquelles la Commission a reçu indigne se retourne contre lui et tardive, elle n’en était pas moins des témoignages. démente ses dires, comme vient nécessaire. Cette même armée,
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pour mettre le pays sous contrôle de l’armée. La facilité avec laquelle ils ont soumis la population ne les a pourtant pas empêchés de s’acharner sur leurs opposants, ni d’arrêter et de torturer leurs compatriotes.
de le faire le général Cheyre, sans pourtant citer nommément son ancien supérieur. L’Histoire, lentement mais sûrement, rattrape Pinochet. Les années passent, et l’ancien dictateur est désormais si vieux qu’il ne connaîtra jamais la prison. Malgré cela, s’il a encore quelques années à vivre, il peut – il doit – être soumis à un dernier et suprême acte de justice, recevoir à la fin de sa vie une condamnation, rigoureuse et minutieusement rédigée, qui le proclame face à l’Histoire coupable de la série de crimes et d’horreurs qu’il a réellement ordonné de commettre. Tels ces abominables cas de torture que le procureur britannique, réclamant l’extradition de Pinochet devant le tribunal de Bow Street, a qualifiés de “crimes les plus exécrables qu’un tribunal anglais ait jamais eu à juger”. LA JUSTICE CHILIENNE A BIEN CHANGÉ
Le pouvoir judiciaire chilien a collaboré avec la junte lors de la dictature... et pendant trente ans. Le chemin a été long pour que le pays ait enfin les moyens de juger son sombre passé.
Il existe aujourd’hui au Chili un pouvoir judiciaire indépendant et fort, un pouvoir qui défend les droits des individus, s’affermissant de jour en jour et remplissant ses fonctions avec impartialité, quelle que soit l’identité des accusés. C’est une bonne chose pour le pays. Une chose que nous devons apprécier à sa juste valeur. Il en va ainsi, en démocratie : on peut marcher librement dans la rue, s’informer, exprimer ses opinions et se sentir en sécurité. Ces choses que nous apprécions tant maintenant nous étaient interdites depuis 1973. Il y a d’abord eu un coup d’Etat qui a mis fin à nos traditions démocratiques, et l’imposition d’un régime qui s’est comporté avec une extrême violence envers une partie des Chiliens qui ne pensaient pas comme lui. Du jour au lendemain, soutenir le président Salvador Allende [au pouvoir de 1970 à 1973] est devenu un crime et ses partisans pouvaient être arrêtés, torturés et assassinés selon le bon vouloir de ceux qui détenaient les armes. Pinochet et les membres de la junte ont reconnu avoir été surpris de constater qu’il leur avait suffi de vingt-quatre heures 9
Parmi les 35 000 Chiliens qui ont déposé devant la commission Valech [chargée de recueillir les témoignages des victimes de la dictature], 60 % ont été arrêtés en 1973 et soumis à la torture par les services de renseignements militaires et de l’armée de l’air dans des centres tels que le Stade national ou le stade du Chili, pour citer deux centres de torture célèbres de l’époque. L’Eglise catholique, la Croix-Rouge et les organisations internationales ont dénoncé les crimes qui y ont été perpétrés. Puis est venue l’époque de la DINA et de la CNI (polices politiques), constituées en grande partie de membres de la hiérarchie militaire décidés à continuer à torturer et à tuer. Sur les trois pouvoirs de l’Etat, le seul qui n’ait pas subi le contrôle de l’armée et qui n’ait pas été dissous a été le pouvoir judiciaire. Cela n’a pas été nécessaire. La Cour suprême de l’époque était entièrement complice du coup d’Etat et, à en juger par ses décisions, entièrement d’accord avec ce qui se passait dans le pays. Sinon, elle aurait accepté les appels et recours formulés par les victimes [les recursos de amparo, demandes de protection des droits fondamentaux, une spécificité du droit latinoaméricain], et rejeté l’explication facile du ministère de l’Intérieur selon laquelle il n’existait pas de prisonniers politiques au Chili. Mais, malheureusement, cela n’a pas été le cas.
SAISIE D’IMPORTANTS DOCUMENTS DANS LES BUREAUX DE PINOCHET
Le juge chilien Sergio Muñoz, qui enquête sur les comptes secrets d' origine indéterminée que détenait Augusto Pinochet aux États-Unis, a saisi début janvier à Santiago «d' importants documents», lors d' une perquisition qualifiée d' «illégale» par la défense de Pinochet. Selon des sources judiciaires, le magistrat accompagné de policiers s' est présenté sans préavis dans des bureaux de Pinochet dans la zone élégante de Las Condes à Santiago. Le juge a non seulement récupéré des dossiers mais s' est aussi entretenu avec des assistants de l' ex-dictateur, a dénoncé le chef de l' équipe des avocats de Pinochet, Pablo Rodríguez.
