QUELLE FORMATION ? POUR QUELS ENSEIGNANTS ?
« VERS UN AUTO-APPRENTISSAGE DIFFERENCIE ET ACCOMPAGNE DES METIERS DE L’ENSEIGNEMENT »
LUC VILLEPONTOUX
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TABLE DES MATIERES AVANT-PROPOS
p.02 à 04.
PREMIER CHAPITRE
p.05 à 26.
Quelles approches psychologiques permettent-elles d’expliquer comment on apprend et d’aider les enfants et les adultes à apprendre et à « s’apprendre » ? DEUXIEME CHAPITRE
p.27 à 47.
Essai d’analyse des conceptions de l’apprendre et des pratiques d’enseignement dominantes à L’Ecole en France. TROISIEME CHAPITRE
p.48 à 75.
Est-ce que la prééminence des pratiques traditionnelles d’enseignement peut être expliquée par la formation des enseignants ? QUATRIEME CHAPITRE
p.76 à 100.
Vers « un auto-apprentissage différencié et accompagné » des métiers de l’enseignement. CINQUIEME CHAPITRE
p.101 à 141.
Deux exemples de mise en œuvre « d’un auto-apprentissage adulte différencié et accompagné ».
CONCLUSION
p.142 à 143.
POSTFACE
p.143 à 144.
« S’accompagner pour s’aider à s’apprendre ». BIBLIOGRAPHIE
p.145 à 149.
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AVANT-PROPOS Je ne savais pas en m’engageant dans la construction de ce livre si j’atteindrais l’objectif ambitieux que je m’étais fixé et qui donnait sens pour moi à ce projet. Je voulais tracer une voie, l’esquisser à tout le moins, une voie qui montre qu’il est possible d’amener des enseignants à prendre en compte dans leurs représentations et à traduire en actes professionnels, l’idée fondamentale que la mission prioritaire qui leur incombe, celle qui constitue, au plan éthique comme au plan social, leur principale raison d’être et justifie leur statut institutionnel privilégié, consiste à aider tous les élèves à apprendre à leurs rythmes et, au-delà même, leur apprendre à « s’apprendre ». Aider les élèves à apprendre, cela veut dire qu’un professeur ne peut plus se cantonner à la transmission du savoir qu’il s’est constitué et qu’il enseignait sa vie durant aux élèves comme un savoir définitif. Certes, enseigner, au sens de transmettre de l’information, reste une des tâches qui lui incombent mais ce n’est qu’une tâche seconde par rapport à celle centrale d’aider des élèves à apprendre à apprendre, à devenir des « s’apprenants » qui, elle, est une tout autre affaire ! Celle-ci n’est d’ailleurs pas une tâche au sens où travailler de cette façon ne peut relever de la simple exécution, ni dépendre de la seule maîtrise technique. Non, c’est un véritable et total engagement personnel dans une authentique mission sociale, morale et culturelle. Une mission difficile, exigeante mais exaltante. Aider des élèves à « s’apprendre », c’est accepter de considérer que la construction du savoir est une aventure personnelle de l’élève, de chaque élève. Une aventure parce que rien n’est écrit à l’avance et que tout est à construire. Une aventure parce que cette construction n’est jamais rectiligne mais, au contraire, ouverte, aléatoire, imprévisible, précisément parce qu’elle est unique, à nulle autre pareille et que nul ne peut la guider de l’extérieur, ni se substituer à celui qui apprend pour la conduire à sa place, ni décider pour lui des étapes et du terme. C’est chaque élève, chaque apprenant, enfant, adolescent ou adulte, qui choisit son parcours, sa longueur, sa durée, et doit parvenir à en contrôler les sinuosités, à en maîtriser les obstacles, à en vivre pleinement les réussites, à en assumer les échecs. Ainsi compris, le processus « apprendre » devient la responsabilité propre de chacun. Et la mobilisation sur ce projet, la capacité à en faire un projet fort, un projet de vie, de toute une vie, ne peut être qu’une décision personnelle, sous-tendue par une volonté consciente et étayée par un effort totalement assumé. C’est alors que l’apprenant, qu’il soit enfant, adolescent ou adulte, se prend véritablement en charge et devient un authentique « s’apprenant », c’est-à-dire un être autonome, le décideur et le conducteur de ses apprentissages. L’enseignant, lui, est, avec la famille bien sûr, mais avec un statut, un rôle et des responsabilités différents, l’accompagnateur de la construction et de la réalisation de ce projet.
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Un accompagnateur qui peut devenir -tout comme la famille mais, dans certaines circonstances, beaucoup plus activement et efficacement qu’elle semble-t-il- soit un facilitateur, un acteur positif et décisif en termes d’aide, de stimulation et de consolidation du projet d’apprendre d’un élève, soit, au contraire, hélas, celui qui heurte, qui démobilise et qui peut même détourner de tout intérêt fort pour l’apprendre, irrévocablement parfois. Or, il n’est pas certain que tous les enseignants aient une conscience parfaitement claire de l’importance et de l’étendue de leurs responsabilités professionnelles, sociales et éthiques vis-à-vis de chaque élève et des conséquences graves que le fait de ne pas les assumer pleinement peut avoir sur les trajectoires personnelles de certains d’entre eux. Il m’est apparu souvent, au contraire, que cette lucidité faisait défaut à nombre d’entre eux et que cela pouvait expliquer, en partie, les erreurs méthodologiques de conception de leur enseignement et de conduite des apprentissages des élèves et de leurs classes en général qu’ils commettaient. Loin de moi cependant l’idée d’accabler les enseignants et de leur faire porter l’entière responsabilité des conséquences parfois graves pour certains élèves qui peuvent résulter de ces erreurs professionnelles. Je ne pense pas en effet qu’elles leur incombent totalement. Je crois même qu’ils sont plutôt les victimes d’un système qui les dépasse largement. Pour certains, indéniablement cependant des victimes consentantes, et je crois en apporter la preuve dans l’analyse que je fais de l’impérialisme rampant des méthodes traditionnelles que ces certains-là continuent à utiliser sciemment. Non, la principale responsable, pour moi, est la formation déformante et surmodélisante qu’ils reçoivent et qui, elle aussi, malgré ses multiples déguisements successifs, participe de cet impérialisme des méthodes traditionnelles. Il faut donc, sans plus tarder, comme je le propose, changer radicalement ce que l’on appelle la formation initiale des maîtres pour tenter d’en faire « un apprentissage différencié et accompagné des acteurs de l’éducation ». Mon intention dans cet ouvrage est donc d’essayer de montrer, en m’appuyant sur une théorisation renouvelée de l’apprendre, étayée et illustrée par des exemples de situations de formation dont j’ai été « l’accompagnateur », qu’il est possible de faire naître une pleine conscience de leur nouveau rôle chez la majorité des enseignants et, par-delà, que des chemins, plus ou moins accessibles et difficultueux certes, existent qui vont les aider efficacement à apprendre eux-mêmes et par eux-mêmes, à apprendre à aider les autres à apprendre, à apprendre à aider les autres « à s’apprendre ”. L’ébauche de méthodologie proposée ainsi que les exemples de mise en œuvre qui la complètent et la fondent, ont été expérimentés - et le sont toujours - non seulement à ce moment de grande écoute, de forte mobilisation et de large perméabilité intellectuelle qu’est l’époque de la formation initiale mais aussi lors de retours en formation, dans ce que l’on appelle la formation continue ou continuée. Moments qui constituent souvent, eux aussi, des périodes essentielles d’intense, profonde et parfois fiévreuse remise en question pour la plupart des enseignants qui ont décidé librement de vivre cette expérience. Je veux parler ici, puisque cette formation fonctionne très majoritairement sur le principe du volontariat, de ceux qui ont eu la volonté personnelle de s’engager dans cette voie et le courage d’en accepter les multiples et parfois troublantes interrogations, les inéluctables remises en cause de leurs pratiques professionnelles qui en découlent et l’importante dose d’angoisse que de tels bouleversements des représentations génèrent.
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Le lecteur qui s’interroge sur cette problématique centrale de toute vraie démocratie qu’est la question de la construction du savoir et de son guidage intelligent et approprié par les femmes et les hommes dont c’est la responsabilité institutionnelle, trouvera dans ce livre, j’espère, des éléments de réponses utiles, pour certains peut-être immédiatement exploitables et transférables, ainsi que des pistes, nombreuses, riches de possibles et d’espoirs mais à peine entrouvertes, encore à explorer ! Si nos sociétés occidentales ont un avenir, si cet avenir se veut résolument démocratique, apprendre devra être considéré comme la grande affaire de tous et de chacun. L’Ecole n’aura pas (n’aura plus, j’espère!) le droit d’oublier certains de ses enfants, de ses adolescents ou de ses adultes. Elle devra réussir à traduire totalement dans les faits l’exigence que la Loi d’Orientation française sur l’Education du 10 juillet 1989 lui faisait : “ avoir pour chaque élève dans sa scolarité, la plus grande ambition ”. Cet objectif n’aura de véritables chances d’être atteint qu’à partir du moment où, au-delà de ce qui relèvera toujours de la stricte responsabilité de chaque enseignant dans l’exercice quotidien de ses fonctions, il deviendra aussi l’objectif majeur et la responsabilité institutionnelle des formations initiale et continuée des futurs enseignants. Former des enseignants qui se donnent pour visée éthique, pour responsabilités morale et professionnelle et pour mission sociale, d’aider tous les élèves apprendre, tous les apprenants à devenir des s’apprenants est possible. C’est un apprentissage qui engage la totalité de la personne. C’est une démarche personnelle, un itinéraire long, difficile et angoissant qui doit être personnalisé et pour cela « accompagné ». Ce ne peut pas être, ce ne doit pas être une formation qui « déforme et rend conforme ». C’est un apprentissage différencié et accompagné qui permet de devenir soi-même, à son rythme, « un s’apprenant » et « un accompagnateur » de s’apprenants. C’est un apprentissage humaniste, continu, permanent, toujours en devenir !
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PREMIER CHAPITRE
QUELLES APPROCHES PSYCHOLOGIQUES PERMETTENT-ELLES D’EXPLIQUER COMMENT ON APPREND ET D’AIDER LES ENFANTS ET LES ADULTES A APPRENDRE ET A « S’APPRENDRE » ? 1-LA VOIE DU COGNITIVISME C’est la voie explicative la plus riche et la plus stimulante encore aujourd’hui, du moins lorsque, pour essayer de comprendre comment s’élabore la connaissance, comment chacun de nous construit son savoir, on fait appel au regard de la psychologie et à ses théorisations. Deux grands courants occupent le devant de la scène depuis près d’un demi-siècle et, malgré de profondes divergences, se complètent assez bien dans leurs analyses et les explications de l’apprendre qu’ils proposent. Il s’agit de l’approche psychologique que pour simplifier nous appellerons le cognitivisme anglo-saxon et de celle que l’on a pris l’habitude de dénommer le constructivisme piagétien. Le cognitivisme anglo-saxon On englobe en fait sous ce terme générique plusieurs conceptions, plusieurs théorisations cognitivistes qui se sont succédé et souvent chevauchées (et combattues) au cours des trente à quarante dernières années. Toutes ont cependant pour ancêtre commun, et la reconnaissent comme tel, l’intelligence artificielle. C’est-à-dire une approche psychologique qui fait de l’ordinateur et de son fonctionnement, des objets d’étude et qui considère les résultats obtenus, comme des bases de référence et des informations transférables dans l’analyse de la construction de l’intelligence et la compréhension des processus et procédures d’apprentissage propres à l’homme. Comment résumer alors, sans la réduire ni la caricaturer, la vision de l’apprendre à la fois commune et profondément différente par certains aspects de ces divers courants constitutifs de l’identité cognitiviste ? Je dirais que pour les cognitivistes, tous courants confondus, la clef de voûte commune est qu’apprendre est une démarche active de l’individu qui l’engage dans un processus de construction personnelle de la connaissance. Plus précisément, “ apprendre, c’est constituer des représentations d’ordre élevé et modifier les relations qui les unissent ”. VILLEPONTOUX(1997). Ainsi, “ l’efficacité de l’apprentissage dépend du niveau cognitif de l’individu apprenant dans la mesure où ce niveau conditionne les savoirs et savoir-faire activables dans chaque situation. Et, réciproquement, l’apprentissage se construit à partir des savoirs et savoir-faire mobilisés par la situation ”. VILLEPONTOUX(ibid. p.13).
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En d’autres mots, pour qu’un apprenant ait de réelles chances de succès dans la construction d’un savoir donné, il apparaît nécessaire pour le cognitivisme, que s’engage une interaction positive entre les savoirs et savoir-faire que l’apprenant est capable de mobiliser dans ce contexte d’apprentissage précis et les connaissances exigées par ce même contexte. Cela ne veut absolument pas dire cependant qu’il ne peut y avoir apprentissage réussi qu’à partir du moment où il y a adéquation parfaite entre les savoirs et savoir-faire maîtrisés par l’apprenant et la connaissance visée car cela pourrait être interprété alors comme si le cognitivisme affirmait que l’on ne peut apprendre que si l’on possède des pré-requis précis. Ce qui irait totalement à l’inverse de la vision cognitiviste de l’apprentissage pour laquelle apprendre est toujours “ action sur… ” et “ transformation de… ” l’information, selon des voies et moyens qui varient en fonction de l’apprenant et qui correspondent à ce que la psychologie différentielle (rameau du cognitivisme) nomme styles cognitifs ( REUCHLIN, 1990, 1991). Pour autant, la distance ne peut être excessive entre le déjà-là (MEIRIEU) de l’apprenant, ses capacités de mobilisation personnelles (son projet d’apprendre) et le “ à apprendre ” auquel il est confronté. On retrouve à cette étape charnière de la genèse de la cognition, le concept forgé par VYGOTSKY de zone de proche développement, concept que nous analyserons en détail plus avant dans ce chapitre lorsque je présenterai la perspective psychologique dans laquelle il s’inscrit. Concept dont il faut d’ores et déjà dire qu’il n’appartient pas au cognitivisme (qui n’était d’ailleurs pas né en tant que théorie psychologique lorsqu’il a été forgé par VYGOTSKY à la fin des années vingt) mais qui y trouve naturellement sa place et nous apporte ici cette clarification essentielle, que la connaissance se construit dans la tension maîtrisée (l’interaction) entre un savoir, à la fois suffisamment proche et suffisamment éloigné, pour que l’apprenant se projette dans l’espace-temps qui le sépare de ce qu’il sait, et essaie d’atteindre, dans la confrontation positive aux autres, ce qu’il veut apprendre, qu’il ne connaît pas encore, qu’il entrevoit seulement mais dont il veut se saisir, qu’il veut s’approprier, à sa manière, toujours singulière, avec sa propre volonté, ses propres forces, ses propres stratégies et éventuellement en utilisant celles des autres lorsqu’elles sont plus efficaces et qu’il réussit à se les approprier. Car si l’apprendre participe pleinement d’un processus général qui peut être modélisé, il n’en est pas moins dans sa réalisation concrète ultime, toujours de l’ordre de l’individuel, du singulier, du rarement identique et du non totalement transférable. C’est un individu unique qui apprend, qui apprivoise le savoir, qui “ s’apprivoise ” la connaissance, qui « s’apprend ». Au total, pour le cognitivisme, la caractéristique principale et le fondement même de tout acte d’apprentissage, c’est la capacité à “ traiter efficacement de l’information ”. TIBERGHIEN, ROULIN, POLLIER(1987). Et, par conséquent, pour les cognitivistes, le système cognitif est essentiellement, “ un système de traitement de l’information ”(S.T.I). Pour conclure, et résumer cette très fragmentaire et nécessairement réductrice présentation du cognitivisme, nous dirons que, d’une façon générale, pour ce courant psychologique, apprendre dépend : -
“ d’une part, et prioritairement, de l’activité mentale développée par l’apprenant et de l’adéquation entre la nature et la qualité de cette activité et son objet : le savoir à acquérir ;
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et d’autre part, et rétroactivement, de l’objet même du savoir, la connaissance qui doit être appréhendée à la fois dans sa singularité
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(connaissance particulière, développée dans un contexte d’apprentissage précis) et sa complémentarité, c’est-à-dire resituée dans le cadre plus vaste des autres connaissances de même nature ou proches, sans l’aide desquelles elle serait cognitivement inaccessible ”. VILLEPONTOUX. (Ibid.p.15). Finalement, apprendre pour le cognitivisme aujourd’hui, est un processus qui se développe grâce à une interaction constante entre le projet d’apprendre de l’apprenant, l’activité qu’il déploie pour réaliser ce projet, le savoir lui-même, objet de l’activité, et le résultat, le produit de cette activité, la connaissance nouvelle en cours d’élaboration, le savoir apprivoisé, devenu progressivement sien, le « s’appris ». 2-LA VOIE DU CONSTRUCTIVISME PIAGETIEN “ On peut comme certains psychologues considérer que les travaux de PIAGET concernent essentiellement la genèse et le développement des structures logiques chez l’enfant et l’adolescent et n’ont de ce fait qu’un rapport lointain avec l’apprendre en général. Surtout si, comme nous tentons de le faire ici, apprendre est envisagé à la fois dans ce qui fonde sa dynamique et la soutient dans la durée, c’est-à-dire comme un processus personnel qui se développe tout au long de la vie et connaît son épanouissement le plus conscient et le mieux maîtrisé à l’âge adulte. Je ne partage pas cette vision restrictive de la psychologie génétique. Certes, je reconnais qu’elle ne s’intéresse pas directement aux processus d’apprentissage, du moins en tant que tels, c’est-à-dire dans leur diversité ou leur spécificité ou même leur efficacité en situation, mais ses préoccupations, les avancées mêmes de ses recherches, l’y ramènent sans cesse comme en témoignent d’ailleurs les derniers ouvrages de PIAGET (1974). Alors qu’appelle-t-on constructivisme aujourd’hui ? Pour tenter de répondre de la manière la moins contestable possible à cette question, je me donnerai la caution de BIDEAU et HOUDE (1989, p. 22-25) dont l’ouvrage fait référence en la matière : “ La psychologie génétique, en rupture à la fois avec l’empirisme et l’innéisme, et conformément à ses ancrages épistémologiques et biologiques, se déclare ouvertement constructiviste…La connaissance n’est pas le reflet du monde extérieur, ni la projection sur la réalité des structures transcendantes innées de “ l’esprit ”. Le monde physique préexiste, mais il est à modéliser…c’est-à-dire qu’il n’est “ reconnu ”… qu’en vertu des actions et opérations que le sujet exerce à son encontre. L’objectivité n’est pas donnée d’emblée. Objectivité et subjectivité se construisent conjointement et complémentairement à travers l’action incessante du sujet sur son milieu. La connaissance objective du monde, c’est-à-dire la représentation du monde, est soumise aux structures des actions coordonnées du sujet…Qu’il s’agisse… d’opérations ou de représentations, l’action constitue l’alpha et l’oméga de l’architecture cognitive. ” C’est ce primat de l’action, de l’action constructrice de la connaissance, qui fait de l’approche psychologique piagétienne, un constructivisme. L’enfant apprenant agit personnellement sur le réel. Pour cela, il calcule, réfléchit, analyse, émet des hypothèses dont la pertinence et l’efficacité dépendent en grande partie du stade d’opérationnalité intellectuelle qu’il a atteint. Il construit, déconstruit, reconstruit ce réel à la manière du logicien ou du mathématicien.
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C’est lui qui transforme en réalités objectives, accessibles et intelligibles, les objets et les divers éléments constitutifs du savoir. C’est lui qui leur donne sens en dégageant leurs propriétés, en mettant en évidence leurs relations, “ en les capturant dans les filets de ses opérations concrètes puis formelles ”. Ainsi, pour le constructivisme piagétien, l’action de l’apprenant sur le réel est première, centrale, fondatrice en quelque sorte de la connaissance. Mais pas n’importe quelle action ! L’action de l’apprenant dans le schéma constructiviste, ce sont les opérations, définies presque exclusivement par référence à des critères logico-mathématiques, que l’apprenant met en œuvre lorsqu’il cherche à comprendre, à interpréter le réel, c’est-à-dire à apprendre. Un apprendre qui, ici aussi, comme pour le cognitivisme est « un s’apprendre ». Cognitivisme et constructivisme : quelles convergences ? Il est assez aisé en s’appuyant sur la littérature existante de mettre en évidence les profondes divergences qui existent entre le cognitivisme anglo-saxon et le constructivisme piagétien mais je ne vois pas l’intérêt ici de ce type d’exercice et je préfère mettre en évidence ce qui pour moi les rassemble et nous permettra de les considérer comme participant l’un et l’autre d’une vaste et fructueuse perspective psychologique s’opposant autant à l’innéisme qu’à l’associationnisme et au béhaviorisme. Perspective qui considère, avec une communauté de pensée totale, qu’apprendre est œuvre active, volontaire, consciente, du sujet apprenant et non simple imprégnation, strict conditionnement ou fruit d’associations systématiques, d’empilements méthodiques de connaissances plus ou moins miraculeusement structurées en savoirs par de simples effets de connexion sur lesquels l’apprenant n’a pas de véritables prises et qui fonctionnent avec l’appui unique de la mémorisation ou de processus modulaires innés dont il n’est ni conscient, ni maître. Au contraire, cognitivisme et constructivisme donnent à l’apprenant “ agissant ” une place centrale, un rôle irremplaçable. C’est lui en effet qui construit la connaissance, c’est-à-dire les représentations, les structurations mentales, les images mentales du réel qui lui permettent de le lire, de le comprendre et, progressivement, de le rendre sien, de se l’approprier. Certes, les procédures de construction de ces représentations ne sont pas identiques dans l’une et l’autre conceptions mais le processus d’élaboration de la connaissance qui les sous-tend est globalement très proche et procède d’une vision, sur plusieurs aspects convergente, de la construction et du fonctionnement de la cognition. 3- LA VOIE NOUVELLE ET INNOVANTE DE LA CONSTRUCTION DE L’INTELLIGENCE DANS L’INTERACTION SOCIALE : LA PSYCHOLOGIE SOCIALE DU DEVELOPPEMENT COGNITIF. Cette voie fut au départ celle des épigones genevois de PIAGET. Elle s’inscrivait dans la continuité de la réflexion de la psychologie génétique sur les processus d’apprentissage et participait pleinement par conséquent de son évolution. Une évolution tardive il est vrai puisqu’elle n’est apparue que dans les toutes dernières recherches piagétiennes auxquelles les fondateurs de cette nouvelle orientation du constructivisme avaient été largement associés. Ce sont donc eux qui, de manière très symbolique, ont d’abord parlé de construction de l’intelligence dans l’interaction sociale parce qu’a contrario de la conception piagétienne stricte, cette nouvelle approche réintroduisait l’autre, tous les autres, comme protagonistes essentiels dans la construction de la connaissance. Plus tard, très rapidement cependant, ce qui pouvait être interprété au départ comme un simple élargissement du champ de recherche de la
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psychologie génétique, deviendra un véritable courant psychologique, hautement novateur, et se développera de façon autonome sous le nom de “ psychologie sociale du développement cognitif ”. Les premières informations consistantes et structurées sur les travaux de ces continuateurs quelque peu hérétiques de PIAGET sont portées à la connaissance de la communauté scientifique quelques mois seulement après sa mort. Il s’agit de l’article de 1974, en italien, de DOISE, MUGNY et PERRET-CLERMONT, intitulé : “ Ricerche preliminari sulla sociogenesi delle strutture cognitive ”, rapidement suivi de plusieurs autres, en anglais et en français. Mais c’est le livre de 1981, de MUGNY et DOISE, “ Le développement social de l’intelligence ”, qui fait véritablement connaître et reconnaître au sein de la communauté scientifique cette nouvelle approche psychologique comme importante et authentiquement novatrice. Qu’est-ce qui caractérise aujourd’hui la psychologie sociale du développement cognitif ? Précisons tout d’abord sa différence essentielle avec la psychologie génétique dont elle reste cependant par de nombreux aspects l’héritière. Contrairement à cette dernière, en effet, la psychologie sociale du développement cognitif s’intéresse aux enfants et adolescents réels et non à des sujets épistémiques. C’est du développement de l’intelligence qu’elle se préoccupe et, en cela, elle reste profondément attachée à ses origines, mais du développement de l’intelligence dans l’interaction sociale. Et, en cela, elle s’enracine dans la vie, dans le réel perçu et construit dans et grâce à l’interaction. Cette dernière devant être comprise comme une recherche permanente et systématique de l’échange et une volonté constante de la confrontation sur le savoir en cours d’élaboration dont le résultat, c’est-à-dire le savoir final, est alors une co-élaboration. Pour la psychologie sociale, le développement cognitif de l’apprenant, du « s’apprenant », c’est-à-dire de celui qui est en train d’apprendre, qui se mobilise totalement pour essayer de comprendre et de s’approprier un pan ou un aspect du réel, qu’il soit enfant, adolescent ou adulte, n’est pas seulement action personnelle, construction individuelle interne, il est aussi, et peut-être surtout, interaction avec les autres, interaction sociale d’abord puisqu’il y a contact, rencontre avec l’autre, mais interaction cognitive aussi parce qu’il y a interrogation de l’autre, confrontation mentale avec lui par le canal des représentations individuelles qui se rencontrent, s’opposent, s’interpénètrent, se complètent. Mais, je voudrais insister dès à présent sur un aspect essentiel, il ne peut s’agir de n’importe quelle interaction. Toute interaction n’est pas naturellement structurante intellectuellement, toute interaction sociocognitive ne débouche pas automatiquement sur une rencontre représentationnelle vraie et féconde entre les partenaires, sur une écoute mutuelle fructueuse. Il y faut un certain nombre de conditions qui tiennent à la fois à l’implication et à la mobilisation des acteurs (dimension conative) et à la nature de la situation dans laquelle se déroule la rencontre et se produit la confrontation. Ainsi, il semble bien que deux dimensions essentielles –qui sont de facto les éléments déclencheurs et constitutifs à la fois de l’interaction sociale- doivent être distinguées dans le processus qui est à la base même du développement de l’intelligence dans l’interaction sociale : l’interaction sociale simple, c’est-à-dire qui ne s’élabore pas dans et par le conflit mais qui suscite néanmoins, grâce à la gestion pédagogique efficace qui en est faite, une intense activité cognitive des partenaires, aboutissant à la construction (qui peut
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d’ailleurs être commune, ce sera alors une co-construction) de nouvelles coordinations, caractéristiques du développement cognitif ; le conflit sociocognitif qui est le résultat de la confrontation (suscitée et pédagogiquement gérée) des réponses “ socialement hétérogènes ” et “ logiquement incompatibles ” des partenaires. Il peut déboucher sur de nouvelles coordinations cognitives grâce à l’interaction sociale ”. VILLEPONTOUX, (1997). Ainsi, pour la psychologie sociale du développement cognitif, c’est “ l’interaction sociocognitive ” qui constitue la dynamique principale du développement de l’intelligence, c’est elle le principal moteur de la construction de la connaissance. L’interaction sociocognitive, c’est l’échange recherché et systématisé des idées, la confrontation organisée des représentations, l’analyse approfondie des conceptions, l’opposition gérée des points de vue divergents, opposition qui, à certains moments, ira jusqu’au conflit. Ce n’est donc pas n’importe quelle interaction, fortuite ou improvisée. C’est une interaction intentionnelle qui est à la fois démarche et outil, processus et procédure, base, source et levier clairement identifiés de la construction de l’apprendre. Une interaction construite qui s’efforce de créer les conditions optimales du développement d’un véritable « s’apprendre ». Pas n’importe quel conflit non plus ! Mais un conflit sociocognitif, c’est-à-dire un conflit spécifique, qui ne naît pas spontanément ou miraculeusement, ni même à la demande, qui ne se développe pas non plus dans n’importe quels contextes mais qui a cependant de fortes chances de se produire dans quatre situations précises, au moins : lorsqu’il y a hétérogénéité des niveaux et des styles cognitifs des partenaires ; lorsqu’il y a oppositions des centrations, c’est-à-dire regards différents portés sur l’objet de savoir, opposition des intérêts et des préoccupations, problématisation divergente de la situation ou de la tâche ; lorsqu’il existe des points de vue opposés, au sens précis ici “ de positionnements spatiaux ” qui changent la perception, qui modifient le regard ; lorsqu’il y a remise en cause explicite, mise en question argumentée par un ou plusieurs des partenaires, d’un point de vue exprimé, d’une réponse apportée, d’un résultat présenté, d’une explication donnée, d’une conception formulée… Dans la première situation, le désaccord naît de la différence des niveaux cognitifs ou de l’opposition des stratégies (parfois des deux à la fois), et l’interaction conflictuelle constitue une activité cognitive qui sera structurante pour un ou plusieurs membres du groupe, certes à des niveaux différents d’efficience. Dans la seconde situation, l’opposition des centrations se manifeste entre des apprenants, ayant des schématismes (pour reprendre la terminologie piagétienne) de même nature et de niveaux d’efficience proches ou, pour parler en termes cognitivistes, des systèmes de représentation du réel et des stratégies d’apprentissage proches et, en général, de même style cognitif ou de styles complémentaires. Mais, malgré ces proximités cognitives –et peut-être d’ailleurs à cause d’elles- ces apprenants ne vont pas s’attacher au même aspect de la
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situation, ils ne vont pas entrer de la même manière dans la tâche. Ils ne vont pas bâtir leur analyse de celle-ci à partir des mêmes préoccupations, ni viser les mêmes objectifs. Ils pourront même privilégier d’emblée des stratégies de résolution divergentes, voire contradictoires. Dans la troisième situation, les apprenants ont des capacités cognitives et même des stratégies relativement proches mais ils se trouvent dans des positionnements spatiaux différents par rapport à l’objet de savoir à analyser, l’apprentissage à engager ou la tâche à réaliser. Deux grands cas de figure au moins peuvent se présenter ici : soit il s’agit d’une situation aménagée dans laquelle ce paramètre a été introduit volontairement, c’est le cas le plus fréquent dans les situations scolaires ou de formation d’adultes. Soit il s’agit de situations fortuites, découlant de facteurs ou d’éléments imprévisibles (ou non prévus par le formateur) et dans ce cas l’exploitation du conflit risque d’être difficile, voire impossible. Que se passe-t-il lorsque le conflit sociocognitif survient dans cette dernière situation ? Une précision d’abord, c’est une situation qui connaît ses plus grands succès à l’école primaire (maternelle et élémentaire) et qui perd de son efficacité ensuite. Dans un contexte de ce type, les enfants apprenants n’occupent pas la même place, ils ne perçoivent pas, par conséquent, la tâche ou l’objet d’apprentissage (schéma, image, carte, document…) de la même manière. Ils en élaborent alors des représentations différentes et, ainsi, un conflit de perception d’abord, de points de vue ensuite, peut naître entre eux qui les conduit à s’opposer et, grâce aux interactions nées de cette opposition, leur permettra de progresser (individuellement et collectivement) dans la compréhension de la tâche et, dans la continuité de la meilleure des hypothèses, de définir les procédures de réalisation les plus efficaces. Dans les trois situations qui viennent d’être envisagées, le conflit sociocognitif était vécu entre pairs. Dans le quatrième cas, il peut survenir à la suite, soit d’une interaction entre deux partenaires dont l’un est plus âgé ou nettement plus avancé dans l’apprentissage en cours ou habituellement plus performant, soit d’une interaction avec un adulte (situation fréquente en contexte scolaire). Dans l’une ou l’autre de ces situations, il y a remise en cause à un degré divers et à un niveau d’accessibilité cognitive variable (zone de proche développement) soit de l’activité cognitive de l’apprenant, soit de son résultat, soit des deux à la fois. Lorsque l’asymétrie est trop forte, l’apprenant adhère, le plus souvent sans réfléchir et en tout cas sans s’opposer, aux remarques et suggestions du partenaire, et le conflit n’a pas lieu ou avorte très vite. Par contre, en situation scolaire aménagée, le formateur, informé de ces possibles sources de difficultés, dépassera l’obstacle en proposant lui-même une réponse incorrecte, aisément identifiable comme telle, afin d’amener l’apprenant à réagir, à s’opposer, à expliquer son point de vue et, en argumentant, à commencer à construire une autre réponse, sa réponse. Une autre façon de procéder, plus longue et plus complexe, mais beaucoup fructueuse à terme, consiste pour le formateur à entreprendre avec l’apprenant une analyse approfondie de la démarche qu’il a suivie pour aborder l’apprentissage concerné. Le projet ici est d’amener progressivement l’apprenant à comprendre comment il fonctionne au plan cognitif en situation problème, quelles stratégies il utilise et privilégie, et ainsi à mesurer l’adéquation entre ses choix préférentiels (principe de vicariance) et les apprentissages en cours. C’est la
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voie de la métacognition, forme d’aide à l’apprentissage qui sera présentée et analysée plus avant dans ce chapitre. Le conflit sociocognitif qui naît dans de telles circonstances est double. Il est d’abord interne et propre à l’apprenant, dans la mesure où celui-ci doit renoncer à des procédures auxquelles il tient parce qu’elles ont fait leurs preuves dans d’autres contextes mais qui fonctionnent selon le principe de vicariance, c’est-à-dire de choix cognitif préférentiel, quasi automatique, et non d’opérationnalité maîtrisée et sont défaillantes dans la situation présente. Il est aussi externe parce que la négociation engagée avec le partenaire oblige à entendre un autre point de vue, à entrer dans une compréhension divergente du problème et à faire bouger d’abord, puis à terme basculer tout ou partie de ses représentations…et donc à apprendre ! Quelles premières explications peut-on donner qui permettent de comprendre l’efficacité régulièrement avérée du conflit sociocognitif dans la dynamique de l’apprendre ? Deux phénomènes précis relevant, l’un des processus psychologiques à l’œuvre dans l’interaction cognitive et sociale, génératrice du conflit sociocognitif, l’autre de la logique de la communication, peuvent expliquer cette efficacité cognitive. Ce sont : d’une part, la prise de conscience par l’apprenant de l’existence de représentations différentes des siennes, plus pertinentes pour analyser et comprendre le problème posé. La prise de conscience aussi de la possibilité de traiter différemment et, apparemment plus efficacement, les informations communiquées et de revenir, si besoin s’en fait sentir, sur ses choix de procédures, c’est-à-dire d’expérimenter d’autres façons d’analyser la tâche, d’autres manières d’entrer et de cheminer dans l’apprentissage. C’est aussi la prise de conscience que l’on est en train de parvenir à une certaine décentration par rapport à soimême, à une réelle prise de recul par rapport aux conceptions des autres et à ce qu’ils décident. Capacités difficiles à acquérir mais indispensables parce qu’elles seules rendent capable de s’assumer dans ses réussites comme dans ses échecs cognitifs et d’optimiser rapidement ensuite ses capacités cognitives lorsque l’on a la bonne idée de faire appel à la démarche métacognitive ou, plus exactement, lorsque l’on a appris à le faire. La force et l’intérêt du conflit sociocognitif apparaissent clairement ici. Il est à la fois l’élément déclencheur et le moteur de cette prise de conscience. Or celle-ci constitue en soi une véritable victoire affective et cognitive pour tout apprenant, en particulier pour l’apprenant élève. Surtout quand on sait à quel point il est déjà difficile de voir et d’accepter ses propres erreurs et que l’on considère que l’on parvient, dans ce cas de figure, bien au-delà de la seule reconnaissance de leur existence puisqu’elles sont analysées, questionnées et servent même de matériau et de point d’appui pour apprendre, s’apprendre à les dépasser ! C’est la situation de conflit sociocognitif (à condition qu’elle soit exploitée dans le cadre indiqué ci-dessus) qui permet, grâce aux interactions tant sociales que cognitives, ce déséquilibre bénéfique des représentations (assumé parce que vécu positivement) grâce auquel l’apprenant commencera à sortir de lui-même, à s’intéresser à l’autre et à entrer progressivement dans un nouveau savoir sur soi et sur la manière de s’apprendre. Et d’autre part, la situation d’intercommunication vraie, authentique, créée par le conflit sociocognitif et en découlant à la fois, qui ne peut survenir et se développer significativement, que si les partenaires s’écoutent, s’entendent, se répondent,
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argumentent et communiquent. Des oppositions naissent, des conflits surgissent, des prises de conscience s’opèrent parce que les différences, attendues, sollicitées, s’expriment et que les protagonistes les exploitent et ensemble en tirent profit. Notons que les deux aspects qui rendent la situation de conflit sociocognitif cognitivement productrice de progrès, c’est-à-dire la prise de conscience et l’intercommunication, sont en réalité indissociables tant au niveau de la genèse que de l'évolution du conflit. Si ces qualités psychologiques incontestables du conflit sociocognitif font que sa valeur et son efficacité dans de nombreuses et très diverses situations d’apprentissage sont aujourd’hui quasi unanimement reconnues, pour autant, il serait scientifiquement aventureux de franchir le pas qui consisterait à lui attribuer des vertus pédagogiques et cognitives, qu’il n’a pas et ne pourra, à mon avis, jamais avoir. En particulier, faire accroire que tout apprentissage doit être engagé par une mise en situation de conflit ou encore qu’un conflit sociocognitif naît infailliblement entre des partenaires lorsque les conditions recensées ci-dessus et présentées comme nécessaires sont apparemment remplies. Certes, ces conditions semblent, à l’expérience, incontournables mais, comme en tout lieu et en toute situation dans le réel, l’aléatoire existe, et fort heureusement d’ailleurs. Et cet aléatoire survient fréquemment dans la conduite des apprentissages et la formation en général. C’est pourquoi, la mieux préparée des situations de mise en apprentissage, la plus habilement gérée par le formateur comme la moins sociocognitivement propice et la plus calamiteuse en termes de gestion, peuvent donner les résultats inverses de ceux auxquels on était en droit de s’attendre ou que l’on pouvait craindre. Le conflit sociocognitif le plus intelligemment conçu et le plus pertinemment exploité peut achopper sur un obstacle imprévu, un détail apparemment insignifiant. Nulle entreprise d’aide à l’apprentissage et de formation en général, n’est à l’abri d’aléas de ce type. Il faut donc savoir que : -le conflit sociocognitif ne surgit pas toujours au moment où on l’attend, - qu’il n’obéit pas à des lois parfaitement connues et inéluctables, - qu’il peut naître et être positif, - qu’il peut naître et avorter ou dégénérer. Par ailleurs, la conception de la situation problème qui vise à l’engendrer peut être théoriquement parfaite et malgré cela ne pas déboucher concrètement sur un conflit exploitable. Enfin, l’exploitation dynamique et interactive du conflit est aussi une entreprise délicate et l’issue positive attendue n’est jamais acquise d’avance. Pour autant, malgré tous ces obstacles, le conflit sociocognitif représente une stimulation à l’apprentissage très efficace qui doit être recherchée, tentée et exploitée chaque fois que cela est possible. Pour conclure, nous dirons avec la psychologie du développement de l’intelligence dans l’interaction sociale que, si apprendre est nécessairement, à un moment ou à un autre du processus qui l’institue, le résultat d’une volonté consciente et d’une mobilisation personnelle de l’apprenant, son succès dépend très largement in fine de la qualité des interactions sociocognitives qui l’ont fait naître soutenu, dynamisé et facilité. Il est indéniable que l’on peut apprendre seul mais il est tout aussi exact que l’on apprend souvent mieux, plus vite et avec davantage de plaisir et d’intérêt à plusieurs.
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Coopérer mais aussi s’affronter, s’opposer, confronter des points de vue, analyser et essayer de comprendre le pourquoi de divergences, vivre et assumer des conflits dans le respect mutuel…Bref, interagir pour comprendre et connaître, constituent des voies de l’apprendre essentielles, indispensables, mais, malheureusement, encore souvent sous-estimées ou négligées. 4- LA VOIE DE LA PSYCHOLOGIE HISTORICO-CULTURELLE DE VYGOTSKY A proprement parler, l’analyse psychologique de l’apprendre que tente d’élaborer VYGOTSKY au cours des années vingt (1920 à 1928) n’appartient pas au courant cognitiviste. Pourtant, il paraît difficile de ne pas l’y rattacher par certains de ses aspects (les plus féconds d’ailleurs) même si en s’exprimant de cette façon, on risque mécontenter tout le monde. Pour présenter les choses clairement, je dirai qu’elle est d’inspiration marxiste et se veut orientée nettement dans cette direction. J’ajouterai, mais c’est un point de vue personnel, que, pour moi, elle est marxiste dans sa vision du monde et ses analyses psychologiques, et cognitiviste avant l’heure, dans ses prolongements et transpositions pédagogiques. VYGOTSKY développe dans son ouvrage majeur “ Pensée et Langage ” ce que l’on a pris l’habitude d’appeler aujourd’hui “ une conception historico-culturelle du psychisme ”. Conception qu’il caractérise lui-même de la façon suivante : “ Les fonctions psychiques supérieures se forment dans l’histoire de l’humanité grâce à des outils mentaux et par-dessus tout des signes dont la forme universelle est le mot, que chaque individu intériorise sur la base de son activité pratique en activités mentales de plus en plus complexes ”. Cette conception de la genèse et du fonctionnement du psychisme humain se fonde sur l’idée qui a opposé VYGOTSKY à Piaget (virtuellement il est vrai puisqu’ils ne se sont jamais rencontrés et n’ont jamais échangé directement entre eux) selon laquelle le développement des facultés mentales supérieures n’est pas seulement lié à des processus biologiques mais aussi, en grande partie à “ une histoire sociale productrice d’outils et de fonctions psychiques par l’appropriation et l’intériorisation desquels s’effectue le développement mental de l’enfance à l’âge adulte ”.VYGOTSKY (1985). Cette conception du développement psychologique conduit VYGOTSKY à considérer le langage comme un outil essentiel du développement cognitif, le moteur même de la construction de la pensée chez l’enfant puisqu’il constitue le médiateur central entre l’action et sa représentation laquelle passe en partie par une mise en langage intériorisé (selon une structuration mentale propre à l’enfant) de celle-ci. Le rôle essentiel du langage dans les apprentissages en tant que médiateur principal entre le perçu et le représenté, processus fondamental d’accompagnement et de structuration intellectuelle ainsi qu’outil et matériau essentiels de la construction de la pensée, est à la base d’une conception de l’apprendre qui va a contrario de ce que croyait et développait Piaget. Cette vision psychologique qui fait du langage un appui essentiel de la construction de la pensée chez l’enfant, nous intéresse particulièrement ici car elle nous conduira en méthodologie à « l’approche métacognitive » ou « métacognition » qui a déjà été évoquée et,
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plus largement, au principe d’explicitation régulière de ses stratégies d’apprentissage par l’apprenant. C’est à Bruner, par la voie de la médiation, et à la psychologie sociale du développement de l’intelligence dans l’interaction sociale, par le canal de l’interaction et notamment du conflit sociocognitif, que l’on est redevable de la mise en évidence et de l’exploitation de cette idée pionnière de VYGOTSKY sur le rôle déterminant du langage dans la construction de l’intelligence et la compréhension du réel chez l’enfant. Outre cette piste extrêmement fructueuse pour la conception et la conduite pédagogiques des situations scolaires d’aide à l’apprentissage du langage, VYGOTSKY en a ouvert une seconde, psychologiquement et pédagogiquement tout aussi riche. C’est celle que la première traduction de “ Pensée et Langage ” dénomme “ zone de proche développement ” qui sera appelée ultérieurement “ zone proximale ” puis “ zone de développement proche ” puis, finalement, “ zone prochaine de développement ”. Essayons de comprendre ce que recouvre précisément cette “ zone de proche développement ” et en quoi ce concept peut être utile pour faciliter la réussite des apprentissages des élèves. Selon VYGOTSKY, le développement mental et les compétences intellectuelles réelles d’un enfant ne peuvent être valablement appréciés uniquement à partir de ce qu’il parvient à apprendre et à réaliser seul dans les situations d’apprentissage et les tâches scolaires. Si, par conséquent, on évalue un enfant à la seule aune des résultats qu’il obtient lorsqu’il travaille seul, on a une connaissance inexacte de ses possibilités cognitives réelles. Ce qui, soit dit en passant, pose le problème de l’intérêt d’une utilisation totalement individualisée des fichiers autocorrectifs. On ne connaît alors que ce qu’il est capable de réaliser dans l’état actuel de maturité de ses possibilités intellectuelles mais on ne peut rien anticiper sur ses potentialités qui restent cachées. Or, c’est cette connaissance là qui est la plus intéressante et la plus productive selon VYGOTSKY, si l’on veut aider efficacement l’élève à progresser et à se dépasser. Par conséquent, si l’on veut déterminer de manière prospective les possibilités cognitives réelles d’un enfant, il faut prendre en considération, non seulement “ les fonctions venues à maturité, mais aussi celles qui sont au stade de la maturation ”, celles qui sont prêtes à s’épanouir et qui n’attendent qu’une sollicitation appropriée pour y parvenir, c’est-à-dire celles qui sont dans “ la zone de proche développement ”. Pour étayer cette affirmation, VYGOTSKY présente les résultats de différentes recherches qui montrent qu’en collaboration avec d’autres enfants ou avec des adultes, les enfants résolvent des problèmes que, seuls, ils ne parviennent pas à résoudre, démontrant ainsi qu’ils ont des possibilités qui ne s’expriment qu’en situation de coopération ou de confrontation. Ce qui rejoint parfaitement le point de vue de la psychologie du développement de l’intelligence dans l’interaction sociale. C’est l’interaction qui joue probablement ici un rôle clef de stimulant et de dynamisant des potentialités “ proches ” mais non encore affirmées. A partir de ce constat psychologique, VYGOTSKY suggère au pédagogue de procéder à un travail de repérage, essentiel par ses conséquences positives prévisibles sur les apprentissages. Il faut, conseille-t-il, déterminer les seuils d’apprentissage personnels de chaque enfant apprenant : son seuil inférieur et son seuil supérieur car c’est dans l’intervalle de ces deux seuils que l’apprentissage sera le plus fructueux. En effet, le développement mental de l’enfant ne se réalise de façon optimale que “ s’il devance le développement (apparent) parce
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qu’il suscite alors et fait naître toute une série de fonctions qui se trouvent au stade de la maturation, fonctions qui se trouvent précisément dans la zone de proche développement ”. C’est pourquoi, affirme Vygotsky, “ la pédagogie doit s’orienter non sur l’hier mais sur le demain du développement enfantin ”. Alors, seulement, elle parviendra à déclencher, dans et grâce à la dynamique même du processus d’apprentissage, les potentialités cognitives latentes qui ne sont encore que dans “ la zone de proche développement ” et qui, sans l’aide des stimulations attentives et régulières de l’environnement pédagogique, sans l’appui de circonstances sociocognitives et contextuelles favorables, se développeraient plus lentement, voire peut-être pas du tout pour certains enfants apprenants, mais qui connaîtront, grâce à cette attention constante et à cette prise en charge pédagogique systématique, un développement qu’on peut espérer optimal, compte tenu bien sûr du rythme d’apprentissage personnel et de la mobilisation propre de chacun. 5- ET LES ADULTES, QUE SAIT-ON DE LEURS STRATEGIES D’APPRENTISSAGE ? RESSEMBLENT-ELLES A CELLES DES ENFANTS APPRENANTS ? OU BIEN S’EN DIFFERENCIENT-ELLES NOTABLEMENT ? PRESENTATION DE QUELQUES RESSEMBLANCES ET DIFFERENCES IMPORTANTES, APPAREMMENT PEU CONTESTABLES. Il n’est pas possible dans un ouvrage qui se préoccupe de la formation des adultes éducateurs et qui essaie de définir une voie et une démarche pour les rendre capables d’aider des enfants et des adolescents à apprendre et au-delà à « s’apprendre », de ne pas se préoccuper et commencer au moins à explorer la problématique de l’apprendre à l’âge adulte. C’est ce que je voudrais essayer de réaliser dans cette dernière partie en esquissant une sorte d’inventaire, très sommaire et très entaché de ma subjectivité, de quelques ressemblances et différences importantes qu’une expérience de trente années de formateur et d’accompagnateur de parcours de formation d’adultes m’a permis progressivement d’établir. Il ne s’agit nullement de prétendre ici à l’exhaustivité, pas plus d’ailleurs qu’à de quelconques certitudes. Ce sont des impressions fortes, des constats régulièrement établis, des observations réitérées, des analyses fréquentes et approfondies que je présente mais ce sont les miens, rien que les miens et ils ne cessent d’évoluer, de se confirmer mais aussi de s’infirmer. Pour autant, malgré ces insuffisances et cette parfois irritante variabilité, je les présente comme constituant une base de travail et de réflexion solide et utile. De quelques ressemblances, apparentes sinon manifestes La première des grandes ressemblances m’apparaît dans le comportement face à une tâche ou à un apprentissage nouveau. J’entends par nouveau, une tâche ou un apprentissage dont la nature ou le contenu (ou les deux à la fois) sont nouveaux pour l’apprenant, c’est-à-dire qu’il ne les a pas rencontrés auparavant ou bien, cas fréquent, dont il n’a conservé aucun souvenir ou un souvenir tellement vague qu’il ne lui est pas possible de s’y référer de façon sûre et efficace. Comme l’enfant apprenant l’adulte apprenant (celui qui a conservé un rapport positif au savoir, ce qui exclut une grande partie des adultes en difficulté), va utiliser sa stratégie préférentielle d’exploration et d’analyse du réel, sans se préoccuper dans ce premier temps de son niveau d’adéquation avec la situation problème ou la tâche considérée. C’est ce que la psychologie différentielle a clairement mis en évidence au travers notamment du “ principe de vicariance ” et du “ critère d’évocabilité différentielle ”. REUCHLIN (1978). C’est ce que
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l’on retrouve aussi dans les notions d’habitude(s) évocative(s) et de langue maternelle pédagogique définies par LA GARANDERIE (1982). Ce qu’il est important de noter ici dans une perspective d’aide à l’apprenant, c’est le fait que, sans un apprentissage méthodique préalable de type métacognitif, NOËL (1991) ou un travail de repérage systématique de ses habitudes évocatives ou encore une connaissance approfondie de son style cognitif, BASTIEN (1987), qu’il soit enfant, adolescent ou adulte, l’apprenant utilise face à un apprendre nouveau, de façon probablement automatique et inconsciente, une stratégie préférentielle sur la pertinence de laquelle, dans le contexte spécifique auquel il est confronté, il ne se pose pas a priori de question. Notons, au passage, que cela remet très sérieusement en question la théorie piagétienne d’une construction progressive, naturellement ouverte à tous les apprenants (à travers les fameux stades), d’une pensée de type logico-mathématique. La réalité semble autre : c’est, dans la grande majorité des situations, une forme de logique empirique, une espèce de logique floue qui l’emportent, du moins dans le contact initial avec l’apprendre. Ainsi, dans ce que l’on pourrait considérer comme le premier acte de tout apprentissage, l’adulte comme l’enfant agissent le plus souvent de la même manière, c’est-àdire spontanément. Ils donnent libre cours à leurs stratégies cognitives dominantes et s’engagent dans leurs modes de résolution des tâches habituels, sans s’interroger préalablement sur leur validité et leur opérationnalité dans le contexte spécifique auquel ils sont confrontés. La seconde ressemblance m’apparaît dans la nature du rapport à la tâche à effectuer ou au savoir à s’approprier, qui s’établit d’entrée de jeu entre l’apprenant qu’il soit adulte ou enfant, selon le type de rapport que lui-même entretient avec le champ de savoir ou, pour parler de façon plus scolaire, la discipline en question. En d’autres mots, c’est la qualité affective et la nature (répulsion ou amour, intérêt ou désintérêt) de l’expérience antérieure de l’apprenant (même courte ou récente pour l’enfant par exemple) avec le champ de savoir concerné ou le type de tâche proposé qui conditionnent largement, semble-t-il, le succès (au départ tout au moins) des nouvelles expériences ultérieures. L’adulte agit ici de la même manière que l’enfant ou l’adolescent, du moins dans un premier temps, car d’autres facteurs dont il est davantage conscient et qu’il maîtrise mieux vont intervenir plus ou moins rapidement et efficacement et parviendront, dans certains cas, à changer la qualité du rapport. Je veux parler ici de la prise de conscience dans le cas d’un adulte responsable, de l’importance et de la nécessité de tel ou tel apprentissage, par exemple dans le cadre de son projet actuel de formation. La différence manifeste qui apparaît ici entre l’adulte et l’enfant, se situe au niveau de la capacité à se contraindre à rester dans la tâche, à tenter par tous les moyens possibles de la réaliser, quels que soient les obstacles, et à s’astreindre par conséquent à un effort conscient de dépassement de soi en fonction d’un projet personnel fort d’apprentissage ou de ré-apprentissage. Je ne veux pas dire que des enfants et surtout des adolescents ne soient pas capables de ce type de mobilisation intense, soutenue et consciente, mais leur projet d’apprentissage est généralement plus flou, moins exigeant et oppressant aussi parce que l’adulte en formation vit malgré tout dans une certaine urgence de résultats positifs encourageants et dans l’angoisse du temps qui s’écoule et lui échappe, ce qui n’est pas le cas de l’enfant et de l’adolescent en général.
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La troisième grande ressemblance se situe au niveau de la communication de l’information entre apprenants et des échanges sur les savoirs en construction. Là aussi s’il n’y a pas eu apprentissage antérieur conscient, régulier et prolongé de la coopération, de l’interaction et de la confrontation positive des points de vue et des analyses, toutes comprises à la fois comme des attitudes fondamentales, des éléments méthodologiques indispensables et des points d’appui essentiels de l’apprentissage, les effets néfastes des habitudes d’apprentissage traditionnelles, isolationnistes, basées sur la compétition et la rétention systématique de l’information, s’épanouissent et font que, même en extrême difficulté face à l’apprendre, les adultes reproduisent spontanément des comportements négatifs, individualistes et agressifs, qui vont à l’encontre de leurs intérêts et de la réussite de leurs projets. En somme, confrontés aux difficultés d’apprentissage qu’ils ont connues et qu’ils redécouvrent, les adultes en formation (pas tous mais en majorité) retrouvent et reproduisent spontanément les comportements sociaux anciens, caractéristiques du microcosme scolaire et du principe d’ordre qui le dirige souterrainement. Comportements qu’ils récusent et critiquent en général de façon pertinente et lucide lorsqu’ils évoquent leurs expériences scolaires antérieures. Ainsi, la réelle clarté cognitive qu’ils manifestent dans les échanges entre eux sur leur vécu scolaire et le système dans son ensemble, le recul par conséquent qu’ils parviennent à prendre hors contexte, ne résistent-ils pas, dans un premier temps tout au moins, à la force inconsciente des habitudes et aux pesanteurs des représentations sociales dominantes. La quatrième grande ressemblance m’apparaît dans l’égal plaisir d’apprendre que peuvent manifester les uns et les autres. Contrairement en effet à une idée reçue, les adultes aiment toujours apprendre et se confronter aux obstacles de l’apprendre. Ils aiment s’investir dans de nouveaux champs de savoir et ils manifestent la même jubilation dans l’action que les enfants et les adolescents. Une différence apparaît cependant dans l’approche de la tâche ou de l’apprentissage. Les enfants, et déjà beaucoup moins les adolescents, ont un rapport direct, franc et sans arrièrepensée (je veux dire sans inquiétude, ni prudence ou retrait) avec le savoir en général. Les adultes eux vivent très majoritairement le présent avec le souvenir de leur passé et leur premier contact avec le savoir s’en ressent naturellement. Il est parfois moins direct, moins enthousiaste et pourtant le plaisir d’apprendre finit par dominer quasiment toujours. C'est quand ils se laissent aller, quand ils donnent libre cours au plaisir de découvrir ou de redécouvrir le savoir, quand ils acceptent d’assumer pleinement tous les risques liés à la nouveauté d’un apprentissage, quand ils parviennent à réinterroger positivement leurs peurs anciennes parce que les circonstances et l’environnement les y aident, que les adultes réussissent le mieux à apprendre, comme les enfants et les adolescents d’ailleurs. En fait, c’est par le besoin vital d’un apprivoisement progressif du savoir nouveau, et probablement davantage encore du contexte d’apprentissage, que les adultes diffèrent des enfants et des adolescents. Un apprivoisement qui est souvent plus long, plus lent, avec parfois des ralentissements angoissants et qui s’accompagne en général d’une jubilation plus tempérée devant le constat du savoir approprié. Et il en est ainsi jusqu’au moment où la confiance en soi est retrouvée, où elle prend enfin le dessus sur la conscience de l’échec. Alors le plaisir de la réussite constatée, présente et palpable donc désormais possible, l’emporte. C’est à partir de là que les adultes, même ceux qui ont été le plus en difficulté dans les apprentissages scolaires, (re)trouvent un désir vrai, profond, tenace, d’apprendre et
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s’autorisent à construire et à goûter des joies proches de celles de l’enfance mais qu’ils n’ont pas connues. La dernière grande ressemblance que je voudrais souligner concerne le rapport au formateur ou à l’enseignant, c’est-à-dire à la personne qui constitue la référence en termes de savoir et de compétence pédagogique dans le contexte de formation ou d’enseignement donné. Enfants, adolescents, mais aussi, de façon surprenante a priori, adultes expriment spontanément un certain rapport de dépendance vis-à-vis de celui qui sait ou est censé savoir et qui est crédité, souvent sans aucun recul, d’une connaissance totale, absolue et infaillible dans le domaine où il intervient. Ce qui est surprenant ici, c’est que les mêmes adultes (la plupart d’entre eux en tout cas) donnent l’impression lorsqu’ils parlent de cette personne hors du contexte strict d’apprentissage ou de formation, ou analysent la situation entre eux, d’un net recul par rapport à cela et paraissent même ne plus avoir cette confiance aveugle que les enfants, et déjà beaucoup moins les adolescents, manifestent spontanément vis-à-vis du maître ou du professeur. Evidemment, il s’agit là d’une perception personnelle mais qui me paraît largement dominante cependant dans les contextes de formation initiale ou continue des enseignants ainsi que dans les stages dits de re-mobilisation ou à visée d’insertion ou de réinsertion professionnelle de la formation continue des adultes. Bien sûr, ce type de relation ne perdure que si le formateur s’y complaît ou n’en n’a pas pris la mesure de façon consciente. C’est à lui en effet, et aux formés aussi, ensemble donc, progressivement et consciemment, de tisser un réseau de travail communautaire, fondé non sur la soumission et la dépendance aveugles mais sur d’autres rapports, pour moi ceux de l’accompagnement différencié et de l’aide au « s’apprendre » que je développe plus loin dans cet ouvrage, et par conséquent sur de toutes autres valeurs éthiques.
