Pierre Michel, "les Combats D'octave Mirbeau"

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  • Words: 115,230
  • Pages: 220
PIERRE MICHEL

LES COMBATS D’OCTAVE MIRBEAU

Annales Littéraires de l’Université de Besançon

1995

À Janie

AVANT - PROPOS "Le plus grand écrivain français contemporain, et celui qui représente le mieux le génie séculaire de la France." Léon Tolstoï, Mercure de France, 1903 Depuis cinq ans, la connaissance de la vie et de l'œuvre d'Octave Mirbeau a été considérablement transfigurée par une multiplicité de découvertes et de publications. La première et monumentale biographie d'Octave Mirbeau, l'imprécateur au cœur fidèle, qui repose sur une vaste documentation inexplorée, notamment sa Correspondance générale (en cours d'édition) a permis de le libérer de la gangue de ragots malveillants, d'anecdotes controuvées, de jugements à l'emporte-pièce et d'étiquettes réductrices. L'édition critique de nombre de textes inédits, et même d'œuvres complètement insoupçonnées, a fait apparaître qu'on ne connaissait jusqu'alors que la partie émergée de l'iceberg mirbellien, et que les neuf dixièmes de sa production dormaient dans les collections de périodiques de l'époque ou dans une multitude d'archives publiques et privées, ou encore étaient camouflés par des signatures d'emprunt. De cet incroyable ensemble de matériaux nouveaux, une grande partie a déjà été publiée par nos soins (avec la collaboration de Jean-François Nivet pour une quinzaine de volumes) : Contes cruels, Combats politiques, Notes sur l'art, L'Affaire Dreyfus, Dans le ciel, Combats pour l'enfant, Lettres de l'Inde, Paris déshabillé, Sur la statue de Zola, La Mort de Balzac, Sac au dos, Combats esthétiques, Chroniques musicales, Lettres à Alfred Bansard des Bois, Lettres à Emile Zola, Lettres à Alfred Jarry, Correspondance avec Rodin, Correspondance avec Monet, Correspondance avec Pissarro, Correspondance avec Raffaëlli, Correspondance avec Jean Grave, Petits poèmes parisiens, L'Amour de la femme vénale, Chroniques du Diable... Pour chaque volume, des introductions et des notes ont fourni aux lecteurs les informations indispensables et ont proposé diverses analyses de tel ou tel aspect de l'œuvre et de la pensée de Mirbeau, notamment sur son itinéraire politique et ses idées esthétiques et littéraires. Ce travail de publication va se poursuivre, avec l'édition critique d'un certain nombre de romans "nègres", de son Théâtre, non réédité depuis près de soixante ans, de la totalité de son œuvre romanesque signée de son nom, de ses Combats littéraires, des articles de critiques parus sous pseudonyme, de huit volumes de Correspondance générale, ainsi que d'une anthologie de ses chroniques d'ethnographie parisienne. Sera ainsi exaucé le vœu de Lucien Descaves, formulé en 1936 lors de la publication des œuvres de Mirbeau, abusivement qualifiées de "complètes" : "Le jour viendra, j'en suis sûr, où ses œuvres complètes le seront réellement par l'addition d'un certain nombre d'articles choisis pour attester, non seulement sa virulence, mais aussi sa clairvoyance et son aide aux idées, aux œuvres et aux hommes qui ont de la peine à percer" (1). Parallèlement, j'ai organisé sur Octave Mirbeau deux colloques internationaux et pluridisciplinaires qui ont permis la confrontation de chercheurs venus d'horizons

différents, mis en lumière son rôle historique, et facilité sa reconnaissance, bien tardive, par sa Normandie natale et par l'université française : l'un au Prieuré Saint-Michel de Crouttes (Orne), en juin 1991, et l'autre dans le cadre de l'Université d'Angers, en septembre 1991. Cinquante-et-une contributions nouvelles, recueillies dans les Actes des deux colloques, sont venues enrichir notre connaissance du grand écrivain trop longtemps méconnu. Une Société Octave Mirbeau s'est constituée en novembre 1993 et va publier des Cahiers Octave Mirbeau et constituer un Fonds Mirbeau à la Bibliothèque Universitaire d'Angers. Enfin, une multitude d'articles et de communications à divers autres colloques m'ont permis de compléter ce tour d'horizon et d'apporter de nouvelles analyses des engagements et de la création littéraire de Mirbeau. Dès lors, on est mieux à même de comprendre l'ampleur et la diversité de son œuvre, la richesse fascinante d'un homme exceptionnel, la cohérence et l'efficacité de ses grands combats, et l'importance, parfois décisive, du rôle qu'il a joué, non seulement dans l'histoire du journalisme, du roman et du théâtre, mais aussi dans l'histoire de l'art et dans l'histoire politique et sociale de la Belle Époque. Malheureusement, ce vaste ensemble de textes (œuvres de Mirbeau, préfaces, articles et communications) se trouve dispersé dans une foule de volumes et de revues qui ne sont pas aisément accessibles au lecteur non spécialisé et qui ne le seront pas avant l'achèvement et l'ouverture du Fonds Mirbeau. Aussi ai-je jugé utile de lui proposer une brève synthèse - qui n'a jamais été tentée - de tout ce qui concerne notre héros, en même temps que de faire le point sur l'état actuel de la "mirbeaulogie", science récente, certes, mais qui, au fil des années, et par une succession de découvertes, de mises au point, d'analyses décapantes et d'infléchissements, n'a cessé de s'approfondir et de prendre de l'ampleur. Cette synthèse, je l'intitule Combats d'Octave Mirbeau, parce que, aux yeux d'un lecteur de Darwin comme lui, la lutte, indispensable à toute vie, et sans laquelle il n'y aurait que de la mort, a été le moteur de tous ses engagements et de toute sa création. J'ai donc étudié successivement les combats qu'il a dû mener contre lui-même, les combats douteux d'un prolétaire des lettres obligé de prostituer sa plume, le combat contre le néant d'un révolté métaphysique confronté à ce "crime" qu'est l'univers, les luttes pour la justice sociale, pour un art vivant, pour un roman rénové, pour un théâtre nouveau, et, pour finir, le combat contre les mots. Il va de soi que, pour Mirbeau comme pour Zola, tout est lié, que les batailles politiques, esthétiques et littéraires sont indissociables, et que toutes s'enracinent dans la même vision du monde et des hommes. C'est donc uniquement par souci de clarté que, pour les besoins de leur présentation, nous avons été amené à les étudier séparément, au risque de quelques redites. Il est clair qu'une synthèse aussi rapide n'a ni la présomption d'être exhaustive - il a bien fallu trier dans une matière immense, sous peine d'être submergé - , ni l'outrecuidance de dispenser de la lecture, irremplaçable, de l'œuvre même de Mirbeau, à laquelle au contraire elle invite de façon pressante. Les notes permettront donc aux lecteurs curieux d'en savoir plus de se reporter aux textes cités ; une chronologie facilitera le recadrage des

œuvres et des idées évoquées dans la vie de Mirbeau et dans son temps ; enfin une bibliographie est destinée à tous ceux, et notamment aux universitaires, qui souhaiteraient poursuivre leurs investigations. P. M. 1. Lucien Descaves, "Œuvres complètes d'Octave Mirbeau", Le Journal, 4 octobre 1936.

INTRODUCTION UN MODERNE : OCTAVE MIRBEAU "Je n'ai pas pris mon parti de la méchanceté et de la laideur des hommes. J'enrage de les voir persévérer dans leurs erreurs monstrueuses, se complaire à leurs cruautés raffinées. Et je le dis." Octave Mirbeau, Comoedia, 25 février 1910 "Il poursuivit également, et avec la même générosité foncière, l'injustice sociale et l'injustice esthétique." Remy de Gourmont, Promenades littéraires, 1904 "C'est parce qu'il était un tendre qu'il fut très vite un révolté". Paul Desanges, "Octave Mirbeau", Clarté, 1913 De tous les grands écrivains français, Octave Mirbeau est certainement l'un de ceux qui ont été, et sont encore aujourd'hui, le plus méconnus, tant par l'université française que par le grand public. Après avoir, de son vivant, joué un rôle éminent dans l'histoire de la presse, de la littérature, du théâtre et des beaux-arts, ainsi que dans les luttes politiques et

sociales de la Belle Époque, après avoir suscité l'admiration et la reconnaissance des cœurs artistes et des assoiffés de justice, il a sombré, après sa mort, en février 1917, sinon dans l'oubli - car il a toujours conservé ses fidèles, et plusieurs de ses œuvres n'ont pas cessé d'être rééditées - , du moins dans une espèce d'injuste purgatoire, d'où il commence seulement à émerger. Les raisons en sont multiples, et nous les avons analysées par ailleurs (1) : brouillage de son image par l'ignominieux "faux patriotique" perpétré à l'instigation d'une veuve abusive, soucieuse de se réhabiliter, aux yeux des "bien pensants", par une éclatante trahison posthume (2) ; incompréhension des historiens de la littérature, aveuglés par des étiquetages absurdes, et qui, contre toute évidence, ont prétendu ranger Mirbeau parmi les naturalistes, quittes à préciser, sans se soucier de la contradiction, "tendance frénétique" ; et surtout, vengeance post mortem de tous ceux, et ils sont nombreux, qu'il a fait, pendant plus de trente ans, trembler de sa voix d'imprécateur et de prophète (3), et qui ont tâché de désamorcer son message subversif en crachant leur venin sur un homme et un écrivain qui avait le grand tort à leurs yeux d'avoir exercé un véritable magistère moral et esthétique : - Sur l'homme, en le présentant comme un "excité", un "excessif", un "palinodiste", un "incohérent", quand ce n'est pas un obsédé sexuel et un proxénète vivant des charmes de son épouse, une ancienne horizontale (4). - Sur l'écrivain, en affectant de ne le considérer que comme un auteur de second rayon, en le classant parmi les petits naturalistes aux côtés d'Henri Céard et de Paul Alexis, en ne voyant en lui qu'un "déformateur du réel", un caricaturiste doté de verres grossissants et enlaidissants, quand ce n'est pas un pornographe se vautrant dans les "cochonneries". L'ambigu succès de ventes du Journal d'une femme de chambre et du Jardin des supplices, auxquels la plupart des lecteurs cultivés réduisent son œuvre, est à cet égard symptomatique et lourd de contre- sens. Or, si Mirbeau a tant scandalisé les "bien pensants", les puissants de son temps, et aussi toutes les "larves humaines" dont il a peuplé ses contes et ses romans et qui, par leur stupidité et leur veulerie, se font les complices des crimes et des abus des dominants, c'est parce qu'il n'a jamais pris son parti des injustices et des monstruosités dont ils se rendent coupables et dont, à force d'habitude, ils n'ont même plus conscience. Il n'a cessé de se scandaliser, et, partant, de faire scandale : on le lui a fait payer au prix fort. Circonstance aggravante : au lieu de pousser ses cris de colère et ses coups de gueule dans le ghetto culturel des petites revues, des théâtres pour initiés et des éditeurs marginaux, il a lancé ses bombes dans les plus grands journaux de l'époque, dans des romans à large diffusion, et sur les théâtres les plus huppés de l'époque, à travers toute l'Europe... Anarchiste impénitent, il était aussi riche, honoré et écouté... et par conséquent d'autant plus dangereux pour le désordre établi ! Rien à voir avec le stéréotype de l'artiste maudit, à qui l'on est prêt à tout pardonner, du moment qu'il vit obscur et meurt ignoré de tous. Si l'on assiste actuellement à un retour à Mirbeau, il serait erroné d'y voir un effet de mode, et la nostalgie d'une mythique "Belle Époque" vers laquelle se tournent tant de

regards, à l'approche de notre fin de siècle, mais qu'il n'a précisément jamais cessé de stigmatiser. Si Mirbeau est redécouvert et suscite tant de passions, ce n'est pas seulement, non plus, parce que justice a été faite de tous les ragots malveillants et de toutes les étiquettes infamantes, accumulés à dessein pour salir son image et discréditer ses combats. Et ce n'est pas seulement non plus parce que les historiens de l'art, les premiers, les historiens de la Troisième République ensuite, et, avec un temps de retard, les historiens de la littérature, ont fini par prendre conscience de son importance historique. C'est aussi, et surtout, parce qu'un nombre croissant de lecteurs sans œillères ni partis pris - ceux que Mirbeau appelait des "âmes naives" - ont découvert dans son œuvre, abondante, multiforme, méconnue, insoupçonnée même pour la plus grande partie, des valeurs et des principes, exprimés avec constance et avec une incomparable force de suggestion, et dont l'absence aujourd'hui se fait cruellement sentir, à une époque où le fric, plus que jamais, est le roi incontesté de notre société "libérale", et où, derrière le mot galvaudé de "communication", se camoufle une sournoise entreprise de décervelage et d'abêtissement programmés. Bref, le message de Mirbeau n'a rien perdu de son impact, et les multiples combats qu'il n'a cessé de mener pendant un demi-siècle, avec une efficacité redoutée des uns et admirée des autres, n'ont, hélas! rien perdu de leur actualité. Au moment où les idéologies sont démonétisées ; où les politiciens de tout poil - ceux que Mirbeau qualifiait de "mauvais bergers" - sont complètement discrédités ; où le libéralisme économique, qui ne connaît plus de frein à son développement tentaculaire, apporte tous les jours de nouvelles preuves de sa nocivité criminelle ; où la nature est saccagée au nom du productivisme et de la course aux profits ; où le mercantilisme triomphe sans vergogne et exhibe complaisamment les tares hideuses que Mirbeau vilipendait déjà, il y a plus d'un siècle ; où la barbarie, le racisme, l'antisémitisme, et le fanatisme religieux et "patriotique" parlent haut et fort, réclament leurs "droits", triomphent peu ou prou sur la plus grande partie du globe et commencent à contaminer de nouveau la vieille Europe, que l'on croyait pourtant définitivement vaccinée ; où les principes des Lumières sont remisés au magasin des accessoires, et où les droits de l'homme, vulgaire chiffon de papier, sont impunément foulés aux pieds, y compris dans nos pseudo-"démocraties", il est plus que temps de se replonger dans une œuvre qui nous révèle sans ambages les hommes et les institutions tels qu'ils sont vraiment, dans toute leur horreur méduséenne (5), et qui nous invite courageusement, mais sans illusions, à œuvrer pour "augmenter la somme de bonheur possible parmi les hommes" (6), en nous ralliant à des valeurs, éthiques et esthétiques, le Vrai, le Beau et le Juste, sans lesquelles la vie sur terre n'est plus que malentendus, crimes, folies et barbaries. Il convient donc de prendre une juste mesure des grands combats d'Octave Mirbeau, et de chercher dans son œuvre, non seulement une jouissance esthétique - ce qui est déjà énorme - , mais aussi des leçons. Non pas, certes, des réponses toutes faites et des dogmes rassurants et pernicieux, car il pose plus de questions qu'il n'apporte de solutions et révèle plus de contradictions qu'il ne propose de croyances sécurisantes. Mais une leçon de lucidité, une leçon de modestie, une leçon de dignité, une leçon de courage, une leçon de générosité. C'est nécessaire, sinon suffisant, pour redonner goût à la vie et à l'action, pour restaurer le prestige de l'engagement, et pour donner envie de se battre pour des valeurs et

des idéaux, certes passés de mode, mais qui n'en sont pas moins des impératifs catégoriques pour toutes les âmes d'élite auxquelles s'adressait, il y a un siècle, notre "imprécateur au cœur fidèle" (7). NOTES 1. Voir la préface d'Octave Mirbeau, l'imprécateur au cœur fidèle, biographie, par Pierre Michel et JeanFrançois Nivet, Librairie Séguier, 1990, pp. 11-13. 2. Sur le faux "Testament politique" de Mirbeau, concocté par Gustave Hervé, voir le chapitre XXIV de notre biographie de Mirbeau (pp. 920-922). Le texte en est reproduit en appendice de notre édition critique des Combats politiques de Mirbeau, Librairie Séguier, 1990 (pp. 266-268). 3. C'est Guillaume Apollinaire qui voyait en Mirbeau "le seul prophète de ce temps" (dédicace de L'Hérésiarque, 1913, signalée dans le catalogue de la vente de la bibliothèque de Mirbeau, 1919). 4. Sur cette ancienne actrice et horizontale, voir la monographie de Pierre Michel, Alice Regnault, épouse Mirbeau, À l'Écart, Alluyes, 1993. 5. Voir Claude Herzfeld, La Figure de Méduse dans l'œuvre d'Octave Mirbeau, Nizet, 1992. 6. Cf. les Combats pour l'enfant, d'Octave Mirbeau, édités par Pierre Michel, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990, p.187. La formule de Mirbeau est le corollaire de celle de Camus dans La Peste : "diminuer arithmétiquement la douleur du monde". Albert Camus se situe dans le droit fil des combats d'Octave Mirbeau. Lui aussi a connu, après sa mort, et pour les mêmes raisons, une traversée du désert. 7. L'expression est de Jean Vigile, dans une série d'articles du Perche, les 17, 24 et 31 juillet 1981. Nous la lui avons empruntée pour servir de sous-titre à notre biographie d'Octave Mirbeau. Nous remercions bien vivement Jean Vigile de nous y avoir autorisés.

CHAPITRE I LES CONTRADICTIONS D ' UN HOMME OU "L'ARDENTE LUTTE CONTRE SOI-MÊME" ..."un ennemi qui m'a toujours renversé : moi-même." Octave Mirbeau, lettre à Alfred Bansard des Bois, 1870 ..."une vie frénétique de luttes pour un impossible idéal." Georges Rodenbach, L'Élite, 1899, p. 152 "Sous la verve outrée ou rauque de Mirbeau vit une âme aimante et tendre. Sous ce fracas de carnage, de fureur et de luxure, se cache un grand fond de tristesse et d'amour." Léon Blum, Nouvelles conversations de Goethe avec Eckermann, 1901 UN ÊTRE DÉCHIRÉ Le 19 juillet 1870, alors qu'il vient de perdre sa mère - "elle est morte de nous", précise-t-il avec un étreignant sentiment de culpabilité - Octave Mirbeau, alors âgé de vingt-deux ans, écrit à son confident Alfred Bansard des Bois : "C'est une vie nouvelle pour moi, mon bien cher ami, et j'aurai bien des luttes à soutenir contre un ennemi qui m'a toujours renversé : moi-même" (1). Intéressant aveu de sa double nature et de ses déchirements intérieurs, qui perdureront toute sa vie. Le premier combat qu'il va devoir mener, c'est contre lui-même. C'est aussi, paradoxalement, le plus difficile, et c'est probablement le seul qu'il ne soit jamais parvenu à remporter. Son "ennemi intime", véritable cinquième colonne tapie au cœur de la citadelle assiégée par une société darwinienne, ne cessera plus de lui faire des misères et de le "renverser" à tout propos. En dépit de l'intensité de ses joies esthétiques, de son culte rendu à l'amitié de ses "dieux", de son amour passionné pour la nature en général, et de sa "religion pour les fleurs" (2) en particulier - qu'il appelait "ses amies violentes et silencieuses" - ; et aussi, malgré sa richesse, venue sur le tard, malgré ses succès littéraires, malgré la reconnaissance des "cœurs artistes", malgré son prestige à l'échelle de l'Europe, Mirbeau est un homme meurtri, un "névrosé", un "neurasthénique" (3), à l'équilibre toujours menacé, et qui, bien souvent, songera à la mort comme à l'unique consolatrice : "Pourquoi redouter le néant ? Pourquoi craindre ce que nous avons déjà été ? Partout la mort est là qui nous guette. [...] N'est-ce point elle qui est la vraie liberté et la paix définitive ?" (4) Le moment venu, il saura l'accueillir avec sérénité, l'ayant de longue date

"jugée enviable et sans prix" (5). Il y a plusieurs approches possibles pour rendre compte de la dualité du jeune Octave, qui se perpétuera pendant toute sa vie. SPLEEN On peut y voir, tout d'abord, une illustration du spleen baudelairien. L'homme, "en proie aux longs ennuis", est en permanence déchiré entre deux "postulations" simultanées. L'une vers le haut, vers le monde des Idées, vers "l'azur" : soif d'idéal, quête d'absolu, rêve d'une utopie sociale, aspiration à une amitié parfaite, qui résiste au temps, et à un amour éthéré, qui survive aux déceptions de la chair et aux ravages de la passion. L'autre vers le bas, vers le monde de la matière, des sens, du sexe, et, par conséquent, de la mort, qui lui est consubstantiellement liée. De fait, le jeune Mirbeau, tel qu'il apparaît à travers ses lettres de jeunesse, a subi de plein fouet l'influence de Baudelaire - particulièrement sensible dans ses Petits poèmes parisiens (6), dans sa conception du "plaisir", et aussi dans son esthétique (7). Il ne cesse d'osciller entre deux pôles : le pôle positif, constitué par des valeurs immuables auxquelles il restera fidèle toute sa vie, et qui baliseront ses engagements politiques, littéraires et artistiques (le Vrai, le Beau, le Juste) ; et le pôle négatif, constitué de pulsions sexuelles mal contrôlées et de phantasmes inquiétants, où, sous le poids des conditionnements socioculturels de son éducation chez les jésuites et de son milieu d'origine - petite bourgeoisie de province - , il s'obstine à ne voir que des "cochonneries" : "Dans ma jeunesse, j'ai toujours dompté ma nature... oui, oh! oui ! c'est de la saleté", confiera-t-il, sur le tard, à son voisin, le jeune écrivain égyptien Albert Adès (8). L'incarnation littéraire la plus frappante de ces déchirements entre les besoins des sens et les aspirations de l'esprit, ce sera l'abbé Jules, victime de "perpétuelles disproportions entre les rêves de l'intelligence et les appétits de la chair" (9). C'est précisément de ce personnage fascinant et pathétique que Mirbeau dira : "Je lui ressemblais, cela m'a permis de le comprendre mieux" (10). Ce "douloureux camarade", selon le mot de Mallarmé (11), souvent cité par Mirbeau, qui admire cette belle formule, a donné à Maupassant "la notion précise de ce qu'est un damné" (12). Octave lui aussi devait se sentir "damné". Non pas par quelque dieu sadique attaché à piéger ses créatures, "embusqué dans les cimetières", et ricanant et grimaçant à chaque nouvelle prise, comme il arrivera à Maupassant, précisément, de se l'imaginer, histoire de se défouler en l'injuriant. Mais parce qu'il s'est bien souvent senti incapable de résister aux "appels de la bête" : c'est ainsi que, à en croire Edmond de Goncourt, il aurait "mis en lambeaux le charmant petit chien de sa maîtresse", Judith (13), comme Jean Mintié celui de l'infidèle Juliette Roux, dans Le Calvaire. "Damné" également dans ses relations teintées de masochisme, d'abord avec Judith Vimmer (14), ensuite avec Alice Regnault, qui lui ont, toutes deux, fait gravir les marches

d'un crucifiant "calvaire". L'une pendant près de quatre ans, de 1880 à l'hiver 1884, et il va transmuer sa douloureuse expérience dans le premier roman paru sous son nom en 1886 ; l'autre tout le restant de sa vie, avec un paroxysme lors de la très grave crise conjugale qu'il a traversée entre 1890 et 1895, mais dont les prodromes remontent au lendemain même de son mariage, en mai 1887 (15). Ne publie-t-il pas, peu après la légalisation de son union avec Alice - en catimini, tant il en a honte - un conte cruel au titre d'une ironie amère, "Vers le bonheur", où un jeune marié découvre avec désespoir qu'un "abîme" infranchissable sépare à tout jamais les deux sexes, et que seule "la souffrance", peut-être, pourrait à l'occasion permettre de "rapprocher l'homme de la femme" (16) ? À l'automne 1894, son angoisse sera si insupportable qu'il ne verra d'issue que dans la folie (il s'imagine alors dans une petite voiture, sous les ombrages d'une maison de santé), ou dans l'anéantissement libérateur. En fait, il va l'exorciser pour un temps par la création littéraire : il se venge de sa despotique épouse en lançant contre elle un implacable réquisitoire, Mémoires pour un avocat, histoire d'un asservissement conjugal (17). "Damné" encore, parce que, dans sa soif d'absolu, ce "Don Juan de tout l'Idéal", selon le mot de son ami Georges Rodenbach, qui l'a si bien compris (18), ne pouvait qu'être "condamné" à de perpétuelles désillusions. La cruauté de ses déceptions est proportionnelle à l'ampleur de ses ferveurs et de ses espérances. C'est pour avoir trop aimé les hommes et trop attendu d'eux en retour qu'il a été de plus en plus porté vers la misanthropie : "Sa haine ne provient que de trop d'amour", constate justement l'auteur de Bruges la morte (19). Et sa propre cruauté n'est que l'envers de ses enthousiasmes déçus : Émile Zola (20), Paul Bourget et Jean-François Raffaëlli (21), par exemple, en ont fait les frais. ROUSSEAUISME Une deuxième approche, non moins classique, où le freudisme ferait bon ménage avec le rousseauisme, insisterait, à l'instar de l'abbé Jules lui-même, sur le conflit nature culture, et sur le rôle aliénant, compressif, mutilant, des conditionnements et des interdits sociaux en général, et des tabous sexuels en particulier : "Dès que j'ai pu articuler un son, on m'a bourré le cerveau d'idées absurdes, le cœur de sentiments surhumains. J'avais des organes, et l'on m'a fait comprendre, en grec, en latin, en français, qu'il est honteux de s'en servir... On a déformé les fonctions de mon intelligence comme celles de mon corps, et, à la place de l'homme naturel, instinctif, gonflé de vie, on a substitué l'artificiel fantoche, la mécanique poupée de civilisation, soufflée d'idéal" (22). Parlant pour son propre compte, Mirbeau abondera dans le sens de son double, le 29 juin 1888, en opposant "les tendances primitives et les naturels instincts" dont "chaque individu" est porteur, aux déformations, aux "hâtes", aux "fièvres", aux "névroses", aux "vices" et aux "mille besoins factices" sécrétés par la prétendue "civilisation" (23). Pour Mirbeau, en effet, ce que l'on appelle, par antiphrase, "l'éducation", n'est jamais, en réalité, que "le meurtre d'une âme d'enfant" (c'est le sujet de Sébastien Roch) (24). Après s'être vu "infliger la vie" - selon l'expression de Chateaubriand - , et avant d'être livré en pâture à l'omnipotence de l'Armée et du Capital, l'enfant est en effet

condamné à subir l'empreinte indélébile de la sainte trinité : - La famille, lieu d'enfermements, d'intérêts sordides et de haines irréconciliables, n'est qu'un étouffoir, où l'on comprime le génie balbutiant de l'enfant et où on l'enduit d'une "crasse corrosive de préjugés" (25). Il y est exposé en permanence à "une des plus ravalantes oppressions de la vie : l'autorité paternelle" (26). L'objectif de la société est en effet, grâce au "coup de pouce du père imbécile", de "contenir l'homme dans un état d'imbécillité complète et de complète servitude" (27). Certes, tous les parents ne sont pas des tortionnaires, et nombre d'entre eux sont animés de ces bonnes intentions dont l'enfer est pavé et sont persuadés d'agir dans l'intérêt de leur progéniture. Mais ils seraient bien en peine de lui donner ce qu'eux-mêmes n'ont pas reçu, au cours de leurs années de dressage ; et ce qu'ils transmettent, de génération en génération, c'est le "legs fatal" des idées toutes faites et des réflexes conditionnés. Nous y reviendrons au chapitre IV. - L'école est un microcosme totalitaire où se poursuit, à grand renfort de bourrage de crâne et de punitions mortifiantes, l'aliénation des "pauvres potaches" (28). - L'Église catholique, et, plus généralement, les religions constituées, distillent un poison mortel pour l'esprit, et leur ineffaçable "empreinte" - selon l'expression d'Édouard Estaunié - inspire le dégoût du sexe, le mépris du bonheur, considéré comme vulgaire, et le besoin morbide de l'expiation. Voir notamment L'Écuyère (1882) et L'Abbé Jules (1888). Bref, la "civilisation", loin de faciliter l'épanouissement des potentialités de chacun, comme le croient naïvement les scientistes et les panégyristes du "progrès", l'enfonce au contraire, toujours plus profondément, dans une névrose inguérissable (29). Ainsi, les héros des romans de notre écorché vif seront-ils, comme leur créateur, "emprisonnés dans la vie". Mais, à la différence des "larves humaines" qui peuplent ses contes cruels, "ils ne se résignent pas à ce qu'est l'existence dans l'état actuel des sociétés" : "Ils se refusent à être des créatures de civilisation et veulent être quand même, malgré tous et tout, des êtres de nature. Cela ne va pas sans d'amères luttes", conclut Rodenbach, qui est lui aussi passé entre les mains des jésuites (30). Rien d'étonnant, dans ces conditions, si, dans "l'abrutissante solitude de Rémalard", dans un milieu petit-bourgeois étouffant, où la dictature de l'Église se double de l'enfer du regard de l'autre (31), le jeune Octave a eu tôt fait d'être mûr pour une névrose qui ne lui a plus jamais laissé le moindre répit, et dont il va s'employer à analyser les composantes et à dresser l'étiologie. Dès sa jeunesse, il oscille entre deux positions extrêmes : - "La vie frénétique", qui, selon Georges Rodenbach, résulte de l'impossibilité de réaliser l'absolu (32) ; - Et la vie végétative, où l'intelligence se noie, et où le détachement, poussé à son paroxysme, pourrait aboutir à l'anéantissement de la conscience, tel que le suggère le pseudonyme de Nirvana, lourd de signification, adopté par l'auteur des Lettres de l'Inde (33) ; ou à celui de tous les désirs, tel que le préconise l'abbé Jules : "Ayant vécu sans les remords qui attristent, sans les passions d'amour ou d'argent qui salissent, sans les inquiétudes intellectuelles qui tuent, tu mourras sans secousse..." (34) Ou tel que le

pratique, dans le droit fil de Schopenhauer, l'amateur de corneilles, qui, dans l'espoir de ne plus souffrir, a décidé "de ne plus rien aimer des hommes que la mort guette, des choses que la ruine menace" (35). La "vie frénétique", c'est celle de la vie parisienne - "le grand remède" - dont il se gorge lors de ses rares échappées, dans sa jeunesse, puis pendant toutes ses années de "prolétariat de la plume". La "vie végétative", c'est celle à laquelle il se sent condamné dans le cercueil notarial de Me Robbe, à Rémalard ; ou, plus tard, l'absorption dans la contemplation des fleurs, qui inquiétera si fort Alice qu'elle s'en plaindra à Goncourt et imaginera d'absurdes chantages pour l'obliger à travailler... (36) Les grandes batailles pour l'art libre, l'engagement politique, et notamment l'affaire Dreyfus, vont permettre à Mirbeau de desserrer quelque peu "les tenailles" du dilemme en lui permettant de donner un sens et surtout une dignité à ce qui, bien souvent, n'avait été qu'une agitation stérile et une source de remords lancinant. Mais difficile sera toujours la voie médiane qu'il a décidé d'emprunter, à son retour d'Audierne, au moment du "grand tournant" de 1884-1885. Car il ne lui suffit pas de mettre sa plume au service de la Vérité, de la Justice et de la Beauté pour apaiser pour autant son angoisse existentielle, pour étancher sa soif d'absolu, pour combler ses exigences affectives et sexuelles, et surtout pour satisfaire ce permanent sentiment de culpabilité, "distillé" par ces "pourrisseurs d'âmes" que sont les jésuites. Car l'"ennemi" intérieur le plus dangereux, c'est le poison de la culpabilité, dont il n'est jamais parvenu à s'affranchir totalement, et qui n'a cessé de le pousser à "expier" ses péchés de jeunesse. Il oscillera donc jusqu'à sa mort entre les deux ersatz mis en œuvre dès son adolescence, partageant sa vie entre l'agitation et la retraite, la nature et la culture, la ville et la campagne. Ainsi, il multipliera les résidences rurales : Le Rouvray en 1885 ; Noirmoutier en 1886 ; Kérisper, près d'Auray, de 1887 à 1889 ; Les Damps, près de Pont-de l'Arche, de 1889 à 1893 ; Carrières-sous-Poissy de 1893 à 1899 ; Cormeilles-en-Vexin de 1904 à 1908 ; et Triel-Cheverchemont pendant les huit dernières années de sa vie. Mais jamais il n'abandonnera totalement Paris, où il résidera successivement rue de Douai, rue de Laval, rue Lincoln, rue Lamennais, square du Ranelagh, Levallois-Perret, avenue de l'Alma, boulevard Delessert, avenue du Bois, avenue de Longchamp, rue Ampère, et, pour finir, rue Beaujon. Sans jamais parvenir pour autant à un équilibre réellement satisfaisant. DISTANCIATION PAR L'HUMOUR On peut enfin analyser la dualité de Mirbeau comme le produit d'une réaction de la raison contre la toute-puissance d'une sensibilité d'écorché vif. Quand on possède l'hypersensibilité du jeune Octave et qu'on est "né avec le don fatal de sentir vivement, de sentir jusqu'à la douleur, jusqu'au ridicule" (37), on éprouve, certes, grâce à l'amitié d'êtres privilégiées, ou par la contemplation des chefs-d'œuvre de l'art, des jouissances incomparables. Mais on est aussi exposé sans protection à tous les chocs et à toutes les souffrances : - Celles qui sont inhérentes à la condition humaine tragique (cf. infra le chapitre III)

: "C'est vivre qui est l'unique douleur" (38). - Et celles qui procèdent d'une société inégalitaire et oppressive par essence, dont les lois, "formidables", "ne protègent que les heureux", et ont pour unique objet "cette tâche criminelle : tuer l'individu dans l'homme" (38). Nous en reparlerons au chapitre IV. Pour survivre, d'abord, et, ensuite, pour diminuer l'empire de la souffrance, force est à l'homme doté de lucidité d'essayer de s'endurcir : il lui faut se forger une carapace pour amortir les coups, autant que faire se peut. Dès lors, conformément au constat de Cioran, "le sentiment des distances sera à jamais son partage". Cette carapace, chez Mirbeau, prend volontiers la forme de l'ironie et, plus encore, de l'humour, notamment l'humour noir et l'humour sur soi, qui sont d'ailleurs des truchements indispensables pour la transposition littéraire du vécu. Mais ils impliquent fatalement une espèce de dédoublement, que d'autres écrivains, tels que Tchékhov, par exemple, ont bien connu. Comme si la "raison", détachée des contingences matérielles et des impératifs sociaux, assistait en spectatrice intéressée, mais critique, aux agissements "ridicules" du fantoche, livré aux caprices d'une sensibilité tyrannique ou esclave des "grimaces" imposées par la vie en société. Ce détachement ironique, on le retrouve chez la plupart des narrateurs que le romancier va placer au cœur de ses récits : en même temps qu'ils rapportent les faits dont ils ont été les protagonistes ou les témoins privilégiés, ils ne manquent pas de se juger eux-mêmes, et jettent sur leurs aberrations passées un regard rétrospectif chargé de commisération ou de dérision. C'est notamment le cas de Jean Mintié dans Le Calvaire, du protagoniste anonyme du Jardin des supplices, de la Célestine du Journal d'une femme de chambre, ainsi que des divers narrateurs de Dans le ciel, des Mémoires de mon ami, des Souvenirs d'un pauvre diable et d'Un Gentilhomme (roman inachevé). Quand le "je" est ouvertement celui de l'auteur, comme dans La 628-E 8 ou dans Dingo, il ne s'agit plus seulement d'un procédé littéraire de mise en abyme, mais plutôt d'une nécessité vitale pour un homme qui, sans cette faculté de dédoublement, aurait pu sombrer, comme il en a eu à plusieurs reprises l'impression effroyable. Dès son adolescence, Mirbeau a mis au point un système de défense contre les enthousiasmes, lourds de désillusions, de sa sensibilité exacerbée. Ainsi l'humour lui apparaît-il déjà comme un moyen de ne pas prendre les choses (trop) au sérieux, de faciliter la distanciation de l'esprit face aux emballements du cœur, et de compenser la souffrance de l'âme par la délectation morale de l'intelligence en action (40). De même, le cynisme affecté et, plus tard, l'humour noir, sont des moyens de feindre d'être désabusé de tout pour ne souffrir de rien, de se contraindre à jouer un rôle pour ne pas être esclave de ses emportements, d'affecter le détachement dans l'espoir de ne point (trop) s'attacher. Bref, chaque fois que notre "emballé" impénitent risque de se laisser entraîner trop loin, hors des limites du raisonnable, et de chuter d'autant plus rudement que l'imagination se sera élevée plus haut, son moi vigilant s'empresse de préparer les retombées à venir. Ainsi, à peine vient-il d'imaginer le décor idyllique propice à des rendez-vous d'amour avec la belle Maria, qu'il ajoute ce prosaïque constat : "Et la fille d'un commissaire de police ! " (41). Ou bien, alors que son amitié idéalisée pour Alfred Bansard risque de devenir trop

tyrannique, il préfère envisager d'emblée le pire : le risque de la séparation et de l'oubli de ces "années qui, hélas! ont passé comme un rêve dont le réveil vient nous montrer la réalité" (42). Aussi bien, quand l'heure sonnera de la séparation imposée par la maturité, n'en souffrira-t-il pas trop. De même, au moment où il crie au "miracle" créé par l'un des "grands dieux de [son] cœur", Claude Monet, dont l'art semble disparaître pour nous laisser "en présence de la nature vivante" (43), il prend soin de préciser aussitôt qu'il ne s'agit là que d'une "impression", et que l'art ne donne jamais que "l'illusion de la vie". De là à crier qu'il ne s'agit, comme la littérature ou la philosophie, que d'une "mystification", il n'y a qu'un pas, qu'il lui arrive parfois de franchir, blasphémant alors tout ce qu'il a adoré... "En traitement", qui clôt Les 21 jours d'un neurasthénique, témoignera de ce dédoublement permanent. D'un côté, le narrateur tâche de se persuader que l'engagement est utile, et que "le vent est plein de germes" qui vont féconder l'avenir ; de l'autre, Roger Fresselou, retiré dans une vallée inaccessible de l'Ariège, loin du monde corrompu et décevant, ne croit plus au progrès ni au combat d'idées, voit dans l'art "une corruption" et dans la littérature "un mensonge" : puisque tout, inéluctablement, "s'achemine vers la mort", il a préféré rester "où il n'y a plus rien que des cendres, des pierres brûlées, des sèves éteintes, où tout est rentré déjà dans le grand silence des choses mortes..." (44) Dédoublement du même type, quand le journaliste Paul Gsell viendra l'interviewer à Cormeilles-en-Vexin : après avoir chanté les grands artistes qui seuls donnent un sens à la vie, Mirbeau proclamera, quinze jours plus tard, qu'il n'aime plus l'art, et que "l'homme n'est fait que pour vivre heureux matériellement..." (45). Le dialogue, forme qu'il affectionne, permettra souvent à Mirbeau - comme jadis à Diderot - de confronter les deux faces de lui-même, en même temps que de souligner l'universelle contradiction des êtres et des choses. Cette vision dialectique du monde et de l'homme constitue le plus efficace des antidotes contre les embrigadements irraisonnés et contre toutes les formes de manichéisme, de dogmatisme et d'esprit partisan qui guettent les intellectuels engagés. C'est en cela, aussi, que Mirbeau est extrêmement moderne. La forme la plus efficace et la plus durable prise par ce dédoublement thérapeutique devenu comme une seconde nature sera, naturellement, la création littéraire en guise d'exutoire. En faisant de ses propres angoisses, de ses frustrations, de ses amertumes et de ses déchirements, la matière première de ses œuvres ; en s'obligeant à se distancier pour mieux les inscrire dans le cadre d'une création mûrement réfléchie, il parvient à les objectiver, d'abord, pour, ensuite, les transmuer par la magie des mots. Sous sa plume, l'évocation des plus atroces souffrances peut devenir jubilatoire... Pensons par exemple à ces exercices d'humour noir que sont "La Fée dum-dum", "Maroquinerie" ou "Âmes de guerre", dans ses Contes cruels, ou encore au discours du jovial bourreau "patapouf" dans Le Jardin des supplices (46). "L'ENNEMI INTIME" Ainsi, qu'il s'agisse du fruit du spleen analysé par Baudelaire, de la dénaturation de l'être instinctif par une société contre-nature, comme le déplorent Rousseau et l'abbé Jules,

ou de la distanciation critique volontaire opérée par un esprit lucide, le dédoublement apparaît comme une constante de la personnalité de Mirbeau, être "ondoyant et divers", perpétuellement déchiré par une "ardente lutte contre soi-même", à l'instar de l'abbé Jules (47), et pétri de contradictions qu'il ne cherche aucunement à cacher - notamment dans La 628-E-8 (1907) - au risque d'apporter de l'eau au moulin de ses détracteurs. Mais on peut, tout au contraire, y déceler une richesse supplémentaire, qui va donner son poids de souffrance et d'humanité à son œuvre romanesque. Ainsi, Jean-Louis Cabanès perçoit-il, dans les premiers romans officiels de Mirbeau, "un dialogue intérieur", "une sorte de duel avec soi-même", "une réflexion pathétique qui transforme les premiers romans en récits de la subjectivité blessée" (48). Signalons quelques unes de ces contradictions, sans prétendre aucunement à l'exhaustivité : - Pessimiste nourri de Schopenhauer et de Pascal (cf. infra le chapitre III), foncièrement matérialiste et athée, et convaincu que "l'univers est un crime" et un "malentendu" (49) sans rime ni raison, il ne cesse pourtant d'espérer, et d'affirmer, par exemple, que le génie, la Vérité ou la Justice - aussi bien Dreyfus que Rodin ou Van Gogh finiront toujours par triompher, comme s'il y avait là-haut quelque divinité bienveillante. - Nihiliste, pour qui les idéaux sont mystificateurs et meurtriers - voir les prédications de l'abbé Jules - , il n'a pas cessé pour autant de se battre pour les droits supérieurs de l'homme et de l'enfant partout où ils sont bafoués. - Darwinien convaincu que la loi du meurtre est universelle, et que l'humaine condition n'est qu'un horrifique "jardin des supplices", il n'en rêve pas moins d'une paix mondiale, d'une amitié franco-allemande, et d'une société fraternelle d'hommes libres, où chacun épanouirait toutes ses potentialités sans nuire aux autres. - Misanthrope, convaincu que les hommes ne sont que de grands fauves dont le vernis de civilisation camoufle mal les instincts homicides, il n'en persiste pas moins à les aimer, à les défendre envers et contre tout et à élever des temples à l'amitié. - "Gynécophobe", selon le mot de Léon Daudet (50), et persuadé, de par sa propre expérience, que la femme "domine et torture l'homme" (51), il n'a pourtant jamais cessé d'être attiré masochistement par des femmes vampires, lors même qu'il s'est convaincu qu'elles ne sont qu'un piège dressé par la nature aux "desseins impénétrables". - Passionné et entier, hyper-sensible, écorché vif, assoiffé d'absolu, il se veut aussi détaché et indifférent, prêche le renoncement, sait s'adapter avec pragmatisme aux situations fluctuantes pour mieux servir les causes qu'il a embrassées... Du fait de ces contradictions et de ces oscillations, d'aucuns ont conclu à ses incohérences, à ses "palinodies" ou à son "frénétisme", alors qu'O. M. - comme ses initiales le rappellent symboliquement - n'est qu'un homme comme les autres, placé, "comme nous le sommes tous, entre deux abîmes" (52), et condamné à tracer difficilement son chemin dans l'obscurité, à la faible lueur de quelques principes aux contours bien flous. Qu'on ne s'étonne pas, dès lors, si, comme il l'écrivait à vingt-deux ans, il a dû se battre constamment contre lui-même : - Contre le taedium vitae, l'ennui et la fascination du néant - ce qu'il appelle successivement "maladie morale qui [le] mine", puis "névrose", puis "neurasthénie".

- Contre l'idéalisme toujours renaissant de ses cendres, contre les restes d'un romantisme mal éteint et qui, confiera-t- il à Albert Adès, a empoisonné toute son existence (53). - Contre cet autre poison qu'est la culpabilité : culpabilité liée au viol de ses seize ans, et qu'il prête à son double Sébastien Roch ; culpabilité de ses douze années de prostitution journalistique ; remords de certains articles ignominieux, notamment les chroniques antisémitiques des Grimaces et l'article contre Louis Desprez en décembre 1884. C'est ce poison qui explique aussi bien son asservissement par Judith que son mariage avec Alice et ses capitulations consécutives ; c'est lui, surtout, qui l'a amené, dès son retour d'Audierne, en juillet 1884, à entamer sa "rédemption". Il est significatif à cet égard que le premier roman "nègre" qu'il ait écrit se soit intitulé Expiation (54), que le premier roman publié sous son nom soit Le Calvaire, et qu'il ait envisagé de lui donner une suite, jamais rédigée, intitulée La Rédemption. - Contre le découragement qui le saisit chaque fois qu'il juge ses œuvres à l'aune de ses rêves : comme ses "dieux" Monet et Rodin, il est atteint de "la maladie du toujours mieux" (55), et, comme Cézanne, il souffre de "la joie cruelle de ceux qui ont la nature pour maître" et qui savent "qu'ils ne l'atteindront jamais" (56). C'est ainsi qu'il écrit à Monet, en février 1889 : "Quel atroce martyre, cette certitude où l'on est de ne rien faire qui vaille, le supplice de voir les belles choses au-dessus de soi et de ne pouvoir les saisir" (57). De même, en mai 1896 : "Je suis foutu et je ne peux plus rien tirer de ma pauvre cervelle [...]. On croit que c'est la paresse qui me tient, tandis que ce n'est que l'impuissance. Je me suis pris le cerveau à deux mains, je l'ai étreint de toutes mes forces pour en faire sortir quelque chose... Et rien... Tout est glacé en moi. Les idées sont parties... Je vois et je pense comme tout le monde... et ce que je fais, c'est un vomissement stupide" (58). Cet interminable combat contre lui-même, il est clair, à lire sa correspondance, si souvent poignante, qu'il ne l'a pas gagné et qu'il ne pouvait pas plus le gagner que le peintre Lucien de son roman Dans le ciel, parce qu'il a "tendu ses filets trop haut", selon la formule de Stendhal. D'où ses cris d'angoisse, de désespoir ou de dégoût de lui-même qui retentissent à travers ses lettres, notamment celles qu'il adresse à Paul Hervieu et à Claude Monet. Et pourtant, c'est à ces déchirements multiples que nous devons une œuvre d'une richesse, d'une diversité et d'une ampleur exceptionnelles, car seule la création littéraire, comme ses lettres de jeunesse à Alfred Bansard le laissaient pressentir, a permis à Mirbeau d'exorciser sa souffrance et de vaincre ses démons. Si, comme le remarque Gérard Bauër, dans toute son œuvre, "on entend son souffle, son pas", c'est bien parce qu'il était "un personnage infiniment mobile, divisé contre lui-même, cependant authentique" (59). Ce n'est pas, d'ailleurs, le moindre paradoxe qu'une œuvre enfantée dans la douleur, et qui témoigne du plus noir pessimisme (60), puisse apparaître à la plupart de ses lecteurs comme tonifiante et jouissive... Mais il lui aura fallu pour cela se ressourcer pendant sept mois au fin fond du Finistère, à Audierne, et se laver, au contact de la nature rédemptrice et de ces hommes simples, sains et courageux que sont les marins bretons (61), des souillures accumulées pendant les quelque douze années où il a dû prostituer sa plume. Car avant de livrer les grands combats qui ont assuré sa gloire, il en a mené de beaucoup plus douteux, qui lui ont laissé un

souvenir ineffaçable de honte et ont, plus que toute autre chose, renforcé cette écharde dans sa chair qu'est la culpabilité. NOTES 1. Lettres à Alfred Bansard, Éd. du Limon, Montpellier, 1989, p.162. 2. Albert Adès-Theix, "La Dernière physionomie d'Octave Mirbeau", La Grande revue, mars 1917, p. 155. 3. Pensons qu'il a intitulé Les 21 jours d'un neurasthénique le montage de contes cruels qu'il a publié en août 1901. 4. "Le Suicide", La France, 10 août 1885. 5. Cité par Georges Docquois, Nos émotions pendant la guerre, Albin Michel, 1917, p. 17. 6. Publiés par Pierre Michel, aux Éditions À l'Écart, 1993. 7. Voir la deuxième partie de la préface des Combats esthétiques (1993) 8. Albert Adès : "Octave Mirbeau à Cheverchemont", Nouvelles littéraires, 27 janvier 1934. 9. Georges Lecomte : "L'Œuvre d'Octave Mirbeau", La Grande revue, mars 1917, p. 28. 10. Albert Adès, art.cit. 11. Lettre de Mallarmé à Mirbeau du 16 avril 1888 (Correspondance de Mallarmé, Gallimard, t. III, p. 184). 12. Lettre de Maupassant à Mirbeau, avril 1888 (catalogue Blaizot, n° 289, octobre 1937). 13. Journal des Goncourt, à la date du 20 janvier 1886 (Bouquins, tome II, p. 1215). 14. C'est un chercheur canadien, Owen Morgan, qui a identifié Judith. Je le remercie de tout cœur de m'avoir accordé la primeur de sa découverte. 15. Voir notre biographie d'Alice Regnault, épouse Mirbeau, loc.cit. ; et notre biographie d'Octave Mirbeau, Séguier, 1990, ch. XI. 16. "Vers le bonheur", Contes cruels, Séguier, 1990, t. I, pp. 122-123. 17. Recueilli dans les Contes cruels, t. II, pp. 80-112. 18. Dans L'Élite, Fasquelle, 1899, p. 143. 19. Ibid., p. 145. 20. Voir notre article sur les relations entre Mirbeau et Zola, dans les Cahiers naturalistes, n° 64, 1990, pp. 47-77. 21. Voir notre édition de la Correspondance Raffaëlli- Mirbeau, Éd. du Lérot, 1993. 22. L'Abbé Jules, ch.III de la deuxième partie (Combats pour l'enfant, p.55). 23. "Impressions littéraires", Le Figaro, 29 juin 1888. 24. Voir notre préface aux Combats pour l'enfant, Ivan Davy, Vauchrétien, 1990. 25. Dans le ciel, L'Échoppe, Caen, 1989, p. 60. 26. Ibid., p. 56. 27. Ibid., p. 57. 28. C'est le titre d'une de ses chroniques du Gaulois, parue le 4 octobre 1880 dans la série "La Journée parisienne". 29. Voir l'analyse du caractère névrotique de la société contemporaine dans ses Chroniques du Diable (à paraître aux Belles Lettres, 1994) et dans Paris déshabillé (L'Échoppe, Caen, 1991). 30. Rodenbach, op. cit., pp. 148-149. 31. Voir notamment "La Névrose au village", dans les Chroniques du Diable, loc. cit.. 32. L'Élite, p. 152. 33. Publiées par Pierre Michel, L'Échoppe, Caen, 1991. 34. L'Abbé Jules, chapitre 3 de la deuxième partie (Combats pour l'enfant, p. 54). 35. "Les Corneilles", Contes cruels, t. I, pp. 131 sq. 36. Voir le témoignage d'Edmond de Goncourt, dans son Journal, t. III, p. 642. 37. "Souvenirs d'un pauvre diable", Contes cruels, t. II, p. 495. Même formule dans Dans le ciel, p. 35. 38. "Les Hantises de l'hiver", Le Journal, 17 février 1895. 39. Dans le ciel, p. 82.

40. Voir les Lettres à Alfred Bansard, n° 14, 15, 17 et 30. 41. Ibid., p. 56. 42. Ibid., p. 58. 43. Voir Correspondance avec Monet, Ed. du Lérot, Tusson, 1990, p. 249. 44. Contes cruels, t. I, pp. 226-227. 45. Interview par Paul Gsell, dans La Revue, 15 mars 1907. 46. Le Jardin des supplices, éd. Folio, pp. 202-214. 47. L'Abbé Jules, Albin Michel, p. 55. 48. Jean-Louis Cabanès, "Le Discours sur les normes dans les premiers romans de Mirbeau", comunication recueillie dans les Actes du Colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 162-163. 49. Dans le ciel, p. 47. 50. Léon Daudet, "Octave Mirbeau", Candide, 29 octobre 1936. 51. Voir le chapitre III des Contes cruels. 52. "Impressions littéraires", loc. cit. 53. Albert Adès, "L'Œuvre inédite d'Octave Mirbeau", Excelsior, 3 juin 1918. 54. Court roman publié sans nom d'auteur chez Calmann-Lévy en 1881, et écrit pour le compte de l'Italienne Dora Melegari, qui utilisera par la suite le pseudonyme de Forsan. Cf. infra le chapitre II. 55. Cf. Correspondance avec Monet, p. 50. 56. Préface de Cézanne, Bernheim, 1914 (texte recueilli dans les Combats esthétiques de Mirbeau). 57. Correspondance avec Monet, p. 72. 58. Ibid., p. 186. 59. Gérard Bauër, "Octave Mirbeau héros de son théâtre", Les Annales, août 1959, p. 8. 60. Cioran voit dans le "pessimisme" une "amertume qui cache une vengeance et se traduit en un système", et il y retrouve "cette cruauté des vaincus qui ne sauraient pardonner à la vie d'avoir trompé leur attente" (Précis de décomposition, France Loisirs, 1991, p. 223). 61. Voir l'évocation qu'il en donne dans "Kervilahouen", dans la Revue indépendante de janvier 1887. Sur ce séjour à Audierne, voir le chapitre VIII de notre biographie d'Octave Mirbeau.