LA FORTUNE CACHÉE DE PINOCHET Le juge Muñoz enquête sur l' origine de cinq à dix millions de dollars canadiens déposés entre 1994 et 2002 par Pinochet auprès de la banque Riggs de Washington et dont l' existence a
été révélée en juillet dernier par une commission sénatoriale américaine. La Cour suprême a validé son inculpation et son assignation à résidence. Le juge Guzman a les mains libres pour déterminer son rôle dans le plan Condor. Les familles de victimes se réjouissent. Les partisans craignent sa mort précipitée. Les dés sont jetés. La Cour suprême du Chili a décidé début janvier, en dernière instance, de valider l' inculpation et l' assignation à résidence de l' ancien dictateur Augusto Pinochet, qui a régné sur le pays d' une main de fer entre 1973 et 1990. Concrètement, cela a signifié pour le général de rester sous surveillance dans sa villa balnéaire de Los Boldos, à 110 kilomètres à l' ouest de Santiago. «L' ordre de détention sera respecté», avait précisé un de ses avocats
actes», s’est félicité Lorena Pizarro, présidente de l' association des familles de détenus disparus. Les partisans de l' ancien dictateur, pour leur part, faisaient grise mine. «Je crois que nous allons directement vers une accélération du décès de celui qui fut président du Chili», réagit le général en retraite Luis Cortès Villa, directeur de la Fondation Augusto Pinochet. Agé de 89 ans, l' ancien dictateur a été hospitalisé à la fin du mois de décembre en raison d' un accident cérébro-vasculaire. Mais il n' a jamais hésité à «jouer» de sa santé pour éviter d' affronter la justice.
RETOURNEMENT DE SITUATION La décision de la Cour suprême, prise à la majorité des trois juges habilités à voter, entérine le nouveau tournant pris par l' affaire Pinochet en mai 2004. Jusque là, le président des années noires avait toujours échappé aux poursuites en raison d' une «démence légère.
Surtout, le juge Juan Guzman a désormais les mains libres pour mener son investigation au sujet d' un dossier lié à l' opération Condor, ce vaste plan de répression commun à toutes les dictatures latino-américaines dans les années 70 et 80. Plus précisément, l' affaire en question concerne l' enlèvement de neuf personnes et l' homicide de l' une d' entre elles. La face visible d' un iceberg bien plus vaste, des centaines de personnes ayant été portées disparues dans le cadre de ce plan.
Faut-il rappeler la saga londonienne entamée le 16 octobre 1998? Poursuivi pour les crimes connus sous le nom de «Caravane de la mort», il avait été arrêté dans la capitale anglaise et mis aux arrêts domiciliaires pendant de longs mois jusqu' à sa libération pour raisons médicales en mars 2000.
Les familles des victimes chiliennes de la dictature se sont réjouies de ce verdict en clamant leur joie devant le tribunal. «Parce que Pinochet, qui disait qu' aucune feuille ne bougeait sans qu' il le sache, va devoir maintenant répondre de ses
La Cour suprême du Chili, cellelà même qui vient de se prononcer en faveur des
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poursuites, avait auparavant invoqué ces mêmes raisons médicales pour classer l' affaire en juillet 2002. Depuis, Augusto Pinochet a cependant commis l' erreur d' accorder un entretien à une télévision de Miami dans lequel il tenait des propos lucides. De nouveaux examens médicaux ont été réalisés. Le juge Juan Guzman, après l' avoir interrogé, a conclu qu' il était «apte à supporter un procès. La santé du dictateur reste néanmoins fragile et nul ne sait réellement dire pour quels dossiers il pourra être jugé. Car de nombreuses plaintes se sont accumulées. La levée de son immunité a déjà été obtenue dans deux dossiers importants. Le premier concerne l' assassinat à Buenos Aires du général chilien Carlos Prats, ancien ministre de l' Intérieur de Salvador Allende, en septembre 2004. Le deuxième, sensible pour son image d' homme d' Etat «intègre», concerne des fuites de capitaux vers les Etats-Unis. Selon une enquête de la police chilienne, la fortune que détiendrait l' ancien dictateur chilien Augusto Pinochet à la Riggs Banks de Washington s' élèverait à 16,1 millions de dollars. En ayant la voie libre pour un jugement qu' il estime pouvoir rendre «rapidement», le juge Guzman permet au Chili de tourner une nouvelle page de son lourd passé. Symboliquement, encore. Car nul ne sait encore si Augusto Pinochet ira réellement un jour en prison.
MÓNICA MADARIAGA : « PINOCHET DOIT POSSEDER PLUS DE 250 MILLIONS DE DOLLARS »
“Je me suis toujours demandé comment est-il possible que les enfants de Pinochet, avec les énormes biens et propriétés qu’ils possèdent, des véritables palaces, n’ont jamais rien eu à justifier au fisc.. Pensez que le fils Marco Antonio était “attaché civil” à l’ambassade chilienne à Washington! Un attaché civil! Mais c’est du jamais vu! Je peux attester que ces gens-là n’ont jamais travaillé. Ce qu’a été découvert de la fortune personnelle de Pinochet n’est qu’un petit porte-monnaie. Il doit posséder en réalité plus de 250 millions de dollars. Sous le régime militaire, tous les fonctionnaires de l’état chilien en poste aux Etas-Unis étions obligés d’avoir un compte bancaire à la banque Riggs. Maintenant j’ai honte d’avoir été ministre du gouvernement militaire". Mónica Madariaga, cousine de Pinochet, ministre de la justice entre 1977 et 1983, est l´auteur de la loi d´amnistie entrée en vigueur en 1978. Elle fut également ministre de 11
l’éducation et ambassadrice du régime militaire auprès de l´Organisation des Etats américains (OEA). Madariaga est connue pour avoir été la première à admettre les violations des droits de l´homme commises par le gouvernement de Pinochet. Elle est actuellement professeur de droit dans une université privée de Santiago. Elle a récemment accusé les réseaux de l´exdictateur d´avoir tenté de l’assassiner à deux reprises. LE FILS DE PINOCHET SE DÉCLARE GÊNÉ Marco Antonio Pinochet, fils de l’ancien dictateur chilien s’est déclaré gêné suite aux révélations concernant la fortune secrète de son père. “Mon père s’est montré irresponsable en conservant tout cet argent à son nom. Il m’est difficile de le défendre sur ce sujet. Bien plus difficile que lorsqu’il a été arrêté à Londres pour crime contre l’humanité”, a-t-il déclaré à la suite de la découverte par la justice chilienne de comptes bancaires secrets appartenant à son père, pour un montant de 15 millions de dollars. Le 25 novembre, la justice chilienne ordonnait le blocage des biens immobiliers de Pinochet dans le cadre de l’enquête visant à établir l’origine des 15 millions de dollars que l’ex-dictateur détient sur des comptes bancaires à Washington.