De quelques différences majeures entre adultes et enfants apprenants et de leurs conséquences manifestes sur les comportements en situation d’apprentissage. La première grande différence, celle qui selon moi creuse les plus grands écarts entre enfants (et adolescents) et adultes, dans la réussite des apprentissages, se situe au niveau de la capacité à mémoriser des savoirs et des savoir-faire nouveaux. Il me semble que la souplesse cognitive, la capacité d’acceptation de la nouveauté, la facilité et la rapidité de mémorisation des enfants et des adolescents sont dans la très grande majorité des cas très supérieures à celles des adultes. Il y a certes, une notable différence entre, d’une part, les adultes qui n’ont pas de passif avec L’Ecole et qui retrouvent rapidement une bonne capacité de mémorisation ou encore ceux qui ont continué à faire fonctionner activement leurs différentes mémoires et qui témoignent d’un haut niveau de performance dans ce domaine et, d’autre part, les adultes qui ont été en difficulté dans les apprentissages scolaires et qui (re)vivent lorsqu’ils les retrouvent, surtout lorsqu’ils leur sont présentés d’une façon identique à celle qu’ils ont connue et qui fut en partie la cause de leur mise en situation d’échec, les mêmes difficultés qui s’expriment souvent par une véritable incapacité à conserver en mémoire les informations. L’angoisse liée au manque de confiance en soi, elle-même liée au souvenir des échecs cumulés passés, est le plus souvent la première cause de cette impossibilité à mémoriser. Il ne s’agit d’ailleurs, à l’analyse, pas du tout d’un handicap cognitif, d’une sorte d’incapacité physiologique à conserver et à restituer l’information, mais
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simplement d’une difficulté circonstancielle à structurer un champ de savoir antérieurement anxiogène. Bien sûr, la capacité à stocker l’information, celle aussi qui permet de la traiter et de l’organiser de façon cohérente semblent défaillantes. Mais, je crois qu’elles ne le sont que momentanément. Elles ne sont qu’assoupies, en hibernation serait plus exact, et prêtes à s’exprimer au premier signal fort encourageant. Celle qui, par contre, est profondément dégradée, c’est la capacité à construire le sens, à donner du sens aux apprentissages concernés. Il me semble que le sens de ce qu’il fait et la raison d’être de son implication actuelle se brouillent ou échappent régulièrement à l’apprenant-réapprenant adulte, ancien élève en difficulté, lorsqu’il est confronté à la multiplicité et à la simultanéité des tâches d’apprentissage et au poids des exigences et des angoisses concomitantes qui doivent être gérées efficacement dans un temps contraint et un contexte précis. Du constat précédent découle la seconde différence: le constat de la nettement moins grande souplesse intellectuelle et de la beaucoup plus faible adaptabilité cognitive face à la nouveauté de nombre d’adultes apprenants, y compris d’ailleurs parmi ceux qui ont eu des parcours scolaires normaux, voire brillants. C’est là un constat permanent qui concerne autant les enseignants en formation initiale ou continuée que les adultes au passé scolaire difficile ou peu fructueux, stagiaires dans divers cursus de formation. Il semble que pour eux les représentations, les conceptions, la théorie du monde se soient en quelque sorte figées, très fortement stabilisées au moins. Et, alors, exactement comme réagissent les enfants en difficulté avérée dans les apprentissages scolaires qui s’accrochent à des réponses stéréotypées, qui répondent en employant systématiquement des routines ayant apporté des réussites à certains moments et dans certains contextes mais qui ne sont nullement généralisables et que, faute de mieux, faute de plasticité cognitive et de cette capacité à s’adapter et à évoluer, ils utilisent partout et tout le temps, ces adultes, eux aussi, témoignent de réelles difficultés à sortir des représentations et des fonctionnements cognitifs qu’ils ont construits et structurés, et eux aussi ritualisés, et que, automatiquement, ils utilisent et, systématiquement, ils opposent à toute nouveauté, du moins dans les premiers temps de la formation. Pour autant, et aussi surprenant que cela puisse paraître de prime abord, les adultes qui ont vécu déjà ces mêmes difficultés à L’Ecole, ne sont pas plus rétifs à la nouveauté que certains parmi ceux qui ont un passé scolaire positif. Au contraire, souvent d’anciens élèves et étudiants performants dans les études académiques, s’avèrent quasiment inaccessibles à la nouveauté, particulièrement lorsque celle-ci remet sensiblement en question des représentations savoir. Certes, des personnes, ayant été en difficulté dans les apprentissages scolaires auront, dans les premiers instants de la rencontre avec la nouveauté, des réactions de même nature, pour des raisons à la fois différentes et identiques, mais elles évolueront souvent plus rapidement et plus facilement à partir du moment où elles auront commencé à découvrir leurs vraies capacités et à prendre confiance en elles. La rigidité de leurs représentations, moins forte parce que celles-ci sont moins structurées, moins consolidées aussi par des succès qui construisent des bastions de certitudes, moins affirmées par conséquent, cette rigidité s’effrite plus aisément pourvu que l’environnement de la formation le favorise, c’est-à-dire qu’il ne reproduise pas les conditions défavorables antérieures et qu’il ne replace pas systématiquement ces personnes dans le contexte néfaste d’apprentissage qui avait contribué à leurs échecs. La troisième grande différence s’articule cognitivement et stratégiquement, c’est-à-dire au plan de l’opérationnalité et de l’efficacité de l’apprentissage, sur les deux précédentes.
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C’est le fait que l’acquisition de savoirs et de savoir-faire nouveaux peut chez nombre d’adultes rester d’ordre strictement intellectuel et privé et ne pas être transférée dans leurs pratiques professionnelles. En d’autres mots, des adultes peuvent accepter la nouveauté, se donner la peine de construire toute l’architecture conceptuelle nouvelle correspondante, l’intégrer momentanément, apparemment au moins, puis, volontairement ne pas l’utiliser, ne pas la transférer dans leurs pratiques professionnelles par exemple, mais peut-être faut-il rester prudent et ajouter que, pour certaines personnes, il peut s’agir d’un processus largement involontaire. C’est là une situation que l’on rencontre régulièrement dans le cadre de la formation continue des enseignants, notamment chez les plus anciens d’entre eux, mais là encore il ne faut pas généraliser car des enseignants plus jeunes peuvent aussi avoir ce type de comportement. C’est une réaction que l’on rencontre également chez des adultes non enseignants ayant de forts acquis scolaires et techniques et aussi chez des personnes dont la scolarité a été difficile et peu fructueuse, par exemple au niveau des diplômes obtenus. C’est le cas également de nombre de personnes dites illettrées. Pour autant, les ressemblances me semblent ici trompeuses et faire l’amalgame entre les comportements de ces différentes catégories de personnes, à partir de réactions apparemment identiques, serait probablement une erreur psychologique car les ressemblances ne sont qu’apparentes et les origines comme les causes sont en réalité sensiblement, voire profondément différentes. Pour les enseignants qui appartiennent à la catégorie des adultes ayant eu très majoritairement un cursus scolaire positif ou très positif, il s’agit probablement d’un retour spontané au statu quo ante, c’est-à-dire à un système de fonctionnement professionnel ayant fait ses preuves, bien rôdé en tout cas et, par conséquent, ne justifiant pas la prise du risque d’un surcoût en investissements personnels de toute nature : émotionnel, intellectuel, relationnel, pédagogique, didactique… La raison de cette attitude frileuse et de ce refus de passage à l’acte innovant paraît donc évidente : elle est de l’ordre de l’économie de soi et peut-être est-elle aussi liée, pour certains, à un manque de confiance en leurs capacités de gestion efficace de cette nouveauté. De toute façon, une telle attitude est incontestablement fort discutable au plan de l’éthique professionnelle, que les raisons explicatives et les justifications vraies soient celles qui viennent d’être énoncées ou même d’autres. En effet, si l’on prend le temps d’une analyse de la façon dont ces enseignants ont procédé en cette affaire, par exemple dans le cadre de la formation continue des enseignants, que sommes-nous bien obligés de constater ? Tout d’abord, si l’on se réfère à la chronologie des étapes successives de la constitution du groupe des participants à un stage de cette nature : Premièrement, c’est motu proprio qu’ils ont fait acte de candidature à cette formation. Deuxièmement, c’est parce qu’ils l’ont souhaité qu’ils ont été retenus et qu’ils participent à un stage, sur un thème de leur choix. Il est incontestable par conséquent qu’ils ont délibérément choisi de s’engager dans cette formation-là et pas dans une autre. Ensuite, ils ont certes éprouvé et assumé pendant ce stage (comme les autres stagiaires d’ailleurs) l’inquiétude liée au fait de se confronter à la nouveauté mais, ce faisant, ils ont aussi renouvelé et amélioré leurs capacités personnelles d’adaptation à la nouveauté. Ils se sont ainsi à nouveau donné les moyens psychologiques de faire face à la nouveauté cognitive et de se l’approprier. Ils ont éprouvé par conséquent les sensations qu’ils étaient venus, plus ou moins consciemment, chercher, avec, de surcroît, le plaisir d’être parvenus à surmonter les obstacles de l’appropriation de savoirs et savoir-faire inconnus qui viennent élargir le champ
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de leur savoir propre. Ils ont pu de cette façon, et pour la grande majorité d’entre eux avec une parfaite conscience de la situation puisque c’était leur projet de départ, se rassurer sur leurs possibilités intellectuelles et leurs compétences personnelles face à des apprentissages nouveaux. Tout cela a été réalisé dans les meilleures conditions psychologiques et émotionnelles possibles puisque, ils le savaient depuis le début de leur engagement dans le processus, ce n’était là en réalité qu’une sorte de jeu, une situation de simulation, un coup non pas pour rien mais uniquement pour eux, pour rassurer ou conforter leur moi. La réalité vraie et angoissante était ailleurs, dans la classe avec les élèves, et l’affronter en essayant de mettre en œuvre de nouvelles procédures d’apprentissage n’était pas la perspective envisagée parce qu’elle comportait trop de risques, trop lourds à assumer. Risques bien connus : incertitude des résultats, désarroi face à des situations inattendues, ralentissements brusques et incompréhensibles des apprentissages, pesanteur du groupe classe désorienté lui aussi par la nouveauté du processus d’apprentissage et, en toile de fond à tous ces hypothétiques désagréments, un important surcoût énergétique et émotionnel lié à la nécessaire mobilisation totale de l’enseignant qu’exige la conduite de tout travail nouveau avec des enfants ou des adolescents apprenants. Pour les adultes aux acquis scolaires et professionnels affirmés et très techniques, la situation est différente, plus limpide, en apparence au moins, me semble-t-il. Ils ont construit une architecture intellectuelle et pratique très structurée qui les satisfait pleinement et qu’ils n’ont par conséquent aucune raison de remettre en question aussi longtemps qu’elle fonctionne et rend ou paraît rendre les services attendus. Les interrogations ne parviennent que difficilement à se glisser dans les interstices de telles certitudes. Il est impossible pour elles d’ébranler de telles forteresses mentales. Des doutes ne naissent, des perturbations, en général génératrices de très fortes inquiétudes, n’apparaissent, dans la très grande majorité des cas, que lorsque des difficultés surgissent dans le cadre professionnel, qu’elles s’installent et remettent plus ou moins fortement en cause les pratiques, voire le statut professionnel de la personne. A ce moment-là seulement, les plus lucides qui sont souvent aussi les plus ouverts à la nouveauté et les plus adaptables, sont capables, dans l’urgence et devant l’absolue nécessité, d’une vraie et profonde remise en question de leurs représentations et de leurs savoirs et savoir-faire. Eux aussi avaient laissé se rigidifier leur système de traitement de l’information et s’étaient installés dans la commodité d’un fonctionnement mental établi pour une impossible éternité. Pour les autres adultes, ceux dont le passé scolaire est une longue et douloureuse suite d’échecs, la prise en compte puis l’utilisation de la nouveauté constituent une prise de risques majeure, très souvent génératrice d’angoisse et de mal-être. Mais pour eux, la prise de risques me paraît plus difficile encore et beaucoup plus angoissante parce qu’elle est triple : - Premièrement, il faut réussir à faire fonctionner rapidement et efficacement la nouveauté, sous le regard direct des autres de surcroît, alors que jusqu’à présent on n’y est pratiquement jamais parvenu. -Deuxièmement, il faut en assumer le surcoût énergétique et émotionnel qui peut apparaître rapidement, notamment dans la phase tâtonnante de début, totalement disproportionné avec la qualité apparemment faible des résultats obtenus.
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Et troisièmement, il apparaît très vite à l’apprenant adulte débutant qui se re-mobilise progressivement sur l’apprendre et s’engage dans la reconstruction de savoirs et savoir-faire insuffisamment acquis ou mal maîtrisés ou, encore, s’efforce d’en construire de nouveaux, par exemple dans le domaine de la maîtrise de la langue, que le champ à labourer est immense, interminable et totalement démesuré par rapport à ses possibilités et au temps dont il pense pouvoir disposer pour aller jusqu’au bout de ce qu’il considère comme le terme nécessaire de ses apprentissages, que ses succès sont insignifiants et sans cesse remis en question, que les obstacles sont nombreux, immenses, cumulatifs, et surtout que, pour certains d’entre eux, ils ressurgissent sans cesse, toujours aussi complexes et insurmontables malgré les efforts qu’il fournit. Ainsi, nombre de ces adultes connaissent régulièrement une très forte baisse d’investissement et de confiance en leurs possibilités alors que, justement, ils progressent, alors que, précisément, ils avancent significativement. Mais ce n’est pas cette perception dynamique et positive qu’ils ont d’eux, c’est l’accablement et parfois même la désespérance qui dominent, momentanément, heureusement, lorsqu’un véritable groupe d’adultes apprenants existe, lié par un projet commun d’apprentissage. C’est là une situation, il est vrai, que l’on rencontre régulièrement aussi avec des enfants ou des adolescents en difficulté dans les apprentissages scolaires mais c’est une situation que l’on rencontre rarement avec des apprenants enfants ou adolescents en situation scolaire ordinaire. Des enfants et des adolescents qui apprennent globalement sans heurts peuvent se démobiliser par rapport à certains apprentissages scolaires pour de multiples raisons mais, pour autant, ils conservent, pour la plupart d’entre eux, une curiosité intellectuelle générale très active qui stimule leur goût naturel du risque et fait de l’apprendre une sorte de jeu auquel ils reviennent spontanément et sans appréhension. Découvrir, chercher, apprendre, savoir procurent toujours plaisir et joie et aussi cette forme de stimulation si puissante que constitue la satisfaction de l’effort accompli, de l’obstacle surmonté et de la maîtrise du savoir attestée, reconnue. A la différence des adultes, les enjeux ne se présentent pas pour eux sous la forme de risques cognitifs, affectifs et même conatifs à prendre et à assumer sans cesse, avec leur cortège de conséquences plus ou moins angoissantes. Ils ne se présentent pas non plus sous la forme de comportements sociaux nouveaux à assumer, souvent dans l’urgence et sans y avoir été vraiment préparés. Mais, au contraire, comme des challenges personnels plutôt exaltants qui participent d’une dynamique générale de l’élaboration de la Connaissance, dynamique que, pour la plupart, ils ne perçoivent qu’intuitivement d’ailleurs, mais dont ils ressentent la puissante force de stimulation et qu’ils pressentent comme essentielle pour leur équilibre général. Cette dynamique, c’est la quête normalement ininterrompue, que, dès sa naissance, chaque être humain entreprend pour comprendre l’univers, essayer d’interpréter le réel, élaborer une représentation personnelle satisfaisante du monde et s’y construire une place, sa place. La dernière différence profonde que je vois entre les enfants et les adolescents apprenants et les adultes apprenants, ne concerne que les adultes dont l’expérience scolaire a été négative. Négative pour certains parce que leurs résultats scolaires et l’expérience « Ecole » d’une façon générale ont été négatifs. Négative aussi pour d’autres, mais pour des raisons
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différentes, parce que, pour ceux-là, si les résultats n’ont pas été statistiquement négatifs, ils n’ont cependant pas été ceux qu’ils souhaitaient obtenir. J’ouvre immédiatement une parenthèse pour préciser que j’exprime ici un constat souvent caché ou ignoré. Le constat que nombre d’adultes conservent au fond d’eux-mêmes un souvenir négatif de leur vécu scolaire alors même que leur situation professionnelle est acceptable, voire enviable. Mais elle ne correspond pas en réalité à ce qu’ils auraient souhaité entreprendre ou réaliser et ils en rendent alors L’Ecole responsable. A tort ou à raison d’ailleurs, la question ne peut être tranchée de façon générale car chaque situation est singulière, chaque trajectoire est unique malgré les apparentes et, parfois, très réelles convergences qui semblent justement les catégoriser. En tout état de cause, il me semble que pour certains, je pense notamment, pour les avoir beaucoup côtoyés, à nombre de travailleurs sociaux et à certains formateurs qui interviennent, hors éducation nationale, sur des contenus et des apprentissages qui relèvent traditionnellement de la compétence de celle-ci, par exemple auprès des publics dits illettrés. C’est là, pour nombre d’entre eux, une tentative nécessaire, quasiment vitale, de cautérisation d’une profonde blessure narcissique qui, selon les personnes, peut prendre au moins deux formes d’expression : -soit celle d’une contestation véhémente de tout ce qui a un rapport quelconque à L’Ecole, -soit, au contraire, se traduire par un effort permanent de prise de distance, de réinterrogation de ce parcours et de ses aléas que prolonge souvent un essai de dépassement (notamment dans l’exercice de ses propres pratiques professionnelles) des erreurs perçues ou de ce que la personne s’est accoutumée à considérer comme ayant été des erreurs qui lui incombent personnellement ou des non-sens insurmontables, liés aux apories connues mais jamais encore dépassées du système « Ecole ». Cette animosité, cette agressivité forte même quelquefois vis-à-vis de L’Ecole ou encore cette résignation lucide, fruit d’une analyse approfondie et distanciée, prennent une tout autre forme mais existent aussi chez les personnes dont le passé scolaire est parsemé d’échecs ou est vécu rétrospectivement comme un échec scolaire complet et définitif. Il y a, dans de très nombreux cas, une première période d’auto-flagellation, de mise en accusation personnelle par celui ou celle qui apprend ou s’efforce de réapprendre. Il ou elle s’accuse de ne pas l’avoir fait avec suffisamment d’implication et d’intérêt en son temps ou bien de ne toujours pas comprendre comment il faut procéder ou bien encore il ou elle se trouve trop lent (“ comme avant ”)…Bref, ce sont ces formes culpabilisantes de remémoration du passé qui ressurgissent souvent les premières et qui obscurcissent le paysage conceptuel parce qu’apprendre doit impérativement se conjuguer sur le mode positif pour être productif, stimulant et durablement mobilisateur. Cette étape est assez rapidement dépassée cependant par une relative majorité de ces apprenants fragiles si des succès tangibles, des progrès sensibles sont enregistrés et reconnus comme tels par eux. A l’auto-accusation succède alors souvent une période de jubilation, la joie d’apprendre émerge, les petits succès quotidiens font oublier momentanément les échecs d’hier. Mais cela n’est pas suffisant en soi, il faut aussi que cette dynamique positive, porteuse d’un investissement soutenu, se poursuive et, autant que faire se peut, se stabilise, pour donner ou redonner enfin une nouvelle confiance en elles à ces personnes, une confiance suffisamment affirmée pour leur permettre de résister à l’érosion des insuccès et des ralentissements liés
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aux premiers grands obstacles qui inexorablement vont survenir. Si, au contraire, les obstacles conceptuellement forts ou apparemment insurmontables parce que lourdement chargés fantasmatiquement, surgissent trop vite, perdurent et se cumulent, si l’aide et l’accompagnement apportés alors par les formateurs ne rendent pas ces personnes plus lucides et plus tolérantes par rapport aux inévitables difficultés de tout apprentissage, si elles ne parviennent pas à y trouver quelques joies, de façon suffisamment régulière, pour équilibrer les déceptions de leurs difficultés, si le groupe d’apprentissage dans lequel elles se trouvent n’est pas suffisamment aidant dans ce domaine et d’une façon générale coopératif, alors il est vraisemblable que le découragement l’emportera, passagèrement peut-être, mais la re-mobilisation ultérieure si elle est toujours possible, sera encore plus coûteuse en investissements affectif, conatif et cognitif et la réussite de la reprise de la dynamique de l’apprentissage plus aléatoire. L’autre risque fort est celui de l’abandon, en état de choc émotionnel, abandon qui peut être précédé ou pas de signaux de détresse qui prennent la forme d’arrêts dans l’investissement, plus ou moins fréquents, plus ou moins longs, ou qui peut se produire brusquement mais qui a toujours, en réalité, été précédé de signes annonciateurs et d’appels à l’aide qui n’ont pas été perçus ou compris ou même appréciés à leur juste valeur par les formateurs et le groupe. En effet, en général, l’adulte apprenant ayant perdu ou en train de perdre à nouveau toute confiance en lui, retrouve soit l’attitude défensive qui consiste à accuser le formateur ou l’institution ou les deux conjointement d’incompétence, d’incapacité à l’aider efficacement à surmonter ses difficultés, soit l’attitude inverse, abattue, résignée, fruit du constat exprimé d’une impossibilité personnelle à apprendre ces savoirs-là ou même, plus largement, d’une incapacité décidément avérée à apprendre d’une façon générale. Constat parfois réitéré (presque rituellement) à chaque nouvel obstacle fort, qui est censé par conséquent tout expliquer et qui, tout en “ surculpabilisant ” la personne, la déculpabilise aussi parce qu’il montre qu’une sorte de fatalité négative pèse depuis toujours sur elle, contre laquelle, malgré tous ses efforts et sa bonne volonté, elle ne peut rien, comme elle n’a d’ailleurs jamais rien pu. C’est là évidemment une des situations d’apprentissage adulte les plus difficiles à aider à dépasser quand on est formateur et que l’on travaille dans une stricte perspective d’enseignement et de transmission univoque du savoir. Je pense même qu’elle n’a pratiquement aucune chance d’être débloquée dans un schéma de ce type. Par contre, elle a de très réelles chances de l’être si le formateur et les personnes en formation avec lui sont engagés dans « une démarche d’auto-formation accompagnée et différenciée », processus de formation innovant que je développe dans la suite de cet ouvrage. J’ajoute que de telles situations dramatiques d’abandons définitifs n’existent pas ou sont extrêmement rares dans la réalité quotidienne d’une authentique démarche d’accompagnement différencié de l’apprentissage ou du ré-apprentissage parce que, pratiquement jamais, les apprenants adultes ne ressentent leurs difficultés passagères comme des obstacles personnels insurmontables, du moins irréductiblement insurmontables. L’espoir demeure toujours grâce à l’accompagnement. Il peut certes y avoir lassitude, interrogation sur le sens, doute sur l’intérêt au plan personnel de l’apprentissage en cours, doute même sur la pertinence pour une insertion qualifiante future du parcours choisi, inquiétude donc sur la réalité du lien entre les apprentissages en construction et leurs réinvestissements productifs ultérieurs, dans la perspective de l’emploi par exemple.
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Dans certaines situations extrêmes, le désarroi peut même aller jusqu’à l’annonce du désir de s’arrêter, ou au moins de l’intention de cesser momentanément l’effort d’implication et la mobilisation sur le projet. Pour autant, grâce à la qualité humaine de l’accompagnement proposé, fait de présence et d’aide stimulantes (jamais imposées), de parole partagée et d’aide à l’apprentissage de la prise en charge personnelle progressive de ses apprentissages, grâce à l’auto-évaluation qui permet de mesurer plus lucidement soi-même et plus positivement le chemin parcouru et ainsi de relativiser les obstacles, il n’y a que très rarement des abandons définitifs. Par contre, il ne faut pas cacher qu’une démarche d’accompagnement de cette nature implique de façon absolue que le temps pour « s’apprendre à apprendre » soit donné à chaque apprenant sans qu’il soit compté et que, par conséquent, les ralentissements qui ont lieu soient considérés comme naturels, inhérents même au processus de mobilisation ou de re-mobilisation mis en œuvre. Dans un tel cadre, ils constituent alors des signaux importants, toujours pris en compte, toujours analysés, toujours utilisés pour aider à poursuivre le parcours. Ce ne sont jamais des obstacles décisifs comme on aurait envie de les considérer dans la majorité des systèmes de formation enfermés dans une durée qui ne prend en compte ni la diversité des trajectoires d’apprentissage de ces adultes, ni l’extrême pénibilité de l’investissement qui est exigé d’eux. Au contraire, ces obstacles et les difficultés qui les accompagnent, permettent aux apprenants adultes de prendre la mesure exacte de l’effort accompli et du chemin parcouru. Ils appellent des temps de pause variables mais nécessaires et ils rythment l’investissement de celui qui peine et s’essouffle parce qu’il se mobilise si fortement sur son projet que la tension devient insupportable, disproportionnée parfois par rapport à ses propres forces et aux résultats constatés, dérisoires souvent à ses yeux par rapport à ceux espérés. En somme, ces ralentissements rendent toutes ces sources de difficultés perceptibles à ceux qui, formateurs, mais surtout “ accompagnateurs ” de parcours personnalisés, font l’effort permanent d’être attentifs aux personnes d’abord et sont donc capables de les accepter dans leurs différences et d’essayer de les aider à avancer quels que soient les aléas de la route parce qu’ils savent qu’il faut non seulement accepter mais, bien plus encore, réussir à intégrer, les limites actuelles de celui ou de celle qui apprend dans un effort total, toujours un peu désespéré, de dépassement de soi.
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DEUXIEME CHAPITRE
ESSAI D’ANALYSE DES CONCEPTIONS DE L’APPRENDRE ET DES PRATIQUES D’ENSEIGNEMENT DOMINANTES A L’ECOLE EN FRANCE Apprendre ? Apprendre seul ? Apprendre sous la conduite de professionnels de l’apprentissage ? Mais de quels professionnels ? Et pour apprendre comment ? Pour apprendre quoi ? Si apprendre est avant tout une entreprise personnelle, le fruit d’un désir fort et conscient et passe par une mobilisation tenace et volontaire de celui qui s’est engagé dans ce processus et s’y tient, la question se pose alors de savoir si un individu extérieur, aussi bien intentionné et préparé à remplir cette tâche soit-il, peut effectivement aider un autre, voire plusieurs autres à apprendre ? La question peut paraître au premier abord vaine, inutile même, parce que la réponse immédiate, fondée sur le simple constat du passé et de l’actuel, semble lumineusement affirmative. Depuis des siècles, en effet, des enfants, des adolescents, filles et garçons, des hommes et des femmes, ont appris, grâce à d’autres semble-t-il. Des autres qui, au fil du temps, au fur et à mesure que l’éducation a pris une place de plus en plus importante dans les sociétés occidentales, sont devenus des professionnels et ont été investis à la fois de responsabilités sociales importantes et de pouvoirs institutionnels forts parce qu’ils étaient les dépositaires officiels et les transmetteurs désignés du savoir, des savoirs de toute nature dans lesquels la société se reconnaissait et qu’elle souhaitait retrouver, totalement accomplis, chez ses enfants, les adultes de demain. La question apparaît moins incongrue lorsque l’on s’interroge sur le rôle que jouent réellement ces professionnels, les enseignants par exemple dans l’univers occidental, dans cette transmission générationnelle des savoirs ? L’ambiguïté de leur fonction apparaît déjà en langue française dans le terme apprendre. Ce mot a en effet plusieurs acceptions qui prêtent à confusion. On doit aux canadiens francophones, l’heureuse création du néologisme apprenant, concept indispensable si l’on veut prendre en compte nos compréhensions actuelles des processus d’apprentissage et clarifier les rôles et responsabilités respectifs des acteurs. Quels sens la plupart des principaux utilisateurs, enseignants et élèves notamment, donnent-ils aujourd’hui au terme “ apprendre ” lorsqu’ils l’emploient dans les divers contextes et situations scolaires ? En fait, le terme “ apprendre ” semble très majoritairement utilisé à L’Ecole non avec le sens d’apprendre soi-même, « de s’apprendre », d’engager par soi-même l’action de construction d’un savoir quelconque, sens qui devrait être pour les éducateurs au moins, le plus utile et le mieux adapté, mais comme synonyme de “ faire apprendre ” ou plus exactement de “ donner à apprendre ” et par glissement sémantique, conséquence probable de cette amphibologie du mot en langue française et habitude culturelle à la fois, c’est le verbe “ enseigner ” qui est très souvent employé avec ce sens et substitué à L’Ecole au verbe apprendre. Ainsi, à L’Ecole,
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étrangement, “ on n’apprend pas ” et “ on n’aide pas à apprendre ”, « on ne s’apprend pas à apprendre » mais “ on fait apprendre ” et pour cela “ on enseigne ” ! Les enseignants sont ceux dont la fonction sociale reconnue est d’enseigner les jeunes générations donc de les “ faire apprendre ”. Ils sont ceux qui dispensent un enseignement, qui apportent un savoir et le font partager, c’est-à-dire le transmettent à d’autres qui doivent l’apprendre, l’acquérir et le restituer à la demande, correctement, c’est-à-dire à l’identique. Ainsi, naturellement en quelque sorte, enseigner a le triple sens de “ choisir quelque chose qui sera donné à apprendre à d’autres ”, “ donner quelque chose à apprendre ” et de “ faire apprendre ce savoir à d’autres ”. Il a même un quatrième sens induit mais parfaitement explicite, attribut même de leur pouvoir pour les enseignants, celui de “ vérifier si ce qui a été donné à apprendre l’a été correctement ”. Un bon enseignant est donc, naturellement, c’est-à-dire culturellement, socialement, institutionnellement, celui qui fait bien apprendre…des élèves, qui -non pas naturellement alors mais artificiellement et par son truchement- apprennent ou s’imprègnent du savoir qui leur est ainsi transmis ! Et tous les enfants et les adolescents élèves, dans ces conditions d’apprentissage manifestement idéales aux yeux de la société, devraient bien apprendre et être capables d’en témoigner valablement dans ces temps forts individuels et collectifs que sont les contrôles trimestriels, les examens et les concours. Mais est-ce bien d’apprentissage vrai, c’est-à-dire d’apprentissage personnel qu’il s’agit ici ? En effet, on le comprend, dans une telle configuration l’apprenant (le s’apprenant potentiel) n’est le maître ni de ce qu’il apprend, ni de la manière dont il apprend, ni non plus de son cheminement dans le savoir. Il n’est pas un décideur autonome de son apprendre mais un simple exécutant, une sorte de robot de l’apprentissage. Il exécute, plus ou moins efficacement d’ailleurs, au gré de ses mentors, les ordres qui lui sont donnés. Il apprend, plus ou moins efficacement aussi, au gré de ses guides, ce qu’on lui demande d’apprendre et qui lui a été présenté, le plus souvent, sans commentaires ni justifications. Il apprend, non, il exécute, il restitue, il répète, il redonne, il régurgite,. C’est un élève-machine, droit sorti de l’univers de La Mettrie. Dans le jeu des rôles et responsabilités respectifs des acteurs de ce très antique spectacle, il y a en réalité soit mensonge et tromperie volontaires, soit illusion collective, soit incompréhension et analyse erronée persistante des processus mentaux et comportementaux qui aujourd’hui apparaissent à l’œuvre dans tout apprentissage, soit peut-être un cumul de tous ces facteurs. En effet, celui qui doit apprendre, celui que nous appelons aujourd’hui l’apprenant parce qu’il est considéré comme étant l’acteur principal de la scène, le seul capable de construire pour lui-même (et par lui-même parce qu’il est fondamentalement « s’apprenant ») le savoir visé, est mis à l’écart de l’essentiel qui est action (relire l’œuvre de PIAGET), engagement personnel dans l’apprendre, projet lucide et déterminé d’appropriation de la connaissance. Au contraire, dans la conception socialement majoritaire, il apparaît (et il est généralement culturellement considéré comme) sans responsabilités autres que d’exécution et de réponses conformes à des exigences dont le sens réel et la raison d’être profonde (quand ils sont déjà clairs pour le formateur lui-même, ce qui est loin d’être le cas le plus fréquent ) ne lui sont pas expliqués. Bref, il est soumis à des contraintes qui, sur le moment le dépassent, et pourtant, à terme, doivent le transcender, en le rendant instruit, compétent, savant peut-être, en tout cas “ enseigné ” !
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Voilà comment, dans ce scénario apparemment caricatural et pourtant largement majoritaire à L’Ecole, l’apprenant, a priori le premier concerné par ses propres apprentissages parce qu’il doit en être le principal acteur, n’est cependant pas celui qui les choisit de façon indépendante et les conduit à son rythme. Il ne peut s’ouvrir aux délices de la Connaissance et goûter aux bienfaits du Savoir qu’à travers le filtre vigilant de l’intelligence de son professeur, le guidage supposé bienveillant de celui qui pense, prévoit et anticipe pour lui, le contrôle culturel de celui qui opère les bons choix et prend, pour lui, les décisions éclairées, “ celui qui lui apprend ”, c’est-à-dire son enseignant ! S’agit-il d’une tromperie culturelle, d’une forme de manipulation sociale dont la responsabilité de mise en œuvre incomberait à L’Ecole, d’une acculturation systématique, organisée depuis la nuit des temps par la société des adultes pour mieux tenir en laisse les jeunes générations en les conditionnant grâce à la méthode d’éducation et d’enseignement choisie et aux contenus de Savoir privilégiés ? Une hypothèse de cette nature a été émise (avec les nuances qui caractérisent leurs différentes visions du problème) par plusieurs sociologues contemporains (BOURDIEU, PASSERON, BAUDELOT, ESTABLET, FREIRE notamment) qui l’ont développée longuement et de façon fort argumentée et convaincante dans des écrits célèbres dont le plus troublant de vérité à mon avis reste “ La Pédagogie des Opprimés ” de Paulo FREIRE avec sa fameuse conception bancaire de l’éducation. Que le lecteur en juge par lui-même, mais il me semble que ce que décrit Paulo FREIRE dans l’extrait suivant, caricature à peine les toujours bien-portantes et omniprésentes méthodes traditionnelles. “ Dans la vision “ bancaire ” de l’éducation, le “ savoir ” est une donation de ceux qui jugent qu’ils savent, à ceux qu’ils jugent ignorants. Donation qui se fonde sur un des principes d’action de l’idéologie d’oppression : l’absolutisation de l’ignorance qui devient ce que nous appelons la projection de l’ignorance, selon laquelle celle-ci se rencontre toujours chez l’autre ”. Opus. cité, P.51. Ainsi, dans sa conception bancaire, “ l’éducation devient un acte de dépôt où les élèves sont les dépositaires et l’éducateur le déposant. Au lieu de communiquer, l’éducateur fait des “ communiqués ” et des “ dépôts ” que les élèves, simples accessoires, reçoivent patiemment, mémorisent et répètent. C’est la conception “ bancaire ” de l’éducation, selon laquelle la seule marge de manœuvre qui s’offre aux élèves est celle de recevoir les dépôts, de les garder et de les archiver ”. Ibid. P. 51. Une autre hypothèse explicative peut aussi être avancée : celle de la persistance d’une conception psychologique totalement erronée de l’apprentissage. Une explication de cette nature conduirait à justifier l’utilisation dominante des méthodes traditionnelles (appelons-les ainsi puisque c’est l’appellation qui leur est le plus couramment donnée) par le fait qu’elles correspondaient aux représentations dominantes de l’apprentissage de l’époque, et il faudrait ajouter, de toutes les époques qui nous ont précédés, sans oublier celle que nous vivons où les méthodes traditionnelles continuent à s’épanouir. Mais il s’agirait là, selon moi, non pas d’une erreur d’analyse (ou alors elle serait grossière) mais plutôt d’un artifice pour tenter d’abuser un interlocuteur non averti car s’il est indéniable que les conceptions éducatives sont historiquement datées et que les choix, autant des méthodes que des contenus, opérés par les adultes responsables de l’éducation des jeunes générations sont
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en partie déterminés par les conceptions de leur époque, pour autant l’histoire de l’éducation, l’histoire et l’épistémologie des sciences nous apprennent par ailleurs, qu’en définitive, les choix des décideurs en matière de politique éducative (et de ceux qu’ils contrôlent, c’est-àdire s’agissant de l’institution scolaire, les enseignants et les parents) tiennent davantage compte de leurs propres modèles de pensée et de leurs propres conceptions sur la manière dont les enfants et les adolescents apprennent –ou plus exactement doivent apprendre- que des suggestions des pédagogues éclairés ou des propositions avant-gardistes et des avancées qui devraient découler d’une analyse même prudente des récentes recherches et découvertes psychologiques, sociologiques, didactiques, pédagogiques et même biologiques. En d’autres termes, il semble bien que l’exceptionnelle longévité, ou plus exactement la pérennité de la domination des méthodes traditionnelles d’enseignement (il n’est plus décent déjà de parler de méthodes d’apprentissage) s’explique principalement par le fait qu’elles constituent les modalités les plus efficaces et les moyens les plus fiables “ reconnus ” pour transmettre les connaissances précises et les méthodes de réflexion et de travail les mieux adaptées, non à la réalité de l’apprentissage telle que les recherches actuelles issues du vaste champ des sciences qui ont à connaître de ces interrogations la définissent, mais à la vision éducative de conditionnement et à la volonté délibérée d’encadrement des jeunes générations que continue à développer la majorité des adultes décideurs en matière d’éducation. Ce sont bien les principes d’ordre et de continuité sans changement qui s’associent ici pour mieux bloquer dès L’Ecole toute véritable évolution et maintenir la société dans le cadre conforme souhaité par les adultes dominants. DJIAN, (2000). Quelles hypothèses plus précises et plus approfondies peut-on proposer aujourd’hui pour tenter de comprendre et d’expliquer l’extraordinaire pérennité de l’utilisation des méthodes traditionnelles d’enseignement à L’ECOLE et leur toujours actuelle écrasante domination dans les pratiques professionnelles des enseignants ? La persistance toujours actuelle de la domination des méthodes d’enseignement traditionnelles à L’Ecole mérite qu’on tente d’en rechercher et d’en expliquer les causes. C’est ce détour interrogatif que je voudrais accomplir maintenant en compagnie du lecteur parce qu’ il me semble qu’il y a là un nœud essentiel de pouvoir, une forme d’impérialisme culturel qui est loin d’être mineure et qui demande à être sans cesse dévoilée et interrogée car chaque nouvelle hypothèse avancée, chaque nouvelle analyse effectuée, chaque nouvelle explicitation réalisée apportent, d’une part des progrès, certes plus ou moins significatifs, dans sa compréhension et, d’autre part, constituent une nouvelle étape, historiquement datée, une nouvelle référence épistémologique dans ce que l’on pourrait considérer comme le dévoilement progressif de la raison d’être de ce fait de société, clef de voûte du principe général d’ordre qui la guide souterrainement et la maintient dans un état conforme à la volonté de ceux qui la dominent mais ne la dirigent pas forcément. Mais d’abord, qu’est-ce que l’on a l’habitude de désigner par le terme générique et certainement un peu fourre-tout de “ méthodes traditionnelles d’enseignement ” ? Je crois que l’on doit considérer comme appartenant à cette catégorie conceptuelle toutes les méthodes privilégiant dans la conception et la gestion de l’apprendre, la chaîne bien connue des opérations intellectuelles mineures suivantes : transmission univoque, réception sans retour, mémorisation systématique et sans analyse, restitution à l’identique, réponse apprise par cœur, reproduite sans analyse à la demande.
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Chaîne intellectuelle qui en constitue à la fois le label universel et l’inamovible et essentiel principe fondamental d’apprentissage. Principe qui est “ généralement ” complété- il serait plus exact de dire “ quasiment toujours ”- par un autre, tout aussi caractéristique et fondamental : “ le contrôle noté ”. Ce dernier principe, rempart indestructible des méthodes traditionnelles, est bâti sur deux opérations mentales mineures (dont une a déjà été évoquée) qui deviennent ici des procédures d’apprentissage majeures et constituent les marques les plus connues et les plus significatives des conceptions de l’apprentissage qui étayent les méthodes traditionnelles. Ce sont : -“ la restitution à l’identique ” de la connaissance, d’une connaissance mémorisée de façon systématique, sans recul et sans analyse, opération qui correspond à la répétition ou reproduction, l’opération cognitive la plus élémentaire de la taxonomie de D’HAINAUT, (1975), et -« l’application », opération intellectuelle hiérarchiquement au troisième rang des six opérations que retient cette classification. L’application que D’HAINAUT définit de la manière suivante : “ il y a application quand le sujet fournit à une situation une réponse spécifique déterminée en utilisant une relation, une opération ou une structure qu’il a apprise et qui sert d’opérateur à l’activité cognitive d’application ”. Une opération cognitive d’une complexité toute relative par conséquent puisqu’il s’agit essentiellement de rechercher dans son répertoire cognitif et d’utiliser ensuite, de manière adéquate certes, mais sans aucune créativité, des savoirs et des savoir-faire mémorisés. Et pourtant, ce type de contrôle constitue, dans l’immense majorité des cas, la situation d’évaluation des connaissances, intellectuellement la plus élevée, proposée aux élèves. Elle constitue, et elle est considérée comme, la validation par excellence du savoir dans la conception de l’apprentissage qui est celle des méthodes traditionnelles. Il suffit de feuilleter chaque année les annales du baccalauréat de l’enseignement secondaire français, toutes disciplines confondues, pour le vérifier. Et ne parlons pas des épreuves proposées au brevet des collèges où on atteint là presque à la caricature en ce domaine ! On est très loin ici de la mise en œuvre de l’opération intellectuelle majeure de la même taxonomie, “ la résolution de problèmes ” qui semble inconnue des méthodes traditionnelles (tout au moins qui y semble fort rarement apprise et exploitée en tant que processus d’apprentissage) mais dont la nécessité d’emploi peut survenir brutalement, bien sûr sans que les élèves aient été préparés à y faire face efficacement par un apprentissage méthodologique adapté, notamment par l’apprentissage essentiel de la mise en réseau systématique de leurs connaissances. Comme par hasard, c’est fréquemment en situation d’examen ou de concours que l’institution scolaire privilégie pour certaines épreuves la structuration en situations problèmes. Il s’agit d’ailleurs souvent (mais ce ne peut être qu’un hasard !) des épreuves principales, celles qui ont les plus forts coefficients et qui, ainsi conçues, jouent un rôle déterminant et volontaire d’élimination des candidats « qui n’ont pas été capables de s’adapter à des situations nouvelles certes, mais à leur portée comme en témoignent les résultats excellents de certains de leurs camarades» peut-on lire en général sous la plume délicieuse des rédacteurs des comptes rendus que publient, une année plus tard, juste quelques semaines avant la nouvelle vague d’épreuves, les jurys de ces examens ou concours. Ainsi, étrangement, par concepteurs des sujets d’épreuves d’examens et de concours interposés, L’Ecole redécouvre-t-elle brusquement (et fort à propos) les vertus cognitives des situations problèmes, non pas cependant pour en faire apprendre aux élèves les méthodologies de résolution, mais pour les utiliser dans le cadre d’une sélection dont l’intention ségrégative est flagrante.
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Les méthodes traditionnelles fonctionnent donc sur ces grands principes qui dessinent en quelque sorte leur profil ou, plus exactement, leur silhouette, c’est-à-dire quelque chose qui est aisément identifiable a priori mais qui conserve cependant un certain flou lié en grande partie dans ce cas au fait que leur mise en œuvre est dépendante de l’humain. En effet, les enseignants qui les utilisent, le font avec leurs représentations, leurs personnalités, leurs cultures, leurs conceptions du monde par conséquent, et il est certain que, même à partir d’un ensemble commun de principes, globalement reconnus et acceptés de tous, les modélisations existantes et les réalisations individuelles sont innombrables mais ne peuvent cacher pour autant leur appartenance au même ensemble parent. Ce sont « des méthodes traditionnelles », elles ont leurs marques distinctives, leurs caractéristiques communes, elles sont aisément identifiables entre toutes ; d’ailleurs, elles ne se cachent pas, elles n’ont nul besoin de se cacher ! Mais pourquoi les méthodes traditionnelles d’enseignement restent-elles (c’est du moins ma perception) quasi immédiatement identifiables, quasi instantanément reconnaissables malgré le temps, malgré les immenses différences de contextes entre leurs formalisations passées et présentes, malgré aussi la grande diversité des apparences qu’elles peuvent revêtir aujourd’hui ? Ce constat de l’identification quasi immédiate de l’appartenance d’une méthode d’enseignement à la catégorie « méthodes traditionnelles » est valable, comme j’ai pu maintes fois le vérifier, non seulement pour le regard connaisseur du spécialiste de la pédagogie mais aussi –et c’est cela qui est le plus troublant et le plus significatif peut-être- pour toute personne un peu avertie des problèmes d’éducation et, de façon extensive, pour tout observateur qui veut bien prendre le temps d’une brève analyse des contenus d’un enseignement et d’un rapide inventaire des procédures d’enseignement privilégiées dans l’environnement en question. L’explication de ce constat troublant m’apparaît personnellement simple, trop peut-être d’ailleurs pour être acceptée sans réserve. Je prends donc la précaution de préciser que, l’explication que je propose maintenant, constitue une hypothèse explicative personnelle dont je mesure en la formulant les limites et les insuffisances conceptuelles. Mon hypothèse est que : -si les méthodes traditionnelles d’enseignement telles que je viens de les caractériser succinctement, connaissent depuis si longtemps un tel succès, -si elles ont pu résister victorieusement à tous les assauts des pédagogies les plus novatrices, comme ce fut le cas par exemple avec les méthodes dites actives reconnues pourtant par une large minorité comme plus efficaces et mieux adaptées aux besoins réels des élèves, -si elles sont parvenues à rester globalement dominantes dans les pratiques des enseignants aujourd’hui encore à L’Ecole malgré leurs évidentes carences, leurs manifestes inadaptations aux nouvelles exigences cognitives, méthodologiques et technologiques des sociétés avancées du troisième millénaire, c’est parce qu’elles façonnent les mentalités des jeunes générations exactement comme le souhaitent les réseaux de pouvoir (aussi bien occultes qu’affichés) qui dirigent les sociétés occidentales et, de façon plus ou moins directe, décident de ce qui est “ bien ” ou au moins “ utile ” et “ nécessaire ” en matière d’éducation pour permettre la survie, en l’état et sans heurts majeurs, du système en place. C’est donc bien, comme je le laissais déjà entendre dans mes premières analyses, « le principe d’ordre » qui régit L’Ecole, et les méthodes traditionnelles d’enseignement sont,
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dans L’Ecole et grâce à L’Ecole, le moteur principal de la pérennité de son pouvoir dans nos sociétés. Un état de fait dont, à mon avis, nombre d’enseignants n’ont pas pris conscience ou qu’ils refusent de reconnaître ou dont ils sous-estiment les effets nuisibles. Ce qui explique qu’ils continuent, avec une relative bonne conscience pour certains, à travailler de façon traditionnelle, participant activement, ce faisant, au maintien du statu quo de l’ensemble d’un système scolaire dont, par ailleurs et dans leur majorité, ils réprouvent de nombreux aspects et, notamment, le fait unanimement reconnu qu’il sélectionne négativement les élèves et oriente à partir de l’échec. J’ajouterai, pour approfondir cette analyse et étayer mon hypothèse que, dans toutes leurs modélisations connues, dans toutes celles les plus fréquemment utilisées en Occident en tout cas, les méthodes traditionnelles d’enseignement ont des visées culturelles dominatrices identiques. Visées dont la plus évidente -et la plus perverse aussi lorsqu’elle se pare de l’auréole du combat pour l’égalité des chances, par exemple lorsque la société s’apitoie sur le sort de ceux qui sont “ en échec à L’Ecole ” puis, dans un grand élan de solidarité, évoque la nécessité de lutter contre l’illettrisme, dès le début de la scolarité- est la perpétuation de la domination de la culture écrite sur les cultures orales et, par voie de conséquence, la prééminence des catégories socioculturelles dites “ lettrées ” sur celles dites (péjorativement) “ illettrées ”ou peu scolarisées. C’est la raison pour laquelle, la seule langue admise et utilisée à L’Ecole est “ la langue écrite ” qui est la langue d’usage quotidien de ces classes sociales culturellement dominantes. Une langue dont il n’est plus nécessaire de démontrer qu’elle est presque totalement étrangère aux enfants de l’oralité. Or, une des spécificités des méthodes traditionnelles est la transmission orale du savoir dans les premières années de la scolarité, transmission orale d’abord puis écrite ensuite. Transmission unilatérale, par le seul canal du professeur qui utilise, pour tous les échanges langagiers oraux et écrits qui participent de sa responsabilité, la seule langue tolérée par l’institution scolaire, je veux dire « la langue écrite », soit dans sa version écrite, soit dans sa version orale d’un niveau plus relâché au plan de l’expression mais strictement identique à celui de la structure. Il ne procède pas de cette façon par volonté délibérée de ségrégation ou d’exclusion, il agit ainsi parce que c’est son rôle et sa mission, parce que c’est la langue qu’il a apprise et qu’il maîtrise et surtout parce que c’est la seule légale et obligatoire à L’Ecole. Manifestement, les méthodes traditionnelles d’enseignement fonctionnent parfaitement dans une telle configuration. Elles y remplissent très efficacement leur rôle de défenseurs des prérogatives culturelles et des privilèges sociaux qui constituent les éléments clefs du réseau de pouvoir des “ lettrés ”, vaste famille hétéroclite dont le principal dénominateur commun est la maîtrise et l’usage « d’une certaine langue ». En d’autres mots, c’est parce que les buts de la majorité des adultes responsables des choix éducatifs, décideurs des orientations méthodologiques et exécutants pédagogiques sont de même nature (malgré les effets de façade d’instructions officielles généreuses) et visent en réalité, non l’évolution souhaitée au travers des transformations annoncées mais le seul maintien du statu quo (principe d’ordre) que les méthodes traditionnelles d’enseignement continuent à fonctionner et même à braver la timide (ou peut-être seulement apparente) volonté d’évolution de l’institution scolaire. Je considère que, dans l’histoire récente du système éducatif français, le témoignage le plus fort de la validité de la théorie que j’ébauche ici, celui qui témoigne le plus nettement de la capacité de nuisance ouverte (elle n’est plus occulte dans l’exemple que je développe) des tenants des méthodes traditionnelles d’enseignement et des “ refuzniks ” de toute évolution 33
profonde des finalités et des objectifs éducatifs de L’Ecole, s’exprime pleinement dans la victoire, aujourd’hui pratiquement définitive, qu’ils ont remportée en étouffant littéralement dans l’œuf la réforme des cycles à l’école primaire. Il est intéressant de remarquer que dans cet exemple précis, le principe d’ordre s’est manifesté sans se nommer, comme à l’accoutumée, et qu’il a triomphé sans violence et quasiment sans combat. Mais pourquoi ces cycles pédagogiques semblent-ils avoir inquiété à ce point non seulement les traditionalistes affirmés mais aussi les anonymes, les faibles, les mous, les peu ou pas du tout impliqués…Bref, tous ceux que le moindre mouvement désorientent et que le changement le plus ténu effraient ? En quoi, un allongement ou un raccourcissement de la durée des apprentissages, légalisant la possibilité pour tous les élèves d’apprendre à des rythmes différents, autorisant un écart entre les plus rapides et les plus lents pouvant aller jusqu’à deux années, constituait-il un quelconque danger pour les tenants tacites et affichés de l’ordre établi ? Pourquoi, pour prendre le problème en sens inverse, les cycles présentaient-ils un intérêt suffisamment important et fort pour faire craindre à certains que leur mise en œuvre ne soit à l’origine d’une évolution décisive, et peut-être irréversible, tout à la fois des structures de L’Ecole, des mentalités des enseignants, de leurs méthodes de travail, de leurs modes d’intercommunication et des méthodes d’apprentissage des élèves ? En d’autres mots, le risque majeur potentiel, lié à la mise en œuvre généralisée des cycles pédagogiques à L’Ecole, serait-il de créer les conditions vraies d’une évolution positive, profonde et durable, du fonctionnement de celle-ci ? Evolution qui aurait pour conséquence, sinon de faire disparaître totalement l’utilisation des méthodes traditionnelles d’enseignement, du moins de les affaiblir considérablement, au point peut-être de faire reculer significativement les valeurs de sélection négative par l’échec sur lesquelles elles s’appuient pour conserver leur pouvoir et maintenir l’ordre de leur choix. C’est l’hypothèse que, très clairement aujourd’hui, je formule, après plusieurs années d’analyse de cette question, dans le cadre notamment d’une expérimentation au niveau d’un département entier visant à mettre en œuvre les cycles à l’école primaire. C’est cette hypothèse que je vais essayer maintenant de développer et d’argumenter en l’étayant à la fois sur des éléments extraits des premières et très partielles conclusions que l’on peut tirer de cette expérience et aussi de constats, plus généraux, puisés dans la réalité de L’Ecole, c’est-à-dire extraits du fonctionnement de l’école primaire et du collège en France durant les dix dernières années. Constats qui, bien sûr, sont passés par le filtre de ma lorgnette. Que recèlent donc en eux les Cycles, de si puissamment transformiste pour L’Ecole, qui puisse faire regretter profondément l’échec, aujourd’hui patent au niveau national, de leur mise en oeuvre ? Rien a priori et tout à la fois pourtant ! Rien parce que si l’on s’arrête à la seule structure, ce qu’ils proposent est en soi connu depuis l’aube de la pédagogie scientifique. Et tout parce que si l’on s’attache à l’esprit dans lequel ils sont conçus, alors ils permettent de construire une nouvelle conception de l’apprentissage à L’Ecole, fondée sur un cadre structurel nouveau qui révolutionne l’utilisation du temps et de l’espace et crée le concept pédagogique nouveau d’espace-temps de cycle. En effet, et c’est cela la principale force de changement inhérente à la structure cycle telle qu’elle doit être comprise. Dans le cycle, le
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temps s’allonge et simultanément, dans le même espace, il se différencie pour se mettre au service de chaque élève et de tous. Sa durée effective passe à deux ou trois ou même quatre années scolaires par cycle, selon le rythme d’apprentissage propre à chaque élève. Rythme qui est ainsi respecté mais sans laisser-faire, sans laxisme, au contraire de la façon la plus dynamique, la plus stimulante et la plus positive possible, c’est-à-dire « en conservant toujours la plus grande ambition pour chaque élève dans sa scolarité » comme le précise la loi d’orientation et le rappellent les programmes et instructions qui l’accompagnent. Espace-temps parce que la structure pédagogique privilégiée, vivement recommandée au moins par les instructions officielles de l’école primaire, pour favoriser une mise en œuvre effective des cycles (mais dont la mise en place n’est cependant pas obligatoire) est “ la classe cycle ou classe de cycle ”. Une structure dans laquelle espace et temps d’apprentissage sont naturellement liés pour une même cohorte d’enfants et un même enseignant ou plusieurs, selon les contextes et en fonction des organisations pédagogiques et didactiques choisies par les enseignants euxmêmes pour atteindre les objectifs qu’ils ont définis dans leur projet d’école. Tout esprit novateur et désireux de voir L’Ecole se détacher des méthodes traditionnelles qui insidieusement la ligotent, ne peut qu’approuver cette transformation, dans ses intentions au moins. Mais il peut aussi faire remarquer que les changements de structures ont déjà été nombreux à L’Ecole sans jamais parvenir pour autant à en transformer les finalités surtout celles qui restent inavouées (et inavouables). Remarque entièrement recevable car il est vrai que les cycles ne sont qu’un moyen parmi beaucoup d’autres possibles et ce moyen peut être aisément détourné de ses fins si celles-ci ne sont pas intimement intégrées à sa mise en œuvre. C’est pour cela d’ailleurs que, personnellement, je n’utilise que l’expression mise en œuvre lorsque j’évoque la problématique de la construction des cycles. En effet, s’il ne s’agissait que d’une mise en place comme le suggéraient primitivement et de façon inappropriée les instructions officielles, alors il ne faudrait pas s’étonner que d’aucuns aient saisi immédiatement la perche ainsi tendue pour focaliser l’attention des enseignants sur la question périphérique que constitue la structuration matérielle en cycles et les problèmes d’organisation qu’elle pose et faire en sorte ainsi qu’ils ne s’intéressent (et que forcément ils s’y engluent) qu’à du pur fonctionnement. Du même coup, ils vidaient totalement cette entreprise de son sens profond et de sa raison d’être véritable car ce qui constitue l’essence même des cycles, ce qui justifie les efforts immenses nécessaires pour parvenir à les mettre en œuvre en respectant l’esprit dans lequel ils ont été conçus, c’est qu’ils constituent le cadre idéal, l’espace-temps parfait pour construire et conduire au succès la différenciation des parcours d’apprentissage des élèves, de tous les élèves, dans une véritable démarche de projet. Je ne peux pas faire l’économie maintenant d’une rapide présentation de ce que j’ai appelé dès 1989, la différenciation des parcours d’apprentissage ainsi que de son point d’appui central, la démarche de projet qui en constitue le cadre obligé de mise en œuvre tant au plan pédagogique qu’éthique. Qu’est-ce que j’appelle personnellement, aujourd’hui, différenciation des parcours d’apprentissage des élèves ? La différenciation des parcours d’apprentissage, c’est fondamentalement d’abord un état d’esprit. Etat d’esprit qui se traduit, en tout temps et en tout lieu, par l’acceptation positive du fait que tous les enfants et les adolescents (et les adultes aussi) n’apprennent pas au même rythme, qu’ils ne construisent pas les savoirs et les savoir-faire scolaires notamment, à la même vitesse et avec la même efficacité et que ceux qui sont en difficulté ne sont ni paresseux, ni inintelligents, ni inadaptés à L’Ecole, mais que leur lenteur apparente ou 35
effective ainsi que leurs difficultés réelles ou apparentes sont liées en très grande partie au fait qu’ils ne sont pas encore parvenus à construire un projet d’apprendre qui les mobilise suffisamment sur ces apprentissages particuliers, si éloignés de la vie. Ainsi, ils n’ont pas réussi à un donner un sens fort et porteur pour eux à L’Ecole et ils n’ont pas, par conséquent, de vraies raisons, objectives et claires, de se plier à ses incontournables exigences. Exigences apparemment précises, connues de tous et claires mais, en réalité, diffuses et souvent incompréhensibles pour ceux dont le milieu familial n’a pas une solide expérience de L’Ecole et une connaissance approfondie de son système de fonctionnement dans lequel dominent l’implicite et le non-dit. DUBET, MARTUCELLI, (1996). La différenciation des parcours d’apprentissage, c’est d’autre part, au plan technique, une méthodologie précise et performante de l’aide à l’apprentissage dont j’exposerai plus avant dans cet ouvrage les éléments qui en constituent les fondements et les principaux aspects novateurs. En utilisant un raccourci, on peut dire que cette méthodologie vise à créer les conditions d’apprentissage optimales pour chaque élève, et pour tous à la fois, à chaque instant, à chaque étape de chaque apprentissage. Elle s’approche de ce but en conjuguant, dans une perspective socioconstructivisme et sociocognitivisme,
globale où se mêlent
• des approches individuelles et collectives de la construction de la connaissance (individualisation, coopération, groupements divers d’apprenants et de s’apprenants),
• l’interaction comme processus central de communication, d’échange et de construction des questionnements, des interrogations et d’élaboration des problématisations qui fondent les apprentissages et leur donnent sens,
• l’exploitation systématique du conflit sociocognitif comme stratégie de communication, d’interpellation réciproque et processus “ d’accroche ” du savoir,
• la métacognition comme processus de dédramatisation de l’erreur, comme partenaire central de l’apprentissage de l’auto-évaluation et stratégie d’optimisation des performances cognitives,
• l’évaluation formative comme outil pour le maître, système de recueil d’informations et de points d’appui pour le guidage des apprentissages et l’aide individualisée aux élèves,
• l’évaluation formatrice comme nouvel apprentissage scolaire et social qui a pour projet de
rendre chaque élève progressivement capable de « s’apprendre », c’est-à-dire de prendre en charge la responsabilité de son cheminement dans les apprentissages, de décider de son rythme, d’opérer et d’assumer ses choix et ses orientations, de devenir un « s’apprenant » autonome,
• le projet et la démarche de projet comme cadres, supports, outils et, plus largement,
processus inducteurs et conducteurs de toute forme d’apprentissage, englobant et créant à la fois les conditions de la différenciation réussie des parcours d’apprentissage de tous les élèves. La différenciation des parcours d’apprentissage, c’est enfin, au niveau éthique, l’acceptation permanente et la prise en compte systématique et positive des vitesses, des efficacités et des rythmes différents d’apprentissage des élèves. Différences qui, du même coup, deviennent non seulement non pénalisantes pour les élèves mais aussi facteurs de progrès, d’émulation et de richesse pour tous parce que chacun est reconnu dans sa différence et peut exprimer ses
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potentialités au moment où il est en mesure de le faire et dans les contextes où elles sont les plus créatives. La différenciation des parcours d’apprentissage n’est donc pas seulement une nouvelle méthodologie pédagogique. Le projet dont elle est porteuse est beaucoup plus ambitieux, beaucoup plus noble aussi. Elle se veut une démarche globale d’éducation qui place chaque enfant, chaque adolescent, chaque élève, chaque adulte en formation au cœur d’une entreprise à dimension humaine et à visée humaniste et non dans un système froid, mécanique, inhumain et ségrégatif comme L’Ecole est ressentie par un grand nombre de ceux qui s’y sentent captifs. Une démarche qui rend L’Ecole proche de chaque apprenant parce que, grâce à la différenciation, elle se montre attentive à ses possibilités réelles, facilitatrice dans les moments de ralentissement et les circonstances difficiles, capable surtout de le soutenir dans la parfois longue et difficile élaboration de son projet d’apprendre, cognitivement accessible enfin parce que, dans toutes les limites du possible et du réalisable à L’Ecole, tout y est systématiquement analysé, expliqué, clarifié, justifié et, autant que faire se peut, adapté aux possibilités immédiates de chaque apprenant en conservant toujours cependant pour lui comme objectif final, la plus grande ambition dans la construction de son parcours personnel d’apprentissage. La différenciation des parcours d’apprentissage telle que je viens de la décrire, mise en œuvre dans le cadre d’une démarche de projet de surcroît, constitue de toute évidence un risque majeur d’affaiblissement pour les méthodes traditionnelles d’enseignement. Risque dont la dangerosité est pratiquement décuplée à partir du moment où l’institution encourage fortement (et même légalise) la mise en place du cadre et des moyens légaux nécessaires à son développement. Ainsi compris et mis en œuvre, les cycles apporteraient effectivement et légalement à chaque élève, le temps nécessaire, l’espace approprié, le cadre institutionnel adapté, les outils méthodologiques et les points d’appui pédagogiques indispensables pour avancer à son rythme, choisir sa voie, construire progressivement son propre itinéraire de réussite et devenir « un s’apprenant » lucide, autonome, déterminé, et cela, dans la relative sécurité découlant de la conception même de la structure. Tout cela s’inscrit, le lecteur en conviendra, même s’il est certain que la traduction dans la réalité de L’Ecole n’atteindra probablement jamais la perfection décrite, à l’opposé totalement de la sélection par l’échec que favorisent explicitement les méthodes traditionnelles d’enseignement grâce aux différentes procédures dites d’orientation. L’orientation au collège, un point d’appui efficace pour la prise en compte des compétences de chaque élève ou bien un auxiliaire déguisé des défenseurs des méthodes traditionnelles ? Pris un à un, les enseignants, dans leur grande majorité, admettent volontiers que les procédures d’orientation qui sont utilisées aujourd’hui à quelque niveau que ce soit de L’Ecole relèvent de la mauvaise farce et du mensonge collectif. Tous reconnaissent qu’elles ne sont en réalité que des formes déguisées de mise à l’écart, immédiate ou différée, des circuits scolaires les plus porteurs de réussite sociale future d’abord, et, à terme, qu’elles constituent, dans de nombreux cas, de véritables éliminations citoyennes pour certains élèves qui, de cette façon légale, auront été tout simplement exclus de L’Ecole.