CHAPITRE II "PROLÉTAIRE DE LETTRES" OU EN UN COMBAT DOUTEUX "Les prolétaires de lettres, ceux qui sont venus à la bataille sociale de la littérature avec leur seul outil de la plume, ceux-là doivent serrer leurs rangs et poursuivre sans trève leurs revendications contre les représentants de l'infâme capital littéraire." Mirbeau, Les Grimaces, 15 décembre 1883 "Il faut vivre pourtant, quoiqu'on ait du talent." Mirbeau, Le Figaro, 18 mai 1891 "Je ne connais point – si humiliant soit-il – un métier où l'homme qui l'accepte par nécessité de vivre doive abdiquer le plus de sa personnalité et de sa conscience." Mirbeau, Un Gentilhomme, roman inachevé, pp. 71-72. "CELA OU AUTRE CHOSE" À l'automne 1872, Octave se morfond à Rémalard. La mort dans l'âme, il a embrassé, trente mois plus tôt, la carrière notariale, alors que le mot de notaire n'"évoqu[ait]" pour lui qu'"idées ridicules" et que "bêtise ventrue". Mais, ajoutait-il alors avec résignation, "puisqu'il faut que je fasse quelque chose, cela ou autre chose..." (1) Dès lors, le voilà condamné à un étiolement qui a toutes les apparences d'une mort lente : "Ton vieux cadavre", signe-t-il sa lettre à Alfred Bansard du 17 mai 1870 (2). Et pourtant, il nourrissait "une autre ambition" (3) et avait "rêvé autre chose" (4). De fait, Rastignac mâtiné de Bovary, il n'a cessé de soupirer après Paris, "le grand remède", où il échapperait à l'ennui mortifère du bourg percheron, où il s'éclaterait dans une vie frénétique de plaisirs, et, surtout, où il pourrait enfin donner, dans la carrière des lettres, la pleine mesure de ce génie de l'écriture qu'attestent éloquemment ses lettres à l'ami Alfred, et qui est lamentablement comprimé dans le cercueil notarial de Me Robbe. Il attend donc comme le messie l'homme providentiel qui viendra l'arracher, telle la princesse captive des contes, à sa vie de "croquemort", "morne comme un cimetière"... Ce sera l'ancien député bonapartiste de Mortagne-Rémalard, châtelain de Saint-Germain-les-

Groix, et client du Dr. Ladislas Mirbeau : Henri Dugué de la Fauconnerie (1835-1914), qui jouera le rôle du tentateur. Mais en le suivant à Paris comme secrétaire particulier, le jeune ambitieux passe un pacte avec le diable et endosse une véritable "tunique de Nessus". Car le jeune Octave, "le fils de la Révolution", l'héritier des Lumières, l'anticlérical voltairien, le révolté allergique à la langue de bois et qui souhaitait la chute de l'Empire à l'occasion de la manifestation du 26 octobre 1869 (5), "l'en-dehors" en rupture avec sa classe d'origine, va devoir désormais mettre sa plume au service de ceux-là mêmes qu'il vomit. Et les combats douteux qu'il va mener, sous leur férule, et sous diverses casquettes, pendant une douzaine d'années, avant de se rallier officiellement à l'idéal libertaire sous l'influence conjointe de Tolstoï et de Kropotkine, vont brouiller durablement son image de justicier et d'apôtre, et alimenter bien des incompréhensions et des accusations d'incohérence et de palinodies. Au moment d'emboîter le pas de Dugué, qui lui mettra le pied à l'étrier en l'introduisant à L'Ordre de Paris, le jeune Octave ne soupçonne probablement pas l'ampleur des compromissions auxquelles il se condamne, ni l'intensité du dégoût de soi qu'elles vont lui inspirer. Mais il sait à coup sûr que le chemin n'est pas tout droit, qui doit lui permettre de voler un jour de ses propres ailes ; et la conscience de cette prostitution obligée doit entacher singulièrement sa joie de s'évader de son trou du Perche pour gagner la villelumière dont il rêve depuis tant d'années. Mais sans doute, comme en décembre 1869, s'estil dit avec résignation : "Cela ou autre chose..." Hélas! il va lui falloir payer au prix fort le choix de ce prolétariat pas vraiment comme les autres. Car ce qu'il a à vendre, ce ne sont pas ses bras, avec la possibilité de garder son esprit libre, ni son corps, à la différence de la prostituée qui peut espérer préserver son cœur de toute souillure ; mais c'est son âme, précisément, c'est son génie, qu'il sacrifie à des "marchands de cervelles humaines" (6). On n'a guère de mal à comprendre, dès lors, la révolte qui le poussera, dans Les Grimaces, en 1883, à appeler ses frères de chaîne, les "prolétaires de lettres", à s'unir et à se dresser tous ensemble "contre les représentants de l'infâme capital littéraire" (7). Son exemple est tout à fait représentatif de la tragédie de ces jeunes gens issus de la petite bourgeoisie provinciale, bourrés de talent et avides de s'élever dans la hiérarchie sociale, mais auxquels la société bourgeoise n'offre pas d'autre choix que de crever de faim dans la bohème littéraire (8), afin de préserver son autonomie, ou de se soumettre, à contrecœur, car il faut bien vivre, "quoiqu'on ait du talent", aux oukazes de ceux qui, parce qu'ils possèdent le capital, ont le pouvoir magique - ou, plutôt, démoniaque - de tout transformer en marchandises, y compris les œuvres d'art et le génie humain... Cette haine du mercantilisme, exprimée, avant Mirbeau, par Alfred de Vigny, Charles Baudelaire, Edmond de Goncourt, Jules Barbey d'Aurevilly et beaucoup d'autres, sera une constante de tous ses engagements, et irriguera, notamment, nombre de chroniques artistiques, théâtrales et littéraires. Pendant douze ans, notre prolétaire va donc en être réduit à se vendre sur le marché de l'esprit, et à subir dans toute son horreur la loi inflexible de l'offre et de la demande. Il lui faudra tour à tour, ou simultanément, "faire le domestique", "faire le trottoir" et "faire le

nègre". LE DOMESTIQUE La domesticité, c'est la condition humiliante imposée au secrétaire particulier. Le jeune Mirbeau a d'abord servi Dugué de la Fauconnerie, jusqu'en 1876 ; puis le baron de Saint-Paul, député de l'Ariège, de mai 1877 à août 1878 ; et enfin, à partir de l'automne 1879, Arthur Meyer, le nouveau directeur du Gaulois bonapartiste, peu après rallié au légitimisme. Il lui appartient, à ce titre, de rédiger, sur leurs directives, l'essentiel de ce qui s'écrit chez eux, notamment des éditoriaux politiques, des proclamations électorales et des lettres, publiques ou privées, politiquement importantes. Cette douloureuse expérience, Mirbeau la rappellera dans un grand roman malheureusement resté en chantier, et qui avait pour ambition d'être pour la France républicaine du dernier quart de siècle, l'équivalent de La Guerre et la paix pour la Russie de l'époque napoléonienne : Un Gentilhomme. À travers son double, un crève-la-faim devenu secrétaire particulier d'un hobereau normand qui entretient des ambitions politiques, le marquis d'Amblezy-Sérac, il évoque cette servitude bien plus dégradante que celle des valets de chambre : "Vous êtes le serviteur de son âme, l'esclave de son esprit, plus sale et plus répugnant à servir que son corps, ce qui vous oblige à vous faire le cœur solide, à le bien armer contre tous les dégoûts. [...] La première condition, la condition indispensable pour remplir à souhait une si étrange fonction, implique nécessairement l'abandon total de soi-même dans les choses les plus essentielles de la vie intérieure. Vous n'avez plus le droit de penser pour votre propre compte, il faut penser pour le compte d'un autre, soigner ses erreurs, entretenir ses manies, cultiver ses tare, vivre ses incohérences" (9). L'une des conséquences paradoxales de "cet abandon total" de ses idées pour servir celles de ses maîtres successifs est que notre "imprécateur" à l'inspiration libertaire - nous y reviendrons - a été amené à appliquer la politique réactionnaire menée au lendemain du coup d'État mac mahonien du 16 mai 1877, en tant que chef de cabinet du préfet de l'Ariège, Lasserre, puis comme rédacteur en chef de la feuille de chou bonapartiste du lieu, L'Ariégeois, organe du baron de Saint-Paul. Plus tard, il en est venu à rédiger de sa plus belle plume les éditoriaux d'Arthur Meyer appelant à l'unité du camp conservateur, et à participer à l'élaboration du programme des légitimistes à l'approche des échéances électorales... Comment a-t-il pu en arriver là ? Dans Un Gentilhomme, à travers le témoignage du narrateur, il nous en fournit deux explications a posteriori. D'une part, tous ses employeurs successifs lui étaient indifférents et lui inspiraient le même dégoût, quelle que soit leur étiquette politique : ce sont tous de "mauvais bergers", des démagogues, des illusionnistes, des faiseurs de "grimaces" destinées à duper le docile troupeau d'électeurs abêtis. Aussi le narrateur peut-il servir aussi "mécaniquement", et sans plus d'états d'âme, "un républicain athée", un "bonapartiste militant qui ne rêve que de coup d'état" et "un catholique ultramontain", sans que leurs idées aient la moindre prise sur lui (10). D'autre part, il s'efforçait de n'envisager sa participation à l'effort de guerre des

réactionnaires que sous l'angle économique, sans faire intervenir la moindre notion morale ou politique : "Quand j'ai eu compris que mon intelligence, ma fidélité, mes efforts de travail et mon dévouement ne comptaient pour rien dans l'esprit de ceux qui en profitaient, quand j'ai su qu'on les acceptait, non comme un don volontaire et délicat, mais comme une chose due, comme une dîme, et que personne, personne ne s'intéressait à moi, alors je ne leur en ai donné à tous que pour leur argent, lequel était maigre. Moi aussi je me suis désintéressé totalement de qui se désintéressait de moi, et je n'ai plus songé qu'à éluder de toutes les manières, ce qu'autrefois je considérais comme un devoir et qui, en réalité, n'était que sottise et duperie" (11). Il est certes difficile de peser ce que valent ces justifications fort tardives, un quart de siècle après les faits. Mais quand on est aussi avide d'idéal et de pureté qu'Octave Mirbeau, quand on est destiné à devenir, aux yeux de toute une génération, le justicier des lettres et des arts et le porte-parole des "souffrants de ce monde", il est douteux que cette abstraction des facteurs d'ordre moral et d'ordre politique soit tenable bien longtemps. Il y a même fort à parier que, dans sa retraite audiernoise de sept mois, en 1884, la volonté de faire le point sur sa vie de "raté" (12) et d'"imposteur" - comme se qualifie un autre "nègre", dans un roman d'Isaac Singer, Ennemies (1972) - et l'aspiration à s'évader enfin de cette dépendance dégradante, ont dû compter autant que l'urgence de fuir la goule Judith Vimmer et les tentations homicides qu'elle éveillait en lui. LE TROTTOIR 1) Prostitution "Le trottoir", pour le journaliste, c'est la chronique quotidienne (13). Pour Mirbeau en effet, et c'est là un thème constant dans ses articles, le journalisme n'est qu'une forme de prostitution, et la presse meurt de sa vénalité : "Le journaliste se vend à qui le paye. Il est devenu machine à louange et à éreintement, comme la fille publique machine à plaisir ; seulement, celle-ci ne livre que sa chair, tandis que celui-là livre toute son âme" (14). Il poussera encore plus loin le parallélisme dans Un Gentilhomme : avant de vendre sa plume, le narrateur en a été réduit par la faim à vendre son corps et à accepter "les propositions d'une généreuse proxénète qui [lui] demandait de mettre [ses] complaisances au service de vieux messieurs débauchés et si respectables..." (15) Sans doute le souvenir de ces turpitudes aidera-t-il Mirbeau, plus que toute autre chose, à passer l'éponge sur les galanteries tarifées de sa compagne, l'ex-théâtreuse Alice Regnault, horizontale de haut vol, assoiffée elle aussi de rédemption par la plume et par le pinceau, et qu'il finira par épouser, très tolstoïennement, en mai 1887, se mettant ainsi à jamais au ban de cette "bonne société" qui le révulse, après l'avoir hantée pendant une douzaine d'années par obligation professionnelle. À peine embauché, le journaliste doit se plier aux diktats du rédacteur en chef ou du directeur, lequel doit servir les intérêts, le plus souvent occultes, de ses commanditaires : "Au journaliste comme il y en a tant, on ne demande rien qu'une souplesse à tout faire, à tout dire sans rien dire, un sacrifice complet de ses goûts, et la répudiation de ses opinions

et de ses idées, si par hasard il se paie l'impertinence d'en avoir qui lui appartiennent" (16). Mais comme c'est précisément le genre d'"impertinence" que notre pamphlétaire affectionne, chaque fois qu'il oublie ses devoirs, dont le premier est de "taire le mal" comme l'explique le baron Courtin du Foyer à un jeune journaliste un peu trop porté sur la satire (17) - il se fait taper sur les doigts : on lui supprime sa chronique dramatique de L'Ordre de Paris en juillet 1876, puis on renonce à ses services en février 1877, l'obligeant à recourir aux services d'un prête-nom pour faire passer ses deux articles sur La Fille Élisa, qui lui tiennent à cœur ; il est viré de L'Illustration en mars 1881, du Gaulois en mai 1885, après une chronique jugée par trop irrévérencieuse sur l'Opéra de Paris, et du Matin en février 1886 ; le commanditaire des Grimaces, le financier Edmond Joubert, vice-président de la Banque de Paris et des Pays-Bas, exige que son nom disparaisse de la couverture couleur de feu de l'hebdomadaire en janvier 1884, avant de mettre un terme à une expérience jugée peut-être trop compromettante ; un peu plus tard, Mirbeau doit s'humilier devant Arthur Meyer et promettre publiquement de ne pas recommencer ses incartades pour pouvoir rentrer au Gaulois en septembre 1884, après avoir été mis à l'épreuve pendant trois mois et avoir dû endosser la défroque d'Henry Lys, pseudonyme ô combien symbolique de son allégeance obligée... Son affaire avec Le Figaro de Francis Magnard, à l'occasion de son pamphlet Le Comédien, en octobre 1882, est encore plus éloquente : il n'a fait qu'exprimer les idées du rédacteur en chef, qui lui a commandé l'article et qui désirait moucher une bonne fois les cabots aux prétentions exorbitantes ; mais, quand le scandale éclate et que les comédiens ameutés menacent de boycotter le journal, qui leur était d'ordinaire si clément, Magnard désavoue son journaliste, qui, servant de fusible, est chassé avec perte et fracas... (18) 2) Incohérence ? En tant que chroniqueur, Mirbeau a travaillé successivement pour L'Ordre et L'Ariégeois bonapartistes ; pour Le Gaulois légitimiste, sous la houlette d'Arthur Meyer ; pour le même Gaulois, converti à la République conservatrice, en 1881, sous la direction d'Élie de Cyon et de Jules Simon ; pour Les Grimaces anti-opportunistes et antisémites commanditées par Edmond Joubert ; avant de ferrailler parallèlement, à son retour d'Audierne, dans Le Gaulois, repris en main par Arthur Meyer, et rentré dans le giron monarchiste et clérical, dans La France de Charles Lalou, républicain modéré, et dans L'Événement d'Edmond Magnier, radical et anticlérical d'extrême gauche, cependant qu'il accepte d'écrire, pour l'opportuniste et expansionniste François Deloncle, ses extraordinaires Lettres de l'Inde, qui paraissent partiellement dans Le Journal des débats... (19) Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'un tel itinéraire ne brille pas vraiment par la cohérence politique. Mais faut-il s'en étonner ? D'abord, on l'a vu, notre prolétaire loue sa plume à qui veut bien la lui acheter. Ensuite, pour un idéaliste comme Mirbeau, tous les politiciens ne sont que des marchands d'illusions et des arrivistes sans scrupules, qui n'ont pas d'autre objectif que le pouvoir et ses prébendes - pensons à Eugène Mortain du Jardin des supplices - , sans que l'idéal politique intervienne le moins du monde dans le choix de

leur casquette. C'est ainsi que, dès 1884, il ironise sur les candidats qui, pour séduire l'électeur, ont dû commencer par "prendre une opinion politique et un air en rapport"... (20) Et puis, au-delà des cas individuels, c'est la politique elle-même que Mirbeau condamne radicalement. Car, bien qu'elle prétende être "l'art de mener les hommes au bonheur", en réalité, "dans la pratique, elle n'est que l'art de les dévorer. Elle est donc le grand mensonge, étant la grande corruption" (21). Dans ces conditions, peu lui chaut la forme institutionnelle que la bourgeoisie donne à son pouvoir : empire, monarchie absolue, monarchie constitutionnelle, république conservatrice, opportuniste ou radicale, ou encore socialisme "collectiviste", c'est du pareil au même, puisque tous ces régimes ont en commun la même exclusion du citoyen et mettent en œuvre le même "écrasement de l'individu" (22) : "Toutes les formes de gouvernement se ressemblent. Monarchisme, opportunisme, radicalisme, socialisme etc. C'est toujours la même bêtise, la même corruption, la même violence contre la personne humaine, le même abandon de tous les vrais intérêts sociaux, la même curée sanglante et farouche" (23). La seule différence est formelle : la République, la si mal nommée, prétend incarner la volonté populaire, sur laquelle de leur côté les impérialistes font également reposer tous leurs espoirs de restauration ; mais ce n'est là qu'une mystification grossière : "La République ? Mais je l'attends, la République", confie-t-il à Georges Docquois, au soir de sa vie. "Elle n'est pas encore venue ! Elle ne vient pas. C'est toujours Louis XIV ou Napoléon" (24). Certes, il lui arrivera, lors de la crise boulangiste, et surtout pendant l'affaire Dreyfus, de considérer que, tout bien pesé, la République offre, en dépit de ses tares rédhibitoires, plus de marge de manœuvre, plus de possibilités d'action, bref davantage de garanties, davantage d'espaces de libertés individuelles et collectives, que l'alliance du sabre et du goupillon, qui laisse se profiler à l'horizon une dictature rétrograde de type franquiste, mortelle pour l'intelligence : entre deux maux, il saura choisir le moindre. Mais il ne s'agira là que d'alliances conjoncturelles avec une fraction éclairée, ou pas trop corrompue, de la bourgeoisie et du personnel politique, dictées par son souci pragmatique de préserver les chances de la justice (25), et nullement d'un ralliement à une forme institutionnelle, dont il ne cessera, au contraire, de dénoncer les effets pervers : la démagogie, l'affairisme, la corruption, le clientélisme, l'incompétence, le triomphe de la médiocrité, la "suffrageuniversalisation" de l'individu, et la mise de la France en coupe réglée. Dès lors, comme son double d'Un Gentilhomme, il a probablement jugé qu'il était sans aucune importance de collaborer à des quotidiens aux orientations politiques diamétralement opposées aux siennes - ce qui, d'ailleurs, sera encore presque toujours le cas par la suite, à l'exception de ses brefs passages à L'Aurore dreyfusiste d'Ernest Vaughan, en 1898-1899, et à L'Humanité socialiste de Jaurès, en 1904. On peut naturellement considérer qu'il est un peu trop facile d'invoquer le "tout se vaut" ou "la nécessité" de la survie pour justifier sa prostitution politique. On peut même, comme Jean-Yves Mollier, voir dans la culture et dans le génie du pamphlétaire, qui disposait d'informations que la plupart de ses contemporains n'avaient pas, des circonstances aggravantes : en assumant, par exemple, la paternité d'articles antisémites écrits pour le compte d'Edmond Joubert, il se rendait coupable d'infamies en toute connaissance de cause (26). Cela est vrai.

Néanmoins, sans prétendre le moins du monde justifier l'injustifiable, il conviendrait d'étudier de plus près la production journalistique de notre homme pendant toutes ces années de prolétariat de la plume. Notons tout d'abord que la majorité des articles de Mirbeau, signés de son nom ou de divers pseudonymes, tels que Tout-Paris et Gardéniac - signataire des Petits poèmes parisiens - , au Gaulois, Un Spectateur ou Demiton à Paris-Journal, Auguste dans Les Grimaces, Montrevêche et le Diable à L'Événement, sont étrangers au champ étroit de la politique, ce qui lui permet apparemment de s'exprimer en toute liberté et de développer des idées qui lui sont chères. Qu'il assure la chronique dramatique à L'Ordre ou aux Grimaces ; qu'il entreprenne, au Gaulois, une véritable ethnographie de la vie parisienne dans le cadre de sa rubrique quotidienne "La Vie parisienne", signée Tout-Paris ; ou qu'il développe, dans les colonnes de L'Événement, les analyses d'un moraliste et d'un philosophe nourri de Rabelais, de Montaigne et de Diderot (27), ce sont ses propres idées qu'il exprime : il y combat le mercantilisme et le réclamisme ; il y dénonce la caractère névrotique d'une société moribonde ; il y promeut déjà les créateurs marginaux tels que les Goncourt, Barbey d'Aurevilly ou les peintres impressionnistes, au risque de se voir taxer d'"impressionnisme tremens". Seuls donc relèvent de la prostitution politique et sont véritablement à incriminer les éditoriaux anonymes de L'Ordre de Paris, de 1872 à 1876 ; les chroniques polémiques signées Daniel René à Paris-Journal, de 1880 à 1882, et Henry Lys au Gaulois en 1884, quand il doit montrer patte blanche pour rentrer en grâce ; et surtout les éditoriaux des Grimaces signés de son nom, en 1883. Cela réduit déjà sensiblement notre champ d'investigation. Mais il n'en reste pas moins plusieurs centaines d'articles à passer au crible de la critique. 3) Continuité Or, en lisant cette production journalistique alimentaire, où sa plume est serve, où sa mission officielle est de mettre en forme la pensée de ses maîtres successifs, on ne peut manquer d'être frappé par le fait que, lors même qu'il sert la cause de la réaction, il n'en exprime pas moins déjà, le plus souvent, des idées qui sont et qui resteront les siennes. Bien sûr, on trouve bien des coups de chapeau obligés au Trône et à l'Autel - trône des Bonapartistes ou des Bourbons, selon l'employeur... - , ou des articles de réhabilitation des jésuites persécutés qui ne manquent pas de sel sous la plume d'un voltairien, de surcroît victime des sectateurs de Loyola (28). Mais, dans Paris-Journal, par exemple, il ne cesse de réclamer un état de droit garantissant les libertés fondamentales que les républicains, qui s'en réclament hypocritement, ne cessent pourtant de bafouer ; il dénonce véhémentement, bien avant Le Calvaire, le pseudo-patriotisme des revanchards et la politique expansionniste de Jules Ferry, et se rapproche alors de Rochefort, qui mène campagne dans les colonnes de L'Intransigeant ; il pose la "question sociale", attire l'attention de ses lecteurs sur la gravité de la crise économique, et participe, aux côtés des anarchistes Kropotkine, Louise Michel et Émile Pouget, à une grande manifestation pour le droit au pain et au travail, réprimée par les forces de l'ordre, le 9 mars 1883, et qui vaudra aux

leaders anarchistes de lourdes condamnations à la prison ; il déplore que la prétendue "révolution du 4 septembre" ne profite qu'à une bourgeoisie "prudhommesque", au détriment des "petits", qui ne rêvent que de "revanche" ; et déjà il développe son antienne sur le caractère fictif de la pseudo-démocratie : "Il n'y a ni république, ni démocratie, ni égalité, ni justice" (29). Faut-il s'étonner, dès lors, s'il avoue sa sympathie pour un "adversaire" tel que l'ancien communard Arthur Ranc, récemment amnistié et retour d'exil, dont il partage "bien des haines" (30) ? Ce combat contre la mafia opportuniste, ces "joyeux escarpes", Mirbeau va le poursuivre dans Les Grimaces. Il flirte à cette occasion avec l'extrême gauche radicale : Edmond Magnier, de L'Événement, lui propose même de se rallier carrément aux radicaux. Et il se fait applaudir par Paul Alexis, Henry Bauer, Gustave Geffroy ou Jules Vallès, tous engagés à l'extrême gauche socialisante, qui rendent hommage à la salubrité de son entreprise démystificatrice. Car quels que soient les objectifs occultes de ses commanditaires - Edmond Joubert et les frères de Mourgues, imprimeurs capitalistes - , il poursuit son bonhomme de chemin : il promet de faire "grimacer tout ce monde de faiseurs effrontés, de politiciens traîtres, d'agioteurs, d'aventuriers, de cabotins et de filles" ; il appelle le "public, dupé, bafoué, perverti, ramolli par l'esprit parisien et la blague salissante du boulevard", à se ressaisir pour "s'affranchir de cette servitude" ; et il donne "le signal du branle-bas" : "Il faut lutter ou tomber" (31). Il tiendra parole en révélant, sur la base d'une documentation collectée aux meilleures sources, les dessous peu ragoûtants de la politique opportuniste et les scandales financiers où trempent nombre de politiciens au pouvoir (notamment l'affaire Boland, le scandale de la Caisse Centrale Populaire et celle des tramways-nord de Paris) : Les Grimaces remplissent pendant six mois la mission qui sera par la suite dévolue au Canard enchaîné. Logique avec son analyse de la décomposition du corps social, il en appelle au choléra vengeur pour chasser "la horde de bandits qui déshonorent la France, l'épuisent et la rançonnent" (32). À défaut d'un justicier, roi ou soldat, seule "l'émeute libératrice" soulagerait "l'homme qui travaille et peine", et endiguerait "la famine qui frappe seulement les petits et les souffrants" (33). Certes, le discours est des plus ambigus, et l'appel au dictateur, qui retentira quelques semaines plus tard, est fort inquiétant : n'essaie-t-il pas de faire accroire, contre toute évidence, que le césarisme peut-être "révolutionnaire" ? En fait, il n'y a là qu'un procédé de pure rhétorique, puisque, dès son premier éditorial, la fameuse "Ode au choléra", il a précisé qu'il ne fallait pas compter sur un roi ni sur un "homme" apparaissant "l'épée en main". Il ne cesse même de proclamer la faillite du camp conservateur. La seule issue reste donc la révolution. Et notre révolté de rêver du "cri de guerre formidable" lancé par le peuple contre ceux qui l'ont "dépouillé", et d'imaginer avec jubilation, "le long des rues incendiées", un cortège défilant, "hurlant et sinistre, portant comme un trophée, au bout d'une pique, la tête de M. Grévy, sanguinolente et livide..." (34) 4) Bonapartisme Cette combinaison de "césarisme" et de "révolution" apparaissait déjà dans la masse des éditoriaux anonymes de L'Ordre. Pourtant notre prolétaire ne disposait alors que d'une

marge de manœuvre des plus étroites : n'était-il pas coincé entre Eugène Rouher, l'ex-"viceempereur", et leader incontesté du parti impérialiste dont il définissait la stratégie, et Dugué de la Fauconnerie, le rédacteur en chef du quotidien, chargé d'élaborer la tactique au jour le jour ? Placé sous haute surveillance, il en est réduit à s'y livrer en permanence à un grand écart idéologique, présentant simultanément l'Empire comme le meilleur défenseur de l'ordre social menacé par les radicaux et les anciens communards, et comme le seul héritier des "immortel principes de la Révolution". À l'en croire, en effet, le bonapartisme serait d'essence populaire : - Il s'appuie sur le suffrage universel, bafoué aussi bien par les républicains - qui se gardent bien de consulter le peuple avant de proclamer leur République à une voix de majorité, en janvier 1875 - que par les monarchistes de tout poil, qui en contestent le principe même (les orléanistes sont partisans du suffrage censitaire et les légitimistes réfractaires à tout système électif). - Il est le seul à avoir déjà assuré, pendant dix-huit années de prospérité, et à pouvoir encore assurer, en cas de restauration décidée par un vote populaire, l'amélioration des conditions matérielles et morales de "la population des ateliers et des usines", aussi bien que de la masse des petits paysans, des employés, des instituteurs - au sort desquels Dugué consacre nombre d'articles - et, ce qui est plus incongru, des... sergents de ville. En se faisant de la sorte le thuriféraire d'un Empire libéral et progressiste, garant tout à la fois de l'ordre et du progrès social - notamment dans les brochures signées Dugué de la Fauconnerie et diffusées à des centaines de milliers d'exemplaires : Les Calomnies contre l'Empire et Si l'Empire revenait - , Mirbeau semble bien se rattacher à la tendance socialisante du parti bonapartiste, très minoritaire, telle que l'incarne parallèlement, et sans masque - il signe ses éditoriaux - un autre éminent collaborateur de L'Ordre, Jules Amigues, qui sera élu député du nord en 1876. Confirmation nous en est donnée le 25 mars 1877, dans un article signé C. D., à l'occasion de la publication de La Fille Élisa d'Edmond de Goncourt, qui suscite un tollé à cause de la lumière crue jetée sur les tares de la société - en l'occurrence la prostitution et le système carcéral. Mirbeau écrit en effet ces lignes révélatrices, qui ne manquent pas de choquer son lectorat : "Les misères, les hontes, les crimes, les douleurs du peuple, nous n'avons pas le droit de les ignorer. Le socialisme aujourd'hui, tel que nous l'entendons, n'est pas la recherche abstraite d'un paradis imaginaire. Il est, par l'étude attentive et constante des réalités sociales, l'effort constant vers un état meilleur" (35). Il ne dira jamais autre chose par la suite, ce qui lui permettra de soutenir, au soir de sa vie, qu'il a été à ses débuts "bonapartiste révolutionnaire" (36). À travers ses chroniques et ses brochures de propagande bonapartiste, il exprime tout d'abord, quoi qu'il en dise, sa nostalgie d'un paradis perdu, qui reparaîtra en 1882 dans "Royaume à vendre", où il imagine une société restée proche de la nature, sans État, sans école, et par conséquent sans misère, sans haines et sans révoltes (37), et, en 1885, dans plusieurs de ses Chroniques du Diable. Mais on y entend aussi et surtout l'espoir d'améliorations sociales radicales : en prenant en compte la volonté populaire, en préservant l'équilibre indispensable entre les droits et les devoirs des citoyens et des producteurs, et en

permettant à toutes les classes de marcher d'un même pas et de participer, ensemble et pacifiquement, à la prospérité générale, le bonapartisme idéal et théorique qu'il semble avoir fait sien serait, à l'en croire, le seul régime capable de promouvoir ce progrès social qu'il a l'audace de baptiser "socialisme". Mais notre rhétoriqueur à la plume bien fourbie est-il vraiment dupe de cette édifiante défense et illustration de l'Empire ? C'est plus que douteux. Car, entre l'utopie dont il rêve et la réalité du bonapartisme confronté au quotidien à la lutte des classes, il existe une infinie distance dont il est mieux que personne apte à juger : il connaît en effet de l'intérieur les cuisines peu ragoûtantes où l'on confectionne, ad usum populi, cette resucée du despotisme éclairé. Il est si peu dupe qu'il va jusqu'à écrire, en 1873, que, face au "chaos" régnant à la faveur de l'incurie des politiciens, on est "porté à excuser la théorie fantasque de Proudhon sur l'anarchie" et "tenté de dire qu'on serait peut-être mieux gouverné s'il n'y avait pas de gouvernement" (38)... Ce qui revient à peser l'alternative suivante : ou bien l'Empire, si du moins il garantit vraiment et l'ordre, et le progrès, condition de l'ordre ; ou bien, à défaut, l'anarchie rêvée par Proudhon. Or, comme de toute évidence cette vision de l'Empire n'est qu'une utopie, et que, de toute façon, la restauration dynastique est bien compromise, sinon renvoyée aux calendes grecques, comme des hommes tels que Dugué de la Fauconnerie et Edgar Raoul-Duval ne vont pas tarder à s'en rendre compte, la conclusion s'impose d'elle-même... Treize ans avant Le Calvaire, dix-sept ans avant "Jean Tartas" (39), Mirbeau est bel et bien mûr pour le ralliement à l'anarchisme ! Ainsi, entre le bonapartiste officiel des années 1870 et "l'endehors" des années 1890, il y a plus continuité que rupture. Mais il n'en reste pas moins qu'en se faisant le truchement, ô combien efficace ! d'une propagande impérialliste dont il connaît mieux que quiconque les grosses ficelles, et cela au moment même où, à partir de 1875, le parti de l'Appel au peuple n'est plus qu'une composante du camp de la réaction poltique et sociale, Mirbeau se fait le complice, voire l'agent zélé, d'une impardonnable manipulation de l'opinion publique. Au lieu de l'éclairer, comme c'est le devoir du journaliste tel qu'il l'entendra par la suite, il contribue à l'anesthésier. Au lieu d'éveiller la conscience de ses lecteurs, il l'endort. Au lieu d'informer, il désinforme, fût-ce avec les meilleures arrièrepensées du monde. On comprend que, rétrospectivement, et en dépit de tous ses efforts pour faire tant bien que mal coïncider sa prose avec son idéal, il en ait conçu un sentiment de honte ineffaçable (40). 5) L'antisémitisme Il se pardonnera encore moins l'inexcusable délire antisémitique, dont Les Grimaces, hélas ! fournissent un déplorable témoignage. On peut y recenser nombre d'ignobles éditoriaux antisémites, complaisamment relayés par des correspondants et des lecteurs étrangers, réels ou fictifs. Ils surprennent d'autant plus que, au cours des trois années précédentes, dans ses chroniques du Gaulois signées Tout-Paris, Mirbeau a adopté des positions nettement philosémites. Il parlait toujours avec respect et admiration des Rothschild (41) ; il célèbrait les fêtes juives, dont il expliquait la signification à ses lecteurs gentils (42) ; et il plaidait pour la fusion des aristocraties du sang et de l'argent. Les Juifs,

écrivait-il par exemple, "ont un génie qui n'est pas encore entré dans le cerveau des catholiques". Ils pourraient en profiter pour se venger de ce que leur "race" a été "proscrite" pendant des siècles et "errante sous tous les soleils et sous toutes les insultes". Mais, sagement, ils se contentent d'"être arrivés", "d'avoir indiqué la marche au progrès" et "d'avoir élevé l'humanité par les arts, par l'économie sociale, par la fortune". Dans l'avenir, "les distinctions qui subsistent encore dans l'humanité à l'état isolé, s'effaceront et disparaîtront complètement. Les Juifs seront partout ce qu'ils sont à Paris : ils se mêleront intimement à l'existence du pays. La fusion est faite" (43). Comment expliquer, dès lors, que ce qui lui semblait admirable de 1880 à 1882 lui paraisse brusquement constituer une grave menace en 1883 ? Faut-il incriminer une obsession personnelle qui, un beau matin, se serait fait jour et l'aurait comme "possédé", pour rendre compte d'une aussi brutale volte-face ? C'est infiniment douteux... Deux hypothèses, complémentaires, peuvent être envisagées. La première est fournie par le krach de l'Union Générale, à la fin du mois de janvier 1882. On sait que cet effondrement de la grande banque catholique a ruiné des centaines de milliers d'épargnants et de spéculateurs. Il n'y aurait rien d'impossible à ce que Mirbeau, alors coulissier à la Bourse, y eût laissé quelques plumes, comme tous ses confrères (voir le roman d'Émile Zola, L'Argent, où est transposée l'histoire de la banque de Bontoux) : n'aura-t-il pas, peu après, et de son propre aveu, jusqu'à 150.000 francs de dettes, qui ne s'expliquent certainement pas toutes par le train de vie dispendieux de sa maîtresse, Judith Vimmer ? Or la vox populi de l'époque, à tort ou à raison, attribuait le krach aux manœuvres déloyales, sinon frauduleuses, de la banque Rothschild. La rancune de notre pamphlétaire à l'égard des Rothschild naguère adulés aurait fort bien pu l'inciter à seconder, dans Les Grimaces, les projets d'Edmond Joubert et de Paribas, concurrents de la banque juive, pour qui l'antisémitisme ambiant constituait une arme de choix dans les grandes batailles financières de l'époque. Cela est assez plausible, mais ne saurait pour autant suffire à tout expliquer. Car il se trouve que Mirbeau est philosémite juste avant Les Grimaces, et qu'il le redeviendra juste après - son mea culpa, dans les colonnes de La France, date du 14 janvier 1885 (44). Force est donc de considérer qu'au Gaulois, de l'automne 1879 à l'hiver 1882, comme dans Les Grimaces de 1883, il n'a fait sans doute que servir au mieux la ligne politique et les intérêts de ses maîtres successifs. En 1880, Arthur Meyer, qui a pris les rênes du Gaulois quelques mois plus tôt, n'est pas encore le Juif antisémite qu'il deviendra par la suite et qui dépassera toute mesure dans l'ignominie lors de l'affaire Dreyfus, où Mirbeau le stigmatisera d'importance ; et sa politique est alors d'unir toutes les forces conservatrices, en y ralliant les banquiers juifs qui, en France, sont "ardemment républicains" (45). Dans Les Grimaces, au contraire, où notre rédacteur en chef, coincé entre Edmond Joubert et les frères de Mourgues, dont il aimerait bien secouer la pesante tutelle (46), n'a qu'une bien étroite marge de manœuvre, il n'a d'autre choix que de travailler pour Paribas. Sa lâche soumission se traduit notamment par une dénonciation sans nuances du

péril juif. Elle est d'autant plus consternante, et digne - si l'on ose dire - d'Édouard Drumont - qui citera d'ailleurs élogieusement Mirbeau dans sa France juive de 1886 - que l'antisémitisme politique et culturel se double parfois d'un antisémitisme qu'on pourrait qualifier de "génétique", dans la mesure où il ne se gêne pas, hélas ! pour convoquer tous les stéréotypes de l'imagerie la plus éculée. Cela ne manque pas de choquer et de décevoir sous la plume d'un esprit aussi libre de préjugés ; et, un siècle plus tard, cela éveille de bien fâcheuses résonances, qui rendent plus difficile un jugement historique (47). Où la spirale de la compromission n'a-t-elle pas entraîné un pamphlétaire qui, dans ses éditoriaux des Grimaces, se présentait pourtant comme un justicier ? Mais cette dérive est extrêmement courante à l'époque, non pas - ou pas seulement à droite, comme on aurait tendance à le croire aujourd'hui, mais aussi et surtout à gauche et à l'extrême gauche : chez Proudhon et Jules Vallès, chez les socialistes et les anarchistes, et même chez des Juifs révolutionnaires comme Karl Marx et Bernard Lazare... Car, pour tous ceux qui dénoncent les méfaits homicides du capitalisme et rêvent de le renverser, le système honni est identifié à la domination du capital juif, et la "juiverie" rime le plus souvent avec "l'oligarchie", symbolisée par les Rotschild. C'est ce qu'illustre admirablement Zola dans L'Argent (1890). De sorte que l'antisémitisme, chez les militants révolutionnaires, est quasiment synonyme d'anticapitalisme. Cette assimilation entre capital financier et banque Rothschild est constante dans Les Grimaces, et les Juifs s'y voient accuser de tous les maux imputables au libéralisme économique et au capitalisme financier : "bandes d'hommes de proie", ils se sont "abattus" sur la France en même temps que les politiciens opportunistes, et ils ont mis en place un pouvoir tentaculaire ; ils s'immiscent partout, semant la ruine, stérilisant la nature, condamnant des milliers de "pauvres diables" à errer dans les rues "sans un sou et sans un morceau de pain" (48). Bref, pour remettre la France sur les rails du progrès social, il convient de chasser tout à la fois "la horde de bandits" qui la rançonnent - les opportunistes - et les banquiers Juifs, qui pompent ses forces vives et sont responsables de la crise qui ne cesse de s'aggraver, avec son cortège de vagabonds, errant sur les grands chemins en quête de pain et de travail. Révélatrice de cette identification est la modification apportée par Mirbeau à une chronique des Grimaces qu'il a reprise en partie dans ses Contes de la chaumière, parus en janvier 1894 : le mot "Juifs" est remplacé par "banquiers"... Cependant, il a beau colorier en rouge cet antisémitisme de commande pour le rendre un peu moins odieux et le faire cadrer avec un projet de subversion radicale, sa conscience ne doit pas cesser de le tarauder. Aussi saisira-t-il la première occasion qui se présentera - la publication du roman de Robert de Bonnières, Les Monach, qui relance le débat - pour faire publiquement son mea culpa, exactement douze mois après la disparition des Grimaces. Dès lors, libéré de toute contrainte directoriale, il pourra enfin commencer à dire le fond de sa pensée et aborder le problème juif avec le point de vue des Lumières, dont il se réclamait dès sa jeunesse. Ainsi s'explique sans doute cette aberration apparente que constituent Les Grimaces dans la trajectoire mirbellienne. Mais cela ne saurait en aucune façon excuser ses dérapages indignes de lui et du rôle d'"apôtre" et de "prophète" qu'il s'attribue volontiers à cette

époque (49). Car il sait pertinemment que ses articles ont une influence non négligeable sur l'opinion publique - Les Grimaces, volontairement éclectiques, sont lues par des lecteurs de tous bords - et qu'il contribue ainsi à la pourrir, au lieu de l'éclairer, comme il s'en fera par la suite un impératif moral autant que politique. Il en conçoit certainement d'amers remords, et, bien avant son fameux article "Palinodies" de L'Aurore (50), il n'aura pas trop de toutes ses belles luttes à venir pour expier cette faute impardonnable et se réhabiliter quelque peu à ses propres yeux. LE "NÈGRE" La "négritude de Mirbeau est étroitement liée aux deux autres formes prises par son prolétariat intellectuel. Car, en tant que secrétaire particulier, il lui appartenait de rédiger quantité de textes - proclamations électorales et éditoriaux politiques - signés de ses maîtres, et il a dû notament, on l'a vu, écrire pour Dugué de la Fauconnerie trois importantes brochures de propagande bonapartiste qui n'ont pas peu contribué aux succès électoraux de l'Appel au peuple, au point de précipiter le ralliement des orléanistes à la République, par peur d'une restauration de l'Empire, en janvier 1875. De même, pendant son passage à L'Ordre de Paris, il lui est arrivé d'écrire nombre de chroniques esthétiques, notamment les "Salons" de 1874, 1875 et 1876, pour le compte d'un fruit sec du nom d'Émile Hervet, d'ordinaire confiné dans les échos de la Chambre, et dont la plume, qui est habituellement d'une étonnante platitude, se met brusquement à étinceler de toutes les fulgurances mirbelliennes. Cependant, il ne s'agit point encore là de négritude littéraire stricto sensu. Or, bien que, faute de pistes à explorer, je n'aie pour l'instant trouvé aucune œuvre littéraire écrite par Mirbeau comme "nègre" avant 1880, il y a fort à parier qu'il a embrassé cette nouvelle carrière bien avant cette date, parallèlement aux deux autres, tant est prodigieuse sa facilité à écrire. On s'expliquerait mal, s'il n'avait aucun bagage littéraire, qu'il ait pu s'associer en égal à Maupassant, à Hennique et aux autres médanistes lors du fameux dîner chez Trapp, le 16 avril 1877, en hommage à Flaubert, Goncourt et Zola. Surtout, dans un conte autobiographique de 1882, "Un Raté", il fait dire à son double, Jacques Sorel : "Quand j'étais tout jeune et timide, moi ignoré, moi chétif, moi pauvre diable, je faisais déjà des réputations, j'édifiais des célébrités, je commençais des fortunes. [...] L'un me demandait de lui écrire des vers, l'autre me suppliait de le remplacer pour une chronique ; pour tous j'ai fait des romans, des études d'histoire et de critique, j'ai replâtré des comédies et des drames, j'ai donné, à qui voulait, ce que j'avais d'enthousiasme, de force jeune, de verdeur, d'imagination" (52). Hélas ! si j'ai bien retrouvé force chroniques, nombre de romans et de contes, une étude historique (Les Calomnies contre l'Empire, brochure signée Dugué et parue en 1874), des poèmes en prose (53), et même quelques vers - le plus souvent mirlitonesques et parodiques, d'ailleurs (54) - , les comédies et les drames manquent à l'appel et ont de fortes chances de rester à jamais ensevelis dans la poussière des bibliothèques. Reste qu'entre 1880 et l'hiver 1886 - car le retour d'Audierne, s'il a changé ses objectifs de vie, n'a pas pour autant mis d'emblée un terme à son statut de prolétaire de la

plume contraint, pour vivre, de placer sa copie tous azimuts - , il a publié nombre de volumes restés ignorés de tous pendant plus d'un siècle, et dont la découverte, que j'ai faite récemment, n'apparaît même pas dans sa monumentale biographie, achevée en juin 1990. Avec certitude pour la plupart d'entre eux, avec une honnête probabilité pour les autres, on peut raisonnablement lui attribuer la paternité d'une quinzaine de titres : une douzaine de romans et quatre recueils de contes et de nouvelles. Ils ont paru sous quatre pseudonymes différents (Alain Bauquenne, le plus "prolifique", Forsan, Jeanne Mairet et Albert Miroux) et ont été rédigés pour quatre commanditaires différents : André Bertéra, alias Bauquenne (né en 1853) ; Dora Melegari, alias Forsan, Italienne bilingue et fille de ministre (18461924) ; Mary Healy, alias Jeanne Mairet, Américaine née en 1843, épouse du critique d'art et historien Charles Bigot ; et, probablement, l'éditeur Paul Ollendorff, qui a publié tous ces volumes, à l'exception des deux premiers signés Forsan, parus chez Calmann-Lévy, et qui aurait fort bien pu commander directement au romancier "nègre" une œuvre à succès à la manière d'Ohnet. Sans nous livrer à une étude approfondie de ces œuvres - ce sera l'objet des introductions aux éditions critiques que je vais donner d'un certain nombre d'entre elles (56) - citons du moins leurs titres, dans l'ordre chronologique : - André Bertéra : L'Amoureuse de Maître Wilhelm (1880) - mais l'attribution à Mirbeau est incertaine ; - Forsan : Expiation (1881) (le volume a paru d'abord sans nom d'auteur) ; - Alain Bauquenne : L'Écuyère (1882) ; - Forsan : Marthe de Thiennes (1882) ; - Jeanne Mairet : Marca (1882), roman couronné par l'Académie Française ; attribution non certaine ; - Alain Bauquenne : Ménages parisiens (1883), recueil de nouvelles ; - Alain Bauquenne : La Maréchale (1883), roman plein d'humour, écrit à la manière de Daudet, qui a accordé une lettre-préface ; - Alain Bauquenne : Noces parisiennes (1883), recueil de nouvelles ; - Forsan : Les Incertitudes de Livia (1884) ; - Alain Bauquenne : La Belle Madame Le Vassart (1884), roman où Mirbeau entend rivaliser avec La Curée de Zola ; - Jeanne Mairet : Jean Méronde (1885), recueil de trois nouvelles (attribution non certaine) ; - Albert Miroux : Jean Marcellin (1885) (attribué à Mirbeau par le catalogue de la Bibliothèque Nationale) ; - Forsan : Dans la vieille rue (1885) ; - Alain Bauquenne : Amours cocasses (1885), étincelant recueil de nouvelles ; - Jeanne Mairet : Une Folie (1885) - attribution non certaine ; - Forsan : La Duchesse Ghislaine (1886), roman stendhalien. Pour Mirbeau, il s'agissait, moyennant "phynances", de fabriquer à la hâte, grâce à son prodigieux métier ; grâce à son immense culture, qui lui permet d'assimiler l'art de ses prédécesseurs et de choisir ses modèles littéraires - au risque de commettre un excès de réminiscences de Balzac, de Goncourt ou de Barbey - ; et aussi grâce à l'étonnante

connaissance des hommes et des milieux acquise par ses années de reportages et de fréquentation du "beau monde", des volumes dont la paternité devait être endossée par de riches amateurs avides de notoriété littéraire et prêts à payer pour cela une somme rondelette. Car s'il est vrai que Jean de Tinan, débutant et inconnu, ne touchera que 500 francs (soit à peine plus de 10.000 francs de 1994) pour Maîtresse d'esthète, composé à dixhuit ans pour le négrier Willy (57), dès le début des années 1880 Mirbeau est un journaliste bien coté et fort recherché sur le marché des cervelles humaines. Il est donc probable que ses exigences sont sensiblement plus élevées, et proportionnelles à son train de vie : on peut raisonnablement imaginer des prix s'échelonnant entre 2.000 et 5.000 francs par volume. Mais ce ne sont là que des hypothèses, car il ne reste évidemment aucune trace des contrats qu'il a pu passer avec ses commanditaires, ou avec son éditeur Ollendorff. Chose remarquable : à partir de deux des pseudonymes adoptés - MIRoux et BAUquenne - on peut reconstituer sa signature. Tout se passe comme s'il avait voulu laisser aux lecteurs vigilants un signe de sa paternité frustrée. On le comprend. Certes, ces ouvrages ont été écrits probablement en un mois ou deux, parce que Mirbeau n'est pas encore paralysé par l'angoisse, comme cela lui arrivera invariablement quand il signera enfin sa copie ; et parce qu'il se permet des facilités (réminiscences et pastiches, débordement d'esprit, quelques happy ends, dénouements parfois mélodramatiques, moule de la tragédie), qu'il se refusera par la suite. Mais ils n'en sont pas moins remarquables. La Belle Madame Le Vassart, L'Écuyère, Amours cocasses, ou La Duchesse Ghislaine, par exemple, sont, dans des genres différents, des manières de chefs-d'œuvre dignes de durer. La richesse des thèmes traités, la finesse de la psychologie, la diversité de la palette, la justesse de l'observation, la rigueur de la construction, l'originalité de la forme, l'humour mis au service d'une philosophie pessimiste - tragique de la condition humaine - et d'une critique sociale radicale, bref le talent si personnel et le style si immédiatement identifiable de notre auteur font de ces œuvres tout autre chose que de la simple littérature alimentaire. Il en a d'ailleurs tellement conscience qu'il se sent comme dépossédé de lui-même. À l'instar de son double et porte-parole Jacques Sorel, il est las d'avoir été "la proie des autres", et il "voudrai[t] aujourd'hui reprendre [son] bien" et crier : "Mais ces vers sont à moi ; cette comédie est à moi". Mais c'est peine perdue, il s'est piégé lui-même : "On m'accuserait d'être fou ou un voleur..." (58) De fait, le "nègre" est privé de toute espèce de droit sur son œuvre, comme le confirme éloquemment un exceptionnel document : le contrat de "négritude" passé en 1896 entre Xavier de Montépin, le prolifique signataire de romans populaires à succès, son éditeur Rouff, et son "nègre" Maurice Jogand, au demeurant fort bien payé (59)... LES PREMIÈRES ARMES D' UN MAÎTRE ÉCRIVAIN Toutes ces expériences de "prolétaire de lettres" sont donc bien humiliantes et bien frustrantes, et elles lui laisseront un tel goût d'amertume et un tel sentiment de honte ineffaçable qu'il n'en fera jamais que des aveux indirects, par le truchement de transpositions littéraires ("Un Raté", Un Gentilhomme) ou de considérations générales sur

la vénalité de la presse et le mercantilisme de l'édition, histoire peut-être de noyer sa responsabilité individuelle dans une culpabilité générale. Ainsi écrira-t-il, par exemple, en 1894 : "Quand on a quelques années de journalisme et qu'il vous arrive de revivre sa vie, en des minutes de tristesse et de découragement, l'on est vraiment effrayé du mal qu'on a pu faire, et du peu de bien que l'on n'a pas fait. Cet examen ne va pas sans de cuisants remords. Il devrait vous induire en de grandes modesties. Ces opinions disparates et hâtives, écloses la veille, reniées le lendemain, toutes ces pages frivoles jetées on ne sait pourquoi au vent qui emporte tout, ces injustices conscientes ou inconscientes, qui ont pu avoir leurs répercussions de douleur dans le cœur d'inconnus ou de mal connus, ah ! comme on voudrait effacer tout cela de sa vie" (60). Au premier chef l'article odieux et stupide contre Desprez, et les chroniques antisémitiques des Grimaces... Il y a toutefois une contrepartie appréciable : c'est que toutes ces années de bagne journalistique et de "négritude" obligée ont du moins permis à notre apprenti homme de lettres de faire très brillamment et très efficacement ses gammes et ses preuves. Il s'est forgé une plume appréciée de ses employeurs et redoutée des autres, apte à se couler sans mal dans toutes les formes ; il a acquis un style, reconnaissable entre tous, parce qu'il est l'expression de sa personnalité exceptionnelle (61) ; il s'est introduit dans les milieux les plus divers, a côtoyé une multitude de gens importants et originaux, fait une abondante provision d'anecdotes significatives. Comme la Célestine du Journal d'une femme de chambre, il a pénétré dans les coulisses du théâtre du monde, il a visité les arrière-boutique où les puissants se montrent à nu, il a appris à voir les visages derrière les masques et les âmes sous les "grimaces", bref, il a enrichi "les feuillets de [son] herbier humain de gens et d'espèces inconnus" (62). Et il a appris à ne plus être désormais leur dupe : il est apte à jouer le rôle du grand démystificateur. Il est aussi mieux armé, dorénavant, pour défendre ses intérêts de professionnel de la plume contre les requins de la presse : quatre ans plus tard, il se fera payer 300 francs (soit plus de 6.000 de nos francs) une chronique de 300 lignes, et, à partir de 1892, 350 francs, ce qui fera de lui le journaliste le mieux payé de son temps... Bref, le voilà bien équipé pour la grande aventure de la création littéraire en solitaire. Il va pourtant lui falloir traverser une zone de graves turbulences - la crise de ses relations passionnelles et dévastatrice avec une femme de petite vertu à la cervelle d'oiseau et à la cuisse légère, Judith Vimmer - avant de revenir à Paris régénéré par une retraite de sept mois à Audierne, en juillet 1884. Dès lors, il pourra passer, non sans une difficile période transitoire et probatoire, de l'ère des combats douteux et ambigus à celle des luttes à visage découvert, pour des idéaux qui lui sont chers et auxquels il restera désormais inébranlablement fidèle. NOTES 1. Lettres à Alfred Bansard des Bois, p. 155. 2. Ibid., p. 161. 3. Ibid., p. 120. 4. Ibid., p. 155. 5. Ibid., p. 153. 6. Lettre à Paul Hervieu, vers le 10 novembre 1885 (recueillie dans le premier volume de sa Correspondance générale).

7. Les Grimaces, 15 décembre 1883. 8 C'est ce qui arrive, littéralement, au narrateur d'Un Gentilhomme (éd. Flammarion, 1920, pp. 35 sq.). 9. Un Gentilhomme, p. 32. 10. Ibid., p. 3. 11. Ibid., p. 33. 12. C'est le titre d'un conte paru le 19 juin 1882 dans Paris-Journal et nourri de nombreux souvenirs personnels (Contes cruels, t. II, pp. 423-428). 13. Mirbeau n'est pas le seul à développer cette comparaison entre prolétariat intellectuel et prostitution. Pierre Bourdieu écrit par exemple, à propos de la "conquête de l'autonomie" par les artistes sous le second Empire : "L'homologie de position contribue sans doute à expliquer la propension de l'artiste moderne à identifier son destin social à celui de la prostituée, 'travailleur libre' du marché des échanges sexuels" (Les Règles de l'art, Le Seuil, 1992, p. 86). Il est révélateur, à cet égard, que Mirbeau ait précisément consacré à la prostitution une étude extrêmement originale, que je viens de découvrir et de publier, L'Amour de la femme vénale, préfacé par Alain Corbin (Éditions Côté-Femmes, 1994). 14. Les Grimaces, 29 septembre 1883. 15. Un Gentilhomme, p. 55. 16. "La Liberté de la presse", Le Gaulois, 7 juin 1886. 17. Le Foyer, acte I, scène 4 (recueilli dans notre édition critique du Théâtre de Mirbeau, à paraître en 1994 chez Christian Bourgois). 18. Sur cet épisode, voir notre biographie d'Octave Mirbeau, pp. 145-148. Le texte "Le Comédien" est recueilli dans notre édition des Combats politiques de Mirbeau, pp. 43-50 (réédition en brochure aux Éd. de l'Échoppe, 1994). 19. Découvertes par Pierre Michel et publiées en 1991, avec la collaboration de Jean-François Nivet, aux éditions de l'Échoppe. 20. Montrevêche, "Madame la députée", L'Événement, 12 aout 1884 (texte recueilli dans Chroniques du Diable). 21. "Clemenceau", Le Journal, 11 mars 1894 (recueilli dans Combats littéraires). 22. Voir les chapitres IV et V des Contes cruels. 23. "Tous cyclistes", Le Journal, 19 août 1894. 24. Georges Docquois, Nos émotions pendant la guerre, Albin Michel, 1917, p. 12. 25. Cf. la préface de L'Affaire Dreyfus, Séguier, 1991, pp. 12-18. 26. Jean-Yves Mollier, "Octave Mirbeau et la vie politique de son temps", dans les Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, Presses de l'Université d'Angers, 1992, pp. 79-80. 27. Voir notre contribution sur les Chroniques du Diable, ibid., pp. 35-52. 28. Voir par exemple les articles signés Tout-Paris du 1er et du 3 juillet 1880. 29. "Le Véritable discours de Nancy", Paris-Journal, 17 août 1881. 30. "Ranc", Le Gaulois, 22 mars 1880. 31. Affiche placardée à l'occasion du lancement des Grimaces, en juillet 1883 (catalogue Blaizot, décembre 1969). 32. "Ode au choléra", Les Grimaces, 21 juillet 1883. 33. Ibidem. 34. Dans "La Fin", Les Grimaces, 6 octobre 1883. 35. J'ai reproduit cet article dans le n° 2 des Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, printemps 1994. 36. Confidence rapportée par Georges Docquois, op. cit., p. 12. 37. Recueilli dans Combats politiques, pp. 51-56. 38. L'Ordre, 15 novembre 1873. 39. Article paru dans Le Figaro le 14 juillet 1890 (recueilli dans le numéro spécial Octave Mirbeau de L'Orne littéraire, Alençon, juin 1992, pp. 90-99). Mirbeau y met en scène un anarchiste, qui, sous des dehors peu engageants, se révèle intelligent, cultivé et dévoué à la cause des misérables. On peut y voir un ralliement officiel de l'écrivain à la cause libertaire.

40. Sur le bonapartisme de Mirbeau à cette époque, voir la contribution de Pierre Michel, "Mirbeau et l'Empire", dans Littérature et nation du printemps 1994. 41. Voir notamment "Millions, millions et compagnie" (25 décembre 1880), "Dans les brouillards" (15 décembre 1879) et "À Ferrières" (6 décembre 1880). 42. Voir notamment "Le Yom Kippour" (14 septembre 1880), "La Bar Mitzva" (6 décembre 1881), "Les Pâques israélites" (14 avril 1881), "Le Premier de l'an israélite" (17 septembre 1879), "Le Carnaval israélite" (13 mars 1881) et de nouveau "Yom Kippour" (13 octobre 1881). 43. "Maison fermée", Le Gaulois, 24 août 1880. 44. Dans un compte rendu d'un roman de Robert de Bonnières, Les Monach. 45. "Maison fermée", loc.cit. 46. Il écrit, par exemple, fin juillet 1883, à son complice Paul Hervieu : "Si Les Grimaces ont du succès, je vais me débarrasser de la tutelle de de Mourgues et pouvoir faire les choses comme je l'entends" (t. I de la Correspondance générale, 1994). 47. Sur ce point, voir l'article de Jean-François Nivet, "L'Antisémitisme de Mirbeau", dans le numéro spécial de L'Orne littéraire, loc. cit., notamment pp. 52-54. 48. Ibid., pp. 50-51. 49. "La Fin", loc. cit. 50. Cf. L'Affaire Dreyfus, pp. 159 sq. 51. Voir notre préface à l'édition critique de ses Premières chroniques esthétiques (à paraître en 1995). 52. "Un Raté", Contes cruels, t. II, p. 425. 53. Voir ses Petits poèmes parisiens, À l'Écart, Alluyes, 1994. 54. Dans les chroniques quotidiennes du Gaulois signées Tout-Paris et intitulées "La Journée parisienne" (entre octobre 1879 et l'huver 1882), et aussi dans L'Ariégeois, en 1878. 55. Voir notre contribution "Quand Mirbeau faisait 'le nègre'", dans les Actes du Colloque Octave Mirbeau de Crouttes, Éd. du Demi-cercle, 1994, pp. 75-101. 56. Sept de ces volumes vont paraître prochainement : cinq romans (L'Écuyère, La Maréchale, La Belle Mme Le Vassart, Dans la vieille rue, La Duchesse Ghislaine) et deux recueils de contes et nouvelles, Amours cocasses et Noces parisiennes (ces deux derniers à la Librairie Nizet). 57. Voir Jean-Paul Goujon, Jean de Tinan, Plon, 1990. 58. "Un Raté", op. cit., p. 426. 59. Contrat reproduit dans le bulletin n° 16 de la Société des amis du roman populaire, printemps 1992. 60. "Rêverie", Le Journal, 11 mars 1894. 61. C'est essentiellement le style qui permet de reconnaître les textes de Mirbeau publiés anonymement ou sous divers pseudonymes. 62. Un Gentilhomme, p. 55.