IL Y A 32 ANS, UNE DÉMOCRATIE ÉCRASÉE AU CHILI PAR LES USA Alain Abellard
1973 : le onze septembre à Santiago, les blindés écrasent la démocratie. Même s' il y avait eu, le 29 juin 1973, le soulèvement d' un régiment de blindés attaquant le palais présidentiel de la Moneda, même si la dégradation de la situation politique, économique et sociale était réelle, le coup d' Etat du 11 septembre 1973 au Chili fut une authentique surprise pour les Chiliens et pour la communauté internationale. A cette époque, le Chili est de tous les pays de l' Amérique latine avec l' Uruguay - celui qui possède la plus grande tradition démocratique. UN ÉCHEC PROGRAMMÉ Quelques heures avant le déclenchement du putsch et son suicide, le président socialiste, Salvador Allende, se disait confiant et certain que la crise politique serait surmontée. Les années de la dictature du général Augusto Pinochet (1973-1990) n' ont été et ne sont qu' une
parenthèse noire dans l' histoire du petit pays andin. L' échec de Salvador Allende est, en fait, programmé par ses opposants dès l' annonce du résultat de l' élection présidentielle du 4 septembre 1970. Arrivé en tête avec 36,3 % des suffrages, le candidat socialiste ne devance celui de la droite que d' un point, et le démocrate chrétien d' environ huit points. Dans le cadre de la Constitution chilienne, le candidat de l' Unité populaire s' apprête à gouverner avec un tiers des suffrages et le soutien du Parti communiste chilien, ce qui l' empêche de nouer des alliances avec des mouvements plus réformistes. Très rapidement, ses projets de réformes se heurtent à un Congrès où il ne dispose pas de la majorité et aux extrémistes de la droite et de la gauche. La dimension intérieure ne suffit pas à expliquer la fin tragique de son gouvernement. Lorsque Salvador Allende accède à la présidence du Chili, il n' y a que trois ans que le héros de la révolution cubaine, Ernesto Guevara, a été tué en Bolivie. Ami personnel du dirigeant cubain Fidel Castro, le nouveau président chilien incarne alors une expérience lourde de sens en Amérique latine : l' accession de la gauche au pouvoir, par la voie pacifique des urnes. Cela explique en partie pourquoi le coup d' Etat chilien a tant marqué 12
le grand public, alors que la dictature argentine (1976-1983), pour ne citer qu' elle, a été autrement plus foudroyante avec un bilan de plus de 30 000 morts et disparus. Au Chili, selon la commission Rettig, constituée après le retour à la démocratie en 1990 par le président Patricio Aylwin, 2 279 personnes furent tuées ou considérées comme disparues. Le grand public connaît Augusto Pinochet, immortalisé avec ses lunettes noires et entouré par son état-major, alors qu' il ignore jusqu' au nom du dictateur argentin, le général Jorge Videla, dont la créativité dans l' horreur n' a rien à envier à son voisin. Plus de trente années après les événements, ce qui demeure bouleversant, c' est la transformation d' un pays exemplaire en une pièce maîtresse de la coopération des dictatures latino-américaines au cours des décennies 1970 et 1980. Le général Pinochet sera en effet l' initiateur et l' animateur du plan Condor, ce marché commun de la répression à l' intérieur duquel les responsables des dictatures latino-américaines échangeaient informations, prisonniers, et organisaient des opérations visant à éliminer ou enlever leurs opposants. LE RÔLE DES ÉTATS-UNIS
La lutte contre le communisme, dans un contexte de guerre froide exacerbée, onze ans après la crise des missiles de Cuba, trouvera au Chili une théorisation et une mise en pratique absolues. Le rôle direct joué par les EtatsUnis dans ce putsch sanglant n' a jamais été un mystère, mais il a fallu attendre la décision de
l' administration Clinton, au cours de l' année 2000, pour que des milliers de documents soient déclassifiés et en apportent enfin les preuves. L' administration Nixon a en effet usé de tous les moyens pour aider au renversement de Salvador Allende, que ce soit par des actions en sous-main ou d' autres visant à l' étouffer économiquement au point de
Selon lui, ce débat entre Lula et Fidel a un précédent : l' arrivée au pouvoir de Salvador Allende. "Les États-Unis et Cuba eurent alors un intérêt stratégique convergent, parce qu' au premier ne convenait pas que des gens de gauche gagnent des élections et au second que la priorité soit donnée aux élections et qu' elles soient démocratiques", explique Joaquin Villalobos. Il rappelle qu' après l' entrée en fonction de Salvador Allende, Fidel Castro resta un mois au
« Comme vous le savez, aux États unis nous avons de la sympathie pour ce vous faites au Chili »* rendre le pays ingouvernable. L' expérience de Salvador Allende demeure encore un point de débat et de réflexion. Dans un récent article publié par le quotidien espagnol El Pais et sur le site Web de la revue Encuentro, consacrée à Cuba, l' ancien dirigeant salvadorien de la guérilla du Front Farabundo Martí pour la libération nationale (FMLN), Joaquin Villalobos, revient sur la place qu' il occupe dans l' histoire de la gauche latino-américaine. Sous le titre : "Fidel, Lula, Allende et le futur de la gauche", l' auteur soutient que la polarisation politique actuelle en Amérique latine ne se situe pas entre le président colombien Alvaro Uribe (conservateur) et le président brésilien, Luiz Inacio Lula da Silva, dit Lula (gauche), mais entre Lula et Fidel Castro parce que le président brésilien "représente la gauche qui fait une vraie politique", alors que Cuba aujourd' hui n' est que "la représentation d' un populisme de gauche, vendu comme une révolution, et dont le Venezuela est son expression actualisée".