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Bien sûr, ces décisions d’orientation ont généralement toutes les apparences de la justice et de l’équité, c’est du moins ce qu’affirment les membres des commissions qui les prennent. La réalité lorsqu’on l’analyse plus finement paraît autre. En effet, par leur complexité, leur multiplicité, la lenteur fréquente de leur diffusion, la quasi confidentialité des voies de recours (du moins jusqu’à la nomination de médiateurs départementaux, personnages dont le rôle et la fonction sont encore trop peu connus pour qu’ils soient déjà de réels recours), ces décisions constituent souvent, de facto, de véritables artifices procéduraux qui favorisent davantage une sélection par l’échec qu’une authentique orientation par les compétences. Même si, les défenseurs affichés de ce système d’orientation prétendent, textes et résultats à l’appui, étayer leurs décisions et leurs choix sur des critères justes, égalitaires et opérationnels puisque identiques pour tous les cas examinés et régulièrement réajustés, critères dont ils rappellent, de surcroît, qu’ils ne sont pas appliqués froidement et de manière technocratique, mais toujours humanisés par la distance que savent prendre les membres de toutes les commissions au moment de leurs décisions. Pourtant, il s’agit, c’est indéniable, de critères dont tout le monde sait pertinemment qu’ils sont presque exclusivement établis sur des normes précises de réussite scolaire et qu’ils peuvent même, en certaines circonstances, être officieusement abandonnés parce qu’il faut tenir prioritairement compte alors de nécessités totalement étrangères aux performances scolaires actuelles ou envisageables des élèves et obéir à des impératifs nouveaux, sans liens avec ces préoccupations. Ce sont, par exemple, des problèmes de places disponibles ou non dans les formations ou les structures envisagées pour l’orientation. Ou encore, des problèmes de constructions scolaires nouvelles à réaliser ou qui viennent de l’être et qui génèrent des possibilités d’accueil dans des formations qu’il faut remplir coûte que coûte. Des problèmes aussi, parfois, liés à des besoins immédiats de recrutement pour une section professionnelle ou une structure de formation qui périclite faute d’élèves, ou inversement, une obligation de dispersion des élèves à cause de la fermeture d’une section qui a été jugée inutile ou qui agonisait depuis longtemps mais que personne ne voulait fermer… Bref, des décisions qui finalement peuvent dépendre de facteurs très divers, sans liens directs souvent avec la situation actuelle, les possibilités et les besoins réels de l’avenir à construire de l’élève “ orienté ”. Il faut signaler, au passage, l’extraordinaire mais au fond très compréhensible duplicité dont font preuve tout au long de ce processus, les plus fervents défenseurs des méthodes traditionnelles d’enseignement et l’étrange cécité des autres, ceux qui les suivent sans recul, sans vraie conscience de la nocivité citoyenne des principes et des choix auxquels ils s’associent. Ouvertement, les uns et les autres proclament leur refus de ce système injuste et dévastateur au plan national par rapport à une utilisation optimale de la diversité des intelligences et de la multiplicité des compétences des jeunes. Ouvertement, les uns et les autres reconnaissent que ce système équivaut à une sélection par éliminations successives et mises à l’écart de plus en plus ségrégatives mais tous l’acceptent de facto et le font même pour certains fonctionner aussi bien qu’ils le peuvent. Les commissions d’orientation de fin de scolarité obligatoire (dernière année du collège), dites aussi « commissions d’appel » sont en France les temps forts et les hauts lieux d’exercice de cette hypocrisie collective, sorte de huitième cercle d’une “ Divine Comédie ” pédagogico-sociale. On y gémit régulièrement sur les affres que font subir aux consciences des membres (désignés contre leur gré affirment certains) de telles structures. On s’apitoie, pour certains en toute bonne foi, pour beaucoup sans grande profondeur de sentiment, sur les situations de tels ou tels élèves. Certains membres (de plus en plus nombreux et déterminés, il est vrai) essaient cependant de bousculer le dispositif, au moins d'en atténuer les effets les plus nocifs mais leurs batailles contre le système, leurs victoires mêmes ne sont que des intermèdes, de fugaces éclaircies car la majorité silencieuse et légaliste conserve le pouvoir et 38
tranche en fin de compte… Elle oriente…remplissant ainsi la mission d’élimination que ses partisans considèrent “ comme un mal nécessaire…parce qu’il faut bien trier et choisir en fonction des compétences et des appétits pour le savoir…parce qu’on ne peut pas garder tout le monde sur la même voie et qu’en fin de compte, le système utilisé et les critères retenus sont les moins mauvais disponibles ”. Et à l’école primaire, comment fonctionne l’orientation des élèves ? L’école primaire en France ne connaît pas ce type de commissions et de procédures qui restent propres au collège et au lycée. Par contre, elle possède des “ conseils des maîtres de cycle ” qui sont censés être les successeurs et les compléments, nés de la réforme des cycles, des anciens conseils des maîtres qui existent toujours mais ne jouent plus ou ne devraient plus jouer le même rôle qu’auparavant. Les anciens conseils des maîtres qui regroupaient l’ensemble des maîtres d’une même école, se réunissaient régulièrement au long de l’année pour gérer le fonctionnement général de l’école et spécialement en fin d’année scolaire pour décider du passage ou du redoublement des élèves de chaque classe. Ils constituaient des structures très formelles en réalité qui, le plus souvent, se contentaient d’entériner les décisions déjà prises par chaque responsable de classe, à huis clos, sans discussion ni échange approfondi avec les collègues sur les problèmes d’apprentissage de ses élèves et les remédiations les meilleures à apporter. Grâce à ce fonctionnement qui n’était pas général mais majoritaire, chaque enseignant était reconnu de facto souverain dans ses décisions de passage dans le cours supérieur ou de maintien dans sa classe, sauf si ces décisions risquaient de mettre en péril le sacro-saint principe de la stricte égalité numérique des effectifs de chaque cours. Dans ce cas, et si le dialogue ne fonctionnait pas entre les différents maîtres concernés, ou si la négociation n’aboutissait pas à une modification des décisions rétablissant l’équilibre, c’est le directeur qui tranchait, voire l’inspecteur dans les cas extrêmes. Il ne s’agit pas là d’une description fantaisiste ou d’une caricature de la réalité, mais d’une situation qui, aux particularismes locaux près, était la plus fréquente dans les écoles primaires (élémentaires en particulier). Et c’est à cela que voulait remédier, en autres objectifs, l'obligation de création d’un conseil des maîtres pour chaque cycle, instaurée par la Loi d’Orientation sur L’éducation du 10 juillet 1989 dans le cadre de la mise en place du fonctionnement en cycles pédagogiques. La situation réelle actuelle, telle qu’on peut l’observer aujourd’hui sur le terrain, réclame le détour et un temps d’analyse car elle est, sans excès de langage, proprement surréaliste. Qu’on en juge ! Les cycles ne fonctionnent pas (nous venons de le constater) ou à de très rares exceptions près et pourtant, ce sont des conseils des maîtres dits “ de cycle ” qui ont obligation de gérer les flux d’élèves au sein de l’école primaire dans une organisation qui est censée fonctionner en trois cycles pédagogiques. Une telle situation interroge et pourrait prêter à la critique facile mais il faut raison garder et essayer de la comprendre en se donnant le recul nécessaire pour l’analyser avec lucidité, objectivité et, si possible, pertinence. Pour y parvenir, je rappellerai d’abord les rôles et fonctions que les textes officiels assignent aux conseils des maîtres de cycle. Puis je m’efforcerai de présenter les aspects qui me paraissent les plus significatifs de la réalité actuelle, la plus fréquente à ma connaissance, de ces conseils. Et enfin, j’essaierai de mesurer l’écart entre ce que ces conseils paraissent majoritairement être devenus et ce qu’ils auraient dû devenir s’ils s’étaient inscrits
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effectivement dans la dynamique des cycles envisagée par la réforme, c’est-à-dire celle qui s’efforce de construire et de réussir la différenciation des parcours d’apprentissage des élèves dans une démarche de projet. Les conseils des maîtres de cycle à l’école primaire selon les textes officiels : « Le conseil des maîtres du cycle » Ce conseil…ne se substitue pas au conseil des maîtres mais traite des problèmes internes au cycle. Le conseil des maîtres du cycle est doté de pouvoirs importants puisqu’il définit : - les outils de suivi des élèves à l’intérieur du cycle ; - la progression des élèves à l’intérieur du cycle ; et qu’il propose les éventuelles modifications de la durée de présence d’un élève dans un cycle, dans le respect des procédures définies dans le décret…Notamment pour ce qui concerne l’indispensable dialogue avec les parents. C’est un instrument fondamental qui organise la cohérence de l’équipe pédagogique, la cohérence de la politique mise en place, tout en préservant, à l’intérieur du cadre ainsi défini, une large autonomie pour le maître. ” Ministère de l’éducation nationale. Direction des écoles. Les cycles à l’école primaire. (1991, p.19). L’année suivante, en 1992, le ministère de l’éducation nationale publie un autre document “ Le projet d’école ” qui complète le précédent et donne de nouvelles précisions sur “ Le conseil des maîtres de cycle “ et non plus du cycle, nouvelle appellation officielle donc. « Conseil des maîtres de cycle » Composition : Les membres de l’équipe pédagogique compétents pour le cycle considéré. Présidence : Un membre choisi en son sein. Fréquence des réunions : Aucune exigence n’est formulée par le ministère. Attributions : Il élabore le projet pédagogique de cycle, fait le point sur la progression des élèves à partir des travaux de l’équipe pédagogique de cycle et formule des propositions concernant le passage de cycle à cycle et la durée passée par les élèves dans le cycle. Ces propositions sont notifiées aux parents par le directeur de l’école fréquentée par l’enfant. ” Opus cité, p.102-103. On le constate à la lecture de ces textes, l’institution délègue à cette nouvelle structure des pouvoirs et des responsabilités importants puisqu’elle a pour mission principale de définir la politique pédagogique du cycle dans le cadre du projet d’école, d’assurer le suivi de cette politique tout au long du cycle et, corollairement, d’assurer le suivi des élèves, là aussi sur la durée du cycle mais aussi au-delà puisque c’est elle qui décide des passages dans le cycle suivant et qui, de surcroît, assure la liaison avec les familles à ce sujet. Quelle réalité après plus de dix ans d’existence pour ces conseils des maîtres de cycle ? Un constat d’abord, aucune des appellations officielles n’a survécu à l’usage et c’est la dénomination couramment utilisée par les enseignants “ conseil de cycle ” qui s’est partout imposée. Alors que se passe-t-il effectivement dans ces conseils où l’on parle d’élèves qui ne sont pas en réalité dans les structures et les organisations pédagogiques dans lesquelles ils sont 40
supposés être scolarisés et apprendre mais dans les anciennes classes stratifiées en cours ( les fameux et inamovibles cours préparatoire, cours élémentaire et cours moyen) dont les appellations sont toujours utilisées par les enseignants et les familles sauf sur les livrets scolaires ? Un détour technique d’abord pour présenter la structure de ces cycles telle que les instructions officielles l’ont définie. Les cycles créés sur l’ensemble de la scolarité primaire, c’est-à-dire recouvrant ses deux composantes, l’école maternelle et l’école élémentaire, sont au nombre de trois : Le cycle 1 ou cycle des apprentissages premiers comprend la petite et la moyenne sections de l’école maternelle. Le cycle 2 ou cycle des apprentissages fondamentaux est un cycle charnière, à cheval sur l’école maternelle et élémentaire. Il comprend la grande section de l’école maternelle (qui reste institutionnellement rattachée à l’école maternelle), le cours préparatoire et le cours élémentaire première année qui constituent les deux premières années de la scolarité obligatoire et de l’école élémentaire. Le cycle 3 ou cycle des approfondissements est le cycle terminal de la scolarité primaire. Il recouvre le cours élémentaire deuxième année et les deux années de l’ancien cours moyen. Comment les conseils de cycle fonctionnent-ils, majoritairement, aujourd’hui ? Avertissement au lecteur : Mon intention ici n’est ni de moquerie ni de blâme de qui que ce soit, simplement de présentation et d’analyse de ce que je considère comme un des éléments explicatifs de ce grave dysfonctionnement du système scolaire français que constitue l’échec de la mise en œuvre des cycles à l’école primaire. Echec auquel s’ajoute, de façon manifeste aujourd’hui, celui de la mise en œuvre des cycles au collège. Je présente un conseil de fin d’année du cycle 2, cycle charnière de la scolarité primaire parce c’est là qu’y apparaît, de la façon la plus lumineuse à mon avis, l’écart entre les pratiques de sélection et de guidage des élèves, fortement inspirées des méthodes traditionnelles d’enseignement, toujours dominantes actuellement, et les pratiques nouvelles liées à une mise en œuvre effective des cycles, c’est-à-dire fondées sur les grands principes méthodologiques évoqués précédemment . De quoi peut-on parler lors d’un conseil de cycle 2, qui porte très légalement ce titre, qui a effectivement lieu, et qui se déroule dans une école où les cycles n’existent que sur le papier mais ne fonctionnent pas en tant que tels ? Le sous-entendu sur la possible absence de réunion effective de ce conseil de cycle que fait apparaître la formulation de la question n’est pas vain car la composition de ce conseil, obligatoirement mixte: enseignants de l’école maternelle et de l’école élémentaire, peut déjà faire obstacle à un travail en commun fructueux si les rapports entre les deux écoles concernées ne sont pas amicaux, au moins suffisamment cordiaux pour permettre discussion et échanges profitables. En effet, ce conseil doit statutairement décider, entre autres, des passages des élèves de l’école maternelle à l’école élémentaire. Premier obstacle potentiel donc dont nous constatons ici qu’il a été surmonté par les enseignants. De quoi peuvent parler à la fin de l’année scolaire, des enseignants sérieux, ayant conscience d’avoir chacun la responsabilité de leur classe, réfléchissant et travaillant chacun de leur côté, ne communiquant que rarement sur leurs pratiques pédagogiques et toujours très superficiellement, et pourtant remplis de bonnes intentions à l’égard de leurs élèves, mais
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n’ayant pas réfléchi ou de façon pas suffisamment approfondie aux aspects positifs de la réforme des cycles pour ces élèves, ou encore n’ayant pas reçu l’information théorique et pratique leur permettant d’en mieux comprendre tout l’intérêt ? Je ne parle pas, bien sûr, de ceux qui, parmi eux, consciemment ou inconsciemment, refusent tout changement et pour lesquels l’idée même de cycle, porteuse de nouveauté et d’incertitude, est insupportable. Ces enseignants-là ne peuvent parler que d’orientation des élèves. Je ne veux pas dire qu’ils emploient ce terme ni que c’est consciemment qu’ils procèdent à ce que j’appellerai des préorientations. Je suis même persuadé que tous en rejetteraient violemment l’idée et qu’ils considéreraient en toute bonne foi qu’il s’agit d’une accusation injustifiée. Non, je veux dire seulement, qu’à partir du moment où ils ne travaillent pas en équipe toute l’année et ne sont pas tous concernés par l’ensemble des problèmes liés à la gestion pédagogique quotidienne et interactive des parcours d’apprentissage de tous les élèves du cycle, ils ne peuvent parler de leurs élèves qu’en fonction des représentations qu’ils ont de l’éducation, de leurs conceptions de l’apprendre et des critères personnels d’évaluation qu’ils utilisent pour apprécier leurs performances scolaires. C’est obligatoirement à travers ces filtres qu’ils jugent leurs élèves et prennent leurs décisions d’orientation. Or, pour la majorité d’entre eux, ces décisions seront fondées sur une conception de l’apprendre très largement contaminée par les principes d’exclusion élitiste véhiculés par les méthodes traditionnelles d’enseignement. Et, tout naturellement alors, le résultat de ce type de regard et de cette forme d’attente éducative correspondra, en matière d’analyse des performances des élèves et de décision de poursuite de scolarité, à de l’orientation. C’est-à-dire davantage à une sélection négative, par l’échec et le rejet, qu’à une évaluation positive, basée sur la valorisation systématique des réussites, de toutes les réussites, mêmes les plus fragiles et les moins reconnues traditionnellement par L’Ecole, et le pari qu’un accompagnement attentif, construit dans la continuité naturelle du cycle, permettra à l’élève en difficulté de poursuivre tout de même sa scolarité avec ses camarades, éventuellement en avançant à des rythmes différents, selon ses performances dans les divers domaines d’apprentissage. Dans cette description, l’essentiel de ce que je voulais démontrer a déjà émergé. Il réside dans la mise en évidence du fait que des enseignants qui travaillent comme par le passé, dans des structures scolaires immobiles et avec des pratiques pédagogiques qui ont un peu évolué certes, mais pas suffisamment pour permettre l’intense travail d’équipe qu’exigent la construction, la gestion et l’évaluation de la différenciation des parcours d’apprentissage des élèves dans une dynamique de cycles, ces enseignants-là ne peuvent utiliser les nouvelles structures conçues pour favoriser la mise en œuvre des cycles autrement que de manière inadaptée. J’ajouterai un élément qui renforcera et complètera le précédent, c’est une brève analyse de ce qui se passe au niveau des décisions de passage des enfants du cours préparatoire au cours élémentaire première année. Dans une vraie dynamique de cycle, gérée de la façon que préconisent les instructions officielles, c’est-à-dire dans une étroite collaboration entre les maîtres responsables des différents niveaux du cycle, un élève ne double pas un même niveau, il poursuit sa scolarité dans le cycle en compagnie de ses camarades et, à cette fin, une aide et un accompagnement appropriés lui sont apportés (contrats individualisés d’aide et de progrès). Par contre, dans la perspective traditionnelle de la scolarité, l’essentiel de l’apprentissage de la lecture doit impérativement être achevé au cours préparatoire, avec pour conséquence bien connue, qu’un enfant réputé non-lecteur autonome par le maître tout-puissant de ce cours, doublera cette classe même s’il apparaît sur la voie de la lecture en fin d’année scolaire. Une décision dont
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les conséquences sont généralement plus néfastes que positives parce qu’elles placent l’élève en situation avérée d’échec alors qu’il ne rencontrait, la plupart du temps, que des difficulté passagères qu’il aurait souvent pu surmonter si on l’avait aidé à dynamiser son projet d’apprentissage et si on lui avait accordé le temps et fourni l’accompagnement approprié pour y parvenir. Or, ce type de réponse positive et aidante là, le travail en cycle le permet, notamment lorsqu’il fonctionne de la façon que j’ai décrite et appelée “ cycle d’aide et d’apprentissage différencié ”. VILLEPONTOUX (1997). Du conseil des maîtres d’un cycle 2 virtuel au conseil des maîtres d’un cycle 2 réel ! Je voudrais transporter par la pensée maintenant le lecteur quelques instants dans un autre univers pédagogique, expérimental celui-ci, mais bien réel cependant, où la mise en œuvre des cycles pédagogiques est véritablement engagée, depuis quatre années scolaires à l’époque où se situe cette évocation. Que se passe-t-il à la même époque de l’année dans un vrai conseil des maîtres, d’un vrai cycle 2 ? Une précision d’abord au sujet de l’organisation pédagogique mise en œuvre par ces enseignants. Leurs classes sont constituées, à l’école maternelle comme à l’école élémentaire, en “ classes de cycle ” ou “ classes cycle ”, c’est-à-dire qu’elles regroupent en une même structure pédagogique, placée sous la responsabilité d’un même professeur des écoles, les enfants des trois années ou des deux années d’un même cycle. Ainsi, une classe cycle du cycle 1 regroupe des enfants des anciennes petite, moyenne et grande sections. Une classe cycle du cycle 2 regroupe des enfants des anciens cours préparatoire et cours élémentaire première année. Une classe cycle du cycle 3 regroupe les enfants des anciens cours élémentaire deuxième année et cours moyen, première et deuxième années. Cela veut dire que les enfants des différentes tranches d’âge constitutives d’un cycle donné, appartiennent au même groupe de référence, vivent et travaillent ensemble, sous la responsabilité du même professeur. Dans ce conseil des maîtres du cycle 2 se retrouvent donc, grâce à cette organisation, toutes les enseignantes de l’école maternelle y compris la directrice, c’est-à-dire six personnes ainsi que les six enseignants de l’école élémentaire responsables des classes cycle du cycle 2. Ces personnes se connaissent parfaitement puisqu’elles travaillent en équipe dans leurs écoles respectives d’une part, et dans le cadre de la gestion pédagogique commune des deux cycles d’autre part. C’est ce dernier contexte qui nous intéressera plus particulièrement ici. Les réunions de travail de ce conseil sont mensuelles et le calendrier prévisionnel en est établi dès la rentrée. Les objectifs de chaque réunion sont définis à l’issue de la réunion précédente et réajustés en fonction des circonstances et des éventuels nouveaux problèmes apparus. Pour autant, de grands axes de travail sont transversaux et constituent les préoccupations centrales constantes de toutes les réunions, ce sont : -
le suivi régulier des parcours d’apprentissage de tous les élèves et plus particulièrement de ceux qui rencontrent des difficultés passagères pour lesquels le groupe s’efforce de mettre en place les aides les mieux adaptées possible ;
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l’élaboration en commun des évaluations diagnostiques qui interviennent environ toutes les six semaines et dont les résultats sont communiqués et expliqués aux familles ;
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la réflexion permanente sur les critères choisis et utilisés dans les évaluations formatives et un effort constant de clarification et d’harmonisation de ces critères de façon qu’ils soient vraiment communs aux deux cycles et suffisamment accessibles, en partie au moins à cette
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étape de la scolarité, aux enfants apprenants qui, grâce à l’apprentissage de l’auto-évaluation (évaluation formatrice) sont en train de devenir déjà des « s’apprenants » ; -
la concertation sur la construction et la gestion de la différenciation des parcours d’apprentissage des enfants qui se nourrit prioritairement des informations fournies par les différentes évaluations précédentes. Dans ces conditions optimales de travail et d’échange, le conseil de fin d’année du cycle 2 ne diffère de ceux qui l’ont précédé qu’en ce que l’on s’y attarde longuement sur l’organisation prévisionnelle de l’accompagnement de quelques élèves dont la maîtrise du lire-écrire reste encore insuffisante ou fragile et qui devront pouvoir en poursuivre la consolidation à leur rythme dans une configuration aidante et stimulante bien adaptée à la situation de chacun. Cette forme d’accompagnement, chemin faisant, qui doit conjuguer l’aide individuelle, le travail en petit groupe et le maintien permanent du lien avec le groupe cycle de référence, nécessite une organisation complexe et minutieuse, qui ne peut être réalisée efficacement que grâce à la coopération active de tous les enseignants du cycle. Je n’expose pas ici une sorte de tableau pédagogique idyllique mais la stricte et fidèle réalité (épurée c’est vrai de la description des ralentissements naturels à la vie de tout groupe humain) du fonctionnement normal et du travail habituel d’un groupe d’enseignants qui ont délibérément choisi de travailler en cycles et de mettre en œuvre de leur mieux, à leur niveau, la dynamique et les transformations dont ceux-ci sont porteurs. Un choix opéré en toute liberté en son temps et qu’ils continuent à assumer pleinement. Un choix qu’ils ne cessent de consolider et d’approfondir puisque, si pour les enseignantes du cycle 1, la décision de travailler en classes cycle a été concomitante de leur engagement dans les cycles, celle des enseignants du cycle 2 n’est intervenue que la deuxième année pour deux d’entre eux et la troisième année seulement pour les quatre autres. Un choix qui est considéré, aux dires des intéressés, comme irréversible, parce qu’il a été à l’origine d’abord, puis qu’il est devenu ensuite, le moteur d’une riche aventure pédagogique et que, malgré l’importante charge de travail quotidienne qu’il exige (mais que le fait de travailler en équipe rend supportable), il ne peut être question d’abandonner. D’autant que les élèves, dans leur très grande majorité, se sont appropriés pleinement le fonctionnement en classes cycle, que leurs progrès dans les apprentissages fondamentaux et sociaux sont tangibles et que les familles adhèrent progressivement à cette nouvelle manière d’apprendre et de vivre à L’Ecole, après avoir longtemps douté et, pour certaines, avoir même envisagé d’enlever leurs enfants de ces classes. Faut-il vraiment pour conclure revenir sur les deux situations décrites et les comparer ? Les faits présentés ne parlent-ils pas d’eux-mêmes ? Il s’agit manifestement de deux situations aux antipodes l’une de l’autre, autant au niveau des représentations de l’apprendre des enseignants qu’à celui plus global de leurs conceptions de l’éducation des enfants en général et du rôle et des responsabilités de L’Ecole (et donc en partie les leurs) dans cette entreprise. Le premier conseil de cycle décrit est une réunion purement formelle qui répond à la seule obligation institutionnelle d’une rencontre au moins annuelle entre les enseignants du cycle 1 et du cycle 2 des deux écoles. Son unique rôle est de permettre de gérer officiellement les flux d’élèves dans un semblant de dialogue pédagogique et de glaner aussi au passage quelques informations intéressantes sur “ les cas difficiles ”, ce qui n’est jamais inutile il est vrai dans une configuration scolaire de type traditionnel.
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Le second conseil de cycle présenté est une vraie concertation et un véritable moment de réflexion et de travail fécond en commun. Il est d’ailleurs considéré par les enseignants comme une étape nécessaire, essentielle comme toutes celles qui l’ont précédée, dans un itinéraire soigneusement pensé, et pourtant sans cesse reconstruit, d’accompagnement pédagogique et de suivi attentif et continu de tous les élèves des deux cycles. Mais ce conseil des maîtres de cycle-là est un moment clef, plus important encore que les précédents, parce qu’il se situe à la fin de l’année scolaire et que, les objectifs didactiques qui ont été définis et les décisions pédagogiques qui ont été prises tout au long de l’année pour construire et gérer l’accompagnement pédagogique des élèves et, en particulier, la différenciation des parcours d’apprentissage, doivent y être évalués sur la durée et dans leurs résultats terminaux. C’est donc, pour les enseignants, tout autant l’évaluation des progrès réels de chaque élève qui est au cœur de leurs préoccupations à ce moment-là que leur propre évaluation professionnelle dans la mesure où la réussite de la différenciation dépend en grande partie de la qualité et de la pertinence des choix didactiques et pédagogiques qu’ils ont opérés aux différents moments de l’année pour chaque élève et pour le groupe classe à la fois. D’autre part, à cette évaluation professionnelle rétroactive, s’ajoute la nécessité d’une anticipation pertinente des évolutions possibles et nécessaires des parcours d’apprentissage des élèves rencontrant des difficultés passagères. Ce sont même, dans l’immédiat, la préoccupation centrale et l’urgence car il faut présenter rapidement aux familles les projets d’accompagnement pédagogique de leurs enfants qui devront être mis en œuvre dans les premiers jours de la rentrée et peut-être retouchés alors en fonction de l’évolution des enfants pendant les vacances. Il faut les leur expliquer et obtenir leur adhésion la plus large possible car il ne peut s’agir que de contrats précis, d’engagements mutuels qui les placent clairement en appuis principaux aux côtés de leurs enfants et des enseignants. La réussite, toujours hypothétique, d’un enfant qui rencontre des difficultés dans les apprentissages scolaires, est à ce prix ! C’est cela essayer, chaque jour, à chaque instant, tout au long de l’année, de construire et de réussir la différenciation des parcours d’apprentissage des élèves “ en conservant toujours pour chacun d’eux la plus grande ambition dans sa scolarité ”. Pour conclure, je voudrais dire qu’en aucune manière, ce qui vient d’être décrit ne peut être ramené à la présentation d’un paysage pédagogique manichéen avec les bons enseignants d’un côté, ceux qui font consciencieusement leur travail, et de l’autre, les mauvais, ceux qui ne réfléchissent pas, ne travaillent pas non plus, et ne remplissent pas consciencieusement leur mission d’éducation. Cependant, si l’on veut, en essayant de rester objectif, apprécier les attitudes des uns et des autres, on peut dire alors qu’il y a -mais il est évident que cela représente une différence qualitative énorme- d’un côté le mouvement, le dynamisme, l’enthousiasme portés par la force et la volonté que donne une foi sincère dans les possibilités d’apprendre de tous les enfants, avec ce que cela comporte de nécessaires prises de risques personnelles, de fortes turbulences relationnelles au sein du groupe aussi, et parfois même de comportements individuels et collectifs qui peuvent paraître trop engagés, voire activistes. Et de l’autre, l’immobilisme, l’attentisme avec leur quête permanente et illusoire de la sécurité avant tout, de la tranquillité à n’importe quel prix, et puis, fédérant cet ensemble, le conformisme qui fait accueillir la moindre innovation comme une véritable agression contre cette paix, soi-disant indispensable pour « faire bien travailler les élèves », que l’on s’efforce de rendre éternelle et que d’aucuns viennent sans cesse troubler avec leurs utopies. Le conformisme qui transforme en épouvantail la plus petite nouveauté, le moindre accroc aux saintes habitudes. Le conformisme qui rend aveugle et sourd aux problèmes des enfants 45
élèves et pousse à s’accrocher désespérément au fonctionnement professionnel que, dès le lendemain de sa sortie de l’institut de formation, on a commencé à mettre en place et que l’on ne veut à aucun prix ni interroger, ni remettre en question. En fait, ce qui est dévoilé une nouvelle fois ici au sein de L’Ecole, c’est l’existence de deux univers humains fondamentalement différents qui se côtoient et qui éprouvent beaucoup de mal à vivre ensemble car ils peuvent difficilement se comprendre et plus difficilement encore parvenir à travailler ensemble. En point d’orgue à cette analyse, je voudrais livrer à l’appréciation personnelle du lecteur, un extrait du document ministériel intitulé “ Le projet d’école ” qui fut envoyé à toutes les écoles maternelles et élémentaires françaises à la fin de l’année scolaire 1991/1992. Il me semble que sa lecture, faisant suite à l’essai d’état des lieux de la mise en œuvre des cycles à l’école primaire qui vient d’être esquissé, lui permettra de prendre plus précisément encore la mesure des transformations positives de la scolarité que cette réforme aurait pu apporter et de mieux comprendre les causes profondes de son échec. “ La partie pédagogique du projet d’école La partie pédagogique du projet concerne prioritairement l’amélioration des résultats de l’élève et son épanouissement à l’école. Son élaboration relève de la responsabilité de l’équipe pédagogique qui, coordonnée par le directeur, a pour tâche de construire les parcours de chacun des élèves, afin de leur permettre d’atteindre les compétences de fin de cycle définies à partir des programmes nationaux. Cette tâche comporte, principalement, la mise en place et le fonctionnement des cycles pédagogiques, c’est-à-dire : l’organisation de la classe et de l’école ; l’harmonisation des démarches ; la cohérence des apprentissages disciplinaires ; la gestion différenciée des groupes d’élèves ; l’organisation des évaluations. Les réseaux d’aides spécialisées aux élèves en difficulté concourent à la définition et à la mise en œuvre de ces différents éléments. Par ailleurs, certaines actions organisées en dehors du temps scolaire (par exemple, l’aide aux élèves en difficulté passagère) s’inscrivent également dans la partie pédagogique du projet. ” Opus cité, p. 17-18. Fin 1999, Madame Ségolène Royale, à l’époque ministre déléguée à l’enseignement scolaire, parlait « de relancer la réforme des cycles » …qui auraient dû être en place depuis dix ans…et qui ne le sont toujours pas ! On parle encore, ici et là, dans quelques écoles, de projets d’école certes, mais sur quelles bases ? Et avec quels objectifs ? Et pour quels élèves ? Au service de quel projet éducatif global ?
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TROISIÈME CHAPITRE
EST-CE QUE LA PREEMINENCE DES PRATIQUES TRADITIONNELLES D’ENSEIGNEMENT PEUT ETRE EXPLIQUEE PAR LA FORMATION DES ENSEIGNANTS ?
PREALABLES Les réponses qui seront apportées, au fil de ce chapitre, à la question qui lui donne sa raison d’être, nous conduiront à nouveau dans l’univers de l’institution scolaire française, non plus cette fois-ci à l’école primaire ou au collège, mais dans l’environnement complexe des Instituts universitaires de formation des maîtres (I.U.F.M.) où les enseignants du premier et du second degré sont, depuis dix ans maintenant, formés à leur futur métier. Il faut d’abord préciser que les Instituts universitaires de formation des maîtres sont de création récente puiqu’ils sont nés officiellement en 1990. Ils ont été créés avec pour premier objectif de réunir en un même lieu les enseignants du premier et du second degré de façon qu’ils se côtoient, qu’ils apprennent à travailler ensemble et qu’ainsi, progressivement, se construise une culture pédagogique commune qui permette ensuite, sur le terrain, un dialogue plus facile, des échanges plus nombreux et plus fructueux et une meilleure continuité pédagogique. Cette volonté de l’institution faisait donc de ces nouvelles structures, les principaux leviers (potentiels) de la mise en œuvre des réformes du système éducatif prévues par la Loi d’Orientation pour l’Education du 10 Juillet 1989 et ils devaient, pour favoriser la réalisation de ces objectifs, jouer logiquement un double rôle : • Premièrement, ils devaient s’affirmer rapidement comme d’authentiques structures de formation initiale, véritablement unitaires, dynamiques, riches de projets et créatrices d’innovations et ne pas apparaître comme de simples et pâles substituts des structures précédentes.
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Deuxièmement, ils devaient devenir par leur créativité, leur pugnacité, leur engagement et leur compétence reconnue, les fers de lance de la profonde réforme engagée et assurer son succès aux deux niveaux essentiels, d’une part de la formation initiale de tous les professeurs (premier et second degré) et, d’autre part, de la formation continue dont ils recevaient parallèlement la maîtrise d’œuvre.
C’est à partir d’eux, et grâce à leur capacité d’impulsion et de diffusion de l’innovation, que devait se répandre rapidement cet esprit nouveau « des cycles pédagogiques » qui ainsi allaient devenir le cadre de fonctionnement pédagogique naturel de l’ensemble des cursus du premier et du second degré.
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Dans cet ambitieux dispositif, la mission la plus essentielle et la responsabilité la plus importante pour la réussite de l’ensemble du projet, étaient incontestablement dévolues aux formateurs. En effet, ceux-ci devaient, après avoir opéré à leur propre niveau de nombreux et pénibles deuils professionnels, parvenir à un véritable brassage de leurs intelligences, de leurs compétences et de leurs cultures pédagogiques d’origine et construire ainsi, en totale synergie, la nouvelle conception de la formation (qui était aussi forcément une nouvelle culture professionnelle) dont les instituts avaient besoin pour exister et s’imposer. Aujourd’hui, pratiquement dix ans après la création de ces instituts universitaires de formation des maîtres, la première question que l’on est en droit de se poser, après cette présentation des objectifs que leur assignait l’institution, est celle de savoir dans quelle mesure ces nouvelles structures ont effectivement répondu, toutes formations et responsabilités confondues, aux attentes qui avaient été formulées à leur égard et aux espoirs qu’ils avaient simultanément fait naître. En d’autres mots, est-ce que ces nouveaux lieux de formation sont parvenus, en devenant universitaires et uniques, à construire cette nouvelle culture professionnelle commune à tous les enseignants qu’on leur demandait d’imaginer, d’expérimenter et de faire évoluer, chemin faisant, en la mettant en œuvre en formation initiale d’abord puis en la faisant connaître progressivement au plus grand nombre d’enseignants possible par le canal de la formation continuée ? Pour apporter des éléments de réponse suffisamment significatifs à cette interrogation, je présente maintenant et je m’efforce d’analyser avec la distance dont je suis capable, ce qui me paraît être la démarche de formation qui, aux différences locales près, a été finalement privilégiée par la majorité des instituts universitaires de formation des maîtres. Peut-être faudrait-il parler d’ailleurs, pour être plus proche de la réalité, de « la démarche de formation qui s’est imposée d’elle-même » ou encore, si l’on en croit les affirmations de certains formateurs, membres des conseils d’administration chargés d’analyser puis de voter les plans de formation, de « la démarche qui a été imposée » par la majorité silencieuse. Je veux dire cette majorité composite qui s’exprime peu directement, qui affronte rarement ouvertement les novateurs, mais qui parvient toujours à faire triompher en dernier lieu le plus petit dénominateur commun de l’innovation, c’est-à-dire le quasi immobilisme.
Alors comment est conçue et organisée aujourd’hui, dans ses objectifs et ses aspects principaux, la formation initiale des enseignants dans les I.U.F.M. ? J’expose et j’analyse essentiellement la formation des maîtres du premier degré parce que les expériences de formation innovantes présentées dans les deux derniers chapitres seront conduites à ce niveau de la scolarité obligatoire. •
La formation professionnelle « des professeurs des écoles » (c’est le nouveau titre des maîtres du premier degré) dure une année scolaire et intervient après la réussite à un difficile concours de niveau académique. Concours auquel ne peuvent se présenter que les
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titulaires d’une licence (toutes les licences étant acceptées) ou d’un diplôme admis en équivalence. Il est possible de préparer ce concours au sein d’un I.U.F.M. pendant une année scolaire et, normalement, une seule. •
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Trois axes majeurs structurent l’unique année de formation professionnelle qui constitue la formation initiale proprement dite : 1)
La formation pratique qui se déroule dans le cadre de stages (d’abord de pratique accompagnée puis en responsabilité) en milieux scolaires.
2)
La formation théorique didactique et pédagogique qui vise la construction des apprentissages et des approfondissements didactiques disciplinaires.
3)
La formation théorique et pratique à la recherche pédagogique et à la construction de situations didactiques et pédagogiques innovantes qui s’appuie principalement sur la conception, la réalisation et la rédaction, sous la forme d’un mémoire soutenu en fin d’année devant un jury, d’une expérience didactique et pédagogique conduite dans un cours (ou un cycle) de l’école primaire sous la responsabilité conjointe d’un formateur de terrain (professeur maître formateur) et d’un formateur, professeur de l’I.U.F.M.
A ces trois axes principaux s’ajoutent d’une part, des modules de formation pédagogique commune qui regroupent, à plusieurs reprises dans l’année, les futurs professeurs des écoles avec leurs collègues, futurs professeurs de collège et de lycée, et d’autre part, diverses séquences proposant des informations pédagogiques, variables dans leurs contenus selon les années et les évolutions des priorités de la formation.
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Je voudrais donner quelques précisions à propos des contenus de l’année de préparation au concours dont seule l’existence a été évoquée. C’est une année où priment très largement les informations didactiques et pédagogiques théoriques et les mises à niveau des connaissances dans les grands champs disciplinaires du concours, essentiellement en mathématiques et en français, et dans une moindre mesure en psychopédagogie. Au cours de cette année de préparation, deux stages d’observation en milieu scolaire, placés en alternance (si possible) dans une école maternelle et une école élémentaire, sont aussi proposés aux étudiants et doivent permettre à ceux qui en ont fait le choix, de recueillir les informations nécessaires à l’élaboration d’un dossier, point d’appui pour l’épreuve orale d’admission du concours.
Ainsi conçue, la formation initiale des futurs enseignants du premier degré apparaît comme s’efforçant d’allier dans un temps de formation professionnelle resserré, les indispensables apprentissages théoriques et les incontournables apprentissages pédagogiques pratiques. Essayons de comprendre maintenant à quelles conceptions de la formation correspond ce schéma ? Premier constat : L’ensemble cherche à conserver un équilibre qui se veut satisfaisant entre les composantes considérées comme naturelles d’une formation initiale d’enseignants.
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Ainsi il y a, d’une part « la construction d’une pratique professionnelle concrète » par l’apprentissage sur le terrain de la conduite de diverses classes à différents niveaux (parfois d’un cycle entier). Il s’agit d’un apprentissage guidé d’abord dans les stages de pratique accompagnée, puis plus autonome ensuite dans les stages en responsabilité avec toujours l’aide et les conseils de formateurs présents régulièrement sur le terrain. C’est le moment décisif pour les futurs enseignants de la mise en œuvre personnelle des savoirs à la fois didactiques, pédagogiques et psychologiques. C’est le moment où se construit la capacité à traduire les connaissances acquises en réponses éducatives efficaces et adaptées aux situations réelles de classe, c’est-à-dire aux élèves réels.
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Et il y a, d’autre part, « la construction d’un ensemble de compétences théoriques pluridisciplinaires » puisque le professeur des écoles est un enseignant polyvalent qui doit être capable d’aider également des enfants à entrer dans tous les grands domaines de la connaissance. Il s’agit là en fait de ce que l’on appelle aujourd’hui les apprentissages didactiques, c’est-à-dire ceux qui, articulés à la fois sur des savoirs disciplinaires et pédagogiques, sont constitutifs d’une méthodologie d’enseignement propre à une discipline donnée : la didactique des mathématiques par exemple. Remarquons, au passage, qu’on préfère parler actuellement, au moins au niveau de l’école primaire, de “ grands domaines d’apprentissage ”, de plus en plus fréquemment dénommés “ langages ”. Ainsi, on parlera de “ la maîtrise de la langue ou des langages ”, de la maîtrise “ des langages plastiques ”, de la maîtrise “ des langages scientifiques ”… Maîtrise qui, dans sa construction toujours en devenir, concerne d’ailleurs autant le professeur que l’élève.
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Enfin, et ce fut un apport enrichissant de la nouvelle formation, les professeurs des écoles en formation poursuivent (sous la conduite de professeurs tuteurs) et approfondissent, dans le champ des sciences de l’éducation et dans ceux des didactiques des disciplines enseignées à l’école primaire, « l’apprentissage de la recherche ». Cet apprentissage s’opère dans le cadre de la construction du mémoire professionnel et a les différents publics et lieux de stage pour principaux terrains d’expérimentation.
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Cela, bien sûr, en ce qui découle des strictes exigences institutionnelles car rien n’empêche un professeur stagiaire de s’engager dans une recherche personnelle ou de constituer avec des camarades un groupe de recherche et de porter témoignage ensuite des résultats obtenus soit oralement, soit par écrit.
Deuxième constat : L’organisation, le fonctionnement et la gestion globale de la formation, très structurés, fortement centralisés et toujours très modélisants, semblent favoriser la reproduction des comportements et des fonctionnements professionnels anciens. Je veux dire ceux qui sont éprouvés et dont le bouche à oreille affirme « qu’ils marchent toujours ». Quant aux autres, ceux nés des expériences pédagogiques innovantes, ceux qui proposent d’importantes transformations des démarches et conduisent à de tout autres pratiques professionnelles, ceux-là sont réputés difficiles et considérés comme périlleux à mettre en œuvre. Peu nombreux sont les jeunes enseignants qui assument le risque de les expérimenter. Peut-être parce qu’ils n’y sont pas vraiment encouragés par les formateurs ? Je n’exprime pas dans ce que je viens de décrire, les frustrations d’un formateur déçu par une réalité qui ne correspond pas à ses attentes et qui noircit volontairement le tableau. Au 50
contraire, je m’efforce de présenter une évaluation, personnelle certes, mais aussi distanciée que cela m’est possible. Je me fonde notamment sur les points d’appui et les éléments d’analyse suivants : 1)
Ce que je comprends et interprète de la réalité de la formation théorique et pratique lorsque je l’analyse en profondeur avec les formateurs de mon propre institut. Par exemple, lors des nombreux échanges dans les concertations et les groupes de travail qui conduisent à l’élaboration de chaque nouveau plan de formation. Ou encore lors des rencontres avec d’autres formateurs exerçant dans différents instituts universitaires et aussi au travers des propos impromptus, des remarques, des réactions de nombreux professeurs stagiaires et des analyses très approfondies réalisées ensemble lors des bilans communs de fin de modules et de stages.
2)
Ce que je vois s’élaborer dans les classes lors de mes visites d’aide et de conseil ou de mes évaluations, au niveau des pratiques professionnelles qui s’ébauchent ou déjà s’installent, au niveau des démarches d’apprentissage privilégiées, au niveau aussi du type de regard porté sur les élèves en difficulté et de la nature et de la qualité de l’aide qui leur est apportée.
3)
Et, enfin, ce qui, selon moi, correspond à ce qui se passe très majoritairement dans les classes, lorsque je m’y rends en tant qu’évaluateur institutionnel et que je retrouve, une, deux ou trois années après leur sortie de l’institut de formation, de jeunes professeurs des écoles, titulaires et maîtres de leurs choix pédagogiques, de leurs démarches et, d’une façon générale, de toutes les décisions professionnelles qui relèvent de leur responsabilité.
Troisième constat : Dix années après ses débuts officiels, lorsque l’on s’efforce de porter un regard évaluatif global sur ce qui en constitue le visage actuel et la réalité quotidienne, la nouvelle formation initiale des professeurs des écoles, progressivement élaborée et dispensée par les I.U.F.M, n’apparaît pas (ne m’apparaît pas en tout cas) comme étant devenue un facteur décisif d’engagement de cette évolution en profondeur de la culture pédagogique générale des enseignants du premier degré, ni non plus le moteur de ce changement décisif des pratiques professionnelles que, personnellement, j’espérais, avec beaucoup d’autres formateurs, je pense. Ici se pose la question de savoir si ces attentes étaient bien réalistes. N’idéalisaient-elles pas les possibilités de changement du nouveau dispositif, héritier, dans les mentalités comme dans les structures, de l’ancien ? Avec le recul, je pense qu’effectivement ces attentes étaient irréalistes parce que hors de proportion, d’une part avec les vraies possibilités d’innovation et de changement du nouveau cadre de formation créé et, d’autre part, avec les capacités réelles d’acceptation des évolutions et des transformations des pratiques, des terrains d’accueil et des lieux d’exercice des professeurs nouvellement formés.
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Je veux parler ici non seulement des enseignants (des écoles primaires comme des collèges et des lycées d’ailleurs) mais, plus largement, de tous les membres de la communauté éducative, c’est-à-dire des familles, des élèves, surtout ceux qui avaient acquis “ ce sens de l’expérience scolaire ” dont parle DUBET(1996), d’une partie non négligeable aussi de l’administration et de l’encadrement de l’éducation nationale et de l’opinion publique en général (presse spécialisée ou non, incluse). Quatrième constat : Les conceptions de l’éducation, la compréhension des processus d’apprentissage, la vision du rôle social, des responsabilités professionnelles, des devoirs spécifiques de l’enseignant, la conception majoritaire de la notion même de formation et tout particulièrement d’une formation d’enseignants et d’éducateurs, n’ont évolué, à mon avis, qu’en apparence et essentiellement au niveau du discours. C’est-à-dire aux seuls niveaux des orientations officielles, des désirs et des vœux exprimés par les enseignants dans leur majorité et, d’une façon générale, dans les aspirations manifestées ouvertement par l’opinion publique (par exemple par les diverses associations de parents d’élèves), mais pas vraiment dans les faits, dans la réalité de la formation dispensée, du moins pas de façon suffisamment affirmée pour qu’on puisse parler de réelle mutation. De cela témoignent de multiples faits précis dont il n’est pas possible de procéder à l’inventaire exhaustif ici mais parmi lesquels je choisis d’exposer maintenant quelques-uns des plus significatifs à mes yeux, en les classant en deux grandes catégories. La première catégorie s’efforcera de présenter des faits tangibles qui relèvent des différents aspects de la formation en actes mais qui ne sont pas suffisamment détaillés, nombreux et approfondis pour prétendre la caractériser totalement. Ce sont très certainement des dominantes fortes, parfois seulement des tendances, ce ne sont pas des caractéristiques absolues, simplement parce qu’une catégorisation de cette nature n’est pas possible. La seconde catégorie tentera un exercice plus aléatoire au niveau de la prise de distance par rapport aux faits retenus, puisqu’il s’agira de dégager parmi eux : -ceux d’abord qui relèvent des représentations et des conceptions dominantes de ce que doit être l’enseignement à L’Ecole, -ceux ensuite qui relèvent des croyances et des attentes sociales vis-à-vis de la formation des enseignants et de ce qu’elle devrait être dans sa traduction quotidienne, c’est-à-dire l’enseignement qui est dispensé aux élèves et la nature des relations entre enseignants et enseignés, -ceux enfin qui relèvent des attentes personnelles des enseignants vis-à-vis de leur formation. Voyons pour commencer, les faits qui entrent dans la première catégorie ou, pour poser la problématique différemment, interrogeons-nous sur ce qui apparaît aujourd’hui comme étant les grandes caractéristiques de la formation initiale des enseignants en I.U.F.M ? Nous privilégierons deux niveaux dans notre regard : celui de la conception de la formation initiale d’une part et de son fonctionnement d’autre part, mais sans dissocier les deux dans l’analyse. Au contraire, j’essaierai de montrer en quoi les interactions entre l’une et l’autre entrées précisent les caractéristiques mises en évidence et, par-delà, renforcent mon argumentation générale. Ce qui me semble caractériser la formation initiale des professeurs du premier comme du second degré aujourd’hui, c’est sa forme modélisante dans la réalité des faits alors que tout le
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dispositif mis en place ainsi que le discours de l’institution et des formateurs s’efforcent de démontrer le contraire. Voyons donc les faits pour essayer d’en juger. Et tout d’abord par quelle(s) voie(s) accède-ton à la formation initiale des métiers de l’enseignement ? On entre en formation après admission à un concours qui valide un certain niveau de connaissances théoriques dans un certain nombre de domaines qui ne sont abordés qu’au plan théorique dans le cadre du concours. Les seules et notables exceptions sont l’éducation physique et sportive et les disciplines artistiques et techniques où une part non négligeable de savoirs pratiques doit étayer la base théorique. Encore faut-il préciser qu’il s’agit de la validation de savoir-faire pratiques et techniques témoignant d’une maîtrise strictement personnelle de la discipline : nager la brasse papillon en un temps record et avec une technique parfaite ou chanter en s’accompagnant au piano ou à la guitare sont certes, des compétences qui, bien exploitées pédagogiquement, seront fort utiles dans la conduite d’un projet d’enseignement pluridisciplinaire à l’école primaire par exemple. Mais, au strict niveau du concours auquel nous nous situons actuellement, le fait de témoigner de ce type de compétences personnelles s’il est un atout potentiel certain ne signifie nullement que l’on sera en mesure d’utiliser efficacement ces connaissances dans une classe, dans une relation d’aide à l’apprentissage, avec des élèves tous différents. A l’appui de ce que j’avance, je citerai l’exemple des épreuves de mathématiques et de français du concours de professeur des écoles dans lesquelles apparaît certes la validation, pour une part importante, de connaissances didactiques mais dans le seul cadre d’épreuves écrites individuelles ou orales face à un jury. Dans les concours conduisant aux professorats du second degré, il faudrait appeler à la barre toutes les disciplines puisque l’admission y est basée en fin de compte sur la seule appréciation d’un niveau suffisant de connaissance et de maîtrise personnelles des contenus de la ou des disciplines qui seront enseignées par le candidat une fois son admission acquise. C’est donc à partir de la seule capacité de restitution de savoirs théoriques précis, exprimée dans un cadre formel, sans lien avec les lieux d’exercices futurs, fonctionnant selon des règles strictes, en général très approximativement connues des candidats, comme par exemple celles régissant les corrections qui ne leur sont communiquées que dans leurs grandes lignes et restent donc en partie opaques pour eux, que s’opère la validation de la compétence à exercer le métier d’enseignant. C’est dans cet absolu « hors-contexte professionnel » que s’opère la sélection de ceux dont la mission principale ensuite sera prioritairement relationnelle, d’accompagnement patient, d’aide compréhensive, de soutien tenace à d’autres, apprenants débutants, avançant avec des efficiences diverses et des rythmes différents dans la construction de savoirs extérieurs à la vie et imposés par la société à L’Ecole. Alors, on me rétorquera, et à juste titre si l’on s’en tient aux apparences, que cette première année n’est pas une année de formation professionnelle stricto sensu. Elle ne se veut même pas année probatoire par rapport à l’exercice futur d’un métier mais uniquement année de préparation à un concours, c’est-à-dire année qui doit rendre les candidats capables d’affronter « victorieusement » une sélection fondée sur des critères arbitraires, détachés de la réalité pour laquelle ils servent pourtant de filtre, mais supposés parfaitement connus des candidats et acceptés comme tels par eux. Ce n’est que l’année suivante qu’intervient officiellement la formation initiale au métier réel. Et, tout naturellement dans cette étrange logique, elle ne concerne que ceux qui ont franchi ce premier cap et ont ainsi témoigné de leur capacité de
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forte mobilisation intellectuelle personnelle pour se hisser au niveau du concours et en être lauréat. C’est la conception même de ces concours de recrutement qui est à revoir car, dans leur forme actuelle, ils assoient la sélection des futurs enseignants presque uniquement sur une apparente maîtrise de connaissances théoriques, très majoritairement disciplinaires, et de savoir-faire essentiellement méta-didactiques, maîtrise qui est appréciée même pour ces derniers, hors de tout contexte d’action et, surtout, hors de toute connaissance effective de la réalité dans laquelle ces savoirs et savoir-faire didactiques prennent un sens et ont leur raison d’être. Cela dit, et pour qu’il n’y ait pas méprise sur mon propos, j’ajoute que je crois en l’intérêt, l’importance et l’absolue nécessité de la construction et de la maîtrise par tout enseignant, à quelque niveau du cursus scolaire qu’il intervienne, d’un très solide bagage conceptuel, théorique, et méta-pratique, englobant non seulement le champ de sa ou ses disciplines d’appui mais aussi celui des principales sciences du champ de l’éducation (psychologie, pédagogie, sociologie, neuro-sciences…). Mais je considère aussi que, mêmes solides, mêmes suffisamment dominées, les seules connaissances théoriques sont très insuffisantes pour exercer les métiers de l’enseignement si ne s’y ajoutent pas les capacités essentielles d’écoute, d’attention à l’autre, d’empathie, d’acceptation de l’altérité et de reconnaissance des différences, notamment des différences de rythme d’apprentissage, qui feront que l’enseignant, qui les a patiemment et systématiquement développées, pourra les mettre au service des autres et ainsi les aider à les construire à leur tour. Et, je crois tout aussi profondément que, bien au-delà encore de toutes ces qualités, c’est le fait d’avoir accompli, dans la découverte quotidienne du réel des classes, l’itinéraire personnel qui conduit à se construire “ une conception de l’apprendre ” dans laquelle l’erreur n’est plus “ faute ” donc nuisible, mais dans laquelle, au contraire, elle est recherchée, analysée, apprivoisée parce qu’elle le témoin d’un apprendre en marche et, à ce titre, la principale source de progrès pour l’élève et le maître…Parce que je crois également que celui qui voit les choses de l’apprendre ainsi ne peut agir vis-à-vis des élèves autrement qu’en développant des comportements qui sont l’expression même de ces qualités essentielles. La seconde année, celle de formation initiale professionnelle proprement dite, participe selon moi, malgré tous les habillages locaux et d’indéniables et fort positives évolutions nationales et locales aussi, du même principe modélisant. En effet, l’alternance théorie et pratique y est, c’est vrai, mise en place mais ses modalités et les conditions de sa mise en œuvre sont elles aussi totalement modélisantes. En effet, les compétences dont doivent témoigner les jeunes professeurs lors des multiples évaluations qui jalonnent cette année sont strictement ( avec plus ou moins de souplesse selon les formateurs mais, quelle que soit son amplitude, cette souplesse ne remet nullement en cause les principes et le schéma directeurs de la formation) celles attendues par les formateurs qui cumulent pour la majorité d’entre eux, les fonctions d’évaluateurs et de didacticiens, chargés principalement de la formation théorique des futurs enseignants. La présence de formateurs praticiens à leurs côtés lors des évaluations sur les terrains de stage ne diversifie pas vraiment la nature du regard porté sur le jeune professeur et ne rééquilibre pas non plus les exigences au profit des capacités de conduite effective des apprentissages des élèves, pour au moins deux raisons :
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La première est que, bien que de formations différentes, bien qu’ils aient aussi des responsabilités institutionnelles et des fonctionnements pédagogiques différents, ces formateurs vivent dans le même environnement et sont plus ou moins consciemment imprégnés de la même vision de la formation. Travaillant ensemble, de surcroît, ils ont, à peu de chose près, les mêmes attentes, le même regard et puis, il leur est bien difficile en dernier recours de s’opposer, parfois même simplement de se démarquer. La seconde est liée au fait bien connu qu’il est difficile à des praticiens d’opposer des arguments consistants et convaincants lorsqu’ils s’aventurent à l’affrontement ou simplement à la discussion avec les spécialistes d’un domaine disciplinaire que sont les didacticiens. Leur seule vraie latitude dans la négociation concerne les aspects organisationnels ou périphériques comme la présentation et la structuration des fiches de préparation ou les documents d’aide remis aux élèves mais rarement les aspects centraux liés au processus et aux procédures d’apprentissage qui relèvent eux directement des compétences didactiques du spécialiste présent. Il faut ajouter, bien sûr, pour nuancer cela, que les comportements varient selon les personnes et qu’il en est des spécialistes d’un champ disciplinaire comme des autres : certains sont ouverts à la discussion et à la négociation même dans leurs domaines, d’autres pas ! Ainsi, pendant toute cette année de formation professionnelle initiale, c’est une manière d’enseigner et une façon d’être enseignant qui sont plus ou moins systématiquement enseignées et qui, naturellement, prennent forme progressivement, s’installent, se structurent et deviennent “ les formes ” de pensée et d’action que le jeune professeur va privilégier plus ou moins consciemment dans ses débuts professionnels et souvent conserver une partie, voire toute sa carrière, s’il ne se donne pas, par lui-même, les moyens de les remettre en question. Or, la très courte et très réduite expérience qui fonde ce qui va devenir sa démarche professionnelle est en grande partie construite sur la base de réponses didactiques et pédagogiques majoritairement données. Je veux dire que ces réponses sont conseillées, recommandées par les divers formateurs à partir de situations exposées verbalement, ou simulées, ou préparées en vue d’une démonstration dans le cadre limité d’un enseignement et imposées alors aux professeurs stagiaires qui les subissent sans s’y impliquer vraiment, ou encore, restituées et analysées a posteriori, par exemple lors des bilans de stage. Mais, ce n’est qu’exceptionnellement, que l’apprentissage du métier s’effectue à partir de l’analyse immédiate, en situation de conflit sociocognitif entre formateur(s) et formé(s), d’activités directement puisées dans le réel d’une classe ordinaire, c’est-à-dire d’une classe qui n’est ni celle du tuteur, ni celle d’un formateur praticien de l’institution, ni celle dans laquelle un jeune enseignant en formation répète à sa manière les leçons apprises, en s’efforçant de reproduire au plus près les comportements et les fonctionnements professionnels observés ou recommandés. Il n’est pas surprenant, dans ces conditions, que ce qui est vu, entendu et désigné régulièrement comme la voie à suivre ne devienne au bout du compte la référence unique du futur enseignant et fonctionne comme telle même hors de son contexte spécifique de réalisation. C’est-à-dire que, de simple réponse choisie parmi de multiples autres possibles au départ, elle ne se hisse au rang de modèle absolu, décontextualisable à l’infini, au seul gré des besoins. Modèle que l’on reproduit donc systématiquement, en tous lieux et en toutes circonstances, sans les nécessaires adaptations, sans les indispensables transformations qui témoigneraient au moins de la prise de conscience de l’existence de différences entre les élèves et les milieux classes et de la nécessité de les prendre en compte même dans une conception traditionnelle de l’enseignement.