CHAPITRE III RÉVOLTE MÉTAPHYSIQUE ou "COMBAT CONTRE LE NÉANT" "J'ai beaucoup étudié la vie. Elle est infiniment absurde et infiniment douloureuse". Mirbeau, "Un Joueur", Le Figaro, 27 janvier 1889 "L'homme se traîne pantelant, de tortures en supplices, du néant de la vie au néant de la mort." Mirbeau, "Un Crime d'amour", Le Gaulois, 11 février 1886 "Son pessimisme exaspéré s'apaise par le renoncement, et, grâce à l'ascétisme hors duquel tout est vain, notre mécréant s'achemine peu à peu vers la délivrance et le salut." A. Baillot, L'Influence de la philosophie de Schopenhauer en France, 1927, p. 234 UN UNIVERS ABSURDE Toute l'œuvre d'Octave Mirbeau baigne dans un pessimisme qui confine bien souvent au nihilisme, tant le mot "pessimisme" doit être entendu ici au sens littéral, c'est-àdire au superlatif, comme l'a remarqué l'un de ses premiers commentateurs, Marc Elder : "Pour Mirbeau, tout est au plus mal dans le pire des mondes possibles" (1). La vision tragique de la condition humaine qui imprègne toute sa production littéraire, et tout particulièrement Dans le ciel (1892-1893) et Le Jardin des supplices (1899), et qui, par bien des aspects, peut être considérée comme pré-existentialiste avant la lettre, résulte de la combinaison originale de six imprégnations majeures, dont il fait son miel : celles de Pascal, de Voltaire, de Rousseau, de Darwin, de Spencer et de Schopenhauer. Nourri de Pascal, Mirbeau est infiniment sensible à "la misère de l'homme sans Dieu". Mais alors que, pour l'auteur de l'Apologie de la religion chrétienne, l'homme, même dépourvu de la foi, a malgré tout une chance, ne serait-ce qu'infime, de sortir du piège de l'existence en pariant pour Dieu et en s'abêtissant dans l'espoir que, dans sa bonté infinie, celui-ci finira par lui octroyer sa grâce, pour Mirbeau, il n'existe aucun remède et aucune échappatoire : l'homme est condamné sans rémission. Athée et matérialiste depuis son

adolescence, il sait bien que Dieu n'est qu'une "chimère" inventée par les dominants pour mieux écraser les faibles, et qu'il n'existe aucune puissance supérieure, ni bienveillante, ni sadique. Personne donc à qui remettre en toute confiance son destin. Personne non plus à qui s'en prendre, ou contre qui on puisse du moins se révolter, histoire de se défouler et de donner du même coup à sa misérable existence terrestre une dignité qui lui fait singulièrement défaut. Comme Maupassant, il lui arrive de le regretter, comme il le confie à Pissarro : "Je voudrais que Dieu existât pour l'injurier" (2)... Mais il n'a même pas cette (piètre) consolation. Pour lui, en effet, il n'existe qu'une seule substance, la matière, et elle est indestructible, comme l'affirme Spencer : "Il m'est impossible de concevoir la mort de la matière" (3). Ce qui élimine d'entrée de jeu le recours illusoire à un être supérieur immatériel. D'ailleurs, cette "conception de la matière maîtresse de la vie [lui] paraît une conception autrement grande, autrement consolante, autrement morale, que celle d'un Dieu, baroque et dément, neurasthénique, qui ne se plaît qu'à mystifier les hommes, quand il n'exerce pas sur eux les pires violences et les plus folles cruautés" (4). Aussi, à l'encontre des vœux des "mauvais bergers" de la République, soucieux d'assurer leur main-mise sur des âmes bien dociles, et qui se contentent de badigeonner d'une laïcité formelle l'enseignement religieux traditionnel, souhaite-t-il logiquement chasser "de l'enseignement primaire tout ce qui survit de spiritualisme, c'est-à-dire de mensonges rongeurs et de préjugés sociaux", afin d'y substituer "un enseignement rationaliste, matérialiste, qui permette à l'homme de se défendre contre les fantômes religieux et de regarder en face la vie telle qu'elle est, et non telle qu'on la lui montre, à travers les espérances énervantes, dévirilisantes" (5). Rien donc, du côté de Dieu ou du Destin, qui donne un sens à la vie. De fait, en l'absence d'un grand architecte ordonnateur de l'univers, rien ne saurait avoir la moindre signification. Les choses sont, les hommes existent, il n'y a rien à en dire de plus. Ils n'ont par eux-mêmes aucun sens, ne correspondent à aucun projet, ne visent à aucune fin, et il serait bien présomptueux de s'imaginer qu'ils puissent en avoir une. En bon héritier de Voltaire, Mirbeau ironise sur les naïfs partisans du finalisme : "Les choses n'ont pas de raison d'être, et la vie est sans but, puisqu'elle est sans lois." Et d'ajouter plaisamment, pour se mettre au diapason des Pangloss et autres Bernardin de Saint-Pierre : "Si Dieu existait, comme le croit vraiment cet étrange animal d'Edison qui s'imagine l'avoir découvert dans le pôle négatif, pourquoi les hommes auraient-ils d'inallaitables mamelles ? Pourquoi, dans la nature, y aurait-il des vipères et des limaces ? Pourquoi des critiques dans la littérature ?... " (6) Puisque la vie elle-même ne cesse d'apporter des démentis cinglants à "la théorie des causes finales", il est clair que ce serait une "grande folie que de chercher une raison aux choses" (7). Un des narrateurs de Dans le ciel, encore enfant, en contemplant le ciel étoilé, découvre une nuit ces terrifiantes vérités avant même d'avoir lu une ligne de Pascal : "Pour la première fois, j'eus conscience de cette formidable immensité, que j'essayais de sonder, avec de pauvres regards d'enfant, et j'en fus tout écrasé. 'Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraya' ; j'eus la terreur de ces étoiles, si muettes, dont le pâle clignotement recule

encore, sans l'éclairer jamais, le mystère affolant de l'incommensurable. Qu'étais-je, moi, si petit, parmi ces mondes ? De qui donc étais-je né ? Et pourquoi ? Où donc allais-je, vil fétu, perdu dans ce tourbillon des impénétrables harmonies ? Quelle était ma signification ? Et qu'étaient mon père, ma mère, mes soeurs, nos voisins, nos amis, tous ces atomes emportés par on ne sait quoi, vers on ne sait où... soulevés et poussés dans l'espace ainsi que des grains de poussière sous le souffle d'un fort et invisible balai ?" (8) Face à la "disproportion de l'homme" dans un univers contingent et qui n'est pas à sa mesure, la conscience de l'être pensant ne peut s'éveiller que dans l'angoisse. Et cette angoisse est proportionnelle à sa capacité de réflexion : "Chacun souffre plus ou moins, selon son degré de culture intellectuelle, car plus l'homme pense, plus il sait et plus il souffre" (9). À l'instar de Georges, le "pauvre diable" de Dans le ciel, il ne peut que se sentir "écrasé par le mystère de ce ciel, par tout cet inconnu, par tout cet infini", qui pèse sur chacun de nous (10) et d'où procède "ce grand lamento qui secoue les mondes affolés par l'impénétrable énigme de la matière ou de la divinité" (11). Comme Schopenhauer, Mirbeau - qui a mené campagne pour le néo-malthusianisme - et nombre de ses créatures considèrent que "le seul bonheur est de ne pas naître". Mais la plupart des hommes s'avèrent incapables de "regarder Méduse en face" (12), et pratiquent lâchement la politique de l'autruche : ce que Pascal appelait "le divertissement". D'une part, ils tâchent de ne pas y penser et s'absorbent dans leurs agitations dérisoires et larvaires. Et, d'autre part, ils se raccrochent tant bien que mal à des illusions qu'ils supposent consolantes : - Les uns se forgent une représentation de Dieu, imaginent une providence, un destin, histoire de se rassurer en donnant un sens à ce qui n'en a pas. Comme si, "où qu'on aille", on ne se heurtait pas "à du désordre et à de la folie" (13). Comme s'il y avait une quelconque proportion entre ces "vils fétus" que sont les hommes et une divinité parfaite, omnipotente et prévoyante (Mirbeau retourne contre Dieu le texte de Pascal sur les deux infinis). Comme si l'existence du mal sous toutes ses formes était conciliable avec l'hypothèse d'une volonté bienveillante. À l'abêtissement proposé par Pascal au terme du "pari", et qui n'est à ses yeux qu'une autre forme de divertissement, ou d'aveuglement volontaire, il oppose la lucidité impitoyable de Voltaire dans Candide et recense complaisamment, avec une espèce de délectation morbide, les atrocités constitutives de la vie : "L'univers m'apparaît comme un immense, un inexorable jardin des supplices" (14), conclut le narrateur du Jardin au terme de son atroce périple initiatique. Toute l'œuvre mirbellienne, longue litanie de la douleur humaine, en apporte une terrifiante illustration. - D'autres prennent acte de l'absence de Dieu, mais refusent pour autant la conclusion qui s'impose : l'univers n'est qu'un chaos sans rime ni raison, "un crime", mais sans criminel. Pour l'orthodoxie scientiste qui triomphe avec la Troisième République, il s'agit en effet d'éliminer Dieu en douceur, sans rien bouleverser d'un ordre mental et d'un ordre social que les nouveaux maîtres du pays entendent bien préserver à leur profit exclusif. Certes, Dieu est une hypothèse inutile. Mais il convient de remplacer la divine providence par un ersatz : l'existence de lois immuables et nécessaires, découlant de la

nature des choses, comme disait Montesquieu - auquel Mirbeau fait implicitement référence lorsqu'il écrit, par exemple, que "chaque pays a les tendances fatales de sa race et se développe suivant son milieu" (15). Dès lors, il suffit aux hommes de science, devenus les interprètes autorisés des mystères de la vie, d'appliquer intelligemment les principes de la méthode expérimentale pour vérifier leurs hypothèses, les transformer en lois, et, au bout du compte, réaliser le rêve de Descartes d'un univers entièrement intelligible. Le savant est l'autorité bienfaisante et infaillible dont la société bourgeoise a besoin pour se rassurer et préserver son ordre. Bien sûr, Mirbeau n'est pas de ceux qui s'effraient des lumières de la science. Bien au contraire, il souhaite qu'elles soient aussi largement diffusées que possible - par l'école, par la presse, par la littérature, par les universités populaires - pour refouler le "poison" des religions et éliminer définitivement l'obscurantisme au moyen duquel les puissants perpétuent leur domination sur les larves humaines dûment anesthésiées et "chloroformées d'idéal" - comme le petit Sébastien Roch (16). Mais il se méfie comme de la peste du scientisme, qui ne lui apparaît que comme une dangereuse dégénérescence de la vraie science : - D'abord, parce qu'il fait des savants les nouveaux prêtres d'une religion de la science, qui tourne le dos à l'esprit scientifique. Leur prétendue infaillibilité est aussi lourde de dangers que celle des antiques religions. Elle est un masque commode pour justifier, au nom de la science, les pires iniquités : il en aura une confirmation lors de l'affaire Dreyfus, et stigmatisera la forfaiture commise impunément par le "triolet" de pseudo-experts graphologues aux noms de fripouilles balzaciennes, Couard, Belhomme et Varinard (17). Elle peut aussi dégénérer en une véritable dictature presque aussi obscurantiste et rétrograde que celle de l'Église de Rome, comme le prouve la complicité des républicains et des cléricaux lors de la révocation du pédagogue libertaire Paul Robin, dont aussitôt le polémiste prend vigoureusement la défense (18). Aussi ne cesse-t-il de mettre en garde contre ces dérapages en présentant des scientifiques foireux, et néanmoins affligés d'un dogmatisme aberrant et d'un autoritarisme ne souffrant aucune discussion. Par exemple le docteur Triceps, prototype du faux savant, qui apparaît dans L'Épidémie (1898) et Les 21 jours d'un neurasthénique (1901), et qui prétend soigner la pauvreté par des psychothérapies. On en trouve d'autres spécimens gratinés dans Dingo (1913), avec le professeur Legrel, et dans Le Jardin des supplices (1899) où l'intelligentsia positiviste de la République conclut qu'il convient de cultiver scientifiquement le meurtre pour assurer le bon ordre social. En opposant ainsi la vraie science et le charlatanisme affublé de l'étiquette mensongère de "science", Mirbeau se situe dans le droit fil des combats de Molière contre la prétendue "médecine" de son temps, qui n'était à ses yeux que "pure grimace" (Dom Juan, acte III, scène 1). - Et puis, s'il est vrai que les chercheurs peuvent rendre compte d'un certain nombre des mystères de la nature, bien circonscrits au "petit canton de l'univers" habité par l'homme, ils sont bien en peine de connaître "le principe et la fin" de toutes choses, qui restent enfouis "dans un secret impénétrable", comme l'a bien vu Pascal. Ils ne peuvent connaître le "pourquoi" des choses, puisque, précisément, il ne saurait y avoir de réponse à

ce type de question : "Quant aux poètes, aux philosophes, aux savants qui se torturent l'esprit pour chercher la raison, le pourquoi de la vie, qui l'expriment en formules contradictoires, qui la débitent en préceptes opposés... ce sont des farceurs ou bien des fous... Il n'y a pas de pourquoi" (19). Certes, il est éminemment probable, comme le pensaient Spencer et Schopenhauer, qu'il existe des "grandes lois que nous ignorons et qui nous dirigent" à notre insu (20). Mais les savants sont condamnés à passer à côté sans les voir, parce que cette force à l'œuvre dans l'univers ne relève pas de leur compétence. Nous devrons donc nous contenter d'approximations, ou d'hypothèses entachées d'erreurs, et, pour l'essentiel, continuer de vivre entourés de mystères insondables, comme Herbert Spencer, dès 1862, l'affirmait dans ses Premiers principes (traduit en français en 1871). - Enfin, la connaissance scientifique ne remédie pas à l'angoisse existentielle qui étreint tout être pensant confronté à "l'ignoré". C'est en vain que le narrateur du Jardin des supplices, pseudo-embryologiste, ira, sur les traces d'Ernst Haeckel, rechercher dans le mers du sud "l'initium protoplasmique de la vie organisée", dans l'espoir de "violer les mystères, aux sources mêmes de la vie" (21)... Mystification significative de l'impuissance radicale de la science. Mais à défaut des "sources de la vie", le faux savant traversera les cercles de l'enfer et en sortira brisé pour avoir découvert la plus inexorable et la plus révoltante de ces lois naturelles qui nous gouvernent sans que, le plus souvent, nous en ayons conscience, à force de nous gargariser de notre progrès et de notre humanité : "la loi éternelle du meurtre". LA LOI DU MEURTRE Pour avoir lu Joseph de Maistre, et aussi, bien sür, Darwin - L'Origine des espèces a été traduit dès 1862 - , Mirbeau a eu tôt fait de prendre conscience avec horreur de cette loi, dont le rappel obsédant constitue le leitmotiv de nombre de Contes cruels et de plusieurs romans. Il n'est certes pas le seul à avoir compris que "dans la vie, il faut manger ou être mangé" (22), et que "la loi du monde, c'était la lutte inexorable, homicide, qui ne se contentait pas d'armer les peuples entre eux, mais qui faisait se ruer l'un contre l'autre les enfants d'une même race, d'une même famille, d'un même ventre" (23). Zola et Barbey d'Aurevilly, notamment, développent le même thème. Mais il y a chez Mirbeau un martelage de cette idée, profondément enracinée dans son angoisse existentielle, qui donne à son œuvre une tonalité et une couleur qui lui sont propres. La lutte pour la vie et la sélection naturelle, qui expliquent l'évolution des espèces depuis l'apparition de la vie sur terre, n'épargnent évidemment pas l'espèce humaine qui, depuis des millénaires, se livre avec délectation à cette "fonction normale de la nature et de tout être vivant" qu'est le meurtre (24). En effet, "le besoin de tuer naît chez l'homme avec le besoin de manger et se confond avec lui. Ce besoin instinctif, qui est la base, le moteur, de tous les organismes vivants, l'éducation le développe au lieu de le réfréner ; les religions le sanctifient au lieu de le maudire ; tout se coalise pour en faire le pivot sur lequel tourne la société" (25). Faut-il s'étonner, dès lors, si l'homme moderne, rejeton monstrueux des noces de la nature et de la culture, et ainsi soumis à cette double pression qui le pousse au meurtre, forme de l'instinct sexuel avec lequel il se confond (26), non seulement est bien en peine de

résister aux pulsions homicides du fauve tapi en lui, mais éprouve, quand il y cède, une exaltation à nulle autre seconde, que le Divin Marquis a le premier mise en lumière ? Ainsi, Mirbeau observe-t-il, chez les tireurs des stands forains, des réactions lourdes de signification : "La sensation est exquise de penser que l'on va tuer des choses qui bougent, qui avancent, qui semblent parler, qui supplient" (27). Mais ce ne sont là que de pâles ersatz, et combien plus intense est "la joie, la vraie et puissante joie du meurtre" (28) quand on peut vraiment passer à l'acte ? Nombre de personnages des Contes cruels connaissent cette "joie" qui les enivre ou les apaise : voir par exemple "En traitement", "Un Homme sensible", "Le Colporteur", "L'Assassin de la rue Montaigne", "La Livrée de Nessus", "Un Joyeux drille", "Colonisons", "Âmes de guerre" etc. Considérée de la sorte, sous l'angle de la nature et sous celui de la culture, l'humanité n'apparaît plus, dès lors, que comme "un vaste abattoir" (29), la pseudo-"civilisation" comme un simple vernis qui craque à la première occasion, et tout être humain comme un assassin en puissance : "Il n'existe pas une créature humaine qui ne soit, virtuellement du moins, un meurtrier [...]. Je ne peux faire un pas sans coudoyer le meurtre, sans le voir flamber sous des paupières, sans en sentir le contact aux mains qui se tendent vers moi..." (30) Dans ses Contes cruels, Mirbeau s'attache à débusquer ces lueurs de meurtre qui éclosent brusquement chez des individus que l'on eût pu croire suffisamment rassis et équilibrés pour être à l'abri de ces résurgences de la bête primitive, dont les darwiniens ont révélé la permanence. Il parle d'ailleurs en connaissance de cause : car, en décembre 1883, si l'on en croit Edmond de Goncourt (31), il aurait mis en lambeaux le petit chien de son infidèle maîtresse Judith, scène qu'il va transposer dans Le Calvaire. C'est vraisemblablement la découverte de "la brute homicide" qui "dormait au fond de [son] être" et "s'est réveillée fatale et farouche" (32), qui a précipité sa fuite à Audierne. Personne, pas même lui, n'est donc à l'abri de cette fièvre meurtrière inscrite dans notre héritage génétique et à laquelle la société offre de multiples exutoires légaux. À la même époque Robert-Louis Stevenson et Jean Lorrain ne disent pas autre chose. L'autre aspect de cette loi du meurtre, c'est que, pour se perpétuer, la vie a besoin de la mort, comme le confirment les biologistes contemporains : avec la reproduction sexuée, est apparue la mort de l'organisme individuel, de sorte que "le sexe et la mort, l'amour et la destruction, ont partie liée", comme le note à juste titre Michel Mercier, à propos du Journal d'une femme de chambre (33). Entre la vie et la mort existe une relation dialectique, que Mirbeau va illustrer d'une façon paroxystique dans Le Jardin des supplices, mais qu'il exprime dès 1893 dans un article relatif à l'alliance franco-russe : "Je suis persuadé qu'il existe dans la nature une force mystérieuse pour nous, une force que nous ne connaissons pas encore - car que connaissons-nous ? - une force qui n'est peut-être, après tout, que la Vie, et contre laquelle, à de certains moments d'excessive épouvante, se brise le génie destructeur de l'homme... La Vie aime la Mort, elle a besoin de la Mort, comme la terre du fumier, puisque c'est de la Mort qu'elle tire chaque jour, à toute heure, son renouveau de jeunesse et ses énergies de fécondité. Mais elle est plus forte que la Mort. Elle la dirige, la maintient, la contient dans un équilibre constant et dans une parfaite harmonie" (34).

"La nature aime la mort", affirme plus sobrement la Clara du Jardin des supplices (35), qui est une experte en la matière : n'est-elle pas "la fée des charniers" et "l'ange des décompositons et des pourritures ?" (36) Le triste narrateur, sur le mode lyrique, fait le même constat : sa pensée "voudrait franchir le décor de ce charnier, pénétrer dans la lumière pure, frapper enfin aux Portes de vie... Hélas! les Portes de vie ne s'ouvrent jamais que sur de la mort, ne s'ouvrent jamais que sur les palais et sur les jardins de la mort [...]. Et c'est l'homme-individu, et c'est l'homme-foule, et c'est la bête, la plante, l'élément, toute la nature enfin, qui, poussée par les forces cosmiques de l'amour, se rue au meurtre, croyant ainsi trouver, hors la vie, un assouvissement aux furieux désirs de vie qui la dévorent et qui jaillissent d'elle, en des jets de sale écume !" (37) Dans le cycle indéfiniment recommencé de la Nature "aux desseins impénétrables", c'est donc sur la pourriture que poussent les plus belles fleurs - "les fleurs du mal", expression qui, dans Le Jardin des supplices, est à prendre au sens littéral, comme l'a noté Michel Delon (38). C'est aussi sur la souffrance des hommes que leur plus noble inspiration créatrice prend son essor, comme Mirbeau l'a illustré avec Dans le ciel, et comme il en apporte la preuve dans la structure même du Jardin des supplices : s'il n'avait pas traversé les cercles de l'enfer, le minable "vagabond de la politique" présenté dans "En mission" se serait-il transmué en un écrivain capable de nous fasciner par le récit de sa propre dégradation ? Il faut mourir - symboliquement - pour renaître : tel est bien le principe de toute initiation. Le terreau et le fumier deviennent le symbole de l'éternelle transmutation de la matière, qui fait de la vie avec de la mort et du beau avec de l'immonde. Ce terreau que Mirbeau aime "comme on aime une femme", dont il se "barbouille", et dans lequel il devine "les belles formes et les belles couleurs qui naîtront de là" (39). Ce fumier dont le peintre Lucien de Dans le ciel, inspiré de Van Gogh, aimerait tant rendre l'impression de mystère vital et angoissant : "C'est d'un mystère ! Figure-toi... un tas d'ordures, d'abord, avec des machines... et puis, quand on cligne de l'œil, voilà que le tas s'anime, grandit, se soulève, grouille, devient vivant... et de combien de vies ?... Des formes apparaissent, des formes de fleurs, d'êtres, qui brisent la coque de leur embryon... C'est une folie de germination merveilleuse, une féérie de flores, de faunes, de chevelures, un éclatement de vie splendide !" (40) "L'UNIVERSELLE SOUFFRANCE" Dans cet univers contingent, livré à la loi du meurtre, et voué à une inéluctable fin leitmotiv de la littérature décadente - l'homme est inexorablement condamné à la solitude, "irrémédiable", et à la souffrance, consubstantielle à la vie et à la conscience ; et il "se traîne pantelant de tortures en supplices" (41), de "l'immense dégoût de vivre" à "l'immense effroi de mourir" (42) : "Qu'importe de vivre comme je vis ? C'est vivre qui est l'unique douleur ; vivre dans la jouissance, parmi les foules, ou vivre dans la douleur, au milieu de l'effroi du silence et de la solitude, n'est-ce donc pas la même chose ?" (43) De fait, à lire Mirbeau, on a bien l'impression que la vie humaine n'est qu'un long

"supplice", et que le bonheur, auquel tout homme aspire confusément, n'est qu'une illusion, ou, pire encore, comme l'écrit Jean Mintié, l'anti-héros du Calvaire, "qu'une forme plus persécutrice et raffinée de la souffrance universelle" (44). Parce que, loin d'apporter l'apaisement souhaité, ce que les hommes s'imaginent naïvement être le bonheur, n'étant qu'une "chimère", est à la source de cruelles désillusions. Passons brièvement en revue les "misérables échappatoires", comme dit Pascal, auxquelles les hommes ont recours dans le vain espoir de s'évader de leur pitoyable condition. 1) Le plaisir : Chez Mirbeau comme chez Baudelaire, il est éminemment mortifère. D'abord, on l'a vu plus haut, parce qu'il a partie liée avec la mort et avec le meurtre : "Il vient de la vanité et il va au crime. Il vide les cervelles, pourrit les âmes, dessèche les muscles, d'un peuple d'hommes robustes fait un peuple de crétins. [...] C'est lui le pourvoyeur des bagnes et qui alimente les échafauds" (45). On en a la confirmation avec la danse macabre hallucinatoire qui clôt étrangement Le Calvaire : Jean Mintié croit apercevoir des "lambeaux de corps humains, décharnés par la mort", qui se ruent "l'un sur l'autre, toujours emportés par la fièvre homicide, toujours fouettés par le plaisir..." (46) - image empruntée aux Fleurs du mal. Ensuite, parce que, loin d'apaiser le désir, le plaisir ne constitue qu'une trève éphémère - "l'Inquiétude et le Remords l'accompagnent" (47) - et ne fait en réalité que l'exacerber. Car, comme l'a dit Schopenhauer, en satisfaisant un désir, on en laisse quantité d'autres inassouvis ; et, si "le désir dure longtemps", "la jouissance est courte et étroitement mesurée" , de sorte que, "tant que nous nous abandonnons aux espérances qui nous pressent, il n'est pour nous ni repos, ni bonheur durable" (48). Le plaisir constitue en réalité une espèce de drogue, et, pour retrouver l'étourdissement qu'il procure, l'esclave du plaisir, peu à peu dépossédé de lui-même, s'engage dans une inlassable poursuite qui, de satiété en inassouvissement, ne peut déboucher que sur la mort. C'est ce qui apparaît, par exemple, dans un des Petits poèmes parisiens de 1882, "Le Bal des canotiers", où l'on peut voir une manière de corollaire du "Vieux saltimbanque" de Baudelaire. L'auteur y observe une "vieille femme qui mène la danse", et remarque : "Et rien n'est mélancolique comme le spectacle de cette vieillesse, dont le fard ne cache pas la lividité, dont le plaisir sans merci fouette les membres meurtris et lassés, et qui va sautillant comme une sorcière, sans remords et sans pensée, des hontes de la vie aux terreurs vengeresses de la mort éternelle" (49). On entend là comme un écho de l'analyse pascalienne du "divertissement" : c'est "la plus grande de nos misères", puisqu'elle nous empêche de voir "le précipice" vers lequel nous courons, et qu'elle "nous fait arriver insensiblement à la mort", qui en est "le comble éternel". 2) L'amour : Pour Mirbeau, comme pour Schopenhauer, ce que nous appelons "l'amour" n'est qu'un piège tendu à l'homme par la nature, qui se sert de la femme pour qu'il accomplisse à son insu ses desseins impénétrables : "La nature, qui sait ce qu'elle fait et qui n'a souci que

de vie, de toujours plus de vie, a voulu que nous fussions bêtes devant la femme, comme une dévote devant un Dieu de miracle, et que, en dépit de nous-mêmes, nous nous destinions à être les dupes éternelles de ce besoin obscur et farouche de création qui gonfle et mêle à travers l'univers tous les germes, toutes les vivantes cellules de la matière animée" (50). Mais cet "amour", pour perpétuer la vie, a besoin de la mort : "Pour vivre, pour renouveler, pour créer, ne faut-il pas détruire ? N'est-ce pas dans la décomposition, dans la pourriture, que la vie fait son nid et dépose ses germes ?" (51) Dès lors, "il y a forcément du sang et de la mort à la base de tout amour" (52). À cette loi naturelle s'ajoute l'effet pathogène de la vie en société. Celui des lois sociales, qui ont perverti le sentiment amoureux par le mariage monogamique destiné à assurer "la transmission de la propriété". Et celui des lois religieuses, qui font de l'amour "un épouvantail et un péché" (53), et sont à la source des frustrations, des névroses et des perversions de toutes sortes, désastreuses pour l'individu et dangereuses pour l'équilibre de la société. Analyse illustrée notamment par L'Abbé Jules, et aussi par Sébastien Roch, L'Écuyère et La Belle Madame Le Vassart. Il en résulte que l'amour, qui, à en croire la littérature, est le plus noble des sentiments, et qui, selon Mirbeau lui-même, "nous porte à découvrir, sous la bête qui est en nous, le renouveau du dieu que nous avons été" (54), l'amour, donc, est à l'origine de la plupart des tragédies qui endeuillent l'existence humaine : "Deux êtres se rencontrent, causent, se mettent à s'adorer. Le premier choc est si violent que tout s'écroule autour d'eux, tout, passé, présent, avenir. Il y a table rase et vie toute nouvelle. L'aimant est si irrésistible qu'il attire à travers les plus épais obstacles. Le premier baiser, qui n'a l'air de rien, qui rit, qui joue, qui blague, est le premier chaînon d'une chaîne qui va souvent jusqu'au crime, jusqu'au suicide, à travers le dégoût, le désespoir et les larmes. [...] Chez les peuples civilisés, l'amour se complique de tout le mécanisme des lois sociales, de tous les préjugés moraux, et, dans la lutte ouverte qu'engage l'amour contre ces préjugés et ces lois, il est d'expérience que c'est le premier qui succombe. [...] L'amour moderne ne marche qu'accompagné de deuils, de folies, de trahisons, de dégoûts, de révoltes, de toutes les passions funestes de l'esprit. Et toujours, trivial ou sublime, il y a du sang au dénouement" (55). Comme le dit plus lapidairement le narrateur du "Colporteur" : "De la bêtise et de la folie, beaucoup de boue et beaucoup de sang, c'est ça l'amour !" (56) Dès lors, loin d'être une consolation ou un épanouissement, cette "duperie", cette "mystification" qu'est l'amour, s'avère un intolérable supplice, et les rares moments de plénitude apparente et d'exaltation passagère qu'il autorise, en guise d'appas, sont bien chèrement payés, comme le constate amèrement Jean Mintié, dans Le Calvaire : "Si vous saviez de quoi c'est fait, cet amour, de quelles rages, de quelles ignominies, de quelles tortures ! Si vous saviez au fond de quels enfers la passion peut descendre, vous seriez épouvanté" (57). Nombre de Contes cruels et de romans - notamment La Belle Madame Le Vassart, Jean Méronde, Jean Marcellin, Le Calvaire, dont le titre est éloquent, et Le Jardin des supplices - nous présentent des personnages dépossédés d'eux-mêmes et peu à peu minés, dégradés, avilis, ravagés, détruits, par cette douloureuse maladie qui les mène inéluctablement à leur perte.

En digne continuateur de Barbey d'Aurevilly, Mirbeau nous présente donc de l'amour une image diamétralement opposée à la convention des romans idéalistes à la mode, et dûment débarrassée de ses oripeaux romantiques. Comme le peintre Lirat du Calvaire, comme son ami Félicien Rops, qui lui sert de modèle pictural, il nous donne à voir "l'Amour barbouillé de sang, ivre de fange, l'Amour aux fureurs onaniques, l'Amour maudit, qui colle sur l'homme sa gueule en forme de ventouse, et lui dessèche les veines, lui pompe les moelles, lui déchire les os" (58). Il ne saurait donc y avoir d'amour heureux, et ce qu'il est convenu d'appeler par ce mot passe-partout, et qui ne signife plus rien, n'est en réalité que l'une des formes prises par l'éternelle guerre des sexes : l'homme et la femme sont en effet séparés par un abîme d'incompréhension et de malentendus, et, on l'a vu, "la souffrance est peut-être la seule chose qui puisse les rapprocher" (59). "Peut-être" : voilà qui en dit long sur la radicale étrangeté des sexes, qu'illustrent, de façons différentes, Amants et Vieux ménages, l'un sur le mode farcesque, l'autre sur le mode grinçant (cf. infra le chapitre VII). 3) La sensibilité : Au premier abord, la sensibilité semble être une qualité éminemment précieuse, puisque c'est elle qui permet à l'individu de vibrer devant le spectacle indéfiniment renouvelé de la nature, de communiquer avec les autres et de s'élever jusqu'au sentiment du beau, qui confine au sacré, voire au divin. Bref, c'est ce qui donne à la vie son goût et son prix. Sans elle, l'homme ne serait toujours rien de plus, au terme de sa longue évolution, que le "singe féroce et lubrique" de la préhistoire, dont il porte l'empreinte, indélébile. C'est pourquoi, par exemple, tirant la leçon de l'internement de Maupassant, qui n'a, selon lui, jamais rien aimé, Mirbeau écrit à l'ami Monet : "Oui, Monet, aimons quelque chose pour ne pas mourir, pour ne pas devenir fous" (60). Malheureusement, cette sensibilité, à l'usage, se révèle aussi un piège mortel. C'est elle en effet qui expose l'individu à tous les coups du destin, à toutes les épreuves infligées par une société darwinienne ; c'est elle qui le met à la merci de la moindre souffrance. Elle est donc "un legs fatal", un handicap dommageable, comme en ont fait l'expérience, à leurs dépens, nombre de personnages mirbelliens. Par exemple, le narrateur d'"Un Homme sensible", "tout enfant, [était] doué d'une sensibilité excessive, exagérément douloureuse, qui [le] portait à plaindre - jusqu'à en être malade - les souffrances des autres" (61). De même le "pauvre diable" qui égrène ses "souvenirs", est né "avec le don fatal de sentir vivement, de sentir jusqu'à la douleur, jusqu'au ridicule" (62). Il en est de même de Georges, l'un des narrateurs de Dans le ciel, qui est affligé du même "don fatal", et du peintre Lucien, qui "aime les pauvres gens d'une tendresse immense, comme la douleur humaine" (63). Mirbeau, une fois de plus, parle en connaissance de cause, parce que, doté d'une sensibilité d'écorché vif, il n'a jamais pu supporter la souffrance des hommes, et pas davantage celle des bêtes (il est très hostile à la chasse) ; aussi la boucherie de la première guerre mondiale a-t-elle été pour lui une agonie de tous les instants. De fait, "la pitié", qui a été le moteur de ses révoltes et de ses engagements en faveur des "pauvres gens", ce n'est pas autre chose que "la transmission rapide, électrique, d'une souffrance" (64) - c'est-à-dire

de la "sympathie", au sens littéral du terme. Et c'est pour mettre fin à cette "souffrance" que, chez les âmes d'élite, la pitié peut conduire à l'action. Dès lors, pour se prémunir, se mettre à l'abri, s'endurcir contre les coups imprévisibles, forte est la tentation de se renfermer dans un égoïsme homicide, comme tous ces "honnêtes gens" selon la loi, qui abondent dans les récits de Mirbeau : murés dans leur inaltérable bonne conscience (voir L'Écuyère, La Maréchale, Vieux ménages, L'Épidémie, Le Journal d'une femme de chambre, Le Foyer), ils acceptent lâchement les pires monstruosités. Ou bien, comme "l'homme sensible" de la nouvelle qui porte son nom, ils tentent de se libérer de cette souffrance intérieure en martyrisant de pauvres bougres sans défense, selon la technique bien rodée du bouc-émissaire. Bonne fille, la société bourgeoise leur offre à bon compte de commodes exutoires : les pogroms antisémites, les lynchages, les conquêtes coloniales, les guerres, la lutte des classes, sans parler des violences conjugales et parentales, qui sont le lot quotidien de tant de "braves gens"... Pour les philosophes tels que l'abbé Jules ou l'amateur de corneilles (65), le seul remède serait le détachement, voire le total renoncement, et, à l'extrême, l'anéantissement du désir et de la conscience, bref le nirvana des bouddhistes. Selon A. Baillot, Mirbeau, après Schopenhauer, a en effet "senti que la nature et l'homme émanaient d'un même principe créateur et qu'ils demeuraient régis par la même force, par la même volonté. Il s'est rendu compte aussi que l'homme, objectivation supérieure de la force vitale, était seul capable de réduire, par la puissance de son intellect, cette volonté dominatrice" (66). Malheureusement, l'échec de l'abbé Jules - qui ne parvient pas à juguler en lui les appétits de la bête - , et celui de l'amateur de corneilles - qui a investi son affection dans une corneille apprivoisée pourtant destinée, elle aussi, à mourir - , prouvent qu'il s'agit là d'un idéal inaccessible pour des êtres qui, malgré qu'ils en aient, sont dotés d'un minimum de sensibilité bien difficile à éradiquer. Alors, le seul apaisement, définitif, celui-là, c'est la mort... Ce sera le choix de Daniel, le musicien de génie, dans La Belle Madame Le Vassart (1884), celui de Julia Forsell dans L'Écuyère (1882), et celui du peintre Lucien de Dans le ciel (1893). Ce sera aussi la tentation du petit Sébastien Roch le jour de la rentrée des classes, au collège des jésuites de Vannes. Et bien souvent aussi celle de Mirbeau, par exemple à Audierne : "Il y a près d'ici une belle roche" - écrit-il à l'ami Hervieu - "autour de laquelle la mer bouillonne et tord son écume avec furie. Je suis allé l'autre jour lui rendre visite, et je me disais, en contemplant ce gouffre, qu'on devait bien y dormir" (67). 4) L'idéal : Nombre d'hommes tentent de donner un sens à leur existence "absurde et douloureuse" en se raccrochant à un idéal qui les réconforte, qui soit un facteur de stabilité, qui détermine leurs projets et dicte leur conduite. Mais, loin d'étancher leur soif d'absolu, cet idéal se transmue rapidement en une nouvelle source de torture : - Chez les âme d'élite, tels les artistes dignes de ce nom, l'idéal qu'ils se sont fixé et qu'ils tentent de concrétiser de toute la force de leur génie créateur, est situé tellement "audessus des forces humaines" qu'ils s'épuisent en vain à s'en rapprocher, tels Claude Monet,

Vincent Van Gogh, Paul Cézanne... ou Octave Mirbeau lui-même. Pour lui, comme pour Baudelaire, la condition de l'artiste constitue donc une tragédie, qu'il évoque pathétiquement dans cet admirable roman qu'est Dans le ciel, où le peintre Lucien finit par se couper la main "coupable" de trahir l'œuvre idéale qu'il porte en lui. Pour une âme d'élite toute différente, l'étonnant père Pamphile de L'Abbé Jules, l'idéal est le rachat des chrétiens prisonniers des Turcs et la reconstruction de son abbaye en ruines : pour l'atteindre, il supporte pendant trente-cinq ans les pires misères matérielles et les plus mortifiantes des avanies, et parvient ainsi à se délivrer de toutes les chaînes, et à être aussi libre que Diogène. Mais son idéal n'est que le produit de son aliénation mentale, et l'exemple n'incite guère à marcher sur ses traces... - Pour la masse des "larves immondes" qui constituent l'écrasante majorité de la misérable humanité, les prétendus "idéaux" se révèlent, à l'usage, de meurtrières duperies. La Religion, la Patrie, la Propriété, le Pouvoir, l'Ordre, les Honneurs, le Progrès, la Liberté, la Révolution, autant de "grands sentiments dont on nous berne" (68) et qui font une effroyable consommation de créatures humaines. Car ils poussent les hommes à se lancer aveuglément, et avec la bénédiction des Églises et des gouvernants de tout poil, dans d'incessants massacres : "ad majorem Dei gloriam, "pour la France", "pour la civilisation occidentale et chrétienne", "pour le monde libre", "pour le Roi" ou "pour le Parti"... Aussi bien, comme l'abbé Jules, Mirbeau entreprend-il, dans toutes ses œuvres, d'arracher les masques qui camouflent la hideuse réalité dans l'espoir de déraciner ces "idéaux" homicides de la conscience des hommes (cf. infra le chapitre IV). C'est notamment le sens de l'ironique dédicace du Jardin des supplices : "Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes, je dédie ces pages de Meurtre et de Sang". 5) La nature : À l'abbé Jules, justement, qui est nourri de Jean-Jacques, aussi bien qu'à Mirbeau lui-même tout au long de sa vie, la nature apparaît comme un refuge salutaire, comme une source d'élévation loin des "miasmes morbides" des sociétés humaines, comme le moyen privilégié de se racheter et d'apaiser sa conscience tourmentée, en même temps qu'elle offre à ceux qui sont dotés d'un "sentiment artiste", les inépuisables trésors de ses beautés, dont on ne saurait se lasser : "Chaque fois que je m'arrête quelque part - confie-t-il à Marc Elder - , n'importe où, et qu'il y a un peu d'eau, des arbres, et, entre les arbres, des toits rouges, un grand ciel sur tout cela, et pas de souvenirs, j'ai peine à m'en arracher" (69). Aveu du même ordre dans une lettre à Claude Monet : "Il n'y a que la terre. Moi, j'en arrive à trouver une motte de terre admirable, et je reste des heures entières en contemplation devant elle" (70) ce qui ne manque pas d'inquiéter Alice, qui aimerait bien, pour les "phynances" du ménage, que son génial époux contemplât un peu moins et écrivît un peu plus... Il apparaît donc bien que c'est "la nature" qui, comme l'a noté Georges Lecomte, "le consolera des hommes" : "Devant elle, il apaisera ses plus terribles malédictions" (71). Il y a incontestablement chez Mirbeau un fond de philosophie naturiste, qui devait, en 1887, imprégner La Rédemption, suite du Calvaire, jamais écrite, et qui lui inspirera encore son œuvre ultime, Dingo (1913) - encore qu'il y illustre aussi, non sans ambiguïté, les apories du naturisme.

Mais cette nature consolatrice et rédemptrice, dans le sein de laquelle Jean Mintié devait initialement se retremper, à l'instar de son créateur, lors de sa retraite audiernoise, est soumise à l'inexorable loi du meurtre. C'est elle, précisément, qui, au cœur de l'homme "civilisé", entretient et, à la première occasion, réveille "les abominables instincts du chasseur primitif qu'il a été" : "À 200.000 ans de distance, pour avoir vu le mouvement d'une fuite, pour avoir flairé l'odeur d'une proie, il se retrouve la même brute féroce qui ne connaît plus qu'une loi : celle du meurtre" (72). Aussi bien, après deux mois passés à se requinquer sur les bords de l'océan, Jean Mintié dresse-t-il un constat d'échec : "La nature est sans âme. Tout entière à son œuvre d'éternelle destruction, elle ne souffle que des pensées de crime et de mort" (73). Alors, où peut bien être l'apaisement, sinon dans une contemplation qui risque fort de n'être plus qu'une absence ? Et puis, ces beautés perpétuellement renouvelées de la nature, Mirbeau sait mieux que quiconque qu'elles s'enracinent dans "la pourriture" qui fascine le narrateur anonyme du Jardin des supplices et, plus encore, la belle et énigmatique Clara : "C'est dans l'infection du pus et le venin du sang corrompu qu'éclosent les formes, par qui notre rêve chante et s'enchante" (74). S'absorber dans la contemplation de ces fleurs, aussi monstrueuses que merveilleuses, qui embellissent "le jardin des supplices" chinois, mais aussi les jardins des Damps, du Clos Saint-Blaise, de Cormeilles-en-Vexin et de Cheverchemont, n'est-ce pas, d'une certaine façon, être complice de ce mal absolu contre lequel notre affamé d'idéal se révolte de tout son être ? De surcroît, il n'est pas dit que la retraite, loin du contact salissant des hommes, contribue automatiquement à élever l'homme moralement. Car, à supposer même qu'à l'état de nature il ait été autre chose qu'un singe féroce, aujourd'hui il est un être de civilisation, c'est-à-dire pétri de préjugés et victime de toutes sortes de frustrations qui nécessitent un exutoire. Dans ces conditions, le retour à la nature, loin des interdits sociaux, loin du regard de l'autre qui oblige à refouler nombre de pulsions criminelles, a toutes les chances de ne rien arranger, comme Jean Mintié, dans Le Calvaire, en fait l'expérience dans son village du Finistère, et comme le constate le narrateur de "La P'tite" : "Dans la vie solitaire, lorsque l'homme n'est pas défendu contre soi-même par l'antisepsie d'un travail incessant et de hautes préoccupations intellectuelles, sa pensée va loin et très vite à travers la folie des rêves morbides et la pourriture des désirs infectieux. L'oisiveté mentale et physique a cela de destructeur que, nous laissant seuls avec nous-mêmes, avec ce qu'il y a de pire et de dégénéré en nous-mêmes, elle déforme peu à peu, et elle corrompt nos sensations les plus naturelles et nos plus nobles sentiments" (75). Les anachorètes des premiers siècles de l'ère chrétiennes et le Saint-Antoine de Flaubert en savent quelque chose... Enfin, pour les cœurs artistes, si la nature est une source irremplaçable de délectation et d'inspiration (cf. infra le chapitre V), elle constitue aussi un modèle inimitable qui désespère le créateur exigeant. Ainsi Paul Cézanne a-t-il connu "la joie cruelle de ceux qui ont la nature pour maître" et qui savent "qu'ils ne l'atteindront jamais" ce que Mirbeau compare au "supplice de Tantale" (76). On ne sort décidément pas des supplices !

6) La culture : Mais si la nature, comme toute chose, se révèle ambivalente et constitue un poison aussi bien qu'un remède, ne peut-on pas du moins compter sur la culture pour arracher l'homme aux sollicitations morbides, pour le prémunir contre les instincts génésiques et meurtriers, et pour l'aider à trouver le bonheur en lui-même ? Que nenni ! Ce serait trop beau... D'abord, parce que, pour la masse des consommateurs de produits dits "culturels", la "culture" n'est en réalité qu'un anesthésiant, qu'un abêtissement, qui les désarme. Et puis, surtout, pour avoir lu Schopenhauer depuis 1880, Mirbeau sait pertinemment que, loin d'apaiser l'angoisse existentielle, la pensée ne fait que l'alimenter et la décupler. - Parce qu'elle se heurte partout à des mystères écrasants qu'elle est bien en peine d'éclaircir, tant dans l'homme lui-même, dominé par les ténèbres de l'inconscient et déchiré par ses contradictions, que dans un univers infini qui n'est pas à sa mesure (cf. supra). - Parce qu'elle bute devant les antinomies de la raison et les contradictions consubstantielles aux choses elles-mêmes, de sorte qu'elle ne trouve ni réponses claires à ses questions, ni solutions convaincantes à ses problèmes. L'abbé Jules, tenaillé par ses doutes, nous offre une vivante illustration des limites indépassables de la raison. - Parce que l'analyse, en soumettant toutes choses au scalpel de l'esprit critique, ne laisse rien subsister des illusions qui aident à vivre. Elle révèle la vanité de toutes choses et notamment des idéaux mensongers "dont on nous berne" - et débouche inévitablement sur le nihilisme : elle constitue donc aussi un "poison", au même titre, paradoxalement, que les anciennes religions. - Et aussi parce que les couches de culture accumulées au fil des siècles ont affaibli le vouloir-vivre, créé de nouveaux besoins factices, accru le décalage entre les exigences de la pensée et les possibilités de les satisfaire. De sorte que ce qu'on appelle absurdement "le progrès" ne constitue en réalité - comme l'affirmaient déjà Baudelaire et Barbey d'Aurevilly - qu'une longue dégénérescence de l'espèce. Après des millénaires où "l'animal prédominait chez l'homme", écrit Mirbeau en 1885, "depuis soixante-dix ans nous travaillons surtout du cerveau, nous peinons des nerfs, nous les tendons comme des cordes d'arbalète ; qu'ils cassent, pourvu que nous arrivions au but ! Notre sang s'appauvrit, tandis que notre système sensitif s'affine jusqu'à l'exaspération" (77). Dans Paris déshabillé et les Chroniques du Diable, Mirbeau dresse l'étiologie de ce mal du siècle, de ce "spleen", dont témoignent, entre autres symptômes, l'anémie, la contagion de la névrose et le recours à la morphine et à l'éther : "Nous avons trop lu, trop vu, trop vécu pour avoir encore des illusions. Nous ne croyons plus à rien et nous ne savons plus souffrir. Nous avons savouré tous les plaisirs, nous les avons dégustés par avance dans notre imagination de jeunes dépravés ; et la réalité nous apparaît bien fade et bien rance au prix de ces rêves précocement épuisés. Pourtant nos désirs nous restent, plus furieux que jamais ; plus la vanité de tout nous apparaît, plus nos envies s'exaltent, et pour les satisfaire,

nous forçons la porte des paradis artificiels" (78). 7) L'art : Dans ces conditions, il est bien tentant d'en conclure, avec Schopenhauer, que la contemplation de l'œuvre d'art est la seule véritable consolation offerte aux âmes d'élite. Pour s'extraire de "cette humanité insignifiante qui naît, dit des bêtises et meurt sans laisser plus de traces que les feuilles d'une saison ou que les mouches d'un été" (79), pour s'évader de ce "jour-le- jour de rapides joies et de longs deuils", de cet "épouvantable chaos de bonheurs indécis et de tristesses sans nom" (80), ne suffirait-il pas de posséder un sentiment esthétique permettant de jouir des belles formes créées par ces "esprits fraternels" que sont les grands artistes, dont la langue est universelle et permet de communiquer par-dessus les frontières et par-delà les siècles ? Dès 1881, Mirbeau affirme que de lire Heine, Théophile Gautier ou Victor Hugo "nous console de nos médiocrités, et nous fait oublier, à la beauté éternelle de leurs œuvres, les tristesses de la vie et les mensonges des amours enfouies" (81). Huit ans plus tard, il écrit à un destinataire inconnu qu'il a "trop bu le poison de la philosophie moderne" pour goûter d'autres consolations que celles offertes par "le sentiment littéraire et artiste, le seul qui ait survécu dans [sa] conscience aux désenchantements de l'analyse et aux négations de la vie" : "Après avoir beaucoup aimé, beaucoup rêvé, je ne rêve plus et je n'aime plus qu'une chose : une belle forme d'art. Le reste n'est rien" (82). Soit. Mais en même temps notre nihiliste ne peut se retenir de penser que l'art lui aussi n'est qu'une illusion, puisqu'il ne saurait empêcher les mortels, "quoi qu'ils fassent et où qu'ils aillent", de "s'acheminer vers la mort" (83). Et puis, on l'a vu, l'art est aussi une torture, et il peut même de surcroît, ô sacrilège ! constituer une "mystification". Pour le peintre Pierre Lucet de "Mémoires pour un avocat" (1894), qui représente ici une des tendances de Mirbeau, l'art est en effet "une corruption", "une déchéance", un "salissement de la vie" et une "profanation de la nature" ! Pourquoi ? Tout simplement parce que l'artiste ne peut en donner qu'une "interprétation fatalement restreinte, à la faiblesse de [ses] organes, à la pauvreté de [ses] sens" (84). Critique émise également par l'abbé Jules dans les "leçons" qu'il donne à son neveu (85). Alors, quoi qu'il en dise, Mirbeau n'est pas vraiment prêt à se retirer dans sa tour d'ivoire pour jouir égoïstement de ses trésors. Il n'a rien d'un des Esseintes ou d'un Robert de Montesquiou. Preuve que "les belles formes d'art" ne suffisent pas à notre "Don Juan de l'Idéal". D'autant plus qu'il n'est pas loin d'y voir aussi une incitation à l'abstention civique, à la désertion du "devoir social" (voir Dans le ciel). Aussi, loin de se retirer, si forte qu'en ait été la tentation, il s'est au contraire jeté à corps perdu dans les luttes de la cité... UNE CONSCIENCE DÉCHIRÉE L'existence terrestre n'apparaît donc que comme une épouvantable vallée de larmes, et le bonheur comme une chimère tout juste bonne à entretenir "l'opium de l'espérance"

(86) et à condamner l'homme à de toujours plus atroces désillusions. Voilà qui semble suffisant pour faire de Mirbeau le porte-parole attitré du nihilisme contemporain. Et ce, d'autant plus que la mort lui apparaît le plus souvent comme attrayante et fascinante : qu'on en juge, par exemple, par l'acte IV des Mauvais bergers (1897), qui baigne tout entier dans une exaltation morbide de la mort, d'inspiration chrétienne (87), ou par son article sur le suicide du 10 août 1885, déjà cité. Pourtant, constate Thadée Natanson, son complice du Foyer et de La 628-E 8, "aucune expérience n'est jamais parvenue à décourager son optimisme". Formule paradoxale, qu'il lui faut expliquer : "C'est parce que jamais il ne prend son parti des tares ou des vices qu'à chaque fois il recommence à s'en fâcher" (88). Tout en sachant d'expérience que cela ne servira à rien... Autrement dit, il porte en lui-même un ressort, celui de la pitié et de la révolte, qui l'empêche de jamais se résigner, lors même que l'espérance est morte. En vrai matérialiste, il a compris, bien avant Comte-Sponville, que "le tout est d'être dupe le moins possible et de rester libre" (89). Certes, il lui arrive parfois d'essayer, comme tout un chacun, de se tromper luimême, conformément à l'analyse de Pascal, en s'imaginant que l'engagement pourrait transformer la nature des choses. Ainsi écrit-il en 1885 que "c'est [du pessimisme] que proviendra ce grand cri de pitié qui peut renouveler le monde, et, sur les monarchies en déroute et les démocraties écroulées, faire planter le drapeau de la justice et de la charité" (90) : bel exemple de dialectique ! Mais sa raison ne se laisse pas duper aussi facilement et rejette ces illusions factices : elle sait bien, par exemple, que "rien n'arrêtera le broiement des peuples" et "l'immolation de l'individu", et que rien n'empêchera l'homme de "poursuivre son rêve sanguinaire" (91). De ce déchirement entre son idéalisme impénitent et la lucidité de sa raison, Mirbeau a souffert toute sa vie, et toute son œuvre est là qui en témoigne. Mais justement, fait remarquer Léon Werth, "c'est dans l'oscillation jamais diminuée entre ce qu'il espérait des hommes et sa déception qu'est peut-être la grandeur, et le tragique, de sa vie" (92). Lui-même confirme ce diagnostic lorsqu'il écrit : "Le pessimisme n'est le plus souvent que de l'amour en révolte, ou, si l'on aime mieux, la révolte de l'amour. Et si la douleur est parfois si cruelle, c'est que chez les âmes hautes, elle n'est que l'explosion des tendresses désenchantées" (93). Plaidoyer pro domo... C'est ce long "combat contre le néant" (94) mené par Mirbeau pendant toute sa vie qui donne tout son poids d'humanité à son œuvre littéraire, dont le désespoir est positif, puisqu'il constitue, selon la formule de Comte-Sponville, lui aussi à la recherche d'une sagesse matérialiste, "le meilleur rempart contre le pessimisme" (95). Dès les premières lignes, on pressent qu'on se trouve en présence, non pas d'un morceau de "littérature", mais de "la vie elle-même" ; qu'on n'a pas affaire à un "gendelettres" faisant des phrases, ou à un "boeuf de labour" capable d'abattre un roman par an contre vents et marées (96), mais à un homme déchiré, torturé, dont l'hyper-sensibilité respire à travers toutes ses pages, et dont on entend partout la voix, reconnaissable entre toutes (cf. infra le chapitre VIII). Et si cette œuvre nous parle et nous touche encore aujourd'hui, par-delà même l'extrême modernité de ses goûts et de ses engagements, que nous allons analyser, c'est, selon Claude Herzfeld, parce qu'elle présente "une dimension ontologique" (97), liée à une expérience vitale :

"L'angoisse existentielle de Mirbeau se reflète sur le monde" (98). NOTES 1. Marc Elder, Deux essais : Octave Mirbeau - Romain Rolland, Crès, 1914, p. 16. 2. Correspondance avec Pissarro, p. 119. 3. "Un Homme sensible", Le Journal, 25 août 1901 (Contes cruels, t. I, p. 512). 4. "Propos de l'instituteur", L'Humanité, 31 juillet 1904 (Combats pour l'enfant, p. 181). 5. Ibidem. 6. "?", L'Écho de Paris, 25 août 1890. 7. Ibidem. 8. Dans le ciel, p. 47. 9. "Le Mécontentement", Le Figaro, 9 janvier 1889. 10. Dans le ciel, p. 67. 11. "Souvenirs d'un pauvre diable", Contes cruels, t. II, p. 485. 12. "La Fille Élisa", L'Ordre de Paris, 25 mars 1877. 13. "?", loc. cit. 14. Le Jardin des supplices, éd. Folio, p. 248. 15. "La Tradition", La France, 14 juin 1885. 16. L'expression apparaît dans le chapitre V de la première partie de Sébastien Roch (Éd. Nationales, 1934, p. 145). 17. Cf. L'Affaire Dreyfus, notamment "Expertise" (pp. 142 sq.) et "Triolet" (pp. 123 sq.). 18. Dans "Cartouche et Loyola", Le Journal, 9 septembre 1894 (Combats pour l'enfant, pp. 139-142). 19. "Mémoires pour un avocat", Le Journal 14 septembre 1894 (Contes cruels, t. II, p. 91). 20. Interview par André Picard, Le Gaulois, 25 février 1894. 21. Le Jardin des supplices, p. 97 et p. 99. 22. Dans le ciel, p. 67. 23. Le Calvaire, Éd. Nationales, 1934, p. 57. 24. "Divagations sur le meurtre", Contes cruels, t. I, p. 15. 25. "L'École de l'assassinat", ibid., p. 98. 26. "Après dîner", L'Affaire Dreyfus, Séguier, 1991, pp. 94 sq. Idée abondamment illustrée dans Le Jardin des supplices. 27. "L'École de l'assassinat", op. cit., p. 36. 28. "Divagations sur le meurtre", op. cit., p. 46. 29. "Après dîner", op. cit., p. 98. 30. "Divagations sur le meurtre", op. cit., p. 45. 31. Goncourt, Journal, Bouquins, t. II, p. 1215. 32. "L'École de l'assassinat", op. cit., p. 37. 33. Michel Mercier, préface du Journal d'une femme de chambre, Garnier-Flammarion, p. 21. 34. "En écoutant la rue", Contes cruels, t. I, p. 42. 35. Le Jardin des supplices, p. 225. 36. Ibid., p. 228. 37. Ibid., pp. 248-250. 38. Michel Delon, préface du Jardin des supplices, p. 33. 39. Correspondance avec Monet, p. 111. 40. Dans le ciel, p. 97. 41. "Un Crime d'amour", Le Gaulois, 11 février 1886. 42. L'Abbé Jules, Albin Michel, p. 142. 43. Dans le ciel, p. 67. 44. Le Calvaire, loc. cit., p. 119. 45. "Le Plaisir", Le Gaulois, 16 févrir 1885.

46. Le Calvaire, p. 240. 47. "Le Plaisir", loc. cit. 48. Schopenhauer, Pensées et fragments, traduits par J. Bourdeau, 1880. 49. "Le Bal des canotiers", Le Gaulois, 18 juillet 1882 (recueilli dans notre édition critique des Petits poèmes parisiens, À l'Écart, Alluyes, 1994, pp. 85-87). 50. "Il est sourd", Contes cruels, t. II, p. 397. 51. "Un Homme sensible", ibid., t. I, p. 535. 52. Ibidem. 53. "À un magistrat", Le Journal, 31 décembre 1899. 54. "L'Idéal", Le Gaulois, 24 novembre 1884. 55. "Roland", La France, 8 mai 1885. 56. "Le Colporteur", Contes cruels, t. I, p. 314. 57. Le Calvaire, p. 172. 58. Ibid., p. 79. 59. "Vers le bonheur", Contes cruels, t. I, p. 123. Voir aussi La Duchesse Ghislaine. 60. Correspondance avec Monet, p. 131. 61. "Un Homme sensible", ibid., p. 508. 62. "Souvenirs d'un pauvre diable", ibid., t. II, p. 495. 63. Dans le ciel, p. 111. 64. "Le Veuf", 31 août 1887 (Contes cruels, t. I, p. 174). 65. "Les Corneilles", Contes cruels, t. I, p. 134. 66. A. Baillot, L'Influence de Schopenhauer en France, Vrin, 1927, p. 233. 67. Lettre à Paul Hervieu du 30 décembre 1883 (t. I de la Correspondance générale). 68. Lettre à Catulle Mendès de la fin décembre 1889 (recueillie dans le t. II de la Correspondance générale). 69. Marc Elder, op. cit., p. 38. 70. Correspondance avec Monet, p. 111. 71. Georges Lecomte, "L'Œuvre d'Octave Mirbeau", La Grande revue, 1er mars 1917, p. 24. 72. "La Police et la presse", Le Gaulois, 15 janvier 1896. 73. Le Calvaire, p. 185. 74. "Sur un livre", Le Journal, 7 juillet 1895 (recueilli dans les Combats littéraires). 75. "La P'tite", Le Journal, 8 décembre 1895 (Contes cruels, t. I, p. 373). Voir aussi "Solitude", ibid., pp. 186-187. 76. Préface de Cézanne, Bernheim-Jeune, 1914 (Combats esthétiques, t. II, p. 526).. 77. "L'Hystérie des mâles", L'Événement, 20 mai 1885 (recueilli dans les Chroniques du Diable). 78. "À propos de la morphine", Le Gaulois, 29 octobre 1880 (Paris déshabillé, L'Échoppe, Caen, pp. 6566). 79. "Réjouissances populaires", Le Gaulois, 2 mars 1881. 80. "Les Morts jeunes", Le Gaulois, 22 octobre 1879. 81. "Mon premier bal à l'Opéra", Le Gaulois, 30 janvier 1881. 82. Lettre datable de la mi-février 1889 (recueillie dans le t. II de la Correspondance générale). 83. "Dans la montagne", Le Journal, 6 août 1896. Voir aussi Contes cruels, t. I., p. 227. 84. "Mémoires pour un avocat", Contes cruels, t. II, p. 91. 85. "Ils [les poètes] ne servent qu'à salir la nature de leurs découvertes et de leurs mots, absolument comme si, toi, tu allais barbouiller un lys ou une églantine avec ton caca !" (cf. Combats pour l'enfant, p. 58). 86. "Un Mot personnel", Le Journal, 19 décembre 1897. 87. Madeleine exhorte ainsi les grévistes affamés : "Ne craignez pas la mort ! Aimez la mort ! La mort est splendide... nécessaire... divine !... Chaque goutte de sang qui tombe de vos veines... chaque coulée de sang qui ruisselle de vos poitrines... font naître un héros... un saint... in Dieu". Et la foule, subjuguée, de jurer qu'elle la suivra "jusqu'à la mort"... (acte IV, scène 2). 88. Thadée Natanson, "Octave Mirbeau", Le Figaro, 29 avril 1908.

89. André Comte-Sponville, Le Mythe d'Icare, P. U. F., 1984, p. 191. 90. "Notes pessimistes", Le Matin, 20 novembre 1885. 91. "Tartarinades", Le Matin, 25 décembre 1885. 92. Léon Werth, "Le Pessimisme d'Octave Mirbeau", Cahiers d'aujourd'hui, n° 9, 1922, p. 128. 93. "Paul Hervieu", Le Journal, 28 septembre 1895. 94. L'expression est de Philippe Dagen, et sert de titre à son compte rendu de notre biographie d'Octave Mirbeau, dans Le Monde du 28 décembre 1990. 95. Comte-Sponville, op. cit., p. 299. 96. Sur cette critique de Zola, voir la "Chronique du Diable" du 30 janvier 1886, intitulée "Un Article de M. Émile Zola", dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, printemps 1994. 97. Claude Herzfeld, La Figure de Méduse dans l'œuvre d'Octave Mirbeau, Nizet, 1992, p. 74. 98. Ibid., p. 12.