Chili "radicalisant la gauche et provoquant la droite". Il relève, par ailleurs, que si "Allende est mort comme un héros", jamais Fidel Castro ne l' a élevé au rang du Che, parce que pour lui "il est préférable que les jeunes imitent le Che et pas Allende". Selon Joaquin Villalobos, Fidel Castro veut des mouvement de gauche "en conflit permanent avec les Etats-Unis, parce que cela lui permet, à lui, de se maintenir au pouvoir".
* Henry
Alfred Kissinger, prix Nobel de la paix 1973, à Pinochet, le 08/06/1976. Ancien secrétaire d’état américain, Kissinger est revenu sur le devant de la scène en novembre 2002 à la tète de la commission d’enquête sur les attentats du 11/9. Mais les révélations sur son rôle dans le coup d’état au Chili l’ont contraint à démissionner trois semaines après sa nomination par George Bush.
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LA CIA RECONNAÎT SON IMPLICATION AU CHILI
Comme pour bien d' autres pays du globe, le Chili se situe dans la zone d' influence nordaméricaine. Pour ses intérêts économiques, à l' instar d' autres exemples, ladite plus grande démocratie du monde a initié, organisé et financé des opérations de déstabilisation du système démocratique chilien. Ainsi, elle a préparé le terrain à l' instauration d' un régime fascisant à Santiago du Chili le 11 septembre 1973. Rappel historique. La CIA reconnaît pour la première fois ce que tout le monde savait: elle a bien tenté de déstabiliser le Chili en 1970 pour empêcher l' accession au pouvoir de Salvador Allende, qui devait être renversé trois ans plus tard par le général Augusto Pinochet. Dans un rapport «déclassifié», la principale agence de renseignement américaine nie en revanche avoir tiré les ficelles du coup d' État lui-même et dément toute implication dans les violations des droits de l' homme généralisées qui ont suivi. Ce premier «mea culpa» a été diffusé mercredi sur le site Internet de la CIA à la demande du Congrès américain. La Central Intelligence Agency reconnaît avoir été informée à l' avance du complot contre Allende en 1973, mais nie toute implication. L' agence précise qu' elle n' avait aucun moyen de savoir que le président chilien refuserait le sauf-conduit qui lui serait proposé par les putschistes pour quitter le pays et qu' il préfèrerait se suicider dans le palais présidentiel de la Moneda. La CIA admet également avoir organisé l' enlèvement raté, en
octobre 1970, du chef d' étatmajor de l' armée chilienne, le général René Schneider, qui avait été mortellement blessé avant de décéder 48 heures plus tard. L' événement n' avait finalement pas empêché le Congrès chilien de confirmer l' accession à la présidence du socialiste Salvador Allende. Rien ne prouve, affirme l' agence, que le but était bien de tuer le général Schneider. L' officier avait refusé d' appuyer les manigances de ceux qui, dans l' ombre, entendaient empêcher la gauche d' arriver au pouvoir. Le commando qui devait l' enlever avait reçu 35 000 dollars de la CIA pour commettre ce forfait. L' agence de renseignement révèle en outre avoir versé de fortes sommes au chef de la police secrète chilienne, le général Manuel Contreras Sepúlveda, qui fera régner la terreur à partir de septembre 1973. Reste que la CIA ne pouvait ignorer son implication directe dans les violations des droits de l' homme au Chili. Le général Contreras a aussitôt réagi en qualifiant de «honteux» le rapport de la CIA: «Je pense qu' il s' agit d' une vengeance, une réaction aux 700 documents que j' ai remis au FBI décrivant les choses barbares que la CIA a faites». Le général, qui est maintenant à la retraite, s' exprimait par téléphone sur une chaîne de télévision chilienne depuis la prison de Santiago où il purge la dernière année d' une peine de sept années de réclusion pour son implication dans l' assassinat en 1976 à Washington d' Orlando Letelier, ancien ministre des Affaires étrangères d' Allende, et de sa secrétaire.