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Je voudrais passer maintenant à l’exposé et à l’étude des faits que j’ai annoncés comme appartenant à la deuxième catégorie. Ils sont d’une nature différente des précédents parce qu’ils relèvent principalement du subjectif, du point de vue personnel, souvent engagé, en d’autres termes de l’opinion, avec la part diffuse de conditionnement individuel et collectif des représentations qui découle du pouvoir important qu’ont pris les divers médias dans ce domaine sensible. Je voudrais, dans le cheminement de cette analyse, essayer me faire à la fois l’interprète et l’analyste des parents d’élèves et de l’opinion publique en général pour tenter de comprendre et d’exprimer les principales attentes exprimées vis-à-vis des enseignants eux-mêmes mais moins peut-être par rapport à leur formation. En effet, c’est l’individu de chair et d’os, l’enseignant qu’ils côtoient qui intéresse prioritairement les parents d’élèves, les élèves et l’opinion publique, ce ne sont pas les péripéties de sa formation. J’en viendrai ensuite aux conceptions personnelles des jeunes enseignants sur leur formation initiale pour essayer de répondre aux interrogations suivantes : Comment eux-mêmes la jugent-ils au moment où ils la vivent ? Quel regard portent-ils sur les modalités et les contenus de cette formation, quelques années plus tard, lorsqu’ils ont acquis une certaine maîtrise de leur métier et qu’ils deviennent capables d’une relecture critique, étayée à la fois par le recul pris et l’expérience acquise ? Que pensent globalement les parents et l’opinion publique de L’Ecole, de son école, des enseignants, tels qu’ils les imaginent ou les rencontrent plus ou moins régulièrement et avec lesquels vivent et apprennent les élèves, leurs enfants ? Que pensent-ils de la façon dont les enseignants remplissent leurs fonctions sociales, notamment de la façon dont ils exercent leur métier et de leurs rapports en général avec les élèves et les familles ? Il me semble que la manière la mieux appropriée de répondre à ces interrogations, celle en tout cas qui a quelques chances d’être la moins entachée de subjectivité, exige que je ne me limite pas à l’exposé de mes seules perceptions. C’est pourquoi j’intègre, chemin faisant dans mon analyse, des informations, des points de vue et des résultats d’enquêtes déjà connus, publiés dans des recherches récentes réalisées le plus souvent dans le domaine plus vaste de la mise au jour des perceptions sociales de L’Ecole en général. Je m’appuierai notamment sur les recherches de BAUTIER(1995), de CHARLOT (1992, 1996, 1998), de CRAHAY(1996), de DUBET (1996), de FONTAINE et POURTOIS (1998), de LAHIRE (1995, 1998), de PERRENOUD (1995, 1996, 1998,) de ROCHEX (1995), sur diverses publications diffusées au cours des dix dernières années par “ La Direction de la Programmation et du Développement du Ministère français de l’Education nationale ” (D.P.E.) ainsi que sur les notes d’information mensuelles de “ La Direction de L’Evaluation et de la Prospective ”(D.E.P.) et sur mes propres recherches (1995, 1997). Tenter de proposer une synthèse, même très limitée et très modeste, des représentations et des points de vue exprimés par la société civile française à propos de son Ecole et de ceux qui en sont les maîtres-d’œuvre et les symboles, les enseignants, comporte en soi le piège du jugement partial et réducteur par souci louable de concision et de clarté. Pour l’éviter et rester succinct cependant, la démarche la plus pertinente me paraît être de catégoriser les attentes et
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les représentations publiques de L’Ecole et des enseignants que j’ai recensées en les différenciant en fonction du point d’appui dont la validité est la moins contestée : les catégories socioculturelles d’appartenance de ceux qui expriment ces points de vue ou manifestent ces représentations. C’est d’ailleurs la voie majoritairement suivie par les chercheurs cités. La voie est tracée dans ce domaine par CHARLOT, BAUTIER et ROCHEX dans une recherche phare, publiée en 1992 : Ecole et savoir dans les banlieues…et ailleurs. Les représentations et les attentes vis-à-vis de L’Ecole qui émergent de cette étude peuvent être grossièrement regroupées en deux grandes catégories, avec évidemment un nombre important de catégories intermédiaires qui nuancent fortement cette apparente dichotomie. D’un côté, il y aurait les familles qui attendent tout de L'Ecole. Tout, c’est-à-dire qu’elles pensent que c’est L’Ecole qui donnera un bon métier à leurs enfants. Et puis, il y a les familles dont on peut dire qu’elles n’attendent rien ou plus rien de L’Ecole. Mais là, il faut approfondir cette affirmation en explicitant ce rien car il n’a pas du tout le même sens pour les deux catégories principales qui composent cet ensemble. Pour les unes, massivement des familles d’origine populaire, mais aussi des familles appartenant à des milieux socioculturels et socioéconomiques développés mais ayant fait pour leurs enfants des choix considérés comme marginaux en matière d’éducation, ce rien est à prendre au sens littéral. Pour ces familles, L’Ecole classique soit les rejette, c’est la vision des premières, soit est considérée comme totalement inadaptée à leurs attentes éducatives car elle déforme plus qu’elle ne forme, c’est la vision des secondes. Pour les autres familles, globalement celles dont les enfants réussissent à L’Ecole et qui appartiennent aux catégories socioculturelles dites favorisées, très fortement imprégnées de culture écrite par conséquent, rien prend un tout autre sens. Il veut dire qu’elles n’attendent rien directement de L’Ecole mais elles ne la rejettent pas pour autant, loin de là. Au contraire, L’Ecole constitue pour ces familles un lieu initiatique premier et incontournable, une véritable propédeutique sociale et culturelle, une expérience cognitive et culturelle essentielle, et leurs enfants ont de cette importance de L’Ecole et de ces intérêts profonds, quasi vitaux, une conscience très claire, construite au fur et à mesure de leur découverte- appropriation de leur environnement familial, culturel et social. Attardons-nous un instant sur ces représentations et ces attentes différentes des familles vis-àvis de L’Ecole pour tenter d’en apprécier plus finement les conséquences au niveau de la réussite des apprentissages scolaires des enfants. Il y a des familles –et toutes les recherches convergent pour indiquer qu’elles appartiennent très majoritairement aux milieux populaires ou dits socioculturellement défavorisés- qui attendent pratiquement tout de L’Ecole, au sens où celle-ci devrait être capable de conduire leurs enfants vers l’obtention d’un bon métier. Tout, s’agissant des responsabilités propres de L’Ecole, signifie tous les savoirs et savoirfaire qui donnent un métier (un métier bien rémunéré et socialement bien considéré) et ouvrent sur une position sociale ultérieure satisfaisante. Ici, L’Ecole est investie d’un pouvoir
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de promotion sociale et de réussite individuelle absolu et, par conséquent, les enseignants, dépositaires de ce pouvoir et démiurges dans sa construction, sont investis a priori d’une autorité importante qu’on ne conteste guère ou en tout cas pas ouvertement, sauf dans les situations de conflit majeur dont on retarde d’ailleurs le déclenchement le plus longtemps possible. Dans ces familles, lorsqu’il s’exprime, le jugement sur la formation des enseignants est généralement positif, aussi longtemps du moins qu’il n’y a pas eu d’oppositions ou d’affrontements ouverts. Il le reste même durablement après encore car la critique s’exerce le plus souvent à l’égard des comportements, des réactions des enseignants, de leurs types de relations avec les familles, plus rarement par rapport à leur enseignement, sauf lorsqu’un pic conflictuel est atteint, provoquant alors le rejet en bloc des personnes, jugées incompétentes, et de l’institution, jugée incapable de tenir en bride les enseignants auxquels elle donne tous les droits vis-à-vis des élèves et toujours raison face aux demandes de recours des familles. En fait, la mission assignée à L’Ecole par ces familles apparaît très claire. C’est L’Ecole seule qui apprend à leurs enfants tout ce qu’ils doivent savoir pour avoir un bon métier plus tard. Cet apprentissage se réalise par contact direct avec le milieu Ecole, grâce à une présence assidue. Il est à la fois de l’ordre du mimétisme (on se coule dans le moule et on reproduit à l’identique), de l’imprégnation (on entend, on voit, on répète, on mémorise, on apprend par cœur et on sait) et du miraculeux (car on ne sait pas très bien au fond comment on apprend mais le fait d’être là, au contact de gens qui savent, possède des vertus certaines, inexplicables et inexpliquées). Tout naturellement alors, les enseignants, qui incarnent L’Ecole, lieu d’un pouvoir magique aux yeux de ces familles, sont considérés comme les magiciens, ceux qui “ apprennent ” les élèves, ceux qui apprennent à leurs enfants ce qu’ils doivent savoir pour réussir, c’est-à-dire pour entrer au meilleur niveau possible dans la vie professionnelle. Même si elle est à la fois naïve et profondément irréaliste par les espoirs ainsi fondés, cette attente massivement exprimée par les familles des milieux populaires, pose L'Ecole comme un lieu central, mythique, dans lequel, par une alchimie mystérieuse, les enfants devenus élèves se remplissent de savoir ou plus exactement sont remplis de savoir par les enseignants. Et nous retrouvons là le processus d’apprentissage depuis toujours privilégié par les méthodes traditionnelles, qui est ici espéré et attendu par ces familles, consacré même par elles comme le seul valable pour leurs enfants. A leur décharge cependant, il faut rappeler que l’immense majorité d’entre elles l’ont toujours subi et n’en ont jamais connu d’autre. Dans la logique de cette croyance, les responsables désignés des échecs qui ne manquent pas de se produire, sont, au début tout au moins, les élèves eux-mêmes qui ne font pas ce qu’on leur demande, qui ne travaillent pas suffisamment. Ce n’est que plus tard, beaucoup plus tard souvent, lorsque les difficultés s’accumulent et que les orientations autoritaires se succédant, tout espoir de conquérir « un bon métier » disparaissant, que ces familles s’en prennent alors aux enseignants qu’elles accusent de ne pas savoir enseigner les élèves, de ne prêter intérêt qu’aux meilleurs et de délaisser volontairement leurs enfants. Et puis, il y a aussi dans les classes populaires et socioculturellement défavorisées, tous ceux qui n’attendent rien ou pratiquement plus rien de L’Ecole. Ceux qui ont vécu L’Ecole sur le mode douloureux de l’échec, du mépris permanent, du rejet insidieux ou parfois direct et systématique et qui s’en sentent exclus, bannis à jamais. Ceux-là considèrent L’Ecole comme un lieu hostile, agressif à leur égard, un environnement dans lequel leur identité est niée et où ils n’ont ni droits, ni place, où leurs parents généralement n’en ont pas eu et où leurs enfants
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n’en auront pas davantage, c’est du moins ce qu’ils croient et souvent, malheureusement, la réalité leur donne raison. Cette mise à l’écart réelle ou partiellement fantasmée est ressentie et vécue différemment selon les familles et leurs histoires personnelles. Pour certaines, c’est le fatalisme ou l’indifférence (souvent d’ailleurs les deux sentiments s’additionnent) qui priment et leurs enfants vivent les apprentissages scolaires avec les attitudes mentales et les comportements extérieurs qui leur correspondent : passivité, désintérêt, indifférence, absence d’investissement… L’Ecole est globalement un lieu de contrainte, d’obligation, voire de brimade et de honte. Les apprentissages scolaires sont totalement dépourvus d’intérêt et ne font naître aucun désir profond de mobilisation, aucune volonté forte de les investir et de se les approprier. Les enfants issus de ces familles “ subissent ” L’Ecole comme une nécessité incontournable, un lieu dans lequel ils essaient de se faire remarquer le moins possible, un lieu où l’idéal pour ne pas être persécuté est de se rendre invisible, un lieu d’où l’on s’échappe le plus vite possible avec l’espoir à chaque fois de ne plus y revenir…Un lieu de captivité en somme, une captivité que l’on revit quotidiennement, de plus en plus péniblement, pendant d’interminables années et à laquelle, dès qu’on le peut, on essaie d’échapper pour aller vers la vraie vie qui est dehors et de toutes façons ailleurs, hors de L’Ecole. Et puis, il y a, de plus en plus nombreuses aujourd’hui, les familles populaires qui refusent totalement et rejettent avec violence parfois L’Ecole, pour eux devenue étrangère, ségrégative, agressive, et rejetante. C’est du moins ainsi qu’ils la perçoivent et la vivent au travers de ses comportements à leur égard et des brèves relations qu’ils ont avec elle par le canal des enseignants. Leurs enfants la vivent eux aussi avec ces mêmes sentiments qu’ils expriment dans le refus plus ou moins ostensible et systématique de tout apprentissage scolaire, dans les perturbations de toute nature que certains d’entre eux provoquent dans le fonctionnement canonique des classes et dans leur hostilité croissante au fil des ans à l’égard de toutes les structures scolaires et souvent des enseignants eux-mêmes. Ils sont, comme leurs camarades du groupe précédent, presque immédiatement en échec, au sens scolaire de ce terme, c’est-à-dire qu’ils ne progressent pas dans les apprentissages selon des rythmes considérés comme normaux, qu’ils n’ont pas les comportements scolaires attendus (normaux par conséquent), qu’ils n’envoient dans aucun domaine les bons signaux aux enseignants. C’est-à-dire qu’ils ne maîtrisent pas cet ensemble complexe d’attitudes et de comportements qui constituent un tout indissociable et quasi inexplicable où règnent en maîtres les “ non-dits ”, les “ non-précisés ”, aisément identifiables cependant pour les enseignants et parfaitement connus des autres élèves, ceux qui sont « conformes ». Un ensemble clef dont la connaissance est indispensable pour eux en particulier parce qu’elle témoigne d’une réelle volonté d’intégration scolaire et d’une soumission consciente aux règles, aux exigences et aux fonctionnements implicites mais incontournables de l’institution. Qu’ils appartiennent à l’un ou à l’autre de ces groupes, qu’ils soient révoltés ou passifs, jugés caractériels, immatures ou « en difficulté », ces enfants vont avoir, pratiquement dès l’école maternelle et, à coup sûr dès la première année d’école élémentaire, un statut d’élèves « en échec scolaire ». Les scénarios sont peu nombreux et bien connus : • Ou bien ils seront, dès les premiers faux pas ou retards par rapport au reste du groupe classe en lecture, en général au cours du premier trimestre de l’année de cours préparatoire, considérés et désignés comme étant en échec scolaire et, plus ou moins
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rapidement selon leurs comportements en classe, soit dirigés vers des structures spécialisées (comme les classes d’intégration scolaire ou C.L.I.S. ou les classes d’adaptation), soit « oubliés » dans la longue suite des doublements et redoublements qu’ils connaîtront jusqu’à l’orientation finale, en fin de scolarité élémentaire, vers les Sections d’Enseignement général et professionnel adapté (S.E.G.P.A) qui constituent pour nombre d’entre eux une exclusion scolaire déguisée. Ou bien, avec l’aide et le soutien de maîtres du cursus primaire particulièrement impliqués, ils avanceront certaines années, stagneront d’autres, redoubleront parfois et, cahin-caha, parviendront dans un lycée professionnel où certains retrouveront le plaisir d’apprendre parce que ce miracle est possible dans certains de ces établissements grâce au dévouement de certaines équipes de professeurs, soutenues par des cadres administratifs souvent exceptionnels.
Et puis, il y a aussi parmi ceux qui n’attendent rien de L’Ecole, une petite frange de familles qui n’ont en commun avec les familles précédentes que leur refus des structures scolaires quelles qu’elles soient. Ces familles ont décidé d’élever elles-mêmes leurs enfants et de les éduquer comme elles l’entendent. Leur nombre est très faible mais leur détermination est impressionnante. Les quelques situations de cette nature que j’ai eu personnellement à connaître et à suivre me l’ont appris. A chaque fois, il s’est agi de familles de milieux socioculturels moyens ou assez élevés qui se décrivaient comme ayant eu une expérience personnelle très négative et parfois très douloureuse de l’institution scolaire. Elles l’accusaient notamment d’être à l’origine de ce qu’elles analysaient comme étant un échec total tant au plan personnel que professionnel. Elles reprochaient à L’Ecole son indifférence aux différences et son incapacité à prendre en charge les enfants doués dans des domaines autres que les sacro-saintes mathématiques ou les autres disciplines « reconnues comme importantes » pour les conduire au maximum de leurs possibilités dans les champs où ils excellaient. Il s’agissait en l’occurrence, pour les personnes qui sont ici mes références, de la musique, des arts plastiques, des arts du cirque et du théâtre. Il faudrait ajouter encore à ces familles très critiques vis-à-vis de L’Ecole, celles un peu plus nombreuses qui rejettent en bloc toutes les structures scolaires traditionnelles pour placer leurs enfants dans des lieux d’éducation du type école Steiner par exemple. Lieux qu’elles ne considèrent pas comme des écoles au sens qui est majoritairement donné aujourd’hui à cette institution mais comme de véritables “ environnements éducatifs ”, des lieux d’éducation totale dans lesquels, affirment-elles, leurs enfants apprennent à vivre et à penser de façon naturelle et authentique. Je crois que ce qui caractérise ces familles qui refusent de confier leurs enfants à L’Ecole ordinaire, c’est le profond manque de confiance dans les capacités de celle-ci à apporter ce qu’elles estiment, elles, être une véritable Education. Cette représentation très négative de L’Ecole les conduit à d’autres choix qu’elles assument sans en mesurer toujours clairement les conséquences pour leurs enfants, notamment le profond isolement dans lequel vivent les enfants “ enseignés ” dans leurs familles par leurs seuls parents. J’aurais dû évoquer aussi dans cette catégorie de la marginalité, ces situations nouvelles, apparemment peu nombreuses, mais si douloureuses pour les enfants qui les subissent, d’enfermement, d’endoctrinement et d’asservissement parfois, dans des sectes auxquelles des familles, littéralement “ envoûtées ”, les confient pour soi-disant les éduquer.
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Heureusement, la société paraît avoir pris conscience des dangers que de telles pratiques renferment, non seulement pour les enfants qui en sont victimes mais aussi pour la société tout entière, et elle développe actuellement des armes légales, probablement encore trop timides, pour les combattre. Il est temps maintenant que j’évoque une manière d’appréhender et de vivre L’Ecole, diamétralement opposée. Je veux parler de celle des familles pour lesquelles cette dernière est le principal centre de vie de leurs enfants et de la vie tout court. Je les désignerai sous le terme générique de « familles de culture écrite » pour sortir des clivages socioprofessionnels habituels qui, à mon avis, ne constituent pas des catégories explicatives véritablement pertinentes pour analyser et comprendre les attitudes et comportements de ces familles-là visà-vis de L’Ecole. L’appartenance au groupe social dénommé “ de culture écrite ” constitue, selon moi, un indicateur relativement fiable du type de rapports qu’entretiendra une famille avec L’Ecole ainsi que de la nature de ses attentes vis-à-vis de celle-ci. A l’opposé, une famille plutôt de “ culture orale ” n’aura, quelles que soient par ailleurs ses représentations de L’Ecole, ni les mêmes rapports, ni les mêmes attentes à son égard. En effet, naître et grandir dans un milieu de culture écrite, c’est déjà presque vivre à L’Ecole. C’est en tout cas, parler comme à L’Ecole, côtoyer de façon permanente, comme à L’Ecole, des livres et diverses sortes d’écrits. C’est aussi avoir appris très tôt à les toucher, à les manipuler, à les feuilleter, à les regarder, bref à les pratiquer de si près quotidiennement qu’ils sont devenus des éléments naturels de l’environnement, parfaitement apprivoisés. C’est être pleinement familier par conséquent de ce qui constitue l’univers du savoir tel qu’il existe et domine toute la vie à L’Ecole. Plongé ainsi, depuis sa naissance, dans ce bain de langue et de pratiques culturelles fondées sur les usages et les conceptualisations propres à la langue écrite, environné avant sa naissance déjà –et on connaît un peu mieux aujourd’hui l’importance de la période fœtale dans la construction de l’intelligence et de la personnalité de l’être humain- par cet usage et ce fonctionnement particuliers de la langue qu’est la langue parlée de structure écrite, l’enfant, que j’appellerai désormais “l’enfant de culture écrite ”, retrouve dès sa première rencontre avec L’Ecole, vers deux ou trois ans, les pratiques langagières et culturelles qui lui sont coutumières. Il n’y a donc pour cet « enfant de culture écrite », lorsqu’il franchit le pas décisif dans sa propre construction sociale de l’entrée à L’Ecole, aucune rupture au niveau essentiel de la communication et des échanges verbaux. Eléments extrêmement importants lorsque l’on pénètre dans un nouvel univers où brusquement tous les repères affectifs et familiers disparaissent et sont remplacés par d’autres inconnus qui, de surcroît, interagissent dans des contextes beaucoup plus vastes, avec des contraintes fortes et des exigences nouvelles déroutantes. Pour l’enfant de « culture écrite », la communication, les échanges verbaux et, d’une façon générale, tous les signaux, toutes les pratiques langagières qui fonctionnent dans ce nouveau milieu lui sont familiers ou au moins intelligibles et, en tout état de cause, linguistiquement accessibles. Et, même les nouveaux repères, les nouvelles situations d’apprentissage, les nouveaux stimulants et outils cognitifs qui lui sont proposés, livres, albums, contes, moments de lecture à haute voix, histoires racontées, lues ou mimées, chansonnettes et comptines du
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vieux fonds enfantin, marionnettes et marottes, jeux éducatifs, crayons de couleur, feutres, feuilles de dessin…lui sont eux aussi parfaitement familiers. La seule importante différence par rapport à son univers familier, c’est qu’il retrouve ces pratiques langagières et ces outils culturels connus, non plus dans le milieu protégé et calme de la famille et de la fratrie, mais dans l’environnement inconnu, bruyant et agressif de L’Ecole. En effet, il rencontre là, brusquement, et souvent pour la première fois de sa vie, un grand nombre d’enfants inconnus. Apparaissent alors les différences énormes parfois de capacité d’adaptation sociale de chacun de ces petits enfants face aux autres, face à des adultes inconnus, souvent stressés eux-mêmes par le poids des responsabilités qui leur incombent. Par rapport à cette situation, il faut noter, fort heureusement, la réelle prise de conscience opérée par les enseignants de l’école maternelle et leur administration de tutelle, qu’il y avait là une accumulation d’obstacles qu’il était nécessaire de dépasser en changeant les pratiques d’accueil des enfants nouvellement scolarisés. Ainsi, s’est développé, mais il n’est pas encore totalement généralisé, un premier accueil progressif, c’est-à-dire échelonné dans le temps et accompagné dans les classes par les familles en fonction de leurs disponibilités. Les durées de présence à l’école et dans les classes de l’un ou l’autre des parents (ou des deux) sont variables, et dépendent des organisations et des fonctionnements spécifiques de chaque école maternelle. Ainsi, lorsqu’ils s’aventurent dans ce nouvel environnement qu’est L’Ecole, à la différence de beaucoup d’autres jeunes enfants n’ayant ni les mêmes pratiques, ni les mêmes repères culturels, les enfants de « culture écrite » n’ont à faire face eux, dans ces premiers contacts, qu’aux difficultés d’adaptation d’ordre affectif, liées à la séparation et à la transplantation. Difficultés importantes certes, d’intensité variable selon les enfants, énormes parfois pour certains, mais dans leur cas, non cumulées avec des problèmes de compréhension linguistique et d’adaptation à des pratiques conceptuelles étrangères et à des outils cognitifs multiples, omniprésents et inconnus qui font, pour les enfants de culture orale, de l’univers nouveau dans lequel ils ont été brusquement transplantés, un milieu hostile et angoissant parce que presque totalement inintelligible. Une brève remarque au passage pour signaler qu’il faudrait nuancer cette analyse en prenant en compte notamment, l’itinéraire de vie de chaque petit enfant. Il est évident en effet qu’un enfant “ créchard ” par exemple, n’aura pas les mêmes difficultés d’adaptation qu’un enfant “ familial ”. Pour l’enfant « créchard », de quelqu’origine socioculturelle qu’il soit, même plus vaste et plus agressif que celui de la crèche, le nouvel univers ne change pas fondamentalement dans son organisation et son fonctionnement de ce qu’il a connu. Pour autant, si en termes d’adaptabilité aux contraintes et aux stress du milieu, l’enfant créchard en général s’avère nettement plus performant que nombre d’enfants familiaux, les problèmes linguistiques constituent toujours des obstacles majeurs pour lui lorsque ses pratiques culturelles familiales et ses modes de questionnement cognitif de la réalité ne sont pas ceux de la culture écrite dominante à L’Ecole. On comprend mieux lorsque ces divers éléments sont mis en évidence, l’origine (en partie bien évidemment car toutes les causes explicatives ne découlent pas de cet unique facteur) de l’écart dans la vitesse, la qualité et l’efficacité des premiers apprentissages scolaires, notamment linguistiques qui, dès l’entrée à l’école maternelle, va apparaître, et dans de
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nombreux cas rapidement se creuser, entre les enfants de culture écrite et tous les autres et, notamment ceux que j’ai désignés comme étant “ de culture orale ”. Les premiers sont à L’Ecole pratiquement comme chez eux dans les domaines essentiels de la structuration de la communication et de la construction du langage qui constituent les apprentissages fondamentaux et les outils cognitifs déterminants de la découverte et de l’appropriation du réel et par conséquent de la construction de la pensée aux premières étapes de la scolarité. Tous les autres, la majorité en tout cas, doivent surmonter les multiples obstacles d’une adaptation pratiquement totale à un milieu profondément étranger. Les autres, ce sont, très majoritairement, les enfants des classes populaires dont nous avons déjà parlé, les passifs comme les insoumis, mais ce sont aussi et de façon plus large, les enfants que personnellement je crois qu’il faut considérer comme appartenant à une culture à dominante orale. Que faut-il entendre précisément par “ enfants de culture orale ” ? Pourquoi, et en vertu de quels critères objectifs, peut-on, dès leur entrée à L’Ecole, les catégoriser de cette façon et les considérer comme moins bien préparés aux apprentissages proprement scolaires que les “ enfants de culture écrite ” ? En préalable, je voudrais préciser que si je prends en compte dans mon analyse de nombreux travaux et recherches sur cette question, dont certains déjà anciens comme ceux de BERNSTEIN (1975), LABOV (1978), LAUTREY (1980), ESPERET (1982), DOWNING et FIJALKOW (1984) et d’autres plus récents comme la dernière production de GOODY (1994) ou mon ouvrage (1992) sur la question, ce sont principalement les recherches réalisées au cours des dix dernières années sur des problématiques liées aux situations d’illettrisme qui me guident et contribuent pour l’essentiel à l’étaiement et à la formalisation du point de vue que je développe. Je pense tout particulièrement ici à BESSE (1992, 1996), LAHIRE (1993, 1995,1999), BAUTIER (1995), BARRE-DE MINIAC (1997) et au livre collectif « Illettrismes et Cultures »(2001). Par “ enfants de culture orale ”, j’entends tous les enfants dont les pratiques langagières familiales sont celles de l’oralité, c’est-à-dire fondées sur un usage de proximité de la langue qui n’utilise pas les constructions et les structurations complexes liées à l’écrit qui est un usage distancié qui, en tant que tel, exige d’être strictement réglementé pour que la communication reste optimale entre les scripteurs et les lecteurs potentiels. Ces contraintes diverses ont été progressivement conceptualisées et très précisément structurées. Elles constituent aujourd’hui un corpus précis de règles, de recommandations académiques, d’habitudes stylistiques, formalisées et ordonnées en “ une grammaire ”. Grammaire, substantif chargé d’angoisse pour nombre d’écoliers, vient du grec grammatiké qui veut dire “ grammaire ” à l’époque classique puis qui prend, plus tard, le sens de « culture », «d’érudition », substantivation de l’adjectif grammatikos “celui qui connaît les lettres ”, d’où découleront successivement les adjectifs“ cultivé ” puis“ lettré ”. La grammaire dont il n’est peut-être pas inutile de préciser qu’elle n’a linguistiquement de sens, d’intérêt sur le plan culturel et de réelle importance sociale que par rapport à l’intercommunication écrite car, sauf à L’Ecole, qui exerce là un droit et un devoir institutionnels, nul ne s’avise d’en rappeler systématiquement les exigences et d’en réclamer le strict respect dans les échanges oraux. C’est à ce niveau, par conséquent, qu’apparaît en
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pleine lumière la profonde différence dans la manière d’exister au monde et d’utiliser le langage qui, selon GOODY (1994), différencie le monde de l’oralité de celui de l’écriture. Il n’y a que dans les productions écrites que le respect strict de la grammaire a force de loi. Encore faut-il remarquer que, depuis quelques années, la tolérance d’une large majorité de la société ne cesse de croître vis-à-vis des multiples écarts à son égard, dont certains sont même considérés aujourd’hui comme passés dans les mœurs. Seuls quelques irréductibles résistent farouchement et mènent, officiellement au nom de la sacro-sainte pureté de la langue et de la pérennité de la culture dont elle est porteuse, en réalité pour défendre leurs privilèges de lettrés et de spécialistes, un combat d’arrière-garde pour le maintien du statut quo. L’oralité, c’est donc majoritairement la parole de proximité, celle de la vie de tous les jours et de tous les instants, sans recherche, sans construction élaborée, sans autre but que la communication immédiate, brève, simple, raccourcie souvent, elliptique même parfois. Une parole qui vise la transmission la plus rapide et la plus efficace possible du message et qui, généralement, n’attend pas une analyse fine ou une décontextualisation complexe de ce message mais une réponse simple, directe, univoque le plus souvent, immédiatement intelligible en tout cas: acquiescement, refus, accord, désaccord, puis…action, c’est-à-dire passage à l’acte, réalisation ou non réalisation. Une parole donc qui ne s’embarrasse pas de règles (bien qu’elle obéisse aussi à une certaine forme de grammaire, respecte un code et des usages au moins) puisque la gestuelle, la mimique, les habitudes de concision, de simplification, l’usage d’un système verbal souvent limité aux formes les plus employées du présent, du passé et du futur, le non-respect fréquent des règles de la correspondance des temps, l’emploi rarissime des connecteurs de complexité…Bref, tout ce qui fait sa différence avec la langue parlée de structure écrite qu’utilise L’Ecole et lui permet de faire vivre une communication de vis-à-vis, efficace et suffisante pour échanger mais qui réduit les problèmes à leur plus simple formulation et, parce qu’elle s’efforce intuitivement d’échapper à la complexité, ne la construit pas, ne la met pas en scène comme par exemple le fait systématiquement L'Ecole. En somme, il semble bien qu’il y ait chez les familles de “ culture orale ”, non-usage régulier et probablement méconnaissance d’un certain type de contenus sémantiques, de certains concepts et de certaines règles syntaxiques qui, à l’inverse, apparaissent comme constitutifs du fonds linguistique des locuteurs qui utilisent les différents niveaux d’énonciation de la langue parlée écrite. Je ne considère pas comme appartenant au domaine de l’oralité, l’utilisation épisodique, volontaire et conjoncturelle, par de nombreux locuteurs de “ culture écrite ”, d’un langage dit familier qui, à l’analyse, s’avère n’être qu’un niveau de langue écrite plus ou moins relâché parce qu’il reste conceptuellement et structurellement de structure écrite. Il suffit pour s’en convaincre de procéder à l’inventaire puis à l’analyse des erreurs grammaticales commises dans ce type de situation. On s’aperçoit rapidement qu’elles sont, dans leur grande majorité, des fautes volontaires, conscientes en tout cas, et qu’il s’agit bien alors de transgressions intentionnelles, de violations délibérées de la langue, parfois même, en certaines circonstances, fortement jubilatoires. Je crois qu’on peut s’aventurer jusqu’à émettre l’hypothèse qu’il s’agit d’une sorte de jeu libérateur qui consiste à torturer sciemment la langue, à rejeter momentanément le carcan de ses règles et à se donner ainsi le plaisir d’une liberté totale dans l’usage habituellement fortement contraint (et contraignant) du verbe. Une illusion de liberté en vérité car cette forme d’encanaillement linguistique ne résiste pas longtemps en général aux strictes et fortes habitudes langagières, acquises depuis la plus
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tendre enfance et systématiquement structurées par L’Ecole, qui ressurgissent immédiatement dès que le contexte d’élocution l’exige. En opposant ainsi à l’aide d’arguments relativement peu solides scientifiquement, et linguistiquement approximatifs, familles et enfants de culture orale et familles et enfants de culture écrite, je suis parfaitement conscient de brosser un tableau plus que sommaire de la situation et de catégoriser ces deux pratiques de la langue à partir de critères fortement subjectifs et peu étayés même si plusieurs parmi les chercheurs que j’ai cités, proposent des analyses pour partie convergentes. J’assume cette médiocrité des arguments ainsi que l’insuffisance scientifique conjointe et je ne me livrerai pas à des démonstrations statisticiennes pour tenter d’asseoir plus solidement mon essai de démonstration. Par contre, il est une conséquence qui pourrait apparaître comme découlant quasi naturellement de mon propos, et contre laquelle je veux m’inscrire immédiatement en faux, c’est le reproche qui pourrair m’être fait que ce que j’expose de ces deux pratiques de la langue ainsi que les conclusions que j’en tire, induiraient une hiérarchie entre elles. S’il en était ainsi, je reprendrais d’une certaine manière à mon compte la perspective de BERSTEIN (1975), développée par ESPERET (1982). Je refuse cette interprétation réductrice qui dénature mon propos car je considère, au contraire, que j’amorce par cette analyse certes insatisfaisante, la mise au jour d’un important et grave problème non strictement scolaire mais plus largement de société, jusqu’à présent peu dévoilé. Il n’y a dans mon esprit nulle échelle de valeur, nulle idée de supériorité d’une pratique d’une langue par rapport une autre, d’une langue par rapport à une autre, je fais seulement le constat de deux usages différents ayant chacun leurs particularités, leurs richesses, leurs capacités propres d’énonciation, leurs publics, leurs locuteurs et toute leur raison d’exister au monde. En vérité, si l’on se donne la peine d’y regarder de près, c’est L’Ecole qui hiérarchise, ouvertement et systématiquement. C’est elle qui donne la primauté à une forme de langue par rapport à l’autre. C’est la société, une certaine catégorie sociale plus exactement, qui a choisi la langue qui doit être apprise à L’Ecole. Langue reine, obligatoire et incontournable, dont la maîtrise doit être attestée régulièrement dans les contrôles, les examens, les concours, et pour l’obtention des diplômes. C’est d’ailleurs la seule langue officielle, celle qui doit être utilisée dans les échanges et les discours publics, dans les textes de lois, dans les écrits institutionnels, les livres, la langue par conséquent qui sert de référence, la langue qui est “ la référence ”. C’est cette langue qui catégorise, qui hiérarchise, qui positionne dans l’échelle sociale. C’est cette langue qui désigne l’appartenance à l’un ou l’autre groupe linguistique et social. Mais là ne s’arrête pas la différence, il y a beaucoup plus grave et insidieux en termes d’écart entre ces deux manières d’être à la langue et de la vivre. Il y a, sous-jacent à cette différence de pratique, un clivage socioculturel beaucoup plus profond, beaucoup plus souterrain et feutré, qui semblait s’être atténué au milieu du siècle dernier avec l’invasion de la parole médiatisée et qui ressurgit avec une acuité grandissante depuis une quinzaine d’années. Derrière cette différence de pratique de la langue se cache en effet une forme de catégorisation socioculturelle qui semble, elle aussi, en découler naturellement. C’est celle qui différencie le monde considéré comme intellectuellement supérieur et socialement privilégié “ des lettrés ” de celui jugé inférieur et quelque peu pitoyable “ des illettrés ”. D’un côté, l’appartenance à une strate sociale et culturelle est un facteur de puissante valorisation de l’élève qui rend serein son avenir scolaire. De l’autre, c’est l’appartenance socioculturelle et pratiquement toujours économique, qui souvent accable et rejette hors des
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chemins de la réussite scolaire pour commencer, sociale et économique dans de nombreux cas, ensuite. Voilà, sans outrance, me semble-t-il, le panorama d’une configuration sociale que je ne dévoile probablement pas au lecteur, du moins en totalité, et qui explique pour une certaine part les parcours scolaires difficiles, cahoteux, le plus souvent inaboutis, de nombre d’élèves issus des familles populaires dans lesquelles dominent des pratiques linguistiques et un rapport au monde de type oral. Ce que je considère comme un éclairage relativement nouveau dans cette analyse par rapport aux différentes autres explications données couramment sur l’origine des difficultés rencontrées par de nombreux enfants d’origine populaire dans la construction et la progressive maîtrise du parler-lire-écrire, c’est le constat de l’existence d’un lien assez fréquemment attesté entre l’appartenance au groupe culturel ayant une pratique orale de la langue et ces diverses situations de non-maîtrise avérée ou de maîtrise jugée insuffisante par L’Ecole de la langue écrite. Insuffisances actuellement qualifiées d’illettrisme (au singulier) comme si toutes relevaient des mêmes causes, produisaient les mêmes effets et constituaient un domaine scientifique clairement circonscrit et parfaitement analysé et compris. La réalité semble tout autre. En effet, il apparaît de plus en plus nettement que s’il est possible d’établir, dans d’assez fréquentes situations dites d’illettrisme, une relation entre l’appartenance à une culture orale -orale certes mais, en Occident, toujours immergée dans l’écrit, ce qui signifie qu’elle constitue un type particulier d’oralité- et l’apparition de difficultés dans l’apprentissage scolaire du parler-lire-écrire qui peuvent aller jusqu’à la nonmaîtrise, pour autant cette cause-là n’explique pas tout, pas plus que les multiples causes identifiées et abusivement réunies dans le concept d’illettrisme. En réalité, il y a probablement autant de formes d’illettrismes qu’il y a de personnes que l’on désigne comme illettrées. Et on peut aller jusqu’à prétendre que l’illettrisme en soi n’existe pas comme l’échec scolaire en soi n’existe pas ainsi que le démontre CHARLOT(1998). Par contre, on peut parler peut-être d’illettrismes au pluriel, à condition de préciser qu’il ne s’agit pas alors de désigner des ensembles scientifiquement établis de faits et de comportements catégorisés et catégorisant, mais uniquement de désigner (et éventuellement de décrire) des trajectoires humaines, toujours singulières, toujours contextualisées et pourtant par de nombreux aspects si proches qu’elles apparaissent à première vue comme identiques. En effet, un certain nombre de ces situations concerne des jeunes vivant dans des pays où l’existence de L’Ecole est ancienne et dans lesquels l’apprentissage scolaire du parler-lireécrire s’étale sur une longue durée (dix années en moyenne dans les pays de la communauté européenne par exemple) et où des constats, souvent négatifs et discriminants pour les personnes concernées, ont été hâtivement opérés lors de la découverte de cette réalité troublante et socialement dérangeante que : “ malgré L’Ecole obligatoire, malgré de longues années d’apprentissage, coûteuses pour la société, des jeunes ne parviennent pas à un niveau jugé scolairement (et culturellement) suffisant dans la maîtrise du parler-lire-écrire ” (et il faudrait ajouter souvent compter) et rencontrent des difficultés pour s’insérer socialement. Ces constats, fortement entachés de subjectivité, d’émotion charitable aussi, voir HEBRARD(1986), ont été progressivement remis en cause par plusieurs des nombreuses recherches engagées au cours des dix dernières années pour tenter d’analyser ce phénomène
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social mais ils perdurent et dominent largement encore les représentations sociales de l’illettrisme et des illettrés. La représentation socialement majoritaire aujourd’hui est que l’illettrisme est un handicap et que les illettrés sont une nouvelle catégorie d’handicapés : handicapés linguistiques, handicapés par insuffisance de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être scolaires, culturels, sociaux. Handicapés par rapport à L’Ecole donc et, du coup, handicapés sociaux parce que rencontrant de plus en plus d’obstacles pour s’insérer durablement dans les structures de travail et de production de plus en plus lecturisées, pour reprendre le terme de FOUCAMBERT (1994), des sociétés occidentales du troisième millénaire. Avec ce long détour par la troublante et dérangeante question de l’illettrisme, nous nous sommes sensiblement éloignés de l’interrogation à laquelle nous tentions de répondre et qui voulait mettre en évidence les principales représentations qu’ont de L’Ecole les différentes catégories sociales. Peut-être ne nous sommes-nous pas éloignés autant qu’il y paraît cependant puisqu’au travers de ce qui vient d’être présenté, apparaissent des manières différentes de vivre L’Ecole ainsi que des manières différentes induites de percevoir les enseignants qui traduisent les représentations qu’en ont les familles et leurs enfants et les attentes que les uns et les autres développent à son égard. En fait, L’Ecole se révèle être, dans les sociétés occidentales, l’épicentre vers lequel convergent les attentes et les sentiments les plus forts et les plus contradictoires, les plus sensés comme les plus fous, les plus précis comme les plus vagues. Au confluent de toutes les croyances et de tous les espoirs, L’Ecole est considérée, par un grand nombre aujourd’hui encore, comme un itinéraire obligé, un cheminement long et difficile certes, mais indispensable pour réussir professionnellement et socialement. Les enfants qui y entrent nus et ignorants, sont supposés y connaître et y vivre une miraculeuse métamorphose qui fait d’eux des adultes armés socialement et cognitivement opérationnels pour affronter la vie et y réussir. Ceci étant, si l’on peut, en première analyse, proposer cette perception globalisante et unanimiste, il faut immédiatement la nuancer très sensiblement car, au-delà de cette apparente convergence, apparaissent de profondes différences dans l’usage que font les familles et leurs enfants de cette même école. C’est pourquoi, en seconde approximation, je dirai que, si globalement L’Institution scolaire est au centre des préoccupations de toutes les catégories sociales de notre monde, si elle génère pour tous les citoyens, tout à la fois espoirs et répulsions, désirs et rejets, en réalité elle n’est pas positionnée culturellement et utilisée socialement et économiquement de la même manière par chacune des catégories sociales. Quels clivages dans les usages de L’Ecole s’établissent-ils exactement qui nous renseignent sur la nature réelle profonde des attentes différentes catégories sociales à son égard ? Très schématiquement, il me semble que comme le montre CHARLOT (1992), la ligne de partage essentielle s’établit au niveau de la conception même du sens et de la raison d’être de L’Ecole. Pour les uns, appelons-les les usagers avertis, L’Ecole est le lieu où l’on apprend à réfléchir, à raisonner, à penser et les savoirs, savoir-faire, savoir-être et savoir-devenir qu’elle aide à développer sont essentiels et constituent des apprentissages indispensables sur la voie de la construction et de l’appropriation d’une culture sans laquelle aucune insertion sociale de
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qualité n’est envisageable. Je dirai que pour ces familles-là L’Ecole constitue à la fois un détour nécessaire et un passage obligé et l’alchimie éducative qui est censée s’y élaborer n’a guère de mystères pour elles. Pour les autres, au contraire, L’Ecole n’est pas leur univers, ils lui attribuent des vertus qu’elle ne peut avoir et fondent souvent sur elle des espoirs irréalistes et démesurés. L’Ecole pour eux, je l’ai déjà dit, doit construire à tout coup la réussite professionnelle de leurs enfants. Ils les lui confient dans ce but et avec la certitude que cela aboutira et, pour ces familles et leurs enfants, les mystères de l’alchimie scolaire qui construit cette réussite sont totalement insondables ! N’allons pas plus loin, même schématique et insuffisant, ce panorama des représentations et des attentes des familles et de la société en général vis-à-vis de L’Ecole permet de mieux comprendre pourquoi les méthodes d’enseignement et d’apprentissage développées par cette institution peuvent rester de type traditionnel sans gêner ni les uns ni les autres, et pourquoi seuls quelques pédagogues généreux et utopistes, soutenus par quelques familles avantgardistes se battent pour qu’elles soient remplacées par des méthodologies qui prennent en compte la diversité des élèves et s’efforcent de la transformer en richesse au lieu d’en faire un facteur d’exclusion et d’échec. Pour les premiers, en effet, la maîtrise parfaitement accomplie car construite depuis plusieurs générations, et la connaissance approfondie qu’ils ont des structures, des fonctionnements, des comportements non-verbaux et des contenus notionnels qui caractérisent L’Ecole, font qu’ils ne prêtent en réalité qu’une attention mineure aux méthodes pédagogiques des enseignants. Au contraire même, ayant plutôt bien vécu personnellement, en général, les méthodes de transmission impositives traditionnelles et connaissant de façon précise aussi ce que la maîtrise attestée des savoirs de L’Ecole apporte à leurs enfants en matière de reconnaissance culturelle et d’intégration sociale, ils préfèrent en fin de compte que les innovations pédagogiques soient les moins nombreuses et les plus limitées possible parce qu’elles perturbent l’ordre ancien, bien établi, qu’ils maîtrisent et souhaitent continuer à dominer pour mieux accompagner scolairement leurs enfants. Et puis, il est fort probable aussi qu’ils ont conscience que tous les aménagements pédagogiques et structurels qui rendent L’Ecole plus lisible, modifient en leur défaveur les rapports aux savoirs et par voie de conséquence aux diplômes et, du coup, obèrent dangereusement l’avenir de leurs enfants. Cette attitude négative est exacerbée depuis plusieurs années par les pronostics pessimistes de certains économistes, éminents et médiatiques, qui présentent leurs conjectures comme des vérités universelles et affirment qu’il y a une diminution générale de l’offre d’emploi liée à une conjoncture économique mondiale peu favorable… Constats pas toujours étayés sur des données fiables ni vérifiés dans les faits mais qui, la médiatisation aidant, ont pour effet de généraliser le sentiment que le marché du travail se rétrécit et que les offres d’emplois stables et bien rémunérés ne cessent de diminuer. La réalité me paraît être autre. C’est le nombre des diplômés hautement qualifiés qui ne cesse de croître et cette croissance est actuellement plus rapide que les débouchés offerts à leur niveau de qualification et d’exigence salariale par le marché mondial du travail. Il en découle naturellement une compétition accrue et des exigences patronales plus fortes à l’embauche, sur toute une zone d’emplois jusqu’ici considérée comme la chasse gardée ancestrale des jeunes diplômés issus des catégories socioculturelles les plus élevées. Il faudrait probablement tempérer cette analyse et la réactualiser à la lumière de l’actuelle explosion sur le marché du travail (aux Etats-Unis et en Europe) de l’offre d’emplois qualifiés
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dans tous les secteurs liés aux nouvelles technologies de l’information et de la communication (N.T.I.C) qui semblent être en croissance continue et rapide, malgré d’importants soubresauts. On comprend mieux dans ces conditions, l’intérêt qu’ont les familles culturellement dominantes à ce que persiste une utilisation majoritaire des méthodes traditionnelles d’enseignement à L’Ecole. C’est, tout bien analysé, un facteur qui joue largement en leur faveur parce qu’elles les connaissent, les maîtrisent et savent comment on peut aider leurs enfants-élèves à en dépasser les insuffisances et les faiblesses. Par ailleurs, elles savent aussi qu’elles n’ont nul intérêt à les faire évoluer parce que les chances des autres élèves pourraient s’en accroître d’autant. Le statu quo est donc à tout point de vue préférable pour elles. Pour l’autre groupe, la situation n’est identique qu’en apparence. En effet, a priori la très grande majorité des familles et des enfants d’origine populaire fait confiance à L’Ecole et ne remet pas en question ses méthodes. En réalité, il semble bien que ces familles ne se posent pas vraiment de questions sur la nature, la qualité, l’efficacité et par conséquent la pertinence de celles-ci, du moins, je l’ai déjà dit, jusqu’au moment où des situations d’échec patent de leurs enfants les conduisent à s’interroger sur L’Ecole en général et à chercher à comprendre les causes de ces échecs. Mais, là encore, il n’y a pas similitude des perceptions et des comportements. En effet, ce n’est pas, la plupart du temps, aux méthodes des enseignants que s’adressent les griefs des familles populaires mais aux enseignants eux-mêmes, considérés comme incompétents parce qu’ils ne font pas réussir scolairement leurs enfants. « Scolairement » doit être compris ici comme ayant le sens de « professionnellement ». Les résultats scolaires de leurs enfants constituent en effet pour ces familles des indicateurs essentiels mais ce ne sont pas les performances scolaires en soi qui leur importent, c’est uniquement la réussite professionnelle future qu’à leurs yeux elles présagent. Ainsi, comme l’autre groupe, mais pour des raisons diamétralement opposées, liées principalement au fait que ses membres ont appris de cette façon et ne conçoivent pas d’autres manières d’apprendre, le groupe des familles culturellement défavorisées par rapport à L’Ecole ne remet pas en question l’utilisation des méthodes traditionnelles d’enseignement pour ses propres enfants. Au contraire, nombre de ces familles iront même jusqu’à considérer l’usage de méthodes nouvelles comme une des causes de la mise en situation d’échec de leurs enfants. Et il faut reconnaître que ces familles n’ont pas totalement tort car il est certain que les méthodologies nouvelles peuvent désorienter au premier abord des enfants habitués à d’autres cadres de pensée et à d’autres démarches de travail alors qu’au contraire, elles favoriseront les enfants issus des milieux culturellement favorisés qui, aidés par des parents vigilants et se tenant informés, sauront eux percevoir à temps les différences d’approche, faire face aux éventuels obstacles et s’adapter. D’où vient alors le problème ? Est-ce que nous ne nous enfermons pas ici dans une sorte de contradiction ? La réponse s’appelle « formation des familles » et « accompagnement des parents et de leurs enfants- élèves ». Elle nous dit qu’il n’est pas possible de faire passer ces familles et leurs enfants-élèves d’un système fermé et opaque, à un système ouvert et en évolution permanente, sans qu’elles aient eu une information préalable approfondie, un accompagnement vigilant et régulier. Il faut que ces nouvelles manières de vivre L’Ecole et d’y apprendre soient expliquées à ces familles et que progressivement elles se les approprient.