CHAPITRE IV AU CŒUR DE LA MÊLÉE OU COMBATS POUR LA JUSTICE "Ah! oui, il faut une révolution, mais complète, cette fois, pour remettre les choses en l'état." Mirbeau, lettre à Camille Pissarro, 1891 "Jamais je n'ai senti davantage, sous l'emportement de l'ironie, le brave homme que vous êtes, le justicier qui a donné son cœur aux misérables et aux souffrants de ce monde." Émile Zola, lettre à Mirbeau, 3 août 1900 "C'est bien à la façon des prophètes qu'il a fait, toute sa vie, trembler les puissants." Thadée Natanson, Cahiers d'aujourd'hui, 1922 VERS L' ANARCHISME En juin 1884, Mirbeau est rentré d'Audierne bien décidé à entamer sa rédemption par le verbe. Malheureusement les beaux sentiments ne nourrissent pas leur homme et ne sauraient suffire à lui assurer d'emblée l'indépendance économique à laquelle il aspire. Il lui faut donc continuer de chroniquer à un train d'enfer - 159 articles en un an ! - dans trois quotidiens d'orientations différentes, Le Gaulois, La France et L'Événement ; produire de nouveaux romans "nègres" ; et faire preuve, à l'égard d'Arthur Meyer, de complaisances que seule la pratique habituelle du double langage permet, sinon de justifier, du moins de comprendre (1). Néanmoins, à quelques fausses notes près - parmi lesquelles l'odieux article, qui pèsera lourd sur sa conscience, où il approuve les poursuites contre Louis Desprez, en décembre 1884 (2) - , c'est bien au cours de l'automne 1884 et de l'hiver 1885 qu'il fait sa mue et qu'il commence à s'avancer à visage découvert. Il prend désormais de moins en moins de gants avec ceux qui l'emploient, notamment Meyer, pour jeter à la face de la société bourgeoise triomphante son cri de haine et de dégoût. Au Cri du peuple, on ne s'y trompe pas, et on accueille en allié celui qui passait, peu de temps auparavant, pour un réactionnaire fieffé, en dépit des convergences qui crevaient les yeux (3). Au cours de ce

"grand tournant" (4), Mirbeau fait toujours de la pitié pour les pauvres et pour les humiliés et de son indignation contre tous les exploiteurs de la misère humaine les moteurs de sa révolte et de son engagement politique. Mais il franchit une étape importante. Jusqu'à présent, son dégoût pour la société de son temps était viscéral et s'exprimait en diatribes enflammées qui donnaient l'impression de jaillir spontanément de sa plume-exutoire. Dorénavant il entreprend une critique systématique et réfléchie de toutes les valeurs, de toutes les institutions et de tous les rouages de la société capitaliste, à la lumière de ceux qui, désormais, vont éclairer son combat : Kropotkine, dont il découvre en octobre 1885 Les Paroles d'un révolté, et surtout Léon Tolstoï, dont il médite Ma religion (1884) et qui lui assène une extraordinaire révélation avec La Guerre et la paix, traduit en français en juillet 1885. Par la suite s'ajouteront les influences d' Herbert Spencer, souvent évoqué, d'Élisée Reclus et de Jean Grave, dont il préfacera La Société mourante et l'anarchie (1893). Individualiste depuis son adolescence, potentiellement libertaire, mais longtemps entravé par la prostitution journalistico-politique à laquelle il a été condamné, il est dorénavant un militant de l'anarchisme. À partir de cette époque, ses valeurs cardinales sont la Vérité et la Justice, celles-là mêmes que les dreyfusistes ne cesseront de réaffirmer tout au long de l'Affaire. Et il va s'employer sans relâche à dénoncer, à démystifier, à tourner en dérision toutes les structures sociales qui oppriment l'homme, qui l'exploitent, qui l'aliènent, qui le mutilent, qui le tuent. Et aussi tous les individus qui, les uns par sottise, les autres par sadisme, la plupart par lâcheté, en sont les instruments ou les complices. Ces droits de l'homme face à la société qui les écrase, il ne les proclame et ne les défend pas seulement en France, mais aussi partout dans le monde où ils sont bafoués ou foulés aux pieds, dans l'Anglerre victorienne (5) ou la Russie tsariste (6), au Dahomey et à Madagascar, en Arménie et en Mandchourie (7). Et il ne les limite pas aux adultes : il proclame également, haut et fort, les droits imprescriptibles de l'enfant au respect, à l'autonomie et à l'épanouissement, et, à défaut de tout cela, au non-être : il est le propagandiste le plus titré du néo-malthusianisme (8). Malheureusement il ne suffit pas de crier son indignation pour être entendu. Il n'est pire sourd que celui qui ne veut entendre, c'est bien connu, ni pire aveugle que celui qui se refuse à voir, comme il le déplorait déjà en 1877 dans son compte rendu de La Fille Élisa. Et la politique de l'autruche est encore la plus répandue, comme si elle était une condition indispensable à notre bonne conscience et à notre confort intellectuel. Pour peu que nous réfléchissions un peu, nous nous rendrions bien compte que le monde est fou, fou, fou, que la société marche sur la tête, que les atrocités sont partout et l'apaisement nulle part : il suffit de lire un journal ou de regarder les actualités télévisées pour s'en convaincre. Mais, pour la plupart, nous préférons faire comme si cela nous était étranger, comme si cela se passait sur une autre planète, comme si nous n'avions aucune part de responsabilité, si infime soit-elle, dans les horreurs qu'on y exhibe complaisamment, comme s'il était possible, envers et contre tout, de construire égoïstement une niche de bonheur protégée contre les fracas du monde. Alors nous fermons volontiers l'oreille à ceux qui s'obstinent à jouer les Cassandres et qui menacent notre confort moral. De surcroît, pour notre libertaire, ce qu'on appelle, par antiphrase peut-être,

"l'éducation" - par la famille, l'école, l'Église, la presse - n'est en réalité, on l'a vu, qu'un colossal endoctrinement : on inculque aux enfants une multitude insensée de préjugés corrosifs dont il leur est quasiment impossible de se libérer et qui font de la plupart des adultes de véritables larves humaines, telles qu'on en rencontre dans tant de Contes cruels et de romans de Mirbeau (9). Dans ces conditions, c'est une véritable révolution culturelle qu'il faudrait entreprendre, avant toute révolution politique et économique, en vue de former "de vrais hommes et de vraies femmes, c'est-à-dire des êtres admirablement armés pour le travail et la vie sociale, et qui, protégés contre les disciplines esclavagistes de l'autorité, contre les déceptions énervantes des religions, purs de tout mensonge, sauront peut-être trouver le bonheur en soi-même" (10). Avec La Fille Élisa, Edmond de Goncourt, a, selon lui, fait un premier pas en ce sens en découvrant à des dizaines de milliers de lecteurs les "abîmes" et les "cercles sans fond" sur lesquels repose la société moderne : grâce à lui, "elle verra que tout ce qu'elle croit être n'est qu'illusion et rêve" ; et peut-être alors elle "apprendra à se connaître" et commencera à "avoir horreur d'elle-même". "Ce n'est pas la première fois - ajoutait-il qu'un roman fera une révolution, et cette révolution sera bonne" (11). Ce vaste programme de conscientisation qu'il appelle de ses vœux, et qu'il va s'employer pour sa part à réaliser, dans ses interventions journalistiques et dans son œuvre littéraire, d'autres avant lui en ont tenté des applications, à petite échelle. Par exemple, Léon Tolstoï sur ses terres, et le pédagogue libertaire Paul Robin, dans son orphelinat de Cempuis - du moins jusqu'à ce qu'il se fasse renvoyer dans des conditions scandaleuses, au terme d'un véritable procès en sorcellerie contre lequel Mirbeau s'élévera avec indignation" (12). Mais il n'est ni un grand seigneur chargé d'"âmes", ni un professionnel de la pédagogie. Comment, avec sa seule plume, espérer contribuer à ce grand chambardement intellectuel et transformer un lectorat dûment abêti et anesthésié - qui est aussi l'électorat dont les "mauvais bergers" de la politique ont besoin pour asseoir leur domination - en un ensemble d'êtres lucides, actifs et solidaires ? Il s'y essaie pourtant, avec un "don quichottisme" (13) qui force l'admiration : toute son œuvre multiforme, journalistique, critique, romanesque, théâtrale, constitue une vaste entreprise de déconditionnement et de dessillement des yeux. Elle participe à sa façon de cette "révolution du regard" que, parallèlement, mènent à la leur des innovateurs de génie comme Auguste Rodin, Claude Monet et les impressionnistes, dont il seconde précisément les efforts. UN REGARD NEUF Pessimiste sur la nature humaine - puisque l'homme n'est à ses yeux qu'"un gorille féroce et lubrique" (14) - , Mirbeau ne se fait guère d'illusions sur ses chances de succès. Mais il n'est certes pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, et, véritable don Quichotte, il se lance sans barguigner à l'assaut de ces forteresses imprenables que sont la famille, l'école, l'Église, l'armée, le système parlementaire et le capitalisme industriel et financier, comme s'il ne doutait de rien... Dans l'espoir de contraindre ses centaines de milliers de lecteur à jeter sur les êtres et les choses un regard nouveau et de susciter chez eux un choc pédagogique salutaire, lorsqu'ils découvriront avec horreur la banalité du mal, il recourt

avec prédilection à deux procédés : la totale subjectivité et la dérision. 1) La subjectivité Toutes les chroniques de Mirbeau, toutes ses critiques d'art, mais également la quasi-totalité de ses contes et de ses romans (à la seule exception de la majeure partie de Sébastien Roch) sont écrits à la première personne et obligent le lecteur à se pénétrer de la vision du monde propre à l'auteur, fût-ce par le truchement d'un narrateur fictif. Pour lui, en effet, et nous y reviendrons au chapitre V, l'œuvre d'art est l'expression d'un "tempérament", et le style n'est pas autre chose que la personnalité de l'artiste qui filtre et transfigure la nature : "La Nature n'est visible, elle n'est palpable qu'autant que nous faisons passer en elle notre personnalité, que nous l'animons, que nous la gonflons de notre passion. Et comme la personnalité et la passion sont différentes à chacun de nous, il en résulte que la nature et l'art sont différents aussi et qu'ils revêtent les formes infinies de cette personnalité et de cette passion" (15). En ce qui concerne Mirbeau, la "nature" "gonflée" de sa "passion" et de sa "personnalité" prend tout de suite un côté grimaçant et grinçant, reflet de son amertume... Rien ne garantit, naturellement, que le lecteur entre volontiers dans cette perception du monde si choquante pour ses habitudes culturelles et pour son confort moral. Il peut interrompre tout de suite sa lecture, ou bien se prémunir contre les effets décapants des chroniques et des nouvelles mirbelliennes en prétendant "le sortilège bu dans le flot sans honneur" de quelque frénétisme : "outrance", "caricature", "invraisemblance", "mauvais goût", telles sont les imputations qui reviennent le plus souvent, et qui n'ont pas d'autre fonction que de démonétiser par avance leur message subversif. Au besoin, on accusera l'auteur d'être "un excessif", voire "un fou" - comme Tolstoï (16) ! C'est plus rassurant... Aussi bien n'est-ce pas vraiment à ces lecteurs par trop englués dans leur crasse spirituelle qu'il s'adresse en priorité : ils se sont façonné des carapaces à toute épreuve et pratiquent cet aveuglement volontaire que Mirbeau stigmatise depuis 1877. Mais pour les "âmes" qu'il qualifie de "naïves", c'est-à-dire celles qui ont conservé quelques parcelles de l'innocence de l'enfant, celles qui n'ont pas encore été complètement polluées par les couches excrémentielles d'idées toutes faites que la culture du milieu accumule sur leur "nature", le choc initial peut au contraire se révèler bénéfique et avoir une vertu didactique. Une fois pris dans les rets du chroniqueur, ou du conteur, assez habile pour éveiller et retenir son attention, une fois confronté à un point de vue différent qui lui ouvre des horizons, ce type de lecteur sera bien obligé de se poser des questions sur la vie qu'il mène, sur les valeurs qui la fondent, et sur la société qui l'écrase. De là à devenir un acteur conscient de sa propre vie, au lieu de la subir, et à participer aux luttes de la cité pour l'émancipation de l'individu, au lieu d'être complice de son oppression par sa passivité même, il y a un fossé que beaucoup ne franchiront jamais. Mais, pour peu que les circonstances s'y prêtent, par exemple lors de l'affaire Dreyfus, nombre de ces lecteurs inconnus se manifesteront, signeront les pétitions, participeront à des réunions publiques, enverront à Zola des messages de solidarité ou de sympathie et prendront leur part du combat collectif. C'est à eux, précisément, que s'adressent les deux premières chroniques que Mirbeau fournit à L'Aurore et qui visent à les mettre au pied du mur pour qu'ils

accordent leurs actes et leur conscience. Dans l'une, "Trop tard", il en appelle aux intellectuels pour qu'ils assument l'héritage humaniste de Rabelais, de Montaigne, des Lumières et de Victor Hugo et qu'ils fassent front contre "les soudards de Boisdeffre" et "les brutes avinées de Rochefort". Dans l'autre, "À un prolétaire", il tente de persuader les travailleurs, réticents à s'engager, à l'instar du dogmatique Jules Guesde, qu'ils ne sauraient rester indifférents au martyre d'un innocent, fût-ce un "galonnard", sans porter du même coup une atteinte extrêmement dommageable à leurs propres intérêts de classe (17). On sait que ces deux appels seront entendus et que, peu à peu, le rapport de forces va se modifier en faveur des dreyfusistes. Comme quoi il avait eu bien raison, quelques mois plus tôt, de ne pas "désespérer d'un peuple, si pourri qu'il soit, quand une jeunesse intelligente et brave se lève pour la défense de la justice et de la liberté" (18). 2) La dérision Alors que cette totale subjectivité de l'œuvre mirbellienne suppose, à des degrés divers, l'adhésion, voire l'identification, du lecteur au narrateur ou au chroniqueur, et, à l'occasion, n'exclut pas le recours à la sensiblerie, moyen efficace de toucher les cœurs pas trop endurcis (19), la dérision, elle, exclut toute identification et tout effet larmoyant. Elle implique au contraire la distanciation, obtenue par l'ironie ou par l'humour - avec une prédilection pour l'humour noir ou grinçant. C'est à l'esprit des lecteurs que s'adresse notre libertaire, qui a la volonté affichée de les obliger à exercer leur liberté de jugement et à prendre position. Non pas en se soumettant moutonnièrement - ou rhinocériquement - aux idées toutes faites dont on les matraque depuis des décennies. Mais sur la base de faits qu'ils découvrent sous un jour nouveau et qui constituent autant de révélations pour eux. La dérision a pour première fonction de saper cet obstacle, infranchissable pour le commun des mortels, que constitue la "respectabilité". Aux yeux de Mirbeau, elle est "pure grimace", au sens pascalien du terme, c'est-à-dire qu'elle impressionne l'imagination des faibles, elle leur en impose par de faux-semblants, elle les trompe, elle les aveugle. En faisant apparaître les puissants de ce monde dans leur hideuse nudité, en arrachant leur masque, en révélant leurs pensées sordides, en démystifiant les institutions les plus prestigieuses ou les plus respectées - telles que l'Armée ou l'Institut, l'Église ou la "Justice" - et les valeurs consacrées - telles que le patriotisme ou les décorations, le suffrage universel ou les millions de Rothschild ou d'Isidore Lechat - , Mirbeau permet au lecteur d'ouvrir enfin les yeux et de juger sur le fond des choses, et non sur leur apparence trompeuse. Ainsi, Le Journal d'une femme de chambre (1900) n'est pas autre chose qu'une mise à nu de toutes les "tares" et de toutes les "bosses morales" des classes dominantes, de "la saleté" et "la bassesse de leur nature intime", bref de "tout ce que peut contenir d'infamie et de rêves ignobles le cerveau respectable des honnêtes gens". En travaillant à "ramasser ces aveux", "en attendant de s'en faire une arme terrible au jour des comptes", la femme de chambre, Célestine, se venge de ses "humiliations", et du même coup subvertit l'ordre social (20).

Le procédé de la dérision est systématiquement employé dans tous les articles de polémique, ainsi que dans les Farces et moralités. Il prend des formes étonnamment modernes : a) L'interview imaginaire, qui fera florès au Canard enchaîné, est l'une des plus efficaces inventions de notre contempteur patenté des mœurs bourgeoises. Rien de tel que le déballage naïf des insanités et des monstruosités prêtées aux grands de ce monde pour interdire désormais aux "âmes naïves" d'être de nouveau dupes de leurs "grimaces". Citons quelques exemples de ces propos dévastateurs : - Du général Archinard, conquérant du Soudan : "Je ne connais qu'un moyen de civiliser les gens, c'est de les tuer" (21) ; - Du ventripotent critique théâtral Francisque Sarcey, "son auguste Triperie", oracle des bourgeois affligés de "bon sens" : "Vous avez raison... Je suis une vieille canaille ! J'ai exalté tout ce qu'il y a de plus bas dans l'esprit de l'homme... J'ai adoré l'ordure et divinisé la stupidité"... (22) ; - De l'inamovible ministre Georges Leygues, prototype des politiciens médiocres et bavards, bons à tout, c'est-à-dire bons à rien, et exclusivement soucieux de conserver le pouvoir : "Je puis pendant cinq heures d'horloge discourir sur n'importe quoi... Mais c'est dire quelque chose qui me gêne énormément. Ça, je n'ai jamais pu" (23) ; - Ou encore du célèbre comédien Constant Coquelin, "notre grand cabotin national" (24) : "Il apparaît lumineusement que je suis le centre, le pivot et, comment dirai-je ? l'âme même de la patrie" (25). b) L'éloge paradoxal, illustré avant Mirbeau par Érasme, Rabelais, Montesquieu, Thomas de Quincey et Paul Lafargue. En prenant le contrepied des valeurs admises et des habitudes de pensée, en faisant semblant de trouver bon ce qui est évidemment absurde ou monstrueux, il peut créer chez le lecteur de bonne foi le choc qui l'amènera à s'interroger sur les normes morales et sociales. L'humour, qui en est le principe, est donc potentiellement subversif. Citons, par exemple : - Celui du bourgeois dans L'Épidémie (1898) : "Le bourgeois dont nous déplorons la perte tragique et prématurée, ne se signala jamais à la reconnaissance de ses compatriotes [...] par des libéralités matérielles, des actes directs de bienfaisance... ou par l'éclat d'une intelligence supérieure, et l'utilité d'une coopération municipale... Nul ne représenta plus exactement l'idéal que l'Économie politique, les gouvernements libéraux et les sociétés démocratiques se font de l'être humain, c'est-à-dire quelque chose d'impersonnel, d'improductif et d'inerte [...]. Jamais il ne goûta la moindre joie, ne prit le moindre plaisir [...]. Jamais non plus il ne voulut accepter un honneur, une responsabilité, dans la crainte d'avoir à payer cela par des obligations... des charges... des affections peut-être... qui l'eussent distrait de son œuvre [...]. Comme il sut préserver son cœur des basses corruptions de l'amour... son esprit des pestilences de l'art [...] ! Et si les spectacles de la misère

humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût, en revanche les spectacles de la nature ne lui suggérèrent jamais rien..." (26) - Ou celui du vol, pierre angulaire de la société capitaliste, dans Scrupules (1902) : "Puisque l'homme ne peut échapper à cette loi fatale du vol, il serait beaucoup plus honnête qu'il le pratiquât loyalement [...]. Et tous les jours je volai... Je volai honnêtement [...] Ma conscience délivrée ne me reproche plus rien"... (27) Signalons encore, pour mémoire, l'éloge paradoxal de l'apartheid social par le stupide père Roch, dans le premier chapitre de Sébastien Roch ; celui des amours quintessenciées des préraphaélites, au chapitre X du Journal d'une femme de chambre ; et surtout, dans Le Jardin des supplices, les éloges du meurtre comme justification des gouvernements, dans le "Frontispice" ; du cannibalisme et de "la fée Dum-Dum" à bord du Saghalien, par un explorateur français et un officier britannique ; et de la torture et du dépeçage de patients vivants, considérés comme un des beaux-arts dont la tradition se perd, hélas ! , par le bourreau chinois, jovial "patapouf", dans "Le Jardin des supplices" stricto sensu. c) L'incongruité, qui choque et oblige à réfléchir. Elle peut prendre la forme du délire verbal (cf. L'Épidémie), de l'horreur à froid (voir les Contes cruels sur les conquêtes coloniales, ainsi, bien sûr, que Le Jardin des supplices), le cynisme apparent (cf. Le Portefeuille et Scrupules), les paralogismes (voir par exemple les sophismes du docteur Triceps dans L'Épidémie)... Il peut s'agir aussi de situations cocasses ou bouffonnes, comme en en trouve dans "En mission", la première partie du Jardin des supplices, dans Dingo, ou dans L'Abbé Jules (pensons au testament en forme de pied de nez posthume du ricanant abbé). À l'extrême, on en arrive au paroxysme de l'incongruité psychologique et morale, lorsque les savants de la République, mis en scène dans le "Frontispice" du Jardin, assimilent instinct génésique et instinct de meurtre, et font de l'assassinat le pivot des sociétés civilisées ; ou lorsque la femme de chambre Célestine est fascinée par le cocher Joseph parce qu'il a, pense-t-elle, assassiné et violé la petite Claire. Autant de moyens d'amener lecteur ou spectateur à se distancier, à rire de ce qui aurait dû susciter crainte ou respect, ou à réagir contre des monstruosités assénées froidement. d) Au besoin, il peut s'agir d'une véritable démonstration, au terme de laquelle il n'a pas d'autre choix que de faire sienne la conclusion de l'auteur, sous peine de se reconnaître partisan des pires aberrations, ou complice, par sa passivité, des pires injustices. Ainsi, dans Le Portefeuille (1902), on découvre que toute la société repose sur un système inique de lois édifiées par les riches pour se protéger des pauvres, "classes dangereuses" ; et, de Scrupules (1902), il ressort que le vol est le moteur de toutes les activités humaines, de haut en bas de l'échelle sociale, mais qu'il est soigneusement camouflé par les riches sous les honorables apparences du commerce ou de la banque, des mondanités ou de la politique... L'ICONOCLASTE

En désacralisant ainsi les hommes honorés et les valeurs consacrées, et en déconstruisant les appareils normatifs (28), Mirbeau apparaît alors comme le grand iconoclaste qui, sans souci du qu'en dira-t-on ?, des "bienséances", du "bon ton", du "bon goût" et des "bonnes manières", s'emploie à abattre tout ce qu'un vain peuple révère stupidement. "Imprécateur", "apôtre", "prophète", "justicier", "don Quichotte" pour les uns, il est un "détraqué", un "obsédé", un "frénétique", un "irresponsable", "un enfant", ou un fléau social pour les autres, qui ne sont pas près de lui pardonner d'avoir sapé les fondements mêmes de leur pouvoir usurpé. Pour s'être scandalisé de tous les abus, il est devenu scandaleux et, pour avoir préservé sa capacité de révolte, beaucoup ont vu en lui un "infréquentable". Voyons quelques unes de ces idoles qu'il a déboulonnées et qui n'ont d'autre fonction, selon lui, que de "tuer l'individu dans l'homme". 1) La famille Il s'est tout d'abord attaqué à la cellule de base de la société bourgeoise : la famille nucléaire, qui "déprime" et "anéantit" les "facultés dominantes" et les "forces individuelles" que chaque être "à peu près bien constitué" possède à sa naissance. Elle est chargée d'accomplir le vœu de tous les détenteurs du pouvoir, laïcs ou religieux : le contenir "dans un état d'imbécillité complète", qui le mette ainsi à leur merci (29). Rien d'étonnant, dès lors, si "elle ne produit que des déclassés, des révoltés, des déséquilibrés, des malheureux, en les rejetant, avec un merveilleux instinct, hors de leur moi ; en leur imposant, de par son autorité légale, des goûts, des fonctions, des actions, qui ne sont pas les leurs, et qui deviennent, non plus une joie, ce qu'ils devraient être, mais un intolérable supplice" (30). Les trois premiers romans signés de son nom et, plus encore, Dans le ciel, ainsi que nombre de nouvelles telles que Souvenirs d'un pauvre diable ou Mémoires de mon ami, nous dépeignent ces fabriques de larves humaines que sont les familles "normales", et partant normalisatrices. Car il ne s'agit nullement de cas exceptionnels ou pathologiques, mais au contraire du fonctionnement ordinaire de familles moyennes. Le plus souvent, en effet, la bonne volonté des parents n'est pas en cause. Certes, nombreux sont ceux qui abusent des pouvoirs absolus que leur confère la société patriarcale pour maltraiter, voire martyriser ou tuer les victimes qu'on leur offre en pâture. Mais la majorité est constituée de parents persuadés d'apporter à leur progéniture le soutien affectif et intellectuel dont elle a besoin, et ce sont ceux-là que Mirbeau met en scène. Mais, hélas! "leur parfaite et si honnête inintelligence" les en rend foncièrement incapables. Aliénés euxmêmes, conditionnés à refouler leur tempérament, leurs goûts, leur jugement, réduits à l'état de "croupissantes larves" (31), ils sont incapables d'imaginer autre chose que ce qu'ils ont connu. Ils appliquent stupidement des principes de dressage qui ont fait leurs preuves : le système carotte-bâton. Les enfants "sages" sont ainsi réduits à l'état d'automates, et les autres, qui sont dotés d'une forte personnalité, à la révolte et à la haine qui risquent de faire d'eux des inadaptés sociaux. Chacun porte donc en soi, "en spéciales déformations, le signe caractéristique et mortel, l'effrayant coup de pouce de cette initiale, ineffaçable éducation de la famille" (32).

Dès 1884, dans un extraordinaire roman "nègre", qui est un remake, con variazioni, de La Curée de Zola, La Belle Mme Le Vassart, Mirbeau prend le contrepied du héraut de la famille bourgeoise, et démontre déjà - avant Freud - que l'autorité paternelle et la mainmise du père sur son épouse sont la cause profonde de la catastrophe où se trouve entraîné le fils, en l'occurrence un compositeur wagnerien de génie, Daniel Le Vassart. Par respect pour son père, qui n'en mérite pas tant, il sacrifie son amour pour sa jeune belle-mère, une "âme-soeur" maquignonnée par son géniteur, l'inceste n'est pas consommé, et il finit par assassiner celle qu'il aime et qui s'est vengée de son incompréhensible mépris, avant de trouver le repos dans la mort... Comme Freud ne va pas tarder à le démontrer à son tour, la famille nucléaire est irréductiblement pathogène. 2) L'école C'est à l'école qu'incombe le soin de compléter le travail entamé par la famille. Pour avoir beaucoup souffert chez les jésuites de Vannes - "un enfer", écrivait-il à son confident Alfred Bansard (33) - il a gardé de sa "jeunesse de pensionnaire" un "vieux fonds rageur" qui se défoule dès 1879 dans les colonnes du Gaulois : "Je hais les barreaux de la cage scolaire", s'écrie- t-il. Et de dénoncer "tous ces embrigadements de l'enfance", véritable "orthopédie de l'esprit" infligée aux "natures les plus saines" (34). Année après année, il revient sur le triste sort des "potaches", condamnés, chaque 1er octobre, à franchir "la porte d'un collège", "plus triste que la porte d'une prison" (35). Là, livré à la méchanceté des plus anciens, à l'indifférence des pions, dans cette micro-société totalitaire qu'il évoque avec émotion dans Sébastien Roch (1890), l'adolescent subit de nouvelles déformations : "L'enfant est remis entre les mains indifférentes et lourdes de mercenaires à qui rien ne le rattache, ni l'intérêt, ni la tendrese, ni la vanité. Ils arrivent, se hâtent et s'en vont. Loin de vous intéresser aux devoirs qu'il enseigne, en leur donnant de l'agrément et de la vie, le professeur vous en dégoûte comme d'une laideur. [...] Avec une sûreté merveilleuse, avec une miraculeuse précision, le professeur enduit les intelligences juvéniles d'une si épaisse couche d'ignorance, il étend sur elles une crasse de préjugés si corrosive qu'il est presque impossible de s'en débarrasser jamais" (36). C'est là aussi qu'on le prépare pour le sacrifice au dieu Moloch : le baccalauréat. On le bourre de connaissances complètement inutiles et qui achèvent de l'abrutir, et on essaie de le faire entrer de force dans le moule du bachot. Dès lors, "plus de méthode, des procédés" ; "plus d'intelligence, de la mémoire" ; de sorte que ce maudit bachot, bien loin de sélectionner les meilleurs, constitue au contraire "une prime pour la médiocrité" et "un obstacle pour l'originalité d'esprit" (37). Pour Mirbeau, l'éducation scolaire n'est donc qu'un nouveau servage, un aberrant bourrage de crâne qui fabrique des inadaptés et qui tue la personnalité et les saines aspirations de l'adolescent. C'est le viol d'une intelligence et d'une sensibilité, c'est "le meurtre d'une âme d'enfant" (38). 3) L'Église Parallèlement, l'Église inculque aux enfants, particulièrement malléables, des "superstitions abominables" afin d'"enchaîner" leur esprit et de "mieux dominer l'homme

plus tard". Et Mirbeau de comparer les prêtres - et notamment les jésuites, ces "pétrisseurs d'âmes" (39) - à des empoisonneurs de sources et à des fabricants de monstres pour cirques américains : "Je n'ai qu'une haine au cœur, mais elle est profonde et vivace : la haine de l'éducation religieuse. Il existe, dans certains pays, des fabriques de monstres. On prend, à sa naissance, un enfant normalement conformé, et on le soumet à des régimes variés et savants de torture et de déformation pour atrophier ses membres, et, en quelque sorte, déshumaniser son corps. On peut voir de ces spécimens hideusement réussis dans les exhibitions américaines, et dans les pèlerinages de Lourdes et de Sainte-Anne d'Auray. Les jésuites, en général tous les prêtres, font pour l'esprit de l'enfant ce que les impresarii de cirques laïques et de pèlerinages religieux font pour leur corps. Les maisons d'éducation religieuses, ce sont des maisons où se pratiquent ces crimes de lèse-humanité. Elles sont une honte, et un danger permanent" (40). Toute son œuvre littéraire est animée de cette "haine" et confirme que les religions, opium du peuple, ont pour effet d'anesthésier les esprits, d'énerver les volontés, de contrarier les aspirations naturelles des sens, de sanctifier la souffrance et le sacrifice surtout des femmes et des enfants, thème de La Maréchale et Dans la vieille rue - et d'inculquer un sentiment de culpabilité, qui est le pire des poisons (le romancier parle en connaissance de cause !). C'est surtout dans L'Écuyère (1882) et L'Abbé Jules (1888) qu'il met en lumière le caractère monstrueux de l'aliénation religieuse. La belle écuyère Julia Forsell, élevée dans le luthéranisme dans sa Finlande natale, lui doit de se sentir coupable du viol qu'elle a subi, et elle le paye d'abord du sacrifice de son amour, ensuite de celui de sa vie (elle se suicide spectaculairement). Quant au pathétique abbé Jules, prêtre catholique, véritable "damné" aux yeux de Maupassant (41), il n'arrive pas à se libérer de "l'empreinte" des "pourrisseurs d'âmes" (42) : "Je suis une canaille, un être malfaisant, l'abject esclave de sales passions... Et sais-tu pourquoi ?" Parce que, on l'a vu, "on a déformé les fonctions de [son] intelligence comme celles de [son] corps..." (43) Au point que, comme son créateur, il continue à ne voir dans le sexe que des "cochonneries" honteuses. 4) L'armée L'armée parachève le travail. Par sa seule existence, elle est un défi à l'humanité. Elle l'est par ses objectifs : assurer la loi du plus fort au prix de milliers, voire de millions de morts. Et par son fonctionnement : elle réduit le soldat au rôle de pion qu'on sacrifie sans état d'âme, et elle fait de lui, soit de la vulgaire chair à canon - comme Sébastien Roch, qui se refuse à tuer - , soit un être déshumanisé tout juste bon à massacrer et à violer : "Sous le prétexte fallacieux de lui apprendre à servir son pays, on ne lui apprend que le crime, et qu'il n'est beau que de voler, piller, tuer... détruire quelque chose ou quelqu'un, n'importe quoi, n'importe qui... pourvu qu'il détruise au nom de la patrie. [...] En un an ou deux ans, par un effacement insensible, par une sorte de disparition de l'homme dans le soldat, ils sont devenus, à leur insu, mais fatalement, de véritables monstres d'humanité" (44). La patrie, précisément, est l'un de ces idéaux homicides vitupérés par l'abbé Jules, et

dont Jean Mintié, dans Le Calvaire, constate l'inanité : "Qu'était-ce donc que cette patrie, au nom de laquelle se commettaient tant de folies et tant de forfaits, qui nous avait arrachés, remplis d'amour, à la nature maternelle, qui nous jetait, pleins de haine, affamés et nus, sur la terre marâtre [...] ? Qu'était-ce donc que cette patrie, dont chaque pas sur le sol était marqué d'une fosse, à qui il suffisait de regarder l'eau tranquille des fleuves pour la changer en sang, et qui s'en allait toujours, creusant, de place en place, des charniers plus profonds où viennent pourrir les meilleurs des enfants des hommes ?" (45). Pour les "âmes de guerre", que Mirbeau stigmatise dans plusieurs de ses Contes cruels et de ses chroniques de L'Humanité, la patrie n'est qu'un prétexte bien commode pour défouler leurs instincts homicides et leur sadisme consubstantiel. Pour d'autres, esprits faibles, elle est un poison qui tourneboule la perception des choses et qui sécrète une maladie gravement contagieusse, le patriotisme : "Pendant que la science s'acharne à guérir, chez les chiens, des maladies jugées jusqu'ici incurables, telles que la rage, par exemple, le patriotisme, avec un redoublement d'intensité, inocule aux fils des hommes une quantité effroyable de virus très bizarres, dont le moindre inconvénient est de détraquer les intelligences et de les ramener aux obscurs entêtements de la bête primitive" (46). Enfin, l'armée n'est pas seulement l'instrument indispensable aux conflits internationaux et à l'expansionnisme colonial. Elle est aussi un outil de guerre civile toujours prêt à écraser dans le sang la révolte des opprimés pour le plus grand profit des nantis : "de la "semaine sanglante" de mai 1871, souvent évoquée, à la révolte des vignerons du Midi en 1908, en passant par le massacre de Fourmies (1er mai 1891), nombreux sont les exemples de l'étroite complicité entre la caste militaire et la classe des possédants, dont le cinquième acte des Mauvais bergers (1897) nous offre une saisissante illustration. L'affaire Dreyfus a révélé de surcroît que le haut État-Major, sorti de la "jésuitière", est prêt à tous les "pronunciamientos" - comme l'écrit Urbain Gohier dans L'Armée contre la nation - , et Mirbeau n'a de cesse de vouer aux gémonies, dans les colonnes de L'Aurore, cette alliance liberticide du sabre et du goupillon, où se profile in totalitarisme militaro-clérical bien pire encore que la République panamiste. L'antimilitarisme et le pacifisme sont donc pour Mirbeau des actes de foi avec lesquels il n'est même pas concevable de transiger. Il y est resté fidèle toute sa vie, depuis sa critique, en 1867, de la conscription, qui ramènerait "à l'état sauvage" (47), jusqu'à son désespoir devant les affrontements sacrilèges de la guerre de 1914, en passant par sa dénonciation du césarisme boulangiste, par ses peintures féroces des nationalistes antidreyfusards, et par les tableaux apocalyptiques qu'il trace de la guerre russo-japonaise en 1905. Même à l'époque où il n'est pas son maître, il ne manque pas une occasion, dans des projections vers un passé idyllique ou un futur idéalisé, d'exprimer son rêve d'une société pacifiée, débarrassée des virus mortels du militarisme et du patriotisme (49). 5) La justice Mirbeau ne se fait pas davantage d'illusions sur la "justice" humaine, qu'il n'a cessé de vilipender. Il en conteste le principe même, et reprend à son compte cette citation de son maître Tolstoï : "Quand je pense qu'il y a des hommes qui osent juger des hommes, je suis

épouvanté et un grand frisson me prend" (50). Son fonctionnement est encore moins rassurant. Car, loin d'être neutre et d'assurer l'égalité de tous devant la loi, comme on voudrait nous le faire accroire, le système judiciaire n'est conçu que pour entériner et préserver le pouvoir absolu des riches sur les pauvres. Il constitue donc une "violence" exercée au nom de la classe dominante, soucieuse d'assurer sa perpétuation : "L'État ne subsiste que par cette violence : la justice, et par cette terreur : les juges" (51). Par dessus le marché, ces hommes chargés des basses besognes de la bourgeoisie ne peuvent remplir leur mission qu'à condition d'être eux-mêmes dépourvus de toute sensibilité et de tout esprit critique, bref ce que Mirbeau appelle des "monstres moraux", inaccessibles au doute et à la pitié. Aussi bien ont-ils été sélectionnés pour cela, et portentils tous sur leurs visages "les mêmes tares sinistres d'iniquité, de férocité et de crime" (52) "Imbéciles et monstres, voilà par quoi nous sommes jugés depuis qu'il existe des tribunaux" (53). Faut-il s'étonner, dès lors, si la "justice" - puisqu'il faut la désigner par cet euphémisme - rendue par ce type d'hommes à l'échine courbée devant les gouvernants, mais implacables aux pauvres et aux démunis, qu'il s'agisse de juges civils ou de juges militaires, est d'une ignominie caractérisée ? L'arbitraire y régnera en maître, et l'erreur judiciaire tendra à devenir la règle. L'affaire Dreyfus en apporte une éclatante démonstration, avec sa théorie de jugements plus absurdes et crapuleux les uns que les autres (pensons à l'acquittement d'Esterhazy et aux condamnations de Zola et de Reinach, sans parler du procès de Rennes). Deux des Contes cruels de Mirbeau, kafkaïens avant la lettre, expriment son angoisse devant ce système clos et totalitaire, en nous montrant des innocents broyés par cette machine sans âme, après des caricatures d'instruction et de procès : "À Cauvin" (18 août 1896) et "La Vache tachetée" (20 novembre 1898) (54). Dans ce dernier, le malheureux Jacques Errant est "condamné à cinquante ans de bagne pour ce crime irréparable et monstrueux de posséder une vache tachetée qu'il ne possédait pas..." 6) L'appareil d'État L'école, l'armée, la "justice", et, jusqu'à la loi de séparation, l'Église, font partie avec la police, l'administration, et le système politique (cf. le point suivant) - de l'appareil d'État, dont le seul objectif, dans une société de classes, est d'organiser, de légaliser et de perpétuer la domination des forts sur les faibles, des riches sur les pauvres. Anarchiste conséquent, Mirbeau fait donc de l'État sa cible prioritaire, et souhaite le réduire "à son minimum de malfaisance" (55). C'est ce qui le distingue radicalement des socialistes "collectivistes", soupçonnés de vouloir développer tentaculairement les organes étatiques et de mettre en place, à terme, un "esclavage d'État" bien plus oppressif encore que l'État bourgeois. Dans ses contes, il entreprend donc, par des exemples émouvants, tels que celui du père Rivoli, dans "Le Mur" (20 février 1894), de souligner la malfaisance rédhibitoire de l'État "assassin et voleur". Et ses chroniques développent cette antienne : "L'État pèse sur l'individu d'un poids chaque jour plus écrasant, plus intolérable. De l'homme qu'il énerve et

qu'il abrutit, il ne fait qu'un paquet de chair à impôts. Sa seule mission est de vivre de lui, comme un pou vit de la bête sur laquelle il a posé ses suçoirs. L'État prend à l'homme son argent, misérablement gagné dans ce bagne : le travail ; il lui filoute sa liberté, à toute minute entravée par les lois ; dès sa naissance, il tue ses facultés individuelles, administrativement, ou il les fausse, ce qui revient au même. Assassin et voleur, oui, j'ai cette conviction que l'État lui casse les jambes ; dès qu'il ose penser, l'État lui prend le crâne, et il lui dit : 'Marche, prends, et pense'" (56). 7) La démocratie bourgeoise Quant au système politique, quelle que soit l'étiquette arborée, et même s'il ose se dire "républicain" et "démocratique", sous prétexte que les citoyens y élisent leurs représentants à la Chambre, il a toujours pour principe et pour effet d'exclure "les petits, les humbles, les misérables" (57), dont, dès ses débuts journalistiques dans la presse réactionnaire, Mirbeau se présente comme le défenseur attitré. Aussi, avec une constance remarquable, n'a-t-il cessé de dénoncer ce théâtre d'ombres qu'est la vie politique, "à mourir de dire, quand ce n'est pas mortellement triste" (58), et à démasquer les politicards de tous bords, qui n'obéissent qu'à des préoccupations égoïstes, sordides même, le plus souvent. Ce dégoût de la politique, cette "chose triste", qui "montre tant de sales appétits et si peu de sacrifice", et qui "amène à la lumière, et presque à la considération, tant d'imbéciles et tant de malhonnêtes gens", se double naturellement d'une vive répulsion pour tous les démagogues, escrocs de la politique, qui parviennent à se faire élire grâce à de mirobolantes promesses qu'il n'est pas en leur pouvoir de jamais tenir. En 1884, il voit en eux un "tas grouillant d'êtres malpropres et malhonnêtes, sans courage, sans dignité, sans conscience, sans patrie, qui trafiquent de leur mandat, vendent leurs convictions au ministre le plus offrant" (59). Le scandale de Panama, huit ans plus tard, confirmera cette accusation de corruption généralisée, que Mirbeau reprendra peu après, sur le mode farcesque, dans En mission, prépublié en 1893, et qui constituera, en 1899, la première partie du Jardin des supplices : le ministre concussionnaire Mortain est le prototype de ces politiciens sans scrupules qui n'ont que des appétits en guise de convictions et dont les infamies, auxquelles tant de collègues ont prêté la main, garantissent paradoxalement l'impunité ; quant au député concurrent du narrateur, il emporte haut la main les élections pour avoir proclamé haut et fort qu'il a volé encore plus que son compétiteur... Quant à la farce sinistre L'Épidémie (1898), dont Mirbeau a trouvé le sujet lors d'un reportage à Lorient, en juin 1888, elle constitue une démystification au vitriol de ces monstres d'inhumanité et de bonne conscience, auxquels le suffrage universel remet sans recours le destin du bon peuple : les conseillers municipaux refusent tous les travaux d'assainissement tant que l'épidémie ne frappe que les pauvres, dont c'est le destin de mourir, ou les soldats, dont c'est le devoir de se sacrifier... Le peuple n'est qu'une dupe ; il n'a pas compris "qu'un fait unique domine toutes les histoires : la protection aux grands, l'écrasement aux petits" ; et il continue inébranlablement de voter "pour les plus rapaces et les plus féroces" de ses "ennemis" de classe : "Les moutons vont à l'abattoir. Ils ne disent rien, mais du moins ils ne votent pas

pour le boucher qui les tuera ou pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l'électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des Révolutions pour conquérir ce droit..." (60) Aussi, logiquement, Mirbeau appellet-il à "la grève des électeurs" dans un article du Figaro que les groupes anarchistes vont diffuser massivement, en brochure, pendant plus d'un demi-siècle - plus de 300.000 exemplaires en seront écoulés d'après René Bianco (61) - , tellement il reflète bien une de leurs préoccupations majeures : dessiller de toute urgence les yeux des travailleurs sur la mystification grossière que constitue le suffrage universel, qui les livre, pieds et poings liés, à l'omnipotence de leurs exploiteurs, les requins du capitalisme industriel ou financier. 8) Le capitalisme Le système économique achève l'aliénation de l'individu, asservi à un monstre froid, dont le seul moteur est la recherche du profit à n'importe quel prix : "Les affaires sont les affaires"... L'ouvrier, le paysan, le mineur, sont condamnés à une vie inhumaine (cf. Les Mauvais bergers), soumis à des conditions de travail d'un autre âge, qui ressemblent bien souvent à celles d'un "bagne", privés de tout droit, laissés à l'abandon s'ils ne sont pas jugés rentables (cf. "L'Enfant", "Les Abandonnés" et "Sur la route", dans les Combats pour l'enfant), jetés au rebut quand, à force de les surexploiter, le capital n'a plus rien à tirer du travail (voir ce qu'il advient du vieux Thieux dans Les Mauvais bergers), ou juge qu'il paye trop cher ses faveurs (cf. le renvoi du jardinier de Lechat au premier acte des Affaires). Forme moderne de l'esclavage antique, le salariat est souvent bien pire encore, puisqu'il ne garantit même pas la survie. Plus généralement, la société capitaliste, où les lois sont faites par les riches et pour les riches (cf. la démonstration qu'en offre Le Portefeuille), "s'édifie toute sur ce fait : l'écrasement de l'individu. Ses institutions, ses lois, ses simples coutumes, elle ne les rend aussi formidables que pour cette tache criminelle : tuer l'individu dans l'homme, substituer à l'individu, c'est-à-dire à la liberté et à la révolte, une chose inerte, passive, improductive" (62). Bref, une larve humaine. Tous les romans de Mirbeau nous présentent la lutte, douloureuse et vaine, menée par des individus "emprisonnés" dans une société où " la vie est un perpétuel sacrifice de ses goûts à on ne sait quelles lois d'intérêt général et à des mœurs hypocrites, auquel tout le monde collabore et dont tout le monde souffre", remarque justement Georges Rodenbach (63). Mais les méfaits du capitalisme ne se limitent pas à l'exploitation des travailleurs et à "l'écrasement de l'individu". Ils son tellement divers et nombreux, et tellement monstrueux, que force nous est de n'en évoquer que quelques uns, sur lesquels notre libertaire met l'accent avec une belle constance : - La surproduction, la crise et le chômage, comme il l'explique à l'occasion de l'Exposition Universelle de 1889 : "Nous restons en face de nos débouchés fermés, avec un outillage formidable, et dans cette alternative de la détruire ou de lui faire produire des choses que nous n'écoulerons jamais". Cela prouve que "l'industrie capitaliste", qui ne se soucie nullement de satisfaire les besoins, mais n'obéit qu'à la loi du profit maximal, "est

condamnée par ses excès de production" (64). De fait, en sécrétant le chômage, dont Mirbeau a été un des premiers, dès 1883, à saisir l'ampleur et à dénoncer le scandale, dans toute une série d'articles du Gaulois, des Grimaces, de La France et du Figaro, le système prépare les inévitables explosions sociales de demain : "Jamais la misère ne fut plus grande, parce qu'elle ne fut jamais plus consciente, parce que jamais elle ne côtoya de plus près le spectacle des richesses gaspillées, la terre promise du bien-être d'où on la refoule sans cesse. Jamais la loi, qui ne protège que les banques, ne pesa plus durement aux épaules meurtries du pauvre. Le capitalisme est insatiable, et le salariat aggrave l'antique esclavage. Les magasins sont bondés de vêtements, et il y en a qui vont tout nus ; ils regorgent de nourriture, et il y en a qui meurent de faim aux seuils des riches indifférents. Aucun cri n'est entendu ; quand une plainte plus haute perce la clameur douloureuse, les Lebels s'arment et les troupes s'ébranlent. [...] Cette heure est pleine d'inconnu. La mansuétude des opprimés, des délaissés a duré assez longtemps. Ils veulent vivre : ils veulent jouir ; ils veulent avoir leur part de bonheur, au soleil. Les gouvernants auront beau faire, ils n'empêcheront rien de ce qui doit arriver. Nous touchons au moment décisif de l'histoire humaine. Le vieux monde croule sous le poids de ses propres crimes. C'est lui-même qui allumera la bombe qui doit l'emporter" (65). - Le colonialisme (66) : Il a transformé des continents entiers en de véritables jardins des supplices, et il sera par conséquent "la honte ineffaçable de notre temps" (67). Voir notamment "Colonisons", "Maroquinerie" et Âmes de guerre", dans les Contes cruels, et aussi, bien sûr, Le Jardin des supplices, où la Chine, "lieu de la pire cruauté", est le "révélateur de notre barbarie" (68) : celle des Français en Algérie et à Madagascar, celle des Anglais en Inde. - Les guerres inter-impérialistes, où l'on envoie à la boucherie des millions d'innocents, tels que le petit Sébastien Roch, pour le profit des entrepreneurs et des marchands de canon, et pour la plus grande gloire du sabre. Mirbeau multiplie les tableaux des atrocités de ces guerres injustifiables, destinés à apitoyer ou à choquer les lecteurs, pour les amener à se révolter et à dire "Non !" Voir en particulier "Le Tronc", "Au pied d'un hêtre", où il met à profit ses souvenirs traumatisants de la guerre de 1870 dans l'armée de la Loire, et ce texte cauchemardesque sur la guerre russo-japonaise en Mandchourie, "Ils étaient tous fous", également recueilli dans les Contes cruels. Voir aussi le dernier chapitre de Sébastien Roch et surtout le scandaleux chapitre II du Calvaire (1886), déjà cité, où le romancier se livre à une démystification en règle du pseudo-héroïsme militaire et de l'idée de patrie, qui sert de prétexte commode au "massacre des innocents". - Le saccage de la nature : Écologiste avant la lettre, Mirbeau se scandalise du développement sauvage de l'immobilier sur la Côte d'Azur, de l'empoisonnement de la banlieue parisienne (il mène campagne sur ce thème à l'automne 1899, dans les colonnes du Journal), de l'insalubrité criminelle des casernes, des quartiers populaires (cf. L'Épidémie) et des hôpitaux (importante campagne à répercussions dans Le Matin en 1907, cf. les Combats pour l'enfant). Il se moque aussi de la statuomanie de la troisième République, qui défigure les places publiques, et il fulmine contre les horreurs des Expositions Universelles qui défigurent la Ville Lumière (voir en particulier son grand article de la Revue des deux

mondes "Sur les expositions", en décembre 1894, et "À propos d'un monument", dans le tome II des Combats esthétiques). - Le mercantilisme et la transformation de toutes choses, y compris l'art et le génie humain, en de vulgaires marchandises, avec, pour corollaire habituel, le triomphe de la médiocrité et du réclamisme. Nous y reviendrons dans les chapitres V et VII. - La corruption, qui gangrène toute la société et qui permet à des escrocs et à des assassins sans scrupules, tels que le brasseur d'affaires Isidore Lechat des Affaires sont les affaires, de parler en maîtres et d'imposer impunément leur loi au mépris des droits constitutionnels, vulgaire chiffon de papier. Dès lors, la Révolution française et le triptyque républicain apparaissent pour ce qu'ils sont : une immense duperie. Devant le triomphe de ces affairistes, il éprouve, dès 1885, "l'amer sentiment de l'inanité de la justice humaine, de l'inanité du progrès et des révolutions sociales qui avaient pour aboutissement Lechat et les quinze millions de Lechat ! Ainsi, c'était pour permettre à Lechat de se vautrer stupidement dans l'or volé, dans l'or immonde, que les hommes avaient lancé aux quatre vents des siècles les semences de l'idée, et que la rosée sanglante était tombée, du haut des échafauds populaires, sur la vieille terre épuisée et stérile" (69). MIRBEAU ANARCHISTE Ainsi, l'humaniste Mirbeau, le révolté, l'écorché vif, s'est rapidement retrouvé sur les mêmes positions que les anarchistes les plus radicaux de l'époque, qui eurent tôt fait de reconnaître en lui un compagnon de route et de lui ouvrir toutes grandes les colonnes de leur presse : La Révolte, puis Les Temps nouveaux, de Jean Grave, L'Endehors de Zo d'Axa, Le Journal du peuple, de Sébastien Faure. De son côté, il a mis à leur service, non seulement sa plume prestigieuse, qui, dans la grande presse "bourgeoise", donnait à leurs thèses un écho infiniment supérieur à celui de leurs feuilles semi-confidentielles, mais également sa bourse : c'est ainsi qu'il finançait Les Temps nouveaux, à en croire la police (70), et qu'il soutenait de ses "phynances" les initiatives de militants anarchistes, telles que les soupes-conférences, ou la tentative d'école libertaire. Il était en conséquence surveillé de près par la police, notamment au moment où s'ouvre l'ère des attentats : les préfets de l'Eure et de la Seine-et-Oise le signalent à trois reprises parmi les anarchistes de leur département (71) ; et la Préfecture de Police de Paris conserve sur lui un abondant dossier, qui contient moults rapports des limiers attachés à ses basques. Il semble aussi que certaines de ses lettres aient été ouvertes ou ne soient pas arrivées à destination. Les divers mystères de la poste, auxquels il a été confronté dans les années 1892-1894, s'expliquent, en partie sans doute, par cette surveillance policière de son courrier. Pourtant Mirbeau n'a jamais adhéré à aucun groupe libertaire, et, même s'il a été lié d'amitié à Jean Grave et à Sébastien Faure, il a toujours préservé une entière liberté de parole et d'action. Fondamentalement individualiste, il est réfractaire à toute forme partidaire ou groupusculaire et à toute discipline collective (il voit d'ailleurs dans le collectivisme un fléau aussi dangereux que le capitalisme qu'il prétend combattre). Il donne de multiples preuves de son autonomie de jugement : il condamne les attentats terroristes

aveugles, tel celui d'Émile Henry à l'hôtel Terminus, tellement absurde qu'il semble avoir été commis par "un ennemi mortel de l'anarchie" (72) ; il juge utopique "la prise au tas" préconisée par les théoriciens anarchistes, et il considère comme indispensable un "minimum" d'État (73) ; il s'engage d'emblée pour défendre un officier injustement condamné, Alfred Dreyfus, en qui Le Père Peinard et nombre d'anarchistes chevronnés, notamment Émile Pouget et Jean Grave, s'obstinent longtemps à ne voir qu'un "galonnard" dont ils "se tamponnent le coquillard". Surtout, il développe une œuvre littéraire qui ne s'embarrasse pas d'orthodoxie libertaire. Ainsi, son drame prolétarien Les Mauvais bergers met en scène un leader anarchiste hors normes, Jean Roule, qui défend des revendications de type syndical, qui parle "comme un député", et qui, en conduisant ses troupes à la mort, apparaît lui aussi comme un "mauvais berger", ce que conteste Jean Grave. Pire encore : la conclusion est imprégnée d'un nihilisme, plus religieux que politique, beaucoup plus décourageant que mobilisateur, et qui tranche avec l'optimisme indispensable, semble-t-il, au combat révolutionnaire, comme le lui reproche Jean Grave (74) (nous y reviendrons au chapitre VII). Quant au Journal d'une femme de chambre, s'il constitue un plaidoyer pour la domesticité aliénée et surexploitée, il offre de la condition humaine une vision si noire et si désespérante, et des "gens de maison" une image si négative, qu'il ne laisse aucune place à l'espoir de changer quoi que ce soit. C'est que l'engagement libertaire d'Octave Mirbeau ne se conforme à aucun dogme : il s'enracine dans une "pitié douloureuse" pour les souffrants et les victimes, et dans une révolte instinctive contre tout ce qui les écrase, et il n'a que faire de se conformer à des directives de bons bergers autoproclamés. Il y restera inébranlablement fidèle toute sa vie, malgré la vieillesse, la maladie, le désespoir, et l'apocalypse de la guerre de 1914 : "Je n'ai pas changé", confiera-t-il à Georges Docquois quelques mois avant sa mort. "Je suis toujours anarchiste. Mais chez moi, depuis la guerre, l'anarchiste dort" (75). Pourtant, depuis l'affaire Dreyfus, il a compris qu'il ne suffisait pas d'avoir le regard fixé sur la société utopique de lendemains toujours reculés pour faire avancer les choses et pour améliorer, hic et nunc, le sort des malheureux, qui constitue sa préoccupation première. Par souci de réalisme et d'efficacité, il est bien obligé de faire un bout de chemin aux côtés de ceux qui, avec des moyens certes différents - la lutte parlementaire et la forme partidaire - , n'en poursuivent pas moins, à court terme, des objectifs partiels fort voisins. Les socialistes jauressiens sont de ceux-là. Après avoir découvert qu'ils ne sont pas conformes à l'image négative qu'il avait des "collectivistes" guesdistes honnis, bureaucrates numéroteurs, niveleurs et liberticides, il a pris part au lancement de L'Humanité de Jaurès en avril 1904, et il a participé à maints combatss aux côtés des socialistes : pour soutenir la lutte du peuple russe pendant la révolution de 1905, pour imposer l'abolition de la peine de mort, pour protester contre la répression des grèves ouvrières ou la réquisition des cheminots par Aristide Briand, ou, plus généralement, pour obtenir une législation plus favorable aux prolétaires et aux enfants. Mais, là encore, il sauvegarde jalousement son indépendance. Ainsi, il quitte

L'Humanité au bout de six mois, lorsqu'il a l'impression que "tout y est sacrifié à la politique - c'est-à-dire à la lutte partidaire et politicienne (76) ; il n'a que mépris pour les querelles programmatiques qui entourent la formation du Parti Socialiste (77) ; il est déçu par la loi de séparation des Églises et de l'État concoctée par son ancien camarade, le "socialiste papalin" Aristide Briand, parce qu'elle laisse subsister la puissance de l'Église empoisonneuse des âmes (78). Bref, chaque fois que le moyen - le parti, par exemple, ou les manœuvres tactiques - tend à prendre le pas sur la fin, l'émancipation de l'homme ; chaque fois que les alliances politiciennes obligent à sacrifier tout ou partie des combats prioritaires, ou à se contenter de demi-mesures, il ne manque pas de rappeler les valeurs qui commandent son long combat. À la différence de Péguy, il n'a jamais fait de son engagement une mystique, comme il l'a prouvé tout au long de l'Affaire. Mais, comme lui, il met la morale - ou, plus exactement, l'éthique qu'il a élaborée - au poste de commande, et il supporte mal qu'elle dégénère en politique, ou qu'elle soit sacrifiée à la conquête ou à la gestion du pouvoir. Lucide, il n'ignore pas qu'on ne saurait rester arcbouté inébranlablement sur un programme maximaliste, et qu'il convient de faire des concessions, de passer des alliances, de tenir compte du rapport de force, et de savoir se hâter lentement. C'est ainsi que, par réalisme, il s'est opposé au boulangisme, ennemi encore pire à ses yeux que l'opportunisme longtemps stigmatisé. Et surtout, pendant l'affaire Dreyfus, il a essayé de rallier peu à peu au camp de la Justice et de la Vérité une bonne partie des politiciens modérés, tels que Raymond Poincaré et Louis Barthou, avec le succès que l'on sait (79). Mais, impénitent "Don Juan de l'Idéal", il a bien du mal à s'accommoder des compromissions et des temporisations dont se repaît le combat politique au jour le jour. Une nouvelle fois, il souffre de ce déchirement entre l'idéal entrevu et une réalité perpétuellement décevante. Sa neurasthénie est le prix qu'il lui faut payer. LES APORIES DE L'ANARCHISME S'il est incontestable, comme l'a bien vu Reginald Carr, que c'est un anarchisme foncièrement individualiste qui inspire tous les combats politiques de Mirbeau et qui imprègne toute son œuvre, même à l'époque où il pactise avec le diable tout en noyant sa névrose dans une vie frénétique, il n'en reste pas moins qu'il pose quelques problèmes inhérents aux contradictions entre lesquelles se débat notre idéaliste, doublé d'un darwinien et d'un schopenhauerien. 1) Rousseau et Sade Contradiction d'abord entre, d'une part, le rousseauisme qui inspire certaines utopies journalistiques de ses débuts - "Royaume à vendre, par exemple, et quelques Chroniques du Diable -et qui, surtout, nourrit L'Abbé Jules et Dingo, bref, son aspiration à une société idéale, sans autorité, sans école, sans armée, sans État, et sans frontières ; et, de l'autre, son obsession de la loi du meurtre universel, théorisée par le Divin Marquis, et reprise par Joseph de Maistre, qui irrigue nombre de Contes cruels et qui est portée au paroxysme dans Le Jardin des supplices (cf. supra le chapitre III).