Le pouvoir politique (et économique) des Etats-Unis a grandement participé à la préparation du terrain pour la venue du dictateur Pinochet et l' instauration de son régime militaire sanguinaire.
L' avocat du général Contreras a renchéri en assurant que le rapport de la CIA était erroné et son client avait même «refusé une proposition» de travailler pour les Américains. En revanche, le vice-ministre chilien de l' Intérieur, Jorge Burgos, a constaté qu' il n' y a «plus rien concernant le général Contreras qui puisse surprendre. » La CIA évoque aussi dans son rapport ses tentatives de monter la presse chilienne contre Allende et, après le coup d' État, le soutien accordé aux titres qui donnaient «une image positive de la junte militaire» et du général Pinochet. Quelque 3000 opposants ou supposés tels ont disparu pendant les 17 ans de dictature. Les agents américains ne se seraient pourtant pas sali: «L' examen des dossiers de la CIA n' a pas permis de trouver des éléments prouvant de preuves que des agents de l' agence ou des employés aient été impliqués dans des violations des droits de l' homme ou dans la couverture de toute violation de ces droits au Chili», assure le rapport. Officiellement, aujourd' hui, l' agence de renseignement américaine serait plus respectueuse de la légalité et elle serait plus exigeante sur le respect des droits fondamentaux de la personne. 14
USA : COMPLICES DES TUEURS PINOCHETISTES ? Quelques temps après le putsch militaire du 11 septembre 1973, la police politique chilienne, la DINA, devint le chef d’orchestre de l’opération Condor. But : liquider par des actions terroristes les opposants chiliens ayant trouvé refuge à l’étranger. La liste est longue des assassinats perpétrés dans le cadre de cette opération. Le dirigeant de la « stratégie de la tension » qui secoue l’Italie dans les années septante se chargea des attentats de la DINA en Europe. L’opération Condor nous prouve une fois encore que les Etats-Unis ont été impliqués dans des conspirations visant à déstabiliser des pays démocratiques et à consolider des dictatures. Avec le soutien de terroristes d’extrême droite. Rappel historique sur les politiques répressives et les actions hors-la-loi des hommes de Pinochet. Dans l’ombre de Condor, des services secrets américains supervisaient et encourageaient celle-ci. Une partie de l’administration présidentielle des Etats-Unis de l’époque connaissaient parfaitement bien l’existence de cette opération de « terrorisme institutionnalisé » Une fois de plus, la dite plus grande démocratie du monde allait se compromettre, pour le bien de la démocratie ( !), avec des criminels dirigeant illégalement des pays.
JUSTICE POUR L’ASSASSINAT DE VICTOR JARA
-Vous pensiez que ce jour arriverait avant d'entendre la nouvelle à la radio?
ENTRETIEN AVEC JOAN JARA
Nous sentions nos espoirs s' envoler peu à peu. Quand j' ai porté plainte la première fois, en 1978, on m' avait répondu, bien qu' on fût au courant de l' assassinat, qu' il était impossible d' enquêter car on ignorait qui était le responsable du Stade Chile. Les militaires refusaient clairement de collaborer. J' ai commencé alors personnellement à rechercher les témoins, à l' intérieur et hors du Chili. -C'était un peu comme un travail de détective?
«NOUS avons attendu 31 ans avant de connaître la vérité, vous vous rendez compte? . Joan Turner, la veuve de Victor Jara, sent que toute une histoire, presque toute une vie à frapper aux portes et supporter les silences lui tombe dessus comme une avalanche. Alors que plus personne ne s' y attendait, le juge Juan Carlos Urrutia a mis un nom et un prénom au visage anonyme qui a décidé la mort de son mari, l' un des symboles de la culture populaire chilienne. Le lieutenant colonel Mario Manriquez Bravo fut le seigneur et maître du Stade Chile, qui après le putsch militaire du 11 septembre 1973, est devenu une énorme prison à ciel ouvert, avec des milliers de captifs. Sous ce ciel devenu un enfer, Jara a été assassiné de 34 balles sur l' ordre de Manriquez Bravo. «Une fenêtre s' est ouverte après très longtemps, maintenant il
faut poursuivre l' investigation et voir ce qui va se passer; la justice est si lente dans ce pays», dit Joan Turner. -Vous parlez comme si vous étiez encore sous le choc de la mise en accusation de Manriquez Bravo. J' ai été prise par surprise. À tel point que j' ai appris la décision judiciaire par la radio. Même mon avocat a été déconcerté par la nouvelle. Je savais qu' Urrutia enquêtait. Il a sans doute préféré garder le silence pour éviter les interventions. Et il faut dire qu' il a travaillé avec acharnement aux côtés de personnes qui se trouvaient dans le stade. Et ainsi, finalement, il a réussi à trouver le responsable. Je ne peux pas dire que j’ai sauté de joie le jour où j' ai appris la nouvelle. Je ne le dirais pas comme ça. Mais cela a été une très bonne nouvelle. La prochaine étape sera d' identifier le militaire qui a torturé Victor. 15