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Il faut, qu’une fois qu’elles en auront mesuré tout l’intérêt pour leurs enfants, elles deviennent les partenaires actifs de leur développement. Il faut qu’elles comprennent que c’est en grande partie à cause des méthodes traditionnelles « qu’ils subissent » qu’un nombre important de leurs enfants ne parvient pas à se construire cet indispensable projet d’apprendre à L’Ecole sans lequel aucune vraie mobilisation sur les apprentissages n’est possible parce que celle-ci n’a pas de sens pour eux. Ainsi, il faut, parce que les faits l’attestent, en arriver à nouveau au constat que les méthodes traditionnelles d’enseignement semblent satisfaire une large majorité des utilisateurs de L’Ecole. Elles ne paraissent pas en tout cas être remises en question par le plus grand nombre. Elles présentent l’avantage apparent d’une grande simplicité de présentation et d’emploi et semblent douées d’une adaptabilité quasi universelle. Elles existent depuis la nuit des temps et ont fait leurs preuves avec les générations antérieures. Chacun croit les connaître et les maîtriser suffisamment, pourquoi alors vouloir les remplacer par des méthodologies nouvelles, inconnues, complexes, aléatoires dans leurs effets et, pour toutes ces raisons, échappant au contrôle des familiers de L’Ecole et obscurcissant davantage encore sa lisibilité aux yeux des moins familiers? C’est, à mon avis, cette conjonction des lucidités des uns sur les enjeux finaux de L’Ecole et des représentations erronées et des attentes sociales décalées des autres, qui permet aux méthodes traditionnelles d’enseignement de continuer à dominer presque l’univers scolaire. Et les enseignants, comment appréhendent-ils la formation en général ? Ce qui me paraît caractériser les rapports des enseignants, des anciens et des plus jeunes, avec la formation, c’est l’antagonisme fréquent entre leurs pratiques pédagogiques quotidiennes, plus ou moins consciemment et obstinément traditionnelles, et leur désir, majoritairement exprimé, d’approfondissement de leurs connaissances pédagogiques et didactiques et de rénovation de leurs pratiques professionnelles. Les deux aspects ne sont contradictoires qu’en apparence seulement. Ils relèvent en réalité du même processus cognitif. Il y a conscience claire de la nécessité d’évoluer et besoin fort de passer à l’acte car les enseignants s’efforcent pour la plupart de rester lucides par rapport à l’exercice de leur métier. Mais ce désir d’évolution est tout aussi lucidement analysé dans ses conséquences et là surgissent les obstacles. En effet, deux types au moins de conséquences se profilent alors. Les premières, les plus favorables, celles que l’on espère, ce sont les résultats positifs attendus dans l’exercice quotidien du métier. Certes, avec les nécessaires efforts de renouvellement des connaissances et les apprentissages nouveaux qu’il faudra réaliser pour y parvenir mais ce sont des contraintes qu’a priori on accepte. Et puis, les secondes, celles qui, au bout du compte, l’emportent et font reculer la plupart, et qui s’appellent, peur de la nouveauté, crainte du changement, angoisse face à l’abandon envisagé de ce que l’on connaît, que l’on maîtrise et qui, en dernière analyse, ne marche pas si mal. Sont finalement vainqueurs, sans vrai combat la plupart du temps : la douce quiétude du cours cent fois repris et redit, la disponibilité pour les loisirs que donnent les fiches toutes prêtes, la tranquillité d’esprit que procurent les leçons reproduites chaque année à l’identique…
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Nous sommes en présence ici d’un dysfonctionnement profond du processus “ apprendre ” lequel nécessite pour qu’il y ait engagement durable et efficace de l’apprentissage, que les représentations antérieures de l’apprenant se décrispent, qu’elles basculent, qu’elles prennent le risque de s’ouvrir à la nouveauté et de commencer à bâtir du neuf. C’est à ce prix seulement qu’une issue positive et dynamique en termes d’apprentissage est envisageable. Malheureusement, cette issue-là qui fait entrer en même temps la nouveauté et l’aléatoire dans leur vie, nombre d’enseignants la refusent, honteusement au début, puis de plus en plus radicalement au fil du temps. Irrémédiablement alors leurs représentations de la formation s’obscurcissent et le désir du passage à l’acte de participation à une formation s’affaiblit jusqu’à disparaître. L’engagement vrai dans une démarche de formation continuée n’aura probablement plus jamais lieu. Les uniques survivants de cette période faste où le fantasme de la rénovation pédagogique a envahi leurs pensées sont la parole d’abord, qui de temps à autre évoque ces velléités, explique ce qui est devenu aujourd’hui une non-nécessité et ainsi excuse et déculpabilise, et le désir ensuite, enfoui, résurgence culpabilisante, elle, que fait renaître de temps à autre l’exemple de collègues plus investis qui, eux, ont pris le risque d’aller en formation et en parlent. L’analyse systémique nous apprend que ce comportement s’explique par le principe d’homéostasie selon lequel un système refuse a priori tout changement pour conserver, avec la plus grande économie de moyens, l’équilibre acquis. Si cette théorie donne une explication psychologique intéressante de cette attitude frileuse des enseignants, pour autant, elle ne la justifie en rien à mes yeux. Bien plus, si je vais jusqu’au bout de cette explication, je fais alors le constat inquiétant que ces systèmes humains ne peuvent plus accueillir la nouveauté, qu’ils sont devenus des systèmes fermés à l’innovation dans leur domaine professionnel et, quelque part, fermés aussi aux autres, aux élèves, aux parents, aux collègues… Ce sont donc des systèmes rigides, aveugles et sourds aux autres, tels que les développent naturellement les méthodes traditionnelles d’enseignement. Ce constat négatif fait, je pense néanmoins que persistent toujours, au tréfonds de chaque enseignant, une volonté de changement, la conscience claire de sa nécessité aussi et même, chez certains, le désir réel d’acquérir davantage d’efficacité professionnelle pour aider plus efficacement les élèves. Peut-être y a-t-il même un sentiment de culpabilité chez certains qui voudraient sincèrement la réussite du plus grand nombre d’élèves possible mais qui ne voient pas comment ils doivent s’y prendre pour y parvenir ou qui se sont découragés après des essais infructueux. Et puis, plus impérieuse que toute autre considération pour certains, il y a la réalité professionnelle quotidienne, avec ses pesanteurs et ses exigences, ses incertitudes, la vie personnelle aussi et ses contingences, et tous les aléas, toutes les difficultés que l’on entrevoit dans une remise en question de ses pratiques pour des résultats incertains. Toutes ces raisons cumulées font que, pour nombre d’entre eux, les réponses à ces questions demeurent à l’état d’intentions, jamais d’actes et qu’au fil des années, le désir et
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la capacité d’action s’émoussant, l’intention elle-même s’éteint et jamais le projet d’apprendre à enseigner autrement n’est concrétisé. Voilà pourquoi les plus anciens continuent en majorité à enseigner comme ils prétendent l’avoir appris, tout en reconnaissant parfois qu’il faudrait probablement procéder différemment mais en ajoutant que cela ne les concerne plus directement. Et les jeunes, ceux qui depuis dix ans sortent des I.U.F.M, comment se comportent-ils avec la formation ? Reconnaissons d’abord –et c’est à verser à la décharge des plus anciens- que la situation des enseignants nouvellement formés est très sensiblement différente. Ils viennent de recevoir une formation et tentent d’en mettre en œuvre les principes et les modalités, du moins ceux qu’ils se sont appropriés. Ils sont par conséquent en situation naturelle d’incertitude, d’interrogation et de recherche de réponses adaptées à leurs interrogations. Ils ont une sorte de droit reconnu au doute sur leurs choix et leurs décisions et une relative marge d’erreur leur est concédée par L’Institution dans les réponses qu’ils apportent aux problèmes de toute nature qu’ils rencontrent journellement dans l’exercice encore mal assuré de leur métier. Si l’on voulait, au travers de ce qu’ils expriment, essayer de synthétiser leurs perceptions, particulièrement de la formation initiale qui est toute proche encore, je dirais que leurs analyses évoluent de la critique acerbe de ses manques et de ses insuffisances, au désir d’y revenir au plus vite pour approfondir telle ou telle perspective didactique ou pédagogique à la lumière des nouvelles interrogations nées des réalités et des obstacles qu’ils découvrent dans l’action. En fait, pour les jeunes professeurs, la formation initiale est une réalité tangible, un ensemble de modèles, de conseils, de savoirs et savoir-faire, de contenus et de comportements précis par conséquent. Ils peuvent donc se les représenter et les analyser, plus ou moins objectivement certes, mais la proximité de ce vécu est encore suffisante pour qu’elle soit une vraie référence et non un lointain souvenir, brouillé par une plus ou moins longue expérience personnelle, comme c’est le cas pour la majorité de leurs collègues plus anciens qui n’ont pas pu ou pas voulu profiter des possibilités offertes par la formation continuée et n’ont plus eu de contacts directs avec des contextes de formation depuis le début de leur carrière. Ainsi, pour les enseignants ayant été formés dans la structure nouvelle I.U.F.M, parler de leur formation, en évoquer les divers aspects, a un sens et fait référence à une véritable expérience personnelle et collective et cela est très positif en soi. Cela dit, il n’est pas toujours possible d’accepter intégralement les jugements qu’ils portent sur la qualité intrinsèque et la plus ou moins grande pertinence de leur formation passée. Il faut nuancer leurs diverses appréciations en les réinterrogeant à la lumière de leur investissement véritable dans le métier tel que celui-ci apparaît en général clairement dans leurs contextes d’exercice. Je veux dire que, pour moi, seules les pratiques professionnelles effectives portent témoignage de l’authenticité et de la réalité de leur engagement professionnel. Elles seules nous dévoilent quels enseignants ils sont en profondeur. Elles seules, nous disent ce qu’ils sont prêts, et jusqu’où, à entreprendre et à donner d’euxmêmes pour leurs élèves, ce qu’ils veulent réellement leur apporter.
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Il me semble en effet que, souvent, les plus investis, ceux qui cherchent par eux-mêmes, qui ne cessent de s’interroger, d’essayer d’adapter au mieux ce qu’ils savent aux élèves, sont aussi ceux qui critiquent le plus positivement leur formation et y trouvent toujours quelques vertus, quelques points d’appui utiles, quelques possibilités de réinvestissement. Ils la jugent beaucoup moins négativement en tout cas que la majorité des autres, ceux qui attendaient tout de la formation et des formateurs et qui sont aussi souvent ceux qui attendent toujours que d’autres, ayant pensé pour eux et construit les « bonnes » réponses à leur place, leur donnent les infaillibles et définitives recettes d’un “ comment faire ” commode, ne nécessitant aucun effort d’adaptation personnelle et immédiatement utilisable. En somme, j’ai le sentiment que la plupart des enseignants nouvellement formés (du moins ceux avec lesquels j’ai pu m’entretenir de façon suffisamment approfondie et confiante sur cette question) ne remettent en cause ni les principes fondateurs, ni les axes directeurs, ni non plus les objectifs généraux de leur formation initiale mais en critiquent simplement certains aspects pratiques, en réalité périphériques, certaines procédures jugées surannées ou inadéquates et, contextuellement, certaines insuffisances techniques et défaillances humaines qu’ils ont connues et plus ou moins bien vécues. Mon hypothèse explicative immédiate de cette attitude, c’est qu’ils n’appréhendent que la forme externe de leur formation, son enveloppe fonctionnelle, c’est-à-dire qu’ils ne s’attachent qu’aux aspects strictement organisationnels et aux contenus et ignorent presque totalement le fond, c’est-à-dire le sens et la raison d’être de la formation des acteurs sociaux et des responsables éducatifs si essentiels pour la jeunesse et l’avenir de leur pays qu’ils sont en réalité. En vérité, j’ai le sentiment (mais je me suis déjà appesanti sur ce point précédemment) soit qu’ils ne s’intéressent pas à cet aspect –mais je n’arrive pas à croire qu’un tel désintérêt soit possible chez des enseignants- soit, plus exactement, qu’ils refoulent cette interrogation parce qu’elle fait surgir trop de questions troublantes, trop de pensées dérangeantes, parce qu’elle oblige aussi à porter un autre regard sur le métier et sur la manière dont on l’exerce. En effet, qu’on le veuille ou non, une interrogation permanente, existentielle, sur le sens et la raison d’être de son métier et sur la meilleure manière de l’exercer pour aider les élèves à apprendre ne permet pas, lorsque l’on est enseignant, de chercher ailleurs (à l’extérieur et du côté des autres notamment) explications ou excuses sur les difficultés scolaires que rencontrent certains élèves par exemple mais, au contraire, contraint à la responsabilisation, oblige à la quête personnelle, jamais interrompue désormais, de nouvelles réponses, toujours plus efficaces, aux problèmes rencontrés. J’ai l’impression que cette tension constante, cette vie professionnelle sous tension, nombre d’enseignants, parmi les plus jeunes, la refusent très vite, pratiquement dans les toutes premières années de l’entrée en fonction, comme nombre des plus anciens l’avaient déjà refusée avant eux. Pour autant, je ne me donne pas le droit de les accuser de réagir de la sorte car je crois que cette capacité d’implication jamais relâchée, cet effort constant d’analyse et d’évaluation de ses pratiques et de leurs effets sur les élèves, cette recherche permanente et obstinée de leur optimisation sont très difficiles à construire et à assumer seul et qu’elles relèvent d’un long apprentissage, obligatoirement soutenu par un travail d’équipe. Or cet apprentissage aurait dû constituer la priorité absolue de la formation initiale et devrait être la mission première de la formation continuée de façon que chaque enseignant puisse le poursuivre et le développer dans son lieu d’exercice.
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En fait, si l’on veut aller maintenant jusqu’au bout de cette analyse, force est de constater que ces comportements d’évitement systématique par des enseignants d’aspects essentiels de leur métier, interrogent l’éthique et posent la question des fins de L’Education scolaire dans une société démocratique. En d’autres mots, lorsque je dis que la majorité des enseignants que j’ai rencontrés et avec lesquels j’ai pu parler de ces problèmes, ne peuvent pas, ne parviennent pas, négligent plus ou moins consciemment, voire refusent volontairement de s’interroger sur le sens de leur formation… Je ne peux m’empêcher de penser que des femmes et des hommes qui partagent avec les familles et la société tout entière la lourde mais exaltante responsabilité de la conduite vers l’âge adulte des jeunes générations, ne parviennent à porter sur eux-mêmes un regard suffisamment approfondi, suffisamment lucide et critique pour être en mesure d’apprécier en permanence s’ils remplissent correctement cette mission culturelle et sociale qu’ils ont accepté d’assumer pour la durée de leur carrière. Je ne saurais clore cette réflexion autrement que par de nouvelles questions qui reviendront sur ce qui a été dit pour le réinterroger…inlassablement. Pourquoi, dans leur majorité, les enseignants nouvellement formés n’ont-ils pas vraiment réfléchi au sens profond et à la raison d’être de leur métier ? Pourquoi ne les a-t-on pas systématiquement alertés sur ces préalables essentiels à un engagement vrai dans cette profession, à si haute responsabilité morale et humaine ? Pourquoi n’ont-ils pas non plus, spontanément et par eux-mêmes, réfléchi à ce que devrait être leur formation pour qu’elle les aide effectivement à remplir pleinement leurs missions éducatives futures et à effectuer efficacement et loyalement leurs tâches professionnelles ? Pourquoi ne les a-t-on pas aidés à engager ce type de réflexion et d’analyse dès le début et tout au long de leur formation ? Pourquoi ne les a-t-on pas incités à réfléchir, eux, futurs formateurs, à cette forme essentielle d’évaluation formatrice et aidés à en concevoir le processus, à en construire les outils, les procédures et les points d’appui, tout au long de leur formation? Est-il vraiment surprenant, dans ces conditions, que la plupart des enseignants en fonction limitent leurs interrogations et cantonnent leurs principales critiques sur leur formation au seul domaine du fonctionnel ? Est-il surprenant que seul semble les préoccuper et les concerner directement, le fonctionnement de la formation, c’est-à-dire son organisation et ses contenus ? Cela voudrait-il dire qu’ils ne se posent pas (en tout cas ils ne l’expriment pas de façon prioritaire) la question fondatrice de leur éthique professionnelle : pourquoi fais-je cela ? pour qui ? quelle est ma mission sociale ? Pour quels enfants, pour quels adolescents, pour quels élèves ? C’est encore et toujours la question du sens de leur futur métier et sa corollaire, la question de la raison qui les pousse à vouloir l’exercer. Questions que complète, de façon quotidienne, obsédante parfois, l’interrogation sur le : comment dois-je faire aujourd’hui ? Comment ferai-je demain pour exercer ce métier comme je le dois et du mieux que je le peux ? Voilà, je me suis efforcé de présenter, avec les erreurs et les imperfections de mon regard, diverses facettes de cette problématique et de faire émerger quelques-uns des enjeux citoyens
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qu’elle sous-tend et qui sont souvent ignorés des enseignants eux-mêmes ou volontairement sous-estimés par certains. Il s’agit d’une réalité globalement bien connue. Mais, et c’est cela l’intérêt, me semble-t-il, de cette analyse, cette réalité est rarement explorée en posant, au niveau des enseignants et par rapport à leurs responsabilités citoyennes de professionnels de l’Education, les deux interrogations majeures. Premièrement, de leur perception du sens de leur mission d’éducation et, deuxièmement, de leur niveau de conscience des conséquences que le manque d’intérêt et d’exigences fortes qu’un certain nombre d’entre eux manifestent pour leur propre formation, peuvent avoir sur l’éducation des élèves et auront par conséquent sur l’avenir de la société. Enfin, en contrepoint de ce que je viens de développer, je voudrais proclamer que, si je décris des attitudes et des comportements d’enseignants peu positifs, il existe aussi dans cette profession, une minorité très importante, particulièrement dynamique et investie, que j’ai aussi rencontrée, avec laquelle je travaille quotidiennement et dont les attitudes se situent aux antipodes de celles décrites. Ces enseignants-là luttent sans relâche pour que L’Ecole devienne un authentique lieu d’éducation, un centre de formation totale, culturellement ouvert et différencié, où tous les enfants et les adolescents, sans distinction, trouvent le temps, les moyens, les outils et, en tant que de besoin, les aides et les points d’appui nécessaires à la réussite de leur projet d’apprendre. Je pense ici avec beaucoup d’admiration et de respect, non seulement à tous les enseignants qui militent dans les divers mouvements pédagogiques mais aussi aux très nombreux collègues qui défendent seuls, de façon anonyme et sans relâche, ces idéaux et s’efforcent quotidiennement, modestement, inlassablement, de les mettre en pratique et de les faire triompher, parfois dans un environnement de collègues indifférents ou inertes ou même hostiles. Ces enseignants-là se rencontrent autant chez les anciens que les nouveaux formés. Grâce à leur engagement, à leur investissement et à leur ténacité, L’Ecole aura été un peu plus juste pour certains élèves qui auront eu la chance de les avoir pour maîtres… Mais ne nous leurrons pas, ils ne peuvent et ne pourront changer et faire évoluer L’Ecole en profondeur à eux seuls. Il faudra que le processus de transformation soit engagé dès les premiers instants de la formation initiale et poursuivi sans relâche tout au long de la vie professionnelle par le canal de la formation continuée. C’est vers l’approfondissement de cette réflexion que je voudrais conduire maintenant le lecteur qui a bien voulu me suivre et c’est pour cette raison que je conclurai ce panorama succinct des représentations des usagers et des acteurs sur leur Ecole par la remarque suivante. Remarque conclusive mais qui n’est nullement une palinodie : Je voudrais faire une pause dans mes constats qui peuvent apparaître comme plutôt pessimistes et dire que je n’ai nullement cherché à jouer les Cassandre. Je refuse, en effet, cette irresponsabilité intellectuelle qui consiste à étaler complaisamment “ ce qui ne va pas” puis à s’en aller à petits pas en laissant les choses en l’état et le lecteur seul sur des décombres. Je n’esquiverai pas, en ce qui me concerne, la recherche de réponses, selon moi positives, réalistes et dynamiques, à la situation décrite, et je ferai des propositions de solutions concrètes, issues d’expériences, que je soumettrai au jugement du lecteur. Je veux proposer une autre conception de la formation initiale et continuée des enseignants, ébaucher le schéma opérationnel de sa possible mise en œuvre, préciser les principaux aspects d’une autre manière d’être enseignant et accompagnateur à la fois.
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C’est l’unique raison d’être de cet ouvrage.
QUATRIEME CHAPITRE
VERS UN AUTO-APPRENTISSAGE DIFFERENCIE ET ACCOMPAGNE DES METIERS DE L’ENSEIGNEMENT. Je voudrais présenter ici les premiers éléments d’une réflexion personnelle que par commodité je dénommerai « théorie » mais qui ne peut pas être considérée comme telle car ce que je propose n’en a ni la consistance conceptuelle, ni la prétention scientifique. Ainsi, ce que j’appelle “ théorie de la formation ” est une démarche de pensée qui projette des possibles, imagine une voie, l’expose, l’explique, s’efforce de la justifier mais ne cherche pas à l’imposer comme “ la voie ” car elle n’en est qu’une parmi de multiples autres. Rien en elle ne la rend plus nette, plus certaine, plus chargée de promesses que les autres voies. Elle n’est qu’un balisage, une trace, quelque chose que l’on se représente, que l’on construit et reconstruit sans cesse. Cette théorisation n’est qu’une esquisse méthodologique, une démarche d’action possible, virtuelle ici parce qu’encore simple écriture. Elle imagine une autre manière de concevoir ce qui ne s’appelle plus “ formation ” mais “ parcours personnalisé ”, « expérience accompagnée », « auto-apprentissage ». Elle peut, elle espère servir de point d’appui ou au moins d’incitation à la réflexion à des personnes en attente intellectuelle par rapport à cette problématique et en conduire d’autres peut-être à des essais de mise en pratique, mais elle ne leur offre pas un modèle d’action reproductible à l’identique. Au contraire, elle se veut essentiellement une aide pour penser par soi-même la construction de sa propre démarche de formation, pour inventer sa propre formation. C’est dans cette perspective que s’inscrivent mes propositions. Leurs préalables déontologiques et leurs fondements éthiques à la fois en sont les deux principes suivants. Le premier, postule que ce qui est appelé aujourd’hui enseignement doit être considéré (et doit fonctionner) comme “ une relation d’aide ”, une tentative permanente de mise en synergie coopérative des intelligences, des volontés, des connaissances et des actes des co-acteurs concernés.
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Le second, postule que la formation des adultes futurs éducateurs ne peut être qu’ « un accompagnement », l’accompagnement d’un parcours d’apprentissage personnalisé qui est « un s’apprendre », une auto-construction professionnelle personnelle « aidée ». Cela veut dire que je réfute totalement le principe d’une formation pré-construite, minutieusement élaborée dans ses contenus, prévoyant non seulement les savoirs, savoir-faire et savoir-être du métier considéré mais aussi toutes les procédures d’enseignement et de contrôle de leur acquisition et de leur maîtrise. En d’autres mots, une formation verrouillée, modélisante, imposée dans sa totalité et de façon univoque à tous les formés, comme si tous étaient identiques et capables de recevoir les mêmes informations en même temps, dans les mêmes situations, selon les mêmes procédures et avec la même efficacité d’appropriation. Une telle formation ne place pas le formé en situation d’apprendre par lui-même, à son rythme et en surmontant ses propres obstacles, c’est-à-dire de s’engager dans ce que j’appelle “un s’apprendre ”. Elle lui impose, au contraire, de recevoir ce qui est donné et imposé et de restituer ce qui est demandé et exigé. Qu’est-ce qui caractérise un enseignant « formé » de cette façon ? C’est une femme ou un homme qui est formé pour enseigner, c’est-à-dire qui apprend longuement, minutieusement et en toute bonne foi à reproduire scrupuleusement les modèles qui lui sont inculqués et qui tous, sous des formes, des appellations et des déguisements divers, consistent à transmettre de l’extérieur des connaissances toutes prêtes, prédigérées, immuables dans leur structuration et quasiment éternelles dans leurs contenus. Ces modèles participent pleinement des méthodes les plus traditionnelles. Ils véhiculent les comportements éducatifs et les procédures de construction des savoirs les plus archaïques dont ils induisent insidieusement la reproduction chez les élèves. En lieu et place de cette “ déformation ” programmée et systématique, je propose « un apprentissage différencié », personnalisé et accompagné, « un accompagnement » en coconstruction permanente, « une aide » personnalisée, en constante évolution. « Accompagnement » parce que cette démarche ne s’impose pas a priori à celle ou à celui à qui elle s’adresse, ni par ses contenus, ni par ses procédures, mais qu’elle existe et lui est simplement proposée. « Aide » parce qu’elle se négocie toujours avec lui dans sa nature, sa forme, sa durée et ses procédures et qu’elle s’élabore sous la forme d’un projet qui devient “ le projet d’apprentissage ” de cet apprenant-là. « Un projet négocié », adapté, évolutif parce qu’il sera évalué régulièrement, chemin faisant, par l’apprenant lui-même et avec l’aide de ses accompagnateurs s’il le demande et réajusté ou même réélaboré tout au long de l’apprentissage. Ces préalables constituent les piliers de cette théorie. Ils en sont les axes fondateurs éthiques et les principes directeurs méthodologiques. Tous deux participent d’une conception de la formation qui considère que se préparer à exercer un métier du champ éducatif ne peut pas relever d’une construction totalement externe, conçue par des personnes supposées capables de penser à la place de celles et ceux qui ensuite devront exercer ces métiers parce qu’on ne peut pas prévoir à leur place ni les connaissances, ni les actes professionnels qu’ils auront à construire, eux, en fonction de
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leur itinéraire propre et de leur personnalité, et à mettre en œuvre, seuls, lorsqu’ils devront aider des enfants et des adolescents à apprendre.
Cette conception de la formation exclut tout compromis avec l’existant. Elle affirme que la pratique actuelle du métier d'enseignant, majoritairement fondée sur la transmission de type externe, modèle issu des méthodes traditionnelles les plus classiques, reproductrices des schémas éducatifs les plus archaïques et les plus culturellement conservateurs, ne correspond absolument pas aux besoins éducatifs des élèves de notre siècle et que, par conséquent, elle doit être bannie de nos Ecoles. Mais cette disparition ne pourra être que progressive, à cause du respect dû aux plus anciens qui ne pourront pas opérer les mutations indispensables de leurs pratiques professionnelles parce qu’ils ne pourront pas assumer d’aussi profonds bouleversements de leurs conceptions de L’Ecole et de leurs représentations de leurs rôles et de leurs fonctions. Cette réserve n’est pas une simple précaution épistolaire mais l’expression d’une volonté de respect des capacités réelles d’engagement dans le changement des enseignants. Ce préalable éthique posé, essayons de définir plus nettement ce qui caractérise cette théorie. Et d’abord revenons sur les différentes dénominations utilisées. Ainsi je parle “ d’aide à l’apprentissage ” puis “ de parcours d’apprentissage personnalisés et accompagnés ”. Je parle ensuite du processus “ s’apprendre ”, que je développe dans la formule « s’apprendre à aider les autres à apprendre ». Termes, dans mon esprit complémentaires, mais qui, en réalité, introduisent des nuances importantes et, tout en enrichissant le sens global de leurs précisions supplémentaires, le complexifient un peu plus à chaque nouvelle formulation. Alors que le lecteur me pardonne ces ralentissements propres à la démarche tâtonnante que j’ai adoptée dans le but de co-construire avec lui le sens et qu’il veuille bien me faire confiance, des éclaircissements dénoueront progressivement cette complexité. En attendant, nous conserverons comme noyaux signifiants les grands concepts élaborés, chemin faisant, et nous dirons que cette méthodologie de l’apprentissage des métiers de l’éducation se définit globalement comme “ un processus d’auto-apprentissage », « un s’apprendre différencié et accompagné ». Sa finalité englobe et dépasse à la fois le projet personnel d’apprentissage de l’apprenant éducateur parce que si elle s’appuie bien sur lui, c’est essentiellement pour viser la réussite dans les apprentissages de tous les élèves, en conservant toujours pour chacun d’eux la plus grande ambition. Son projet d’action a pour objectif de rendre le futur éducateur capable de “ s’apprendre ” à son rythme, un métier visant à aider des enfants et des adolescents à s’approprier à leurs rythmes, les savoirs, savoir-faire, savoir-être et savoir-devenir constitutifs de leur(s) culture(s).
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Sa mise en œuvre prend la forme “ d’un auto-apprentissage différencié et accompagné ”, c’est-à-dire d’un parcours dans les différents domaines de l’apprendre du futur métier, construit, géré, évalué et réajusté par l’apprenant lui-même, avec l’aide, en tant que de besoin, du ou de ses accompagnateurs institutionnels ou occasionnels. Cette méthodologie de construction des capacités professionnelles des futurs éducateurs que j’appelle « auto-apprentissage différencié et accompagné » s’inscrit dans un processus général de formation : « s’apprendre à aider d’autres à s’apprendre ». Cette conception de la formation devrait, selon moi, se substituer à toutes celles qui, sous des intitulés et avec des programmes divers, sont appelées aujourd’hui formations et sont considérées comme préparant aux différents métiers de l’enseignement. On dit d’ailleurs dans le jargon de la formation “ former à ”, du latin formare : donner une forme et formatio : la forme ; “ le formateur ” étant celui qui forme, qui donne la forme, la bonne forme, bien entendu. Cela est admis, sans conteste, ces formations forment. En d’autres mots, elles transforment ou plus exactement, ce sont les formateurs qui réalisent ce miracle de transformer des individus nus et vierges qui, auparavant, c’est-à-dire dans le désert intellectuel et expérienciel… qui a précédé le temps essentiel où ils ont reçu cette formation, n’étaient pas formés et, par conséquent, étaient totalement incapables d’exercer le métier pour lequel ils allaient être enfin formés. Incapables, en principe seulement d’ailleurs, car, en certaines circonstances, et pour des raisons supérieures, aux causes variables mais jugées conjoncturellement suffisantes pour permettre de transgresser la règle, on décide que le métier d’enseignant peut être exercé correctement sans aucune formation préalable. Vers l’ébauche d’une théorie de “ l’auto-apprentissage différencié et accompagné ” des métiers visant à aider des enfants et des adolescents à “ s’apprendre ” les savoirs de leur(s) culture(s) à L’Ecole Dans les lignes qui suivent, je vais essayer de préciser et d’expliquer les sens principaux que peuvent revêtir les quatre concepts clefs qui fondent cette ébauche de théorie. Pour ce faire, j’utiliserai l’approche méthodologique qui procède par “ réinterrogations successives du sens ”. C’est celle en effet que je crois la mieux appropriée à la co-construction « accompagnée » du sens. Premier niveau d’élucidation : Que faut-il entendre précisément par “ auto-apprentissage ” ? Chacun des éléments de ce mot composé a un sens précis qui doit être expliqué séparément car le sens final n’est pas conceptuellement le produit exact de la simple addition des deux concepts constitutifs. Auto, en français contemporain, correspond à deux éléments initiaux distincts. Le premier est le mot grec “ autos ” qui a le sens de “ le même, lui-même, de lui-même ” ; le second, plus récent, vient du mot composé “ automobile ”, formé aussi à partir de “ autos ”. Personnellement, je donne à ce suffixe le sens principal de “ par soi-même ”, “ à sa propre initiative, de sa propre initiative, sur sa propre initiative ”, “ à l’aide de sa propre volonté ” et 79
dans le mot “ auto-apprentissage ”, je lui donne plus précisément le sens de, “ selon son propre projet ”, “ en s’appuyant sur sa mobilisation personnelle ”, “ en se régulant soimême ”, « en se prenant en charge et en entière responsabilité ». Apprentissage vient du latin “ apprehendere ” et veut dire au sens psychologique “ saisir par l’esprit ”, “ acquérir pour soi des connaissances ”. Il a aussi le sens de « donner à autrui des connaissances ». Voici pour l’étymologie. Pour moi, le terme apprentissage est le concept praxéologique central, celui sur lequel se construit toute la démarche d’accompagnement dans le « s’apprendre » que je propose. C’est lui qui fonde en grande partie sa différence avec ce qui s’appelle ailleurs formation. L’engagement à l’âge adulte dans un processus d’apprentissage, la mobilisation à l’âge adulte sur un projet d’apprendre long et difficile, constituent des actes majeurs, qui n’ont de sens et d’existence vraie que s’ils résultent d’un choix parfaitement lucide et d’une décision personnelle profondément conscientisée. Cela veut dire que l’adulte qui s’engage de cette façon dans cette voie a compris qu’il s’agissait d’une entreprise humaine qui exigeait de lui qu’il lui consacre, durant toute sa vie professionnelle, une large partie de ses ressources vitales ainsi que de ses moyens physiques, affectifs et intellectuels. Prendre en tant qu’adulte la décision d’apprendre, s’engager à apprendre à l’âge adulte un métier qui consistera à “ aider d’autres (qui sont des enfants ou des adolescents) à apprendre ”, est nécessairement le résultat de tout un cheminement personnel, un choix volontariste et conscient. Mais cela ne suffit pas et je pense que, de surcroît, ce doit être compris et vécu par l’éducateur apprenant, comme le point de départ d’une expérience de vie qui vise la construction personnelle progressive de la capacité à exercer le métier ; expérience qu’une prise de distance permanente, personnelle et accompagnée, permet d’analyser et de faire progresser sans cesse. S’auto-apprendre, c’est entreprendre, de façon consciente et distanciée, l’apprentissage d’une série de processus particulièrement complexes, obligeant à intervenir dans des contextes multiples et variés, de manière soit individuelle, soit interactive et conduisant à essayer de s’approprier un apprendre dont la particularité est d’être toujours incomplet, toujours inachevé, toujours à reconstruire. Notons au passage que ne sont mentionnés ici que des processus et que c’est donc de l’apprentissage des démarches qu’il s’agit parce qu’il est le seul, à cette étape, à faire sens. L’apprentissage, tout aussi essentiel, des méthodologies(les didactiques par exemple)et des procédures d’aide à l’apprentissage(les points d’appui pédagogiques) trouvera sa raison d’être au cours du cheminement de l’apprenant dans l’action proprement dite. Il permettra de construire, chemin faisant, des réponses concrètes, adaptées aux situations problèmes rencontrées.
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L’auto-apprentissage constitue une façon de “ s’apprendre ”, c’est-à-dire d’apprendre soimême ce dont on découvre que l’on a besoin pour répondre ou faire face, lors de l’émergence d’interrogations ou de l’apparition de difficultés ou même de la survenue d’obstacles. C’est aussi, par conséquent, se construire la capacité de gérer soi-même ses apprentissages, de les évaluer, de les approfondir, de décider des stratégies les plus efficaces et des transformations les mieux adaptées aux exigences des différents contextes rencontrés. Finalement, apprendre à l’âge adulte un métier dont le projet central est d’aider des enfants et des adolescents à devenir eux aussi des apprenants autonomes, efficaces et toujours en éveil ne peut être qu’un apprentissage ininterrompu, une mise en déséquilibre constante des schémas mentaux, des représentations et des conceptions, une manière d’être “ en interrogation permanente ” par rapport à soi-même, par rapport aux autres, par rapport aux idées, par rapport au monde et vis-à-vis de la réalité. Pour autant, “ s’auto-apprendre ” ne veut nullement dire être introverti, être uniquement préoccupé par soi-même ainsi que par la manière dont on procède. Au contraire, “ s’autoapprendre ” veut prioritairement dire s’apprendre des autres, apprendre avec les autres et grâce aux autres. C’est le projet d’apprendre et la mobilisation totale sur sa réalisation qui sont strictement personnels. Mais “ s’apprendre ” en tant que praxis nécessite d’aller à la rencontre des autres apprenants, oblige à interroger et à cheminer régulièrement avec ceux qui, par les savoirs, savoir-faire, savoir-être de toute nature qu’ils maîtrisent, constituent des aides indispensables et des personnes ressources incontournables. “ S’apprendre ” exige de négocier en permanence la compréhension du sens avec d’autres, proches ou différents, particulièrement lorsqu’il y a complexité. “ S’apprendre ”, “ s’autoapprendre ”, c’est interagir régulièrement, intercommuniquer sans cesse. C’est aussi apprendre à plusieurs, construire ensemble, coopérer en vue de la réalisation d’une tâche, d’un projet, se confronter à d’autres apprenants et à tous les autres, à tous ceux dont les expériences antérieures ou concomitantes sont porteuses d’informations toujours utiles à connaître. L’auto-apprentissage est une forme de recherche action. Il en constitue même probablement une des formes essentielles. Une recherche action qui est stimulée en permanence par une curiosité toujours en éveil parce qu’elle est fortement mobilisée par un authentique projet d’apprendre et constamment dynamisée par les interrogations qui ne cessent de surgir. Une recherche action qui ne fonctionne pas en vase clos mais, au contraire, qui s’ouvre au monde, qui se confronte directement aux autres et se nourrit des interrogations et des réponses extérieures, des points de vue contradictoires, des regards différents et, ainsi, s’enrichit et s’épanouit au contact des idées et des expériences des autres. Deuxième niveau d’élucidation Que faut-il comprendre lorsque l’on enrichit le concept “ d’auto-apprentissage ” de l’épithète “ différencié ? Que veut dire “ différencié ” ? En quoi et comment “ un auto-apprentissage ”peut-il être aussi différencié ?
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C’est au mot “ différencié ” qu’il faut s’attacher d’abord, sa vogue actuelle ayant beaucoup plus brouillé qu’éclairé le sens principal que, dans le champ pédagogique et didactique, on devrait lui donner. “ Différencié ” est le participe passé adjectivé du verbe “ différencier ”qui a pour sens principaux : “ envisager quelqu’un ou quelque chose comme différent(e) ”, “ distinguer ”. Le substantif “ différenciation ” qui en dérive, caractérise l’action de “ différencier ” dans son développement ou dans son résultat, voire dans les deux à la fois. Du verbe “ différencier ”, Le Robert donne les acceptions suivantes : “ marquer, faire apparaître la différence entre deux ou plusieurs êtres, deux ou plusieurs choses ” et “ apercevoir, établir une différence, opérer la différence ”. Pour ma part, depuis plus d’une dizaine d’années (1989, 1992, 1995, 1997), dans la continuité des pères fondateurs de la dimension pédagogique de ce concept, LEGRAND et DE PERETTI, et de son emblématique explorateur et vulgarisateur, MEIRIEU, j’en ai montré l’extrême importance et le grand intérêt au plan pédagogique pratique à l’école primaire avec le sens principal de “ différent ”, de volontairement “ différent ”, de “ conçu comme différent ”, pour mieux répondre, pour mieux s’ajuster aux différences conjoncturelles de performances, pour mieux “ aider ” l’apprenant à faire face lui-même, avec ses propres moyens et les aides qui semblent nécessaires aux difficultés du moment. “ Différencié ” a donc le sens principal de “ construit, organisé, en tenant et pour tenir compte des différences ”. “ Différencié ” adjoint au mot apprentissage signifie que l’apprentissage est conçu en tenant compte des capacités propres à un apprenant donné et de ses performances réelles (évaluées) dans les différents domaines d’apprentissage concernés. “ Un apprentissage différencié ” est un apprentissage qui tente de s’adapter au plus près des possibilités de l’apprenant. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il est individualisé, au sens où il serait conduit de façon totalement individuelle, exclusive de toute interaction sociocognitive avec les autres apprenants. Cela veut dire seulement qu’il est personnalisé, c’est-à-dire qu’il tente de répondre au plus près aux besoins spécifiques de chaque apprenant au cours de son cheminement personnel dans l’apprendre. Voilà pourquoi, les situations d’apprentissage qui seront mises en place, les aides proposées dans l’accompagnement, loin de chercher à isoler systématiquement l’apprenant dans un rapport solitaire au savoir, s’efforceront au contraire de le mettre en contact avec les autres, aussi souvent que cela est possible et, notamment dans les temps essentiels de découverte de savoirs nouveaux, pour que la confrontation avec les autres, l’interaction sociocognitive, stimulent la recherche du sens et favorisent la compréhension. La stricte individualisation n’intervient que dans des temps spécifiques d’approfondissement, d’élaboration personnelle de réponse(s) à des problèmes, de réinterrogation a posteriori du savoir pour une appropriation au rythme propre de l’apprenant. En fait, il n’y a pas pour moi, a priori, d’opposition méthodologique, ni non plus d’exclusion pédagogique mutuelle entre l’interaction sociocognitive et l’individualisation de l’apprentissage lorsque cette dernière est comprise comme une entreprise solitaire certes, mais
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momentanée et strictement conjoncturelle, de construction ou d’approfondissement de la connaissance. Je leur vois, au contraire, une naturelle complémentarité cognitive, pédagogique et sociale, complémentarité toujours liée cependant, en termes de durée, d’intensité et de modalité, aux différents contextes d’apprentissage. Ainsi, à certains moments, dans certaines situations, et pour des raisons qui relèvent à la fois du niveau de développement actuel des capacités de l’apprenant, de la nature de l’apprentissage en cours et parfois aussi de la complexité ou de la facilité particulière de l’étape à laquelle il se situe, la différenciation peut consister en une approche momentanément individuelle ou s’inscrire dans un travail à plusieurs, prendre la forme par exemple d’une recherche conduite coopérativement au sein d’un groupe de pairs, et devenir alors un temps fort d’interaction sociocognitive, voire de conflit sociocognitif dans certaines occasions. Le concept “ d’auto-apprentissage différencié ” s’enracine dans cette conception de l’apprendre. Il privilégie l’idée qu’apprendre est avant tout une décision profondément personnelle et un acte volontaire, conscient. Une décision parce qu’il n’est pas possible d’apprendre efficacement s’il n’y a pas, à la base, un projet conscient et fort d’apprendre et celui-ci ne peut naître que d’une volonté et d’une mobilisation personnelles qui, certes, peuvent être aidées par des motivations externes, mais l’acte fondateur du projet, la prise de décision proprement dite et sa concrétisation par l’action dépendent très majoritairement de l’apprenant lui-même. “ S’auto-apprendre ” à son rythme, avec ses propres forces et par ses propres moyens, c’est donc apprendre seul, par moments, mais aussi et surtout, apprendre en recherchant les partenaires, les contextes et les situations les plus propices à la réussite de son projet. C’est apprendre en utilisant toutes les démarches, toutes les procédures, les plus efficaces pour faire en sorte que l’investissement global auquel on a consenti, la mobilisation profonde de ses forces et de son intelligence à laquelle on s’est astreint, débouchent sur une véritable maîtrise du savoir visé, à la hauteur de ses espoirs et de ses efforts. Un auto-apprentissage parce que ce ne peut être qu’une entreprise décidée et assumée en totalité par l’apprenant. Un apprentissage “ différencié ” parce que chaque parcours d’apprentissage est différent dans la mesure où il dépend de l’apprenant, de son degré de mobilisation, de la nature de ses besoins, de la gamme de ses possibilités et qu’il doit par conséquent être adapté à cette différence. Un auto-apprentissage différencié parce que chaque apprenant avance à son rythme, suit sa propre voie, avec ses propres démarches méthodologiques, ses stratégies cognitives préférentielles et en s’appuyant sur sa propre expérience sociale et culturelle. Troisième niveau d’élucidation Que faut-il comprendre lorsque cette théorie est présentée comme “ un auto-apprentissage différencié et accompagné ” ? C’est l’adjonction de l’adjectif “ accompagné ” qui interroge dans la mesure où il peut être perçu comme s’opposant au “ soi-même ” du préfixe “ auto ”.
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En effet, on peut se demander comment un apprentissage peut être à la fois autonome, autogéré et néanmoins accompagné. Avant de répondre à cette interrogation, essayons de clarifier déjà ce qu’il faut entendre par “ accompagné ”. “ Accompagné ” est le participe passé du verbe “ accompagner ”lequel vient de l’ancien français compain, compagnon, copain. D’où les premiers sens de “ prendre pour compagnon ”, “ aller quelque part avec quelqu’un ”. Puis, le mot a évolué pour prendre le sens “ de suivre, de guider un individu ou un groupe ”. Enfin, récemment, au XXème siècle, il a acquis le sens nouveau, qui est le plus fréquent actuellement, “ d’aider par sa présence ”, “ d’assister quelqu’un ”, “ de soutenir par un accompagnement ”, et peut même vouloir dire de façon spécifique “ mettre en place des mesures visant à atténuer les effets négatifs de quelque chose ”. “ Accompagné ” dans l’emploi que nous en faisons s’inscrit dans la lignée “ d’accompagnement ”. C’est cette idée “ d’aide ”, “ de soutien ”, “ de présence aidante ”, “ d’engagement aux côtés de quelqu’un ” qui prédomine. Dans le contexte spécifique de l’apprentissage d’un métier du champ éducatif, il s’agit d’une présence “ aux côtés ” de celle ou de celui qui est engagé(e) dans un processus volontaire d’apprentissage. Présence, institutionnelle dans son principe, ce qui veut dire que cette aide est systématiquement offerte à tout apprenant éducateur qui peut l’utiliser en fonction de ses besoins mais qui n’y est pas contraint, du moins a priori. Ainsi, c’est la notion “ d’aide ”, “ d’aide apportée ” à la demande et en tant que de besoin qui fait sens dans ce mot pour moi. Une aide qui se présentera, selon les situations, selon les moments, selon les apprenants et aussi en fonction des exigences institutionnelles vis-à-vis des niveaux de compétences professionnelles attendus des futurs éducateurs, soit sous la forme d’une simple et brève assistance externe, d’un soutien passager et circonstanciel, apporté par des personnes expertes dans un domaine précis, toujours en réponse à une demande précise formulée par l’apprenant et pour une durée déterminée d’un commun accord, soit comme un accompagnement construit, structuré, d’une certaine durée et d’une certaine intensité, avec une présence plus régulière du ou des experts, des interventions plus systématiques et structurées de sa ou de leur part, soit encore comme une vérification de compétences-institutionnelle ou sollicitée par l’apprenant- ou une validation de performances, l’une et l’autre effectuées lors d’un accompagnement d’une durée variable et qui (en fonction des contextes de réalisation) peuvent constituer aussi bien une forme d’attestation institutionnelle de la maîtrise de compétence(s) qu’une forme d’aide adaptée. En conclusion, je dirai que la notion d'accompagnement, comprise de cette façon, constitue une des différences éthiques et méthodologiques majeures entre la théorie que nous en sommes en train d’esquisser et la conception actuellement dominante de la formation des enseignants.
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Cette façon différente de concevoir la place, le rôle et les fonctions de ceux qui sont appelés « les formateurs » dans le processus de formation actuel, constitue la seconde clef de voûte du nouvel édifice en construction. La première étant la notion d’auto-apprentissage qui installe notre démarche dans sa différence et sa spécificité, lesquelles se manifestent particulièrement dans la mise en situation de responsabilisation permanente de l’adulte éducateur apprenant dans tous les domaines de son propre apprentissage de son futur métier. Quatrième niveau d’élucidation Que faut-il entendre en définitive par théorie de “ l’auto-apprentissage différencié et accompagné ” ? Nous parvenons ici à l’étape ultime de la démarche réflexive qui devait nous aider à construire les fondements théoriques de notre projet et à en expliciter les concepts principaux. Il nous faut maintenant, pour respecter le principe de réinterrogation régulière du sens en construction qui constitue notre fil conducteur méthodologique, procéder à deux grandes opérations explicatives complémentaires. La première consistera à creuser à nouveau le sens déjà élaboré à partir de l’expression centrale “ auto-apprentissage différencié et accompagné ” pour essayer, d’une part, d’approfondir encore la signification conceptuelle de l’ensemble et, d’autre part, de rendre plus accessible le sens global final grâce aux nouvelles clarifications apportées. La seconde s’efforcera de présenter et d’expliciter quelques éléments significatifs pour une mise en actes pédagogiques de cette théorie. Un chapitre entier, le dernier, sera consacré ensuite à la présentation d’expériences en cours de réalisation ou en projet. Expériences qui ne sont encore que des embryons de mise en œuvre de cette théorie et ne peuvent donc prétendre au statut d’exemples mais qui en dessinent cependant le profil et mettent assez clairement en relief quelques-uns de ses aspects caractéristiques. Bref retour sur le sens général de la formule “ auto-apprentissage différencié et accompagné ” Une question surgit ici qui, à l’analyse, se révèle essentielle car la réponse qui lui sera apportée pourrait remettre profondément en question le sens général que nous avons laborieusement construit. Faut-il placer l’adjectif “ différencié” avant l’adjectif “ accompagné ” comme je l’ai fait, donnant implicitement ainsi une place prépondérante à la notion de différenciation dans le processus d’apprentissage ? Ou bien, n’est-ce pas, au contraire, la notion d’accompagnement qui, dans ce processus d’apprentissage, est prééminente par rapport à celle de différenciation ? Pour répondre à cette interrogation, je voudrais revenir sur le sens que nous avons donné en première approximation à chacun de ces concepts et tenter de les affiner encore.
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“ Différencié ” en parlant du parcours d’apprentissage très spécifique (puisqu’il constitue aussi un contrat avec l’institution scolaire qui représente la société) d’un adulte apprenant un métier du champ éducatif veut prioritairement dire : “ adapté ”. Adjectif qu’il faut comprendre comme ayant le double sens de, “ qui s’adapte, qui devient adapté par un effort personnel conscient et continu de l’apprenant pour que les choses soient en permanence ainsi ”, et “ qui est adapté à ” au sens de “ qui est rendu adéquat aux possibilités de celui qui apprend ”. “ Cette transformation ”, “ cette adaptation ” ayant, elles, été réalisées soit sur intervention institutionnelle extérieure, à l’observation ou au témoignage des difficultés rencontrées par l’éducateur apprenant et, bien entendu, avec son accord, et, à sa demande, soit à sa seule initiative et sous son seul contrôle, soit en coopération avec des pairs ou des personnes extérieures qu’il a lui-même sollicitées. “ Différencié ” a donc, d’abord et avant tout, le sens “ d’adapté à la différence ”, “ de conçu comme singulier et personnalisé ” pour répondre au plus près aux différences de rythme et de possibilités d’apprentissage de l’apprenant concerné. “ Auto-apprentissage ” d’abord mais “ différencié ” aussi parce que la réussite de chaque apprenant passe par la prise en compte et le respect de ce qu’il peut effectivement réaliser. Bien entendu, et c’est une réserve importante, il s’agit de ce que cet apprenant adulte, se destinant à l’exercice d’un métier du champ éducatif, peut réaliser lorsqu’il s’en donne effectivement tous les moyens, dans le cadre d’un authentique projet d’apprendre. En d’autres termes, la différenciation est pour moi totalement associée à l’idée même d’autoapprentissage et il ne peut être envisagé de “ s’apprendre ” autrement qu’en respectant le rythme propre à chacun. Il faut donc admettre que des différences sensibles existent et exiger qu’elles soient acceptées et prises en compte par l’institution et, bien sûr, aidées de façon, elle aussi différenciée, tout en visant toujours et tout le temps la réussite la plus large et la mieux appropriée de chaque apprenant. Je ne prône nullement ici l’acceptation institutionnalisée d’une sorte de nonchalance individuelle, d’une espèce de laisser-faire qui laisserait chacun sans cadre de référence, sans contraintes et sans comptes à rendre. Je vise, au contraire, l’optimisation des résultats de chaque apprenant par le respect strict de sa différence mais dans le cadre d’un contrat moral qui institue une exigence maximale d’implication et d’effort personnels. Je fais le pari que cette prise en compte respectueuse de chaque apprenant est pour lui à la fois un encouragement à donner le maximum de lui-même et la base essentielle de la construction de cette confiance de plus en plus affirmée en soi qui lui permettra de faire face, de plus en plus efficacement aux obstacles rencontrés, et de se reconnaître comme de plus en plus compétent, c’est-à-dire de plus en plus capable d’aider tous les élèves à apprendre. Je suis persuadé que, dans cette nouvelle configuration des rapports humains où priment responsabilisation, confiance et respect mutuel, le nombre de ceux qui s’impliqueront pleinement, sera au moins aussi important que le nombre de ceux qui le font aujourd’hui, soit d’eux-mêmes, soit sous la contrainte et par obligation légale, soit par simple habitude exécutoire ou conditionnement social. J’ose même croire que, dans ce nouvel espace d’entière responsabilisation, le nombre de ceux qui réagiront de cette façon positive sera plus important qu’il ne l’a jamais été !
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Si je replace la notion de différenciation ainsi reconstruite dans le contexte de sens que nous analysons et si nous revenons sur notre interrogation de départ pour décider s’il y a lieu de considérer qu’il y a bien prééminence de la différenciation sur l’accompagnement, une nouvelle interrogation surgit. En effet, si prééminence il y a, de quelle nature sa justification est-elle exactement ? Appartient-elle au domaine du pédagogique ? Ou bien doit-on la lier plus spécialement aux didactiques ? Mais peut-on aussi, hors de tout contexte spécifique, légiférer sur ce qui relève du pédagogique ou de telle ou telle didactique ? Je ne le pense pas, aussi conserverons-nous le seul axe du pédagogique comme choix alternatif. Et, du coup, la seconde hypothèse explicative nous ramène à l’éthique. Sont-ce donc alors les choix éthiques déjà précisés qui, naturellement, conduisent au choix de ce type de prééminence ? En d’autres mots, si j’accepte le principe que la différenciation constitue un choix prioritaire par rapport à l’accompagnement, je dois aussi être en mesure d’expliquer maintenant les causes objectives de ce choix et de les justifier dans le cadre de la théorie ébauchée. Il peut donc s’agir soit d’un choix fondé sur des valeurs éthiques, soit d’un choix ayant des causes pédagogiques. S’il s’agit d’un choix fondé sur la prise en compte de valeurs éthiques, cela veut dire que je considère que, parmi les valeurs de cette nature qui caractérisent cette nouvelle démarche de formation, le principe du respect des différences de rythme et d’efficacité d’apprentissage ainsi que sa prise en compte technique, c’est-à-dire toutes les formes de réponses et de solutions qui lui seront apportées, ont une valeur globale supérieure à celle qui consiste à accompagner un parcours d’apprentissage et à aider et à soutenir un apprenant. Dans le choix alternatif, qui consisterait à privilégier l’accompagnement et à le placer symboliquement en tête de l’intitulé de cette théorie, j’affirmerais, au contraire, que c’est l’accompagnement, pas n’importe quel accompagnement certes, celui que j’ai esquissé, qui représente la valeur éthique la plus importante et, qu’à ce titre, il constitue bien la priorité dans le processus de professionnalisation des futurs éducateurs. Ces clarifications me permettent de développer maintenant l’argumentation qui justifiera, je pense, le choix opéré. En effet, si l’on va jusqu’au bout de la logique de la prééminence de l’accompagnement sur la différenciation, on perçoit rapidement le piège qui se profile derrière. Inéluctablement, en effet, le fonctionnement actuel reprendrait rapidement le dessus, la force du schéma modélisant sapant insidieusement le fragile processus de l’aide et de l’accompagnement de l’éducateur apprenant mis en place à sa seule demande, élaboré préalablement avec lui et évalué avec lui. Le second élément justificatif nous ramène à la problématique de départ et nous rappelle que l’autre justification du choix opéré pouvait être d’ordre pédagogique. Or, je n’ai pas dit un mot, jusqu’à présent de cette autre hypothèse alors que je me suis longuement appesanti sur la dimension éthique. Cela veut-il donc dire que le pédagogique est nécessairement second dans cette vision de la formation ? Cela veut-il dire que, dans mon esprit, la pédagogie ne peut s’opposer en tant que principe à l’éthique ? Cela veut-il dire que le pédagogique ne peut être qu’au service d’un projet global
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et que celui-ci doit être fondé sur des valeurs morales suffisamment fortes et claires pour que les rapports de subordination du second par rapport à la première soient si fermement, si nettement établis qu’ils ne puissent être remis d’aucune manière en question par la pratique pédagogique quotidienne dont on sait bien qu’elle contient en germe un grand nombre de risques de dérives comme en témoignent amplement les pratiques dominantes actuelles en matière de formation ? Je réponds par l’affirmative à ces interrogations. Oui, c’est pour ces raisons induites que je n’ai pas encore évoqué la dimension pédagogique. Et, pour faire progresser la réflexion engagée, j’ajouterai à ces arguments que je n’ai aussi pas fait le choix de la pédagogie pour justifier celui de la prééminence de la différenciation parce qu’une fois qu’on a clairement subordonné l’action pédagogique à la dimension éthique, l’alternative envisagée disparaît d’elle-même. En effet, dans cette nouvelle logique, les arguments pédagogiques en faveur de ce choix concordent parfaitement avec ceux d’ordre éthique puisqu’ils doivent être en harmonie. Pédagogiquement, en effet, indéniablement un accompagnement peut aider considérablement un processus de différenciation et même, s’avérer déterminant pour sa réussite. Pour autant, si l’idée même de différenciation, son incontournabilité en quelque sorte, en tant que valeur éthique, ne précède pas l’accompagnement et même ne s’impose pas totalement à lui, alors il y a beaucoup de chances pour que l’accompagnement se substitue purement et simplement à la différenciation et devienne, sous le nom de “ soutien ” par exemple, une forme rampante de retour au système de formation modélisant et déformant antérieur. En point d’orgue, j’ajouterai que dans cette vision de la formation des futurs éducateurs, la notion de différenciation est intimement liée à celle d’auto-apprentissage. Elle en représente à la fois la valeur complémentaire naturelle et l’indispensable garde-fou contre toutes les dérives prévisibles et le toujours possible retour des vieux démons des formations modélisantes et impositives. Par contre, je considère que, dans l’exercice autonome de leur profession, les éducateurs sont, eux, prioritairement des aides, des personnes-ressources et donc les accompagnateurs institutionnels des élèves. Voilà pourquoi, de mon point de vue, dans l’accompagnement des enfants et des adolescents dans leurs parcours d’apprentissage scolaires, c’est l’accompagnement qui doit primer sur la différenciation. Ou, plus exactement, l’accompagnement y est indissociable de la différenciation. Ce sont deux processus complémentaires, totalement interdépendants et placés, l’un et l’autre, dans un rapport de fonctionnalité réciproque totale. Il est certain que cette complémentarité existe aussi dans le processus d’auto-apprentissage différencié des adultes éducateurs mais leur statut particulier d’adultes et le rôle nouveau et très spécifique que, dans cette nouvelle vision de la construction des savoirs à L’Ecole, ils devront jouer, inversent totalement la hiérarchie des rapports. Ainsi, l’accompagnement qui était second pour les futurs adultes éducateurs dans le processus, prioritairement autogéré de leur propre itinéraire d’auto-formation, devient premier dans le processus d’aide aux élèves, engagés à L’Ecole dans leur long cheminement vers l’appropriation des multiples savoirs, savoir-faire, savoir-être et savoirdevenir de leur(s) culture(s). Or, cet accompagnement est considéré dans l’approche nouvelle des rôles et responsabilités de L’Ecole que nous construisons comme la clef de voûte de la réussite du plus grand nombre et il constitue, de ce fait, la mission nouvelle la
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plus importante, la plus sensible et la plus complexe à la fois qui incombera à ces éducateurs. Oui, c’est bien par « un apprentissage différencié et accompagné » qu’il faut remplacer les formations actuelles des futurs enseignants. Examinons maintenant le deuxième axe d’interrogation et voyons comment nous pouvons entrer dans le concret de la réalisation pédagogique de ce projet de formation, c’est-à-dire esquisser les premiers éléments de son opérationnalisation future. Il ne s’agit pas, à cette étape, d’échafauder un projet complet d’expérimentation, cela se fera ultérieurement, en s’appuyant sur des essais en cours. Par contre, je voudrais présenter brièvement, -d’une part, les fondements psychologiques de cette démarche d’aide à l’autoapprentissage et, -d’autre part, en profiler quelques-uns des principaux aspects et supports méthodologiques et pédagogiques, ceux qui constitueront la dynamique centrale de l’action future et guideront sa mise en œuvre dans le respect des idéaux définis. Quatre grandes orientations psychologiques d’inspiration cognitiviste, sociocognitiviste, constructiviste et socioconstructiviste, puisées aux sources de la psychologie sociale du développement cognitif et de la psychologie du développement de l’intelligence dans l’interaction sociale, constituent les principaux soubassements psychologiques de notre démarche. Il s’agit de :
1. L’apprentissage « processus », c’est-à-dire l’apprentissage considéré comme un continuum de décisions et d’actes personnels de l’apprenant, actes conscients, assumés et finalisés. Apprendre est toujours une plus ou moins importante prise de risques, surtout lorsque l’on apprend à l’âge adulte et que la rencontre avec la nouveauté contraint à de profondes et fréquentes remises en question de ses représentations et, plus largement, de l’ensemble de son système de représentation, voire de sa théorie du monde. Apprendre relève donc à cette époque de la vie de la stricte décision personnelle et doit être assumé comme telle. Apprendre est à la fois projet de vie, anticipation intellectuelle et construction d’une praxis.