Certes, il ne cesse de réaffirmer que c'est la société qui porte la responsabilité des grands cataclysmes meurtriers qui ravagent la triste humanité ; et l'ironique dédicace du Jardin des supplices "aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes", sonne bien comme une accusation vengeresse. Il n'en reste pas moins que cette "loi de la destruction universelle" est, à ses yeux, une loi naturelle, antérieure à toute organisation sociale, et que l'homme, prétendument "civilisé", n'est en réalité qu'un grand fauve dont les instincts homicides, canalisés, ou recouverts d'un léger vernis d'humanité, se réveillent, effroyables, à la première occasion : dans les pogroms antisémites, tels qu'il en évoque d'une façon bouleversante dans La 628-E 8 ; dans les massacres d'ouvriers, comme au cinquième acte des Mauvais bergers ; et, surtout, dans les guerres, civiles, inter-impérialistes ou coloniales. La société ne fait jamais que récupérer, au profit des nantis, des impulsions homicides inséparables de l'instinct génésique (voir le "Frontispice" du Jardin des supplices). Si telle est la loi infrangible de la Nature, cela a-t-il un sens de rêver d'une organisation sociale qui prétende y échapper ? 2) Darwinisme et humanisme Contradiction, ensuite, entre son darwinisme biologique, maintes fois affirmé, dès l'époque où il chronique au Gaulois, et son refus horrifié du darwinisme social, tel qu'il apparaît notamment à travers la critique des thèses de Cesare Lombroso, ancêtre, sur ce point, de la sociobiologie contemporaine (voir par exemple sa farce Interview de 1904) (80). Si la nature impose un duel à mort entre ceux qui mangent et ceux qui sont mangés ; si la sélection naturelle permet aux mieux adaptés de l'emporter et de survivre, cependant que les autres sont condamnés à disparaître, pourquoi n'en serait-il pas de même dans les sociétés humaines ? Au nom de quoi contester que les plus aptes et les mieux armés fournissent les élites dirigeantes ? Certes, Mirbeau conteste radicalement le mode de sélection de ces élites : la naissance et l'héritage pour les uns, des diplômes sans signification véritable pour les autres, l'arrivisme, les manœuvres déloyales, voire le vol et le meurtre, pour quantité de self made men tels qu'Isidore Lechat. Mais, comme Émile Zola dans L'Argent, il n'en est pas moins fasciné par la créativité des forts qui triomphent, fussent-ils moralement répréhensibles. Au point, par exemple, de ne pouvoir s'empêcher d'éprouver de la sympathie et de l'admiration pour ce brasseur d'affaires vulgaire et sans scrupules auquel il a donné la vie et en qui il voit une manière d'"idéaliste" : "Il vit un rêve, comme Bonaparte, Bismarck et Chamberlain, il porte dans sa tête des ébauches d'entreprises et d'affaires, de fantastiques scénarios de combinaisons financières, comme il y en a d'autres qui sacrifient tout pour réaliser leur idéal dans des statues ou des tableaux" (81). Dès sa jeunesse, d'ailleurs, Octave avouait son admiration pour les entrepreneurs audacieux, tel ce M. Gargan, patron de son beau-frère Huberson, "une des lumières de l'industrie moderne", "un homme d'une intelligence et d'une activité prodigieuses, d'une probité antique, d'une grande élévation de vues, et d'une rapidité de conception vraiment merveilleuse" (82).

Cette "probité antique" fait de lui un personnage d'une tout auttre trempe que le roublard Isidore Lechat, et l'apparente davantage à Ferdinand de Lesseps, dont Mirbeau célèbre "l'œuvre géante et géniale" dans ses dithyrambiques chroniques du Gaulois en 1880 et 1881. "Affirmation vivante de la patrie", "cet infatigable draineur de mondes, ce violenteur de civilisations et de progrès", n'aura-t-il pas sous peu réalisé cet exploit, quasiment miraculeux, de faire rentrer en France l'indemnité de guerre payée à l'Allemagne" - soit cinq milliards de francs-or (83) ? Il n'en reste pas moins que le génie de ces brasseurs d'affaires et de mondes, au même titre que celui des grands créateurs tels que Rodin ou Monet, ne saurait s'accommoder des lois faites par les fourmis et tout juste bonnes à entraver l'essor des aigles. Mirbeau stigmatise, par exemple, à maintes reprises, toutes les mesures protectionnistes élaborées par Méline, adoré par les paysans reconnaissants, qui, comme les commissions d'art qui ont fait tant de misères à Rodin, ont pour effet pervers de paralyser l'innovation : "Pour se développer, pour utiliser ses énergies latentes et son pouvoir de création, l'homme a besoin d'une absolue liberté. Il ne vit, ne s'affirme que par l'"initiative individuelle, par le génie particulier, et non par la contrainte collective, les règlements administratifs et la discipline gouvernementale. Le protéger, c'est le condamner fatalement à la routine, à la stérilité, à la paresse, à la mort !" (84). Fort bien. Mais l'ennui vient de ce que cette "absolue liberté" aboutit fatalement au règne des plus forts ou des plus rusés, et à l'écrasement des larves humaines. Mirbeau le sait si bien qu'il ajoute que la liberté ne doit avoir "d'autres frontières que celle de la justice universelle... (85) Comme si elle portait en elle-même son contre-pouvoir... Comme si l'épanouissement sans frein de toutes les potentialités individuelles devait aboutir nécessairement à la découverte de "richesses nouvelles, de nouvelles formes", voire à "ce rêve de bonheur, ce rêve philosophal que nous n'avons jamais atteint, parce que nous l'avons toujours mal cherché, et cherché là où il ne peut être" (86). Pure utopie, bien sûr. On retrouve cette contradiction dans Le Jardin des supplices, où "l'absolue liberté de Clara implique l'atroce despotisme asiatique de la dynastie mandchoue des Qing. Et aussi dans Dingo (1913). L'apologie du bon chien Dingo, si fraternel aux pauvres, comme ceux qu'a chantés Baudelaire dans ses Petits poèmes en prose, nous apporte paradoxalement, selon Paul Souday, "la preuve par l'absurde des principes sociaux que l'abbé Jules, disciple éperdu de Jean-Jacques, avait niés à l'étourdie" : car si Dingo, esprit sain s'il en est, "a besoin de liberté et de soleil", il a tout autant "soif de carnage", et "il savoure pleinement les joies touchantes de la destruction"... (87) Aux lecteurs de se débrouiller pour tirer euxmêmes une conclusion que le romancier se garde bien de suggérer. 3) Nihilisme et messianisme Avec cette tendance fâcheuse à confondre, parfois, "libertaire" et "libéral" - ce qui est devenu habituel dans la France des années 1980... - , on touche à une troisième contradiction de l'anarchisme mirbellien. Toute son œuvre est imprégnée d'un pessimisme radical, qui confine parfois au nihilisme - voir notamment Les Mauvais bergers, Le Jardin des supplices et Le Journal d'une femme de chambre. Il ne cesse de proclamer que "la

férocité est le fond de la nature humaine" (88) ; que les idéaux sont homicides, puisque c'est d'eux que "sont nés les banquiers, les prêtres, les escrocs, les débauchés, les assassins et les malheureux" (89) ; que le progrès n'est qu'une illusion, puisqu'il n'est qu'"un pas en avant vers l'inéluctable fin" (90) ; que la science, la philosophie, la littérature, et même l'art, ne sont que des "mystifications". Il est de surcroît constamment rongé par un dégoût et une angoisse existentielle qui l'incitent à chercher un refuge dans la pure contemplation, des belles formes d'art et des fleurs, ou un exorcisme dans l'écriture. Or, paradoxalement, il n'a pourtant jamais cessé de se battre pour "diminuer arithmétiquement la douleur du monde", selon la belle formule de Camus dans La Peste, ou, comme il le disait lui-même, "augmenter le bonheur dans la population" (91). Comme si l'homme était amendable... Comme si le progrès allait inéluctablement dans le sens du mieux être... Comme si l'on pouvait espérer raisonnablement corriger cette société, où tout fonctionne à rebours du bon sens et de la justice, comme il ne cesse de le répéter depuis son sulfureux pamphlet de 1882, "Le Comédien" (92)... L'optimisme qu'implique l'engagement révolutionnaire fait décidément mauvais ménage avec le pessimisme de l'esprit lucide, et le messianisme de l'apôtre avec le nihilisme du décadent. Comme si l'écrivain qui défoule ses obsessions dans des créations d'une incomparable noirceur n'était pas le même homme que l'anarchiste en action, rêvant d'une utopie sociale... Nouvel exemple de cette dichotomie que nous avons analysée au chapitre I. Mirbeau est si conscient de cette contradiction que, dans le dernier chapitre des 21 jours d'un neurasthénique, il se dédouble, on l'a vu, pour exprimer les deux facettes de luimême. D'un côté Roger Fresselou exhale sa vision nihiliste de la condition humaine, et balaie, d'un revers de main, les valeurs dérisoires auxquelles la plupart des hommes se raccrochent dans le vain espoir de donner un sens à leur misérable existence terrestre. De l'autre, le narrateur s'évertue à le convaincre - et surtout à se convaincre lui-même - que son agitation n'est pas complètement inutile, et que les luttes d'aujourd'hui "préparent l'avenir" et "dirigent le progrès" (93). Nouveau dédoublement dans un article écrit pendant l'Affaire, "L'Espoir futur". Pour son interlocuteur, "les révolutions ne peuvent rien reconstruire parce qu'elles laissent intacts les erreurs, les préjugés, les injustices, la sottise" ; quant au peuple, "il ne veut pas qu'on fasse quoi que ce soit, il ne veut pas qu'on l'arrache aux saletés de sa bauge" ; et, "quand on lui parle de son bonheur, il se bouche les oreilles et ne veut rien entendre", toujours prêt à se jeter "tête baissée dans le mensonge et l'asservissement, plus profondément." Mais Mirbeau, lui, prétend avoir "confiance tout de même" - ce qui implique qu'il admet les objections du pessimiste - parce que la jeunesse nouvelle, "intelligente et brave", qui se lève pour Dreyfus et Zola, a "répudié le mysticisme abêtissant", pour créer "des foyers de pensée" (94). Chassé par la porte, l'espoir rentre par la fenêtre. "Belle Phyllis, on désespère, / Alors qu'on espère toujours"... "UN ÉVANGÉLISTE DE LA SOCIALE" En fait, le problème n'est pas de "croire" en une révolution comme les bigotes

croient en leur dieu. En bon matérialiste (95), Mirbeau sait pertinemment que celle dont il rêve est impossible. Ou bien, pire encore, que, si elle advenait, elle dévorerait ses enfants, ou conduirait vers une société totalitaire qu'il pressent dans le collectivisme de Jules Guesde : "Qu'est-ce donc, le collectivisme, sinon la mise en tutelle violente et morne, de toutes les forces individuelles d'un pays, de toutes ses énergies vivantes, de tout son sol, de tout son outillage, de toute son intellectualité, par un État plus compressif qu'aucun auttre, par une discipline d'État plus étouffante et qui n'a pas d'autre nom dans la langue que l'esclavage d'État ?" (96) Étonnante prémonition du stalinisme... Puisque toute utopie est dangereuse et porte en soi les germes des totalitarismes du vingtième siècle - nouvelle illustration de la dialectique à l'œuvre en toutes choses - , ce qui compte avant tout, c'est la démarche vers un mieux être, affirmée dès 1877, dans les articles sur La Fille Élisa. Tout en étant conscient du primat de la force brute, de l'oppression, de l'exploitation, de l'aliénation, il faut continuer à affirmer contre vents et marées la primauté de l'esprit, de la liberté, de la paix et des droits de l'individu. Il faut tempérer le pessimisme de la raison par l'optimisme de la volonté. Mais sans la moindre illusion. Il s'agit donc seulement, et c'est déjà beaucoup, de se donner, dans le présent, les moyens de rendre la vie un peu moins insupportable pour tous ceux qui, à travers le monde, croupissent dans une effroyable misère. Cela explique que, à partir de l'affaire Dreyfus, Mirbeau ait pu se rapprocher de Jaurès, socialiste humaniste, non sectaire, et pas vraiment collectiviste, et ait accepté de collaborer à L'Humanité, avec l'espoir que l'intervention parlementaire des élus socialistes permettrait d'obtenir ici et maintenant des améliorations appréciables de la législation sociale. Mais l'engagement politique est aussi un impératif moral. Sauf à en être complice, il lui paraît impossible de laisser les choses en l'état : "Aussi - constate Georges Pioch personne autant que Mirbeau n'a-t-il senti, dénoncé, décrié, combattu la monstruosité congénitale du Riche, l'ignorance et l'infamie propres à l'ordre qu'il impose au monde. Personne aussi âprement, aussi hautement que Mirbeau, n'a stigmatisé dans le Soldat professionnel, qui les sert, dans le Prêtre, qui les divinise, dans le Bourgeois, qui s'en gave, et dans la Populace, qui les subit, l'orgueilleuse bêtise des hommes et leur philanthropique férocité" (97). Par son refus d'être complice, son œuvre constitue donc une espèce de bouée de sauvetage lancée à l'humanité pour l'aider à vivre un peu moins mal. Enfin, c'est une façon de "semer à tous les vents de l'esprit" des idées qui germeront et fleuriront, afin que "l'humanité vienne les cueillir, ces fleurs, pour en faire les gerbes de joie de son futur affranchissement" (98). C'est ce qui fait dire à Eugène Montfort que Mirbeau est "un évangéliste de la Sociale" : "Il nous fait haïr notre cité pour nous en faire désirer une autre, il espère que le dégoût nous conduira à édifier en nous-mêmes une cité idéale pareille à celle bâtie dans son cœur" (99). Ainsi, le combat politique n'est pas seulement pour lui un moyen de se "divertir", de combattre son angoisse existentielle, et de se racheter en se mettant au service des démunis. C'est aussi un outil permettant, comme l'art, de donner à l'existence terrestre une dignité que l'homme est seul à exiger. Et du même coup, d'établir, dans l'universel chaos, livré à la loi

du meurtre et de l'entropie, un minimum d'ordre, de paix et d'harmonie. C'est peu, et c'est énorme. NOTES 1. Sur cette pratique du double langage, voir notre analyse dans la biographie d'Octave Mirbeau, pp. 202-205. 2. "La Littérature en justice", La France, 24 décembre 1884. Mirbeau s'en est excusé auprès de Desprez en mars 1885 (cf. le tome I de sa Correspondance générale). Il est bien possible que le pauvre Desprez n'ait reçu que par ricochet des flèches qui visaient au premier chef la comtesse de Martel, alias Gyp. Sur "l'affaire Gyp", voir l'article de Pierre Michel dans Littératures, n° 26, printemps 1992, pp. 201-219. 3. Voir Le Cri du peuple du 29 octobre 1885. 4. Sur l'analyse de ce grand tournant, voir le chapitre IX de notre biographie. 5. Voir par exemple sa défense d'Oscar Wilde dans "À propos du hard labour", Le Journal, 16 juin 1895 (article recueilli dans ses Combats littéraires). 6. Voir la deuxième partie de la communication de Pierre Michel sur "Mirbeau et la Russie", dans les Actes du colloque Vents d'ouest en Europe, souffles d'Europe en ouest, Presses de l'Université d'Angers, 1993, pp. 471 sq. 7. Voir notamment, dans les Contes cruels, "Maroquinerie", "La Fée Dum-dum", Âmes de guerre" et "Ils étaient tous fous". 8. Voir notre édition des Combats pour l'enfant, surtout le chapitre IX. 9. Voir l'introduction au chapitre V des Contes cruels. 10. "Cartouche et Loyola", Le Journal, 9 septembre 1894 (Combats pour l'enfant, pp. 141-142). 11. "La Fille Élisa", L'Ordre de Paris, 25 mars 1877, et "À propos de La Fille Élisa", ibid., 29 mars 1877 (Cahiers Goncourt, n° 2, 1994) 12. Cf. Combats pour l'enfant, pp. 139-142. 13. Lui-même emploie le mot dans une lettre à Maupassant de décembre 1886 (t. II de la Correspondance générale). Notons qu'il dédiera "à Don Quichotte" un article du Figaro sur le journalisme, le 18 décembre 1887. 14. Cité par Marc Elder, Deux essais : Octave Mirbeau et Romain Rolland, Crès, 1914, p. 25. 15. "La Nature et l'art", Gil Blas, 29 juin 1886 (Combats esthétiques, t. I, p. 305). 16. Voir "Un Fou", Le Gaulois, 2 juillet 1886 (recueilli dans Combats littéraires). 17. L'Affaire Dreyfus, Séguier, 1991, p. 67 et p. 74. 18. "L'Espoir futur", Le Journal, 29 mai 1898. 19. Voir par exemple "Sur la route" (Combats pour l'enfant, p. 107) ; et aussi Sébastien Roch, dont Mirbeau écrivait qu'il voulait susciter "un attendrissement à noyer tous les cœurs dans les larmes" (lettre à Paul Hervieu du 28 janvier 1889). 20. Le Journal d'une femme de chambre, Garnier-Flammarion, p. 51. 21. Contes cruels, t. II, p. 236. 22. "Une Visite à Sarcey", Le Journal, 2 janvier 1898. 23. "L'Art et le ministre", Le Journal, 15 avril 1900. 24. "Dies illa", Le Journal, 17 juin 1894. 25. Voir aussi les interviews imaginaires d'Arthur Meyer, de Mazeau, de Charles Dupuy, de François Coppée ou de Gabriel Hanotaux dans L'Affaire Dreyfus. 26. L'Épidémie, scène 3 (pièce recueillie dans notre édition du Théàtre de Mirbeau, à paraître chez Christian Bourgois. 27. Scrupules, scène 4 (ibid.). 28. Jean-Louis Cabanès, art. cit., p. 162. 29. Dans le ciel, p. 57. 30. Ibidem. 31. Dans le ciel, p. 56. 32. Ibidem. 33. Lettres à Alfred Bansard, p. 35.

34. "La Rentrée des classes", Le Gaulois, 7 octobre 1879. 35. "Pauvres potaches", Le Gaulois, 4 octobre 1880. 36. Dans le ciel, p. 60. 37. "Baccalauréats", L'Événement, 1er décembre 1884 (recueilli dans notre édition des Chroniques du Diable, à paraitre fin 1994 dans les Annales littéraires de l'université de Besançon). 38. L'expression se trouve dans Sébastien Roch, ch. V de la première partie (Éd. Nationales, p. 152). 39. C'est le titre d'un article du 16 février 1901 (Combats pour l'enfant, p. 159). 40. Réponse à une enquête sure l'éducation, La Revue blanche, 1er juin 1902 (Combats pour l'enfant, p. 166). 41. Maupassant, lettre à Mirbeau d'avril 1888 (catalogue de la vente du 19 juin 1970). 42. L'expression apparaît dans L'Aurore du 22 août 1898 (Combats pour l'enfant, p. 157). 43. L'Abbé Jules, ch. III de la seconde partie (Combats pour l'enfant, p. 55). 44. Préface d'Un An de caserne, de Louis Lamarque, alias Eugène Montfort, Stock, 1901 (texte recueilli dans Combats littéraires). 45. Le Calvaire, 10/18, pp. 80-81. Ce chapitre II du Calvaire, réintitulé La Guerre, sera abondamment diffusé par des groupes anarchistes de tous pays pour leur propagande pacifiste et antimilitariste. Les anarchistes espagnols diffuseront également en brochure le dernier chapitre de Sébastien Roch, sous le titre éloquent de Yo no mato (s. d., La Novela, Barcelone). 46. "Du patriotisme", Le Matin, 8 janvier 1886 (recueilli dans ses Chroniques musicales, à paraître début 1995). 47. Voir notamment sa lettre à Alfred Bansard du 20 février 1867 (op. cit., p. 60). 48. Voir "Ils étaient tous fous" (loc. cit.). 49. Voir notamment ses chroniques du Gaulois signées Tout-Paris, et aussi "Royaume à vendre" (Combats politiques, p. 51). 50. "Erreur judiciaire", La France, 6 novembre 1885. 51. "Autour de la justice", Le Journal, 24 juin 1894. 52. "Mémoires de mon ami", Le Journal, 23 avril 1899. 53. "Le Petit gardeur de vaches", Contes cruels, t. I, p. 335. 54. Contes recueillis dans le tome II des Contes cruels (pp. 346 sq. et 379 sq.). 55. Interview dans Le Gaulois du 25 février 1894. 56. Préface de La Société mourante et l'anarchie de Jean Grave, 1893 (Combats politiques, p. 129). 57. "L'Ouverture de la fête de Saint-Cloud", Le Gaulois, 12 septembre 1881. 58. "Mgr Freppel", Le Gaulois, 8 juin 1880. 59. "Lettres de Versailles I", Le Gaulois, 6 août 1884. 60. "La Grève des électeurs", Le Figaro, 28 novembre 1888 (Combats politiques, p. 112). 61. Cf. René Bianco, "Octave Mirbeau et la presse anarchiste", dans les Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, op. cit., p. 55 et p. 59. 62. Dans le ciel, p. 82. 63. Rodenbach, L'Élite, Fasquelle, 1899, p. 149. 64. "La Grande kermesse", Le Figaro , 28 juillet 1889. 65. "Ravachol", L'Endehors, 1er mai 1892 (Combats politiques, pp. 123-124). 66. Sur son anticolonialisme, voir la deuxième partie de ma communication sur "Mirbeau et l'Empire", dans Littérature et nation, n° 13, printemps 1994, pp. 33 sq. 67. "Colonisons", Contes cruels, t. II, p. 27. 68. Michel Delon, préface du Jardin des supplices, Folio, p. 19. 69. "Agronomie", Contes cruels, t. II, p. 202. 70. Archives de la préfecture de Police, B/a 1.190, à la date du 7 mai 1901 : "Le journal Les Temps nouveaux vit présentement des fonds de Mirbeau, auquel l'argent ne fait pas défaut". Sur ses rapports avec Jean Grave, voir mon édition de leur Correspondance, Éd. du Fourneau, 1994. 71. Archives Nationales, F/7/12.506. 72. "Pour Jean Grave", Le Journal, 19 février 1894 (Combats politiques, p. 141). 73. Interview dans Le Gaulois du 25 février 1894. 74. Lettre de Grave à Mirbeau di 18 janvier 1898 : "La conclusion me paraît trop pessimiste.[...]

L'idée de Jean Roule venant au monde aurait été, selon moi, d'une allégorie plus vraie, plus vivante. En le faisant mourir avec la mère, c'est la négation de tout effort et de toute critique. Il ne reste plus alors qu'à aller piquer une tête dans la Seine" (Correspondance Mirbeau-Grave, loc. cit., pp. 86-87). Sur cette question, voir Wolfgang Asholt, "les Mauvais bergers et le théâtre anarchiste des années 1890", dans les Actes du colloque Mirbeau d'Angers, pp. 351-365 ; et Pierre Michel, "Les Contradictions d'un écrivain anarchiste", dans les Actes du colloque Littérature et anarchie, à paraître en 1995 aux Presses de l'Université de Toulouse-Le Mirail. 75. Georges Docquois, op. cit., p. 13. 76. Lettre à Rodin de décembre 1904 (Correspondance avec Rodin, p. 220). 77. "Il y a bien Jaurès. Mais Jaurès se préoccupe de l'unité socialiste. Qu'est-ce que ça nous fait, l'unité socialiste ?" (Combats pour l'enfant, p. 219). Voir notre communication sur "Mirbeau et Jaurès", dans les Actes du colloque Jaurès et les écrivains, Centre Charles Péguy, Orléans, 1994. 78. "Quel changement essentiel nous apporte cette séparation ?" (Combats pour l'enfant, p. 219). 79. Voir notre préface à L'Affaire Dreyfus, pp.16-18. 80. Il y tourne en dérision les thèses de Lombroso sur la pauvreté considérée comme une névrose de source biologique. 81. Interview par Lothar, Neue freue Presse de Vienne, 7 octobre 1903. 82. Lettres à Alfred Bansard, p. 146. 83. "Un Cri de Paris", Le Gaulois, 1er décembre 1880. Voir aussi "Le Neuvième enfant", ibid., 18 novembre 1880. 84. "Une Face de Méline", Journal du peuple, 1er mars 1898 (L'Affaire Dreyfus, p. 260). 85. Ibidem. 86. Ibid., p. 261. 87. Voir Paul Souday, Les Livres du temps, 1929, Émile-Paul, p. 161. Sur cette ambiguïté de Dingo, voir notre préface, dans notre édition de l'Œuvre romanesque de Mirbeau, à paraître. 88. Voir le chapitre II des Contes cruels. 89. L'Abbé Jules, ch. III de la deuxième partie (Combats pour l'enfant, p. 55). 90. "En traitement" (Contes cruels, t. I, p. 227). 91. "Dépopulation", Le Journal, 25 novembre 1900 (Combats pour l'enfant, p. 199). 92. Article recueilli dans Combats politiques, pp. 43-50. 93. "En traitement" (op. cit., p. 226). 94. "L'Espoir futur", Le Journal, 29 mai 1898. 95. André Comte-Sponville écrit : "Le matérialisme refuse tout dogmatisme, tout prophétisme" (op. cit., p. 190). 96. Voir "Questions sociales", Le Journal du 20 décembre 1896. Voir ausi la critique de Jules Guesde dans L'Affaire Dreyfus, p. 75. 97. Georges Pioch, "Octave Mirbeau", Les Hommes du jour, 24 février 1917. 98. "Clemenceau", Le Journal, 11 mars 1895 (article recueilli dans les Combats littéraires). 99. Eugène Montfort, "Octave Mirbeau", Revue naturiste, octobre 1900.

CHAPITRE V LE CULTE DE L' ART OU COMBATS POUR LE BEAU "Je crains beaucoup les gens qui croient que d'admirer, c'est être dupe, et qui s'imaginent que l'élégance d'esprit et le dernier mot de la compréhension, c'est de chercher des poux dans la tête des dieux." Mirbeau, lettre à Auguste Rodin, 1895 "Je vous suis bien reconnaissant, pour moi et pour les artistes, de vos travaux d'art, de votre emballement (car vous en avez) à défendre la bonne cause". Paul Gauguin, lettre à Mirbeau, 1891 "C'est étonnant, Mirbeau. Tellement étonnant que c'en est terrible et presque navrant à lire aujourd'hui, ces pages toutes droites qui brûlent d'admiration, ces pages intempestives et anachroniques, à vous ruiner une vie de fonctionnaire et une réputation." Éric Darragon, Critique, novembre 1993 DES DÉBUTS ANONYMES Pendant toutes les années où il en a été réduit à servir la réaction, si l'on en juge par la production signée de son nom, force est de conclure que l'art n'a occupé qu'une place très marginale dans les chroniques d'Octave Mirbeau. Est-ce à dire pour autant qu'il s'en désintéressait ? Certes non, et, une fois de plus, les apparences sont trompeuses. D'abord, parce que, avant d'entamer sous son nom une carrière de critique d'art, couronnée du succès que l'on sait, il lui faut se forger les armes dont il a besoin, et, avant toute chose, se former le goût. C'est-à-dire se débarrasser de cet encrassement culturel imposé par l'omnipotence de l'académisme, pour jeter un regard neuf sur les œuvres de ses contemporains. Il n'a point trop d'une douzaine d'années pour mener à bien cette ascèse. Durant cette longue période d'apprentissage, il voyage beaucoup (à plusieurs reprises en Angleterre, en Espagne, en Italie, et aussi en Allemagne, en Hollande, en Belgique, en Hongrie, et, bien sûr, à travers la France) ; et il visite tous les grands musées d'Europe, se familiarisant ainsi avec le patrimoine universel. Il lit énormément : des monographies sur les grands artistes, des revues d'art, des philosophes (Stuart Mill, Schopenhauer), et les critiques d'art de ses prédécesseurs les plus prestigieux : Diderot,

Stendhal, Champfleury, Duranty, Zola, Duret, de Fourcaud, Huysmans, et surtout Baudelaire, qui exerce sur la formation de son esthétique une influence considérable. Il fréquente la bohème littéraire et artistique, qui gravite autour de la République des lettres de Catulle Mendès, et pénètre dans quelques ateliers des peintres : celui de Gustave Courbet, à la veille de la guerre de 1870, puis ceux de Jean-Jacques Henner, de Diaz de la Peña, d'Alfred Roll, de Jules Bastien-Lepage, et surtout d'Édouard Manet, qui apparaît comme le leader de la peinture nouvelle, et qu'il loue d'avoir "mis en honneur un principe juste" (1), mais dont les audaces terrifient les bourgeois : "Manet Thécel Pharès", note-t-il ironiquement à deux reprises (2). Enfin, il n'est pas impossible qu'il tâte déjà de la peinture et s'initie sur le tas à l'impressionnisme, comme il le fera, de 1887 à 1890, suivant les conseils de Claude Monet (3). En tout cas, il possède déjà un bon coup de crayon, attesté par ses lettres de jeunesse (4), et son bagage technique lui paraît suffisant pour lui permettre d'intervenir sur le devant de la scène. Mais pas d'emblée sous son propre nom. Car, sur le terrain esthétique comme sur le terrain politique - et c'est là la deuxième explication de son apparent retard à pénétrer dans l'arène - , Mirbeau a commencé à publier pour le compte d'autrui. En l'occurrence, dans les trois "Salons" qu'il a fait paraître dans L'Ordre de Paris en 1874, 1875 et 1876, ainsi que dans quelques autres chroniques esthétiques du quotidien bonapartiste, il tient la plume pour un fruit sec du nom d'Émile Hervet, qui couvre par ailleurs, et fort platement, les débats parlementaires. J'ignore naturellement dans quelles conditions s'est établi le contrat, et quelle était la marge de manœuvre de notre "nègre". Il n'est pas exclu que certaines appréciations laudatives doivent moins à la conviction qu'à la camaraderie ou à l'esprit partisan, et que certaines exécutions aient été tempérées pour ne pas désobliger son commanditaire ou pour ne pas froisser les susceptibilités de la clientèle impérialiste. Quoi qu'il en soit, il semble bien que, pour une fois, Mirbeau ait disposé des plus larges libertés, profitant de ce que, dans un quotidien à vocation politique, les questions esthétiques sont le cadet des soucis des leaders de l'Appel au peuple, Rouher et Dugué de la Fauconnerie. Car il s'attaque sans barguigner - et au risque de choquer un lectorat frileux - à toutes les gloires piedestalisées, au système politique et administratif qui assure le triomphe, grassement rémunéré, de toutes les "nullités" académisées, et au public de "gros Prudhommes" (5) misonéistes, qui admirent dévotement les croûtes surdimensionnées qu'on présente à son admiration béate. Et il se livre à un chamboule-tout jubilatoire, dont les "institutards" primés et honorés vont faire les frais, au profit d'artistes méconnus ou scandaleux. Ses têtes de Turc préférées sont - déjà ! - Alexandre Cabanel, William Bouguereau, Léon Bonnat, Gustave Boulanger et Léon Gérôme, purs produits d'une École des Beaux- Arts tardigrade, qui étouffe l'originalité des artistes, rejette impitoyablement ceux qui veulent préserver leur sensibilité propre, et abuse de "sa situation officielle pour tout absorber et tout accaparer" (6). Les véritables artistes que, déjà, il révère, ce sont Camille Corot, auquel il restera toujours fidèle, Pierre Puvis de Chavannes, dont il admire "le style magistral" (7), et Édouard Manet, dont la peinture "à la va te faire fiche", mais "juste" et "vivante", jette le bourgeois "dans des rages incommensurables" (8). Il s'attache également à promouvoir des

artistes probes et consciencieux, snobés par les critiques, et qui n'ont jamais droit aux cimaises : le peintre intimiste François Bonvin, et les paysagistes qui se rattachent peu ou prou à l'école de Barbizon : Chaigneau et Olive, Veyrassat et Allongé, Le Roux et Omer Charlet, Émile Breton et Langerock. Certes, contrairement à ce qu'il prétendra sur le tard, lors de ses fausses confidences à Edmond de Goncourt en 1889 (9), il ne dit mot de quantité d'artistes qu'il vénérera par la suite, notamment Monet et Cézanne, pour la bonne raison qu'ils n'exposent pas au Salon, et probablement aussi parce qu'il ne les connaît guère. Mais la continuité n'en est pas moins éclatante avec le justicier des arts qu'il va bientôt devenir sous son propre nom : horreur de l'académisme et de ses pompes, qu'il voue à la risée de ses lecteurs ; refus des "modèles" et des "recettes", où il voit "purement et simplement des éteignoirs" (10) ; critique des impasses du réalisme, myope et réducteur ; primauté de l'émotion et de la subjectivité de l'artiste ; méfiance à l'égard des écoles constituées, auxquelles il oppose "les leçons de madame la Nature" (11). Autant de thèmes qui ne cesseront désormais d'irriguer ses chroniques esthétiques à venir. Sa deuxième intervention dans le champ des arts plastiques a lieu en 1879-1880, dans les colonnes du Gaulois mondain d'Arthur Meyer. Mais elle reste modeste, car il ne dispose d'aucune tribune attitrée (il est d'ailleurs à remarquer qu'il ne sera presque jamais, à l'exception de La France, pendant dix-huit mois, le titulaire de la chronique artistique d'aucun quotidien). C'est donc seulement au détour d'une de ses "Journée parisienne" signées Tout-Paris, dans Le Gaulois, ou d'un chapitre d'un de ses romans "nègres" notamment L'Écuyère et Jean Méronde - qu'il exprime de nouveau son mépris pour l'académisme, faisant de Cabanel la cible privilégiée de sa dérision assassine, et pour le système des Salons, qualifiés de "grandes halles ouvertes à toutes les médiocrités et à toutes les impuissances" (12). Pour autant, sa conversion à l'impressionnisme n'est pas encore achevée. Bien sûr, il faut faire la part des contraintes inhérentes à son statut de prolétaire de la plume : il est bien obligé de ménager des réputations imposées par la direction du journal, et de tempérer son enthousiasme pour des artistes décriés. Et aussi celles de la camaraderie : s'il ménage alors Carolus Duran, Gervex ou Béraud, avec lesquels il sera "féroce" par la suite, c'est probablement parce qu'ils sont liés à Édouard Manet. De sorte qu'il ne peut pas toujours se permettre de dire ce qu'il pense : ainsi, en 1879, il surestime les aquarellistes qu'il pourfendra cinq ans plus tard (13) ; et il émet des réserves (obligées ?), à l'encontre du scandaleux Manet, qu'il admire dans l'ensemble, mais qu'il juge parfois trop caricatural à force d'être sommaire et frisant même la mystification (ce qui ne doit pas être pour lui déplaire) (14). Quelle que soit la part des concessions imposées, il n'en reste pas moins qu'à cette date il n'est pas encore arrivé à la compréhension de l'impressionnisme qui sera la sienne à partir de 1884. C'est ainsi qu'il en donne une définition plutôt réductrice : "l'égalité de la lumière qui se disperse sur les objets" (15). De même, il est encore sensible aux moqueries qui frappent Caillebotte et Pissarro, qualifiés d'"aimables barbouilleurs" (16). Il se fait

même l'écho complaisant des dissensions internes au groupe des impressionnistes, lorsque, sans doute informé par Duranty, ami et chantre de Degas, il publie un ironique faire-part de Claude Monet, qui s'apprête à quitter les siens, en janvier 1880, pour regagner "la maison Cabanel", c'est-à-dire le Salon (17). À sa décharge, précisons qu'il s'agissait là d'un scoop l'information ne deviendra officielle que quelques semaines plus tard - et que, titulaire de la rubrique de "La Journée parisienne", il se devait d'être à l'affût de toutes les indiscrétions. L'histoire ne dit pas si Monet, furieux de la fuite, a jamais soupçonné son futur thuriféraire... Les vraies batailles, Mirbeau les livre dans les colonnes d'un autre quotidien légitimiste, Paris-Journal, mais toujours sous pseudonyme. Pour commencer, en décembre 1880 et janvier 1881, dans une série d'articles sur "La Comédie des Beaux-Arts", il mène une campagne efficace contre Edmond Turquet, sous-secrétaire d'État aux Beaux-Arts, et responsable à ce titre de la calamiteuse réforme du Salon de 1880 (18) ; et il réclame déjà la fin de la tutelle de l'État sur les artistes, ce qui restera un de ses leitmotive. Puis, en mai et juin 1882, sous la signature de Demiton, pseudo-prix de Rome, à l'occasion du Salon et de l'Exposition des Internationaux chez Georges Petit, il se fait pédagogiquement l'apologiste de Manet, de Whistler et de Puvis de Chavannes. Cela lui vaut d'être taxé, dans son propre journal, d'"impressionnisme tremens" (19) - belle formule qui pourrait bien, d'ailleurs, être de son cru, à la faveur d'un dédoublement dont il est coutumier. UN RÔLE CONSIDÉRABLE Ses véritables débuts, et sous sa propre signature, il va les faire dans un quotidien républicain modéré, La France, à l'automne 1884, à son retour d'Audierne, dans une série de "Notes sur l'art" (20). Il y rend compte des expositions parisiennes et tente de familiariser son public, petit-bourgeois et conformiste, avec les plus grands créateurs de l'époque, qui, encore "honnis" et "méprisés", n'en sont pas moins "les éducateurs de l'art nouveau", "les seuls qui forment les anneaux de la grande chaîne qui relie l'art d'aujourd'hui à l'art d'autrefois" (21). Mais, avant de se lancer dans cette grande bataille pour un art libéré du carcan de la tradition, il veut entrer en contact avec les artistes qu'il ne connaît pas encore. C'est ainsi que, par le truchement de Paul Durand-Ruel, "cet oseur impénitent", il rencontre Edgar Degas, Auguste Renoir et Claude Monet, qui va devenir son "dieu" en même temps que son plus fidèle ami. C'est à la même époque qu'il se lie avec son autre "dieu", Auguste Rodin, en qui il voit d'emblée le successeur de Michel-Ange annoncé par Stendhal ; et avec Jean-François Raffaëlli, dont il partage la pitié pour les misérables et dont il apprécie l'effort pour introduire dans la peinture des pans entiers de la vie moderne ignorés jusqu'à lui : la banlieue (22). Cette volonté de frayer avec les créateurs n'est pas seulement une satisfaction d'amour-propre et une source d'émotion esthétique, c'est aussi la seule façon de se pénétrer de la vision propre à chaque artiste et de mieux saisir les clefs de son œuvre. À tel point qu'on peut se demander s'il ne lui arrive pas, parfois, d'être le relais complaisant de l'image que Monet, et plus tard Gauguin, veulent donner d'eux-mêmes (23). Dès lors, et jusqu'en 1914, Mirbeau ne cessera plus de se battre pour les valeurs qui lui tiennent à cœur et pour les artistes qu'il admire. À travers ses préfaces de catalogues, des

articles de revues spécialisées, et surtout les quelque cent-quatre-vingts chroniques fournies aux quotidiens les plus divers - Le Gaulois, Le Matin, le Gil Blas, Le Figaro, L'Écho de Paris, L'Humanité, Paris-Journal, et, surtout, à partir de 1893, Le Journal - , il va non seulement imposer à un lectorat réticent ou incompréhensif Monet, Pissarro et Rodin (24), mais aussi révèler Camille Claudel et Maillol (25), Constantin Meunier et Maxime Maufra (26), soutenir Gauguin (27) et les Nabis (28), écrire sur Van Gogh le premier grand article dans la grande presse (29), chanter le génie méconnu de Paul Cézanne. Et ce combat pèsera lourd dans la victoire de ceux qui ont bénéficié de ses tonitruants articles : comme il le constate avec satisfaction en 1910, les académistes sont "plus que morts" (30), alors que les impressionnistes, recherchés et reconnus dans le monde entier, voient leurs prix monter en flèche. Mirbeau n'est évidemment ni le premier (Zola a bataillé pour Manet dès 1866, et Théodore Duret a publié dès 1878 son importante étude sur Les Peintres impressionnistes), ni le seul à mener "le bon combat" pour un art libre : son ami et complice Gustave Geffroy, notamment, a contribué aussi pour une bonne part à la victoire des impressionnistes, d'abord dans La Justice, puis dans Le Journal et L'Humanité. Mais, par rapport à ceux qui sont engagés à ses côtés dans les mêmes luttes, il présente une double originalité. D'une part, il écrit dans la grande presse, et s'adresse à un vaste public, en particulier dans Le Journal, dont le tirage avoisine le million d'exemplaires ; et il ne se contente pas d'une seconde ou troisième page, comme c'est souvent le cas de la rubrique artistique : ses articles paraissent presque toujours en Premier-Paris. Ils ont, de ce fait, un écho considérable, qui va bien au-delà du petit monde des artistes et écrivains d'avant-garde. Claude Monet en a eu d'emblée une si claire conscience que, dès l'automne 1884, pour remercier le critique de son article du 21 novembre dans La France (31), il lui a fait présent d'une toile - La Cabane du douanier - alors que, d'ordinaire, il était plutôt chiche de ses dons. Mais le prix à payer, pour toucher le grand public, c'est de renoncer aux explications formelles : rejetant le rôle de théoricien, il se cantonne dans celui de propagandiste, d'évangéliste de l'impressionnisme. Sa critique, puisqu'il faut l'appeler de ce nom qu'il abhorrait, est donc "journalistique" - ce qui contribue à expliquer les réticences des historiens de l'art face à un homme qui n'est pas du sérail et qui se refuse à parler la langue des experts, dont, histoire d'aggraver son cas, il ne manque pas de se gausser. D'autre part, ses jugements font montre d'une totale indépendance d'esprit : de même qu'il refuse tout enrégimentement dans un parti politique, il est allergique à tout embrigadement dans une école, se méfie des doctrines autoproclamées et des dogmes mortifères, et se moque des -ismes de tout poil. Dès 1877, il proclame son dilettantisme et la primauté de l'émotion : "N'étant point critique de mon état, j'aime à me tenir le plus souvent en dehors des discussions théoriques, qu'il s'agisse de littérature ou de musique. Je ne juge point une œuvre d'après la cocarde qu'elle porte, et il m'est fort indifférent qu'un compositeur soit rossinien ou wagneriste pourvu qu'il me charme ou m'émeuve" (32). Cet impressionnisme critique n'est pas unique, à l'époque, mais il est rare, surtout dans une période d'affrontements verbalement violents entre écoles soucieuses de défendre leur pré carré.

Ainsi, bien qu'il apparaisse à beaucoup comme le porte-parole attitré de l'impressionnisme, il est ouvert à l'expressionnisme de Van Gogh, en qui il reconnaît un tempérament proche du sien ; il soutient les recherches des Nabis, qui, pourtant, de son propre aveu, remettent en cause le mythe de la Nature auquel il était tant attaché ; et, plus curieusement encore, il s'intéresse aux tendances symbolistes, qui paraissent pourtant, a priori, aux antipodes de son art. À tel point qu'il semble un moment, de 1890 à 1892, pouvoir constituer un trait d'union entre deux traditions trop souvent considérées comme antagoniques : le réalisme-naturalisme, auquel se rattache l'impressionnisme originel - c'est du moins l'analyse de Zola, que conteste vigoureusement Mirbeau ; et l'idéalismesymbolisme, dont il partage certaines préoccupations, en particulier le souci de parvenir jusqu'à "l'âme" des choses. Chacun de son côté, Paul Gauguin et Odilon Redon s'en félicitent (33). C'est d'avoir été au carrefour des grandes tendances de l'art contemporain qui confère au rôle joué par Octave Mirbeau une importance considérable dans l'histoire de l'art, au risque de n'être pas toujours bien compris, ni bien apprécié, par ceux qui jugent de toutes choses à travers les prismes déformants d'une idéologie. SA CONCEPTION DE LA CRITIQUE D'ART Il y a quelque paradoxe pour lui à jouer pendant plus de trente ans au critique d'art, car le mot lui fait horreur, et la chose plus encore... Le mot de "critique" implique une volonté de juger, de classer, de noter, de hiérarchiser, de faire intervenir la froide raison, alors que, pour lui, il devrait s'agir bien plutôt de ressentir des émotions et de se laisser transporter par le Beau. Mirbeau se perçoit davantage comme un "admirateur" - "il fut un virtuose de l'admiration", écrit Léon Werth, qui ajoute : "il aimait admirer" (34) - ou un "découvreur", ou un "initiateur", ou, selon le mot de Pierre Citti, comme un "présentateur" ou un "annonciateur"(35). Quant aux critiques d'art patentés, hors quelques exceptions - tel son ami Gustave Geffroy, qui partage le plus souvent ses coups de cœur, mais ménage parfois un peu trop à son gré la chèvre et le chou - , ils ne lui inspirent que mépris et dégoût. Il les juge complètement inutiles, puisqu'ils ne sauraient donner de la sensibilité esthétique à qui en est dépourvu ; et il les compare plaisamment à "ce drolatique et problématique industriel, dont le métier consistait à ramasser le crottin des chevaux de bois" (36)... Surtout, ils brillent par leur incompétence, pour la plupart, car ils sont dépourvus d'"impressions personnelles", et, par conséquent, incapables de vivre "en soi et pour soi", à la différence des artistes qu'ils s'arrogent néanmoins le droit régalien de juger ; ce sont des parasites qui, n'ayant pu créer une œuvre, s'engraissent aux dépens de celle des créateurs et se permettent de surcroît de les regarder de haut - du haut de leur impuissance : "Le critique est, en général, un monsieur qui, n'ayant pu créer un tableau, une statue, un livre, une pièce, une partition, n'importe quoi de classable, se décide enfin, pour faire quelque chose, à juger périodiquement l'une de ces productions de l'art, et même toutes à la fois. Étant d'une ignorance notoirement universelle, le critique est apte à toutes besognes et n'a point de préférences particulières"... (37)

Par dessus le marché, au lieu de guider un public conformiste et aveugle, ils sont eux-mêmes perméables à tous les préjugés de leur classe, la petite bourgeoisie ; et, travaillant dans une presse vénale, ils sont exposés à toutes les pressions de leurs directeurs, à tous les goûts factices de leur lectorat, et à toutes les sollicitations de l'État-tentateur, qui récompense, à coup de déshonorantes breloques, les platitudes, les médiocrités et les déloyaux services. Dans ces conditions, faut-il s'étonner si, bien loin d'aider le public à mieux comprendre les œuvres originales, ils flattent au contraire ses conventions esthétiques, et, du même coup, servent de relais à ces institutions rétrogrades - l'école des Beaux-Arts et l'Institut - contre lesquelles notre imprécateur brandit depuis 1874 l'étendard de la révolte ? Ce n'est pas là le seul paradoxe. Alors que, pour pouvoir les révèler au public, notre critique malgré lui va bien devoir parler des œuvres qu'il aime, il n'en est pas moins bien convaincu qu'une œuvre d'art ne s'explique pas et qu'il n'y a donc rien à en dire : c'est "chose mystérieuse" et "on ne peut l'expliquer" (38), affirme-t-il dès 1882. Même idée en 1905 : "Un critique ne peut pas dire pourquoi une chose est belle ; il peut dire seulement qu'elle est belle, sans plus, car la beauté est indémontrable en soi" (39). Il développe son analyse en 1910 : "Ce que je pense des critiques, je le pense de moi-même, lorsqu'il m'arrive de vouloir expliquer une œuvre d'art. / Il n'y a pas pire duperie : duperie envers soi-même, envers l'artiste, envers autrui. / On n'explique pas une œuvre d'art comme on démontre un problème de géométrie. C'est beaucoup plus simple et infiniment plus mystérieux. Si le cœur vous en dit, on peut exécuter, à propos d'un tableau, d'une statue, des exercices littéraires variés, écrire des 'rêveries', qui ne s'accordent jamais, d'ailleurs, aux préoccupations du peintre, lesquelles sont autres que les nôtres [...]. Mais démontrer techniquement, ou poétiquement, sans obscurité, la beauté d'un accord de couleurs et d'un balancement des lignes, qui souvent sont le sujet même, le vrai sujet, d'un tableau... comment faire ? Le mieux serait d'admirer ce qu'on est capable d'admirer, et, ensuite, de se taire. Mais nous ne pouvons pas nous taire. Il nous faut crier notre enthousiasme ou notre dégoût" (40). "Admirer" et "se taire" : beau programme en vérité ! Mais si Mirbeau, on l'a vu, est un "virtuose de l'admiration", et même "n'aimait que jusqu'à la dévotion", selon le témoignage de son ami Thadée Natanson (41), il est aussi, de son propre aveu, un "irréparable bavard" et ne peut s'empêcher de "crier" son "enthousiasme" et son "dégoût". C'est là toute sa (très modeste) ambition de critique, et aussi sa seule justification : "Savoir admirer, c'est l'excuse des humbles comme moi, qui peinons dans les journaux à d'obscures et inutiles besognes" (42). Il définit ainsi les contours de ce que sont ses chroniques esthétiques, et, du même coup, ce que n'est pas et ne veut surtout pas être sa critique : - Elle n'est pas complaisante : Il refuse le consensus mou autour des valeurs consacrées ; il se situe aux antipodes de l'oecuménisme sans principes de l'animateur de télévision qui salue indistinctement les chefs-d'œuvre et les navets, histoire de ne pas blesser les petits copains, ou de ne pas caresser l'auditoire à rebrousse-poil, au risque de faire chuter l'audimat... Pour sa part, il n'hésite pas à vilipender et à disqualifier

péremptoirement l'académisme et ses représentants, les "institutards" galonnés et couverts de breloques, et il s'attaque avec une "férocité" jubilatoire et vengeresse à toutes les formes de conformisme et de réclamisme et à toutes les "mystifications", telles que celle des préraphaélites et des "peintres de l'âme". - Elle n'est pas objective : Le critique n'a pas d'autre choix que de juger en fonction des "émotions", toutes subjectives, que l'œuvre éveille en lui. L'objectivité n'est ni possible, ni souhaitable. D'abord, parce que, d'une façon générale, personne ne peut s'abstraire de ses propres sentiments, sensations et préjugés - pas plus le critique que l'artiste ou que l'homme de la rue. Ensuite, parce que, en art, l'objectivité est un non-sens, si l'on admet avec Zola qui l'a, semble-t-il, oublié par la suite, du moins dans ses textes théoriques - , que l'œuvre d'art est "un coin de la création vu à travers un tempérament" (43). Enfin, parce que, sans "émotion", le critique n'a aucun moyen de communier avec l'artiste et de comprendre l'œuvre - et, par conséquent, de la rendre accessible à ses lecteurs. Dans ces conditions, toute prétention à l'objectivité, tant chez les critiques que chez les artistes - par exemple celle du théoricien du naturalisme ! - , ne peut lui apparaître que comme une mystification grossière. - Elle n'est pas intellectuelle : En art, c'est la sensibilité qui est au poste de commande, c'est donc à elle de s'exprimer. Mirbeau se méfie des discours plaqués des théoriciens en chambre et des pseudo-experts, dont les "explications" ne sont le plus souvent que des auto-justifications a posteriori ; et il refuse tout intellectualisme desséchant, qui tend à ramèner le complexe au simpliste et le vivant à l'abstraction d'une démonstration mathématique. C'est ce qui l'oppose notamment au critique symboliste Albert Aurier, pour qui l'œuvre d'art doit avoir pour unique idéal d'exprimer "l'Idée", et dont il trace, pour l'édification du compagnon Pissarro, un portrait critique des plus cocasses. - Elle n'est ni dogmatique, ni normative : Les a priori idéologiques et les doctrines sont autant de lits de Procuste qui tuent l'imagination créatrice. Il ne se réfère donc à aucune règle préétablie, n'invoque aucun critère absolu, et proclame au contraire la relativité du beau. Dès le "Salon" de 1875, il s'est engagé publiquement "à ne pas faire d'esthétique et à ne développer aucune théorie quelconque" (44). Il est toujours resté fidèle à cet engagement, que prennent également quelques rares "salonniers" de l'époque. - Elle n'est pas technique : S'adressant à un vaste public dépourvu de connaissances techniques, il se garde bien de chercher à l'épater par l'étalage complaisant des compétences acquises par ses années d'assiduité auprès de ses amis peintres et sculpteurs. Et puis, il sait d'expérience que ce n'est pas par l'analyse des procédés techniques mis en œuvre que l'on a la moindre chance d'atteindre l'essence de l'œuvre. Au contraire, on risquerait fort de rester à sa surface,et, pire encore, de dessécher l'inspiration et de juguler l'émotion. - Elle n'est pas vénale : Contrairement aux habitudes en usage dans le "système marchand-critique", qui tend à se substituer progressivement à l'ancien système des Salons placés, jusqu'en 1880, sous la tutelle de l'État, il refuse de se soumettre aux interventions des marchands, qui transforment du même coup la critique en une vulgaire publicité payée.

Cela lui vaudra l'incompréhension des actionnaires du Figaro, persuadés qu'il a dû partager avec Magnard, le rédacteur en chef, les 6.000 francs de dessous de table qu'ils soupçonnent Boussod et Valadon d'avoir versés pour un dithyrambe sur Monet... (45) Sa seule récompense, en dehors de quelques toiles, dessins et bustes, que, selon l'usage, lui offrent en remerciement ses amis ou les artistes qui lui sont redevables (Rodin, Monet, Pissarro, Gauguin, Constantin Meunier, notamment), c'est la reconnaissance des artistes qu'il a contribué à promouvoir. Comme le lui écrit, par exemple, Paul Gauguin : "Ils sont rares les hommes de talent qui consacrent, comme vous le faites, leur plume au bien. L'estime que les artistes ont pour vous dédommagera peut-être un jour des difficultés" (46). Si elle est diamétralement opposée à la pratique courante de la plupart de ses confrères, la critique d'art de Mirbeau sera en tous points conforme aux objectifs que se fixait Baudelaire dans son Salon de 1846 : "Pour être juste, pour avoir sa raison d'être, la critique doit être partiale, passionnée, politique, c'est-à-dire faite à un point de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus d'horizons". - Elle est "politique" en ce qu'elle exprime une révolte contre la société bourgeoise, mercantile et niveleuse, où les génies sont moqués et où l'on porte au pinacle de vulgaires cabotins (47) ; et contre l'État, qui protège et "légalise" cet art "impie" qu'est l'académisme. C'est de la "critique à la hache"- comme celle de Barbey d'Aurevilly - qui déboulonne toutes les fausses idoles, et qui vise à promouvoir des artistes libres, c'est-à-dire ceux qui jettent sur le monde un regard personnel susceptible de bouleverser notre perception. Elle participe donc pleinement de son idéal libertaire et de la "révolution" des esprits qu'il appelle de ses vœux. Les combats esthétiques et les combats politiques de Mirbeau sont indissociablement liés. - Elle est "partiale" et "passionnée" parce qu'elle est l'expression d'une émotion personnelle qu'ont éveillée en lui les œuvres d'art et qu'il lui appartient, grâce à son enthousiasme communicatif, de faire partager à ses lecteurs. C'est donc une critique "impressionniste", où la subjectivité est totale. Cela explique que Mirbeau ne soit pas à même d'apprécier des œuvres que son esprit peut, certes, juger "intéressantes" pour les recherches dont elles témoignent, telles celles de Seurat, mais qui souffrent d'une insuffisance rédhibitoire à ses yeux : elles ne lui communiquent aucune émotion. - Elle "ouvre le plus d'horizons", parce qu'elle participe de l'immense effort pédagogique entrepris par Mirbeau pour dessiller les yeux de ses lecteurs, les affranchir de ces "chiures de mouches" (48) que sont les préjugés culturels, et parce qu'elle leur donne accès au Beau. Cette initiation au beau constitue, selon lui, un droit pour tous, y compris pour les prolétaires, comme le proclame Jean Roule dans Les Mauvais bergers, au risque de choquer les belles âmes : "Si pauvre qu'il soit, un homme ne vit pas que de pain... Il a droit, comme les riches, à de la beauté" (49). Ce faisant, selon la belle formule de Vitez appliquée à Mirbeau par Michel Delon, il met en œuvre la seule politique culturelle réellement démocratique : "l'élitisme pour tous" (50). Pour les mêmes raisons, il luttera pour un Théâtre Populaire (cf. infra le chapitre VII).