Oui, un travail de fourmi. J' ai peu à peu retrouvé de nombreuses personnes qui ont été avec Victor jusqu' au dernier moment, et des habitants qui ont retrouvé son corps près du cimetière: ils m' ont tout raconté, mais ont refusé de témoigner devant un juge. Ils étaient paniqués : on en a appris davantage avec les années parce que les gens ont cessé peu à peu d' avoir peur. Nous avons su par exemple que dans le stade il y avait un certain Manriquez qui racontait que sa mitraillette était
JOAN TURNER, VEUVE DE VÍCTOR JARA
la «scie d' Hitler. Plus tard, et cela a semé encore plus de confusion, nous avons appris qu' il y avait eu en réalité deux Manriquez. Le juge a éclairci l' énigme quand le propre Manriquez Bravo lui a avoué avoir lui-même prononcé cette harangue nazie. -Quand l'affaire a-t-elle commencé? En 2000. C' est une des 200 plaintes que Pinochet a dû affronter à son retour de Londres. La plainte a d' abord été entre les mains du juge Juan Guzman et ensuite d' Urrutia.. -Et comment se sont passées ces années, entre 2000 et fin 2004? Comme d' habitude au Chili: entre la désillusion et l' espoir. Beaucoup de choses se sont passées, surtout ces derniers mois : les procès de Pinochet et la perte de son immunité, le scandale de son compte bancaire, le rapport sur la torture. -Quelles sont les éléments nouveaux apportés par l'enquête judiciaire? Ils ont tué Victor dans le stade même, dans l' un de ses souterrains et son corps, avec celui d' autres victimes, a été d' abord laissé à l' entrée du stade pour que les prisonniers le voient. Il a été prouvé aussi qu' il est mort le 15 et non le 14 -Pendant toutes ces années, aucun militaire n'est allé vous voir pour vous raconter quelque chose? Non, et c' est pour cela que je me dis toujours: comment peut-on
pardonner à ceux qui n' ont jamais montré le moindre signe de remords et qui sont convaincus d' avoir bien agi? -Quelle place occupe aujourd'hui au Chili Victor Jara?
veillé sur sa mémoire. Parce qu' il avait déjà été sauvagement battu quand ils les a écrites, il avait la tête en sang. Le stade s' appelle aujourd' hui Victor Jara et près d' une porte, celle où ils l' ont jeté, il y a une plaque avec le poème.
Il est une source d' inspiration pour beaucoup de jeunes. Mais je trouve sa présence dans les médias parfois excessive. -Jara a écrit dans le stade Chile son dernier poème. C' est une sorte de récit de l' horreur à la première personne: «Un homme frappé comme jamais je n' ai cru qu' on pouvait frapper un être humain. Et après les coups, sont venues les balles. -Comment ce texte parvenu jusqu'à vous?
est-il
Il s' est reconstitué petit à petit. Avant de quitter le Chili, une personne m' a téléphoné et m' a dit qu' elle avait le poème. Nous avons essayé plusieurs fois de prendre rendez-vous mais nous n' avons jamais réussi à nous rencontrer. Après, étant à Londres, un texte est arrivé entre mes mains depuis la France -C'était son texte? Non, Victor l' avait écrit dans le stade, sur des petits bouts de papier qui sont sortis dans les chaussettes d' un prisonnier mais ils ont été découverts par les militaires. Par chance, ceux qui l' accompagnaient l' avaient appris par coeur. Il est devenu en quelque sorte une ouvre collective- À tel point qu' avec les années différentes versions me sont parvenues, avec de légères différences. Les paroles ont été sauvées grâce à ceux qui ont 16
STADE CHILI Nous sommes cinq mille dans cette petite partie de la ville Nous sommes cinq mille combien serons-nous au total ? dans les villes et dans tout le pays ? Rien qu’ici dix mille mains qui sèment et qui font marcher les usines Combien de gens qui souffrent de faim, de froid, de panique, de douleur, de pression morale, de terreur et de folie ! Six d’entre nous se sont perdus dans l’espace interstellaire
…
EXTRAIT DU DERNIÈR POÈME DE VICTOR JARA, ÉCRIT SUR LES LIEUX DE SON ASSASSINAT
EX PRISONNIERS POLITIQUES ÉVADÉS SOUS PINOCHET, TOUJOURS EN ATTENTE DE JUSTICE ANNE PROENZA
Prisonniers politiques de la dictature Pinochet, ils se sont enfuis de la prison de Santiago en 1990 en creusant un tunnel. La plupart des 49 évadés sont encore clandestins au Chili ou exilés. Récit de leur incroyable épopée. Il est 22 h 30 ce 29 janvier 1990 lorsque retentit le signal tant attendu. «Salmón ! » Le mot de code annonçant que la voie est libre parcourt les 60 mètres de tunnel où sont couchés, l' un derrière l' autre, vingt-quatre hommes âgés d' une vingtaine d' années. Un à un, ils s' extirpent du trou, se débarrassent de leurs habits souillés et commencent à courir, par petits groupes et à petites foulées. Au coin de la rue, un bus, un colectivo comme il y en a tant dans la capitale chilienne, les attend. Ils montent, regardent s' éloigner l' ombre de la sinistre prison publique de Santiago où la dictature a, en 1987, regroupé les prisonniers politiques. Enfin libres ! Les dix-huit mois passés à creuser un tunnel à l' insu des gardiens sont enfin récompensés. Ils apprendront le lendemain que vingt-cinq autres prisonniers les ont suivis. En tout, cette nuit-là, 49 détenus politiques se sont échappés de la prison. Sans tirer un coup de feu. Quinze ans après, la majorité des acteurs de cette spectaculaire évasion n' en a pas terminé avec la justice chilienne qui les considère encore comme des fugitifs. Certains vivent clandestinement au Chili.