2. L’interaction sociocognitive.
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Si apprendre est un acte personnel, au sens où c’est chaque individu qui s’approprie seul et à sa manière l’information, au sens aussi où c’est en fonction de son style cognitif, de ses stratégies propres de traitement de l’information et de leur efficacité contextuelle qu’il y parvient plus ou moins efficacement. Pour autant, apprendre ne veut nullement dire s’isoler, s’en remettre uniquement à soi, à sa seule analyse, à sa seule perception de la réalité. Au contraire, c’est dans la confrontation aux autres, dans les échanges nombreux et approfondis avec de multiples et divers interlocuteurs, c’est-à-dire dans l’interaction sociocognitive que l’on apprend le mieux, le plus vite et le plus largement.
3. Le conflit sociocognitif. C’est un moteur essentiel de la construction du savoir. Nous avons exploré, dans le premier chapitre de cet ouvrage, quelques-unes de ses principales caractéristiques techniques ainsi que les circonstances et les mises en situation jugées les plus propices à son apparition et à son développement, aussi ne reviendrai-je pas sur ces aspects ici. Par contre, je crois qu’il faut approfondir la dimension “ aide à l’apprentissage ” et le rôle décisif que le conflit sociocognitif peut jouer dans ce domaine. C’est l’interaction qui est ici centrale et décisive. Mais pourquoi ? Quels sont les facteurs qui entrent en jeu ? Le premier, c’est la rencontre de deux savoirs, de deux perceptions de la réalité envisagée, de deux vécus sociaux, de deux cheminements dans l’élaboration du savoir et la prise en compte de la situation qui entrent en contact, qui échangent puis découvrent qu’ils ont des divergences dans leurs perceptions de cette réalité, des différences plus ou moins profondes d’interprétation, de compréhension…Et leurs propos (car la parole ici est essentielle et le rôle du langage fondamental) les opposent, les font entrer en conflit. Un conflit “ cognitif et social”, hautement positif en soi, à la condition expresse cependant qu’il soit géré par les deux interlocuteurs( ou les trois ou les quatre mais difficilement davantage) comme une véritable chance cognitive commune. C’est-à-dire qu’ils se saisissent ensemble de leurs contradictions, qu’ils les identifient clairement d’abord, qu’ils les explorent ensuite ensemble pour essayer d’en mieux comprendre la nature, l’origine, l’étendue et surtout qu’ils essaient d’en analyser les conséquences. Et, qu’alors seulement, ensemble encore, courageusement, ils essaient d’élaborer la démarche d’action ou la réponse ou la solution qui paraît la mieux adaptée à la situation, à la tâche, au problème posé. C’est cela l’exploitation intelligente, efficace et dynamique du conflit sociocognitif. C’est une formation communautaire, entre pairs, complémentaire de l’auto-formation. C’est une co-élaboration qui résulte et construit à la fois le processus de co-formation.
4. La métacognition. J’ai longuement développé déjà ce que j’entends par métacognition. S’agissant d’adultes en auto-formation, l’approche métacognitive me semble encore plus pertinente et prometteuse de résultats positifs que pour des apprenants enfants ou même
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adolescents. En effet, l’analyse immédiate ou a posteriori de ses stratégies d’apprentissage, de ses modalités de mise en mémoire, de ses fonctionnements cognitifs préférentiels (styles cognitifs), de ses attitudes et de ses comportements relationnels, de ses prestations cognitives et relationnelles dans les différents contextes d’exercice de sa profession, me semble être un apprentissage et un travail sur soi et avec les autres, indispensables et essentiels pour un apprenant adulte. Particulièrement lorsque, futur éducateur, il s’efforce d’acquérir les meilleurs moyens intellectuels et techniques d’exercice de son futur métier.
5. La zone de proche développement (appelée aussi zone proximale). Il ne s’agit pas là, je l’ai déjà précisé, d’une source psychologique cognitiviste ou constructiviste puisque la paternité de ce concept, devenu central en pédagogie aujourd’hui, revient à VYGOTSKY. Cependant, personnellement, je considère ce concept comme d’essence cognitiviste parce qu’il postule implicitement la pleine responsabilité cognitive de l’apprenant dans l’acte d’apprentissage même si pour VYGOTSKY (mais son analyse date de 1927-28) la notion de zone de proche développement est profondément liée dans son guidage comme dans ses conséquences au tutorat adulte ou d’un pair plus avancé, c’est-à-dire à une médiation externe si l’on reprend l’idée de BRUNER. Mais nous nous préoccupons ici d’apprenants adultes, engagés dans une démarche d’auto-apprentissage, de surcroît, aussi peut-on s’interroger sur la place exacte de cette dimension psychologique parmi nos grands points d’appui psychologiques. Je considère que la “ zone de proche développement ” présente encore plus d’intérêt dans une démarche d’apprentissage adulte que lorsqu’elle s’adresse à des enfants ou à des adolescents. Que postule-t-elle donc de si fondamental pour l’apprendre et de particulièrement stimulant et mobilisateur pour l’apprenant adulte en particulier ? Elle nous dit que ce qu’il sait faire ou croit connaître est fréquemment en-dessous de ce qu’il pourrait faire ou apprendre réellement, simplement en s’appuyant sur ses seules compétences attestées. Elle lui montre qu’il peut par conséquent espérer aller plus loin, beaucoup plus loin que ne le laissent croire ses performances et ses résultats actuels parce que ceux-ci, obtenus à partir de ses seuls efforts, sont inférieurs à ceux qu’il obtiendrait dans un travail en coopération avec d’autres apprenants plus avancés et travaillant différemment. Il s’agit là, en fait, d’une conception très proche de celle développée par la psychologie de la construction de l’intelligence dans l’interaction sociale qui voit dans l’interaction sociocognitive le principal moteur de l’apprendre. Avec la zone proximale donc, l’adulte apprenant découvre qu’il a en lui, toutes proches mais inactivées apparemment, résistantes en tout cas à sa seule sollicitation, des possibilités intellectuelles (et d’autres aussi probablement) inexploitées, inconnues même pour certaines parce que jamais explorées par lui. Mais aussi, ce que la notion de zone de proche développement suggère fortement à l’adulte apprenant, au-delà de la prise de conscience de l’existence de nouvelles potentialités en lui, c’est le fait que pour se connaître mieux lui-même, pour avancer plus loin, plus vite et plus efficacement, il a absolument besoin de l’interaction sociocognitive parce que celle-ci est le complément naturel et indispensable de l’auto-apprentissage.
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Sur quelles démarches et pratiques pédagogiques ces grandes orientations psychologiques débouchent-elles ? Bref panorama des orientations pédagogiques et des choix méthodologiques qui constituent l’architecture fonctionnelle de cette théorie. -Démarche de projet, projets de toute nature, individuels ou élaborés et gérés à plusieurs, -contrats d’apprentissage, -cycle et contrat, -différenciation et cycle d’apprentissage différencié, -cycles d’apprentissage autonome ou à plusieurs, -diversification des chemins de l’apprendre et parcours d’apprentissage diversifiés, -apprentissage de l’auto-évaluation et de sa conduite méthodologique, -apprentissage de l’évaluation concertée et de sa conduite, -apprentissage de la conception, de la mise en œuvre et de l’évaluation des différents types de situations problèmes, -apprentissage des processus et procédures d’aide aux élèves en difficulté… Voilà, sans aucune hiérarchie, l’inventaire très incomplet des principales démarches, c’està-dire les processus transversaux, les dynamiques inspirant et orientant le sens de l’action, garantes aussi que sa mise en œuvre reste suffisamment fidèle aux idéaux de la théorie, et quelques-uns des supports méthodologiques, c’est-à-dire les procédures, les outils, les points d’appui et les organisations techniques qui, à chaque instant, dans chaque situation, serviront de courroies de transmission, de leviers à l’action et de cadres de mise en œuvre aux démarches choisies et permettront aux apprentissages de se dérouler dans l’esprit et dans le respect des valeurs qui fondent cette théorie. Ainsi, les démarches et leurs procédures de mise en œuvre doivent-elles être considérée comme interdépendantes et interactives. Je n’affirmerai pas cependant qu’elles sont indissociables car les meilleures démarches, concrétisées par les procédures leur correspondant théoriquement le plus parfaitement, peuvent se traduire dans la réalité par de véritables caricatures, aux antipodes des objectifs visés. On ne peut en effet défendre ici une forme de déterminisme qui se manifesterait par une adéquation parfaite entre les orientations pédagogiques majeures et des opérationnalisations induites. Non, ce lien n’existe que potentiellement, c’est une hypothèse toujours à vérifier parce que les faits la rendent précaire. En fait, c’est “ l’esprit ” dans lequel travaillent les metteurs en scène de l’action pédagogique qui seul garantit le respect du lien entre les intentions éthiques des démarches et les procédures qui les font actions éducatives. La complémentarité n’est nullement automatique d’où l’importance d’un apprentissage du métier d’éducateur qui ne dissocie jamais la construction de l’action de celle du sens et qui peut même, en certaines 92
circonstances, décider de privilégier le sens, de délaisser momentanément l’action pour mieux situer le sens, pour l’établir si fortement qu’il ne soit pas progressivement subordonné à l’action. J’ai utilisé le terme “ profiler ” en introduction de cette analyse pour indiquer que je me limiterai à une présentation succincte des éléments méthodologiques et pédagogiques à l’aide desquels devrait se bâtir l’action qui donnera corps à la théorie. Parmi les concepts énumérés, six ou sept sont centraux et demandent à être explicités dès à présent car c’est avec eux principalement que se construira le sens de la démarche pédagogique et que s’élaborera l’action qui la transformera en actes. Ce sont les concepts de : “ projet ”, “ cycle ”, “ contrat ”, “ différenciation ”, “ diversification ”, “ évaluation ” ainsi que le concept sous-jacent de “ pédagogie adaptée à des apprenants adultes ” ou, “ andragogie ”, pour reprendre un néologisme, actuellement en vogue dans certains milieux de la formation des adultes. J’ai déjà analysé et précisé dans des publications antérieures le sens de la plupart de ces concepts et montré certaines des utilisations que l’on pouvait en faire dans le cadre d’une pédagogie conçue pour aider au plus près des enfants à apprendre, qu’ils soient à l’aise dans les apprentissages scolaires ou qu’ils y rencontrent de plus ou moins sérieuses difficultés VILLEPONTOUX (1989, 1992, 1993, 1995, 1997). Mais la situation est sensiblement différente ici car il s’agit de construire le cadre d’une auto-formation d’adultes éducateurs dont on espère qu’elle les rendra capables de transférer le fruit de leurs propres expériences d’apprentissage en devenant des points d’appui efficaces et des accompagnateurs ouverts et disponibles d’enfants et d’adolescents apprenants engagés dans des parcours d’apprentissages scolaires. Le concept de “ projet ” est aujourd’hui si fréquemment employé et dans des contextes si divers qu’on est en droit de s’interroger sur le sens exact que chacun de nous lui donne. Il est vrai que dès que l’on est dans le domaine du possible, du probable, de l’attendu ou de l’espéré, dès que l’on construit mentalement du “ à venir ”, dès que, pour une raison ou pour une autre, on développe par la pensée quelque chose qui pourra se réaliser dans le futur, on est plus ou moins en situation de projet. Pour moi, il y a projet lorsqu’il y a effort de mentalisation d’un but à atteindre. En d’autres termes, un projet, c’est un essai de représentation mentale, une anticipation représentationnelle d’un but que l’on souhaite atteindre, d’un objectif que l’on veut réaliser. Ainsi, le projet anticipe l’action dans un réel imaginé. Le projet permet d’envisager les possibles et d’élaborer un schéma de l’action. Pour autant, le projet n’est pas l’action. Seules, la rencontre avec la réalité et la confrontation directe à ses vrais obstacles, réalisent le passage effectif du projet à l’action. Et pourtant, même lorsque celui qui a conçu le projet le réalise, il est encore et toujours en situation de projet parce que chacun de ses actes et chacune de ses initiatives sont d’abord anticipés mentalement. Finalement, le projet, l’état de projet semble être l’état permanent de l’homme non seulement pensant mais aussi agissant. Ne plus avoir de projet ou, plus gravement, refuser de se projeter, d’avoir des projets, de concevoir des projets, c’est d’une certaine manière 93
abandonner l’état d’homme, c’est nier l’existence ou se refuser l’usage de la capacité humaine la plus extraordinaire, la pensée. Voilà pourquoi le concept de projet est si fondamental tant au plan éthique que méthodologique. Voilà pourquoi je parle de “ démarche de projet ”, c’est-à-dire d’une dynamique de l’action qui fait du projet son processus actif privilégié et des projets ses outils et ses schémas d’action principaux. Avec le concept de “ cycle ”, nous entrons plus directement dans le champ du pédagogique. J’avais déjà défini cette notion de cycle d’apprentissage et je l’avais présentée comme un cadre temporel qui s’adaptait bien à une démarche d’aide à des enfants en difficulté, notamment dans l’apprentissage du lire-écrire, VILLEPONTOUX(1997). Certes, la préoccupation centrale alors était l’aide à des enfants en difficulté. L’objectif est différent ici puisque nous nous préoccupons d’adultes apprenants, qui eux ne sont pas en difficulté (du moins a priori) et qui savent depuis longtemps gérer efficacement leur temps et leur travail et conduire à bon terme leurs projets. Malgré ces différences, je réutiliserai quelques-uns des éléments de cette première formulation comme bases de notre nouvelle définition. Voici cette première formulation : « Le cycle d’apprentissage, c’est une durée nécessaire et un temps moyen prévisible pour réaliser un apprentissage donné dans des conditions normales… C’est donc à la fois un projet d’apprentissage et son cadre de réalisation prévisionnel ». VILLEPONTOUX (1997, p.57). Notre nouvelle définition devient alors la suivante: « Un cycle d’auto-apprentissage différencié et accompagné correspond au temps prévisionnel nécessaire pour réaliser un projet d’auto-formation. Sa durée dépend à la fois de la nature de l’apprentissage visé et de l’état évalué des connaissances de toute nature de l’apprenant sur la question. Cette durée doit être déterminée par l’adulte apprenant lui-même, en concertation avec son ou ses accompagnateurs lorsque ceux-ci sont directement concernés par l’apprentissage en question ou lorsque leur avis est sollicité. Une fois établie, cette durée devient “ engagement contractuel ” de la part de l’apprenant. “ Le contrat ”ainsi passé définit, outre la durée prévue, les objectifs, les contenus et les modalités d’évaluation des connaissances de toutes sortes attendues de la part de l'autoapprenant ainsi que le niveau de maîtrise auquel elles devront se situer et seront, par conséquent, évaluées ». Apparaît ainsi, incluse dans la notion de “ cycle ”, la notion clef de contrat, d’engagement contractuel, de contrat moral de l’auto-apprenant adulte, qui s’engage à réaliser un projet d’apprentissage (son projet) dans un temps et des conditions précis.
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Le contrat réintroduit donc le projet, et même, plus largement, la démarche de projet, c’està-dire un processus dans ce qui ne serait autrement qu’une simple procédure d’encadrement horaire. C’est donc la dimension éthique qui réapparaît ici et qui institue le support temporel “ cycle ” comme un cadre de travail méthodologique et un environnement pédagogique essentiels dans une démarche adulte de projet d’autoapprentissage accompagné. “ Différenciation ” et “ diversification ”, deux concepts clefs aussi que je voudrais expliquer de façon interactive en m’appuyant sur la conception de la différenciation déjà développée. “ Différencier ” dans le cadre de notre projet, c’est d’abord prendre acte de l’existence de différences de toute nature entre les apprenants et accepter que les apprentissages se construisent non pas à partir d'un modèle unique de l’apprendre et sur la base d'un temps identique pour tous mais, au contraire, qu’ils suivent le rythme et les possibilités de chacun, à la réserve près que l’engagement dans l’apprendre de chacun des apprenants adultes concernés soit manifeste et maximal. Cela veut dire que les connaissances diverses désignées comme objectifs à atteindre ne seront pas construites et maîtrisées dans les mêmes temps, ni par les mêmes voies, ni par l’emploi des mêmes moyens et que les aides éventuellement nécessaires seront apportées à la demande de l’adulte apprenant et en tant que de besoin. Mais, au terme du chemin, c’està-dire au moment de l’ultime étape du processus d’évaluation diplômante, les exigences de maîtrise de ces connaissances, si elles pourront être différentes (voire fort différentes) dans leurs procédures d’évaluation pour tenir compte de la diversité des apprenants et de leurs parcours, ne pourront l’être cependant de façon trop disproportionnée en ce qui concerne les niveaux d’efficience exigés, particulièrement en ce qui concerne les compétences professionnelles liées à la capacité d’accompagnement des apprenants élèves. En d’autres mots, s’il est tout à fait naturel qu’à l’issue de son parcours d’autoapprentissage accompagné, un apprenant adulte ne domine pas chacune des compétences de son futur domaine d’intervention à un niveau égal de maîtrise, s’il est parfaitement acceptable aussi qu’il en maîtrise certaines excellemment et d’autres à un niveau inférieur, pour autant sa maîtrise globale des différents domaines majeurs dans lesquels il devra être en mesure d’accompagner des enfants ou des adolescents et de les aider à apprendre ne peut pas être insuffisante. C’est l’interaction compensatrice entre les différents champs de savoirs, de savoir-faire et de savoir-être qui doit être exploitée pleinement au cours de l’auto-apprentissage et de l’accompagnement. C’est elle qui permettra de rééquilibrer par ses compensations permanentes la capacité globale à devenir “ un éducateur accompagnateur des apprentissages ” efficace. C’est là qu’intervient la notion complémentaire de “ diversification ”. A “ la différenciation ”, comprise comme la prise en compte active et vigilante des différences entre apprenants, “ la diversification ” ajoute la dimension essentielle de
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“ diversité ” comprise comme une chance complémentaire à la disposition de l’apprenant pour réussir ses apprentissages. « Diversifier », c’est multiplier les apprentissages possibles en faisant de chacun un pôle reconnu d’excellence. C’est donc donner à chaque domaine d’apprentissage une égale dignité. « Diversifier », c’est accréditer l’idée et mettre en pratique le principe qu’un apprenant, particulièrement lorsqu’il se destine à un des métiers du champ éducatif, doit pouvoir toujours s’appuyer de façon préférentielle sur tel ou tel domaine de savoir, tel ou tel champ disciplinaire dans lequel il est compétent ou pour lequel il éprouve un fort attrait ou simplement dont il découvre, chemin faisant, l’importance et l’intérêt. Cela veut dire que la différenciation peut aussi prendre la forme d’une diversification, c’est-à-dire s’appuyer sur des points d’appui majeurs de l’apprenant, l’encourager à les développer activement et moins exiger de lui dans d’autres domaines pourtant aussi importants. “ Diversifier ” dans une démarche de projet d’auto-apprentissage adulte accompagné n’est nullement pour autant une sorte d’échappatoire méthodologique qui conduirait à négliger systématiquement certains apprentissages jugés secondaires, difficiles ou ennuyeux, au profit des seuls appréciés d’un apprenant donné. “ Diversifier ” a pour projet l’objectif exactement inverse, celui de redonner sens, intérêt et dynamisme à un processus d’apprentissage qui s’alanguit en cherchant ailleurs des appuis pour remotiver et remobiliser l’apprenant en difficulté ou qui doute. L’idée-force ici, c’est qu’un apprenant adulte, futur éducateur, cultivé parce qu’ayant déjà longuement cheminé dans la connaissance, a toujours des intérêts forts qui, intelligemment exploités, sont pour lui de véritables tremplins pour l’action. Si, au lieu de les laisser s’étioler parce qu’ils ne sont pas des éléments jugés utiles ou immédiatement utilisables dans les processus d’apprentissage engagés, on encourage l’apprenant à aller à leur recherche et à se donner les moyens de les mettre au service de son projet d’apprentissage actuel, alors on a réalisé une véritable œuvre d’accompagnement et d’aide à l’apprendre. La diversité des capacités et des savoirs, exploitée de cette façon, devient un formidable levier au service de la réussite du plus grand nombre. “ La diversification ” des parcours d’apprentissage, d’auto-apprentissage, ainsi comprise, transcende littéralement la différenciation parce qu’elle en abat les frontières et en multiplie les possibilités d’action. Le concept “ d’évaluation ” fait partie lui aussi des notions suremployées à l’heure actuelle. C’est un de ces concepts dont ZAZZO disait plaisamment qu’ils étaient des mots “ accordéon ”. Alors pour que nous parlions le même langage, voici comment je propose de définir l’évaluation en tant que processus global. Evaluer, c’est observer une réalité donnée pour identifier, choisir, comparer, mesurer, apprécier, un ou plusieurs aspects ou éléments, puis décider d’utiliser l’information
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réunie, soit pour agir directement et personnellement, soit pour la communiquer et permettre à d’autres de l’utiliser pour agir. Par emprunts partiels à cette définition, je voudrais proposer maintenant quelques approximations de sens pour caractériser les modalités différentes d’évaluation que j’ai incluses dans les concepts principaux de cette démarche. Il y a d’abord, bien sûr, “ l’auto-évaluation ” qui constitue selon moi un des apprentissages méthodologiques principaux, pour ne pas dire l’apprentissage principal de la démarche de projet et, singulièrement, lorsqu’il s’agit d’une démarche de projet adulte visant l’auto-apprentissage. “ L’auto-évaluation ” est une démarche qui vise la responsabilisation totale de l’apprenant dans la conduite de son projet d’apprendre. “ L’auto-évaluation ” est un processus qui vise la construction progressive par l’apprenant de la capacité à gérer efficacement, par soimême et pour soi-même, l’ensemble des opérations constitutives de l’évaluation et, notamment, à en extraire les résultats et les informations de toute nature, utiles pour lui, et à les exploiter ensuite de façon optimale pour poursuivre, consolider, améliorer ses apprentissages. “ S’auto-évaluer ” constitue donc pour l’apprenant adulte, “le s’apprenant ”, l’apprentissage majeur et, probablement, pour la plupart des jeunes adultes qui s’engagent dans l’apprentissage des métiers de l’éducation, l’exercice intellectuel le plus difficile et le plus périlleux. C’est aussi la pratique de l’auto-évaluation qui exige d’eux l’investissement affectif le plus important et le plus éprouvant. Je crois que cela est très lié au fait que l’immense majorité des jeunes adultes qui s’engagent dans l’apprentissage des métiers de l’éducation sont d’anciens bons, voire excellents élèves, habitués aux succès scolaires et parfaitement conditionnés par le système d’évaluation dominant qui relève du principe d’externalité. Ce sont les professeurs qui évaluent et leurs conclusions sont des oukases non négociables. Dans un tel contexte de déresponsabilisation, avoir l’habitude d’être bien noté fait que l’on ne se pose pas de questions et que l’on attend simplement des résultats. Résultats que l’on n’analyse pas non plus aux niveaux du sens, des causes, des justifications, ni d’ailleurs de leurs conséquences puisqu’ils disent le vrai, mieux ils sont le vrai puisqu’ils relèvent de l’évangile professoral ! Comment, après un tel conditionnement, ne pas vivre avec une réelle angoisse la nouveauté cognitive et affective absolue que représente l’apprentissage de l’autoévaluation ? Un apprentissage qui oblige à un regard acéré constant sur soi, qui contraint à l’analyse critique systématique de ses actes professionnels et qui conduit à vivre en déséquilibre cognitif permanent parce que l’on n’a jamais atteint la fin du chemin de l’évolution.
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“ S’auto-évaluer ” constitue, c’est certain, une prise de risques permanente pour soi-même d’abord, par rapport aux autres ensuite qui doivent pouvoir compter sur la solidité personnelle et l’efficacité professionnelle de ceux qui devront les accompagner dans leurs apprentissages et par rapport à l’institution employeur, enfin, qui considère, elle, que la capacité à s’auto-évaluer est suffisamment maîtrisée par l’éducateur pour qu’il soit toujours en mesure d’opérer, à partir de cette observation armée, lucide et systématique de lui-même, les transformations indispensables à l’optimisation permanente de ses compétences. J’ai laissé dans l’ombre jusqu’à présent la notion tout aussi importante “ d’évaluation concertée ”, le meilleur antidote pourtant aux erreurs qui peuvent naître d’une pratique narcissique de l’auto-évaluation. “ L’évaluation concertée ” est une démarche collective, interactive, contradictoire et coopérative à la fois, d’analyse d’une réalité donnée, aux fins d’y puiser toutes les informations recherchées et de les utiliser pour mieux comprendre cette réalité et la faire évoluer. Par réalité, il faut entendre autant le contexte dans lequel ou par rapport auquel se développe l’observation que l’action qui s’y déroule et les acteurs qui y interagissent. “ L’évaluation concertée ” réintroduit donc dans le processus d’évaluation toutes les données psychologiques essentielles ainsi que les démarches cognitives de base de l’approche sociocognitiviste, notamment la dynamique sociocognitive, la coopération entre adultes apprenants, l’exploitation du conflit sociocognitif, ainsi que celle des différences de perception et d’interprétation du réel, liées aux styles cognitifs, aux personnalités et aux histoires affectives et sociales des individus. Quelques remarques sur le néologisme “ andragogie ” que j’ai fait figurer dans la liste des concepts à clarifier. Il est certain que l’étymologie du mot pédagogie comme son usage le plus fréquent renvoient aux enfants apprenants : paidagôgia en grec veut dire “ direction, éducation des enfants ”. Certes, aujourd’hui, le terme pédagogie désigne plus largement “ la science de l’éducation des jeunes ” mais pas, à proprement parler, des adultes. Cependant, on peut aussi considérer que le concept de pédagogie désigne plus précisément aujourd’hui “ l’ensemble des méthodes ” qui constituent “ la pédagogie ”. Je pense que le débat est fondé et qu’il n’est pas vain de s’interroger sur les différences incontestables qui existent entre une méthodologie de l’apprentissage à l’intention d’adultes et une méthodologie destinée à des enfants ou à des adolescents apprenants à L’Ecole. Ceci étant, le terme “ andragogie ” formé à partir du grec “ andros ”, l’homme par opposition à la femme, me paraît totalement inapproprié et je ne l’ai cité que parce qu’il apparaît dans divers ouvrages et publications de formateurs d’adultes où il est présenté comme un substitut adapté et nécessaire du terme pédagogie parce que l’emploi persistant de celui-ci témoigne, selon ces auteurs, d’une méconnaissance profonde des attentes, des besoins et des possibilités réelles d’adultes apprenants.
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Si cette explication est probablement fondée dans certains cas, elle ne m'apparaît pas pour autant justifier la construction d'un terme étymologiquement erroné. Je suis cependant d’accord pour considérer que l’apprendre ne suit pas exactement les mêmes schémas fonctionnels et surtout ne répond pas aux mêmes mobiles et ne vise pas les mêmes objectifs chez les adultes et chez les enfants. Il faut donc adapter les démarches d’apprentissage aux uns et aux autres. Mais adapter les démarches veut dire les rendre “mieux appropriées à des adultes”. Et cette adaptation me semble largement amorcée déjà par le remplacement de la notion d’enseignement par celle d’apprentissage. Et, elle me paraît pratiquement aboutie lorsque, comme je le propose dans cette ébauche de théorie, le schéma fonctionnel et le processus d’apprentissage dans lesquels les apprenants adultes sont invités à s’investir, est désigné comme étant “ un auto-apprentissage différencié et accompagné ”. J’avais annoncé mon intention de présenter quelques-uns des aspects du cadre de mise en forme méthodologique et pédagogique de la nouvelle conception de la formation des adultes éducateurs que je propose. Or, il s’est avéré, chemin faisant, que cela ne pouvait être réalisé que si les éléments de toute nature qui allaient être utilisés étaient suffisamment explicités conceptuellement. C’est maintenant chose faite, approximativement je le concède, mais les occasions se multiplieront dans la suite de cet ouvrage d’interroger à nouveau ces concepts et d’apprécier leur niveau de validité lors de leur mise en pratique. Pour conclure cette présentation théorique, quelques mots introductifs sur la démarche de mise en actes envisagée. Une remarque préalable : il s’agit d’une démarche qui s’adresse essentiellement, soit à des adultes apprenants confirmés, soit à de jeunes adultes, futurs éducateurs, ayant choisi volontairement de s’engager dans cette voie professionnelle et prêts par conséquent (a priori au moins) à s’efforcer de “ s’apprendre ” comme on le leur demande. Le projet à la base de cette nouvelle conception de la formation est de placer chaque apprenant en situation de responsabilité pleine et entière quant à la conduite des apprentissages qui lui permettront de se construire les capacités nouvelles exigées d’un futur éducateur. C’est un futur éducateur qui a fait le choix d’apprendre ce métier, qui “ s’apprend ” à apprendre, à s’auto-évaluer et à s’autogérer dans la conduite de son propre apprendre. Cette autogestion de son itinéraire d’apprentissage (son auto-apprentissage) s’inscrit cependant dans un cadre contractuel, c’est-à-dire qu’elle découle d’un contrat, d’un engagement de l’apprenant adulte à avancer dans les apprentissages selon des cycles qui précisent tout à la fois, la durée prévue, les objectifs à atteindre, les compétences visées et le niveau de maîtrise espéré, les modalités d’auto-évaluation et d’évaluation concertée envisagées. Il s’agit toujours néanmoins de projets d’apprentissage, c’est-à-dire d’anticipations de possibles qui peuvent rencontrer des obstacles imprévus, connaître des ralentissements justifiés, et nécessiter divers réajustements en cours de réalisation. C’est là
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qu’interviennent en secours, les possibilités offertes soit par “ la différenciation ”, soit par “ la diversification ”. “ La différenciation ” intervient lorsque l’apprenant peine, s’essouffle et qu’une aide apparaît indispensable pour lui permettre de reprendre confiance en lui et de poursuivre normalement l’apprentissage engagé. “ La diversification ” des parcours, des points d’appui et surtout des domaines d’apprentissage permet, elle, à l’apprenant confronté à des obstacles trop lourds, générateurs d’angoisses trop fortes, de bifurquer, de sortir momentanément du champ dans lequel il s’embourbe et de reprendre confiance en lui, de renouer avec le succès, en retrouvant le plaisir d’apprendre dans un domaine où ses capacités s’affirment plus aisément et plus efficacement. « La diversification ” ne vise nullement à encourager ou à cautionner l’arrêt de tout apprentissage dans lequel l’apprenant adulte ne réussit pas comme il le souhaite, ni non plus l’abandon d’un type ou d’un contenu d’apprentissage au profit de tel ou tel autre. “ La diversification ” s’efforce au contraire de rechercher “ le détour ” favorable, celui qui va stimuler le désir de l’apprenant de s’investir à nouveau et l’encourager à revenir, ultérieurement et par d’autres voies, vers des obstacles pour le moment insurmontables. Voici, pour achever cette esquisse théorique, quelques précisons supplémentaires sur“ la démarche de projet ”. La démarche de projet, c’est à la fois la manière de mettre en œuvre les apprentissages, ce sont toujours des projets, et la façon privilégiée de les conduire, c’est une démarche au sens où c’est une approche méthodologique de l’apprendre, entièrement fondée sur le principe qu’apprendre ne peut être qu’un projet, une décision personnelle, une anticipation consciente de l’apprenant adulte, entièrement responsable de ses choix et de ses décisions. Notre démarche de projet s’organise selon le principe du choix, par l’adulte apprenant luimême, des objectifs qu’il veut atteindre dans un temps et un domaine d’apprentissage donnés. Ce projet est élaboré de façon prévisionnelle par lui seul, dans le détail, c’est-àdire développé dans ses étapes possibles et ses principales modalités de réalisation. Il est présenté préalablement aux accompagnateurs institutionnels qui donnent leur avis sur sa faisabilité et répondent en tant que de besoin aux demandes d’aide et de renseignements de l’apprenant. Sa mise en œuvre et la réalisation de ses objectifs sont entièrement de la responsabilité de l’auto-apprenant. C’est son projet d’apprendre dont il assume pleinement la concrétisation mais pour la réalisation duquel il peut toujours, et à tout moment, demander et obtenir l’aide des accompagnateurs institutionnels ou d’autres de son choix. Ainsi conçue, la démarche de projet garantit au plus près la persistance du lien entre les valeurs éthiques de la théorie et les actes pédagogiques qui l’établissent. Les deux tentatives de mise en oeuvre qui constituent le dernier chapitre se voudraient des exemples convaincants sur ce point au moins.
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CINQUIEME CHAPITRE
DEUX EXEMPLES DE MISE EN ŒUVRE « D’UN AUTO-APPRENTISSAGE ADULTE DIFFERENCIE ET ACCOMPAGNE ».
Les deux situations que je propose dans cette partie ne sont pas des exemples au sens accompli que l’on donne à ce terme lorsque l’on veut attester de la validité d’une expérience ou de la faisabilité d’un projet. Ce ne sont en réalité que des approches de la mise en œuvre de la théorie proposée, des cheminements plus ou moins significatifs qui avancent dans cette direction. Même dans cet état embryonnaire, je les considère néanmoins comme des témoignages suffisamment éclairants pour favoriser une meilleure appréhension de la théorie et de sa démarche de mise en œuvre expérimentale. Le premier exemple se situe dans le champ de la formation initiale actuelle des futurs professeurs des écoles. Le second se développe dans le contexte particulier de la formation continue de ces mêmes enseignants. Il s’agit, par conséquent, de deux expériences, partiellement illustratives seulement de la démarche d’auto-formation accompagnée proposée, dans la mesure où elles obéissent à des contraintes institutionnelles fortes, en désaccord profond parfois avec les visées de cette démarche.
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Essai de mise en situation “ d’auto-apprentissage différencié et accompagné ” de professeurs des écoles stagiaires pendant leurs stages en responsabilité professionnelle. Je résume ici mes dix dernières années d’accompagnement dans leurs premières expériences professionnelles d’une soixantaine environ de professeurs des écoles stagiaires. Il ne s’agit donc pas d’une expérience unique, décrite dans son déroulement et analysée dans sa continuité mais d’une synthèse qui essaie de puiser l’essentiel et le plus significatif dans des expériences multiples, conduites dans des contextes divers, avec de nombreux partenaires. L’ambition affichée est de rassembler cette diversité en un tout aisément intelligible et, grâce aux témoignages concrets apportés, de donner une réalité comportementale, une première existence, aux conceptions et aux orientations générales de ce projet d’auto-formation. 1. LES CONTEXTES : Ce sont toujours des classes ordinaires d’écoles maternelles ou élémentaires dans lesquelles les professeurs stagiaires effectuent deux stages de quatre semaines chacun. Le premier se déroule en général de la mi-janvier à la mi-février et le second de la mi-mai à la mi-juin. Chaque stage a lieu dans une classe différente. Il est évalué par des formateurs de L’I.U.F.M. (institut universitaire de formation des maîtres) de rattachement. C’est en ma qualité de professeur associé à un I.U.F.M. que j’interviens dans cette évaluation. Celle-ci prend la forme de deux ou trois visites pendant lesquelles le professeur stagiaire présente des séquences d’activités avec les élèves puis s’entretient à leur sujet avec les formateurs.
2. MES PRATIQUES DE FORMATION : Dès mes premières interventions dans ce dispositif de formation, j’ai cherché à sortir les professeurs stagiaires de leur propension à l’enfermement dans la reproduction de modèles importés. Modèles qui provenaient en général soit de pairs, soit de maîtres formateurs travaillant dans les classes d’application où ils avaient fait leurs premiers apprentissages, soit encore inspirés par les cours des professeurs didacticiens et en reproduisant, à la virgule près parfois, les schémas. J’ai donc tout de suite essayé de les placer en situation de projet pour qu’ils prennent le plus rapidement possible conscience de la nécessité d’une prise en charge personnelle de leur formation et s’en donnent progressivement les moyens. C’étaient là, à mes yeux, les premiers pas vers l’auto-formation.
La première visite :
Voici le schéma approximatif (parce que non systématique) de “ la mise en confiance ” du professeur stagiaire, préalable nécessaire à “ sa mise en projet ” :
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Parmi les éléments présentés comme fondateurs de la démarche de projet, deux sont utilisés ici comme leviers et supports à la fois du processus complexe de déconditionnement des professeurs stagiaires : “ l’évaluation concertée ”, étayée le plus largement possible par “ une auto-évaluation empirique ”, et “ l’engagement contractuel ” qui se matérialise dans “un contrat d’élaboration d’un projet d’apprentissage ”. La mise en confiance par l’évaluation concertée et l’auto-évaluation : La pratique dominante des professeurs stagiaires, aidés en cela par les extraordinaires possibilités de stockage et de reproduction illimitée et à faible coût de l’information, apportées par l’outil informatique, consiste à préparer à l’avance, dès qu’ils ont connaissance du niveau dans lequel ils vont intervenir, ce qu’ils appellent “ un projet de travail ”. Mais ce projet ne l’est que de nom car, en réalité, ses contenus ainsi que les procédures de mise en situation seront proposés en l’état aux élèves, sans aucune adaptation des contenus, sans aucun aménagement des étapes qui tiendrait compte des élèves réels de la classe concernée. C’est donc tout sauf un projet comme on l’entend en démarche de projet où seuls les objectifs terminaux et les niveaux de maîtrise espérés sont nettement définis, toutes les structurations intermédiaires restant des hypothèses de réalisation, de simples “ schémas virtuels ” qui ne seront en aucun cas imposés en l’état aux élèves réels mais toujours adaptés, transformés, abandonnés d’ailleurs le plus souvent, pour être remplacés par d’autres, construits, chemin faisant, parce que seule, la réalité des performances des élèves d’un contexte classe donné s’impose en démarche de projet. Jamais les attentes du maître, surtout lorsqu’elles se fondent sur des représentations idéaltypiques des capacités des élèves et nient a priori les différences naturelles de rythme, ne peuvent s’imposer et imposer un trajet unique, prédéterminé, aux élèves. Seuls existent de façon légitime lors de la conception d’un projet d’apprentissage, l’espoir, la volonté, l’ambition du maître, d’entraîner toujours plus loin dans l’appropriation réussie de l’apprendre concerné, le plus grand nombre d’élèves possible. En d’autres termes, si la barre virtuelle de l’apprentissage doit être la plus élevée possible, elle reste néanmoins intention, projet, la réalité prend la mesure, elle, des possibilités effectives de chaque enfant apprenant, c’est là qu’intervient, en appui, “ la différenciation ” des parcours d’apprentissage. C’est à l’occasion de la première évaluation que se construit cette “ mise en confiance ” qui permet d’engager ensuite « une mise en projet ». Je demande au professeur stagiaire de procéder à une évaluation des élèves en m’expliquant ce qu’ils ont effectivement appris ? Comment il évalue ce résultat ? Quel est éventuellement l’écart entre ce qu’il souhaitait lui, dans son projet, qu’ils apprennent, et ce qu’ils ont appris réellement, selon sa propre évaluation ? Enfin, je lui demande de me proposer, s’il le juge nécessaire et s’il s’en sent capable, quelques pistes d’évolution de son projet. Puis, avant de le laisser parler, je lui explique que je ne suis que son accompagnateur dans un parcours de formation qui doit être totalement le sien et que, par conséquent, je n’interviendrai dorénavant que pour lui poser des questions, m’interroger à haute voix sur des problématiques liées à ce qu’il vient d’exprimer ou à ce que les élèves ont réalisé mais jamais pour lui dire ce qu’il doit faire ou aurait dû peut-être prévoir ou réaliser. Je présente cette attitude comme mon contrat personnel vis-à-vis de lui, en précisant que si je procède de cette façon, c’est que je sais qu’il est parfaitement capable de conduire cette analyse et de réaliser sa propre évaluation.
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Je n’ai jamais rencontré un professeur stagiaire qui n'ait pas accepté de s’engager dans cette démarche et qui ne soit pas parvenu ensuite à une auto-évaluation lucide de son travail. Certes, les capacités d’analyse varient selon les individus mais la confiance qui est mise en eux dès le départ et qui est ressentie très profondément comme un réel respect de leurs capacités, les stimule suffisamment pour qu’ils surmontent leurs peurs et dépassent leurs premiers conditionnements professionnels, premiers effets négatifs de la formation institutionnelle. Ils retrouvent alors des savoirs nouveaux, des idées neuves, des pistes innovantes, des stratégies découvertes dans des lectures, des démarches ou des formes d’activités évoquées brièvement par “ des marginaux de la pédagogie ” dans des rencontres informelles, mais qui sont déjà enfouis dans le vieux fonds de conformisme dominant, déjà recouverts des lourdes épaisseurs des pratiques traditionnelles, nouvelle manière, bien sûr, c’est-à-dire colorées d’un modernisme factice… Mais, elles sont bien connues et donc très tentantes, ces pratiques traditionnelles de transmission, dans ces moments fortement anxiogènes des premières prises de risques personnelles. Elles sont si proches des expériences scolaires antérieures, si faciles à reproduire par conséquent, et si gratifiantes puisqu’elles ne mettent en péril que les élèves et encore les seuls mauvais élèves ! « La mise en confiance » découle ici du processus même d’auto-évaluation, entièrement géré par le stagiaire. Celui-ci perçoit, dès le début du scénario, toute l’importance qu’il y a pour lui à conduire luimême, de façon aussi approfondie et experte qu’il le peut, l’analyse qui lui est demandée. C’est l’aspect institutionnel de la situation dont le professeur stagiaire a pleine conscience et qui le contraint à entrer dans la démarche dont il faut reconnaître qu’au départ elle lui est imposée. Ce serait une erreur ou une tromperie de nier l’existence de cette contrainte dans les prémices du processus et d’en sous-estimer le poids. Mais cet aspect devient rapidement secondaire, chemin faisant, et le stagiaire perçoit de mieux en mieux l’écoute vraie qui lui est apportée, décode les encouragements non-verbaux qui lui sont prodigués et apprécie le climat de confiance qui s’instaure alors et qui dédramatise la situation, reléguant à l’arrière-plan les représentations habituelles de l’évaluation sanction. Momentanément libéré de toutes ces pesanteurs et de ces freins à la créativité, le stagiaire approfondit alors son analyse, se détache des représentations dominantes, et voit de plus en plus clairement les élèves qui avaient disparu dans l’ombre portée de son seul projet d’enseignement. Car c’est là probablement la première explication des choix pédagogiques égocentriques des enseignants débutants. Ils se veulent au centre du dispositif d’apprentissage, guides des élèves, distributeurs uniques des orientations, de la parole et des consignes, récepteurs exclusifs de toutes les réponses de tous les élèves et juges uniques aussi de leur pertinence. En cela, ils ne font d’ailleurs que reproduire ce qu’ils ont, à de rares exceptions près, toujours eux-mêmes vécu à L’Ecole. C’est ce qui explique que les premiers moments de l’auto-évaluation, méthodologie de l’évaluation qu’ils expérimentent pour la première fois de leur vie en général, prennent très souvent la forme d’une auto-justification des choix didactiques et pédagogiques effectués. Puis, la prise de distance s’opère, le regard se porte sur les autres acteurs qui réapparaissent, dont on se préoccupe différemment, qu’on voit moins en exécutants qu’en véritables apprenants. C’est cela la progressive “ mise en confiance ”. Elle est liée à (et elle a pour conséquence à la fois) la prise de conscience progressive de l’existence dans les situations d’apprentissage d’un ensemble de paramètres humains, psychologiques et méthodologiques essentiels qui ont été soit occultés, soit sous-estimés, soit envisagés parfois mais oubliés lors de la mise en œuvre de la séquence parce qu’ont ressurgi alors, dominateurs, les scénarios anciens, véhiculés par les méthodes traditionnelles.
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De l’auto-évaluation à l’évaluation concertée puis aux premiers essais de travail en démarche de projet “ accompagnée ”. Le projet qui sous-tend la démarche qui vient d’être esquissée n’est pas de rendre le professeur stagiaire capable de procéder, en une seule tentative, à une analyse fine de son action pédagogique. L’intention, beaucoup plus modeste, est de lui donner suffisamment confiance en ses possibilités pour qu’il prenne conscience qu’il connaît des choses dans un domaine où il se croit encore incompétent et, surtout, qu’il découvre qu’il est capable de revenir avec profondeur et justesse sur son action, qu’il est capable de l’analyser et d’en percevoir les erreurs éventuelles ainsi que les points positifs et de la reconstruire en partie en y réintroduisant les acteurs principaux que sont les élèves et en leur donnant toute leur place dans le processus d’apprentissage. C’est là que commence l’évaluation concertée. C’est en effet là que j’interviens en me limitant au départ à poser des questions sur ce qu’ont fait les élèves, quels élèves ? Sur ce qu’ils devaient apprendre et ce qu’ils ont appris réellement ? Sur les difficultés rencontrées par certains et l’aide qui leur a été apportée ou pas ?… Bref, à partir de cet instant, le dialogue qui s’instaure se préoccupe uniquement des élèves apprenants, des apprentissages visés et de la recherche des contextes de mise en œuvre potentiellement les plus appropriés à ces apprentissages et à ces élèves-là. Le maître ne réapparaît que par rapport à ses différents rôles d’appui et de stimulation dans ce processus. Ainsi, peu à peu, le stagiaire s’engage dans une démarche de création personnelle. Il réinterroge sa pratique avec un autre regard et surtout d’autres préoccupations. Il replace les élèves au centre de sa réflexion et le nouveau projet que peu à peu il élabore, se centre prioritairement sur ce que les élèves devront apprendre puis sur l’aide à leur apporter pour qu’ils y parviennent, si possible tous. Très vite, en effet, les professeurs en formation se repositionnent par rapport à la différenciation des parcours d’apprentissage. Très vite, ils s’interrogent sur la manière d’aider les élèves qui rencontrent des difficultés. Mais leurs réponses sont le plus souvent strictement techniques, prédéterminées par leurs lectures et stéréotypées par les modes pédagogiques. Ils parlent abondamment (et parfois tout à fait à-propos) de groupes de besoins, de remédiations, de soutien… Ils invoquent des données didactiques précises, souvent exactes, qu’ils accompagnent savamment de tout le vocabulaire technique et spécialisé approprié sans que transperce généralement le sens, seul garant pourtant de la possible efficacité de leurs choix. Réapparaissent là ce didactisme et ce pédagogisme déjà évoqués( et à leur décharge qui leur ont été en partie enseignés) qui consistent à croire naïvement que la mise en œuvre de situations qui respectent scrupuleusement les principes, les structurations et les organisations, présentés souvent de façon abstraite comme adaptés à tel apprentissage ou à telle situation d’enseignement, sont directement utilisables, directement transférables dans n’importe quel contexte scolaire. Cette dérive est rapidement surmontée dans notre travail qui participe alors de la démarche métacognitive avec quelque chose qui procède de l’entretien d’explicitation. En effet, nous ne nous enfermons pas dans un questionnement qui deviendrait vite une sorte de huis clos, une forme de torture pédagogique pour le stagiaire, acculé à répondre à un feu de questions et à proposer sans cesse des solutions. Très rapidement, au contraire, les questions s’élargissent à des problématiques de recherche de solution aux problèmes posés, solutions à la construction desquelles j’apporte une contribution, la plus réduite possible mais la plus stimulante possible aussi. Puis le virage se prend, est progressivement pris de l’élaboration du futur, du projet futur. Il ne s’agit pas de construire un projet d’action bouclé pour les prochaines séquences, de définir des activités dans le détail, cela appartient en priorité au professeur, et c’est là qu’il
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témoigne de sa capacité à transférer dans sa pratique les nouvelles conceptions de l’aide à l’apprentissage des élèves qu’il est en train de construire. Il s’agit de définir les grands axes méthodologiques et d’élaborer quelques-unes des procédures de réalisation d’un projet qui vise à placer progressivement les élèves en situation d’apprentissage, d’auto-apprentissage accompagné. Tout le travail coopératif entre le stagiaire et moi-même qui débute alors n’est plus de l’évaluation concertée mais “ un accompagnement ” sur la voie de la démarche de projet, “ une aide ” qui se veut le levier de la construction progressive d’une nouvelle représentation du rôle du maître à L’Ecole. Mon rôle consiste ici à aider un enseignant débutant qui a commencé à prendre conscience à partir d’une situation vécue précise -qui deviendra, je l’espère, une référence pour lui dans la suite de sa formation- que ses choix pédagogiques actuels ne permettaient pas de centrer l’apprentissage visé sur les enfants apprenants. Le travail d’élaboration d’une nouvelle approche de l’apprendre qui s’engage de cette façon a un double objectif. Il veut, d’une part, aider le stagiaire à “ penser ” une autre manière de procéder, tout de suite, dans la continuité immédiate d’une première prise de conscience et avec la présence dédramatisante d’un accompagnateur institutionnel qui encourage et cautionne son nouveau départ. Et il cherche, d’autre part, à engager concrètement, à traduire immédiatement l’action future en une nouvelle pratique professionnelle, en la conceptualisant et en l’envisageant dans quelques-uns de ses aspects pédagogiques principaux. C’est donc un travail de construction “ distanciée ” et “ explicitée ” d’un projet que le stagiaire accomplit, en majeure partie seul puisque c’est lui qui propose les pistes, qui les analyse à la lueur des questions qui surgissent, qui anticipe les possibles aussi, l’accompagnateur s’obligeant à n’intervenir que sur les aspects directement liés à la clarification du sens général et à la définition des objectifs spécifiques. Le projet élaboré : Le premier objectif est, en s’appuyant toujours sur l’existant, sur ce que fait effectivement le maître débutant, de l’aider à évoluer en l’amenant à anticiper son action future en l’envisageant non plus par rapport à son propre positionnement dans le processus d’apprentissage, mais en se considérant systématiquement comme second, comme complémentaire, comme en appui, comme satellisé en quelque sorte par rapport aux élèves, redevenus eux les épicentres des situations problèmes qu’il a élaborées à leur intention. Le second objectif est d’aider le professeur stagiaire à penser son projet comme une entreprise hypothétique et aléatoire dans laquelle le virtuel, c’est-à-dire ce qu’il met en place sur le papier, ce qu’il prévoit, devra céder obligatoirement le pas à la réalité chaque fois que la nécessité s’en fera sentir. Ainsi doit s’acclimater en lui l’idée que le cadre, les situations, les procédures qu’il imagine, devront peut-être être remplacés, en cours de réalisation, par des solutions différentes qu’il aura à inventer sur le champ, ou qu’il peut aussi avoir imaginées s’il s’habitue à toujours rechercher à l’avance le plus grand nombre d’issues possibles à une situation d’apprentissage donnée. C’est un projet qu’il ébauche, c’est une voie qu’il ouvre, ce sont les élèves qui la parcouront et qui la feront réalité. Leurs réactions peuvent être prévues mais elles restent probables et ne sont en tout cas jamais certaines. Il faut donc qu’il s’accoutume à anticiper cette prise de risques de façon à être capable de l’assumer pleinement et sans angoisse excessive lorsqu’il y sera confronté seul sur le terrain.
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Le troisième objectif est de pointer dans cette situation particulièrement mobilisatrice d’une première rencontre évaluative qui sera obligatoirement suivie d’une seconde et peut l’être d’une troisième, quelques options pédagogiques, quelques pistes, apparues importantes lors de l’analyse. Pistes importantes parce qu’elles ont été perçues comme telles par le stagiaires, énoncées et présentées par lui comme des transformations qu’il juge appropriées à l’évolution envisagée de sa pratique et qu’elles lui permettent par conséquent d’expérimenter des prises de risques sur des aspects précis dont parfois il ressentait, obscurément souvent, les insuffisances ou l’inadaptation. En somme, il s’agit là de donner au stagiaire des leviers de changement, articulés sur sa pratique et bien identifiés par lui, pour lui permettre d’assumer le plus sereinement possible, le saut dans l’inconnu que représente souvent l’engagement dans la démarche de projet. Il est placé de cette façon dans une situation de plus grande accessibilité où la contrainte est plus douce et le changement plus facile à accepter. C’est un travail de médiation avec un apprenant adulte qui se développe ici et qui vise, en s’appuyant notamment sur toutes les possibilités liées à sa zone proximale, à le pousser à se dépasser et à construire l’architecture d’un projet de travail qui prendra en compte les transformations dont il vient d’établir lui-même l’importance et la nécessité. J’ajoute que le contrat qui est finalement établi et qui servira de base à l’évaluation de la situation suivante est toujours formulé par le stagiaire lui-même. Je le reformule à mon tour ensuite. Puis, avant de nous séparer, nous le reformulons une nouvelle fois ensemble en ne conservant que les éléments jugés alors essentiels. Par éléments essentiels, il faut entendre ceux qui constitueront les témoignages des évolutions qui sont attendues et qui devraient apparaître dans les situations d’apprentissage mises en place lors de la visite suivante. Enfin, je laisse toujours un document écrit au stagiaire, document qui reprend les questions qu’il s’est posées ainsi que celles que nous nous sommes posées mais rarement les réponses que nous y avons apportées ensemble, quelquefois cependant certaines des siennes. Seule apparaît en totalité la problématique de recherche et d’évolution que nous avons définie mais elle clôt le rapport de visite et n’apporte aucune précision, ni aucun commentaire sur les hypothèses échafaudées pour sa mise en œuvre, ni sur le chantier que nous avons ouvert sur les pratiques, les stratégies et les procédures.
La seconde visite :
Mon objectif de formation, à cette deuxième étape, est d’asseoir davantage la capacité du professeur stagiaire à s’auto-évaluer de façon qu’il commence à avoir confiance en l’efficacité de ses procédures d’évaluation et qu’il accepte plus facilement de se mettre en situation vraie de projet. Je m’appuie ici sur le constat effectué à de nombreuses reprises que le travail d’autoévaluation réalisé lors de la première visite avec les professeurs stagiaires a des effets immédiats très positifs sur leurs conceptions pédagogiques par la confiance qu’il leur donne en leur capacité d’évaluation immédiate, objective et pertinente, de leur propre travail et de celui des élèves. Or, non seulement cette capacité n’avait jusqu’à présent, pratiquement jamais été sollicitée avec autant d’intérêt et de confiance manifeste en situation institutionnelle, mais elle était même considérée comme quasiment inexistante tant par les formateurs que par les formés eux-mêmes.
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Dans ce nouveau contexte de formation, ceux-ci découvrent avec surprise d’abord, satisfaction ensuite, qu’ils sont capables de conduire pratiquement seuls, non seulement une évaluation approfondie de leur travail mais aussi d’en tirer des enseignements pratiques et théoriques immédiats et d’assumer le risque de définir eux-mêmes les grands axes d’un projet d’action futur qui en tienne compte. Je pense qu’il y a là un paramètre psychologique et méthodologique essentiel que j’exprimerai en ces termes : la construction conscientisée de la capacité à s’auto-évaluer qui développe l’habitude de porter un regard armé et sans complaisance sur son action professionnelle, en se centrant systématiquement sur les élèves, redevenus acteurs principaux du contexte et du processus d’apprentissage, change profondément la vision de l’apprendre et le rapport aux apprenants. Il n’est plus possible alors de ne pas “ voir ” ou “ d’oublier ” ou même “ d’ignorer ” certaines données du vécu de la classe, notamment celles liées aux difficultés et aux obstacles, inhérents à tout apprentissage, que rencontrent inéluctablement certains apprenants et sur lesquels ils peuvent buter. Sans cesse, en effet, l’auto-évaluation ainsi pratiquée, ramène le professeur stagiaire vers ses propres erreurs et ses propres difficultés. Sans cesse, l’autoévaluation lui rappelle qu’il est lui-même un apprenant et qu’il est en situation de recherche, de tâtonnement expérimental professionnel et que, comme lui, les jeunes êtres humains avec lesquels il travaille sont apprenants et faillibles. Je crois qu’apprendre à s’auto-évaluer en s’impliquant sincèrement et totalement dans cette démarche, c’est-à-dire en en acceptant toutes les contraintes, toutes les exigences, et parfois aussi les humiliations, constitue le premier passage obligé sur le long chemin qui conduit à la maîtrise de la capacité à mettre en œuvre une démarche de projet. Lors de cette seconde visite, le stagiaire “ présente ” aux formateurs ce qu’il a construit et qui lui paraît correspondre à la fois à l’évolution souhaitable de son travail par rapport à son analyse précédente et à une amorce de mise en œuvre de la démarche de projet telle que nous l’avons esquissée ensemble lors de la première visite. En d’autres mots, il nous propose une traduction pédagogique de ce qu’il a compris de nos attentes lors de cette évaluation concertée et de ce qu’il imagine comme nécessaire pour créer les nouvelles conditions d’apprentissage attendues, celles qui inciteront les élèves à devenir des « s’apprenants ». Il transpose ainsi, à l’aide d’un dispositif pédagogique qu’il considère comme adapté, ses toutes nouvelles représentations de l’apprentissage ainsi que sa conception, nouvelle elle aussi, de la place nouvelle des élèves dans ce processus. Cette manière de réagir positive et cette amorce déjà efficace d’évolution des pratiques ne sont malheureusement pas celles de la totalité des stagiaires avec lesquels j’ai travaillé. Certains, en effet, élaborent des projets dont ils croient qu’ils prennent en compte les transformations apparues nécessaires lors de l’évaluation concertée mais qui ne s’éloignent guère en réalité des pratiques erronées antérieures ou pas suffisamment pour créer les conditions d’une évolution positive décisive. Quelques-uns sont encore plus loin de l’évolution souhaitée et ce qu’ils proposent, et croient souvent être des transformations importantes de leur conception de l’apprendre, ne sont en réalité que des aménagements structurels mineurs qui témoignent que pratiquement rien n’a évolué dans leurs représentations du processus d’apprentissage et du rôle d’acteurs centraux que doivent y jouer les enfants apprenants.