LES OBSTACLES En s'attaquant ainsi à la "Sainte Routine" (51) et en choquant délibérément le goût de la grande majorité de ses contemporains - car seule une minorité de l'élite sociale s'est ralliée à l'art vivant - , Mirbeau sait bien qu'il a affaire à forte partie. Nombreux sont en effet les obstacles auxquels il va se trouver confronté : 1) Les rédacteurs en chef : À la différence des petites revues d'avant-garde destinées aux happy few, les rédacteurs en chef de la grande presse n'ont évidemment aucune envie d'effaroucher leurs lecteurs et font donc bonne garde. C'est déjà, avant la lettre, la dictature de "l'audimat", que Mirbeau ne cessera de stigmatiser. En janvier-février 1891, par exemple, il devra se battre contre Francis Magnard, qui est pourtant le plus libéral des patrons de presse, pour faire passer dans Le Figaro son article sur Gauguin, dont les toiles, dignes d'"un fou", ont eu à Bruxelles un "succès d'éclats de rire"... (52) Il devra plusieurs fois jeter dans la balance la menace de sa démission pour imposer des articles au Figaro et à L'Écho de Paris notamment, en 1891, une chronique consacrée à ses confrères de la critique littéraire... Et il renoncera à publier Sur la statue de Zola dans La Revue de Jean Finot, sur qui Alexandrine Zola et ses amis ont fait pression. Le plus cocasse, c'est le refus de Juliette Adam de lui confier la couverture du Salon de 1887 pour la Nouvelle revue, à la suite de réclamations -préventives ! - de peintres académistes menaçant de se désabonner : Bouguereau, Rixens, Bonnat et Henri Lévy... "Voyez-vous - conclut-il, en racontant l'épisode à Claude Monet - , quand on veut parler de quelque chose, maintenant, dans les revues et les journaux, on consulte d'abord la liste des abonnés. C'est admirable, n'est-ce pas ?" (53) 2) Les institutions officielles : Le respect aveugle que la majorité des lecteurs continuent de vouer à l'Institut, à l'École des Beaux-Arts, aux jurys du Salon, cette "fumisterie", aux décorations et aux médailles, en dépit des batailles menées par Baudelaire, Zola et quelques autres, les empêche d'ouvrir les yeux sur les marginaux de l'art, qui, par leur existence même, semblent menacer de subversion l'ordre et l'État bourgeois. Il convient donc prioritairement de le ruiner, quitte à scandaliser - le scandale constituant une arme privilégiée dans son arsenal offensif - , afin d'édifier, sur les décombres des institutions officielles, de nouvelles instances de légitimation. Tantôt Mirbeau s'y attaque de front, en utilisant l'arme bien rodée de la dérision. Il souligne la médiocrité de l'inspiration des académistes, le caractère répétitif des sujets qu'ils traitent, la routine des techniques et le ridicule des toiles admirées par le grand public. Qu'on en juge, par exemple, par cette évocation drolatique de la Thamar d'Alexandre Cabanel, exposée au Salon de 1875 : "Thamar, la jolie Batignollaise, vient d'entrer chez le turco, son frère ; elle s'est assise sur un sofa de Stamboul qui se trouve là par hasard, à côté de l'Absalon au jus de réglisse ; elle a conté son histoire, puis s'est affaissée sur les genoux de son turco farouche, afin de cacher sa tristesse et de faire bien voir ses épaules. / Le turco

est indigné, il menace du poing le cadre du tableau, qui, sans doute, est censé représenter le ravisseur, et il y met une telle conviction, il étend si énergiquement son bras terrible vers le jeune Amnon, qui est ailleurs, que son épaule droite et son flanc droit forment un avancement de dix centimètres, au moins, plus considérable qu'il ne faudrait ; cela fait une poitrine large comme la croupe d'un éléphant"... (54). Même désacralisation dans le commentaire du Rêve de Detaille (musée d'Orsay), devant lequel les patriotes tombaient en extase : "Jusqu'ici nous nous imaginions que les soldats, abrutis de disciplines imbéciles, écrasés de fatigues torturantes, rêvent - quand ils rêvent - à l'époque de leur libération, au jour béni où ils ne sentiront plus le sac leur couper les épaules, ni les grossières et féroces injures des sous-officiers leur emplir l'âme de haine. Nous croyions qu'ils rêvaient à de vagues vengeances contre l'adjudant et le sergent-major, qui les traitent comme des chiens. [...] À voir le petit soldat se promener si triste, si nostalgique, il était permis d'inférer que, après les dures besognes et les douloureuses blessures de la journée, ses rêves de la nuit n'étaient ni de joie, ni de gloire. M. Detaille nous prouva que tels, au contraire, étaient les rêves du soldat français. Il nous apprit, avec un luxe inouï de boutons de guêtres, en une inoubliable évocation de passementeries patriotiques, que le soldat français ne rêve qu'aux gloires du passé, et que, lorsqu'il dort, harassé, malheureux, défilent toujours, dans son sommeil, les splendeurs héroïques de la Grande Armée, Marengo, Austerlitz, Borodino. [...] Il fallut bien s'incliner devant cette œuvre, qu'on eût dite - selon le mot d'un juré - peinte par la Patrie elle-même"... (55) Il ironise aussi d'abondance sur le système des breloques que l'État distribue généreusement aux peintres comme à "des animaux gras" ou à des "commissionnaires" (56) ; sur le jury du Salon, "irresponsable", "qui fait fonction de cerbère à la porte de la célébrité" et ne laisse passer que les siens, "quelque méchantes que soient leurs toiles" (57) ; sur l'École des Beaux-Arts, "hors de laquelle il n'y a point de salut", et qui, "banale", "étroite" et "bourgeoise", a pour seule fonction d'"étouffer" les jeunes talents (58) ; et sur les Salons, ces "grandes foires aux médiocrités grouillantes et décorées", "où tous les tableaux semblent fabriqués dans la même usine, par les mêmes ouvriers" (59). Par l'humour et l'ironie corrosive, il parvient ainsi à casser l'image de respectabilité de l'Institut et des académistes, dont il ne cesse de surcroît de stigmatiser la malfaisance, et dont les représentants les plus cotés sur le marché des croûtes vont voir leur brix s'effondrer en quelques années, et ne seront bientôt plus connus que des "amateurs de curiosités paléontologiques" et des "acharnés chartistes"... (60) Tantôt, de plus en plus fréquemment au fil des ans, notre contempteur de l'Institut contourne l'obstacle, ignore superbement ce qui retient l'attention de la majorité de ses confrères, et incite ses lecteurs à regarder plutôt dans les marges, à s'intéresser aux expositions, individuelles ou collectives, auxquelles offrent l'hospitalité des marchands avisés - tel Paul Durand-Ruel qualifié, dès 1884, d'"oseur impénitent" (61) - et qui constituent les seules manifestations de l'art vivant, relié à "l'art d'autrefois" par une "grande chaîne" dont les impressionnistes forment les anneaux (62). De ce point de vue, on peut dire que Mirbeau critique d'art, malgré qu'il en ait, est bien partie prenante du nouveau "système marchand-critique". Par ses salutaires interventions dans le champ médiatique, il

contribue en effet à promouvoir des artistes méconnus, dont la cote ne manque pas de monter... pour le plus grand profit des marchands de tableaux et des spéculateurs ! Du coup, il se heurte à un troisième obstacle : 3) Le mercantilisme : Libérer l'art de la pesante tutelle de l'État et de l'Institut constituerait une victoire à la Pyrrhus s'il s'agissait de le livrer aux "marchands de cervelles humaines" et aux spéculations des collectionneurs avides à l'affût de juteux placements. C'est là une constante de Mirbeau, y compris à l'époque où il prostitue son talent : le travail intellectuel, l'œuvre d'art, ne sauraient être considérés comme de vulgaires marchandises soumises à la loi de l'offre et de la demande et livrées au plus offrant. Déjà, dans Les Grimaces, on l'a vu, il appelait ses frères de chaîne, les "prolétaires de lettres", à "se dresser contre l'infâme capital littéraire" (64) (cf. supra le chapitre II). Aussi, quand L'Angelus de Millet est vendu 550.000 francs, nouveau record du monde, lors de la vente Sécrétan, le 1er juillet 1889, il s'indigne vigoureusement, dans un article fort admiré de Mallarmé : "Payer une œuvre de peinture 550.000 francs, quelle que soit cette œuvre, est une chose monstrueuse, c'est un défi barbare porté à la résignation du travail et de la misère, un outrage à la beauté de la mission de l'artiste, et il ne faut pas s'étonner si, après cela, aux jours de révolution, les bandes d'hommes affamés viennent brûler le Louvre" (65). Du même coup la marge de manœuvre de l'artiste et du critique se révèle bien étroite : ils sont tous deux coincés entre l'État, pourvoyeur de commandes et garant de la respectabilité du créateur - et dont le rôle, malgré qu'en ait notre libertaire, est vital pour les sculpteurs, comme Camille Claudel en a fait l'amère expérience ; et les marchands, qui sont rien moins que désintéressés (le père Tanguy est une exception, mais, précisément, il n'était que marchand de couleurs), mais qui constituent les intermédiaires obligés de ceux qui refusent les pompes officielles. Pour sa part, Mirbeau a pour ligne de conduite de sauvegarder par tous les moyens la liberté de l'artiste - ce fut notamment sa position lors du scandale du Balzac de Rodin - et de lui permettre, en acceptant les indispensables compromis, de s'en sortir le moins mal possible, dans un système absurde et injuste qu'il souhaiterait jeter à bas, mais dont il est bien obligé de s'accommoder en attendant le "grand soir". Il va donc les aider autant qu'il est en son pouvoir : - En tenant tête aux marchands : ainsi, il met Monet en garde contre les manœuvres de Georges Petit, "rastaquouère" doublé d'un "filou", et contre les spéculations de DurandRuel (66). Au besoin, il accepte de servir d'intermédiaire pour défendre au mieux les intérêts des artistes. En aucune façon il ne peut donc être suspecté d'avoir "combattu pour Paul Durand-Ruel ou Georges Petit", comme tente laborieusement de l'établir Anne Pingeot (67). - En leur permettant d'obtenir de meilleurs prix dans les expositions ou ventes publiques, grâce à ses articles tonitruants. C'est notamment le cas des toiles de Gauguin vendues à l'hôtel Drouot en février 1891, et dont le prix, bien supérieur à ce qu'il espérait, va lui permettre de payer son billet de bateau pour Tahiti. Monet, Pissarro, Gauguin, lui en

manifestent leur gratitude. Parfois aussi il arrive au critique de jouer à l'entremetteur et de placer lui-même les œuvres des peintres qu'il aime. Notamment des Pissarro - il en vend à l'industriel rouennais Depeaux, à l'avoué Chéramy et à... Auguste Rodin - ; et tous les Cézanne de la succession de Camille Pissarro : en quelque trois semaines, il en écoule pour plus de 100.000 francs, soit deux ou trois fois plus que ce qu'en attendaient les héritiers ! (68) - Éventuellement, pour les sculpteurs, en sollicitant des commandes de l'État ou de particuliers qui lancent une souscription en vue de l'édification d'un monument en l'honneur d'une célébrité : ainsi Mirbeau s'est-il battu pour que Rodin obtienne des pouvoirs publics les commandes dues à son génie (69) (on sait qu'il a été entendu) ; il a proclamé le droit pour Camille Claudel de pouvoir vivre de son art en recevant elle aussi des commandes de l'État (70) ; il a mené bataille pour que Maillol soit chargé des monuments à Émile Zola sans succès (71) - puis à Blanqui ; il a collecté des fonds et payé de sa poche pour l'achat à Rodin de son scandaleux Balzac, refusé par la Société des Gens de Lettres, en mai 1898, puis de son Penseur, en 1904. 4) Le misonéisme du public : C'est là l'obstacle majeur : comment amener des gens à s'intéresser à ce qui ne les intéresse pas, à apprécier des innovations qui les choquent ? Sans se faire d'illusions, Mirbeau met en œuvre une stratégie de choc pour secouer cette force d'inertie ou atténuer cette peur de la nouveauté. Il lui arrive parfois de tenter de guérir le mal par le mal et de jouer sur les faiblesses supposées de ses lecteurs pour mieux les amender : - En proclamant haut et fort le génie d'artistes tels que Rodin ou Monet, il finit par impressionner son public, et compte sur son esprit moutonnier pour l'amener à lui emboîter le pas, comme il l'explique crûment à Théo Van Gogh, frère de Vincent, en 1889 : "Ce qui manque à Monet, c'est ce que les mauvais peintres ont à profusion : la publicité ; car, je suis de votre avis, le public n'a aucune opinion, et il est enchanté de s'en faire une, quelle qu'elle soit, avec celle des autres" (72). D'où le côté dithyrambique et un tantinet péremptoire de nombre d'articles ; d'où les compliments volontiers hyperboliques dont il est coutumier et que les partisans du "bon sens" et de la "mesure" ont jugés excessifs. C'est ainsi qu'il évoque le succès mitigé obtenu, en 1889, de l'exposition conjointe de ses deux "dieux" : "L'Exposition qui vient de s'ouvrir dans les galeries de M. Georges Petit, rue de Sèze, a été un colossal, un écrasant succès pour les deux merveilleux artistes à qui nous la devons : Claude Monet, Auguste Rodin. Non seulement elle les met à leur rang, mais elle les place hors de pair. Ce sont eux qui, dans ce siècle, incarnent le plus glorieusement, le plus définitivement, ces deux arts magnifiques : la peinture et la sculpture. À cela, il n'y a pas de doute possible" (73). Grand lecteur de Pascal, Mirbeau n'ignore rien de la "grimace", et sait que "le ton de voix en impose aux plus sages et change un discours et un poème de force"... Mais on lui pardonnera : car, en l'occurrence, son flair ne l'a pas trompé. - En jouant sur l'effet de mode qui accompagne nombre de nouveautés, ou en soulignant le succès des artistes novateurs à l'étranger, notamment en Allemagne, il espère

inciter des lecteurs à réagir, à avoir honte d'être si timorés, ou si tardigrades, et à suivre le mouvement. Ainsi en est-il par exemple du chapitre VII de La 628-E 8 (1907), où il rapporte complaisamment les propos d'une riche maîtresse de maison francophile de Cologne qui possède une impressionnante collection d'œuvres françaises contemporaines, en particulier des Maillol et des Vallotton : "Je suis choquée de voir que M. Vallotton n'a pas encore conquis chez vous la situation qu'il mérite et qu'il commence à avoir en Allemagne. Ici nous l'aimons beaucoup ; nous le tenons pour un des artistes les plus personnels de sa génération. C'est vraiment un maître" (74). - En atténuant le caractère choquant des innovations, il les rend plus digestibles. Ainsi, il prend soin de resituer les impressionnistes dans toute une lignée d'artistes désormais reconnus et fréquentables qui les ont annoncés (Turner, Corot, Delacroix, et même Ingres, ô sacrilège !). De même, il voit d'emblée en Rodin le succeseur de MichelAnge annoncé par Stendhal (75). D'autres fois, il se projette dans l'avenir, et il porte sur les vivants le jugement rassurant des générations à venir, pour qui Monet et Rodin, par exemple, seront devenus des classiques : "le Monet restera", alors que "le Cazin passera", proclame-t-il prémonitoirement dès 1885... (76) Pour la partie la moins abrutie de son lectorat, pour les happy few qui ne se contentent pas des grands sons de trompe et entendent juger par eux-mêmes, Mirbeau se fixe pour objectif de leur apprendre à voir les œuvres, non pas à travers leurs a priori et leurs préjugés culturels, mais à travers son propre regard. Il ne se limite donc pas à décrire "objectivement" les œuvres évoquées - ce qui n'aurait d'ailleurs aucun sens - , mais il tente de restituer, par le truchement des mots, les émotions qu'elles suscitent en lui, et de faire partager son "admiration", "vertu peu commune en ce temps", et qui, pourtant, "égale dans une minute d'émotion partagée, celui qui admire à celui qui crée", puisque "ce sont deux âmes pareilles et qui vibrent ensemble dans le même rêve et dans le même amour" (77). Difficile de résister à semblable griserie... Pour suggérer la richesse et le mystère de l'œuvre d'art, il use, certains diront même qu'il abuse, des analogies, des antithèses et des oxymores, qui, comme chez Baudelaire, ont pour mission de dégager l'unité profonde de la nature. Ainsi, dans un article sur Monet, trouve-t-il le moyen d'affirmer que le peintre a exprimé "l'inexprimable" et saisi "l'insaisissable", que son art est tellement miraculeux qu'il disparaît pour nous laisser "en présence de la nature vivante complètement conquise et domptée", et que son "admirable et curieuse folie" - consistant à ne vivre que par l'art - "est la sagesse suprême" (78) ! Parfois, comme Théophile Gautier, il tente de donner avec les mots un équivalent littéraire des "impressions" que le peintre a éveillées avec des contrastes de couleurs. Par exemple, dans son article sur Monet destiné à la luxueuse revue de Durand-Ruel, L'Art dans les deux mondes, dont les lecteurs appartiennent à l'élite des amateurs : "De l'ombre, du mystère, de l'ombre dont elle est toute baignée, de l'ombre transparente et profonde, apparaît une jeune femme, assise, accoudée à une table de laque. Sa robe mauve, d'un mauve qui va se violaçant, se perdant, avec les contours, dans l'ombre violette, découvre la nuque inclinée légèrement, et la naissance de la gorge. Elle est d'une beauté délicate et

triste, triste infiniment. Énigmatique, les yeux vagues, un bras pendant, toute son attitude molle et charmante de nonchaloir, à quoi pense-t-elle ? On ne sait pas. A-t-elle de l'ennui, de la douleur, du remords, quel est le secret de son âme ? On ne sait pas. Elle est étrange comme l'ombre qui l'enveloppe toute et, comme elle, troublante, et terrible, aussi, un peu. Mais plus étranges encore sont ces trois fleurs de soleil, immenses, qui s'élancent d'un vase, placé près d'elle, sur la table de laque, montent, tournent au-dessus et en avant de son front, pareilles à trois astres, sans rayonnement, d'un vert insolite à reflet de métal, à trois astres venus on ne sait d'où, et qui ajoutent un mystère d'aube, un recul d'ombre, au mystère, au recul de l'ombre ambiante. L'impression est saisissante. Involontairement, l'on songe à quelque Ligeia, fantomale et réelle, ou bien à quelqu'une de ces figures de femme, spectres d'âme comme en évoquent tels poèmes de Stéphane Mallarmé." (79) Mais, le plus souvent, s'adressant à un vaste public indifférencié qui serait peu sensible à ce type d'exercices littéraires, il se contente d'évoquer simplement les œuvres qui le touchent. Sans "aucune terminologie technique", constate Albert Adès, un de ses derniers confidents, "de la même façon qu'il parle d'une femme, parce que l'une et l'autre l'émeuvent du moment qu'elles sont belles et que, spontanément, sans recourir à de laborieuses analyses, il peut dire si cette toile et si cette femme évoquent en lui une convoitise, un frisson, un rêve, ou si, au contraire, elles le laissent indifférent. Et il sait que rien ne vaut, pour communiquer son sentiment à la foule, de commenter l'œuvre qui l'inspire. Seule est communicative une conviction qui s'affirme" (80). Malgré tous ses efforts pour susciter l'intérêt de ses centaines de milliers de lecteurs et leur faire partager son enthousiasme, Mirbeau n'est pas dupe pour autant. Il ne se berce d'aucune illusion. D'abord, parce qu'il connaît mieux que tout autre la pathétique impuissance des pauvres mots à exprimer la richesse et l'intensité du vécu (nous y reviendrons au chapitre VIII) : la peinture et la musique lui semblent beaucoup plus aptes que la litttérature à exprimer et à communiquer des émotions, et il lui arrivera parfois d'être tenté de renoncer à l'écriture pour se livrer aux joies torturantes de l'impressionnisme (en particulier en 1887, à Kérisper, cependant qu'il ahane sur L'Abbé Jules, et en 1889, à Menton, alors qu'il souffre comme un bagnard sur Sébastien Roch). Ensuite, parce qu'il sait pertinemment qu'il est "chimérique" de poursuivre un idéal qui se dérobe perpétuellement : "Vouloir donner d'une œuvre d'art une représentation matériellement visuelle et réellement tangible" (81). Enfin et surtout, parce qu'il a, dit-il, trop longtemps fréquenté "les terres desséchées du journalisme" (82) pour n'en avoir pas conservé des automatismes d'écriture, qui sont à ses yeux ine forme paradoxale d'impuissance : le métier n'est-il pas l'arme des médiocres et ne supplée-t-il pas l'inspiration défaillante ? Aussi, bien souvent, éprouve-t-il le sentiment douloureux de n'avoir exprimé que des banalités, d'avoir coulé ses phrases dans le moule obligé, de ne plus être capable de sentir autrement que "tout le monde"... Il est avec lui-même d'une excessive sévérité : "Ne lisez pas mon article sur Pissarro, il est idiot", écrit-il par exemple à Monet en 1891 (83). Aveu ejusdem farinae en mars 1889, à propos d'un article sur Monet : "Il était stupide. Il n'y avait pas le quart des choses que je voulais y mettre" (84).

Si néanmoins il poursuit avec constance, mais sans rien en attendre, ce travail de promotion des artistes sincères par lequel, selon Mallarmé et Remy de Gourmont, il sauvegarde l'honneur de la presse (85), c'est, bien sûr, par amour de l'art vivant, qui confine au sacré et permet d'approcher du divin, et par reconnaissance pour les artistes "voyants" qui lui ont procuré des jouissances incomparables réservées aux âmes d'élite. Mais c'est aussi pour racheter toutes ces années honteuses au cours desquelles il a été mêlé sans gloire et sans profit à des combats qui n'étaient que rarement d'avant-garde, et pour se purifier de l'atmosphère nauséabonde des journaux auxquels il collabore en se bouchant les narines : "C'est l'excuse de ce sale métier de journaliste que de pouvoir de temps en temps dire quelque chose de bien sur les choses et les hommes que l'on aime", écrit-il à Monet en 1889 (86). LES IDÉES ESTHÉTIQUES DE MIRBEAU Mirbeau n'est pas homme à s'encombrer de théories. Mais sur la base de son immense culture artistique, parfaitement assimilée, et surtout de ses propres émotions d'amateur passionné, et en s'appuyant sur la pratique et sur les confidences de ses amis peintres et sculpteurs, notammenr Rodin et Monet, il a élaboré un ensemble de critères qui lui permettent de juger d'une œuvre d'art. Hors de toute école et de toute référence dogmatique - en art aussi il est un "endehors" - , il a forgé sa propre esthétique, à partir de principes simples qui se sont imposés à lui avec la force de l'évidence. 1) La Nature et la Vie : Le premier principe, que Rodin a également fait sien, est qu'il n'y a point de salut hors de la Nature et de la Vie - notions malheureusement bien difficiles à définir, mais qui renvoient à l'évidence du vécu. Tous les grands artistes, selon lui, se sont fixé pour but de "voir la nature, connaître la nature, pénétrer les profondeurs de la nature" (87), pour la bonne raison que tout est beau dans la nature, "même celle réputée hideuse", "pour celui qui sent, qui est ému sincèrement", et qui y trouve "une source éternelle de toujours neuve beauté" (88). Même Van Gogh, récupéré sans vergogne par les "artistes de l'âme" (89). Même Botticelli, dont se réclament abusivement les préraphaélites, et autres "larvistes" et "kabbalistes" (90). Au contraire, tous ceux qui ont tourné à la nature "un dos méprisant" ont fait fausse route, et leurs œuvres sont condamnées à une nécrose rapide. Aussi bien les académistes - tel Cabanel, qui n'a même jamais soupçonné "qu'il y a de l'air, de la lumière et de la vie" (91) - que les symbolistes, mystiques, "vermicellistes" et "néo-pédérastes", qui, jugeant péremptoirement la nature "vulgaire" et "décevante", cherchent en vain "dans la Surnature et l'Extranature une inspiration plus noble et plus inaccessible" (92). Pour Mirbeau, qui ne recule devant aucune provocation pédagogique, quitte à s'attirer les sarcasmes du délicat Camille Mauclair, ce ne sera jamais que "de la m...." (93). Ce faisant, il s'inscrit dans le courant qui tend à affranchir les arts plastiques de toute allégeance à la littérature. Le problème est que la notion de Nature est ambivalente, et que Mirbeau, qui en est conscient, a dû consacrer deux articles pour en écarter tout ce qui, relevant de la convention et des bienséances, vient en contaminer la pureté, sans pour autant parvenir à cerner positivement ce concept vague et fuyant de "nature".

2) Un regard neuf : Cette Nature et cette Vie, d'où vient toute l'inspiration de l'artiste, et d'où jaillit l'émotion qu'il lui appartient de rendre plastiquement, encore faut-il qu'il soit capable de la percevoir avec un regard neuf. C'est-à-dire qu'il parvienne à s'affranchir du conditionnement culturel auquel il a été soumis depuis sa prime enfance : "Nous recevons, dès en naissant, une éducation du Beau, toujours la même, comme si le Beau s'apprenait ainsi que la grammaire, et comme s'il existait un Beau plus beau, un Beau vrai, un Beau unique" (94). "Dans nos écoles d'art, où la routine et le préjugé sont installés en des chaires de professeurs, l'on s'évertue à briser, dans les vieux moules des théories imbéciles et des formules surannées, le génie individuel, et à détruire cette émanation subtile et mystérieuse, cette expansion libre du cerveau et de l'âme qui fait l'artiste" (95). Cela implique donc une véritable ascèse afin de se libérer des "chiures de mouches", et de retrouver à volonté le regard vierge de l'enfant, conformément à la définition que Baudelaire donnait du génie. Elle est d'autant plus difficile à mener à son terme que, pas plus que l'écrivain, l'artiste ne peut s'enfermer dans sa tour d'ivoire et s'abstraire des conditions économiques dans lesquelles il crée. Pour vivre, les peintres sont bien obligés de vendre leurs toiles et de tenir compte de la situation du marché de l'art, que conditionne pour une bonne part la respectabilité conférée aux artistes par l'État, grand pourvoyeur de médailles et de décorations. Quant aux sculpteurs, ils sont en quête de commandes de collectivités locales ou de l'État lui-même, encore lui. Or, pour notre imprécateur, l'État exécré "suffrageuniversalise l'art", le soumet à la dictature des imbéciles, et, selon le mot inoubliable de l'inamovible Georges Leygues, souvent cité, ne peut généreusement tolérer qu'"un certain niveau d'art"... (96) Cela pourrait donc les inciter à faire des concessions au goût du grand public (sujet traité dans Jean Méronde), aux diktats des marchands, ou aux exigences décoratives des gouvernants, qui voient dans tout artiste digne de ce nom un marginal et un danger potentiel de subversion : ce diable de Rodin, par exemple, pourtant si conservateur in petto, ne serait-il pas fichu d'inspirer au peuple le sens de la beauté, avec toutes les conséquences révolutionnaires que les bourgeois "grotesques et foireux" peuvent imaginer ?... Il est à la gloire de Monet et de Maillol, de Pissarro et de Camille Claudel, de Van Gogh et des Nabis, de s'être toujours refusés à ces compromissions. Parce que ce sont de véritables artistes, qui ont su résister au nivellement culturel, et qu'ils sont seuls capables de voir, de découvrir et de comprendre, "dans l'infini frémissement de la vie, des choses que les autres ne verront, ne découvriront, ne comprendront jamais" (97). Cependant, même des génies comme Rodin et Monet ont "un cerveau", et ce cerveau a reçu des empreintes qu'il est impossible d'effacer totalement : "Voilà tout le malheur ! Sans ce cerveau, ils eussent été des dieux !" (98) 3) L'émotion : Placé devant la nature, dont il est le seul à "trouver la beauté cachée sous la beauté apparente" (99), l'artiste doit ressentir une "émotion personnelle", un "frisson", qui peuvent seuls "faire naître l'émotion et le recueillement au fond des âmes naïves" (100). Sans

émotion, il ne saurait y avoir de beauté : "Je préférerai toujours un tableau avec des incorrections de dessin, mais devant lequel j'aurai une émotion, au tableau impeccable et qui ne dira rien à mon esprir et à mon imagination" (101). Mais si l'œuvre parvient à la transmettre, alors peu importent les moyens mis en œuvre : "Pourvu que je ressente une émotion, je ne vais pas chicaner l'artiste sur les moyens qu'il emploie. En art, la grande affaire est d'émouvoir, que ce soit par des touches rondes ou carrées" (102). Les académistes aux toiles bien léchées ont, certes, beaucoup de métier, mais il leur manque l'essentiel : l'émotion sans laquelle il ne saurait y avoir la moindre étincelle de vie, et, partant, de vraie beauté. De même, malgré toute sa bonne volonté d'artiste probe, le naturaliste Bastien-Lepage, faute de sensibilité, n'aura "été qu'un peintre", c'est-à-dire "la moitié d'un artiste"... (103) 4) La subjectivité : Mais cette émotion est forcément propre à chaque artiste, puisqu'elle est fonction de sa sensibilité, de son "tempérament", qui, par définition, est unique. Loin d'être objective et de reproduire fidèlement le spectacle de la nature, comme se l'imaginent naïvement ces "copistes myopes" que sont les naturalistes - conformément à leur "doctrine absurde et barbare", "ils font ce qu'ils voient, ils ne sentent pas ; cette tendance est stérile, frappée d'impuissance dès l'origine" (104) - , l'œuvre d'art doit donc être totalement subjective : elle doit refléter "l'extrême sensibilité de l'artiste", qui "représente" la vie autour de lui, telle qu'elle lui "apparaît", telle qu'il l'a "plastiquement sentie". Car la nature, on l'a vu, "n'existe qu'autant que nous faisons passer en elle notre personnalité" (105). Au lieu de copier bêtement, passivement, froidement, un morceau de nature, l'artiste doit "l'interpréter", "l'exprimer", et, comme le proclamait déjà Baudelaire, le rendre comme il le sent, en y introduisant au besoin les déformations que son "tempérament" lui inflige. Tel Van Gogh, qui a forcé la nature "à s'assouplir, à se mouler aux formes de sa pensée, à le suivre dans ses envolées, à subir même ses déformations si caractéristiques" : "Tout, sous le pinceau de ce créateur étrange et puissant, s'anime d'une vie étrange, indépendante de celle des choses qu'il peint, et qui est en lui. Il se dépense tout entier au profit des arbres, des ciels, des fleurs, des champs, qu'il gonfle de la surprenante sève de son être" (106). Dès lors, peu importe le sujet : "Pour nous, qui ne cherchons que la peinture ellemême, le sujet des tableaux est ce qui nous touche le moins", affirmait déjà Mirbeau en 1874 (107). Mais, après la découverte de Schopenhauer, en 1880, il va plus loin encore. Comme le philosophe allemand, il affirme que "la beauté ne réside pas dans l'objet", mais "est tout entière dans l'impression que l'objet fait en nous" : par conséquent "elle est en nous" (108). Dans ces conditions, "devant la nature, il n'y a pas de sujet, il n'y a que des âmes d'artistes" (109), qui procèdent à un "travail de distillation" comparable à la cristallisation amoureuse selon Stendhal : "Ce n'est pas autre chose que le passage du fait à travers la nature exquise du poète, avant de devenir, divinement modifié, vers, tableau ou statue" (110). L'œuvre d'art plastique apparaît donc comme le produit miraculeux de la rencontre entre l'œil de l'artiste, éclairé par la flamme de l'enthousiasme, et un coin de nature, qui semble avoir attendu de toute éternité sa transfiguration par l'art. Dès lors, l'artiste apparaît comme celui qui "organise en un condensé, un sublimé," "les beautés

naturelles" : il est "le traducteur privilégié, le médiateur indispensable entre nature et commun des mortels" (111). 5) L'essence : Cependant, les grands créateurs ne parviennent à "exprimer" véritablement la nature qu'à la condition de pénétrer jusqu'à "l'essence" des êtres et des choses, au lieu de rester à leur surface et de "compter les boutons d'un habit, les crins d'un cheval et les brins d'herbe d'une prairie" (112), comme s'échinent absurdement à le faire les peintres naturalistes. Mirbeau reprend à son compte la critique adressée naguère au réalisme par Delacroix et Baudelaire. Mais, ajoute-t-il, contrairement à ce que s'imaginent les symbolistes, ce n'est pas en fuyant dans l'irréel, le rêve, le bric-à-brac mortifère cher à Gustave Moreau, qu'on a la moindre chance de parvenir à "l'essence", parce qu'"on n'atteint un peu de la signification, du mystère et de l'âme des choses que si l'on est attentif à leurs apparences" (113). C'est ce que réalisent, par exemple, avec des moyens fort différents, des artistes qui semblent aux antipodes l'un de l'autre : le "réaliste" Edgar Degas, dont les célèbres danseuses sont, non pas de simples tableaux, ou de simples études, mais "des méditations sur la danse" (114) ; et "l'idéaliste" Puvis de Chavannes, qui peint "des êtres de pure essence" (115), en tournant le dos à la contemporanéité. Ou bien encore "l'impressionniste" Claude Monet, qui a dégagé "l'essence" de Londres, et qui a "inventé la mer", dans ses toiles de Belle Isle, en la rendant "avec ses changeants aspects, ses rythmes énormes, son mouvement, ses reflets infinis et sans cesse renouvelés" (116) ; ou "l'expressionniste" Van Gogh, qui a compris "l'âme exquise des fleurs" et su lire dans "l'œil des pauvres fous"... (117) 6) La synthèse : Ce faisant, au lieu de se complaire dans l'anecdote, comme les "pompiers", ou dans "le bouton de guêtres" doté de toutes les vertus, comme les naturalistes, que Mirbeau renvoie dos à dos, les véritables artistes s'élèvent jusqu'à la synthèse, qui constitue "la seule vérité en art" (118). C'est ce que réalisent, par exemple, Camille Pissarro, dans ses paysages, où il situe l'homme "en perspective dans la vaste harmonie tellurique" (119) ; Jean-François Raffaëlli, qui, à travers ses "figures", "nous conte l'histoire des milieux sociaux où elles évoluent" (120) ; Rodin, qui, dans Fugit amor, a "synthétisé l'état de l'âme contemporaine et la maladie morale du siècle", ou qui, dans son Balzac de 1898, qui a suscité tant d'hilarité chez les badauds, a réussi "la synthèse de l'œuvre formidable par l'homme" (122) ; ou encore Claude Monet, qui, par la recherche de l'instantanéité, dans ses fameuses "séries", atteint à l'infini et à l'éternel 7) "La science de ce que l'on fait" : Mais, pour parvenir à nous communiquer ainsi "l'illusion complète de la vie", encore faut-il "posséder la science de ce que l'on fait" : septième principe. Mirbeau ne croit pas à la noble inspiration qui, dictée par Dieu ou par les Muses, guiderait le pinceau ou le burin du plasticien. En bon matérialiste, il sait d'expérience qu'un long entraînement est

indispensable, et, pour sa part, "cent fois sur le métier il remet son ouvrage". Cette "science", donc, sans laquelle il ne saurait y avoir de véritable talent, "ne s'acquiert que lentement, et par le travail acharné" (123). Loin de n'être que l'application mécanique de principes prétendument scientifiques, comme semble le croire Paul Signac, pour lequel Mirbeau est inhabituellement sévère, elle implique des tâtonnements et des observations incessantes, comme l'attestent abondamment les exemples de Renoir et de Degas, de Van Gogh et de Monet, qui, tous, sont parvenus à une parfaite maîtrise de leur métier, sans jamais oublier pour autant qu'il n'est qu'un moyen au service de leur perception personnelle et irremplaçable du monde. Et pourtant, à l'inverse des médiocres, toujours satisfaits d'euxmêmes, tous souffrent de "la maladie du toujours mieux" (124) : comme Octave lui-même, ils ont l'impression torturante qu'ils ne sont jamais à la hauteur de l'idéal entrevu, qui toujours se dérobe au fur et à mesure qu'on croit s'en être approché. Ainsi, Cézanne est condamné à "la joie cruelle de ceux qui ont la nature pour maître : savoir qu'ils ne l'atteindront jamais" (125) ; et Claude Monet poursuit "des rêves en deçà de la vie, qu'une âme forte ne doit pas tenter, parce qu'ils sont irréalisables" (126). Mirbeau se souviendra de leur martyre, en même temps que du sien, pour évoquer les souffrances du peintre Lucien de Dans le ciel, inspiré de Vincent Van Gogh, dont il vient d'acquérir, chez le père Tanguy, les Iris et les Tournesols... "UN APÔTRE" En accordant la primauté à l'émotion, en refusant les étiquettes réductrices et les a priori mutilants, en se tenant sagement éloigné de toutes les écoles, en rompant avec les théories de la mimesis, et en ayant toujours à l'esprit que l'art n'est qu'une "illusion", Mirbeau a été ouvert à tous les mouvements réellement novateurs de la fin du dix-neuvième siècle, et en mesure de dépasser leurs contradictions apparentes. Il a pu rendre hommage à des artistes aussi différents que Cézanne et Whistler, Gauguin et Vuillard, Camille Claudel et Aristide Maillol, Utrillo et Puvis de Chavannes, Van Gogh et Vallotton, Eugène Carrière et Pierre Bonnard, ce qui lui confère une place de choix dans l'histoire de la critique d'art. En promouvant, à grands sons de trompe, tous les génies que la postérité a consacrés, il a fait preuve d'une "prescience", selon Gustave Geffroy, voire d'une "certitude un peu divinatrice", selon Frantz Jourdain (127), qui ne manquent pas de stupéfier. L'incroyable puissance qu'il a peu à peu conquise dans le champ littéraire, il l'a mise totalement au service de "la bonne cause" : celle de l'art vivant. Force est toutefois de constater qu'en dépit de ce flair et de cette incomparable ouverture d'esprit, il était trop marqué par une conception de l'art empruntée en partie à Baudelaire, et complétée par la fréquentation de Monet et de Rodin, pour avoir été sensible, au terme de sa carrière, aux recherches de Picasso, qu'il semble ignorer, ou de Matisse, qu'il ne comprend pas (128). En mettant sans relâche sa plume, sa passion, son entregent, et parfois aussi sa bourse, au service de tous les talents originaux - y compris des sans-grade comme François Bonvin ou Jean Baffier, Alfred Dehodencq ou Maxime Maufra - , et en combattant, avec les armes de l'humour et de la dérision, la férocité pontifiante des "institutards", le rastaquouérisme des marchands, les complaisances de l'État proxénète, le misonéisme du

grand public crétinisé, il est apparu à tous les jeunes artistes en quête de reconnaissance comme un intercesseur incontournable et comme le justicier des beaux-arts. Eugène Carrière, par exemple, évoque sa "nature de prophète et d'apôtre" (129). On comprend, dès lors, que Monet ait pu voir en lui "un découvreur", qui "sentait et jugeait bien" (130) ; que Gauguin le félicite chaleureusement de son "emballement à défendre la bonne cause" ; ou que Rodin ait pu lui écrire, au soir de sa vie, en 1910 : "Vous avez tout fait dans ma vie, et vous en avez fait le succès" (132). Peut-on rêver plus bel hommage ? (133) NOTES 1. "Les Impressionnistes", Le Gaulois, 2 avril 1880 (texte recueilli dans ses Premières chroniques esthétiques, à paraître en 1995, comme les autres articles cités qui sont antérieurs à 1884). 2. Dans un roman "nègre", L'Écuyère (1882), et une chronique du Gaulois, "Le Vernissage" (1er mai 1880). 3. Une de ses toiles de Menton a été vendue 180.000 francs en 1987. 4. Voir les reproductions de ces dessins dans notre édition des Lettres à Alfred Bansard des Bois. 5. "Le Salon VI", L'Ordre, 13 mai 1874. 6. "Le Salon I", L'Ordre, 3 mai 1876. 7. "Le Salon IV", L'Ordre, 9 mai 1874. 8. "Le Salon XIV", L'Ordre, 28 juin 1874. 9. Cf. le Journal des Goncourt, Bouquins, t. III, p. 293. 10. "Le Salon XIII", L'Ordre, 7 juin 1876, Sur son esthétique de l'époque, voir notre préface aux Premières chroniques esthétiques. 11. "Le Salon X", L'Ordre, 24 mai 1876. 12. "Chez les aquarellistes", Le Gaulois, 18 novembre 1879. 13. Cf "La Journée parisienne" du 18 novembre 1879 et du 2 mai 1880, dans Le Gaulois. 14. "Deux expositions", Le Gaulois, 9 avril 1880. 15. Ibidem. 16. "Les Impressionnistes", loc. cit. 17. "Impressions d'un impressionniste", 24 janvier 1880. Sur cette affaire, voir Marianne Alphant, Claude Monet, Hazan, 1993, pp. 315-317. 18. Articles recueillis également dans Premières chroniques esthétiques 19. Paris-Journal, 13 mai 1882. L'expression est attribuée à un mondain, Albert de Meillant, mais je soupçonne fort Mirbeau d'être coupable de la formule, et de s'être dédoublé, dans le cadre d'une série d'articles intitulés "La Croix-de-Berny au Salon". 20. Nous en avons publié une sélection en 1989, aux Éditions de l'Échoppe. 21. Notes sur l'art, p. 24 et p. 26. 22. Voir notre préface de la Correspondance Raffaëlli-Mirbeau, Le Lérot, Tusson, 1993. 23. Voir sur ce point la contribution de Christian Limousin, "L'Ardeur poétique de l'admiration", dans les Actes du colloque Mirbeau d'Angers, op. cit., notamment p. 108. 24. Voir notre édition des trois volumes de correspondances avec Rodin (1988), Monet (1990) et Pissarro (1990), aux éditions du Lérot. Nous y avons reproduit en annexe les articles que Mirbeau a consacrés à chacun d'eux. 25. Sur Maillol, voir mon édition d'un texte resté longtemps inédit, Sur la statue de Zola, L'Échoppe, Caen, 1989. 26. Dans le compte rendu du Salon de 1886, dans La France (Combats esthétiques, Séguier, 1993, t. I, pp. 252 sq.). Dans les deux volumes de Combats esthétiques sont recueillis tous les articles cités qui sont postérieurs à 1884. 27. Voir notre édition des Lettres de Gauguin à Mirbeau, Éd. À l'Écart, Reims, 1992. 28. Voir la contribution de P. H. Bourrelier dans les Actes du colloque Mirbeau d'Angers, op. cit., pp.

131-151. 29. Dans L'Écho de Paris du 31 mars 1891. Mirbeau se souviendra peu après de Vincent pour imaginer le peintre Lucien de son roman Dans le ciel. Voir Laurence Tartreau-Zeller, "Van Gogh, l'idéal de Mirbeau", dans le n° 1 des Cahiers Octave Mirbeau, 1994. 30. "Plus que morts", Paris-Journal, 19 mars 1910. 31. Article recueilli dans Notes sur l'art, loc. cit., pp. 40-46. 32. "Chronique de Paris", L'Ordre, 17 janvier 1877. 33. Voir nos préfaces aux Lettres de Gauguin à Mirbeau (1992), et à la Lettre d'Odilon Redon à Mirbeau (à paraitre), aux Éditions À l'Écart, Alluyes. Voir aussi l'article de Pierre Michel, "Mirbeau et le symbolisme", à paraître début 1995 dans Littérature et nation. 34. Léon Werth, préface des 21 jours d'un neurasthénique, Les Belles lectures,1954. 35. Pierre Citti, "Le Mythe de l'origine chez Mirbeau", dans les Actes du colloque d'Angers, op. cit., pp. 321-330. 36. "Une Heure chez Rodin", Le Journal, 8 juillet 1900. 37. "Gustave Geffroy", L'Écho de Paris, 13 décembre 1892. 38. "La Croix-de-Berny auu Salon", Paris-Journal, 4 mai 1882. 39. "Aristide Maillol", La Revue, 1er avril 1905. 40. Préface au catalogue de l'exposition Vallotton, janvier 1910. 41. Thadée Natanson, "Sur quelques traits d'Octave Mirbreau", Cahiers d'aujourd'hui, n° 9, 1922, p. 118. 42. "Émile Zola", Le Matin, 6 novembre 1885 (recueilli dans Combats littéraires, à paraître en 1995). 43. Dans Mes haines (Œuvres complètes, t. X, p. 38). 44. "Le Salon I", L'Ordre, 3 mai 1875. 45. Correspondance avec Monet, p. 118. 46. Gauguin, Lettres à Mirbeau, p. 17. 47. Voir "Le Comédien", loc. cit. 48., Dans le ciel, p. 61. 49. Les Mauvais bergers, acte III, scène 1. 50. Michel Delon, "Mirbeau l'écorché vif", Le Magazine littéraire, juin 1990. 51. "Le Salon" XVII", L'Ordre, 13 juin 1875. 52. Voir notre édition des Lettres de Gauguin à Mirbeau, pp. 7-8. 53. Correspondance avec Monet, p. 44. 54. "Le Salon IX", L'Ordre, 24 mai 1875. 55. "Les Peintres primés", L'Écho de Paris, 25 juillet 1889. 56. Ibidem. 57. "Le Salon I", L'Ordre, 3 mai 1876. 58. Ibidem. 59. "Le Salon IV", La France, 17 mai 1885 ;"Le Pillage", La France, 31 octobre 1884 (Notes sur l'art, p. 26). 60. "Plus que morts", loc. cit. 61. "Degas", La France, 15 novembre 1884 (Notes sur l'art, p. 35). 62. "Le Pillage", loc. cit. 63. Lettre à Paul Hervieu, décembre 1885 (t. I de la Correspondance générale). 64. Les Grimaces, 15 décembre 1883. 65. "L'Angélus", L'Écho de Paris, 9 juillet 1889. Mallarmé écrit au journaliste : "Vous êtes le seul à avoir compris que vouloir assigner son prix réel, en argent, à une œuvre d'art, fût-ce un demi-million, c'est l'insulter. L'article sur l'Angelus est une page" (Correspondance, Gallimard, t. IV, p. 543). 66. Correspondance avec Monet, p. 62 et p. 117. 67. Anne Pingeot, "Rodin et Mirbeau", Actes du colloque Octave Mirbeau de Crouttes, Éd. du DemiCercle, 1994, p. 113. 68. Cf. Correspondance avec Pissarro, pp. 164-179. 69. Voir notamment Correspondance avec Rodin, pp. 245-251. 70. Voir "Çà et là", Le Journal, 12 mai 1895 ; "Mannequins et critiques", ibid., 26 avril 1896 ; et

"Kariste parle", ibid., 25 avril 1897. 71. Voir Sur la statue de Zola, loc. cit. 72. Lettre à Théo Van Gogh de la mi-mars 1889 (Rijsk museum d'Amsterdam). 73. "Auguste Rodin", L'Écho de Paris, 25 juin 1889. 74. La 628-E 8, Éditions Nationales, 1936, p. 316. 75. "Auguste Rodin", loc. cit. 76. Cf. Correspondance avec Monet, p. 236. 77. "Préface aux dessins d'Auguste Rodin", Le Journal, 12 septembre 1897. 78. "Claude Monet", Le Figaro, 10 mars 1889 (Correspondance avec Monet, pp. 241-245). 79. Ibidem, p. 256. 80. Albert Adès, Renaissance de l'art, février 1919. 81. "Aristide Maillol", loc. cit. 82. Préface au catalogue de l'exposition Vallotton, 1910. 83. Correspondance avec Monet, p. 114. 84. Ibid., p. 77. 85. Voir Mallarmé, Œuvres complètes, Pléiade, pp. 329-330., et Correspondance, Gallimard, t. IV, p. 127. Voir Remy de Gourmont, lettre à Mirbeau du 18 mai 1891 : "Vous êtes le chef des Justes par qui sera sauvée la presse maudite" (Bibliothèque Municipale de Caen). 86. Correspondance avec Monet, p. 75. 87. "Auguste Rodin", La Plume, 1er juin 1900. 88. "Jean-François Raffaëlli", L'Écho de Paris, 28 mai 1889. 89. Voir "Van Gogh", Le Journal, 17 mars 1901. Avant Mirbeau, Vincent avait déjà protesté contre l'interprétation qu'Albert Aurier donnait de son œuvre. 90. Voir "Botticelli proteste", Le Journal, 4 et 11 octobre 1896. 91. "Oraison funèbre", L'Écho de Paris, 8 février 1889. 92. "Des lys! des lys!", Le Journal, 7 avril 1895. 93. "Botticelli proteste", loc. cit. 94. Notes sur l'art, pp. 27-28. 95. Ibidem. 96. "L'Art et le ministre", Le Journal, 15 avril 1900. Cité également en exergue de "Bulletin de l'art", ibid., 29 décembre 1901. 97. "Le Chemin de la croix", Le Figaro, 16 janvier 1888. 98. Cité par Albert Adès, art. cit. 99. "Sur les commissions", Le Figaro, 10 avril 1890. 100. Notes sur l'art, p. 40. 101. "L'Exposition internationale de la rue de Sèze", Gil Blas, 14 mai 1887. 102. "Éva Gonzalès", La France, 17 janvier 1885. 103. "Bastien-Lepage", La France, 21 mars 1885. 104. "Le Salon I", La France, 1er mai 1885. 105. "La Nature et l'art", Le Gaulois, 29 juin 1886. 106. "Vincent Van Gogh", L'Écho de Paris, 31 mars 1891. 107. "Le Salon XII", L'Ordre, 18 juin 1874. 108. "Aristide Maillol", loc. cit. 109. Lettre à Remy de Gourmont du 1er avril 1892 (ancienne collection Sickles). 110. "Le Salon I", La France, 1er mai 1885. 111. Samuel Lair, Situation et pensée d'Octave Mirbeau critique d'art, mémoire de D. E. A., Université de Brest, 1993, p. 93. 112. Notes sur l'art, p. 56. 113. "Renoir", préface, Bernheim-Jeune, 1913. 114. Notes sur l'art, p. 37. 115. Ibidem, p. 29. 116. "L'Exposition internationale de la rue de Sèze", Gil Blas, 13 mai 1887. 117. "Vincent Van Gogh", loc. cit.

118. "Maîtres modernes", La France, 20 juin 1885. 119. "Camille Pissarro", L'Art dans les deux mondes, 1er février 1892. 120. "J.-F. Raffaëlli", L'Écho de Paris, 28 mai 1889. Par la suite, Mirbeau cessera de reconnaître aucun talent à Raffaëlli. Voir la préface à notre édition de leur Correspondance (Éd. du Lérot, 1993). 121. "Auguste Rodin", L'Écho de Paris, 25 juin 1889. 122. "Ante porcos", Le Journal, 15 mai 1898. 123. "Botticelli proteste", Le Journal, 11 octobre 1896. 124. Correspondance avec Monet, p. 50. 125. "Cézanne", préface, Bernheim-Jeune, 1914. 126. Correspondance avec Monet, p. 216. 127. Cahiers d'aujourd'hui, n° 9, 1922, p. 113. 128. Voir par exemple la vive critique qu'il fait de Matisse dans une lettre à Monet de 1910 : "On ne peut croire à tant de folie, à tant de pauvre folie. Matisse aussi est un paralytique général"... (Correspondance avec Monet, pp. 224-225). 129. Lettre de Carrière à Mirbeau du 2 mai 1897 (Archives of the History of Art, Getty center, SantaMonica, Californie). 130. Cité par Marc Elder, Claude Monet, 1924, p. 73. 131. Cf. Lettres de Gauguin à Mirbeau, p. 18. 132. Catalogue de la vente de la bibliothèque d'Octave Mirbeau, 1919. 133. Pour une étude plus approfondie des idées de Mirbeau sur l'art, on peut se reporter à la préface des Combats esthétiques ; à l'article de Christian Limousin sur "Mirbeau critique d'art", dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994 ; et au mémoire de Samuel Lair, cité note 111.

CHAPITRE VI DU COMBAT LITTÉRAIRE À LA RECHERCHE DE VOIES NOUVELLES "Je suis dégoûté, de plus en plus, de l'infériorité du roman comme manière d'expression. Tout en le simplifiant du point de vue romanesque, cela reste toujours une chose très basse, au fond, très vulgaire". Octave Mirbeau, lettre à Claude Monet, 1891 "Le seul romancier de génie, le seul que les Français puissent opposer au grand Tolstoï, dont il n'est pas loin d'être le disciple." Victor Méric, Les Hommes du jour, 1908 "Il a ce mouvement, ce don de faire vivant, sans lequel aucun écrivain n'existe. Il nous entraîne, il nous emporte dans un tourbillon frénétique où nous n'avons pas le temps de nous reconnaître." Albert Dubeux, La Revue des deux mondes, 1968 MIRBEAU CRITIQUE LITTÉRAIRE La carrière de critique littéraire d'Octave Mirbeau a suivi à peu près les mêmes étapes, obéit aux mêmes principes et reflète, naturellement, la même esthétique que sa carrière de critique d'art. À cette importante différence près qu'il n'est qu'un peintre amateur, alors qu'il est un professionnel de l'écriture vite reconnu comme un maître : il a connu à la fois les grands succès populaires, avec Le Calvaire et surtout Le Journal d'une femme de chambre et Les Affaires sont les affaires, et le succès d'estime auprès des happy few et de l'avant-garde littéraire, grâce à des romans boudés par les media et par le grand public, tels que L'Abbé Jules et Sébastien Roch. N'ayant jamais été titulaire de la critique littéraire dans aucun journal, il lui a fallu faire preuve de beaucoup de diplomatie avec les rédacteurs en chef pour faire passer sa copie sans piétiner les plates-bandes des bibliographes attitrés. Dès janvier 1876, il réussit à imposer - en troisième page, il est vrai - trois grands articles sur les Goncourt dans les colonnes d'un journal bonapartiste fort peu porté sur les choses de l'esprit, L'Ordre de Paris. Quatorze mois plus tard, il lui faut recourir au truchement d'un ami de Goncourt - peut-être Camille Doucet - pour faire insérer dans L'Ordre deux nouveaux articles, consacrés cette fois à La Fille Élisa, et qui ne manquent pas de choquer les bien pensants du parti impérialiste, qui s'apprête à perdre son âme dans le bloc conservateur et le soutien à l'ordre moral macmahonien. Par la suite, au Gaulois, c'est à travers sa rubrique quotidienne "La Journée parisienne" qu'il peut exprimer certaines de ses admirations, notamment pour Barbey d'Aurevilly, mais sans jamais être autorisé à sortir des limites de sa fonction pour se livrer à des analyses littéraires qui ne relèvent pas de sa compétence : Tout-Paris, qui signe

ces chroniques, n'est qu'un reporter à l'affût des tuyaux et des indiscrétions sur l'actualité immédiate, et ne se permet d'aborder la littérature que de biais, à l'occasion, par exemple, d'une notice nécrologique - notamment celle de Duranty, le 11 avril 1880 - , ou d'une lecture d'œuvres nouvelles - par exemple celle donnée par Jean Aicard dans le salon de Juliette Adam, le 14 février 1880 - , ou encore d'une élection académique - ce qui est bien peu gratifiant pour un contempteur de l'Institut ! Par la suite, lorsqu'il aura acquis ses titres de noblesse et sera devenu à la fois un maître du roman et, par conséquent, le chroniqueur le plus recherché et le plus coté sur le marché (350 francs l'article à partir de 1892 !), il pourra plus facilement consacrer des chroniques en Premier-Paris aux écrivains qu'il admire. Mais, même alors, il lui faudra bien des fois se heurter aux réticences directoriales, pour peu qu'il empiète sur le terrain d'un confrère. C'est ainsi, par exemple, qu'il ne sera autorisé à traiter de L'Immortel d'Alphonse Daudet qu'à la condition expresse, imposée par Francis Magnard, de centrer sa chronique du Figaro sur la critique de l'institution académique, qualifiée de "vieille sale" (1) ; de même, pour pouvoir dire un mot d'Un Caractère de son ami Léon Hennique, il devra menacer de donner sa démission du Figaro et accepter de n'en parler que par le biais d'une critique du réclamisme, ce qui lui permet d'épingler au passage son ex-ami Paul Bourget (2). Mêmes difficultés à L'Écho de Paris, où on lui refuse, en mai 1891, un article sur Remy de Gourmont chassé de la Bibliothèque Nationale, et où il doit donner effectivement sa démission, aussitôt retirée, pour recevoir de Valentin Simond l'imprimatur pour un article consacré précisément à la critique littéraire, en décembre 1892 (3). Il est un peu plus à l'aise au Journal, où l'entrepreneur Eugène Letellier, surnommé "Papa Nama" pour son rôle dans le scandale de Panama, se soucie de la littérature comme d'une guigne et ne se préoccupe que des 10% de ventes supplémentaires que lui vaut la chronique dominicale de son plus prestigieux collaborateur. Mais il lui faut néanmoins recourir à des ruses de Sioux pour ne pas trop contrarier Armand Silvestre ou l'ami Bergerat. Il réussit ainsi à faire passer de très importants articles sur Knut Hamsun (le 19 mars 1895), Oscar Wilde (le 16 juin et le 7 juillet 1895), Edmond de Goncourt (le 18 juillet 1896), La Femme pauvre de Léon Bloy (le 13 juin 1897), Ernest La Jeunesse (le 31 janvier 1897), Georges Rodenbach (le 15 mars 1896, le 28 février 1897 et le 1er janvier 1899) et Maurice Maeterlinck (le 27 avril 1902). À quoi il convient d'ajouter les deux articles de L'Aurore consacrés, vers la fin de l'affaire Dreyfus, à deux romans de Zola : Fécondité (29 novembre 1899) et Travail (14 mars 1900). Malgré toutes ces difficultés et ces contorsions obligées, il a pu jouer dans l'histoire littéraire de l'époque le même rôle que dans l'histoire des beaux-arts : celui d'un découvreur et d'un intercesseur. Il lui faut pour cela prendre l'exact contre-pied de ces écrivains journalistes évoqués par Bourdieu, qui "s'instaurent, en toute innocence, en mesure de toute chose d'art et de littérature, s'autorisant ainsi à rabaisser tout ce qui les dépasse" (4). Mirbeau professe à leur endroit une véritable "horreur" : "Oh! les monstres, les bandits confie-t-il à Jules Huret - , vous les voyez tous les jours baver sur Flaubert, vomir sur Villiers, se vanter d'ignorer Laforgue... Vous les voyez tous les jours s'emballer pour les idées infâmes et sur les œuvres de bassesse, mettre le doigt avec une sûreté miraculeuse sur

la médiocrité du jour et s'étendre sur l'ordure et l'abjection, avec quelle complaisance porcine ! Oui, ils me dégoûtent bien, les critiques littéraires !" (5) Pour sa part, il va s'employer au contraire à élever tous les écrivains-artistes qui lui communiquent des émotions et lui apportent, sur la vie et sur les hommes, des révélations qu'il entend bien faire partager à d'autres. Il considère en effet que son devoir d'intercesseur, en littérature comme en peinture, c'est de permettre au plus grand nombre d'avoir accès à ce qui ne doit en aucune façon être réservé aux happy few. Comme l'art, la littérature peut être éducative. Mais à condition de n'être pas un jeu formel et gratuit, et d'être accessible aux "âmes naïves", qui lui servent de pierre de touche. Dès lors, la critique littéraire s'apparente à la pédagogie. Deux épisodes sont particulièrement significatifs et de ses intentions, et de l'incroyable pouvoir qu'il a conquis dans le champ littéraire. D'abord, le lancement d'un jeune avocat gantois complètement inconnu, auteur d'une pièce pour marionnettes tirée à 300 exemplaires, La Princesse Maleine, et devenu célèbre du jour au lendemain grâce au tonitruant article que notre révélateur consacre à Maurice Maeterlinck en première page du Figaro, en août 1890, et dont l'exorde est resté célèbre : "Je ne sais rien de M. Maurice Maeterlinck. Je ne sais d'où il est ni comment il est. S'il est vieux ou s'il est jeune, riche ou pauvre, je ne le sais. Je sais seulement qu'aucun homme n'est plus inconnu que lui ; et je sais aussi qu'il a fait un chef-d'œuvre [...], un admirable et pur et éternel chef-d'œuvre qui suffit à immortaliser un nom et à faire bénir ce nom par tous les affamés du beau et du grand..." (6) Aussitôt c'est la ruée sur les librairies en quête d'un volume évidemment introuvable. Vingt ans après, Maeterlinck recevra le prix Nobel de littérature... Ensuite, celui d'une modeste couturière quinquagénaire et aux yeux usés par le travail, Marguerite Audoux, auteur d'un roman autobiographique, Marie-Claire, dont il impose le manuscrit à Jacques Rouché, de la Grande revue, et à son éditeur Fasquelle, en décembre 1909, après en avoir eu la révélation par l'entremise de Francis Jourdain. Le roman connaîtra grâce à lui un esbroufant succès et obtiendra le prix Fémina en décembre 1910, une semaine avant que ne soit décerné le prix Goncourt, que Mirbeau eût souhaité voir attribuer à sa protégée (7). Mais on aurait grand tort de ne citer que ces deux exemples extrêmes. Car il a également contribué à faire connaître Élémir Bourges et Léon Hennique, Remy de Gourmont et Marcel Schwob, Émile Hennequin et Jean Lombard, Ernest La Jeunesse et Paul Claudel - qui a toutefois refusé qu'on lui fasse "le coup de Maeterlinck" - , Georges Rodenbach et Alfred Jarry (8), Lucien Muhlfeld et Jules Renard. Et aussi Charles-Louis Philippe et Émile Guillaumin, qu'il a vainement défendus pour le prix Goncourt ; Valery Larbaud, dont il a fait éditer Fermina Marquez, après avoir voté pour lui lors du prix Goncourt de 1908 ; Charles Vildrac, Neel Doff et Léon Werth, pour qui il a bataillé jusqu'au treizième tour du Goncourt de 1913 ; et encore deux jeunes Égyptiens de langue française, ses voisins de Triel, Albert Adès et Albert Josipovici, dont, en pleine guerre, il a découvert et préfacé le chef-d'œuvre, Goha le simple.