LA PRISON DE SANTIAGO, LIEU DE L’ÉVASION DES MILITANTS DU FPMR
D' autres connaissent un exil sans fin dans les pays qui les ont accueillis à l' époque comme réfugiés politiques. QUINZE ANS D' EXIL
En France, ils sont encore une dizaine. Et à l' heure où les Chiliens commencent enfin à régler leurs comptes avec la dictature, ils rêvent de pouvoir rentrer chez eux. «La dictature a duré dix-sept ans. Pour l' avoir combattue, j' ai été torturé, j' ai passé six ans en prison, je me suis évadé et je vis depuis quinze ans en exil, sans pouvoir retourner dans mon pays car j' y risque encore la prison. On a beau refaire les comptes dans tous les sens, cela ne peut-être ni juste ni légitime», s' exclame Francisco Peña, 44 ans, réfugié politique ici depuis 1990. Mêmes comptes pour Germán Alfaro, 44 ans, torturé, quatre ans de prison, quinze ans d' exil, et pour Lautaro Cruz, 49 ans, torturé, trois ans de prison, quinze ans d' exil. Tous trois ont monté une petite
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entreprise en bâtiment et travaillent sur des chantiers en région parisienne. Toujours ensemble. Chacun est le parrain des enfants des deux autres, certains nés au Chili, d' autres au cours de l' exil. La communauté chilienne parisienne tient lieu de famille. La vraie famille, elle, est restée là-bas. Quinze ans sans les voir, sans pouvoir assister ni aux mariages des uns, ni aux enterrements des parents. De silence, aussi. Les langues se délient depuis la publication à Santiago, en novembre, du rapport de la commission Valech. Le gouvernement chilien a ainsi reconnu pour la première fois qu' au moins 35 000 personnes avaient été torturées sous la dictature de Pinochet. En vertu de la loi de réparation promulguée cet hiver, les victimes de la dictature recevront désormais 112 000 pesos (120 euros) par mois. C' est le cas de Francisco, de Germán et de Lautaro. Mais leur situation révèle les ambiguïtés du processus démocratique chilien :
FRANCISCO PEÑA
GERMÁN ALFARO
l' Etat les reconnaît comme victimes, mais s' ils retournent dans leur pays, ils peuvent être arrêtés et jugés. Très récemment, tous trois ont décidé de prendre un avocat au Chili pour tenter de régulariser leur situation. Ils savent que la procédure sera longue, mais le moment est venu de raconter cette ahurissante épopée qu' ils ont longtemps gardée pour eux. LE PLUS SPECTACULAIRE ATTENTAT CONTRE PINOCHET
La plupart des 49 appartenaient au PATRIOTIQUE RODRÍGUEZ,
évadés
LAUTARO CRUZ
haute sécurité», les militants du songent à s' évader du bunker. Seule solution: un tunnel qui devra passer sous la prison, profiter plus loin de la cavité existant entre le tunnel du métro construit par les Français et la chaussée, pour enfin terminer de l' autre côté de la rue, au pied de la station Mapocho, derrière un mur abrité du regard des gardes, mais situé à un pâté de maisons d' un des sièges de la CNI (Central Nacional de Informaciones, la police politique. FPMR
FRONT MANUEL FPMR, une
le organisation créée en 1983, proche du Parti communiste et prônant, à un des moments les plus forts de la répression, la lutte armée. Le FPMR s' est fait remarquer à cette époque par des actions spectaculaires (occupations de médias, enlèvements) qui culminèrent, le 7 septembre 1986, par un incroyable attentat, baptisé «Operación Siglo XX», contre Pinochet qui ne devait échouer que de justesse. Les représailles déclenchées par le pouvoir avaient été sanglantes : l' état de siège avait été décrété et la plupart des militants du FPMR arrêtés ou tués. Regroupés en 1987 dans la prison de Santiago, transformée pour l' occasion en «prison de
Dans la galerie 7/8 de la prison, ils sont d' abord quatre dont Germán Alfaro à échafauder les plans. Premier casse-tête : que faire de la terre et des gravats ? Les prisonniers se rendent compte qu' ils peuvent exploiter les combles entre le toit de zinc de la prison et le plafond des cellules: en étalant la terre, tous les gravats devraient tenir, mais il faudra travailler à plat ventre sous des tuiles de zinc qui, en été, dégagent une chaleur de plus de 50 °C... Pour camoufler l' ouverture, ils fabriquent une sorte de bloc de plâtre, avec de la 18
chaux... et des oeufs, récupérés en cantinant. Dès lors, le creusement du tunnel peut commencer. Dans la cellule du rez-de-chaussée, l' entrée du tunnel est camouflée. Dans la cellule du premier étage, on évacue les gravats. Entre les deux, il y a encore un minitunnel par lequel on passe la terre préalablement entassée dans des jambes de pantalon transformées en sac. «Qu' est-ce qu' on a piqué comme bluejeans», se souviennent-ils en riant aujourd' hui. EXCLUS DE L' AMNISTIE
La victoire du non au référendum d' octobre 1988 (1) déclenche de vastes discussions. Personne n' y croyait et voilà que les Chiliens ont décidé de ne pas reconduire Pinochet à la tête de l' Etat. Des élections sont prévues un an après. Est-ce vraiment la fin de la dictature et l' avènement de la démocratie ? «Nous continuions à travailler dans le tunnel tout en observant le changement», se souvient Francisco. Les partis politiques qui forment alors la «Concertation» décident que les prisonniers politiques arrêtés en vertu de la loi antiterroriste seront exclus de toute amnistie. La plupart des prisonniers du FPMR sont dans ce cas. Dans la galerie 7/8 de la prison de Santiago, décision est donc prise de continuer à creuser. Cela n' avance pas vite. D' autres prisonniers sont mis dans le secret. Certains n' y croient même pas. Même la direction du FPMR, contactée à l' extérieur, n' y prête guère attention, jusqu' au jour où un détenu remis en liberté leur apporte une poignée de terre en guise de preuve...