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Ces différences de compréhension, ces difficultés à changer de conception, cette prégnance des représentations anciennes ne peuvent pas évoluer rapidement chez ces stagiaires, le plus souvent les plus fragiles de surcroît, et les moins capables d’affronter sereinement la nouveauté. Il faut les considérer comme des différences normales de rythme d’acceptation de la nouveauté que la méthodologie de “ la différenciation ” prendra en charge et s’efforcera de faire évoluer positivement avec la participation active de l’apprenant adulte. Quelle que soit la situation, je laisse toujours le stagiaire agir seul et assumer sa démarche jusqu’à son terme. S’il exprime le désir, chemin faisant, de recueillir un avis, de recevoir un conseil, voire d’être aidé pour poursuivre, je n’interviens jamais directement. Je ne formule jamais non plus de remarques explicites sur les développements pédagogiques en cours, ni sur leurs contenus, ni sur leur déroulement. Je l’encourage toujours cependant, de façon non verbale souvent, claire et répétée s’il le faut, à poursuivre comme il l’avait prévu quels que soient les obstacles qui apparaissent, chemin faisant. Je considère en effet que, dans ces conditions particulières de réalisation, où un adulte, enseignant en formation, intervient dans le cadre d’une expérience professionnelle nouvelle et vécue comme risquée par lui, quelle qu’en soit l’opérationnalité effective, quelle que soit aussi l’inquiétude qu’elle génère en lui, cette expérience est la sienne et il doit l’assumer dans sa totalité, avec ses aléas, ses difficultés, ses erreurs et ses réussites. J’ai le sentiment, confirmé dans la majorité des cas, que cette manière de procéder renforce la détermination du professeur stagiaire et lui insuffle finalement la force intérieure qui le pousse à conduire son projet jusqu’à la fin prévue. Je crois que l’inquiétude, voire le désarroi pour certains, face à l’important obstacle que constitue le fait d’assumer seul une autre façon de se comporter professionnellement, parfois très éloignée d’habitudes déjà bien établies, sans recevoir d’aides ni au moment de la conception, ni au moment de la mise en œuvre alors que les évaluateurs sont présents, ne sont “ surmontés ” par la plupart des stagiaires qu’à partir du moment où ils comprennent, au vu des réactions des formateurs, qu’ils sont totalement et irrémédiablement responsables de ce qu’ils ont entrepris. Ce saut brutal dans une démarche de formation nouvelle, hautement responsabilisante, qui s’opère effectivement à partir de ce moment-là pour la plupart d’entre eux, constitue certainement un choc psychologique fort. Brutalement, en effet, ils découvrent que les personnes auxquelles ils avaient l’habitude de se référer, n’interviennent pas comme à l’accoutumée. Certes, elles ne se placent pas hors contexte, elles suivent leur travail et s’y intéressent même de très près mais elles n’envoient la plupart du temps que des signaux non verbaux d’encouragement et ils doivent par conséquent poursuivre seuls, sans béquilles. Fréquemment, les stagiaires expriment –et ce sont souvent leurs premières paroles spontanées lors de l’entretien d’explicitation- ce plus ou moins violent désarroi qu’ils ont vécu au cours de la séquence. Mais ils ajoutent que le fait d’avoir été obligés de prendre sur eux pour continuer, sans recevoir ni avis ni conseil, avait été salutaire et qu’ils étaient heureux d’y être parvenus. Certains précisent même que c’est à ce moment-là seulement qu’ils se sont souvenus du contrat passé à l’issue de la première visite. Auparavant ils s’étaient, sans s’en rendre compte, replacés dans le contexte d’aide coutumier qui veut que le formateur donne son point de vue à chaque fois que le stagiaire le sollicite, même pendant la conduite d’une séquence.
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Cette adaptabilité sociocognitive au changement, cette capacité à accepter positivement et de façon dynamique l’instabilité cognitive, affective et sociale liée à toute nouvelle situation pédagogique expérimentale, constituent des qualités professionnelles essentielles qui doivent être développées prioritairement dans un processus d’auto-formation car c’est seul, le plus souvent, que le professeur stagiaire devra faire face aux obstacles. L’étape suivante de ce travail d’évaluation consiste à demander au professeur stagiaire de s’exprimer librement sur ce qui vient de se passer en choisissant le chemin qu’il veut pour son exposé mais en le précisant au début et en le justifiant en fin de présentation. A cette étape aussi, les formateurs informent le stagiaire qu’ils s’abstiendront de tout commentaire aussi longtemps qu’il conservera la parole, avec la réserve cependant qu’il respecte le temps qui lui est contractuellement imparti et dont il fixe lui-même la durée approximative souhaitée. C’est donc une nouvelle tentative pour certains (ceux qui ont éprouvé des difficultés dans ce domaine lors de la première visite) et une nouvelle expérience pour les autres, “ d’autoévaluation accompagnée ” qui commence là. « Auto-évaluation » parce que c’est le stagiaire essentiellement qui s’efforce, avec ses propres ressources, de porter un regard évaluatif pertinent sur le contexte pédagogique qu’il a imaginé et essayé de mettre en œuvre ainsi que sur les acteurs qui l’ont fait vivre. « Accompagnée » parce que, d’une part elle est une explicitation à destination d’un certain public qui est chargé, institutionnellement, d’accompagner un stagiaire en formation, et parce que, d’autre part, elle peut, potentiellement, recevoir à tout moment, l’appui aidant d’un formateur. Nous sommes là, en effet, dans une situation sensiblement différente de la précédente dans la mesure où il n’est pas possible, compte tenu de la brièveté du temps disponible et du fait que le cadre dans lequel l’expérience se déroule est une classe ordinaire dans laquelle le stagiaire n’exerce que pour une courte durée, de laisser des erreurs importantes s’installer ou ne pas être au moins identifiées, particulièrement lorsqu’elles peuvent avoir des conséquences dommageables pour les enfants apprenants. L’auto-évaluation est “ accompagnée ” certes, mais cet accompagnement s’opère toujours dans le cadre du cheminement choisi par le stagiaire et en cela il respecte scrupuleusement le processus d’auto-évaluation. Les interventions des formateurs lorsqu’elles apparaissent indispensables, se bornent en général à signaler un aspect, à éclaircir ou à approfondir ou à préciser qu’un point de vue sera réexaminé ensemble ultérieurement. Cependant, dans les situations plus délicates où des points essentiels doivent commencer à être explorés sur le champ, elles peuvent aller jusqu’à poser des questions, voire même jusqu’à essayer d’amener le stagiaire par des interrogations successives, par des demandes de précisions, à commencer à réinterroger ses perceptions et à reconsidérer tout ou partie de son analyse. Quelles sont les principales procédures d’accompagnement que, personnellement, j’utilise dans le cadre de ce contexte institutionnel lorsque des professeurs stagiaires sont en difficulté ou en grande difficulté ? La première consiste à ne pas désigner directement une erreur, à ne pas stigmatiser tel ou tel aspect posant problème mais à m’interroger à haute voix sur un élément de proximité, à questionner par exemple un effet consécutif observé ou induit et, ainsi, à placer clairement le
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stagiaire en situation de recherche personnelle, d’investigation ouverte par rapport au problème qui se pose, qu’il n’a pas perçu ou qu’il sous-estime. La seconde consiste à ne pas indiquer d’emblée une voie, une piste, une direction possibles pour sortir d’une situation inadaptée mise en évidence par le stagiaire mais à lui demander de revenir aux acteurs du contexte et, à partir de là, à se poser des questions prioritairement centrées sur le processus “ apprendre ” et ses acteurs. Par exemple :quel est l’objectif visé ? Que doivent apprendre les élèves ? Quelles conditions doivent-elles être remplies pour que tous y parviennent ? Comment puis-je, moi, leur accompagnateur, les aider, dans ce contexte précis, à rester dans le processus “ s’apprendre ” ? La troisième est une procédure extrême, une sorte de bouée de sauvetage lancée à un noyé, que je n’utilise qu’après un certain temps d’errance du stagiaire, errance le plus souvent liée au fait qu’il est à la recherche des réponses qu’il croit être celles que j’attends. Ce qui signifie qu’il n’a pas compris (ou qu’il ne parvient pas à s’astreindre à penser dans cette nouvelle logique) que la créativité pédagogique lui appartenait totalement et qu’il devait construire luimême les essais de réponses, les chemins possibles des évolutions futures de son action pédagogique et même aller jusqu’à prendre le risque de les imaginer. Je lui demande alors d’interrompre quelques instants son analyse, de bien vouloir m’écouter et d’essayer de se concentrer sur ce que j’allais lui présenter pour se remémorer la situation d’abord puis essayer d’y puiser des informations qui l’aideront à poursuivre son autoévaluation. J’essaie alors de reconstituer un moment, particulièrement significatif de la séquence qu’il a conduite, en mettant au centre de la scène les enfants, en m’interrogeant sur ce qu’ils ont fait, sur comment et jusqu’où ils l’ont fait, en insistant parfois plus particulièrement sur ce que celui-ci ou celui-là a appris ou n’a pas réussi à réaliser à tel ou tel moment mais en n’ajoutant jamais de commentaires personnels sur les acteurs et leurs actes… Bref, j’essaie de construire un scénario vivant qui met en lumière des événements authentiques que j’espère signifiants pour le jeune professeur et déclencheurs de nouvelles prises de conscience, de nouvelles interrogations au moins. Je ne parlerai pas ici de maïeutique parce que ce ne serait pas tout à fait exact. Pour autant, c’est une manière de procéder qui s’en inspire dans la mesure où elle part du postulat que le stagiaire possède dans sa zone de proche développement des ressources personnelles immenses, souvent insoupçonnées de lui, et qu’il est capable, si on l’y encourage, en organisant et en puisant dans ce fonds, de trouver l’essentiel des solutions aux problèmes qu’il rencontre, à partir du moment cependant où il parvient à les identifier et à les analyser luimême. La phase suivante, après cette nouvelle tentative pour aider le stagiaire à s’engager à nouveau dans un effort d’auto-évaluation, est un travail de “ mise en projet ” personnel du stagiaire. Il n’est pas prévu officiellement une troisième visite des formateurs dans ce type de stage. Celle-ci ne peut intervenir légalement que si le stagiaire apparaît en grande difficulté à l’issue de la seconde visite. Conçue de cette façon, la troisième visite n’est pas véritablement formative mais beaucoup plus de rattrapage, voire de sauvetage. C’est pourquoi le travail de réflexion, d’analyse et de proposition que le professeur stagiaire est amené à conduire avec les formateurs dans le second temps de cette deuxième visite d’évaluation est d’une très grande importance.
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En ce qui me concerne, je considère cette étape comme la plus importante de toutes parce qu’elle enclenche vraiment (ou pas) la démarche de projet. C’est en effet là que je demande au stagiaire de me proposer quelques axes de travail qui guideront sa pratique professionnelle et nourriront sa réflexion personnelle dans la suite de sa formation. Je lui demande aussi de m’indiquer les grandes lignes de la démarche pédagogique qu’il souhaiterait expérimenter dans son prochain stage. Je lui fais remarquer qu’il s’agit d’un moment de vérité pour lui car il va devoir se montrer capable d’anticiper et d’apprécier à la fois ce qu’il veut vraiment tenter de mettre en œuvre dans sa classe lorsqu’il sera à nouveau seul avec les élèves. Je lui précise enfin que mon projet à cet instant est de lui donner la possibilité d’évoquer le futur avec mon aide s’il le souhaite. Cela veut dire qu’il a la possibilité d’imaginer et de construire un projet en le pensant à haute voix. Je lui rappelle que, comme dans les situations précédentes, je limiterai volontairement mon aide à des questions, des interrogations sur ce qu’il imagine et propose, en m’efforçant de ne pas devancer les difficultés ou les obstacles prévisibles dans ce qu’il projette et en le laissant par conséquent essayer d’avancer le plus possible seul. Il s’agit là d’un travail difficile souvent pour de nombreux stagiaires qui éprouvent de réelles difficultés à sortir de la situation présente et à se projeter dans des constructions qui demeurent floues et très hypothétiques pour eux et pour lesquelles fréquemment, de surcroît, les bases conceptuelles et les connaissances pratiques leur font défaut. Je veux dire que je ne me satisfais pas dans ce qui m’est exposé de la simple présentation de quelques procédures ou de la description de quelques activités, j’attends davantage du stagiaire et je le lui rappelle à la première occasion. J’attends qu’il m’explique sur quels principes théoriques par rapport à l’apprentissage et à son accompagnement, il fonde ses choix. J’attends de lui l’esquisse d’une vision de l’apprendre qui se construit dans une interaction constante entre un projet éthique clair et une démarche qui prend pleinement en compte les possibilités et les besoins des élèves, acteurs principaux des apprentissages. Certains feront remarquer que mes attentes ici sont excessives et irréalistes parce que hors de proportion avec ce que les stagiaires sont en mesure de concevoir à cette étape de leur formation. Je réponds que ce type de remarques est l’expression d’une conception modélisante de la formation. Son présupposé considère qu’il faut avoir appris d’un maître ou dans un livre pour devenir capable de réaliser à son tour ou de reproduire. Je pense personnellement le contraire. Je crois que, même sans connaissances préalables structurées, des adultes, futurs enseignants, ont des idées nombreuses, très intéressantes et innovantes parfois, sur leur futur métier. D’ailleurs, ils se montrent tous capables de construire un projet, d’en ébaucher les grandes lignes au moins. Le plus grand obstacle pour la majorité d’entre eux est de parvenir à l’étayer sur des principes clairs, de réussir à le fonder sur des orientations pédagogiques explicites et vraiment interactives. Il me semble que c’est la conception du sens et de la raison d’être profonde de ce qu’ils font, très précisément le sens de leur rôle à L’Ecole, qui ne sont pas suffisamment clairs pour eux. Ils imaginent une direction de travail, ils brossent dans ses grandes lignes une démarche puis, brusquement, à la question : où sont les enfants ? Que fontils ? Qu’apprennent-ils ? Tous ? Et les enfants en difficulté que se passe-t-il pour eux ? Qui s’en occupe ? Comment ?…Ils s’arrêtent, surpris, parfois même offensés par la question parce qu’ils croyaient justement n’avoir pensé qu’à eux, alors qu’à l’analyse, il apparaît qu’à aucun moment, il n’en a été question en termes précis d’apprentissage, et qu’on ne les a évoqués que comme exécutants dans un contexte où le sens et la raison d’être du faire leur échappent totalement. On rejoint là la problématique de l’éthique telle qu’elle a été posée précédemment et l’on comprend mieux peut-être l’insistance avec laquelle elle a été développée. On comprend
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mieux aussi pourquoi une démarche pédagogique ne peut se construire que dans la continuité d’un projet éthique, boussole qui lui donne son sens, sa vraie raison d’exister et qui lui permet sans cesse de s’interroger, de questionner son action et d’échapper à l’insidieux et si commode “ faire pour faire ”, à l’organisation pour l’organisation, au didactisme et au pédagogisme, c’est-à-dire à la perte du sens ou plus exactement au règne du non- sens. Parvenu à ce point, j’ai le sentiment que le travail d’accompagnement des jeunes professeurs des écoles que je décris, ne prendra pleinement sens pour le lecteur qu’au travers d’un exemple qui lui donne vie et réalité. Voici donc quelques instants d’un essai “ de mise en projet ” qui s’est déroulé lors d’une seconde visite au cours de laquelle la jeune stagiaire, après avoir longtemps hésité pour m’exposer (peut-être faudrait-il plutôt utiliser dans son cas le verbe “ s’exposer ” au sens de “ prendre le risque de parler vrai, de se dévoiler ”) comment elle envisageait de travailler lorsqu’elle serait responsable de sa classe, s’est finalement “ lâchée ” ainsi qu’elle me l’a confié ensuite lorsque, quelques mois après, elle m’a fait part de son désir de me rencontrer pour parler de son projet professionnel. La classe dont elle avait la responsabilité était une deuxième année de cycle trois, c’est-àdire un cours préparatoire selon l’ancienne terminologie. Cette classe suivait avec le maître titulaire la méthode d’apprentissage de la lecture intitulée GAFI. Méthode pour laquelle je n’ai personnellement ni haine, ni amour particuliers étant donné que je considère que toutes les méthodes d’apprentissage de la lecture vendues dans le commerce procèdent de la même vision erronée de l’apprentissage qui consiste à croire (ou à faire semblant de croire pour vendre “ le produit ”) que tous les apprenants avancent au même rythme, passent par les mêmes chemins, rencontrent les mêmes obstacles, ont les mêmes besoins, les mêmes attentes et les mêmes intérêts, en même temps. Cette vision de l’apprendre résulte soit d’une méconnaissance profonde des processus d’apprentissage du parler-lire-écrire tels que nous les comprenons aujourd’hui, soit du choix délibéré de les nier et de céder aux chants des sirènes commerciales. Je ne veux pas évoquer plus longuement cette question ici étant donné que je me suis déjà suffisamment exprimé sur l’ensemble de la problématique de l’apprentissage du parler-lire-écrire à L’Ecole et que je crois avoir ouvert des voies de substitution convaincantes par leurs résultats VILLEPONTOUX (1993, 1997). Obéissante, notre jeune professeur suivait la méthode pas à pas ainsi que le lui avait demandé le titulaire de la classe. Elle respectait ainsi scrupuleusement les consignes données avant le départ en stage par le directeur des études de l’I.U.F.M. Consignes qui demandaient aux stagiaires de se couler dans le moule des classes où ils étaient nommés pour ne pas perturber les élèves, tout en conservant, bien sûr, leur autonomie dans le choix des procédures. En ce qui concerne cette stagiaire, j’avais constaté lors de la première visite qu’elle ne s’autorisait aucun écart par rapport à la méthode de lecture et qu’elle procédait exactement de la même manière en mathématiques en suivant pas à pas aussi un manuel, complété par un fichier auto-correctif, qui étaient les supports que le maître utilisait lui aussi. Lors de la première tentative d’auto-évaluation, cette stagiaire s’était efforcée d’abord de justifier son respect de la méthode puis, progressivement, elle l’avait critiquée en disant que c’était un carcan pour elle mais qu’elle ne voyait pas comment s’en sortir parce que les enfants y étaient habitués et aussi parce que leurs parents ne comprendraient pas qu’on l’abandonne en cours d’apprentissage (nous étions au début du mois de février). Elle avait ajouté qu’elle ne savait pas comment procéder autrement parce qu’elle n’avait pas vu
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fonctionner de classes de niveaux identiques au cours de la formation ayant été malade au moment où se déroulaient les stages de “ pratique accompagnée ” dans ce cycle. L’autre formateur et moi-même l’avions laissé s’exprimer longuement dans cette phase d’auto-évaluation puis nous lui avions demandé de tenter d’imaginer des aménagements simples à la méthode, immédiatement utilisables et susceptibles de rendre l’apprentissage mieux adapté aux différences de rythme des enfants qu’elle avait constatées et évoquées dans son analyse mais qu’elle semblait considérer comme inéluctables et insurmontables. Elle nous avait répondu qu’elle ne voyait pas de solution dans le cadre de la méthode et, pour justifier ce point de vue, elle avait commencé à nous en détailler à nouveau les étapes, les contenus et les passages obligés. Nous avions essayé alors de travailler avec elle dans le mode questionnant décrit précédemment mais sans succès car elle n’entendait pas nos questions et ne cessait de revenir aux exigences de la méthode qui apparaissaient ainsi de plus en plus intangibles au fil de son exposé. Que peut-on entreprendre ? Que peut-on essayer de bâtir et de quelle façon avec quelqu’un qui s’arc-boute ainsi à de soi-disant obligations ? Nous lui avons proposé alors de se lancer dans une véritable aventure pédagogique, de construire en y impliquant totalement les élèves, une sorte de challenge dans le temps de responsabilité qui lui restait, et nous appuyions notre proposition sur le regret qu’elle avait exprimé en cours de discussion, de ne pas pouvoir travailler avec des albums. « Pourquoi ne pas utiliser GAFI comme un album » ? Sa surprise passée et devant notre attente pressante, elle avait réfléchi à haute voix à cette possibilité et nous l’avions aidée à avancer dans cette direction. Finalement, nous avons construit un projet de travail qui introduisait de l’écrit produit en autonomie, pour les enfants lecteurs plus avancés (voir la méthodologie du questionnaire de lecture autonome, VILLEPONTOUX, 1997). Ce qui permettait à la maîtresse de se libérer pour “ accompagner ” certains élèves moins performants et “ aider ” ceux qui rencontraient le plus de difficultés dans leur découverte du texte, étant entendu qu’il s’agissait du même texte pour tous. Notre travail d’accompagnement dans la phase d’échange de la seconde visite avait donc consisté à écouter son analyse de ce qu’elle avait effectivement mis en œuvre devant nous. Or, elle n’avait pas réalisé le projet envisagé et s’était limitée à quelques transformations mineures dans l’utilisation de la méthode. Elle était en train de nous expliquer qu’elle avait tenté, dès le lendemain de notre visite, “ l’aventure pédagogique ” que nous lui avions suggérée et qu’elle avait découvert que les enfants lecteurs avancés connaissaient tous la totalité de l’histoire de GAFI, qu’ils la lisaient régulièrement avec leurs parents (certains l’avaient même déjà lue pendant les grandes vacances) et que, dans ces conditions, aménager la méthode n’avait pas plus de sens pour eux que de la suivre pas à pas. Nous étions heureux qu’elle ait fait elle-même ce constat et qu’elle ait pris cette décision de ne pas tricher en quelque sorte avec elle-même et avec nous. Nous lui avons alors demandé de nous proposer un projet d’aide à l’apprentissage du lire-écrire pour ces enfants dont elle connaissait mieux les compétences réelles maintenant, dans l’hypothèse où elle conserverait la responsabilité de la classe jusqu’à la fin de l’année scolaire. Elle nous a développé un projet totalement impersonnel qui reprenait la méthodologie classique développée par les didacticiens, formateurs à l’I.U.F.M.
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Que peut-on demander de plus à une stagiaire en formation ? Ne doit-elle pas être capable de restituer, lorsqu’elle est confrontée à une situation problème précise, les éléments qui lui ont été enseignés par ses professeurs et présentés comme les réponses ou les solutions les mieux adaptées au problème en question ? Nous l’avons donc écoutée, nous avons discuté avec elle de certains aspects, notamment des procédures de différenciation qu’elle décrivait, en essayant de les lui faire transférer par la pensée dans sa classe actuelle puis, juste avant de nous séparer, je lui ai proposé de revenir une troisième fois puisqu’il lui restait encore une semaine et demie de stage dans cette classe. Ce serait une visite hors évaluation officielle et elle choisirait elle-même l’activité qu’elle conduirait. Elle n’a pas accepté sur le moment mais elle a le lendemain contacté l’autre formateur pour lui dire qu’elle était prête à me recevoir. J’ai assisté à une séance de mathématique dans laquelle elle a repris, adapté et traduit sous la forme de micros situations d’apprentissage, les principales orientations méthodologiques que nous avions définies ensemble lors des deux visites précédentes : situation problème de départ proposée à tous les enfants, recherche en autonomie puis échanges par petits groupes, confrontations, temps d’arrêt et de confrontation collective, confrontations suscitées par la maîtresse lorsqu’elle juge nécessaire le renvoi sur le groupe classe d’une difficulté rencontrée par un petit groupe, ou lorsqu’elle estime qu’une question qu’un enfant se pose ou pose aux camarades de son groupe de recherche peut intéresser tout le monde… Les résultats ne furent pas tout à fait à la hauteur de ses attentes pour certains enfants malgré la mise en place de cette démarche dans laquelle, chemin faisant, c’est-à-dire hors de tout a priori sur les capacités des enfants, diverses procédures d’aide et de différenciation avaient été expérimentées. D’elle-même au début de l’auto-évaluation, elle a expliqué pourquoi elle n’avait pas choisi de travailler dans le lire-écrire. Elle ne voyait pas le sens de la démarche ou, plus exactement, elle avait le sentiment de ne pas comprendre la raison d’être profonde et l’intérêt de cette démarche. Elle avait donc essayé de la transférer telle qu’elle la comprenait dans une situation mathématique parce qu’elle maîtrisait mieux les contenus de ce domaine et qu’elle percevait mieux les obstacles des élèves. Elle ajouta même : “ Lorsque j’ai préparé cette séquence, j’ai cherché à me représenter sans cesse les enfants confrontés aux différentes tâches et, à chaque fois, je me suis demandé comment ils allaient procéder, ce qu’ils sauraient faire ou ne parviendraient pas à réaliser. J’ai construit l’aide et l’accompagnement avec cela à l’esprit mais je n’ai pas cru à ce moment-là aux effets de l’interaction entre enfants laquelle s’est finalement avérée très productive et très stimulante pour tous ”. Faut-il évoquer plus longuement cette situation ? J’ai déjà indiqué en introduction un de ses prolongements positifs, le fait qu’en fin d’année, dès qu’elle a connu la classe dans laquelle elle était affectée à la rentrée suivante, cette stagiaire a souhaité me rencontrer pour m’exposer son projet de travail futur dans le cours préparatoire où elle allait exercer. Une question pour conclure : N’est-on pas déjà entré ici dans une démarche qui préfigure celle qui pourrait être mise en œuvre dans le cadre d’un projet d’auto-formation différenciée et accompagnée ?
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Il me semble que les principaux points d’appui y sont présents, certes n’apparaissant que par touches brèves, toujours chemin faisant, et dans le cadre d’un cheminement qui s’étire en de nombreux méandres, qui peut même parfois apparaître cahoteux, mais ils sont présents tout de même. Seule peut-être la présence de la différenciation n’a pas été mise en évidence de façon suffisamment nette et précise. Elle apparaît pourtant en filigrane partout dans la démarche d’accompagnement décrite, et notamment dans l’obligation forte que se donnent les formateurs, du respect permanent de la capacité d’acceptation du changement et du rythme d’évolution personnel du stagiaire. Respect auquel ils s’astreignent, quelle que soit leur perception des causes réelles du comportement du jeune professeur, quelle que soit aussi parfois leur impatience face à ses hésitations, ses reculs, ses peurs vraies ou feintes. Un dernier constat qui servira de transition avec le second exemple que je présente. Je crois de plus en plus fermement, au fil de l’expérience accumulée, que cette approche qui place le jeune professeur en formation en situation authentique de choix par rapport à luimême et par rapport aux propositions officielles de l’institution, peut être utilisée à tout moment dans un parcours professionnel, en milieu enseignant tout au moins. Cela veut dire que des formateurs ayant sincérement envie de faire évoluer la formation initiale et continue des enseignants vers des pratiques innovantes différentes de celles actuellement dominantes, le peuvent. Ils en ont les moyens personnels et, ce qui est loin d’être négligeable, la latitude institutionnelle. C’est ce que je voulais suggérer au travers de l’exemple que je viens d’exposer, c’est ce que je voudrais démontrer plus nettement encore à partir de l’exemple suivant. Essai d’accompagnement et d’aide à la constitution d’une jeune équipe de professeurs autour d’un projet de mise en œuvre des cycles à l’école élémentaire par l’entrée “ classe de cycle ”. Ce second exemple nous emmène dans le contexte spécifique d’une école d’application de l’enseignement élémentaire. Une école d’application est une école dans laquelle exercent des formateurs de terrain des futurs professeurs des écoles et dans les classes desquels ceux-ci viennent plus ou moins régulièrement s’exercer à la pratique de leur futur métier. Nous ne sommes plus cependant, dans cette nouvelle expérience, dans le cadre de la formation initiale mais dans celui de la formation continue (ou continuée) des enseignants du premier degré. Il s’agit donc d’une entreprise pédagogique qui se déroule dans les propres classes des professeurs, pendant leur temps d’activité normal, avec cependant des regroupements périodiques, sans les élèves, dans de courtes périodes de stage (plusieurs fois deux ou quatre jours) qui permettent une analyse distanciée et approfondie de l’action engagée.
1. La situation et son contexte : A la rentrée 1998-1999, trois jeunes professeurs formateurs, issues de la même promotion, la première sortie de l’I.U.F.M. en 1992, parviennent à être nommées dans la même école d’application et décident de tenter ensemble l’aventure de la mise en œuvre des cycles en expérimentant la structure classe de cycle en cycle trois. Le cycle trois étant la période de la
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scolarité obligatoire qui couvre les trois années terminales de l’école élémentaire en France : ex-cours élémentaire, deuxième année, et ex-cours moyen, première et deuxième année. “ Une classe de cycle ” ou “ classe cycle ” rassemble des enfants des trois années d’un cycle dans une même classe, avec un même maître référent. Comme il existe trois cycles à l’école primaire (maternelle et élémentaire), il y a donc la possibilité de concevoir trois niveaux de classes cycle : classe de “ cycle un ” (classes maternelles : petite section, moyenne section, grande section), classe de “ cycle deux ” (avec deux possibilités : soit ex-cours préparatoire et ex-cours élémentaire première année, soit Grande section d’école maternelle, ex-cours préparatoire et ex-cours élémentaire première année), classe de cycle trois (ex-cours élémentaire deuxième année et ex-cours moyen première et deuxième année). Il s’agit là par conséquent d’une structure pédagogique de type multi-âge que l’on rencontre fréquemment dans les petites écoles de campagne où elle constitue en général une organisation pédagogique plus ou moins imposée par les effectifs réduits d’élèves dans chacun des cours et rarement un choix volontaire des enseignants. En ville, au contraire, l’importance des effectifs dans chacune des tranches d’âge correspondant aux différents niveaux de chaque cours favorise le choix inverse. Aussi les enseignants choisissent-ils massivement, depuis de nombreuses années, la répartition par classe d’âge et année de cours, supposée correspondante. “ La classe cycle ” constitue donc un choix qui va à contre-courant des habitudes et des choix professionnels très largement dominants à l’heure actuelle. Faire le choix de travailler en classe cycle, en étant formatrices, débutantes de surcroît, constituait donc pour ces jeunes femmes un véritable challenge personnel et un pari professionnel risqué parce qu’elles allaient ouvertement a contrario des conceptions de plusieurs didacticiens, formateurs responsables des professeurs des écoles dans leur I.U.F.M. de rattachement. Pour planter plus précisément le décor, voici un extrait d’un document pédagogique semiofficiel, présentant la classe cycle, qui permettra au lecteur de prendre la mesure exacte de ce que représente pédagogiquement la structure “ classe cycle ”. Il comprendra mieux à sa lecture en quoi elle contraint ceux qui veulent travailler de cette façon à une transformation très profonde de leur conception de l’apprentissage et de leur méthodologie de conduite de l’aide à l’apprentissage des enfants apprenants. Transformations dont on peut déjà dire qu’elles conduisent les enseignants à développer au niveau des élèves, la méthodologie d’aide à l’apprentissage que les éducateurs, formés dans le cadre d’une démarche “ d’auto-formation différenciée et accompagnée ”, devraient être capables de mettre en œuvre naturellement dans leurs classes. Voici le passage présentant “ la classe cycle ” dans le document d’accompagnement à la mise en œuvre des Cycles, rédigé en 1998 par “ L’équipe des formateurs du Premier degré du département des Pyrénées Atlantiques ”.
La classe cycle ou classe de cycle : « Il s’agit pour les formateurs du département et les maîtres qui ont choisi de l’expérimenter d’une véritable structure symbole ».
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« Une classe cycle réunit les enfants d’un même cycle avec pour projet de les faire travailler ensemble et non séparément. En ce sens, la classe cycle ne juxtapose pas les trois niveaux d’un cycle, au contraire elle les mélange systématiquement. L’hétérogénéité des niveaux de connaissance et des âges des enfants est considérée ici comme un atout. Ainsi dans la classe cycle, il n’y a pas de cours séparés mais des enfants d’âges différents qui, à partir des mêmes projets, à partir des mêmes situations d’apprentissage, réalisent des tâches de même nature mais en atteignant des niveaux de complexité différents et, par conséquent, apprennent à leurs rythmes ». VILLEPONTOUX, Coord., (1998).
2. La démarche suivie : La situation était exceptionnelle puisque c’étaient les enseignantes qui effectuaient, à leur seule initiative, ce choix d’expérimenter la complexité en conduisant une classe cycle. Corollairement, parce qu’elles étaient formatrices, elles prenaient l’initiative aussi de porter le témoignage de cette expérience, non seulement auprès des jeunes professeurs des écoles en formation qu’elles allaient accueillir dans leurs classes au cours de l’année, mais aussi auprès des formateurs de l’I.U.F.M. qui les accompagneraient. Dans les jours qui suivirent leur décision, elles nous demandèrent, au conseiller pédagogique de la circonscription et à moi-même, qui étais leur inspecteur, de les aider dans cette entreprise. Nous avons accepté aussitôt et, à l’époque où j’écris ces lignes, nous continuons à les accompagner mais de façon de plus en plus éloignée dans la réalisation de ce projet. Je ne vais pas raconter par le menu les deux premières années de notre travail d’aide et d’accompagnement de cette jeune équipe, ce serait disproportionné par rapport à la place de cet exemple dans cet ouvrage. Je me limiterai à la présentation des grandes étapes de cette expérience et à la description de la démarche de formation à l’auto-formation que nous avons progressivement élaborée et mûrie avec l’équipe des enseignantes. Puis, à partir de là, j’essaierai de procéder à l’analyse des aspects qui me semblent rétrospectivement les plus pertinents et les plus illustratifs par rapport à notre réflexion. Les temps forts de la première année de l’expérience La première année vit la construction d’une équipe de cinq enseignantes autour de ce projet de mise en œuvre de classes cycles et la structuration progressive de la démarche qui a donné sens et vie à l’expérience. Quels sont les aspects de cette époque de l’expérience qui apportent des informations utiles (et peut-être réinvestissables) pour construire une démarche d’auto-formation adulte ? Six aspects me semblent essentiels parce qu’ils nous éclairent à deux niveaux principaux par rapport à la mise en œuvre d’une “ auto-formation adulte différenciée et accompagnée ”. Le premier niveau, c’est celui des pratiques professionnelles. Nous recenserons et examinerons donc celles de ces jeunes enseignantes telles qu’elles ont été pensées et progressivement structurées pour “ aider ” les enfants à apprendre.
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Le deuxième niveau, c’est celui des pratiques relationnelles et des modes de travail des enseignantes entre elles et avec nous, équipe d’accompagnement. Nous procèderons là aussi à un inventaire des comportements les plus significatifs que nous analyserons avec les mêmes interrogations sur de possibles transferts dans le schéma plus général de la démarche envisagée. Voici ces éléments, non hiérarchisés, simplement ordonnés en fonction de la période d’émergence à la conscience des membres de l’équipe de leur intérêt et de leur importance d’abord, puis de leur prise en considération active ensuite, et enfin de leur structuration et de leur opérationnalisation: • La construction progressive d’une véritable équipe autour du projet. La construction progressive des éléments d’une authentique démarche de projet. La construction progressive des éléments d’une approche qui mêle socioconstructivisme et sciocognitivisme dans l’aide à l’apprentissage des élèves. La construction progressive des éléments d’une véritable vie coopérative au sein des classes et d’une association de plus en plus étroite des élèves à la gestion de leurs apprentissages. La construction progressive d’une véritable base éthique au projet et la définition interactive d’une pédagogie au service de ce projet. La mise progressive en réseaux d’apprentissage des élèves, des enseignantes et des accompagnateurs de l’équipe. Le premier temps fort qui retiendra notre analyse se situe au début du mois d’octobre de la première année, un mois environ après l’engagement de l’expérience. Nous avons rencontré l’équipe, composée alors de trois enseignantes seulement, pour quatre jours de stage autour de leur projet. Nous leur avons proposé le contrat suivant :
• Nous sommes ici pour vous aider à avancer dans la voie que vous choisirez, non pour
vous en indiquer une. Cela veut dire que nous vous proposons de travailler et de réfléchir avec vous sur les aspects que vous avez vous envie d’aborder et d’approfondir. Cela ne nous empêchera nullement d’émettre des avis, de donner notre opinion, voire de vous proposer des stratégies et des axes de travail mais toujours dans le cadre de votre projet et de son évolution telle que vous la maîtrisez au moment où nous réagissons.
• C’est donc une prise en charge de votre formation dans sa gestion, son anticipation et son
évaluation que nous vous proposons. Notre aide sera “ un accompagnement ” qui s’ajustera du mieux qu’il le pourra à vos demandes. Si nous ne sommes pas en mesure de répondre avec suffisamment de pertinence aux problèmes que vous rencontrez ou que vous découvrez, chemin faisant, notamment dans le champ des didactiques, nous ferons alors appel, en tant que de besoin, aux collègues spécialistes. En agissant de cette façon, nous voudrions expérimenter avec vous une démarche d’aide à la prise en charge par vous-mêmes de votre formation : “ une auto-formation accompagnée ”. • C’est “ un contrat d’accompagnement ” de votre expérience, une coopération à construire et à développer en fonction de vos besoins exprimés que nous vous proposons.
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Voilà la base de travail explicite sur laquelle nous nous sommes engagés mutuellement et qui a constitué à la fois notre premier contrat de travail et le premier fondement éthique de notre coopération. Premier constat : Travailler de cette façon fut difficile en réalité pour ces jeunes enseignantes et probablement davantage encore pour nous, accompagnateurs. Pour quelles raisons ? Principalement, me semble-t-il parce que nous étions en situation de stage donc ensemble toute la journée et que sans cesse nos habitudes de travail dominantes réciproques reprenaient le dessus. En ce qui les concerne, celles de se tourner vers nous, formateurs, de nous solliciter dès le moindre obstacle, de nous demander les réponses aux problèmes soulevés, d’attendre que nous résolvions les difficultés, que nous leur proposions au moins des pistes de solution. Pour nous, la situation était identique, mais vécue en sens inverse. Nous ressentions en permanence une forte envie d’intervenir, de proposer des pistes, d’attirer l’attention sur les obstacles prévisibles. Bref, d’être formateurs, de faire notre métier. Faire notre métier de façon traditionnelle, c’est-à-dire penser, prévoir, concevoir, organiser, décider même parfois à la place des autres, en toute bonne conscience d’ailleurs puisqu’il est entendu quand on est formateurs que les formés ne pensent pas, du moins pas aussi bien que les formateurs, pas aussi juste et profondément, et surtout pas aussi efficacement puisqu’ils n’ont ni leurs connaissances, ni leur expérience, ni leur conscience des problèmes et qu’ils ne peuvent par conséquent anticiper les difficultés. Ceci est valable dans chacun des champs de responsabilité des formateurs, surtout lorsqu’ils sont didacticiens. Ceci est aussi valable même si ces formateurs n’ont jamais eu eux-mêmes la responsabilité d’aider des enfants à apprendre ou n’ont jamais été confrontés à des situations de même nature que celles qu’ils analysent et pour la conduite desquelles ils donnent néanmoins des conseils décisifs. Mais, et c’est le postulat de cette conception de la formation, le formateur est capable d’opérer à distance, de façon abstraite et hors de tout contexte, les transferts pédagogiques ou didactiques qui lui permettent de dire le vrai, le vrai possible ou le possible vrai, à l’avance, à distance et, par conséquent, de conseiller le formé qui lui n’en est pas capable, à cause de son état inférieur de formé. Le second constat que l’on peut faire à propos de la notion de contrat est que, pour tous les contractants, il n’y a eu contrat effectif et conscientisé que progressivement. Je veux dire que les termes mêmes de cet engagement réciproque ne prirent sens que dans l’action, lorsque des situations précises permirent de les éclairer d’un sens commun. Je reviendrai sur la nécessité de l’ajustement réciproque permanent des représentations et des perceptions des partenaires d’un contrat parce que cet aspect est au coeur de la construction du sens. Ici aussi, dans cette situation de coopération volontaire entre adultes censés maîtriser les concepts qu’ils utilisaient, la clarification du sens, l’ajustement constant des représentations, les explicitations des perceptions constituèrent une préoccupation constante et un aspect très important du travail de l’équipe. Il me semble que c’est grâce à ce travail de creusement en profondeur du sens, grâce à cet effort régulier d’élucidation des zones d’ombre conceptuelles et représentationnelles que, très vite, les membres de l’équipe ont réussi à avancer vers une communication efficace, authentique, et qu’un contrat explicite et durable de coopération a pu être établi.
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Ainsi, il me semble que le premier temps fort de cette époque tâtonnante des débuts de l’expérience, c’est la constitution rapide, en deux mois environ, d’un véritable groupe d’adultes réunis par un projet, non encore parfaitement explicité mais clarifié déjà au niveau des rôles réciproques de chacun des acteurs. C’est une équipe qui a commencé à se construire là, autour de premiers choix éthiques et pragmatiques, explicités dans une ébauche de contrat et expérimentés dans un embryon de projet d’action pédagogique. Nous ne sommes pas encore engagés véritablement ici dans un processus d’auto-formation accompagnée, nous sommes en train de construire des repères réciproques clairs et opérationnels sur la base d’une coopération contractualisée entre partenaires se considérant comme également créatifs. J’insiste sur cette notion de créativité, potentiellement égale de chacun des partenaires, parce qu’elle constitue, avec le recul, la véritable clef de voûte de tout l’édifice de construction d’un authentique accompagnement dans un processus d’auto-formation qui devient alors un processus de co-formation. Le second temps fort de cette phase d’engagement de l’expérience se situe lors du second stage qui eut lieu au début du mois de Décembre, après trois mois d’expérimentation par conséquent. Structurellement, les choses avaient évolué dans deux domaines importants. D’une part, l’équipe s’était élargie au niveau de l’école où deux collègues, sans travailler encore en classe cycle, s’étaient jointes au noyau de trois et participaient aux réunions hebdomadaires de réflexion, d’évaluation et de prévision. Et d’autre part, l’expérience avait maintenant des bases expérimentales. Ce n’était plus sur du possible ou du probable que l’on travaillait mais sur les premiers constats et des enseignements pouvaient déjà être tirés afin d’opérer les transformations et ajustements nécessaires. C’était d’ailleurs un des objectifs de ces quatre jours de regroupement. En tant que formateurs, nous avons proposé à l’équipe de construire ensemble le projet de travail et de réflexion du stage à partir de leurs attentes, de leurs besoins, de leurs interrogations et de leurs propositions. Notre rôle dans un premier temps se limiterait à interroger leurs propos, à leur demander des précisions, à faire expliciter des intentions ou des représentations… Bref, ce serait un rôle d’accompagnement qui viserait à aider à la clarification du sens et à la construction d’un projet de travail commun clair dans lequel elles se retrouveraient toutes et nous aussi mais de plus en plus en situation d’accompagnateurs. Nous avons utilisé la première journée tout entière pour réaliser ce travail sans que jamais il n’y ait de temps mort. Je veux dire qu’à aucun moment, la mobilisation, l’intérêt et l’implication n’ont faibli. D’elles-mêmes, les enseignantes ont pris en charge les tâches de rédaction, d’animation, d’écriture, de gestion du temps et de régulation du groupe. Elles se sont livrées à un véritable brain-storming en se centrant exclusivement sur les contenus des apprentissages et sur les problèmes de didactique qui à leurs yeux étaient liés et qui les avaient préoccupées prioritairement durant tout le trimestre. Nous avons perçu aussitôt cette centration quasi exclusive qui, de notre point de vue, comportait deux risques majeurs : celui d’une dérive techniciste conduisant à résoudre certains problèmes de façon strictement didactique et celui d’un aveuglement de l’équipe par rapport à d’autres aspects au moins aussi importants. Mais ce n’est pas le rôle de l’accompagnement tel que nous le concevons, de signaler aux partenaires les problèmes que risquent leur poser certains de leurs choix stratégiques avant même qu’ils n’aient commencé à les mettre en œuvre. Ce n’est pas non plus le rôle de l’accompagnement d’indiquer les pistes douteuses, illusoires ou sans issue
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avant qu’elles ne commencent à être explorées. Son rôle n’est pas en effet de se substituer aux acteurs, de penser et d’anticiper à leur place et de leur enlever ainsi ce souci indispensable de vigilance et de lucidité qui doit accompagner toute décision méthodologique, tout choix stratégique, toute action. Le rôle principal de l’accompagnateur consiste, par son questionnement, par les interrogations qu’il soulève, par les mises en perspective différentes ou comparatives qu’il propose, à créer les conditions de cette vigilance et de cette lucidité, à rendre nécessaire et systématique la prise de distance qui les favorise et, au total, à faire émerger à la conscience des partenaires, l’absolue nécessité de cet effort constant d’anticipation des conditions de réalisation, des conséquences possibles et des résultats qui peuvent raisonnablement être attendus d’un choix ou d’une décision. Dans la situation présente, la principale préoccupation des cinq jeunes enseignantes était donc à l’origine d’ordre didactique et s’inscrivait dans le champ de la construction de la maîtrise de la langue. En effet, à la lumière des expériences qu’elles avaient conduites en production d’écrit au cours des trois derniers mois, elles se demandaient s’il fallait, comme le recommandaient certains professeurs didacticiens de l’I.U.F.M., construire l’apprentissage de la production d’écrit, à partir de projets d’écriture à visées didactiques précises, c’est-à-dire qui orientaient le travail vers la construction de la maîtrise ordonnée des types et des formes de texte, par exemple le texte narratif puis ensuite le texte argumentatif, ou bien s’il n’était pas préférable de mobiliser les enfants sur des projets d’écriture nés des intérêts et des interrogations de la vie de la classe, porteurs de sens par eux-mêmes par conséquent, et travailler alors la maîtrise des types et des formes de textes, chemin faisant. Elles venaient, probablement pour se rassurer en s’appuyant sur des bases connues et précises, d’expérimenter la première approche. Approche rassurante, cela est certain, car elle donne l’impression que l’on maîtrise parfaitement toutes les étapes d’un processus d’apprentissage cohérent et logiquement ordonné. La seule dimension que l’on néglige alors, c’est qu’il s’agit d’une vision adulte de l’apprendre qu’on impose à tous les enfants apprenants au même rythme et selon le même schéma structurel. Or, les jeunes enseignantes n’étaient pas pleinement satisfaites des résultats obtenus, notamment au niveau de la mobilisation des enfants. Elles s’interrogeaient sur les causes du manque ou du peu d’intérêt de certains d’entre eux pour les situations et les activités proposées et elles s’étonnaient que leurs productions ne soient pas de meilleure qualité alors qu’elles ne les percevaient pas comme étant en échec par rapport à la maîtrise de la langue en général. L’autre entrée, celle par le projet d’écriture ouvert sur le vécu de la classe, avait été évoquée à plusieurs reprises par l’une d’entre elles lors de leurs réunions de travail, mais bien que cette voie apparût fort intéressante à toutes a priori, elles ne l’avaient pas retenue parce qu’elles la considéraient comme trop hasardeuse au plan des apprentissages et pleine de risques au niveau de sa gestion et qu’elles ne voulaient pas changer de démarche en cours de route. La seule explication des difficultés des enfants qu’elles s’autorisaient donc en cette fin de première journée de stage, après plusieurs heures de réflexion et d’analyse des situations proposées et des productions des enfants en difficulté, les renvoyait à la didactique et notamment au choix des situations et des procédures de remédiation. Ainsi, l’interrogation de départ dont nous, accompagnateurs, nous pressentions qu’elle risquait de devenir une dérive strictement didacticienne si les membres de l’équipe ne dépassaient pas cette lecture réductrice de la situation, les conduisait effectivement à une sorte d’enfermement dans une gestion technique de l’apprentissage qui se limitait au seul maniement correct de la langue écrite. Et, du coup, toute la réflexion fondamentale sur l’absence d’intérêt et la faible mobilisation de plusieurs enfants sur les activités et les projets d’écriture proposés n’avait pas eu lieu et n’avait plus lieu d’être dans le contexte qui s’annonçait d’une simple réinterrogation de la dimension didactique.
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Nous assistions donc, muets et impuissants, au naufrage apparemment inéluctable de l’occasion d’engager un débat fondamental sur le sens qui aurait conduit naturellement à une réflexion sur l’éthique. En effet, le problème de l’absence de mobilisation de certains élèves sur les projets d’écriture à unique visée didactique et la discussion qu’elles avaient eue au sujet de leurs faibles qualités mobilisatrices comparées à celles probables des projets ouverts sur la vie de la classe, aurait certainement permis, si elles l’avaient poursuivie, d’aller bien audelà du simple aspect didactique. En effet, très vite, serait apparu l’aspect fondamental, le fait que, derrière ce qui ne semble être a priori qu’un choix de structure, se cache en réalité un véritable choix éthique parce que les méthodologies de l’apprentissage qui guident chacun de ces types de projet sont fondées sur des conceptions de l’apprentissage et de la place de l’apprenant diamétralement opposées. En effet, le projet d’écriture fermé et didacticien est un pur produit de la logique de l’apprentissage externe qui considère l’apprenant comme un exécutant. Le projet d’écriture ouvert est héritier des méthodes actives, non des méthodes actives débridées et utopistes, des méthodes actives heureusement tempérées et enrichies par les apports du socioconstructivisme et du sociocognitivisme ainsi que par l’utilisation intelligente de différents acquis incontestables et indispensables des didactiques. Je voudrais, pour argumenter ce point de vue, analyser plus finement les options méthodologiques qui se cachent derrière chacun de ces types de projets d’écriture. Si l’on fait le choix d’une construction didactique de l’apprentissage de la maîtrise des types et formes de texte, “ les projets d’écriture ” qui serviront de points d’appui seront nécessairement conçus et structurés par le professeur qui utilise alors le concept de projet dans le sens de projet programmatique d’enseignement. Le thème du projet d’écriture n’est en réalité qu’un prétexte, une accroche dirait-on en style journalistique, c’est-à-dire une coquille qui cache l’essentiel qui est la structuration didactique prévue qui oriente et commande les étapes de l’apprentissage. Or, c’est cette enveloppe qui se dit “ projet ” et qui se prétend un centre d’intérêt suffisamment dynamique et puissant pour motiver les élèves alors qu’elle n’est qu’un élément auxiliaire par rapport à l’objectif majeur qui est lui, l’apprentissage de techniques scripturales, le montage d’outils conceptuels et, au total, un apprentissage systématique du maniement de la langue, pensé et guidé de l’extérieur, s’adressant à tous les apprenants simultanément, sans tenir compte ni de leurs intérêts, ni de leurs compétences du moment. Un projet d’écriture ainsi conçu, ainsi géré, constitue selon moi un détournement du sens du concept de projet et un simple travestissement techniciste de la conception traditionnelle de l’apprendre. Par contre, l’autre approche, « le projet d’écriture ouvert », issu des intérêts des enfants et articulé sur leurs préoccupations actuelles d’apprenants, constitue une authentique entrée dans l’écrit et un apprentissage qui a de larges chances de bien s’adapter à la diversité des apprenants. La difficulté de sa mise en œuvre réside, comme le pressentaient les jeunes enseignantes, dans la conduite d’un processus qui ne suit pas une logique prédéterminée mais celle évolutive et parfois aléatoire des intérêts des enfants apprenants et des circonstances, elles aussi parfois imprévisibles, de la vie de la classe. Mais n’est-ce pas là précisément le principe fondateur du sens et la raison d’être essentielle d’une démarche de projet ? Articuler les apprentissages sur les questions que les apprenants concernés se posent effectivement sur le réel, sans oublier, bien sûr, celles qu’ils se posent à propos de ce qu’ils apprennent et de ce qu’ils découvrent dans les situations problèmes qu’ils vivent. Sans négliger, non plus, toutes les questions, fondamentales pour la mobilisation sur l’apprendre, qui les conduisent à s’interroger sur le sens de ces apprentissages.
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Cette interrogation majeure sur les conceptions de l’apprendre liées à chacun de ces types de projet d’écriture, nous voulions, nous accompagnateurs, que les jeunes enseignantes se donnent le temps de l’approfondir d’autant qu’elles n’avaient pas cherché à l’esquiver et qu’elles y étaient prêtes même si elles ne l’avaient pas identifiée au moment où elles s’étaient engagées sur une autre voie. C’est sur cette problématique que nous leur avons proposé de travailler le lendemain. En voici les termes exacts : • A partir de quelle(s) conception(s) de la manière dont les enfants apprennent et deviennent progressivement de véritables producteurs d’écrit autonomes, le processus d’apprentissage que nous appellerons dorénavant “ projet d’écriture ouvert sur la vie de la classe ” pour le différencier de celui que vous avez utilisé jusqu’à présent, est-il conçu selon vous ? • A l’aide de quelle démarche pédagogique et en utilisant quels principes méthodologiques peut-il, à votre avis, atteindre pleinement ses objectifs d’apprentissage ? J’épargnerai au lecteur la restitution du débat, fort éclairant au demeurant sur les conceptions de l’apprendre de ces jeunes enseignantes qui se déroula le lendemain. Et, à l’interrogation précédente sur la démarche, je donnerai la réponse du groupe: “ la démarche de projet ”. Ainsi, les jeunes enseignantes ont progressivement mis en évidence à partir d’une simulation “ d’un projet d’écriture ouvert sur la vie de la classe ” qu’elles ont construite pour se donner un élément d’analyse commun, que ce qui constitue l’essence même de la démarche de projet fonde aussi le concept de “ projet d’écriture ouvert ”. En effet, “ un projet d’écriture ouvert sur la vie de la classe ” s’élabore à partir d’une interrogation émanant soit d’un élève, soit d’un groupe d’élèves, soit, idéalement, de toute une classe. Cette interrogation s’organise avec l’aide du maître en une problématique plus ou moins vaste qui exige qu’on lui apporte des réponses diverses que l’on va analyser, discuter, confronter, qu’il faudra rédiger, argumenter, faire circuler, afficher, éventuellement communiquer à d’autres, voire à des partenaires éloignés dans le cadre par exemple d’une correspondance scolaire… Ainsi s’organise, se structure et se développe, un projet de communication dans lequel l’écrit occupe une place centrale, un projet qui mobilise les enfants dans des directions différentes, à des niveaux d’expertise scripturale, de créativité et de production différents. Un projet ouvert à tous, où chacun peut trouver une place, un intérêt, une raison vraie de communiquer par écrit et la possibilité d’exercer et d’améliorer ses compétences scripturales. La démarche de projet s’articule ici sur deux fondements principaux : d’une part, la volonté de construire les cheminements et les apprentissages des enfants à partir des questions qu’ils se posent réellement, soit spontanément, soit à partir des situations vécues en classe et, d’autre part, la prise en compte de la conception socioconstructiviste de l’apprentissage qui définit l’apprendre comme un projet à la fois personnel et commun à tous grâce à l’interaction sociocognitive. Projet qui semble trouver les mobiles de sa plus forte implication et développer sa plus grande efficience dans les situations et les activités où alternent les moments de travail, d’effort et de recherche personnels et ceux d’échanges, de confrontation, de coopération au sein de groupes de taille et de configuration différentes.
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Avec le recul, je crois pouvoir affirmer que c’est en grande partie grâce à ce travail d’interrogation approfondie de ces deux types de projet d’écriture, que nos jeunes professeurs se sont construit les premiers fondements d’une approche réellement socioconstructiviste de l’aide à l’apprentissage des élèves. C’est aussi à partir de cette interrogation que les conceptions qu’avaient les jeunes enseignantes du projet en général ont évolué et que s’est amorcée au sein de l’équipe une vraie réflexion sur le rôle et la place de la démarche pédagogique dans un processus d’aide à l’apprentissage de tous les enfants apprenants. Le projet est-il au service d’une démarche donnée, prédéterminée qui lui sert de cadre, de guide et qui, en fin de compte, prend le pas sur lui et en induit la teneur, la structuration et les objectifs d’apprentissage ? Ou bien, au contraire, la démarche doit-elle être au service du projet, de tout projet, s’adapter aux circonstances particulières du contexte, aux intérêts manifestés et aux besoins apparus des enfants, évoluer sans cesse par conséquent, en conservant cependant comme points d’appui et repères, les principes fondamentaux de la construction du savoir et de l’aide à l’apprentissage tels que les définit l’approche socioconstructiviste et interactionniste ? En d’autres termes, une démarche de projet ne doit-elle pas avoir pour principal objectif d’être la mieux adaptée possible à la mise en œuvre efficace, d’une part, des projets d’apprentissage des apprenants auxquels elle s’adresse et, d’autre part, à la réalisation la plus large possible des objectifs d’apprentissage que, grâce à ces projets, les enseignants s’efforcent d’aider les élèves à atteindre ? Le troisième temps fort que je voudrais présenter se situe à la fin de cette première année scolaire de l’expérience, le dernier des deux jours du stage de bilan. Trois classes de cycle trois avaient fonctionné en classes cycle durant l’année qui s’achevait et elles avaient constitué un véritable laboratoire expérimental autant pour les enseignantes que pour les accompagnateurs. Il était d’ores et déjà prévu de poursuivre l’expérience l’année suivante avec quatre classes de cycle trois et une classe de cycle deux. Pédagogiquement et méthodologiquement, la conception, l’organisation et la conduite des apprentissages s’étaient précisées. Les fondements socioconstructivistes et interactionnistes que nous avions dégagés et structurés ensemble tout au long de l’année et particulièrement à partir du second trimestre, étaient régulièrement interrogés, analysés et les transpositions méthodologiques et pédagogiques plus satisfaisantes et relativement probantes dans leurs résultats. Didactiquement, la logique propre à chaque discipline constituait un référent conceptuel et technique essentiel par rapport aux choix d’apprentissages et un point d’appui central pour les décisions pédagogiques sans pour autant que ces dernières leur soient systématiquement subordonnées. Les fondements éthiques étaient eux aussi en majeure partie clarifiés.
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Le contrat qui sous-tendait l’expérience était clair : il s’agissait bien, grâce à la structure “ classe cycle ” et en s’appuyant sur une démarche de projet, d’aider des enfants à apprendre à leur rythme, en ayant toujours pour chacun d’eux la plus grande ambition dans ses apprentissages. Les résultats obtenus par les enfants devaient donc être évalués en fonction de cet objectif contractuel mais cet aspect de l’évaluation n’avait pas été signalé par l’équipe des enseignantes ni retenu parmi ses objectifs prioritaires futurs. Deux autres aspects essentiels n’apparaissaient pas non plus au moment de ce bilan dans la liste des objectifs prioritaires de l’année suivante : Le premier, c’est l’idée que pour avancer significativement dans la voie du socioconstructivisme et de l’interactionnisme, les élèves devaient être de plus en plus souvent placés dans des situations d’apprentissage où ils pourraient “ s’apprendre ” eux-mêmes ou en coopérant avec des pairs. Idée dont le corollaire méthodologique indispensable était que ces mêmes élèves soient de plus en plus étroitement associés à la gestion et à l’évaluation de leurs apprentissages (évaluation formatrice) et qu’ils apprennent donc à s’auto-évaluer. Le second, c’est l’idée, complémentaire de la précédente au niveau de l’action, que la meilleure démarche connue ( et probablement la seule existante) pour rendre acteurs, décideurs et évaluateurs de leurs apprentissages des enfants apprenants est celle qui consiste à organiser “ des réseaux d’apprentissage ” qui associent enseignants et élèves dans des projets communs. C’est une forme d’accompagnement dans laquelle l’adulte éducateur joue à la fois un rôle médiateur et interactif auprès d’élèves engagés dans un processus d’auto-apprentissage. Quelles explications pouvions-nous donner au fait que ces aspects, très importants pour les développements futurs du projet, n’avaient pas été identifiés comme tels par les jeunes enseignantes ou peut-être pas identifiés du tout ? Plusieurs hypothèses étaient possibles. Soit ces aspects ne leur apparaissaient pas pour le moment comme des objectifs majeurs. Soit, et ce fut l’hypothèse qui se révéla exacte, elles n’avaient pas encore véritablement perçu ces aspects ou, plus exactement, elles ne les avaient pas envisagés comme des éléments pouvant participer de façon essentielle à la démarche pédagogique. Je voudrais m’arrêter quelques instants sur le décalage manifeste qui est apparu dans cette situation entre les représentations et les conceptions des accompagnateurs et celles des personnes avec lesquelles ils travaillent. Ce décalage était perceptible à plusieurs reprises déjà, notamment dans la situation exposée dans le second temps fort. Mais le contexte n’était pas le même. La différence importante ici résidait dans le fait que nous étions à la fin d’une année de travail acharné et d’implication maximale de l’équipe, que nous élaborions ensemble à partir des constats établis par ses membres, les principales orientations méthodologiques du projet de travail de la seconde année de l’expérience et que nous n’étions pas du tout dans un contexte évaluatif où nous aurions pu prendre appui sur une action pédagogique en cours ou sur une situation vécue pour créer les vraies conditions d’une interrogation du groupe sur les problèmes que nous voulions faire émerger et les orientations que nous espérions leur voir prendre.