Il a été aussi l'un des premiers à saluer le génie de Tolstoï et de Dostoïevski dans des quotidiens destinés au grand public, et à tenter de les acclimater en France ; il s'est battu pour Ibsen, Bjørnson et Knut Hamsun, Oscar Wilde et Maxime Gorki (9) ; et il est le seul à avoir osé parler élogieusement de La Femme pauvre de Léon Bloy et à avoir proclamé pour le grand "entrepreneur de démolitions" le droit de vivre de sa plume. Il a donc manifesté pour la littérature vivante, française et étrangère, la même ouverture d'esprit, la même "prescience" et le même éclectisme confondant que dans le domaine des arts plastiques - et aussi dans celui de la musique (10). Parce que, au-delà des écoles, des manifestes, des dogmes et des étiquettes, qui ne lui inspirent que de la méfiance, il est bien convaincu qu'"on reconnaît un véritable écrivain à ce que son œuvre présente un aspect nouveau, singulier, du spectacle extérieur" (11). Or il ne le peut que s'il a fait passer ce "spectacle extérieur" à travers "les alambics" où il est "pressuré, minimisé, falsifié", en fonction de "son imagination", de "sa philosophie" et de "son esthétique". De sorte qu'il n'y a pas une seule façon de "noter au passage" la vie et de la comprendre : il y en a autant que d'écrivains (12). Doté de semblables principes, Mirbeau a pu être réceptif aux auteurs les plus différents, à condition qu'il ait senti chez eux un beau "tempérament" d'artiste, bref, un bel "alambic". Il ne s'est d'ailleurs pas contenté de payer de sa plume. Il a pris sous sa protection maints jeunes pour leur mettre le pied à l'étrier ou pour leur permettre de gagner leur croûte. Il a placé Remy de Gourmont à L'Éclair, puis au Journal, après avoir tenté sans succès de le faire entrer à L'Écho de Paris, et il est intervenu à maintes reprises auprès de Fernand Xau pour que sa copie, jugée par trop inactuelle, finisse pourtant par paraître (13) ; il a imposé Paul Adam, Marcel Schwob, Bernard Lazare et Georges Lecomte au Journal ; il est intervenu auprès de Calmette du Figaro en faveur de Charles-Louis Philippe, et auprès de l'éditeur Fasquelle pour faire éditer Georges Eekhoud, Jean Grave ou les mémoires de Kropotkine ; il a accepté de préfacer le premier ouvrage du jeune Eugène Montfort, Un An de caserne, publié en 1901 sous le pseudonyme de Louis Lamarque (14) ; il a soutenu à maintes reprises de ses "phynances" le pataphysicien crotté Alfred Jarry ; il est venu en aide à Thadée Natanson ruiné en lui faisant partager les coquets bénéfices du Foyer, dont son pseudo-collaborateur n'a pas écrit une ligne ; il est intervenu auprès de son ancien camarade Aristide Briand, devenu ministre de l'Instruction Publique, pour faire entrer Paul Léautaud dans l'administration (15) ; il a mis son prestige au service du théâtre symboliste en général, et de Maeterlinck en particulier, en permettant à Camille Mauclair de signer de son nom prestigieux un article sur Pelléas et Mélisande (16) ; pour défendre son ami Fernand Vandérem, victime d'un passe-droit, il a jeté un gros pavé dans la mare de la Société des Auteurs Dramatiques et s'est attaqué au carnassier Henry Bernstein (17) ; il a aidé financièrement Laurent Tailhade lors de sa condamnation pour appel au tsaricide en octobre 1901, en lui adressant 300 francs (6.000 de nos francs) et en obtenant la même somme de Joseph Reinach ; il a participé au soutien financier organisé pour venir en aide à Villiers de l'Isle Adam (18) et à Verlaine (19), et il a lancé des appels au soutien financier en faveur des veuves de Jean Lombard et d'Émile Hennequin (20) ; il a démissionné de l'Académie Goncourt pour imposer l'élection de Jules Renard (21) ; il est intervenu auprès de son exennemi Jules Claretie pour faire entrer Les Deux couverts de son jeune ami Sacha Guitry

dans la Maison de Molière ; il a embauché Léon Werth comme secrétaire, en 1912... Et surtout, à partir de 1903, en tant que membre le plus titré de l'Académie Goncourt, il s'est battu pour que le nouvel aréopage se distingue radicalement de "la vieille sale" du Quai Conti en décernant son prix à de jeunes talents originaux et peu fortunés. Chaque prix a été l'occasion de batailles commentées, parfois même relayées, dans les quotidiens et les revues littéraires. Certes, les auteurs qu'il défend - Charles-Louis Philippe, Paul Léautaud, Émile Guillaumin, Valery Larbaud, Marguerite Audoux, Neel Doff, Charles Vildrac, Léon Werth - n'obtiennent pas les lauriers convoités. Mais sa notoriété est telle que la grande presse parle toujours élogieusement de ses poulains : c'est pour lui l'essentiel. Faut-il s'esbaudir, dès lors, si, devant cette serviabilité inlassable et cette générosité sans failles, Remy de Gourmont lui écrit : "Rien ne vous coûte quand il s'agit de rendre service" (22) ; si, pour "le divin Mallarmé", il "sauvegarde certainement l'honneur de la presse en faisant que toujours y ait été parlé, ne fût-ce qu'une fois, par lui, avec quel feu, de chaque œuvre d'exception" (23) ; si Apollinaire voit en lui "le seul prophète de ce temps" (24) ; si Saint-Pol Roux le Magnifique, ne pouvant "résister à [sa] légendaire générosité", est allé vers lui "comme Ils allaient au Charitable de la crèche" (25) ; et si Marguerite Audoux, comme la vaste tribu des Pissarro, d'ailleurs (26), voit en lui "le bon Dieu" ? Sa gratification majeure, c'est la reconnaissance des cœurs artistes. IMPRÉGNATIONS Mirbeau critique littéraire - et, parallèlement, conteur et romancier - ne se contente pas d'appliquer mécaniquement une théorie sortie tout armée de son cerveau, et encore moins des dogmes élaborés par d'autres. Au cours de sa longue période de formation, pendant les années 1870 et au début des années 1880, à la lumière de ses fréquentations littéraires - le milieu de la République des Lettres, le groupe de Médan et Barbey d'Aurevilly - et au terme de ses premiers essais littéraires, où il s'avance masqué et fait ses gammes, il a élaboré une esthétique littéraire, qui va progresser au fil de ses recherches et de ses innovations, et où se combinent, selon des dosages variables suivant les époques, les influences des Goncourt, de Barbey, de Baudelaire, et, un peu plus tard, de Tolstoï et de Dostoïevski. 1) Les Goncourt : Les Goncourt sont la première influence reconnue. Et elle va perdurer jusqu'à Sébastien Roch (1890), que Mirbeau dédiera à Edmond de Goncourt, "maître vénérable et fastueux du livre moderne". Il loue d'abord chez eux leur indépendance et leur refus de fonder une école - par opposition à Zola, qualifié, en 1876, de "misérable pamphlétaire qui, depuis 1871, pétrit de la boue en feuilleton" (27). Et il apprécie tout particulièrement chez Edmond - que, de son propre aveu, il "admire comme une brute" - son refus hautain de la réclame et de la mode : "Aussi chercherait-on vainement, je crois, dans notre littérature, une œuvre plus vraiment sincère que la sienne, plus absolument exempte de concessions au

goût changeant du public, comme aux capricieuses exigences de la mode, et affirmant davantage un caractère de lutte et de révolte contre les stagnations de la routine et la lourde inertie des idées toutes faites" (28). Car, paradoxe, même s'il était conservateur, voire franchement réactionnaire, dans la vie, Goncourt n'en était pas moins objectivement révolutionnaire dans son œuvre, par ses préoccupations sociales et son souci de la vérité documentaire ; et notre héraut l'en a notamment loué, dans les colonnes de L'Ordre, à l'occasion de la publication scandaleuse de La Fille Élisa : "Ce n'est pas la première fois qu'un roman fera une révolution, et cette révolution sera bonne" (29). Pourquoi ? Tout simplement parce que, en attirant l'attention de ses lecteurs sur "la prostitution basse, ignoble, honteuse", qui constitue "à la fois la plus épouvantable misère, la honte la plus effroyable, le crime le plus atroce, la douleur la plus intense" (30) - comme Mirbeau lui-même le fera dans L'Amour de la femme vénale (31) - , Goncourt, à défaut de "forcer à voir les aveugles volontaires", tend du moins à la société un miroir pour qu'elle "se regarde elle-même", pour qu'"elle apprenne à se connaître", et, se connaissant, ait "horreur d'elle-même" (32). Mirbeau ne dira pas autre chose de sa propre production lorsque, en réponse aux critiques d'immoralité lancées contre Le Jardin des supplices, il écrira que son "crime impardonnable", aux yeux des magistrats et des bienpensants, c'est de "mettre la société en face d'elle-même, c'est-à-dire en face de son propre mensonge, et de mettre aussi les individus en face des réalités" (33). De surcroît, les Goncourt ont su concilier deux soucis difficilement compatibles, celui du Vrai et celui du Beau. S'ils ont "cherché la vérité à tout prix, fût-elle crue et trop nette pour les oreilles pudibondes" (34) ; s'ils ont éliminé nombre de conventions romanesques étrangères à la réalité ; et s'ils ont notamment renoncé aux règles traditionnelles de composition et ouvert ainsi la voie au roman impressionniste, ils n'ont jamais oublié pour autant leurs préoccupations esthétiques et la recherche de l'expression "artiste". Ils ont senti "des choses que, même après Stendhal et Balzac, nous ne nous étions pas avisés de voir et de sentir", et ils ont, "pour les exprimer, un style singulièrement vivant et multiple, qui rend, presque physiquement, la couleur, le dessin, l'odeur, le frémissement, le reflet" (35). Ce "style", caractérisé par "l'écriture artiste", sera précisément un modèle pour lui pendant près d'une quinzaine d'années (cf. infra le chapitre VIII). Ils ont également su se servir magistralement des anecdotes patiemment accumulées pour ressusciter des pans entiers du passé, ou pour élargir le domaine littéraire ; et ils sont parvenus de la sorte à "créer, faire vivre, marcher, aimer, naître et mourir des hommes" (36). Bref, "par un tour de force singulier, ils ont été à la fois les plus modernes des romanciers, les plus artistes des écrivains, et les plus vrais des historiens" (37). Par la suite, Mirbeau tempérera son admiration, il déplorera les œillères idéologiques des "bichons" et les limites de leur inspiration : que pèsent les Goncourt en comparaison de Tolstoï et de Dostoïevski ? Il avouera même, en 1903, qu'il lui "est impossible de les lire" (38). Mais il leur doit son souci de faire du roman une œuvre d'art en même temps qu'un témoignage sur l'époque en vue d'améliorer la société ; son impressionnisme littéraire est dans le droit fil du leur, avec ces trois aspects fondamentaux

que sont "l'esthétique du flou", la juxtaposition de sensations et d'émotions, et le rejet d'une composition arbitraire ; et on trouve bien des exemples de leur "style artiste" dans les quatre premiers volumes signés de son nom, mais sans aucun des excès qui rendent si pénibles à lire les premiers romans de Lucien Descaves ou de Paul Adam. 2) Barbey d'Aurevilly : Barbey d'Aurevilly est l'une des admirations les plus anciennes et les plus constantes de Mirbeau. Il vénère en lui un maître hautain, qui contemple son siècle avec un souverain mépris pour les bourgeois, les mercanti, les médiocres et les rampants, au nom de valeurs supérieures qui ne souffrent aucune espèce de compromissions. À une époque où notre "prolétaire de lettres" est condamné à un perpétuel grand écart entre l'idéal entrevu et les nécessités de la lutte quotidienne pour la survie, le Connétable des Lettres lui apparaît d'abord comme un modèle de noblesse morale et littéraire. Cet "homme de haut caractère", enfermé "dans la tour d'ivoire des croyances et des rêves impollués", "méprisait la gloire, qui est fille, et qui saute, racolant au hasard, sur les trottoirs de la bourbeuse humanité, ses amants d'une nuit, vite retombés - l'espace d'une nuit - aux affres du néant. Il connut d'autres jouissances plus nobles, plus fidèles, car il vécut son rêve..." (39) Et puis, notre passionné du Beau et notre assoiffé d'Absolu ne peut que reconnaître en lui un esprit fraternel, qui puise son inspiration dans des anecdotes tragiques, révélatrices tout à la fois de la misère de notre condition, de l'instinct de meurtre tapi au cœur de l'homme, et du caractère diabolique de la femme, sous des dehors angéliques. Autant de thèmes que Mirbeau reprendra à son compte, dès ses premiers romans "nègres". Bien que les idées politiques et religieuses du vieux maître eussent dû constituer un fossé entre eux, bien des sources d'inspiration leur sont communes ; et le cadet manifeste la même fascination que son aîné pour la démesure, pour les abîmes du péché, pour les situations paroxystiques et pour les scènes où l'horreur confine à l'insoutenable. On pourrait également noter certaines convergences de leur idéal esthétique. Par exemple, quand Barbey affirme que l'écrivain et le peintre, "avec des procédés différents, s'efforcent d'exprimer la Vie et veulent atteindre à la Beauté" (40), il anticipe de vingt ans les analyses de son cadet. De même, quand il soutient que tout livre est la confession de son auteur, et nie donc la possibilité de l'objectivité et de l'impartialité chères à Flaubert et à Zola, il est en total accord avec Mirbeau. De même encore quand il critique la myopie des pseudo-réalistes et tente d'atteindre à une "réalité supérieure" par la force de la suggestion. Ou bien lorsqu'il juge une œuvre d'art en fonction de "la somme d'idées ou de rêveries qu'[elle] apportera dans [son] esprit" (41). Il n'est pas étonnant, dès lors, que, dans plusieurs des romans "nègres" de Mirbeau, on retrouve des réminiscences aurevilliennes. Par exemple, la vengeance de Jane dans La Belle Mme Le Vassart n'est pas sans faire penser à celle de la duchesse de Sierra-Leone dans La Vengeance d'une femme ; l'épisode de L'Écuyère où l'on voit une petite sauteuse de corde qui se croit enceinte rappelle Le Plus bel amour de Don Juan ; Le Roman d'Herbert Cavendish (dans Une Folie) offre un portrait de femme qui évoque Une Vieille maîtresse ;

et la duchesse Ghislaine, de l'émouvant roman qui porte son nom, présente bien des traits communs avec Mme de Scudemor de Ce qui ne meurt pas. De même, un chapitree de Paris déshabillé (1880), "Les Nerveux", se souvient ostensiblement du Rideau cramoisi. Les romans que Mirbeau va signer seront exempts de ce genre d'emprunts, révélateurs de "l'empreinte" du vieux maître. Mais il restera tout de même bien des traces aurevilliennes dans L'Abbé Jules. 3) Baudelaire : Bien que beaucoup moins cité que Barbey - auquel Mirbeau consacre la bagatelle de cinq chroniques - , Baudelaire n'en a pas moins exercé sur lui une influence considérable, relevée à juste titre par Michel Delon dans sa remarquable préface du Jardin des supplices (42). Et ce n'est certes pas un hasard si les Petits poèmes parisiens parus en 1882 sous le pseudonyme de Gardéniac dans les colonnes du Gaulois, et publiés par nos soins en 1994, constituent un hommage explicite au Spleen de Paris, titre parfois donné aux Petits poèmes en prose. Comme son illustre prédécesseur, Mirbeau y utilise souvent une "prose poétique sans rythme et sans rime" (43), avec une prédilection pour la période, pour le contrepoint et pour le leitmotiv. Comme lui, il a choisi la discontinuité impliquée par le genre de la chronique journalistique, et il pourrait dire lui aussi que son recueil "n'a ni queue ni tête" et qu'on peut sans dommage "en enlever une vertèbre" (44). Comme lui, il a choisi la briéveté et la diversité (45). La filiation est parfois même évidente, sinon avouée : ainsi "Le Bal des canotiers" procède-t- il en ligne directe du "Vieux saltimbanque" - auquel Mirbeau se réfère d'ailleurs explicitement dans une chronique de "La Journée parisienne", intitulée "La Dernière baraque" (46). Mirbeau lui emprunte aussi, on en a eu la preuve au chapitre V, nombre de ses critères esthétiques : sa critique du prétendu "réalisme", accusé de myopie ; sa volonté de pénétrer jusqu'à l'essence des choses par le jeu des correspondances horizontales, au terme d'une ascèse permettant à l'artiste de retrouver le regard vierge de l'enfant ; son souci de la modernité, et son critère suprême de "la Vie". Et il se fait de la mission du critique d'art une conception extrêmement voisine. Pourtant, il ne partage aucunement le mysticisme du poète, et, matérialiste impénitent, ne saurait se référer comme lui au monde platonicien des Idées. Plus prosaïquement, il entend par "essence des choses" leur nature profonde, qui échappe au commun des mortels, et qui, pour être comprise, exige l'œil pénétrant de l'artiste, débarrassé des verres déformants du conditionnement. Bref, il laïcise en quelque sorte les thèses baudelairiennes, comme il laïcisera, dans Le Calvaire, la morale évangélique de Tolstoï. Enfin, Mirbeau emprunte à Baudelaire son analyse du plaisir, "fouet" sous lequel avance "le troupeau ahuri des humains", et qui n'est qu'un piège mortel dressé par la Nature (cf. supra le chapitre III) ; et, plus largement, celle du spleen, qu'il appelle tantôt neurasthénie, tantôt "maladie morale du siècle". Il y voit la clef de la double nature de

l'homme en général - et de la sienne en particulier - , perpétuellement déchiré entre la spiritualité et le piège de la sexualité, entre ses aspirations à un idéal inaccessible et une société qui sacralise l'argent et où domine le sordide. Baudelaire est sans nul doute, lui aussi, un "esprit fraternel", qui exprime supérieurement la tragédie essentielle de l'humaine condition (47). 4) Tolstoï : C'est au cours du "grand tournant" de 1884-1885 que Mirbeau découvre Tolstoï, à la fois Ma religion, publié directement en français en 1884, et Guerre et paix, dont la traduction, par la princesse Paskévitch, paraît en France en juillet 1885. Dès lors, le grand Russe va être son seul véritable maître : "Quand on compare Zola, Flaubert, Goncourt et même Maupassant à Tolstoï, comme tout cela est petit, étroit, gringalet, stupide !" (48) Qu'admire-t-il donc tant chez lui ? D'abord, Tolstoï est un apôtre, un maître à penser, qui entend faire de la littérature un instrument de la lutte pour l'émancipation de l'homme, au risque d'être considéré comme "un fou" par sa classe d'origine (49). Et, dans son engagement, il met la morale au poste de commande : "Il a osé faire comprendre que la guerre était une barbarie, la justice humaine une monstruosité ; il a osé prêcher, en face des lois oppressives et des cruelles institutions sociales, la doctrine reniée du Christ, la doctrine déformée par les exégètes et les docteurs, adaptée par les Pères de l'Église au mécanisme de la tyrannie impériale, cette doctrine que Jésus avait faite de pardon, que les hommes firent de gouvernement, partant d'inexorabilité" (50). C'est également, on le sait, ce que va faire Mirbeau romancier et journaliste, prêt à passer aussi pour fou au regard des gens dits de "bon sens", c'est-à-dire accrochés à leurs certitudes sécurisantes. En second lieu, la pitié pour les misérables est le moteur de son inspiration, comme elle va l'être pour celle d'Octave, à partir du Calvaire, dont il écrit par exemple à Juliette Adam, en parlant de Tolstoï : "Je cherche sa sincérité admirable, et aussi son grand amour, car mon livre est un cri d'amour et de pitié d'un bout à l'autre. C'est la souffrance de l'homme que la nature finit par apaiser. C'est la honte de l'homme que la nature finit par sanctifier. C'est un peu la même théorie que Tolstoï ; seulement je substitue à la toutepuissance de l'idée religieuse de Tolstoï, la toute-puissance de la nature" (51). Peu lui chaut, en effet, que le patriarche de Iasnaïa Poliana ait une "religion", du moment qu'elle exclut tout dogme abêtissant et toute Église asservissante. Par contre, la pitié évangélique qu'il manifeste pour tous les exclus de la vie fait de lui un écrivain subversif, ô combien ! et, au moment où Mirbeau est en train de basculer avec armes et bagages du côté de l'anarchisme militant, on comprend qu'il prenne le grand Russe pour un modèle de vie et d'inspiration. Enfin, Guerre et paix lui fournit un modèle littéraire insurpassable d'évocation de "toute la vie" d'un peuple, depuis "les grands seigneurs" et les "officiers" jusqu'aux paysans et aux simples soldats, "avec une vérité, une netteté, une intelligence, une grandeur véritablement inoubliables" (52). Mirbeau aura une ambition du même type, d'abord dans L'Abbé Jules - mais avec la modestie qu'impose le format de la collection Ollendorff à 3,50

francs ! - et surtout avec Un Gentilhomme, où il aurait voulu évoquer un quart de siècle de la vie française au lendemain du 16 mai 1877 et où il devait faire vivre la bagatelle de deux cents personnages. Hélas ! à vouloir trop étreindre, il a peu embrassé : seuls les premiers chapitres ont été écrits... et ils s'interrompent à la veille du 16 mai ! Il faudra attendre 1920 pour que Flammarion les publie. L'influence de Tolstoï est immédiate. Elle est déjà sensible dans les Lettres de ma chaumière, qui paraissent en novembre 1885. Dans le texte liminaire, "Ma chaumière", où figurent les quelques lignes qui seront gravées sur la tombe de Mirbeau au cimetière de Passy : "Ne hais personne, pas même le méchant. Plains-le, car il ne connaîtra jamais la seule jouissance qui console de vivre, faire le bien" (53). Dans "La Guerre et l'homme", où il démasque la guerre et démythifie le prétendu génie des grands stratèges, à l'instar de Tolstoï, qui a déboulonné la statue de Napoléon dans Guerre et paix. Et dans les nouvelles paysannes où est évoqué le stoïcisme spontané des gens du peuple face à la mort. Le Calvaire (1886) est également imprégné de tolstoïsme, et tout particulièrement le chapitre II, censuré dans la Nouvelle revue de "la mère Adam", et qui fera hurler les professionnels de la Revanche, notamment la scène, ô combien scandaleuse ! du baiser au Prussien mort, où Paul Hervieu et Paul Bourget verront "le plus fort cri d'humanité" (54). Quant aux prédications de l'abbé Jules, au rousseauisme confus, elles se situent dans le droit fil de Tolstoï et opposent radicalement la nature et la pseudo-"civilisation", qui se trouve condamnée sans appel. 5) Dostoïevski : Bien qu'il ait certainement lu dès 1884 Les Souvenirs de la maison des morts et Crime et châtiment, et que Le Calvaire témoigne déjà de sa découverte, sa révélation de Dostoïevski n'est attestée qu'en 1887, avec la lecture de L'Idiot : "Quel prodigieux livre, et comme nous paraissons petits - même les plus grands - à côté de ce dénudeur d'âmes ! Cette œuvre m'a causé une vive impression, plus intense que celle de Baudelaire et de Poe. On est, avec ce merveilleux voyant, en pleine vie morale, et il vous fait découvrir des choses que personne n'avait vues encore, ni notées" (55). À travers L'Idiot, c'est tout l'inconscient, c'est "la vie cachée, qui est la seule vraie", qui se révèlent brusquement au romancier, qui se sent encore trop englué dans la tradition du roman français, dorénavant frappé de discrédit : "Il n'y a rien, rien, que des redites cent fois dites. Goncourt, Zola, Maupassant, tout cela est misérable, au fond, tout cela est bête" (56). Pour la bonne raison que "tout cela" a ignoré les "ténèbres de la subconscience ; ce tumulte aheurté, cette bousculade folle, d'incohérences, de contradictions, de vertus funestes, de mensonges sincères, de vices ingénus, de sentimentalités féroces et de cruautés naïves qui rendent l'homme si douloureux et si comique... et si fraternel !" (57) L'abbé Jules, ce "damné", cet "incohérent", aux prises avec une "bousculade folle de contradictions", est - avec le narrateur de L'Inconnu de l'ami et confident Paul Hervieu, paru en 1887 - l'un des tout premiers personnages dostoïevskiens du roman français et n'est pas sans rappeler le Lebedev de L'Idiot (58). Mais Mirbeau éprouvera l'amère impression d'être resté loin de son modèle et de n'avoir pas su dégager de son extraordinaire

personnage "l'originalité qui aurait pu y être" (59). Jugement des plus discutables, et que Maupassant, Mallarmé et Rodenbach auront tôt fait de balayer, tant ils seront fascinés par ce personnage d'une vie incomparable (60). Dorénavant, sous l'influence des Russes, Mirbeau va tordre le cou à des notions caractéristiques de l'art français, telles que "la clarté" ou la "vraisemblance", véritables lits de Procuste : - Au nom de "la clarté", on mutile le psychisme humain, on n'en analyse que le vernis superficiel, comme Paul Bourget : armé de son "scalpel", aussi dérisoire que présomptueux, puisqu'il ne saurait atteindre à "la vie cachée" de l'âme, qui est "la seule vraie", il n'en persiste pas moins à faire croire que le psychisme humain est susceptible de connaissance et de description objectives. - Au nom de la "vraisemblance", on exclut de la littérature quantité d'êtres et de choses qui existent dans la réalité, et qui, même exceptionnels, comme l'abbé Jules et le prince Mychkine, n'en sont pas moins chargés de vie et d'humanité ; mais on préfère les ignorer, par souci du qu'en dira-t-on ?, ou pour ne pas perturber la bonne digestion du lecteur ; on impose de la sorte une vision édulcorée, aseptisée, donc mensongère, du "réel", qui n'est plus dès lors qu'une fiction trop commode pour être honnête. La littérature n'est plus alors qu'une "mystification", comme le constate amèrement Roger Fresselou dans le dernier chapitre des 21 jours d'un neurasthénique. Avec Tolstoï et Dostoïevski, au contraire, on a affaire à "toute la Vie", dans son ampleur "inétreignable" et sa complexité protéiforme ; et, du même coup, leurs œuvres sont de nature à jouer un rôle émancipateur et progressiste : "La Guerre et la paix et L'Idiot, ce seront les principaux facteurs de notre transformation morale, les plus violents réformateurs de notre sensibilité. Chez eux, pas de prétentions verbales. Rien que le souci d'exprimer la passion, avec une concision si nerveuse, si aiguë, que tout notre être et nos fibres sont travaillés, en gémissent et en souffrent" (61). *

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Telles sont les influences littéraires dominantes et reconnues, auxquelles il conviendrait d'ajouter, pour être complet, celles, diffuses, de Rabelais et de Montaigne, de Pascal et de Voltaire, de Rousseau et de Diderot, d'Edgar Poe et de Flaubert, de Sade et de Sacher-Masoch. Il serait cependant erroné d'en conclure hâtivement que Mirbeau a échappé aux tendances dominantes de la littérature française de son temps : le romantisme dans sa jeunesse, le naturalisme lors de son entrée en littérature, et le décadentisme dans les années 1890. Bien que de moindre importance, et même s'il lui a fallu lutter pour en limiter l'impact, elles ne sauraient être sous-estimées. 6) Le romantisme : Le jeune Octave qui se révèle à travers ses extraordinaires lettres à son confident Alfred Bansard des Bois, est, comme Baudelaire, imprégné du romantisme à la mode. Certes, de son propre aveu, il n'est pas "hugolâtre" (62), et il se moque des artifices

poétiques et des "grimaces" de ceux qui se drapent dans le mal du siècle pour singer les maîtres et être dans le vent, comme il raillera plus tard les pâles épigones du symbolisme, attardés à de puériles exhibitions vestimentaires (63). Mais il n'en subit pas moins l'empreinte, qui est à la fois un héritage de ses lectures et un symptôme de cette "chlorose de l'esprit" caractéristique du "bourgeoisisme" provincial (64). Tourné vers le ciel des idées, avide de grands sentiments, d'aventures rares et de nobles engagements, il est inadapté à l'exercice d'une profession bourgeoise - surtout celle, exécrée, de notaire ! - et incapable de se résigner à la médiocrité de la vie à laquelle il se sent condamné. Les traces en subsisteront toute sa vie. Ainsi, en 1880, il évoquera "tous les accessoires sentimentaux du romantisme qui est en nos moelles et auquel tous, plus ou moins, nous obéissons" (65). Et, au soir de sa vie, il confiera à son voisin Albert Adès que son œuvre est dénaturée par un certain romantisme dont il n'a jamais pu se défaire (66). Ce "romantisme" apparaît notamment dans certains aspects de son esthétique : ainsi l'attention au "mystère" et à "l'âme" des choses, et le thème de l'innocence du regard de l'artiste s'inscrivent dans la continuité du romantisme allemand. Ce n'est pourtant pas faute de l'avoir combattu. D'abord, en utilisant - comme Flaubert - les armes de la dérision et de l'humour sur soi, comme en témoignent déjà ses lettres de jeunesse, ce qui crée parfois un effet de non-sens plutôt inconfortable pour le lecteur. Ensuite et surtout, en inscrivant délibérément toute son œuvre romanesque dans un courant que, faute de mieux, et "bien qu'ennemi des étiquettes et des formules", il se résignera à qualifier de "réaliste", en précisant bien, pour éviter tout contre-sens, que le véritable "réalisme" - qui n'a rien à voir avec la caricature qu'en donnent les naturalistes est, à ses yeux, "l'art qui exprime toute la vie" (67). C'est-à-dire celui de Tolstoï et de Dostoïevski. Le Calvaire, L'Abbé Jules et Sébastien Roch portent témoignage de ce combat, perpétuellement recommencé, contre cette imprégnation romantique, qu'ont relevée nombre de commentateurs : ainsi, André Billy et René Dumesnil, Ernest-Charles et Jules Renard, Gérard Bauer et Henry Bordeaux, Emmanuel Buenzod et Charles Beuchat l'affublent de l'étiquette de "romantique". 7) Le naturalisme : Paradoxalement, ce naturalisme qu'il vomit et dont il ne cesse de proclamer haut et fort la malfaisance, y voyant "une des plus grandes erreurs de ce temps en matière d'art" (68), une "doctrine absurde et barbare" qui "se réfute d'elle-même" (69), et qui a le grand tort de n'avoir "aucune préoccupation de l'intellectuel" (70), n'en a pas moins laissé lui aussi sa marque sur le romancier débutant. N'épiloguons pas sur sa participation, le 16 avril 1877, au fameux dîner chez Trapp, où il rendait visiblement hommage à Goncourt et à Flaubert, sans le moindre souci de se laisser embrigader dans l'école zolienne, comme le confirme sa prudente abstention dans l'aventure des Soirées de Médan, alors que, selon ses confidences à Georges Lecomte, on lui aurait offert d'y participer (71). Mais relevons un certain nombre de signes moins équivoques : le souci de reproduire scrupuleusement le langage populaire, et notamment celui des paysans

normands qu'il connaît bien (dans ses Lettres de ma chaumière, ses romans "autobiographiques" et Le Journal d'une femme de chambre, notamment) ; le refus du romanesque et du "héros" de roman ; le rejet des conventions et des règles de composition ; la persistance avec laquelle il emploie le mot "études" pour parler de ses premiers romans avoués ; les sous-titres de "roman de mœurs" accolé à Sébastien Roch et de "roman parisien" dont est gratifié La Belle Madame Le Vassart ; l'importance accordée à l'hérédité, dans Dans la vieille rue, Le Calvaire, L'Abbé Jules et Sébastien Roch ; et, plus généralement, la conception déterministe qui sous-tend ses romans "nègres" et ses trois premiers romans officiels. Malgré son désir d'ouvrir des voies nouvelles, sur le modèle des romanciers russes, à partir de 1886, il a d'ailleurs bien conscience d'être encore prisonnier des habitudes littéraires du temps. C'est ainsi, par exemple, qu'en apprenant par l'ami Hervieu le jugement de Daudet sur L'Abbé Jules - il trouve que Mirbeau a "fait du Zola" dans un roman que l'auteur voulait dostoïevskien - , loin de lui reprocher son contre-sens total, il ne s'en prend qu'à lui-même de son impuissance à se dégager du modèle naturaliste : "Je ne croyais pas avoir fait du Zola. Je croyais, c'était mon intention, mais la forme m'a trahi, donner au contraire une impression de grande tristesse, de mélancolie plutôt. J'ai raté mon effet" (72). Avec Dans le ciel, Le Jardin des supplices et les œuvres "romanesques" suivantes, il parviendra cependant à s'affranchir presque totalement de l'empreinte naturaliste, et à passer de la "garantie documentaire" chère aux médanistes, et dont il se gausse, à la "garantie littéraire de l'originalité", caractéristique de l'esprit décadent, selon l'analyse de Pierre Citti (73). Mais, ce faisant, il ira paradoxalement beaucoup plus loin que les naturalistes sur la voie de la "vérité" dont ils se réclament : - D'une part, parce qu'il tente de cerner "l'âme" de ses personnages, au lieu de se contenter de leurs apparences, mensongères er réductrices ; - Et, d'autre part, parce que, à l'exception du Jardin des supplices, il ne traite dans ses romans que de ce qu'il connaît bien, par expérience personnelle. Il se situe ainsi aux antipodes du programme de Zola, dont il se moque, parce que la connaissance prétendument scientifique dont se targue le théoricien du naturalisme, en se réclamant de Claude Bernard, est en réalité purement livresque, ou ne s'appuie que sur de brèves et insuffisantes enquêtes sur le terrain. Le véritable "réalisme" n'est décidément pas celui qu'on croit... 8) Le décadentisme : Quant au décadentisme, s'il est incontestable que Mirbeau en a raillé les gamineries liées au snobisme ou au réclamisme, dans nombre de ses chroniques du Journal, il n'en a pas moins, lui aussi, subi son influence délétère, et il le déplore à travers une de ses incarnations, le peintre Kariste, avec lequel la partie rationnelle de lui-même discute dans des dialogues du Journal, selon un dédoublement familier, dans la lignée de Diderot (74). Avec les décadents, Mirbeau a en commun nombre de thèmes : - Le thème de l'irréversible déliquescence d'une société moribonde, thème qui alimentait déjà ses chroniques politiques de Paris-Journal de 1880 à 1882, et qui donnait

leur couleur crépusculaire à ses éditoriaux des Grimaces en 1883. Le Journal d'une femme de chambre en est la meilleure illustration. - Le thème de la névrose qui frappe la société tout entière, avec son cortège de perversions, et aussi ce tarissement de l'énergie et cette anémie morale qui frappent Sébastien Roch et Jean Mintié, le triste anti-héros du Calvaire. Il les analyse dans Paris déshabillé en 1880 (surtout dans le chapitre intitulé de façon provocatrice "Tous anémiques") et dans ses Chroniques du Diable de 1884-1885 (75). - Le goût du morbide et de la pourriture, qui irrigue tant de "contes cruels", qui imprègne La Mort de Balzac (1907) et Le Journal d'une femme de chambre, et qui culmine avec Le Jardin des supplices, où d'aucuns ont vu "le nec plus ultra du décadentisme".. - L'omniprésence de la mort : elle plane notamment sur le dénouement des Mauvais bergers, visiblement influencé par celui de La Princesse Maleine de Maeterlinck, et sur cette effroyable parabole de notre condition qu'est Le Jardin des supplices ; elle est résumée par cette phrase lapidaire déjà rencontrée : "L'homme se traîne pantelant, de tortures en supplices, du néant de la vie au néant de la mort" (76). Mirbeau se rapproche également du décadentisme par son effort pour déconstruire le roman, pour substituer à l'unité formelle la juxtaposition d'états d'âme et d'impressions, à travers laquelle se reflète le chaos universel. En lisant Dans le ciel et les œuvres romanesques postérieures, comment ne pas songer à la définition naguère donnée par son ex-ami Paul Bourget : "Un style de la décadence est celui où l'unité du livre se décompose pour laisser la place à l'indépendance de la page, où la page se décompose pour laisser la place à l'indépendandance de la phrase, et la phrase se décompose pour laisser la place à l'indépendance du mot" (77) ? Le titre de "Fragments" donné par Mirbeau à des extraits du Jardin des supplices, du Journal d'une femme de chambre et de Dingo prépubliés dans la presse, est révélateur de ce souci de préserver "l'indépendance de la page" dans des œuvres patchwork faites de bric et de broc. Toutefois, il faut bien reconnaître que la tendance de Mirbeau à la "décomposition" est freinée par son imprégnation de la rhétorique classique qui lui colle à la peau et dont il ne parviendra jamais à se défaire complètement, même quand il aura cessé de chroniquer comme un bagnard. (Nous y reviendrons au chapitre VIII). *

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Ainsi, Octave Mirbeau apparaît placé à un carrefour d'influences. À travers les contradictions de sa propre névrose, comme à travers les paradoxes de son œuvre romanesque et de ses engagements, transparaissent les empreintes accumulées tout au long de sa vie. Il est, d'une certaine façon, le reflet de toute une époque, dont il a sans doute partagé le discrédit posthume. Et pourtant, grâce à la force de son "tempérament", et à la "passion" qui transfigure sa perception du monde, grâce aussi à sa prodigieuse culture - il fait son miel de tout - , il parvient à donner à toute sa création une forme toute personnelle, reconnaissable entre tous, même quand il porte un masque, comme dans ses romans

"nègres", ses Petits poèmes parisiens ou ses Chroniques du Diable. Comme Manet ou Monet, comme Van Gogh ou Degas, il a lui aussi "un génie propre qui ne peut être autre, et qui est le style, c'est-à-dire l'affirmation de la personnalité" (78). MIRBEAU CONTEUR Octave Mirbeau est un conteur né. Il adore raconter des histoires : tantôt pour créer chez l'auditeur l'effet d'émerveillement ou d'horreur qu'il entend communiquer ; tantôt pour illustrer, au moyen de récits brefs, piquants ou pathétiques à souhait, l'idée qu'il veut faire admettre par un auditoire sous le charme. Pourtant il semble n'être venu que tardivement à la forme littéraire du conte, ayant dû pendant des années jouer au pamphlétaire ou au reporter, avant de laisser libre cours à son génie narratif. Avant 1880, je n'ai recensé que trois contes : en 1875, sous le pseudonyme de Daniel René, il publie un conte à la manière de Rabelais, "La Statue", dont on entend comme un écho dans l'épisode du curé de Port-Lançon et de son "étrange relique", dans Le Journal d'une femme de chambre ; le 7 février 1877, sa dernière contribution officielle à L'Ordre de Paris est un conte drôle évoquant les tribulations d'un notaire de province qui ne reconnaît plus le Paris de sa jeunesse ; et, le 13 novembre 1878, dans L'Ariégeois, il fait paraître, sous le pseudonyme de Labistour, un conte un tantinet scatologique visant à discréditer le leader républicain des lieux, Bordes-Pagès - genre avec lequel il renouera dans quelques unes des nouvelles des Noces parisiennes, telles que "Nuit de noces". À partir de 1880, dans ses "Journée parisienne" du Gaulois, bien souvent, au lieu du reportage coutumier, il livre à ses lecteurs de petites histoires présentées comme véridiques, révélatrices des mœurs du temps et porteuses de "moralités". Par exemple, "Passé minuit" (9 janvier 1881), "Drame d'hier" (15 janvier 1880), "La Fille de Mme Poirier" (14 mai 1880), "Le Chic et le chèque" (16 mai 1880), "L'Amour à Saintes" (25 mai 1880), "Simple histoire" (28 mai 1880), "Histoire d'hier" (9 juin 1880) etc. Mais ce n'est qu'en 1882 qu'il signe ses premiers contes stricto sensu, dans les colonnes de Paris-Journal et du Figaro - en particulier cette très précieuse confession intitulée "Un Raté" (79), qu'il a nourrie de ses souvenirs et de ses amertumes ; et c'est seulement en novembre 1885 qu'il publie sous son nom un premier recueil, les Lettres de ma chaumière, préalablement parues, pour la plupart, dans Le Gaulois et dans La France. Notons toutefois qu'il a déjà à son actif trois recueils de nouvelles, les unes légères, scintillantes d'esprit et désopilantes, les autres attendrissantes, voire bouleversantes, publiées chez Ollendorff sous le pseudonyme d'Alain Bauquenne : Ménages parisiens (1883), Noces parisiennes (1883), et surtout Amours cocasses (1885). Il y fait très brillamment ses gammes et y exploite d'abondance sa parfaite connaissance des milieux parisiens, acquise pendant ses années de bohème et d'errances à la recherche du scoop. Des nouvelles telles que "L'Élève Kaïla", "Le Poirier", "La Jarretière" ou "Le Vote du budget", sont, dans des genres très différents, des manières de chefs-d'œuvre. Le conte est alors, avec la chronique, un des fleurons de la presse quotidienne, en

plein essor, où la littérature occupe la première place, passant bien avant l'information, souvent reléguée en deuxième page. À la différence du roman-feuilleton, saucissonné en des dizaines de livraisons, et qui s'étire sur plusieurs mois (80), il donne à un public pressé son lot d'émotions en deux colonnes de journal. Tous les écrivains de l'époque, à commencer par Guy de Maupassant, y acquièrent leurs lettres de noblesse ou y fourbissent leurs premières armes : Catulle Mendès, Paul Hervieu, J.-H. Rosny, Paul Arène, Armand Silvestre, René Maizeroy, Paul Adam, Paul Bonnetain, Gustave Geffroy, Marcel Schwob, Remy de Gourmont, et quantité d'autres, volens nolens, sont condamnés à livrer aux lecteurs leur pâture quotidienne pour assurer leur propre pitance. Au Gil Blas, notamment ce sont des contes qu'attend le public émoustillé et que devra lui fournir notre journaliste. Mais, dans une presse soumise à forte concurrence et qui doit retenir à tout prix captive une clientèle toujours susceptible de s'envoler à la première occasion chez le voisin, il n'est pas question d'effaroucher un lectorat aussi volatil. À force de devoir donner au public sa dose de "désirs" et de "rêves", histoire de le détourner des scandales publics, vite étouffés, et de lui faire oublier l'ennui, la morosité ou la misère de la vie quotidienne, le conte risque fort de ne lui renvoyer qu'une image en accord avec ses préjugés et de n'être qu'un "divertissement", qu'une distraction d'oisifs en quête d'émotions qui ne perturbent pas la digestion, ou de gauloiseries émoustillantes - spécialité d'Armand Silvestre et de Maizeroy - , mais surtout pas de sujets de réflexion. Bref, un nouvel opium du peuple. Le confort intellectuel et moral des lecteurs est à ce prix, et, par-delà, la conservation d'un ordre social que l'on souhaite immuable et que la grande presse endormeuse entend bien conforter. Il est clair qu'en abordant à son tour un genre nouveau pour lui, qui s'est essentiellement consacré jusqu'ici à la polémique politique, à l'enquête sociologique et à la critique d'art, l'anarchiste Mirbeau va devoir en subvertir la forme : au lieu d'anesthésier la conscience du lectorat, il va falloir l'éveiller en la choquant ou en l'inquiétant. En particulier en lui révélant l'université du mal, sa "banalité", non pas pour qu'il s'en accommode et s'y résigne, mais au contraire pour qu'il s'en scandalise et prenne position. Afin de lui ouvrir les yeux sur lui-même et sur la société où il vit et dont il finit, de par la force de l'accoutumance, par ne plus percevoir les aberrations et les monstruosités, rien de tel que de placer des personnages, en apparence ordinaires, ou d'une respectabilité au-dessus de tout soupçon, dans des situations où ils pourront révèler leurs belles âmes ou les crapuleries impunies dont ils se sont rendus coupables. Voir par exemple "La Pipe de cidre", "Un Gendarme", "Le Dernier voyage", "L'Embaumeur", "Un Homme sensible", "Âmes de guerre" etc, tous recueillis dans notre édition des Contes cruels C'est au vitriol qu'il entreprend de "débarbouiller les salauds", selon la forte expression d'Élémir Bourges (81). Même dans des contes paysans, qui constituent l'essentiel des Lettres de ma chaumière, et où l'aspect ethnographique, voire exotique, pourrait paraître prioritaire et n'avoir d'autre objectif que de divertir les bourgeois parisiens aux dépens de paysans normands à l'amoralité piquante et au langage cocasse (voir par exemple "Justice de paix", dans les Contes cruels), l'intention didactique n'est jamais absente, sans que jamais pour autant le conteur se permette d'imposer la leçon à tirer : au lecteur de juger. Si les paysans

qu'il convoque sont avares ("Une Bonne affaire"), cupides ("Justice de paix"), insensibles ("Eh! père Nicolas", "La Tristesse de mait' Pitault"), taciturnes, violents ("L'Enfant", "Avant l'enterrement"), voire inhumains ("Les Bouches inutiles"), c'est parce qu'ils sont conditionnés impitoyablement par une vie de travail harassante et précaire (voir par exemple "La Mort du père Dugué"), qui tend à faire d'eux, non plus des hommes dotés d'intelligence et de conscience morale, mais des êtres tout entiers engagés dans une lutte implacable pour la survie, confrontés à l'indifférence de l'État (voir "L'Enfant") ou à l'omnipotence des gros propriétaires (voir "Agronomie"). C'est cette volonté de se saisir d'un genre obligé, le conte paysan, pour conscientiser pédagogiquement son lectorat et l'obliger à "regarder Méduse en face", qui distingue Mirbeau de son compatriote et ami Guy de Maupassant, qui n'a rien d'un écrivain engagé. Parmi les "héros" - si l'on ose dire - favoris des contes mirbelliens, on trouve une cohorte de "larves humaines", petits bourgeois, petits employés de bureau, évoqués aussi par Huysmans et Maupassant, qui mènent une existence dérisoire, étriquée, desséchée, étrangers aux préoccupations intellectuelles, morales et esthétiques : voir, par exemple, "Les Deux amis", "La Première émotion", "Pour s'agrandir", "Jour de congé" etc. Ils sont dépourvus d'esprit critique, de sensibilité, d'humour et se définissent négativement, comme le bourgeois inconnu dont le maire entreprend l'éloge paradoxal, dans sa farce L'Épidémie (1898). Ils sont parfois odieux, ils sont souvent dangereux par leur conformisme qui les rend inaptes à résister aux entraînements irraisonnés (cf. "Paysages de foule", "En attendant l'omnibus") ; mais ils sont souvent plus à plaindre qu'à blâmer. Car ils apparaissent comme des victimes de l'écrasement planifié de l'individu dans la société bourgeoise. ils ne sont jamais que ce que l'organisation d'une société homicide les a faits, les produits d'une "éducastration" programmée. Il n'est pas sûr que les lecteurs du Gil Blas, de La Vie populaire, de L'Écho de la semaine ou du Journal se reconnaissent dans ce reflet d'euxmêmes, bien peu gratifiant, que leur présente le conteur, tant il doit blesser leur bonne conscience et se heurter à leur force d'inertie. Mais Mirbeau fait comme s'il espérait vaguement qu'un jour, peut-être, chez certains d'entre eux, pourrait jaillir une étincelle de lucidité qui les amènerait à s'interroger : le jour où s'élèverait le "pourquoi", alors la révolte ne serait plus tout à fait exclue... Mais cet espoir, si relatif qu'il soit, dénote un bien grand optimisme, qui jure avec la noirceur générale des contes et nouvelles de Mirbeau - à une exception près, "Les Âmes simples". Si Jean-François Nivet et moi avons emprunté à Villiers de l'Isle Adam - qui fut l'ami de Mirbeau sur la fin - le titre de Contes cruels pour notre édition critique de l'ensemble de ses récits parus sous son nom dans la presse de l'époque, c'est bien parce que la cruauté en constitue le cœur. Non pas - ou pas seulement - la cruauté de l'écrivain, lequel se complaît parfois dans des scènes d'un sadisme insoutenable qui culminera dans Le Jardin des supplices (voir par exemple "Le Colporteur"), ou fouaille, avec une jubilation vengeresse et communicative, les canailles et les forbans qu'il démasque, ou bien dont l'humour noir choque roidement les convictions les mieux ancrées de ses lecteurs (cf. "Maroquineries", "Âmes de guerre") : c'est en déconcertant le lecteur, en le mettant délibérément mal à l'aise, qu'il entend susciter les conditions de la réflexion. Mais la cruauté multiforme de la vie elle-même :

- Cruauté de la condition misérable infligée à l'homme, "vil fétu" perdu dans un univers qui n'est pas à sa mesure, et qui n'a ni rime ni raison. Dans ce monstrueux charnier, il est condamné à subir l'inexorable et révoltante "loi éternelle du meurtre" (voir le chapitre I des Contes cruels). - Cruauté de la nature humaine, dont la civilisation superficielle, simple vernis, camoufle mal les instincts homicides, qui reparaissent à la première occasion, accompagnés au besoin de violences et de tortures d'un sadisme raffiné, qui sont souvent une source d'exaltation (voir le chapitre II des Contes cruels). - Cruauté de la femme, "incomparable virtuose de la douleur" (82), et qui, selon une analyse empruntée à Schopenhauer, est un piège tendu par la Nature "aux desseins impénétrables" pour attraper l'homme, le "dominer" et le "torturer" (voir le chapitre III des Contes cruels). - Et, surtout, cruauté d'une société inhumaine, qui codifie et sacralise le meurtre spécialement en période de guerre - , et qui, pour assurer un ordre profitable à quelques uns, organise systématiquement "l'écrasement", la surexploitation, la misère matérielle, intellectuelle et affective du plus grand nombre des hommes, réduits à l'état de misérables larves humaines et condamnés à cette forme moderne de l'esclavage qu'est le salariat (83). Homicide, cette société est aussi absurde et aberrante, à l'instar de l'univers, comme le révèlent notamment deux extraordinaires récits pré-kafkaïens, "En attendant l'omnibus" et "La Vache tachetée". Dans le premier, une foule résignée et grossissante attend sous la pluie, pendant des heures, un omnibus qui passe immuablement complet, et se défoule en lynchant courageusement un jeune homme monté sur l'impériale. Dans le second, contemporain de l'affaire Dreyfus, un pauvre bougre, emprisonné sans savoir pourquoi pendant plus d'un an, est condamné à mort, devant une foule enthousiaste, sous l'accusation absurde de posséder une vache tachetée... qu'il ne possède même pas. Voir les chapitres IV, V et VI des Contes cruels. Du même coup, Mirbeau jette dans ses contes toutes ses obsessions personnelles, et, comme dans ses lettres de jeunesse, se libère en partie, par la thérapie de l'écriture, de cette angoisse existentielle et de cette névrose spleenétique qu'il traîne depuis l'adolescence. Et en nous peignant le laid, apparence sensible du mal, dans l'espoir de nous faire partager son dégoût, il se délivre quelque peu du poids oppressant de sa propre indignation. Mais les contes ne sont pas seulement un gagne-pain, un instrument de conscientisation et de subversion, ou un exorcisme à valeur psychothérapeutique. Notre conteur profite aussi de cette forme obligée de son bagne journalistique pour s'entraîner en vue des grandes œuvres qu'il porte en lui, et dont, pendant une douzaine d'années, la loi d'airain de la "négritude" lui a interdit d'accoucher pour son propre compte. Nombre des contes qu'il publie dans la presse quotidienne constituent les premières moutures de chapitres de romans. Il en est ainsi pour des épisodes de Sébastien Roch, de Dans le ciel, du Jardin des supplices, du Journal d'une femme de chambre, et surtout des 21 jours d'un

neurasthénique, publié en août 1901, et qui constitue un extraordinaire collage de contes hétéroclites parus pendant quinze ans dans la presse, à peine retouchés, et liés par la sauce d'un narrateur unique. Il y a là, naturellement, une solution de facilité pour un écrivain pour qui rien ne doit se perdre et qui conserve précieusement dans ses fonds de tiroirs quantité de textes susceptibles d'être réutilisés. Mais en même temps le procédé lui permet de faire un nouveau pas sur la voie de la déconstruction du roman, sur laquelle nous reviendrons plus loin. Le chaos de la trame romanesque, qui commence sans justification et s'interrompt brutalement alors qu'elle "pourrait "être continuée", selon le mot de Gide - comme Dans le ciel - , reflète le chaos d'un univers contingent, où l'homme se heurte partout à l'inconnaissable (84). DES ROMANS "NÈGRES" À LA CRITIQUE D' UN GENRE DÉPASSÉ Nous touchons là à une difficulté fondamentale à laquelle s'est confronté Mirbeau dès ses débuts dans le genre romanesque. En effet, le roman post-balzacien, y compris dans sa variante naturaliste, vise à la "clarté" et, avec tout un jeu de nuances, nous présente l'image d'un univers ordonné, analysable, compréhensible et exprimable par le verbe. Le monde, certes, est d'une extrême complexité. Mais pour le romancier, véritable substitut de Dieu, il n'est aucune difficulté, si inextricable qu'elle paraisse, qui ne résiste à l'analyse, aucun mystère qui ne trouve sa solution grâce aux procédés cognitifs mis en œuvre. C'est une question de temps, de patience et de logique. Sherlock Holmes est bien le rejeton de Descartes et de Balzac. Cela n'empêche évidemment pas le héros de roman de souffrir comme le commun des mortels, et le lecteur de vibrer, de s'émouvoir, et même de pleurer avec lui. Mais celuici a du moins la satisfaction intellectuelle de se dire que sa souffrance, d'une certaine façon, a un sens, puisqu'on peut en rendre compte et qu'elle occupe une place dûment déterminée dans le programme préétabli par le romancier-destin qui tire les ficelles. Il y a là un ersatz de finalisme qui ne dit pas son nom et dont le lecteur est le plus souvent inconscient, mais qui contribue à lui offrir une image rassurante du "réel" - si l'on ose appeler "réel" ce qui n'est qu'une représentation, ou une reconstitution, toujours suspecte d'arbitraire. Certes, le déterminisme de Zola exclut toute intervention surnaturelle et se veut purement scientifique et matérialiste. Mais, en combinant, de façon simpliste, les influences de l'hérédité, du milieu et de l'époque, et en enchaînant inéluctablement les causes et les effets, il réintroduit, en le laïcisant, le destin qu'il s'agissait de chasser. La deuxième moitié du dix-neuvième siècle voit précisément naître les premiers doutes : on entre dans ce que Nathalie Sarraute appellera "l'ère du soupçon". Flaubert et les frères Goncourt sont parmi les premiers à mettre en lumière la crise du roman et à refuser les conventions qui entretiennent cette conception finaliste. C'est ainsi, par exemple, que, par la "discontinuité scintillante" de leur composition romanesque, et en présentant "un univers de kaléidoscope", selon l'expression de Robert Ricatte (85), les Goncourt contribuent à ruiner l'illusion romanesque créée par la priorité de l'intrigue. Pour sa part, le roman naturaliste théorisé par Zola, prétend lui aussi renoncer aux

artifices de l'intrigue. Mais, du fait de ses prétentions à l'objectivité et à la scientificité, et de son insistance marquée sur le déterminisme psycho-physiologique, il s'inscrit dans la continuité du roman balzacien ; le terme même de "roman expérimental" adopté par Zola en 1880 situe sa tentative dans le courant scientiste dominant, pour lequel la science est apte, sans la moindre restriction, à rendre compte de l'univers, et qui, pour Mirbeau n'est qu'une mystification ad usum populi. Il ne croit en effet à aucun des présupposés philosophiques de ce type de roman : pour lui, on l'a vu, il n'existe aucune finalité à l'œuvre dans l'univers, où rien n'a de sens, et c'est une "duperie" que d'essayer, comme les religions ou comme les Diafoirus du scientisme tels que le docteur Triceps, de faire croire le contraire ; la science peut à la rigueur expliquer le "comment", mais certainement pas le "pourquoi" des choses - pour la bonne raison qu'il n'y a pas de "pourquoi" - , et les tristes humains, "affolés", se heurteront toujours à "l'impénétrable énigme de la matière" ; l'homme lui-même, déchiré par ses contradictions internes, et dominé par des pulsions inconscientes et incontrôlables, comme l'a révélé Dostoïevski, est un mystère aussi incompréhensible que l'univers ; quant aux pauvres mots, ils sont impuissants à rendre la beauté de la nature et à exprimer la complexité infinie des choses (cf. infra le chapitre VIII). Le roman n'est donc le plus souvent - comme le conte et le théâtre - qu'un produit de consommation idéologique, destiné à distraire et à rassurer un lectorat petit-bourgeois en lui offrant l'image d'un ordre intelligible et cohérent, mais mythique, dont il a besoin pour son confort moral. Dans ces conditions, comment Mirbeau pourrait-il participer à son tour à la "mystification" générale en illustrant un genre romanesque discrédité à ses yeux et dont il conteste radicalement et les implications, et la finalité ? Pourtant, pendant des années, il a produit des romans sur mesure, en appliquant sagement et intelligemment les recettes romanesques en vigueur. En dosant savamment observation sociologique et analyse psychologique, et en mettant à profit l'étonnante connaissance des milieux et des hommes acquise pendant ses années de journalisme prostitutionnel, il a composé des romans-tragédies où, une fois les pions disposés, le récit se déroule implacablement, jusqu'au dénouement inéluctable, avec toute la rigueur d'un mécanisme d'horlogerie. Comme chez Barbey, le destin des personnages semble scellé dès le début du récit. L'Écuyère et La Belle Madame Le Vassart en sont de remarquables illustrations : - L'Écuyère (1882) est une tragédie de l'amour, qui illustre une conception à la fois schopenhauerienne et darwinienne (un chapitre s'intitule "struggle for love") des relations entre les sexes ; et une tragédie de la fatalité, qui se joue du cornélianisme naïf des deux héros, la belle écuyère finlandaise Julia Forsell et le jeune et riche Gaston de Martigues, et qui ne leur laisse l'illusion de la liberté que pour mieux les condamner à de déchirants dilemmes. Il en sera de même dans Dans la vieille rue(1885) et La Duchesse Ghislaine (1886). - Dans La Belle Mme Le Vassart (1884), l'amour qui pousse les deux âmes soeurs à