A la fourchette, à la cuillère, avec ce qui leur tombe sous la main, ils sont bientôt dix-neuf à travailler jour et nuit, selon une discipline toute militaire. 420 bouteilles en plastique sont récupérées pour le tuyau d' aération. Le tunnel est consolidé, électrifié. Il fait 60 cm de diamètre, mais comprend quelques ouvertures plus larges, éclairées, où l' on peut se retourner. Les futurs évadés vivent au rythme des 3 x 8. Les grandes peurs ne manquent pas : mini tremblement de terre, effondrement du tunnel, fouilles un peu corsées... Sous les combles, l' été, les hommes se déshydratent. Dans le tunnel, l' air est rare. Un jour, les détenus tombent sur des ossements, un charnier et... des pelles ! Le 14 décembre 1989, le démocrate chrétien Patricio Aylwin est élu président de la République avec 54,71 % des suffrages. Il doit prendre ses fonctions en mars, mais annonce déjà que les prisonniers politiques accusés de «crimes de sang» ne seront pas amnistiés. Et puis, surtout, Augusto Pinochet reste commandant en chef des armées... Ce samedi 27 janvier 1990 est jour de visites. Il est convenu d' injecter de la peinture verte à l' extrémité du tunnel. Un contact extérieur pourra ainsi vérifier sa position. Il manque encore quelques mètres. Le grand jour est donc reporté au lundi. A 21 heures, un premier groupe, avec Germán Alfaro et Francisco Peña, prend place dans le tunnel. A 22 h 30, vingt-quatre personnes sont à plat ventre dans le tunnel. Pas un de plus, question de sécurité. Les longues observations des camarades à l' extérieur ont montré que des
JORGE ANGULO
MANUEL FUENZALIDA
groupes d' officiers de la CNI ont l' habitude de faire un jogging certains soirs. Les détenus en fuite vont donc les imiter pour ne pas attirer l' attention des gardes postés sur le mirador. C' est comme ça qu' ils se font la belle. Pendant ce temps, dans la prison, la rumeur de la disparition des 24 court les galeries. «Nous qui avions toujours pensé qu'il était impossible de faire un tunnel, nous nous sommes mis à chercher le trou», raconte aujourd' hui dans son appartement de la banlieue parisienne Juan Carlos Cancino, 45 ans, autre militant du FPMR arrêté en septembre 1987. Il sera du second groupe d' hommes qui profitent de l' aubaine, comme Lautaro Cruz et Jorge Angulo.
«JE RETOURNE CHERCHER LES AUTRES» Ce dernier, 45 ans, plombier et réfugié en France depuis treize ans, est le premier à y aller voir : «Il est 23 h 40, je m' enfonce dans le tunnel, il n' y a pas de lumière, je ne sais pas s' il y a des pièges, ni où il mène, j' arrive au bout, je suis obligé de sortir pour faire demi-tour, je pourrais m' en aller seul mais je retourne chercher les autres... » Comme d' autres, il est accusé d' avoir participé à l' attentat contre Pinochet du 7 septembre 1986. Dans la galerie, chacun se prépare. Les détenus aux peines les plus lourdes partent en
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JUAN CANCINO
premier, sans avoir préparé leur fuite, sans savoir où aller. Certains ne connaissent même pas Santiago ! Quand l' alerte est donnée, vers 3 heures du matin, 49 détenus ont réussi à se faire la belle. Six seront repris. Après un an de cavale et de clandestinité, Raúl Blanchet, aujourd' hui journaliste à Santiago, a réussi à faire classer son cas par la justice : «Je suis sorti de la clandestinité mais j' ai perdu à perpétuité mes droits civils : je ne peux pas voter, je ne peux pas travailler dans la fonction publique. La plupart d' entre nous n' ont que le droit de survivre. » «Il n' a jamais été possible de trouver une solution légale collective, souligne l' avocat Alberto Espinoza, contacté à Santiago. Il faut gérer chaque cas de manière individuelle. Pour la justice, les mandats d' arrêt sont valides. Le comble, c' est que la justice militaire est encore en vigueur et peut se permettre de juger des civils! » Les accusations portées à leur encontre sont graves : association illicite, enlèvement, meurtres de carabiniers. Toutes les déclarations qu' ils ont faites à l' époque de leur arrestation avaient été recueillies sous la torture. Elles les suivent encore aujourd' hui. «On parle beaucoup des droits de l' homme, mais nous, c' est un peu comme si nous ne pouvions pas exister», conclut Juan Cancino.