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Si je m’attarde sur cette situation et l’expose de façon aussi détaillée, c’est qu’elle me paraît mettre pleinement en lumière ce qui peut apparaître, si on ne prend pas de distance, comme une des contradictions majeures de l’accompagnement d’adultes en auto-formation. Contradiction quasiment consubstantielle à la notion d’accompagnement telle que je l’ai définie et que je voudrais circonscrire de façon précise maintenant en la constituant en problématique. Nous aurons ainsi une nouvelle balise essentielle dans le cheminement réflexif que nous avons engagé.
Problématique de l’accompagnement d’adultes éducateurs confirmés. Jusqu’où faut-il accompagner des adultes responsables de leurs projets et de leurs choix opérationnels sans intervenir ? Peut-on laisser s’installer une démarche pédagogique qui ne prend pas en compte des éléments éthiques et méthodologiques clefs au risque de voir apparaître d’importantes dérives, susceptibles d’obérer gravement le sens et l’exemplarité de l’expérience? Doit-on absolument attendre que la prise de conscience s’opère d’elle-même chez les acteurs concernés ou bien faut-il intervenir ? Mais alors quand, comment et jusqu’où ? La contradiction est flagrante au niveau de la conception de l’accompagnement. En effet, s’il s’agit bien comme je le souhaite personnellement, d’un accompagnement qui vise à développer chez des adultes la capacité à s’auto-évaluer et à s’auto-former, il est évident que, dans un domaine aussi important que celui des choix méthodologiques, aux incidences éthiques importantes, une intervention prématurée parce que décidée de l’extérieur, sur le seul sentiment qu’ont les accompagnateurs de sa nécessité et de son urgence, remet en question la raison d’être elle-même de ce type d’accompagnement. Si, au contraire, l’accompagnement est de type tutorat traditionnel alors l’intervention ne constitue pas un problème en soi parce que les formateurs n’ont même pas eu à s’interroger sur cet aspect dans la mesure où c’est l’objectif normal de leur travail de guider, diriger, orienter, réorienter, à partir d’un positionnement extérieur, jugé particulièrement favorable, précisément parce qu’il est extérieur et expert. Alors, comment, en tant qu’accompagnateurs se voulant strictement des appuis d’un processus d’auto-formation accompagnée, avons-nous fait face à cette situation ? Nous avons hésité jusqu’à la fin du stage sur le choix de la méthode et nous avons finalement proposé simplement d’ajouter au bilan l’interrogation d’ordre méthodologique suivante : estce que vous ne pensez pas qu’il serait intéressant de réfléchir à une manière différente d’impliquer et de faire participer les enfants aux différents apprentissages ? Comment pourriez-vous vous y prendre pour pouvoir dire par exemple, à certains moments : là, ils vont essayer de “ s’apprendre ” ? Nous avons eu une réaction de surprise de la part de trois des enseignantes et une discussion s’est engagée sur le sens qu’il fallait donner au verbe “ s’apprendre ”. Il y eut ensuite un débat sur l’opportunité de cette question car, pour certaines, soit cela correspondait à la façon dont elles procédaient déjà et dans ce cas ce n’était qu’une question annexe, soit c’était quelque chose de très différent et elles ne voyaient pas quoi et, dans ce cas, ce n’était pas une question
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annexe mais une difficulté supplémentaire, importante mais pas claire, que nous leur ajoutions. Nous n’avons pas cherché à nous justifier ni à commencer à approfondir la question. Nous leur avons expliqué que c’était une question née de constats effectués à diverses reprises au cours de l’observation de leurs élèves au travail. Notamment, le constat que nous avions déjà indiqué à plusieurs reprises, que certains d’entre eux, souvent d’ailleurs parmi les plus jeunes, semblaient capables d’initiatives personnelles, intelligentes et adaptées, lors de l’engagement d’un apprentissage ou au cours de son développement et il y avait peut-être là une piste méthodologique prometteuse à investir. Pour conclure, je voudrais préciser que ce ne sont pas les enseignantes qui d’elles-mêmes sont revenues sur cette interrogation mais que c’est la relecture des conclusions de ce bilan, en début de seconde année qui l’a relancée. J’ajoute que le diagnostic que nous avions fait était erroné car les deux domaines concernés connurent des avancées qui démontrèrent qu’en réalité les jeunes enseignantes avaient une vraie conscience de ces problèmes mais qu’elles n’avaient pas d’idées sur la manière de les gérer et qu’elles s’interdisaient par conséquent de s’y arrêter. Je crois aujourd’hui qu’elles avaient probablement raison car ce à quoi elles avaient à faire face dans les autres champs était si vaste et si complexe qu’il n’était pas possible de se disperser. Ceci étant, je pense que nous avons fait dans cette situation, la démonstration de l’intérêt et de l’importance de l’accompagnement dans une recherche- action pédagogique. Certes, la question à traiter n’avait pas encore émergé à la conscience du groupe au moment où nous l’avons formulée mais le pouvait-elle sans notre intervention ? Eût-elle atteint ensuite le niveau de réflexion et la qualité de mise en œuvre auxquels les jeunes enseignantes l’ont conduite si elle n’avait pas eu ce long temps de mûrissement ? Avons-nous eu tort ou raison d’intervenir dans le cadre d’une démarche d’accompagnement ? Je réponds aujourd’hui, non, sans aucune hésitation, parce que nous avons joué strictement notre rôle d’accompagnateurs qui n’est pas de silence obstiné mais d’observation, de prise de recul, puis de choix responsable du type d'aide et d’intervention qui apparaît nécessaire. Dans cette situation, nous nous sommes interrogés à haute voix sur une question qui ne prenait sens que si les jeunes enseignantes lui donnaient elles-mêmes ce sens-là et en faisaient leur problématique. Les temps forts de la deuxième année de l’expérience Le quatrième temps fort (le premier de cette deuxième année) se situe au début du second trimestre. La question était posée depuis le début de cette année de savoir s’il fallait procéder à une évaluation externe approfondie des enseignantes, des enfants élèves et, plus largement, de l’ensemble de l’expérience classes de cycle. Aucune réponse n’avait été apportée quant à la date de cette évaluation mais le principe en avait été retenu au bilan final de l’année précédente. Les jeunes enseignantes l’évoquaient assez régulièrement comme une de leurs préoccupations majeures mais sans jamais préciser leurs attentes exactes dans ce domaine.
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Nous avons considéré qu’il était de notre rôle d’accompagnateurs de poser la question de l’évaluation externe comme une problématique qui devait être prise en charge par les enseignantes elles-mêmes tant au niveau de la clarification de sa raison d’être qu’à celui de la définition de ses objectifs et de ses modalités de mise en œuvre. Pourquoi les jeunes enseignantes souhaitaient-elles une évaluation externe, à cette époque de l’expérience? Qu’en attendaient-elles très précisément ? Pour qui ? Pour quels usages ultérieurs ? Etait-ce bien à nous, accompagnateurs, de procéder à cette évaluation ou bien fallait-il demander l’aide de personnes extérieures ? Ou bien encore ne pouvait-on pas imaginer la conduire ensemble ? La réflexion du groupe à laquelle nous fûmes sans cesse associés, déboucha sur le choix d’une évaluation à deux niveaux. Un premier niveau interne qui permettrait aux jeunes professeurs d’effectuer un premier bilan d’elles-mêmes et de leurs façons d’être dans la conduite des apprentissages ainsi que des enfants en tant qu’apprenants expérimentant de nouveaux modes de construction des savoirs. Un second niveau externe dont la responsabilité nous était confiée et qui concernait la totalité de l’expérience : acteurs, processus et procédures. Voici les termes dans lesquels elles ont formulé finalement leur problématique d’évaluation. Cette évaluation a pour nous trois objectifs principaux: Le premier est de nous permettre de faire le point sur l’efficacité réelle de notre travail et cela à deux niveaux : au niveau global de l’équipe et au niveau individuel de chacune d’entre nous. Nous voulons savoir de manière précise si nous transférons correctement dans nos pratiques les choix que nous avons faits et qui sont censés traduire nos orientations éthiques et s’inscrire dans une certaine conception de la construction de la connaissance et de l’aide à l’apprentissage. Le second concerne les comportements des enfants apprenants. Ce sont tous des enfants qui entament leur seconde année de vie dans des groupes multi-âges puisque même ceux qui n’étaient pas dans nos classes de cycle l’an dernier étaient au moins dans une classe à deux cours avec une collègue qui travaille avec nous. Quels comportements ces enfants développent-ils face aux différentes tâches ? Selon les situations, en fonction des types de regroupements ? Est-ce que les attitudes, les comportements que nous pensons aider à développer, l’entraide, la coopération, la construction à la fois autonome et interactive des savoirs, sont bien ceux qui sont en construction ? Le troisième interroge l’expérience dans ses présupposés éthiques et conceptuels et dans toutes ses dimensions pragmatiques. La structure “ classe cycle ” telle que nous la concevons et la faisons fonctionner, constituet-elle une aide réelle à l’apprentissage de tous les élèves ? La classe de cycle telle que nous la faisons exister est-elle une manière plus positive de concevoir L’Ecole au plan des rapports entre enseignants, entre enfants, entre enfants apprenants et enseignants accompagnateurs, entre accompagnateurs, entre les enfants apprenants et leurs parents, entre les enseignants et les familles ? Nous avons procédé à cette évaluation approfondie pendant une semaine entière, juste avant les vacances de février : -évaluation de l’équipe (pratiques et comportements au sein du groupe et dans les activités) ; -des enfants apprenants (performances dans les apprentissages, comportements et développement des capacités) ;
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-du projet dans sa globalité (les acteurs, les actes, les résultats). Voici le détail de la démarche adoptée dans la conduite de ce processus d’évaluation, entreprise toujours délicate à gérer au niveau des relations humaines. En fait, cette évaluation a pris la forme d’un essai d’auto-évaluation accompagnée. Nous avons en effet proposé aux enseignantes d’être parties prenantes de l’opération, d’être coévaluatrices chaque fois qu’elles le pourraient, c’est-à-dire dans toutes les situations où elles estimeraient qu’elles le peuvent ou qu’elles le doivent. Nous avons donc travaillé ensemble pendant cette semaine d’évaluation mais pour éviter une trop forte contamination de nos perceptions réciproques, nous avons décidé de faire le point chaque soir seulement, en nous interdisant d’autre part les échanges trop approfondis à la fin de chaque séquence. C’était une première expérience de co-évaluation pour nous tous et il y a eu des accrocs à ce contrat, de longs échanges notamment à la suite d’une activité ou d’une mise en situation, mais ils étaient nécessaires. Il n’était pas possible en effet de ne pas évoquer aussitôt après l’avoir vue une situation particulièrement significative ou un événement important. Nous avons donc régulièrement échangé en cours d’évaluation mais cela n’a pas perturbé la distance du regard ni la qualité générale du travail parce que nous avons toujours pris la précaution d’écrire individuellement ce que nous avions observé ainsi que ce que nous en pensions et de noter les pistes d’évolution qui nous apparaissaient intéressantes alors. Pour permettre au lecteur d’entrer de plain-pied dans ce processus d’évaluation, je lui propose maintenant des extraits de la conclusion du rapport que j’ai établi à la fin de cette opération, en collaboration avec le second accompagnateur. Ce document a été soumis aux enseignantes pour analyse, remarques et commentaires, avant d’être transmis à l’autorité administrative supérieure. 1. A la première interrogation, celle sur les pratiques des enseignantes, leur efficacité et leur adéquation avec le projet dans sa globalité, le document apportait la réponse suivante : “ L’équipe a pris la mesure de la richesse intellectuelle et des bienfaits en termes de stimulation cognitive des apprenants de l’interaction sociocognitive. Dans toutes les activités observées, chaque fois que cela est possible, les enfants sont invités à interagir et le font avec une efficacité qui témoigne de leur maîtrise du processus. Il faut remarquer au passage que ce sont souvent les élèves les plus jeunes qui sont les plus demandeurs de ce type d’échanges et de cette forme d’apprentissage. Ce sont souvent eux qui sont à l’initiative des questions, des recherches et qui formulent les réponses. Les plus âgés suivent et participent mais semblent conserver en profondeur une attitude plus réservée. Cela est étonnant à première vue mais s’explique peut-être par le poids des habitudes scolaires antérieures de compétition solitaire et surtout d’absence de communication coopérative et interactive vraie ”. Une réserve était émise ensuite à propos de certaines mises en œuvre des activités dont le document disait “ qu’elles procédaient trop encore d’une logique externe qui était appliquée sans toujours tenir compte des réactions des élèves et, notamment des difficultés visiblement rencontrées par certains d’entre eux ”. Ce reproche mettait en évidence la difficulté majeure de l’équipe depuis le début de l’expérience : le difficile (voire pour deux d’entre elles l’impossible) détachement, chemin faisant, du schéma de travail préparé pour tenir compte de la réalité des apprentissages des élèves et faire évoluer le projet de travail en conséquence. En fait, ce schéma de travail préparatoire, cette anticipation du processus d’apprentissage dont nous avions dit depuis le début qu’ils ne pouvaient être que des “ virtualités ”, elles avaient
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toutes beaucoup de mal à en abandonner les exigences et les orientations pour procéder, chemin faisant, aux transformations, aux adaptations pédagogiques et didactiques, nécessaires pourtant parce que correspondant aux possibilités immédiates, des enfants apprenants réels. Certes, le contexte particulier, assez stressant d’une évaluation externe, même conduite en coopération, renforçait cette crispation et en expliquait en partie la permanence et la force. Cependant, les jeunes enseignantes, elles-mêmes, identifiaient ce comportement lorsqu’elles étaient en situation de co-évaluation et s’interrogeaient sur les raisons de sa systématisation dans leurs pratiques. En fait, nous retrouvions là, le double poids de l’anxiété et des habitudes acquises dans une formation modélisante qui pousse à “ surpréparer ” et à ne pas s’écarter de la ligne directrice prévue quels que soient les obstacles rencontrés et qui mène à s’enfermer dans un schéma de travail “ surstructuré ”qui verrouille la situation et interdit la prise de risque d’une adaptation décidée « au vol ». Certes, il y a interaction entre l’anxiété générée par la situation d’évaluation externe et le choix de la rigueur et du maintien coûte que coûte du cap prévu. Cependant la répétition régulière de ce comportement de la part de la majorité des jeunes enseignantes (trois sur cinq) alors que la situation se détendait, que la pression de l'évaluation diminuait chaque jour et qu’elles-mêmes le constataient, montrait l’importance et l’intérêt du dispositif de coévaluation que nous avions adopté. En effet, c’est bien dans le cadre de cette co-évaluation et grâce à ce regard partagé sur ce qui se passait dans les classes que cet aspect a été mis en évidence et qu’une profonde prise de conscience du handicap qu’il représentait pour une conduite intelligente et réellement différenciée des apprentissages, a pu être opérée par les jeunes enseignantes. J’en veux pour preuve les discussions qui eurent lieu à ce sujet et qui débouchèrent sur la prise de conscience puis l’explicitation claire par plusieurs membres de l’équipe que la différenciation des apprentissages devait être conçue à deux niveaux complémentaires et interactifs : un premier d’anticipation qui consistait en une prévision des obstacles possibles à l’apprentissage ou à la réalisation d’une tâche donnée et qui exigeait une recherche des aides qui pourraient être apportées alors. Et un second, chemin faisant, qui participait d’une vigilance constante du professeur, attentif aux réactions de tous les apprenants, et capable de faire évoluer la situation d’apprentissage ou le dispositif pédagogique en fonction de leurs réactions réelles. Elles travaillaient de manière approfondie le premier aspect, trop approfondie peut-être parce que cette prévision rassurante masquait souvent la réalité ou parfois même en induisait une autre factice : on voyait les obstacles qu’on avait prévus et on était aveugle aux vraies difficultés des élèves. Par contre, elles n’osaient pas s’engager dans une démarche de différenciation qui tenterait de saisir « au vol » les difficultés des élèves et d’y trouver, au vol aussi, des aides adaptées. Enfin, il y avait aussi un facteur méthodologique qui intervenait dans cette situation, c’est la possibilité de s’appuyer sur les apprenants eux-mêmes pour surmonter avec eux les difficultés du moment. 2. A la seconde interrogation de l’équipe, celle qui s’attachait aux attitudes et aux comportements de ces enfants ayant un vécu d’un an et demi dans des groupes d’apprentissage multi-âges, voici l’appréciation globale portée dans la conclusion de ce rapport. “ Dans toutes les situations, dans toutes les activités, les enfants ont au moins un temps de participation et de parole qu'ils savent utiliser à bon escient. Nous n'avons entendu que des questions qui s’inscrivaient exactement dans le cadre du travail en cours. Bien sûr, elles étaient plus ou moins pertinentes, plus ou moins bien formulées mais toujours elles témoignaient d’une participation active à la tâche, d’une implication profonde dans l’activité et d’une volonté manifeste de construire plus précisément le sens commun, de faire avancer la
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compréhension du groupe et cela même lorsque la parole et les échanges devenaient confrontations parfois rudes ou oppositions fortes de points de vue. Rarement, les enseignantes ont à intervenir pour réguler et lorsqu’elles le font, c’est le plus souvent pour distribuer la parole car les enfants oublient encore régulièrement l’existence des autres et éprouvent des difficultés à gérer de manière équilibrée la circulation de la parole entre eux ”. Il faut ajouter à cette synthèse un témoignage qui figurait dans le corps du document et qui apportait un éclairage complémentaire révélateur non seulement du comportement des enfants face à certaines tâches mais aussi de leur capacité d’analyse du sens et de l’intérêt des situations d’apprentissage. Une situation de travail de groupe était décrite au cours de laquelle un groupe de trois enfants s’était, après une longue discussion, déclaré incapable de coopérer à la tâche commune dans les conditions requises. Il s’agissait de relire des brouillons individuels de productions écrites pour essayer de construire un texte commun en ne conservant que les éléments qui correspondaient exactement au personnage dont il fallait composer le portrait. La maîtresse était venue les voir et ils lui avaient posément expliqué qu’ils ne parvenaient pas à sacrifier telle ou telle partie de leur propre texte au profit de telle autre du texte du camarade. Puis, l’un d’eux avait ajouté : “ mais est-ce que c’est vraiment intéressant de faire un portrait commun en mélangeant ce qui nous appartient à chacun? Estce que ce n’est pas plus intéressant de garder tous nos portraits puis de les comparer après, de les améliorer chacun à partir des remarques des autres ” ? Dans l’analyse que nous proposions de cette situation, nous faisions une remarque sur le fond et une autre sur la forme. Sur le fond nous interrogions, nous aussi, les enseignantes, sur la validité méthodologique, didactique et conceptuelle de leur stratégie et nous disions : “ Ces enfants n’ont-ils pas raison ? N’est-il pas plus riche et stimulant d’améliorer sa propre production au lieu de la détruire au profit d’un texte commun ? L’exigence de coopération est-elle, par rapport à la dynamique des apprentissages, située ici au bon endroit ” ? Ce qui nous conduisait à poser la question suivante sur la forme : “ N’eût-il pas été plus riche et stimulant pour les enfants de situer la coopération, l’association et la confrontation des intelligences et des énergies, c’est-à-dire l’interaction sociocognitive, au niveau de chaque groupe ? La phase de confrontation finale aurait permis à chacun d’eux de présenter, en les expliquant et en les justifiant au besoin, les transformations opérées dans les différentes moutures de son texte. Un affichage et une lecture croisée en grand groupe des productions individuelles réalisées dans chaque sous-groupe auraient clos cette phase et permis discussions, échanges, confrontations, coopérations nouvelles, enrichissements mutuels par la découverte des points de vue et des perceptions des autres ”. Ce qui apparaît ici comme insuffisamment pris en compte par les jeunes enseignantes, c’est la richesse de la dimension interactive du processus d’apprentissage. En fait, elles sont persuadées que la confrontation est en soi un bienfait et qu'elle est le plus souvent porteuse d’enrichissements importants pour les apprenants. Mais elles oublient que le contexte de la confrontation ainsi que les raisons affichées et les objectifs déclarés de la situation d’apprentissage sont essentiels et qu’il faut optimiser tous ces aspects dans sa prévision en anticipant les conditions de leur mise en synergie finale ? C’est bien là, il est vrai, toute la difficulté des situations de conflit sociocognitif qui fait que leur succès est loin d’être assuré même lorsque la contradiction est vive et argumentée entre les partenaires. En effet, il faut qu’il y ait conflit, opposition de points de vue et de centration, contradiction, divergence certes, mais il faut aussi –et c’est même l’unique but de la situationque ce conflit ne s’enlise pas et qu’il débouche sur un progrès des perceptions, des représentations et des compréhensions des protagonistes.
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Nous étions parvenus là par conséquent à un constat de la plus haute importance parce qu’il interrogeait deux aspects fondateurs de la démarche : les conceptions socioconstructivistes et interactionnistes de construction des savoirs et d’aide à l’apprentissage des élèves d’une part et, d’autre part, leurs modalités de mise en œuvre, qui devaient être les plus efficaces et les mieux adaptées possibles aux apprenants sans perdre de vue pour autant les objectifs visés. En d’autres termes, il apparaissait ici un décalage entre les fondements théoriques et leurs traductions pédagogiques. Les jeunes enseignantes de l'équipe avaient encore un important travail d’appropriation de ces fondements pour parvenir à des transferts stratégiques mieux appropriés. Elles avaient aussi à repenser leurs conceptions du rôle que pouvaient jouer les enfants, en tant qu’acteurs et points d’appui dynamiques des apprentissages. Manifestement, la notion de “ réseaux d’apprentissage ”, et surtout celle “ de mise en synergie spontanée ”de leurs besoins ressentis, par les apprenants eux-mêmes, au moment de l’action, au moment de la prise de conscience de son utilité et de sa nécessité pour avancer, n’étaient pas exploitées par les jeunes professeurs. 3. A la troisième interrogation, celle qui posait la problématique du sens et de la raison d’être de l’expérience, en s’interrogeant sur la qualité et la validité des résultats obtenus grâce à la structure classe cycle dans les champs de responsabilité de L’Ecole, voici ce que je répondais. “ Globalement, on peut affirmer aujourd’hui à partir des indicateurs que nous avons retenus que la structure classe cycle telle qu’elle fonctionne dans cette école apprend aux enfants à apprendre autrement, de façon plus personnellement consciente, plus communautaire aussi, plus ajustée aux besoins de chacun. Pour autant, on ne peut pas dire que ces jeunes apprenants sont vraiment inscrits dans un processus d’auto-apprentissage parce que l’auto-évaluation est encore embryonnaire non parce qu’ils la refusent mais parce qu’elle n’est pas maîtrisée en tant que processus d’apprentissage par l’ensemble des acteurs et, notamment par les enseignantes qui devraient en être les initiatrices et les accompagnatrices. S’auto-évaluer, s’évaluer à plusieurs et chercher à tirer les enseignements de ce regard, de ces regards croisés ne sont pas encore des comportements habituels ni chez les enseignantes, ni chez les élèves ”. Auparavant, dans le développement de l’évaluation, apparaissait la remarque suivante : “ Il nous semble que toujours l’on revient à la décision et au choix de l’adulte en dernier recours. N’y a-t-il pas là un frein considérable à l’apprentissage de l’auto-évaluation qui doit conduire les enfants à assumer certains choix, bien sûr sous le regard et avec les conseils de l’adulte au début mais il faut apprendre à évaluer ce que l’on fait et ce que l’on décide, dès que possible, si l’on veut devenir capable un jour de « s’apprendre ». La problématique de l’auto-évaluation interroge bien au-delà du champ de la pratique pédagogique et des choix méthodologiques, elle conduit directement à l’éthique de l’apprendre et aux choix éducatifs. Elle pose dans le cadre de notre réflexion les questions centrales suivantes. De quel type d’apprenants voulons-nous favoriser l’émergence ? Voulons-nous des “ s’apprenants ” ou bien des enseignés qui ne sont plus apprenants que sur commande et par injonction ?
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Quel rôle voulons-nous jouer nous-mêmes en tant qu’enseignants ? Voulons-nous être les accompagnateurs qui aident des enfants à “ s’apprendre ” ou bien voulons-nous continuer à déverser notre mémoire du savoir, imposer nos modèles, nos cheminements, nos choix… ? On pourrait multiplier les questions de cette nature qui montrent à quel point les choix éthiques se retrouvent dans les décisions et les fonctionnements pédagogiques. Ici, dans le cadre de cette expérience, la grande question d’essence éthique était de savoir si les pratiques pédagogiques développées sciemment mais aussi parfois à leur insu par les jeunes enseignantes, engageaient bien les enfants dans la construction des capacités qui constituaient la raison d’être de ce projet. Autrement dit, pouvait-on, à cette étape de l’expérience, répondre par l’affirmative aux trois questions suivantes ? Premièrement, les enfants ont-ils développé de façon manifeste des comportements de solidarité, d’entraide et de coopération active qu’ils mettent en œuvre lorsqu’ils travaillent en groupe ou qu’ils sont associés dans la réalisation d’une même tâche? Sont-ils capables de ces mêmes comportements de façon spontanée quand la situation d’apprentissage le nécessite ou que la réalisation de la tâche a tout à y gagner en qualité et en efficacité ? Deuxièmement, les enseignantes ont-elles, elles aussi, développé dans leurs rapports avec les élèves des comportements de type coopératif? Par ailleurs, peut-on affirmer qu’elles sont engagées dans la construction progressive d’une démarche d’aide différenciée à l’apprentissage qui prend en compte les possibilités réelles de chaque apprenant en conservant toujours pour chacun la visée la plus haute? Et, troisièmement, est-ce que la communauté éducative de l’école dans son ensemble est réellement concernée par cette entreprise innovante ? Est-elle au moins régulièrement informée des évolutions ? Est-elle associée à la réflexion ? Un réseau associant professeurs, enfants apprenants et parents a-t-il été créé ? Est-il en voie de constitution ? Ces interrogations ont davantage valeur de bilan que de relance du questionnement. Elles précisent les problèmes et situent les enjeux. Elles permettent d’apporter maintenant une réponse articulée sur les attitudes effectives de chacun des trois grands groupes partenaires. Je reprends donc pour chacun d’eux les quelques mots conclusifs du compte rendu de l’évaluation auxquels j’ajoute soit un commentaire immédiat, soit un complément extrait du document. “ Les enfants sont en marche vers l’entraide dans les apprentissage. La capacité nouvelle la plus remarquable qu’ils semblent avoir le plus largement développée est celle d’explicitation mutuelle d’une tâche, d’une difficulté, d’une connaissance. On peut dire qu’ils sont en train de devenir capables de “ s’aider mutuellement à apprendre ” sans recourir sans cesse à l’aide de l’adulte ”. A cette conclusion, le document ajoutait cette remarque: “ Leur capacité d’auto-régulation est étonnante. Pendant la semaine que nous avons passée dans les cinq classes, nous avons vu les maîtresses quitter parfois de longs moments leurs classes pour aller travailler avec d’autres groupes, pour autant jamais les enfants restés seuls ne se sont démobilisés ni départis de la tâche. Ils la poursuivaient en parlant normalement, sans jamais se livrer à aucun débordement et sans qu’il soit nécessaire que l’un d’eux rappelle un camarade à l’ordre ”.
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“ Les enseignantes sont engagées, chacune à son rythme, avec de notables différences dans leurs pratiques par conséquent, dans la voie de l’accompagnement des élèves dans leurs apprentissages. Elles semblent franchir actuellement un cap difficile qui crée quelques tensions parfois entre elles au moment du choix des activités et des procédures de mise en œuvre communes. Elles sont en train, en effet, de se détacher progressivement de l’impérialisme des structurations prédéterminées et trop strictement didactiques, de larguer les amarres d’une conception de l’apprentissage encore très égocentrique. Elles sont en train d’accepter l’idée que les enfants sont capables d’apprendre seuls, de s’entraider efficacement seuls aussi, et de vérifier que cette attitude se développe rapidement chez la plupart d’entre eux, à partir du moment où les adultes qui les encadrent commencent à croire vraiment aux vertus de “ l’auto-apprentissage accompagné ”. A propos de la communauté éducative et de la réalité de son association au projet, le document faisait le constat suivant : “ Si les parents sont très régulièrement informés de l’évolution du projet, trois réunions d’information ont eu lieu l’an dernier, quatre au moins auront eu lieu cette année, pour autant on ne peut pas dire aujourd’hui que la communauté éducative est réellement associée à l’expérience. Celle-ci reste à l’évidence la propriété intellectuelle de l’équipe des enseignantes, élargie régulièrement aux accompagnateurs pour la réflexion et l’analyse, et la propriété pédagogique et didactique de l’équipe à laquelle peuvent s’associer de façon très ponctuelle les accompagnateurs et des formateurs de l’I.U.F.M. ”. A ce constat, il faut ajouter cette observation puisée dans le document qui montre que la situation relationnelle est globalement sereine: “ Les rapports entre les divers partenaires de l’école sont excellents et les parents avec lesquels nous avons parlé sont satisfaits du travail de leurs enfants même s’ils avouent ne pas toujours comprendre l’intérêt de la structure classe cycle. Certains précisent cependant -ce sont souvent les parents des plus jeunes élèves- qu’ils ne reconnaissent plus leurs enfants qui ont fait un grand bond en avant dans leur capacité de gestion personnelle de leur travail. Trois mamans de fillettes de première année du cycle, nous ont affirmé que depuis le début du second trimestre leurs enfants travaillaient seules le soir à la maison ou ensemble lorsqu’elles l’estimaient nécessaire et ne voulaient plus que leurs parents les aident ”. On ne peut généraliser cette situation mais elle constitue cependant un témoignage important de l’évolution de la capacité des enfants à se prendre en charge. Témoignage d’autant plus encourageant d’ailleurs que ces enfants ne sont en classe cycle que depuis quelques mois et que déjà ils développent des comportements “ espérés ” en fin de cycle. Une remarque générale enfin sur les rapports entre les différents partenaires de cette expérience à cette époque de son avancement. Il n’y a pas encore une relation étroite entre les différents acteurs. Les interactions n’ont lieu de façon structurée que par couples : élèves et maîtresses, maîtresses et enfants, maîtresses et parents, parents et enfants. Les relations associant les trois catégories de partenaires ne sont encore qu’occasionnelles et centrées sur des préoccupations périphériques au projet. Il n’y a pas à cette époque une structure de concertation réunissant régulièrement les différents partenaires mais un dialogue permanent existe entre les différents binômes partenariaux et cela permet une intercommunication apparemment satisfaisante pour tous. Le cinquième et dernier temps fort de cette expérience que j’évoquerai est à l’origine d’un travail en profondeur qui se poursuit au moment où j’écris ces lignes. Il s’agit de l’engagement de l’équipe et de nous-mêmes, accompagnateurs, dans l’évaluation longitudinale du projet.
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Ce qui est significatif ici par rapport à nos interrogations sur la faisabilité d’un projet d’autoformation accompagnée, ce sont, la manière dont cette décision a été prise, la forme de négociation qui a conduit à sa mise en œuvre et les conditions proprement dites de cette mise en œuvre. Premier élément, les circonstances et les raisons de cette décision : Les résultats de l’évaluation à laquelle nous avions procédé ont été analysés avec les jeunes professeurs en plusieurs temps : immédiatement après la semaine d’évaluation, puis quinze jours plus tard, à partir du compte rendu écrit, puis, l’équipe elle-même a souhaité que nous examinions ensemble un certain nombre de points. Nous lui avons demandé de préparer cette rencontre et d’en définir les objectifs et les modalités de travail. Deuxième élément : les objectifs du projet et la première étape de la mise en œuvre : Les jeunes enseignantes nous ont proposé de travailler à partir des objectifs suivants : Premier objectif: réinterroger la méthodologie utilisée par l’équipe et analyser si elle permet de construire effectivement “une aide à l’apprentissage des élèves”. Et, a contrario, repérer quels obstacles à la réalisation de cet objectif, l’équipe globalement, et chacun de ses membres individuellement, génèrent par leurs comportements. Deuxième objectif: approfondir l’analyse des comportements des enfants apprenants dans les différentes situations d’apprentissage et évaluer plus finement l’adéquation de ces comportements par rapport aux apprentissages visés. Troisième objectif: s’appuyer sur les résultats de ces nouvelles analyses pour faire évoluer la démarche générale de l’équipe, principalement dans le domaine des stratégies d’accompagnement des enfants vers un « s’apprendre ». Il s’agissait donc d’une demande précise qui témoignait d’un haut degré de responsabilité de l’équipe et d’une volonté de progresser remarquable mais qui posait aussi le difficile problème de sa faisabilité. Par ailleurs, pouvait-on vraiment aller beaucoup plus loin dans l’analyse d’une évaluation datant de plusieurs mois, à partir de sa seule réinterrogation et alors qu’il était manifeste que l’équipe avait déjà très sensiblement évolué dans tous les champs de l’expérience ? Nous avons travaillé une journée avec les enseignantes à l’analyse de leurs pratiques et des comportements des enfants et nous avons glissé naturellement du passé au présent et à l’explicitation de l’actuel qui s’est avéré, chemin faisant, beaucoup plus essentiel que le passé. Faut-il aller plus loin dans la description de cette première étape ? Je ne le pense pas, l’essentiel apparaît déjà dans ce qui a été rapporté. L’essentiel, c’est la capacité d’auto-évaluation, chemin faisant, dont faisaient preuve ici les jeunes enseignantes. Sans autre aide de notre part, en effet, que quelques questions, elles avaient réussi à interroger leurs projets en cours, à établir des rapports pertinents entre leurs pratiques déjà anciennes et celles actuelles et à mesurer les évolutions et leurs liens avec les objectifs du projet.
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Ces progrès importants réalisés dans le domaine clef de l’auto-évaluation, elles les devaient en grande partie aux enseignements qu’elles avaient su tirer de l’évaluation précédente. Ainsi, nous avions constaté que pour toutes les observations mutuelles auxquelles elles procédaient actuellement, elles se donnaient préalablement des indicateurs et des critères communs peu nombreux et précis. Cela dit, si l’aide apportée par l’utilisation de cette stratégie est incontestable, si elle leur a certainement permis de communiquer entre elles de façon plus efficace, elle n’explique pas pour autant à elle seule le véritable bond en avant méthodologique et conceptuel qu’elles avaient accompli ensemble. Il me semble que cette avancée doit être portée aussi au crédit de la dynamique globale créée par le processus d’évaluation externe. Dynamique qui a accéléré considérablement la prise de conscience individuelle et collective des membres de l’équipe de l’absolue nécessité d’une évaluation permanente à toutes les étapes du processus d’apprentissage. Evaluation qui doit être effectuée par tous les acteurs à leurs différents niveaux d’action et de responsabilité et systématiquement mise en synergie grâce à des interactions permanentes entre eux. C’est donc à une profonde conscientisation de ses insuffisances dans le domaine de l’évaluation que l’équipe était parvenue d’elle-même sans que nous-mêmes, accompagnateurs, soyons directement intervenus sur cet aspect. J’ajouterai, qu’à mon avis, les vrais éléments déclencheurs de cette prise de conscience sont les moments d’observation en situation de co-évaluation. En effet, c’est à partir du regard approfondi qu’elles avaient porté alors sur les enfants apprenants qu’elles avaient commencé à appréhender le rôle déterminant joué par la capacité à s’auto-évaluer dans la mobilisation sur l’apprendre et sa gestion intelligente. C’est dans ce contexte spécifique qu’elles ont pu prendre de la distance, réfléchir en observant leurs collègues au travail et mesurer toute l’importance pour des apprenants de la maîtrise personnelle de cette capacité. Auparavant, lorsque nous évoquions abstraitement l’utilité et la nécessité d’un apprentissage, le plus précoce possible de l’auto-évaluation, nous étions entendus pédagogiquement certes, nous étions compris intellectuellement aussi, mais nous ne pouvions pas être suivis méthodologiquement. En effet, nous commettions l’erreur majeure (que nous reprochions tant par ailleurs à la pédagogie traditionnelle de la formation) de tenter d’imposer de l’extérieur une prise de conscience nécessaire certes mais dont notre expérience aurait dû nous rappeler qu’elle était impossible avant que les intéressées aient pu s’en construire une représentation objective personnelle. Nous n’étions plus, en agissant de la sorte, des accompagnateurs tenant compte des possibilités d’évolution et des besoins actuels des personnes accompagnées. Nous étions revenus insidieusement au modèle transmissif de l’enseignement, nous étions redevenus des formateurs traditionnels, imposant leurs conceptions et leurs méthodes. Voilà un écueil redoutable dont l’existence n’émerge pas toujours de manière claire à la conscience des différents acteurs. Un écueil qui ne peut être évité, qu’en cherchant une voie médiane, toujours aléatoire dans ses résultats. Une voie à trouver entre, d’une part, donner tout le temps au temps et prendre le risque de s’enliser dans l’immobilisme et le répétitif qui conduisent à la rapide démobilisation des acteurs qui perdent le sens du projet à travers la perte du mouvement, et, d’autre part, forcer l’allure et se précipiter de façon quasi certaine dans l’échec, soit parce que l’on provoque l’essoufflement de certains partenaires ou bien
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parce que l’on fait naître l’angoisse, la fatigue et l’épuisement qui débouchent sur le désengagement de certains et le rejet agressif des autres. Les conclusions de cette journée d’évaluation ont conduit à une petite révolution dans la méthodologie de préparation des mises en situation d’apprentissage des élèves. C’est ce troisième élément significatif de l’évolution de ces enseignantes que je voudrais présenter maintenant . La petite révolution en question fut la décision de construire les situations d’apprentissage en renversant totalement la perspective lors de leur élaboration. Ainsi, au lieu de centrer la situation problème sur les savoirs qu’elles souhaitaient voir les apprenants s’approprier, leur objectif dorénavant consisterait à se demander comment les apprenants pourraient (individuellement, en petits groupes ou ensemble) engager un processus efficace de construction de ces savoirs. Ce changement de perspective plaçait les enfants au centre des préoccupations des dispositifs d’apprentissage et redonnait à la dimension multi-âge un poids et un rôle qui jusqu’à présent n’avaient pas été exploités. En effet, pour réussir ce changement de centration, il allait falloir prendre en compte les capacités réelles d’enfants aux expériences sociales diverses, de maturité et d’âges différents, et s’appuyer sur ces acteurs centraux pour engager leurs apprentissages, avec eux. Ce seraient l’interaction, le conflit sociocognitif, les confrontations de représentations et de points de vue, l’aide et la coopération entre pairs de niveaux de connaissance et de performance proches ou éloignés, qui constitueraient les points d’appui principaux des apprentissages. Le rôle et le poids des adultes dans la construction de l’apprendre diminueraient d’autant, en même temps que leur statut évoluerait progressivement vers celui d’accompagnateurs se préoccupant essentiellement d’aider des enfants différents à “ s’apprendre ” à leurs rythmes. Je ne peux pas, dans le cadre de cette présentation, détailler les procédures mises en place et expérimentées dans les mois qui suivirent cette transformation majeure de l’orientation de l’expérience. Par contre, je veux indiquer les premiers effets de ces choix méthodologiques sur les enfants. En effet, la pratique de l’observation méthodique des élèves au travail et le regard attentif porté sur leurs propres comportements d’accompagnement, conduisirent les enseignantes à s’interroger sur les effets réels d’une méthodologie d’apprentissage qui amenaient les enfants apprenants à s’autogérer et à s’apprendre mutuellement de plus en plus fréquemment. Les constats auxquels elles parvenaient, témoignaient tous d’une évolution rapide des plus jeunes élèves vers une prise en charge de jour en jour plus compétente, non seulement de leurs propres apprentissages mais aussi de ceux de leurs camarades. Cette évolution, déjà constatée mais qui s’accélérait, témoignait des effets particulièrement positifs pour ce groupe d’enfants des nouvelles stratégies mises en œuvre. Pour les autres enfants, l’évolution était aussi globalement positive mais moins massivement, moins nettement en tout cas au niveau du développement des comportements de prise en charge personnelle ou d’entraide dans les apprentissages. Certains, notamment parmi les plus âgés, régressaient même, revenant à des comportements archaïques de copiage, de mutisme dans les travaux en petits groupes, de refus d’échange et de confrontation des informations ou des résultats, se cramponnant à des routines anciennes de non communication et de refus de coopération.
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Au total, une situation à la fois très positive par les évolutions et les avancées de nombreux enfants mais qui interrogeait aussi par les ralentissements de quelques-uns. C’est ce constat qui a conduit les jeunes enseignantes à s’interroger sur le sens nouveau que prenait le projet. Ne fallait-il pas le réexaminer et le redéfinir plus clairement ? Mais sur quelles bases et pour quels nouveaux objectifs ? C’est cette interrogation de la fin de cette seconde année de l’expérience qui nous a conduits à décider de dépasser le stade de l’expérience pour nous engager dans celui de l’expérimentation, c’est-à-dire dans un projet de type recherche-action, aussi scientifiquement évalué qu’il est possible de prétendre y parvenir dans un domaine aussi subjectif que celui de la pédagogie en actes. Nous avons donc décidé de poursuivre la recherche en procédant à une évaluation longitudinale des acteurs et de leurs comportements sur les trois années à venir, c’est-à-dire sur la durée d’un cycle. Voilà pour la décision et ses raisons immédiates. Mais quelles étaient les attentes exactes des différents protagonistes? En d’autres mots, que voulions-nous évaluer exactement ? Pour quel projet précis nous mobilisions-nous sur une telle durée? Les réponses à ces interrogations étaient-elles unanimes ? Ce qui était certain de toute façon, c’est que les réponses qui seraient apportées constituaient des préalables à l’action dans la mesure où elles permettraient à chacun des décideurs concernés de s’engager sur un projet clair. Au passage, une rapide justification de l’emploi du terme “ décideurs ” à la place de celui “ d’acteurs ”. Seuls les adultes éducateurs ont ici décidé de la nouvelle orientation du projet. C’est là une des différences centrales entre un processus d’accompagnement et d’aide à l’apprentissage d’enfants élèves et l’accompagnement d’adultes dans la construction d’une progressive autogestion de leurs parcours d’apprentissage professionnels. La communication du projet aux enfants constituera une étape ultérieure essentielle qui aura pour but de leur faire prendre conscience de l’intérêt et de l’importance pour eux de cette démarche et aussi d’élaborer avec eux les modalités de leur association au projet, à leur niveau de responsabilité. Au moment où j’écris ces lignes, les intentions et les attentes réciproques des jeunes enseignantes et les nôtres sont passagèrement clarifiées. Passagèrement seulement parce qu’une approche de type recherche-action qui s’essaie à être un peu scientifique se doit d’accepter de vivre en permanence la double contrainte d’un dispositif d’évaluation précis et scientifiquement fondé et, en même temps, d’accepter, au vu des résultats, des réorientations et des transformations dont certaines peuvent remettre en cause les objectifs initiaux parce que, lorsque l’on travaille en temps réel avec des enfants apprenants, ce sont leurs réactions et leurs résultats (leurs comportements et leurs
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performances) qui doivent orienter les décisions, et, en dernier recours, primer les objectifs des adultes accompagnateurs. C’est là un des fondements déontologiques de toute recherche honnête et responsable qui se déroule en milieu scolaire et concerne des enfants et des adolescents apprenants. Revenons rapidement pour conclure sur cette évaluation longitudinale et essayons de définir les attentes précises des différents partenaires par rapport au processus qui allait être engagé. Que voulions-nous évaluer exactement ? Avec quelles intentions et pour atteindre quels objectifs ? Nous voulions essayer de mesurer le rôle joué par la dynamique multi-âge dans la construction des connaissances lorsqu’elle est encouragée à la fois par les adultes éducateurs dans leurs paroles comme dans leurs comportements et leurs actes et fortement induite par la nature des situations d’apprentissage proposées. Nous voulions mieux apprécier et essayer de mieux exploiter la dynamique de l’interaction sociocognitive entre les enfants apprenants. Nous voulions, à partir de cette meilleure compréhension des processus à l'œuvre dans cette co-construction des savoirs entre pairs, en déduire les stratégies de mise en autoapprentissage les mieux adaptées à la diversité des apprenants. Point d’orgue ! J’atteins ici le point extrême dans la présentation de cette expérience et, dans la mesure où le futur ne m’appartient pas, je conclurai en me fondant uniquement sur ce qui a effectivement eu lieu et que je viens d’exposer. Je peux témoigner que cette recherche prouve qu’il est possible de développer dès l’école élémentaire –et probablement dès l’école maternelle- une attitude responsable, dynamique et particulièrement participative des enfants apprenants par rapport à l’apprendre en général. Mais cela n’est ni nouveau, ni exceptionnel et les Pères fondateurs des méthodes actives, de DEWEY à FREINET, l’avaient déjà amplement démontré. Par contre, ce qui semble plus novateur, c’est l’approche résolument interactive de l’apprendre qui est développée ici et qui fonde la construction des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être sur des acteurs multiples, enfants et adultes, d’âges, de capacités, de niveaux de responsabilité, de mobilisation et d’expérience différents. La coopération, l’entraide, les oppositions de points de vue et de perspective, les conflits de compréhension et d’interprétation se développent ici dans un processus permanent d’interaction sociocognitive et permettent (et stimulent) une véritable co-construction commune de l’apprendre. Tous les acteurs, enfants et adultes, s’apprennent ensemble à s’aider à s’apprendre. Pour les adultes éducateurs, c’est une nouvelle manière d’être enseignants qu’ils s’essaient à imaginer et dont ils élaborent progressivement la démarche et une certaine manière de la structurer. Pour les enfants élèves, ce sont de nouvelles attitudes, de nouvelles capacités qu’ils développent à plusieurs niveaux : - vis-à-vis de leurs pairs d’abord, avec lesquels ils apprennent à s’apprendre mutuellement et à s’autogérer dans leurs cheminements dans l’apprendre ;
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- vis-à-vis des adultes ensuite, avec lesquels ils développent des relations de coopération, d’interaction et de complémentarité et non plus de dépendance, de soumission et de passivité ; - vis-à-vis des apprentissages enfin et de l’apprendre en général dont ils apprennent peu à peu à faire un projet, un vrai projet personnel, leur projet d’apprendre. Peut-on dire pour autant, malgré les apparences prometteuses de ce témoignage que cette expérience préfigure vraiment ce qui pourrait être une autre manière de concevoir et de construire L’Ecole ? Une manière qui deviendrait progressivement un véritable accompagnement ? L’honnêteté scientifique oblige à rappeler que le propre d’une expérience de ce type est sa quasi impossible transférabilité à l’identique tellement sa réussite paraît liée à l’engagement personnel de ses protagonistes. Il en est probablement de même pour celle-ci et le statut plus scientifique et apparemment plus distancié de recherche-action que nous tentons de lui conférer actuellement grâce à l’évaluation longitudinale ne changera pas cette réalité. Pour autant, cette expérience me semble pouvoir être présentée comme une piste prometteuse, un soubassement d’actions, d’activités et de principes dont on peut s’inspirer pour entreprendre la transformation progressive de la formation des futurs éducateurs en un processus “ d’auto-formation différenciée et accompagnée ”. De la même manière, le témoignage concret de la faisabilité « d’un accompagnement » d’adultes éducateurs vers l’auto-formation qu’apportent les deux exemples développés peut convaincre mais ne présente en soi rien d’exceptionnel. Accompagner de cette façon est accessible à tous ceux qui, au plan éthique, se rallient au même projet de société. Cela veut dire que ces exemples ne prennent sens et n’atteignent leurs objectifs que parce que, précisément, ils s’inscrivent dans ce projet-là. Cela veut dire aussi qu’ils représentent une évolution potentielle de la formation des enseignants à la portée de tous ceux, membres de la communauté éducative, qui souhaitent sincèrement voir L’Ecole avancer dans cette direction. Une proposition est faite ici, elle apparaît au premier regard irréaliste si l’on n’accepte pas de changer, préalablement, ses représentations des potentialités, des rôles et des responsabilités réciproques des acteurs principaux de L’Ecole. Pour moi, ce nécessaire changement commence par la transformation, dans le sens que je propose, de l’actuelle formation des enseignants. Dans un avenir que j’espère le plus proche possible, les futurs éducateurs devront être formés non plus dans une pédagogie du modèle mais dans le cadre d’un processus d’accompagnement. Au cours de cette « aventure » personnelle et professionnelle, ils apprendront à “ s’apprendre ” pour devenir capables ensuite d’aider des enfants et des adolescents à « s’apprendre » à leurs rythmes et à prendre à ce point plaisir à la quête partagée du savoir qu’ils souhaiteront, leur vie durant, rester des « s’apprenants ». S’il ne fallait tirer qu’un seul et ultime enseignement des deux exemples présentés, il me semble que je choisirais d’affirmer, de façon résolument optimiste certes, que la démonstration est ici partiellement faite qu’il est possible désormais d’imaginer la mise en
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œuvre rapide, avec des enseignants volontaires –et ils seront probablement nombreux à l’êtred’une autre voie pour la formation des futurs éducateurs. Une voie qui se rapprocherait progressivement de cet « auto-apprentissage différencié et accompagné » dont j’ai essayé de montrer tout l’intérêt autant pour les adultes futurs enseignants que pour les enfants et les adolescents apprenants, leurs futurs élèves. Je crois que la survie de nos sociétés démocratiques passe en grande partie par la capacité de ces adultes, futurs éducateurs, à rendre L’Ecole toujours plus accueillante et accessible au plus grand nombre des enfants et des adolescents qui viennent à elle. Si cette Ecole reste, dans sa réalité profonde, la propriété du plus petit nombre comme elle l’est aujourd’hui, si elle ne s’ouvre pas résolument à tous en se donnant, grâce à une formation adaptée des acteurs principaux que sont les enseignants, les vrais moyens de cette ouverture acculturante, alors j’ai le pressentiment que nos fragiles démocraties seront en grand danger d’asservissement d’abord, de disparition rapide ensuite.
CONCLUSION
Je voudrais dans cette conclusion, exprimer au lecteur, et m’en excuser auprès de lui, le sentiment d’inachevé qui m’emplit à la relecture de ce que je croyais être l’expression claire, argumentée et convaincante d’une réflexion approfondie et, par certains aspects, un point de vue nouveau, une mise en perspective innovante de la formation des enseignants. Formation comprise et présentée dans une démarche et avec une visée profondément différentes de celles actuellement dominantes en France. Je veux dire une formation qui n’est pas un processus en soi, fonctionnant selon sa dynamique et avec ses objectifs propres et aveugle, par conséquent, à ses véritables destinataires, les élèves. Mais, au contraire, une formation qui constitue le socle expérimental et le processus d’accompagnement de l’apprentissage par des adultes d’une façon différente d’aider les élèves à « s’apprendre » et de les « accompagner » tous dans la difficile appropriation des savoirs de L’Ecole. J’ai l’impression à cette relecture d’avoir pas mal détruit et jeté l’anathème sur de l’existant qui peut-être convenait mieux à notre temps et à nos structures mentales que je ne le croyais. Or, mes intentions n’ont jamais été ni malveillantes vis-à-vis des enseignants, ni systématiquement destructrices des structures de formation existantes. Je n’ai jamais eu l’intention de dénigrer les enseignants, à quelque niveau de responsabilité qu’ils soient et dans quelque structure qu’ils exercent. Je sais trop qu’ils sont le plus souvent les victimes involontaires, et pour nombre d’entre eux inconscientes, d’un système qui les dépasse et limite leur marge d’initiative et leurs possibilités d’agir dans le sens qu’ils souhaiteraient. Encore faut-il préciser aussitôt que ceux qui ont la ferme volonté d’agir savent se mobiliser, s’unir et se donner les moyens de construire les réponses qui leur paraissent mieux adaptées
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aux difficultés de leurs élèves. Ceux-là savent, sans qu’on ait eu besoin de le leur suggérer, utiliser pleinement et judicieusement les vastes et nombreux espaces de liberté et d’initiative de l’institution. Qu’on ne se méprenne pas cependant, si je prends de la distance et si je reconnais une certaine âpreté de mon propos, je ne me livre pas pour autant ici à une quelconque palinodie, à une forme de rétractation de mes mises en accusation de certains aspects du système scolaire et de la formation des enseignants. Je maintiens en totalité le constat de la domination de la méthodologie traditionnelle en pédagogie et dans tout le système éducatif français en général. Cette forme de pensée archaïque et conformiste qui conduit la quasi majorité des enseignants à se cramponner, peut-être malgré eux parfois, malgré ce à quoi ils croient le plus profondément souvent, malgré leurs convictions philosophiques pour la plupart, et en totale contradiction avec l’éthique professionnelle qu’ils affichent et qu’ils défendent à l’extérieur de l’institution scolaire, à continuer à enseigner les enfants et les adolescents à l’aide des trois instruments les plus caractéristiques de la méthode traditionnelle – étrangement semblable au demeurant à celle bien connue et toujours actuelle de gavage des palmipèdes gras- la louche, l’entonnoir et le pilon ! A ces instruments barbares, ignorants de la personne, totalement étrangers à l’idée même de trajectoires individuelles et différenciées, j’ose préférer « l’accompagnement » humain et humaniste, modulé en fonction des projets individuels, « l’erreur », « l’approximation », « le respect des rythmes d’apprentissage » à tous âges et en toutes circonstances, « le cheminement individuel ou par groupe », qu’accompagnent des formateurs qui ne se vivent pas comme des modèles dépositaires du vrai et unique Savoir, mais comme eux-mêmes en formation, en co-formation, comme des « s’apprenants ». Je préfère l’utopie créatrice d’un espace d’expression personnelle, libre et progressive, favorisant la formulation de besoins clairement identifiés, de potentialités et de manques nettement ressentis, et par rapport auxquels, les apprenants se mobilisent pleinement dans l’apprendre parce qu’ils savent qu’ils seront pris en compte et qu’ils seront accompagnés dans leurs efforts pour « s’apprendre ». Je préfère une formation des personnes à Etre à une formation des personnes à Reproduire.
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POSTFACE « S’ACCOMPAGNER POUR S’AIDER A S’APPRENDRE » Tel est le titre que j’aurais voulu donner à cet ouvrage si j’avais pu construire au moins les prémices d’une formation des futurs enseignants qui permette d’espérer que cette voie-là s’entrouvait. Mais cela n’a pas été le cas parce qu’un butoir institutionnel, inamovible, pur produit des méthodes traditionnelles, persiste au niveau du recrutement. Il faudrait pour que la formation des enseignants évolue significativement en France, une véritable révolution dans le processus de recrutement. Il faudrait que les concours ne soient passés qu’après une période probatoire d’au moins une année, idéalement de deux, pendant laquelle le futur enseignant ferait l’expérience que je propose de « l’auto-apprentissage différencié et accompagné » de son possible futur métier. Il y apprendrait à s’apprendre et à aider des enfants tous différents à s’apprendre à leurs rythmes. L’essentiel des concours ne serait plus limité à l’évaluation de la maîtrise de savoirs didactiques et théoriques mais comporterait une partie propédeutique prééminente de « pratique professionnelle » qui permettrait au futur enseignant de témoigner, en situation, de ses acquis réels dans le domaine de l’accompagnement des élèves dans le « s’apprendre ».
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Conçu de cette façon, le recrutement des futurs enseignants ne sélectionnerait pas, quasi exclusivement, les anciens meilleurs élèves dont les qualités scolaires sont indéniables comme le sont aussi leurs capacités d’apprentissage, de mémorisation et de restitution des savoirs théoriques. Malheureusement, ces excellentes recrues selon les critères actuels de sélection, ne sont pas toujours capables de transférer dans la réalité des classes, si diverse et parfois totalement étrangère à leurs habitudes de travail et à leurs représentations de L’Ecole, ces savoirs en les adaptant à la multiplicité des élèves. Les anciens bons et très bons élèves que sont la majorité des enseignants, peuvent-ils voir et comprendre les élèves en difficulté qui traînent, s’ennuient et, en réaction, deviennent hostiles à L’Ecole avant de l’être à la société ? Ces élèves ne constituent-ils pas pour ces enseignants, dès leurs premiers essais professionnels, des sources quotidiennes d’angoisse, voire de répulsion parce qu’ils sont trop différents, qu’ils ne les comprennent pas et, ne leur trouvant aucune excuse, progressivement les rejettent, les rendant totalement responsables de leurs difficultés scolaires ? Voilà pourquoi, il faut des enseignants qui accompagnent les élèves et non qui les enseignent. Voilà pourquoi, il faut des enseignants qui ont appris longuement, humblement, dans un cheminement personnel « accompagné », ce nouveau métier. Voilà pourquoi, il faut des enseignants qui ont rencontré eux aussi des difficultés pour apprendre, pour s’apprendre. Voilà pourquoi, il faut recruter des enseignants qui aient fait l’expérience parfois douloureuse des obstacles de l’apprendre. Des enseignants qui puissent comprendre que des élèves n’aient pas envie d’apprendre, au jour et à l’heure dits, et qui acceptent néanmoins de continuer à les aider. Des enseignants qui soient capables d’accompagner ces élèves-là jusqu’à ce que leur désir d’apprendre renaisse, peut-être, probablement, ailleurs, dans un autre champ, dans un autre environnement, avec de nouvelles stimulations. Quand y aura-t-il aussi dans l’enseignement, à tous les niveaux de la scolarité, des enseignants « accompagnateurs » dont on puisse dire qu’ils ont été des élèves en difficulté, peut-être même, pourquoi pas, d’anciens « mauvais élèves » ? Quand pourrai-je donner ce titre, si beau et si porteur d’espoir, à un ouvrage ?
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