se rapprocher se heurte tragiquement "au mécanisme des lois sociales" et "aux préjugés moraux", de sorte que, comme toujours, "il y a du sang au dénouement" (86). Daniel Le Vassart finit par poignarder sa jeune belle-mère Jane, qui s'était cruellement vengée de sa feinte indifférence, avant de trouver dans la mort "la vraie liberté et la paix définitive" (87). Bien sûr, il s'agit, dans les deux romans, d'une fatalité laïcisée, qui prend la forme d'un déterminisme psycho-sociologique, et qui résulte d'un conflit entre les pulsions individuelles et une société compressive, thème de tous les romans à suivre. Mirbeau luimême l'expliquera à propos des tragédies de l'ami Hervieu : on y sent planer, dit-il, "un personnage mystérieux et terrible, qu'on ne voit pas et qu'on sent être là toujours, un monstre dévorateur comme la fatalité antique, et dont l'invisible présence, dont l'action sans cesse agissante et désagrégatrice est pour porter les cœurs à plus de pitié dans plus d'angoisse. Ce n'est pas, comme dans les tragédies grecques, cette Fatalité, symbole des divinités inexorables, mais la fatalité moderne, représentation des conventions sociales et des lois humaines, où hurlent, combattent et se débattent les hommes douloureux" (88). Soit. Mais l'impression n'en demeure pas moins que l'histoire a un sens, que tout se tient, et que tout est intelligible, ce qui, aux yeux de Robbe-Grillet, constitue "une falsification" et une "aliénation" (89). Comment rendre compte de la contradiction ? On peut envisager deux types d'explication. D'abord, ne l'oublions pas, Mirbeau n'est pas encore seul maître à bord : il écrit pour des commanditaires - en l'occurrence André Bertéra - , qui ne se soucient visiblement pas de subvertir la forme romanesque, puisque leur seul souci est d'acquérir à bon compte une honorable notoriété littéraire ; et c'est de surcroît pour lui une incontestable solution de facilité que d'inscrire ses œuvres de commande dans un moule qui a fait ses preuves et qu'il maîtrise admirablement. Et puis, il n'est pas évident, au début des années 1880, que Mirbeau voie beaucoup plus loin que ses maîtres de l'époque, Goncourt et Barbey d'Aurevilly, qui, tout en la déconstruisant à leur façon, ne vont pas jusqu'à remettre en cause la structure romanesque elle-même et sont attachés eux aussi à la forme du roman-tragédie. Les Goncourt, par exemple, loin de la contester, ne tentent-ils pas, dans la préface de Germinie Lacerteux (1864), de donner au roman ses titres de noblesse en soutenant qu'il "s'est imposé les études et les devoirs de la science", grâce à "l'enquête sociale" et à "la recherche psychologique" ? Et Edmond de Goncourt n'a-t-il pas fait, lui aussi, de La Fille Élisa, tant admiré par Mirbeau dans ses deux importants articles de mars 1877, une tragédie de la fatalité ? Il faudra que notre romancier reçoive la révélation des grands Russes, entre 1885 et 1887, pour qu'il se lance, non sans hésitations, dans des innovations progressives de nature à effaroucher des lecteurs misonéistes. Les romanciers d'obédience naturaliste, eux aussi, entreprennent au même moment de rénover le vieux roman. Ils remettent également en cause les présupposés philosophiques, les artifices, les conventions et les stéréotypes en usage. L'intrigue tend à être abandonnée au profit d'épisodes simplement juxtaposés ; à la place du héros, se

multiplient des personnages ordinaires, voire, carrément, des anti-héros - Alain Pagès parle de "la fin des héros" (90) ; et droit de cité littéraire est donné à des milieux, à des problèmes sociaux, à des sensations et à des pulsions, notamment sexuelles, qui choquaient tout à la fois les bienséances et les normes littéraires, mais qui, faisant partie de la réalité, ont toute leur place dans des œuvres qui se veulent "la reproduction exacte de la vie", selon l'idéal défini par Zola dans Les Romanciers naturalistes. Ces convergences suffisent à expliquer l'admiration de Mirbeau pour Flaubert et son amitié pour les médanistes, notamment Léon Hennique et Guy de Maupassant. Mais il n'en est pas moins extrêmement critique à l'égard de la doctrine zolienne : ses prétentions à l'expérimentation scientifiques ne sont à ses yeux qu'une joyeuse fumisterie ; son souci d'objectivité et d'impersonnalité est contraire au principe même de l'œuvre d'art, qui se doit d'exprimer une émotion personnelle et une perception tout individuelle du monde ; l'attention disproportionnée accordée au petit fait vrai doté de toutes les vertus (le fameux "bouton de guêtres" raillé par Mirbeau) compromet toute élévation vers la synthèse ; enfin, les naturalistes lui semblent frappés d'une étrange "myopie" - accusation déjà lancée par Baudelaire contre les pseudo-"réalistes" - puisqu'ils ne voient que l'apparence superficielle des êtres et des choses, alors qu'il appartient à l'artiste, on l'a vu, de pénétrer jusqu'à leur "âme". Aussi, s'il est vrai que Mirbeau partage certaines des critiques adressées par ses confrères de l'école zolienne à la structure romanesque dominante, il prend soigneusement ses distances à l'égard d'une tendance qui, en littérature comme dans les beaux-arts, lui semble condamnée à l'échec (91). C'est ainsi qu'en 1885, dans une "Chronique du Diable" en forme de fantaisieparabole, "Littérature infernale", il propose une voie médiane entre les fadeurs de la littérature aseptisée des romans de Feuillet et Theuriet, qui forcent au sommeil, et les conventions "à rebours" de la littérature naturaliste, qui "explore les égouts" et semble ne s'intéresser qu'aux "peaux de lapin". Ces deux tendances extrêmes, également mutilantes, également conventionnelles, finissent par "fatiguer", voire par "dégoûter" le public de l'Enfer, qui aimerait bien trouver enfin dans le roman de l'émotion et de la vie. Or voilà qu' "un beau jour un jeune homme, un inconnu, écrivit une œuvre simple, forte passionnée, dans une belle langue forte, claire et vibrante. Pas de recherche dans la pensée, pas de mots soumis à la torture. Ce brave garçon n'avait écrit que pour s'amuser, sans songer à mal ; il ne s'était soucié que de son cœur et de son bon sens. Il fut puni par un succès formidable". Véritable "révolution" dans le "monde littéraire" de l'Enfer, qui est "en avance de quelques années" sur celui des hommes (92). Ce "jeune homme", cet "inconnu" de la parabole "infernale", qui n'est en réalité ni si jeune (il a trente-huit ans), ni si inconnu (il est déjà célèbre comme pamphlétaire), ce sera naturellement Octave Mirbeau lui-même, qui s'apprête à rédiger un roman écrit "avec son cœur" (il y transposera le "calvaire" de sa liaison avec Judith). Et il sera "puni" d'avoir cherché "un juste milieu entre Berquin et les peaux de lapin" par le colossal succès du Calvaire, dans les dernières semaines de 1886... En pronostiquant ainsi une "révolution" dont il serait le promoteur, Octave Mirbeau

définit nettement la place qu'il entend occuper dans la République des Lettres - ou, comme dit Bourdieu, dans le champ littéraire. S'il partage la saine réaction des naturalistes contre l'idéalisme régnant, il considère visiblement qu'ils ont fait leur temps. Mais il ne se rallie pas pour autant à la nébuleuse symboliste, qui constitue l'autre pôle du champ. D'une part, son souci de clarté, de simplicité et d'humanité, et sa répulsion à l'égard des artifices mortifères et des conventions arbitraires du langage poétique, l'éloignent de ces jeunes poètes soupçonnés de faire de la "littérature" à rebours de la vie ; et, d'autre part, ses intentions pédagogiques - la "révolution" culturelle qu'il appelle de ses vœux depuis 1877 , impliquent qu'il s'extraie des cercles de la marginalité pour toucher le grand public, au risque de connaître un esbroufant succès que l'avant-garde auto-proclamée juge de mauvais aloi. LES ROMANS DITS "AUTOBIOGRAPHIQUES" 1) Le Calvaire : Publié chez Ollendorff le 23 novembre 1886, après une prépublication tronquée dans la Nouvelle revue de Juliette Adam, Le Calvaire est une confession en même temps qu'un exorcisme : Mirbeau s'y libère par le verbe des quatre années d'enfer de sa liaison dévastatrice - qu'il transpose à peine - avec une créature à la cuissse légère, Judith Vimmer, rebaptisée Juliette Roux. Par rapport aux romans "nègres", ce premier roman signé du nom de Mirbeau manifeste déjà un infléchissement sensible. Certes, il se rattache à son époque par les thèmes traités : c'est tout à la fois une "histoire", dans la lignée de Manon Lescaut et de Fanny d'Ernest Feydeau ; un roman du "collage" - comme la Sapho d'Alphonse Daudet ou La Glu de Jean Richepin ; et un roman de l'échec - comme L'Éducation sentimentale. Mais il prend avec les normes romanesques en vigueur des libertés que les pions de la critique ne manqueront pas de lui reprocher, sans même se demander s'il est bien raisonnable d'appliquer à des œuvres nouvelles des critères hérités de la tradition. D'abord, il y a solution de continuité dans le récit : un trou de cinq ans - entre la guerre de 1870, évoquée au chapitre II, et la première rencontre entre Jean Mintié et Juliette Roux, au chapitre III - n'est que très partiellement comblé par un rapide retour en arrière. Et le deuxième chapitre, qui fera hurler les enragés du patriotisme par son évocation au vitriol de la débâcle de l'armée de la Loire, par sa dénonciation de l'incompétence criminelle de l'état-major, et par sa contestation radicale de l'idée de patrie, apparaît à nombre de critiques comme un hors d'œuvre que l'on pourrait supprimer sans problème, puisqu'il est sans rapport apparent avec l'action (ce qui est d'ailleurs complètement erroné). Serpenoise (alias Maizeroy), par exemple, déplore que le récit soit "assez décousu" (93) ; et Maxime Gaucher considère que le chapitre II fait "absolument hors d'œuvre", ce qui est dû, selon lui, à "cette forme étroite et insuffisante du journal autobiographique" (94). Ensuite, le roman comporte nombre d'évocations oniriques ou hallucinatoires, qui évoquent l'atmosphère des romans dostoïevskiens, et s'achève par une danse macabre tout à

fait digne de Félicien Rops et de Baudelaire, mais des plus incongrues, dans un ouvrage de facture apparemment "réaliste", aux yeux des tenants de la vraisemblance romanesque : "Et tous ces lambeaux de corps humains, décharnés par la mort, se ruaient l'un sur l'autre, emportés par la fièvre homicide, toujours fouettés par le plaisir, et ils se disputaient d'immondes charognes..." De surcroît, après ces points de suspension qui laissent le récit ouvert, on ne sait ni ce qu'il advient du narrateur - où va-t-il donc, déguisé en ouvrier ? - ; ni d'où nous parvient son récit, qui n'est pas du tout justifié, à la différence de celui du narrateur anonyme du Jardin des supplices ; ni à qui il est adressé : qui est donc ce "vous" qui apparaît à six reprises ? Ces inconnues traduisent une désinvolture choquante pour bien des lecteurs. Elle s'explique en partie, mais en partie seulement, par l'impossibilité où se trouve le romancier de caser dans un volume au nombre de pages limité par l'éditeur Ollendorff, les développements qu'eût exigés le dénouement initialement prévu, et qui devaient constituer la matière d'une suite, jamais écrite, La Rédemption : "Je ne le termine pas comme je vous l'avais dit - explique-t-il à son confident Paul Hervieu. Je voulais d'abord écrire la reconquête de l'homme par la nature... Mais en réfléchissant bien, j'ai trouvé à cela de tels développements qu'ils me feront un gros roman pour l'hiver prochain"... (95) On pense à Degas ou Monet refusant de faire entrer toute la matière souhaitée dans un cadrage préétabli. D'autre part, à la lumière, probablement, de Crime et châtiment de Dostoïevski, Mirbeau met déjà en œuvre, à sa façon, une "psychologie des profondeurs". Il tente de restituer le tourbillon des sensations et des sentiments et souligne les contradictions, voire les incohérences apparentes des personnages, comme le théorisait Théodore de Wyzewa dans La Revue wagnérienne au début de l'année 1886. Celles de la mystérieuse Juliette Roux, toujours vue de l'extérieur, dont on ne saurait dire si elle est une évaporée inconsciente ou une femme fatale et dominatrice, et qui fascine par son énigme même, reflet d'une ambivalence essentielle. Et surtout celles de Jean Mintié qui, malgré sa lucidité, malgré ses potentialités d'artiste, malgré ses exigences morales, malgré ses velléités de résistance, est entraîné sur la pente fatale sans pouvoir rien y faire, comme s'il avait perdu tout contrôle de lui-même : "l'amour" est décidément une possession, comme Mirbeau l'a déjà illustré d'abondance dans ses romans "nègres". Cette complexité psychologique évite deux écueils : - celui du schématisme physiologique de Zola, qui réduit l'homme à un mécanisme régulier, qui nie toute autonomie de la vie affective, et qui laisse ainsi échapper la "vie cachée de l'âme", qui, pour Mirbeau, on l' a vu, "est la seule vraie" ; - et celui de l'abstraction artificielle des analyses "au scalpel" de Paul Bourget, qui ne sont à ses yeux que du baratin prétentieux et dogmatique, sans le moindre rapport avec la vie psychique réelle. Il ne saurait suffire de répéter à toutes les pages qu'on "analyse" pour donner vie et épaisseur à ses personnages... Il est vrai que Le Calvaire n'est pas vraiment "de la littérature" pour son auteur : c'est sa vie toute pantelante qu'il nous livre, à peine transposée, et il ne se soucie ni de "composer", ni de faire entrer à toute force ses sentiments dans des moules romanesques

préétablis, ni de respecter une image mystificatrice de l'amour comme divertissement d'oisifs ou comme épanouissement des âmes. Mirbeau sait, par expérience, que c'est une torture insoutenable et un poison qui détruit peu à peu la personnalité - comme il l'a déjà illustré dans La Belle Madame Le Vassart. Et quand il prête à Jean Mintié une lucidité douloureuse et impuissante, il se souvient de sa veulerie honteuse face à Judith : "Moi, je ne puis m'arracher ce sentiment du cœur. Je sais très bien ce qu'elle fait à Paris, quels sont ses plaisirs et quelle sa vie. Un autre en serait dégoûté et guéri. Moi pas. À mesure que j'apprends des choses plus pénibles, et plus je suis malheureux. Cela me hante, me poursuit, ne me laisse aucun moment de liberté et de tranquillité" (96). Les lectrices avides d'évasion et de consolation, et assoiffées de mythes sécurisants, auront bien du mal à lui pardonner cette démystification en règle... Enfin, le récit est totalement subjectif : il est écrit à la première personne, et rompt ainsi avec l'objectivité professée par les naturalistes de stricte obédience, en même temps qu'avec la convention romanesque du "il". Selon la magistrale analyse de Roland Barthes, cela peut avoir deux significations : soit "l'impuissance à atteindre au roman", ce qui n'est évidemment pas le cas de notre auteur ; soit "la volonté de le détruire" (97). En l'occurrence, c'est dans la mesure où il a d'abord souhaité exorciser un passé douloureux, sans se soucier de le couler dans un moule préfabriqué, que Mirbeau, du même coup, a remis en cause les artifices romanesques, et notamment le "il". Car le "je" ici se distingue radicalement des romans-confessions où la première personne est un simple artifice narratif et où le récit résulte d'un effort d'objectivation et de mise en perspective des faits vécus par le substitut du romancier, ce qui leur confère a posteriori clarté et cohérence. Rien de tel ici, où la subjectivité est totale et où l'on est même tenté de voir un succédané de l'idéalisme schopenhauerien, dans la mesure où ne nous est offerte qu'une "représentation" du monde réfractée à travers le prisme de la sensibilité maladive de Mintié : - Le narrateur n'est nullement omniscient, tant s'en faut, et il ne livre donc à ses lecteurs que ce que lui-même connaît d'expérience, d'où de nombreuses lacunes qu'il ne cherche nullement à combler. - Il nous livre sa vision toute personnelle du monde, telle qu'elle résulte de son expérience, sans hésiter à prendre ouvertement position sur les problèmes de société (notamment contre l'armée et contre le mythe de la patrie dans le chapitre II). - Il ne suit pas un ordre chronologique strict, et ne raconte son passé que par bribes, "à partir d'un moment privilégié", "ce qui - note Michel Raimond - confère à certains moments une épaisseur particulière" et tend "à provoquer, à certains points du temps ainsi épaissis, des sortes de précipités mentaux" (98). - Enfin, le côté obsessionnel de nombre de passages - les "rêves", les "visions", le "délire", des "voix", s'insèrent à tout instant dans le récit des événements et créent une atmosphère de fièvre tout à fait dostoïevskienne - , et le caractère hallucinatoire de la dernière page - dont un roman "nègre" de 1885, Dans la vieille rue, paru sous le pseudonyme de Forsan, offrait une première esquisse (99) - tranchent avec le pseudo-"réalisme" habituel aux romans de l'époque et se rattacheraient davantage à la tradition du conte fantastique à la façon d'Edgar Poe. (Notons à ce propos que l'un des

premiers contes publiés sous le nom de Mirbeau, "La Chanson de Carmen", est un pastiche avoué d'Edgar Poe) (100). En dépit de toutes ces audaces, qui risquent de paraître très relatives au lecteur d'aujourd'hui, Le Calvaire ne rompt pas encore avec tous les schémas dans l'air du temps, et l'on sent parfois que le romancier, quelque peu effrayé, se contraint pour ne pas aller trop loin dans le chamboulement. Ainsi, les deux premiers chapitres, loin d'être des hors d'œuvre, ont pour fonction d'expliquer bien sagement, conformément à un déterminisme de bon aloi, la veulerie du héros pris dans les rets de Juliette : l'hérédité pathologique (hystérie maternelle atavique, maniaquerie destructrice du père qui, embusqué dans son jardin, s'amuse à faire des cartons sur les chats et les oiseaux) ; l'influence délétère du milieu petit-bourgeois de province ; et le traumatisme de la débâcle de 1870, conjuguent leurs effets pour faire de Jean Mintié un velléitaire, qui témoigne du malaise de toute une génération, en même temps qu'il révèle la dégénérescence de toute une classe sociale, comme l'ont bien compris Marius et Ary Leblond. Ils voient en effet dans Le Calvaire "une monographie d'enfant représentatif de la moyenne des enfants de la France, pays appauvri et race épuisée. Jean Mintié est essentiellement le petit bourgeois dégénéré, né du mariage 'de raison' d'une demoiselle de vieille aristocratie énervée et d'un notaire lymphatique amolli dans la paperasse" (101). Bref, même si Mirbeau a entendu exprimer une expérience individuelle et irréductible, et même s'il en a souligné le caractère irrationnel, elle n'en a pas moins une portée générale et contribue à la compréhension de toute une époque. Louable souci de clarté ! De même, s'il est vrai que certains mots crus (par exemple un "merde" retentissant, placé dans la bouche d'un général, au chapitre II, et qui a offusqué Ollendorff), les phantasmes érotiques du narrateur, et certaines allusions à ses pratiques sexuelles (notamment des plaisirs solitaires lourds de remords, auxquels il sera de nouveau fait discrètement allusion dans Sébastien Roch), étaient de nature à choquer la prude Juliette Adam et ses "jeunes amies", ce n'était que bien peu de chose en comparaison de L'Assommoir, de Nana, de Charlot s'amuse de Paul Bonnetain ou de Chair molle de Paul Adam. Et puis, si le narrateur ne sait pas tout, et s'il ne se comprend guère lui-même, il n'en est pas moins plein de bonne volonté, et il ne manque jamais de fournir à ses lecteurs tous les éléments explicatifs dont ils ont besoin, notamment sur son hérédité et son éducation. Il recourt au besoin à l'introspection et se sert d'abondance du style indirect libre pour expliciter ses débats intérieurs. Citons un seul exemple : "Ma colère était calmée et un dégoût de moi-même la remplaçait, un dégoût épouvantable !... Comment cela était-il possible qu'en si peu de temps un homme qui n'était pas méchant, dont les aspirations, autrefois, ne manquaient pas de fierté, ni de noblesse, comment cela était-il possible que cet homme fût tombé si bas, dans une boue si épaisse qu'aucune force humaine n'était capable de l'en retirer ?... Ce dont je souffrais à cette heure, ce n'était pas tant de mes folies, de mes bassesses, de mes crimes, que des malheurs que j'avais causés autour de moi..." etc (102). On est encore loin du chaos de la psychologie dostoïevskienne.

Aussi bien l'audace majeure du premier roman officiel de Mirbeau est-elle moins d'ordre littéraire que d'ordre politique : - En démolissant le mythe de la Revanche, en condamnant radicalement toutes les guerres, "ces inutiles et sanglantes boucheries", et en faisant rayonner, au-dessus de l'idée de patrie, un idéal de fraternité universelle, dans la scandaleuse scène du baiser au Prussien, il sape un des fondements idéologiques de la Troisième République. - En faisant de Jean Mintié le produit émasculé d'une société déboussolée, qui n'a plus que sarcasmes pour le beau, le vrai et le juste, qui ne respecte plus que la force et l'argent, qui anesthésie les talents et corrompt les âmes ; et en faisant de Juliette Roux le révélateur d'une société de classes, où la pauvreté du plus grand nombre est indispensable aux plaisirs mortifères des classes parasitaires, il incite à remettre en cause toute l'organisation sociale qui produit ces bourgeons monstrueux, et nous laisse entrevoir "l'agonie d'un monde", comme l'a bien senti un connaisseur, Jules Guesde (103). L'inspiration est clairement anarchisante. 2) L'Abbé Jules : L'Abbé Jules, qui paraît, également chez Ollendorff, en mars 1888, est le deuxième roman qualifié d'"autobiographique". Loin de n'être que le récit banalement anticlérical d'une aventure de mauvais prêtre saisi par le démon de la chair, comme l'ont affirmé tant de critiques aveugles, il inaugure une direction nouvelle - le roman métaphysique - et il marque un nouveau pas dans la dislocation du récit, en partie, on l'a vu, sous le choc de la "révélation" de L'Idiot. D'abord, on n'y trouve aucune intrigue digne de ce nom, ni aucun nœud : ni les manœuvres tortueuses de la famille du prêtre libre pour s'assurer son héritage, ni les déchirements intérieurs du "frénétique" abbé Jules, ne sont les moteurs de l'action. Et, s'il y a bien une fin fort attendue, l'ouverture du testament de l'abbé, en forme de pied de nez sacrilège - dans l'espoir de belles bagarres au sein du clergé, il lègue toute sa fortune au premier prêtre du diocèse qui se défroquera - , suivie de l'autodafe de la fameuse malle, d'où s'échappent, entrevues furtivement, des images de nudités enlacées et convulsées, cela ne constitue en aucune façon un dénouement, puisque ni la rédaction du testament, ni la mort fortuite de l'abbé, ne sont l'aboutissement nécessaire de toutes les scènes qui précèdent, ni ne procèdent d'un conflit ou d'un dilemme, comme naguère dans L'Écuyère. Il y a là un refus manifeste de ce que Bourdieu appelle "la construction pyramidale, c'est-àdire la convergence ascendante vers une idée, une conviction, une conclusion" (104). Sans compter que cet autodafe, loin de répondre à l'attente, ne peut que décevoir le lecteur qui imaginait de bien plus "horrifiques mystères"... Et puis, le récit progresse d'une façon non linéaire. Il s'interrompt dès le deuxième chapitre pour laisser la place, comme dans nombre de romans de Balzac ou de Barbey d'Aurevilly, à un retour en arrière. Mais il est d'une longueur fort inaccoutumée, puisqu'il représente près de la moitié du roman ; et il est lui-même coupé à deux reprises par deux autres retours en arrière emboîtés dans le premier. Surtout le récit procède sans logique

apparente, de digression en digression ; la plus longue de ces digressions, d'une vingtaine de pages, est celle qui a trait au père Pamphile, une des plus extraordinaires créations de Mirbeau. C'est ce qu'il appelle, après Victorien Sardou, "du cresson" : "Je ne sais plus où je vais avec ce diable d'abbé - écrit-il par exemple à Paul Hervieu. Tout se passe en épisodes, en cresson, comme dit Sardou" (105). Cet aveu est révélateur de sa méthode de travail : aux antipodes de celle de Zola, elle s'inscrit davantage dans la lignée de Jacques le fataliste. Il n'a, à l'évidence, aucun souci de composition, aucun plan strictement agencé, aucun besoin de documentation préalable. Il va son bonhomme de chemin en ne s'occupant que de "faire vrai". Il a une idée à peu près claire de son personnage et de l'effet qu'il entend produire, il dispose d'une vague trame, et, à partir de là, il improvise ; les épisodes s'ajoutent aux épisodes, imposés par des réminiscences diverses, ou par la logique du personnage, qui, d'une certaine façon, échappe à son créateur ; de sorte qu'à l'arrivée, au lieu de la longue nouvelle de 150 pages, initialement prévue, il a produit un roman de plus de trois cents pages. Albert Adès, l'un des derniers confidents de Mirbeau, confirme que telle était en effet la méthode de l'écrivain : "Il commençait et il écrivait n'importe quoi, sans s'écarter de la réalité, parce qu'il connaissait la vie comme on connaît sa langue maternelle" (106). Autre anomalie : le romancier se permet, bien avant Robbe-Grillet, de laisser subsister, dans l'existence de son héros, un trou de six années qui ne manque pas d'exciter l'imagination de sa famille : "Mais qu'a-t-il pu fabriquer à Paris ?", ne cesse de répéter son frère, le Docteur Dervelle, leitmotiv qui ponctue tout le récit et qui est lourd d'angoisses pour les incartades possibles de l'imprévisible abbé. Mais nous n'en saurons pas plus que lui, pas même à la fin, contrairement à toutes les règles narratives en usage. Ce mystère, soigneusement entretenu par l'ellipse de six années, renforce évidemment le caractère énigmatique et fascinant de l'abbé Jules, en même temps qu'il sert de révélateur de la curiosité malsaine des belles âmes de Viantais-Rémalard. En bon disciple de Barbey, Mirbeau n'ignore pas les vertus de la lacune sur l'imagination, et aurait pu dire comme son maître : "Ce qu'on ne sait pas centuple l'impression de ce qu'on sait" (107). Enfin, le frénétique abbé est toujours perçu de l'extérieur - sauf quand son neveu, le narrateur, au mépris du code de crédibilité romanesque, nous évoque, tout au long du chapitre III de la première partie, ses perpétuelles "tempêtes sous un crâne". Incongruité supplémentaire : c'est à travers le regard d'un adolescent fort naïf, qui ne comprend pas toujours grand chose à ce qu'il voit - notamment tout ce qui a trait à la sexualité des adultes - , comme dans certains romans du XVIIIe siècle, de Cleland à Sade, de Crébillon fils à La Religieuse de Diderot. Du coup, le mystérieux personnage chargé de secrets et lourd de contradictions apparaît comme un "forcené", un "possédé", un "fou" ou un "damné", dans la mesure où le lecteur, avide de comprendre, ne reçoit jamais les explications qu'il espère : cela le met mal à l'aise et renforce son sentiment de "l'absurde", au sens qu'Albert Camus donnera à ce concept dans Le Mythe de Sisyphe (108). On voit donc Jules, à l'instar des personnages dostoïevskiens, passer sans transition du ricanement diabolique au remords torturant, de la violence homicide au désir de mortification, de l'exaltation mystique à la lubricité sadique, de la plus bouleversante sincérité à la plus choquante des mystifications, sans que l'auteur intervienne pour

expliquer. En nous cachant ainsi, comme Tolstoï, "les ressorts" d'un personnage exceptionnel, qui ne se ramène pas à "un mécanisme régulier, tranquille et prévu" (109), Mirbeau lui donne du même coup un effet de profondeur, un relief saisissant et une vie qui ne manquent pas de frapper et de subjuguer des lecteurs aussi avertis que Maupassant et Mallarmé, Taine et Bergson, Tolstoï et Georges Rodenbach. Le romancier russe lui écrit par exemple : "J'aime votre livre, parce que vous y avez mis un très beau et très profond caractère de torture moderne, et parce qu'il éclaire de vives lueurs la vie obscure de l'âme, de l'âme d'élite culbutée par les idées sociales du moment" (110). Quant à Bergson, il se dit "émerveillé" par le prodigieux "don de vie" de Mirbeau, qui l'"étonne" (111). Michel Raimond, pour sa part, conclut qu'il "a réinventé, dans les limites de la psychologie de son temps et de ses préjugés naturalistes" - précision contestable ! - "un roman dont l'intérêt était psychologique, et dont le héros risquait d'intriguer d'autant plus qu'on savait moins à quoi s'en tenir sur le secret qu'il paraissait recéler. La voie était ouverte à nouveau pour ces personnages de roman sur lesquels le lecteur ne s'interroge autant que parce que leur vérité se dérobe constamment et que l'auteur, pour tout arranger, prétend qu'il l'ignore lui-même" (112). Malgré tout, on est encore fort loin de l'audace narrative et de l'obscurité des récits faulknériens ou kafkaïens. Car Mirbeau, comme s'il était effrayé de ses audaces, a comme des regrets de n'avoir "peut-être pas assez expliqué" le "débraillement moral" de cet "être d'exception", comme il le confie à un critique littéraire (113). Le "peut-être" est révélateur de ses incertitudes et de ses hésitations. Il n'a pas su vraiment choisir entre les deux possibilités qui s'offraient à lui : ou bien tout expliquer, au risque de ramener l'exception à la règle, de détruire la fascination de son personnage, et de lui faire perdre l'essentiel de son relief ; ou bien ne rien expliquer, afin de préserver son mystère et de jouer sur l'imagination du lecteur, au risque de donner une impression d'incohérence, de "désorbitement", comme il dit, et de n'être pas suivi par la majeure partie de son lectorat, avide de clarté. Il se contente donc de nouveau d'une voie médiane et ondoyante, et partant quelque peu bâtarde, pour tenir compte de deux exigences contradictoires : - D'une part, l'attente des lecteurs, qui souhaitent un récit intelligible et cohérent : d'où quelques brèves notations psychologiques éclairantes, des hypothèses explicatives par exemple, de sa décision de se faire prêtre, "nom de Dieu" ; et même, parfois, de véritables analyses psychologiques en règle, au détour du chapitre III de la première partie. - Et, d'autre part, le souci d'un précurseur lointain de l'existentialisme, qui veut créer un effet d'étrangeté, d'"absurde", pour interpeller le lecteur en l'inquiétant. Même s'il est, à coup sûr, beaucoup plus proche de Dostoïevski que de Paul Bourget, il n'a pas encore rompu avec la tradition du roman français. De même, qu'il le veuille ou non, Mirbeau est encore, par bien des aspects, marqué par l'empreinte du roman naturaliste : scènes choquantes à souhait (en particulier la visite du père Pamphile chez l'ancien boucher Lebreton, et l'agonie, fort peu édifiante, de Jules) ; droit de cité accordé à la vie sexuelle et aux phantasmes érotiques - et d'un prêtre, de surcroît ! ; descriptions impressionnistes toujours liées aux états d'âme du héros ; insistance, de nouveau, sur les facteurs héréditaires (mysticisme de la mère, alcoolisme et violence du

père) ; analyse critique de la petite bourgeoisie de province ; obsession de "la question d'argent", qui entretient le suspense autour du testament de l'abbé ; reproduction fidèle du langage parlé des paysans percherons (114)... L'Abbé Jules est donc une œuvre hybride, inaboutie peut-être aux yeux des puristes, mais ô combien fascinante et riche de promesses ! Elles ont malheureusement échappé à la plupart des lecteurs de l'époque. car, comme pour Le Calvaire, c'est moins l'innovation littéraire qui les a frappés que le caractère éminemment subversif de l'œuvre, véritable cri de guerre lancé contre la société bourgeoise ; moins la façon de raconter, malgré son originalité, que les faits et les personnages eux-mêmes, qui ont été perçus par nombre de critiques comme des caricatures outrancières en même temps que comme des individus dégoûtants et peu fréquentables, la critique morale ne manquant jamais de relayer la critique littéraire et de camoufler la critique politique des conformistes de tout poil. Rares sont ceux qui, comme Mallarmé, ont su reconnaître en Jules un "douloureux camarade" à valeur exemplaire (115) ; ou, comme Georges Lecomte, une pitoyable "victime" de la "perpétuelle disproportion entre le rêve de l'intelligence et les appétits de la chair" (116) ; ou encore, comme Paul Desanges, "un idéaliste acharné dont l'Idéal ne veut pas", et qui est, comme tout un chacun, "ballotté sans rémission du désir à la satiété, de l'assouvissement au remords" (117). Plutôt que de se remettre en question et de s'interroger, plutôt que de voir en Jules une illustration pathétique de notre condition misérable, en même temps que le produit d'une société pathogène, il est plus facile de décréter que le personnage est un "fou", que son créateur est "un pornographe" (118), et que le roman n'est qu"un "long blasphème" (119). Et l'on s'imagine ainsi désamorcer la bombe... 3) Sébastien Roch : Troisième roman "autobiographique", Sébastien Roch, qui paraît chez Charpentier en avril 1890, retrace avec émotion les quatre années d'"enfer" vécues par le jeune Octave au collège de Vannes. Au premier abord, il semble en recul par rapport à L'Abbé Jules, du point de vue de l'innovation romanesque : en effet, la majeure partie du récit est écrite à la troisième personne, comme s'il y avait un retour au point de vue unique d'un narrateur omniscient, comme dans le roman balzacien ou zolien. En fait, cette exception à la règle de la subjectivité des récits mirbelliens vient de ce qu'il était impossible d'envisager un récit à la première personne. Le malheureux adolescent violé par un jésuite, à l'instar de son créateur (120), n'aurait jamais pu rapporter un épisode aussi traumatisant, et d'autant plus culpabilisant qu'il s'accuse d'y "avoir pris un plaisir coupable" (121) : c'eût été d'autant plus inacceptable psychologiquement qu'il est tué à la guerre de 1870, sans avoir eu le temps de prendre, par rapport à la "commotion" subie, la distance indispensable à la sérénité. Pensons que, même aujourd'hui, après un quart de siècle de combats féministes et de profonds changements dans les mentalités et dans les lois, la plupart des filles "incestuées" et des femmes violées n'osent pas porter plainte, ni même s'en ouvrir à leurs proches, ou ne le font que plusieurs années après les faits (d'où le délai de dix ans après la majorité légale accordée par la loi française aux filles victimes d'un

inceste). Pensons aussi qu'il a fallu plus d'un quart de siècle à Octave pour convoquer ses propres souvenirs, et encore en recourant à une transposition littéraire qui, si autobiographique que soit apparu le roman, permettait du moins de ne pas être directement impliqué dans cette "vilaine affaire". En réalité, Sébastien Roch est une œuvre extrêmement audacieuse et originale. Au premier chef, par le sujet, il va sans dire : destiné à secouer les lecteurs, il est tellement choquant pour la pruderie de l'époque qu'il a entraîné une véritable conspiration du silence dans les grands quotidiens de l'époque, où seuls Catulle Mendès, Émile Bergerat et Séverine, tous amis de l'auteur, osent, tardivement, s'exprimer élogieusement (122) : on a fait payer très cher à Mirbeau la transgresson d'un tabou, d'autant plus scandaleuse que, pour nombre de lecteurs initiés, il n'était pas trop difficile de reconnaître le célèbre prédicateur Stanislas Du Lac sous la soutane du violeur, rebaptisé de Kern. Mais l'œuvre est audacieuse aussi par les innovations dont elle témoigne. D'abord, Mirbeau reproduit dans la deuxième partie du roman de larges extraits du journal de Sébastien, passant de la troisième à la première personne. Cela introduit un point de vue subjectif qui s'oppose à l'objectivité apparente de la première partie et, selon la formule de Roland Barthes, fait ressortir "l'épaisseur de l'existence", dans toute sa complexité, voire son inintelligibilité, au lieu de "sa signification" (123). Du même coup, du fait de la forme du journal - que Mirbeau réutilisera dans Les Mémoires de mon ami, Dans le ciel et Le Journal d'une femme de chambre - le récit devient encore plus discontinu et ne semble plus suivre le moindre fil logique. De surcroît, dans les quelques lignes d'introduction à ces extraits, apparaît pour la première fois, et sans explication, d'une façon désinvolte, un premier narrateur anonyme, qui ne saurait être Bolorec, et qui fait un tri dans les documents dont il dispose : "Ces pages volantes, dont nous détachons quelques fragments, montreront mieux que nous ne saurions le faire, l'état de son esprit, depuis sa rentrée dans la maison paternelle" (124). Cette mise en abyme se complique quelques pages plus loin par l'évocation d'une lettre de Bolorec l'ancien camarade de Sébastien, converti au terrorisme révolutionnaire - qui, il est vrai, n'est pas reproduite textuellement (elle est seulement résumée et commentée), mais qui n'en introduit pas moins un troisième point de vue. Ce procédé permet une distanciation critique du lecteur, qui est invité à voir, dans la dislocation même du récit, une illustration de la dislocation mentale du pauvre garçon. Elle suggère également que, si l'auteur, inévitablement assimilé au narrateur anonyme, a pu s'en sortir, alors que son malheureux héros (et héraut) a coulé, la thérapie de l'écriture n'y est sans doute pas étrangère (125). Ensuite, comme l'a noté Michel Raimond, Mirbeau a tenté, à plusieurs reprises, dans la première partie du récit, notamment au chapitre IX, de faire coïncider le lecteur avec les états de conscience du personnage (126) : - Soit par le truchement du style indirect libre, comme dans les romans précédents. Par exemple : "Rien dans la conduite du Père [de Kern] ne justifiait une appréhension pareille. Celui- ci s'était pris d'affection pour lui ; il dirigeait son esprit dans une voie qu'il

avait, longtemps, rêvé de suivre. Fallait-il donc lui en vouloir ? Il le trouvait joli, s'inquiétait de le voir malade. Quel crime à cela ? Était-ce donc défendu de se montrer bon ?..." (127) - Soit par un jeu intérieur de questions-réponses que Malraux utilisera avec maestria dans La Condition humaine. Ainsi, tout de suite après la ligne de points qui permet au narrateur d'escamoter le récit du viol stricto sensu - procédé déjà mis en œuvre dans L'Écuyère, lors du viol de Julia Forsell - on trouve ces lignes : "Maintenant Sébastien était au bord du lit, à moitié dévêtu, les jambes pendantes, anéanti, seul. Seul ?... Oui. Il tâta de la main, autour de lui, le vide. [...] Rêvait-il ? Mais non, il ne rêvait pas. Il ne rêvait pas, car le Père aussi était là..." (128) - Soit encore, comme l'a excellemment analysé Michel Raimond, par un constant mêlange d'"impressions", "qui ont un fondement objectif", de "méditations", "où le monde extérieur qui les a causées s'éclipse un instant", et d'"éléments hallucinatoires, qui sont des impressions démesurément amplifiées par une subjectivité souffrante" (129). On peut voir, dans cette lointaine anticipation de ce que sera le monologue intérieur, un effort pour "provoquer déjà une sorte de gonflement de certains moments, où le lecteur peut épouser d'assez près l'expérience d'une individualité" (130). Il en résulte que, pas plus que Le Calvaire et L'Abbé Jules, Sébastien Roch n'obéit aux règles habituelles de composition. Il y a bien une scène centrale, vers laquelle tend toute la première partie du roman, et d'où découle toute la deuxième partie. Mais la séduction proprement dite n'occupe guère qu'un chapitre, le reste du récit étant l'évocation de la vie quotidienne de Sébastien, pendant trois ans, dans "l'enfer" du collège des jésuites de Vannes. Elle est si vide, si monotone, si répétitive, que le romancier craignait lui aussi d'être répétitif et ennuyeux, à force de vouloir "faire du tragique dans du simple" (131). On pourrait objecter aussi que la fin est tragique à souhait et transforme en destin la triste vie du héros : Sébastien meurt pendant la guerre de 1870, après avoir pris l'engagement de ne pas tuer. Mais en fait, elle n'est nullement l'aboutissement nécessaire du viol, et Sébastien aurait pu vivre encore des dizaines d'années... Certes, il est tentant d'y voir une illustration symbolique du caractère homicide de la société bourgeoise : après le "meurtre d'une âme d'enfant" par le collège, c'est le meurtre de son corps par l'armée. Il est évident que cela est conforme aux intentions du romancier. Mais, en l'occurrence, si Mirbeau a été amené à adopter ce dénouement, c'est tout simplement... faute de place ! Il s'en explique dans une lettre à Paul Hervieu : "Dans l'enfance de mon personnage, j'ai trouvé de tels développements que, lorsque je l'aurai conduit à l'âge de dix-sept ans, j'aurai tout près de quatre cents pages. Alors, pour finir, je suis forcé de le tuer" (132). Extraordinaire formule, qui révèle un nouvelle fois l'ambiguïté de sa position : s'il en est réduit à imaginer ce dénouement, c'est uniquement à cause des contraintes éditoriales, et non à cause d'une nécessité interne au récit. Le dénouement est donc arbitraire et désinvolte, et le romancier ne se soucie pas de le justifier, laissant au lecteur le soin de l'interpréter. Enfin, comme dans L'Abbé Jules et Le Calvaire, la complexité de la psychologie du

héros tranche avec le simplisme de la plupart des romans de l'époque. - D'une part, parce qu'à la place d'une analyse abstraite et cohérente, on a droit le plus souvent à une simple juxtaposition d'"impressions" et d'états de conscience (sensations, désirs, émotions, souvenirs, réflexions, rêves, et même hallucinations comme dans Le Calvaire). - D'autre part, parce que Mirbeau, refusant tout manichéisme réducteur et mensonger, inscrit la contradiction au cœur même de ses personnages, et, au premier chef, de Sébastien Roch. Pensons, par exemple, à l'évocation des troubles de sa sexualité à la suite du traumatisme du viol : il n'est pas seulement une victime à plaindre - Mirbeau voulait susciter "un attendrissement à noyer tous les cœurs dans les larmes" (133) ; il se sent aussi coupable du plaisir trouble, inquiétant, qu'il y a pris et qui est désormais assimilé à un "poison" ; son dégoût des choses du sexe, fort ambivalent, ne se limite pas à l'homosexualité - pour laquelle Mirbeau éprouve une véritable phobie, aisément explicable - , mais s'étend aussi à la femme, qui lui inspire dorénavant de la "répulsion" et même une "horreur physique", qui risque de l'entraîner dans "le gouffre du meurtre" (134) ; et, ce qui est encore plus surprenant, il en arrive à ne plus avoir "de haine" pour le père de Kern : "Chose curieuse et qui me trouble. De tous les prêtres que j'ai connus, il est, je crois, celui que je déteste le moins. Je voudrais l'entendre. J'ai encore, dans l'oreille, le son de sa voix, pénétrant et doux. Après tout, il était peut-être sincère..." (135). Pour autant, par le choix du sujet, par "l'étude", à la façon naturaliste, d'un milieu donné - Sébastien Roch est sous-titré "roman de mœurs" - et d'un cas pathologique, comme l'était déjà L'Abbé Jules ; par la volonté affichée de transcrire la quotidienneté dans toute sa monotonie routinière ; par l'importance accordée aux pulsions et hallucinations sexuelles, et notamment au "vice" solitaire dont Sébastien est la proie, comme naguère Jean Mintié ; et par le souci du narrateur anonyme de rendre intelligibles les réactions de son héros, en présentant lui-même les extraits de son journal, cette troisième tentative romanesque officielle est encore ambiguë. Visiblement Mirbeau n'a encore rompu complètement ni avec les schémas naturalistes, ni avec toutes les conventions du genre. Tout se passe comme s'il sentait la nécessité de procéder par étapes avant d'abandonner un genre qui a eu son heure de gloire, mais qui est entré en crise, et dont "l'infériorité" lui semble de plus en plus manifeste, comme il l'avoue à Claude Monet, dixhuit mois plus tard, en septembre 1891 : "Je suis dégoûté de plus en plus de l'infériorité des romans comme manière d'expression. Tout en le simplifiant au point de vue romanesque, cela reste toujours une chose très basse, au fond très vulgaire ; et la nature me donne chaque jour un dégoût plus profond, plus invincible, des petits moyens. D'ailleurs, c'est le dernier que je fais. Je vais me mettre à tenter du théâtre, et puis à réaliser ce qui me tourmente depuis longtemps, une série de livres d'idées pures et de sensations, sans le cadre du roman" (136). LA RUPTURE AVEC LE ROMAN 1) Le Journal d'une femme de chambre :

Ce roman qu'il a en train et qui l'enthousiasme aussi peu, n'est autre que Le Journal d'une femme de chambre qu'il ne publiera en volume que... neuf ans plus tard, en juillet 1900 ! Voilà qui en dit long sur son dégoût ! Il en sent tellement les insuffisances et les limites qu'il refuse pendant des mois d'y travailler et que son épouse, l'ex-théâtreuse Alice Regnault, imagine des chantages absurdes pour l'y contraindre... (137) Le succès de ventes, en France (146.000 exemplaires vendus de son vivant), et à l'étranger (des traductions dans une dizaine de langues, sans parler de multiples contrefaçons) ne changera rien à son impression. Il y pousse pourtant plus loin que dans les trois romans "autobiographiques" la destructuration qu'il appelle de ses vœux (138). L'adoption de la forme du journal lui permet de nous présenter une succession d'épisodes qui n'ont d'autre lien entre eux que la narratrice, à qui ses multiples places de femmes de chambre ont donné une riche expérience des dessous, ou des arrière-boutiques, des classes dominantes : "Prudents d'abord, et se surveillant l'un l'autre, ils [les maîtres] en arrivent peu à peu à se révèler, à s'étaler tels qu'ils sont, sans fard et sans voiles, oubliant qu'il y a autour d'eux quelqu'un qui rôde et qui écoute, et qui note leurs tares, leurs bosses morales, les plaies secrètes de leur existence, tout ce que peut contenir d'infamies et de rêves ignobles le cerveau respectable des honnêtes gens. Ramasser ces aveux, les classer, les étiqueter dans notre mémoire, en attendant de s'en faire une arme terrible, au jour des comptes à rendre, c'est une des grandes et fortes joies du métier, et c'est la revanche la plus précieuse de nos humiliations" (139). On comprend l'intérêt du procédé, pour qui entend précisément, à des fins de subversion sociale, arracher les masques de ses contemporains, comme il l'a déjà fait dans ses Chroniques du Diable de 1885, sous la défroque bien commode d'un diablotin aux pieds fourchus. Du même coup, la discontinuité chronologique - les souvenirs télescopent constamment le récit des événements de la journée - et la totale subjectivité sont plus que jamais de rigueur. Il est cependant à noter que Mirbeau ne se soucie guère de respecter la forme du "journal" qu'il est censé avoir adoptée, transgressant ainsi l'accord tacite passé avec ses lecteurs sur la foi du titre : nombre de chapitres ne sont pas datés ; la plupart des récits renvoient à des événements du passé ; et certains n'ont même aucun rapport avec la narratrice (notamment le chapitre X). Nouvel exemple de désinvolture. Mirbeau prend également de grandes libertés avec les codes des sacro-saintes "vraisemblance" et "crédibilité romanesque" : - En accumulant comme à plaisir les scènes choquantes, horrifiques ou caricaturales, au risque de se faire taxer une nouvelle fois d'exagération ou de caricature : pensons à l'histoire de "l'étrange relique", conte rabelaisien, ou à l'épisode scandaleux du baiser au tuberculeux. - En prêtant à sa soubrette, non seulement des coquetteries de style et des imparfaits du subjonctif qui ne manquent pas d'étonner, mais aussi des réflexions - par exemple, sur Paul Bourget, au chapitre V - ou des caricatures, qui de toute évidence n'appartiennent qu'à l'auteur. Au premier chef, la satire d'Oscar Wilde et des préraphaélites, au chapitre X. C'est ce que lui reproche, notamment, le romancier italien Luigi Capuana, qui se fait l'avocat de la crédibilité romanesque (140). Mais Mirbeau est bien en peine de canaliser son envahissante personnalité : quand quelque chose lui tient à cœur, il n'y a nulle structure qui

tienne, et nulle norme à respecter qui puisse l'empêcher de l'exprimer ! - En introduisant la suspicion au cœur même du récit : Célestine se méfie de sa propre imagination, de sorte qu'on n'a aucune garantie de véridicité, et qu'on ignore, en particulier, si le cocher Joseph est bien le violeur et l'assassin de la petite Claire, comme elle en est convaincue, ou s'il ne faut attribuer ses soupçons qu'à sa fascination pour le meurtre, qui l'"empoigne comme un beau mâle"... De fait, il n'a que mépris pour ce que l'on appelle crédibilité romanesque, c'est-à-dire l'impression artificiellement créée, chez le lecteur manipulé, que les faits qui lui sont présentés ont une réalité objective, ou, du moins, pourraient être tirés de la vie elle-même : ce n'est à ses yeux qu'un grossier mensonge, puisqu'il n'existe de réalité que réfractée par un "tempérament". Ce que l'on présente comme la "réalité" n'est en fait qu'une convention arbitraire. Pour sa part, il s'emploie donc, à force de désinvolture, à faire apparaître crûment ces faux semblants indispensables au genre romanesque. De même qu'il bafoue la "vraisemblance", il transgresse de nouveau les règles de la composition, dont il fait, dans le droit fil de Diderot, éclater les artifices. Ainsi, avant l'impression du volume chez Fasquelle, il introduit au dernier moment un chapitre, le dixième, où il insère, en tout arbitraire, le contenu de deux chroniques parues dans Le Journal le 9 juin 1895 et le 10 janvier 1897, et qui n'ont pas le moindre rapport avec la trame du récit... Il est vrai que le romancier a bien pris soin, dans un avertissement liminaire, de prévenir ses lecteurs qu'il a "ajouté çà et là quelques accents" au pseudojournal de la femme de chambre, et pris le risque d'en "diminuer la force triste" : "Ceci dit ajoute-t-il ironiquement - pour répondre d'avance aux objections que ne manqueront pas de faire certains critiques graves et savants... et combien nobles" (141). S'inspirant d'une suggestion d'Yves Chevrel, Daniel Leuwers n'a pas tort d'y voir la coquetterie d'"un écrivain soucieux de se démarquer de l'étiquette naturaliste" : "En s'assimilant à la femme de chambre, Mirbeau se ferait le miroir idéal d'un milieu précis, mais en ajoutant 'quelques accents' bien personnels au prétendu témoignage originel, voire en réécrivant 'quelques parties', l'auteur du livre tendrait à dynamiter la formule naturaliste et à affirmer une originalité qui n'a que faire des supposées vertus du témoignage" (142), dont Mirbeau s'est toujours gaussé. De fait, aucun lecteur ne saurait être dupe de cette ironique précaution, qui, loin de légitimer la véracité du récit, souligne au contraire l'omniprésence et l'arbitraire du romancier, qui tire toutes les ficelles. Comme Jean-Paul Sartre dans La Nausée, Mirbeau "ne s'appuie sur le naturalisme que pour mieux s'en débarrasser" (143). Malgré cet effort, considérable, pour déconstruire le roman, il reste encore, dans Le Journal d'une femme de chambre comme dans les œuvres romanesques postérieures, un des stigmates du roman traditionnel : l'emploi, fréquent, du passé simple. Certes, il alterne ici avec le présent du journal, et avec le passé composé. Mais chaque fois qu'il est utilisé pour narrer le passé de Célestine, il retrouve les fonctions jadis dégagées par Roland Barthes : "Il suppose un monde construit, élaboré, détaché, réduit à des lignes significatives [...]. Grâce à lui, la réalité n'est ni mystérieuse, ni absurde, elle est claire, presque familière" (144). Il y a là une survivance de l'ordre classique, liée à l'éducation de Mirbeau et à ses vingt années de

galère journalistique, où la clarté importait avant tout. Mais elle est n'est guère compatible avec la vision du monde qu'il s'emploie à donner, presque au même moment, dans une étonnante création romanesque restée inconnue de tous pendant un siècle : Dans le ciel. 2) Dans le ciel : Un an après la prépublication du Journal d'une femme de chambre dans L'Écho de Paris, Mirbeau y fait paraître un nouveau roman, Dans le ciel, qu'il ne recueillera jamais en volume, pour des raisons que nous ignorons (145). Il s'agit pourtant d'une œuvre extraordinaire à tous points de vue, où il exprime une conception tragique, préexistentialiste, de la condition humaine, et évoque magistralement, après Balzac et Zola, la tragédie d'un peintre à la recherche d'un absolu qui perpétuellement se dérobe (il est bien payé pour le savoir !). Il y manifeste une désinvolture encore plus grande que dans La Femme de chambre. Nous avons de nouveau affaire à un récit "en abyme", mais plus sophistiqué que celui de Sébastien Roch : un premier narrateur, qu'on serait tenté d'assimiler à l'auteur, bien qu'il parle de lui sans la moindre complaisance, introduit le récit d'un "raté", d'une "larve" humaine, Georges, qui, après avoir raconté des épisodes discontinus de son enfance terne et ennuyeuse, entreprend de narrer l'histoire de son ami, le peintre Lucien - inspiré de Van Gogh - et reproduit plusieurs de ses lettres. Il y a donc trois niveaux dans le récit, trois "je", trois points de vue. Cette mise en abyme permet tout d'abord de faire coexister plusieurs temporalités et plusieurs subjectivités, ce qui tend à déconcerter le lecteur et porte atteinte aux prétentions du "réalisme", puisque les faits sont réfractés à travers trois consciences différentes, qui projettent sur les éléments du récit leur spécificité. Elle facilite également l'expression d'idées, à la faveur de la rétroaction exercée par les propos du troisième "je", Lucien, sur le second, Georges, et par le récit du deuxième narrateur sur le premier : comme dans La Nausée, la réflexivité débouche sur la réflexion. De cette mise en abyme découle l'impossibilité de suivre un ordre chronologique, et même d'établir un ordre tout court dans les visions du monde qui nous sont proposées. Les épisodes se suivent sans lien logique ni continuité chronologique, visiblement écrits au fil de la plume, au rythme du feuilleton hebdomadaire de L'Écho de Paris - ce qui explique peut-être le refus de Mirbeau de publier une œuvre qu'il a dû juger insuffisamment maîtrisée et travaillée. Cette volonté de ne pas "composer", de ne pas ordonner sa matière, peut s'expliquer aussi, mais en partie seulement, par le fait qu'à cette époque, Mirbeau se soucie peu de littérature, parce qu'il est en proie à de violentes angoisses : l'angoisse existentielle, fort ancienne, se double alors de doutes torturants et dévastateurs - qu'il prête à Lucien - sur ses aptitudes à créer, et se complique d'une terrible crise conjugale, si grave qu'il craint d'y laisser la raison et qu'il se voit déjà dans une petite voiture, sous les ombrages d'une maison de santé... (146) Faut-il s'étonner, dès lors, si l'histoire de Lucien s'achève dans le sang ? On ne saurait pour autant parler de "dénouement", dans la mesure où il n'y a aucun nœud, dans ce roman à fonds multiples. Désinvolture suprême : nous restons dans l'ignorance de ce que

deviennent les deux premiers narrateurs, contrairement à toutes les lois du genre. Comme si le romancier avait décidé de planter là son œuvre après une scène horrifique à souhait après laquelle il n'y a plus rien à dire - Lucien s'est coupé la main "coupable" - , scène d'autant plus impressionnante que tout se passe derrière une porte fermée et que le lecteur en est réduit à l'imaginer. Dans le ciel est également passionnant parce qu'il constitue une des tout premiers exemples du roman impressionniste rêvé par le jeune Marcel Schwob, qui est précisément un admirateur fervent de Sébastien Roch et de Dans le ciel. Selon lui, le finalisme propre au roman d'intrigue, où tout est agencé en fonction du dénouement, devrait laisser la place à "l'art de composer les impressions" (147). C'est bien ce qui se passe ici. Le récit est en effet totalement subjectif - nous avons même droit à un triple point de vue - et les faits y importent moins que l'impression qu'ils produisent sur les différents narrateurs, ce qui va sensiblement plus loin que Le Calvaire dans la voie du subjectivisme schopenhauerien, qu'évoque explicitement, par exemple, cette affirmation de Lucien : "Un paysage, c'est un état de ton esprit" (148). Plutôt que d'une succession d'événements, il s'agit d'une juxtaposition d'états d'âme et de sensations. La stricte continuité chronologique est balayée au profit de la discontinuité d'épisodes qui ne sont rapportés qu'autant qu'ils ont acquis, aux yeux de leur narrateur, une épaisseur particulière. À l'unité artificielle de la conception dramatique du roman succède l'unité naturelle des tons et des couleurs, transmués par "l'alambic" d'une conscience. En refusant ainsi tout agencement préétabli et tout cadrage prétendument rationnel ; en rejetant les règles et conventions arbitraires, aussi bien que les vieux mensonges de l'objectivité, de la mesure et de la vraisemblance ; et en laissant sa subjectivité envahir et imprégner toute son œuvre, à la manière de Van Gogh, qui lui sert de modèle en même temps que de sujet, Octave Mirbeau accomplit bien ici, dans le domaine du roman, une révolution du regard comparable à celle de ses "dieux" Monet et Rodin dans le domaine des arts plastiques. 3) Le Jardin des supplices : Après cette étonnante tentative sans lendemain, il publie, au terme de six années de travail et de rafistolage, une "monstruosité littéraire" : Le Jardin des supplices, qui paraît chez Charpentier-Fasquelle le 13 juin 1899. Elle ne ressemble à aucune œuvre connue, et brasse des genre et des tons peu habitués à frayer ensemble : le récit de voyage exotique et le catalogue des perversions sexuelles ; l'histoire d'un amour destructeur, comme Le Calvaire, et la peinture au vitriol des mœurs politiciennes, comme dans ses dialogues du Journal lors du scandale de Panama ; le grotesque de ses farces et l'horreur grandguignolesque de certains de ses Contes cruels ; l'humour noir à la manière de Swift (pensons, par exemple, à la longue interview du bourreau chinois) et l'invective de l'imprécateur ; des descriptions florales impressionnistes et des dialogues d'idées ; la caricature à la Daumier et l'esthétisme décadent à la Robert de Montesquiou ; l'érotisme sado-masochiste et l'ironie amère ; le symbolisme métaphysique (c'est la condition humaine qui constitue un jardin des supplices) et la parabole politique, signifiée par l'ironique

dédicace (149) ; la dénonciation du colonialisme et la description complaisante des plus atroces tortures sadiques (notamment les supplices de la cloche, de la caresse et du rat). Tout cela constitue un patchwork déconcertant pour le lecteur, qui ne sait jamais sur quel registre il convient de lire les morceaux de bravoure qui se succèdent. Dans sa remarquable préface à son édition critique de ce roman typiquement "finde-siècle", Michel Delon remarque que "Le Jardin des supplices peut faire rire parfois, en notre fin du XXe siècle, par ses excès grandiloquents et grand-guignolesques. Mais le rire est gêné par le mélange d'Emmanuelle et de guerre du Vietnam. Ce composé de catalogue Vilmorin et de rapport d'Amnesty International, noces forcées de l'esthétique et du militantisme, épanchement du naturalisme dans la décadence, veut nous provoquer en nous interdisant les jugements simplistes" (150). De fait, le jeu de miroirs entre civilisations opposées, le relativisme culturel - dans le droit fil des Lumières - et l'insistance marquée sur la dialectique à l'œuvre dans l'univers - c'est sur la pourriture qu'éclosent les plus belles fleurs, c'est de la mort que, perpétuellement, germe la vie - , tout souligne l'infinie complexité du réel et exclut tout manichéisme rassurant. De plus, à l'analyse, l'œuvre se révèle d'une ambivalence redoutable. Comme l'a fort bien montré Elena Real, "la hantise de la chair et de la mort" dont elle semble témoigner est "en même temps séduction tentatrice" ; et "ce qui se donnait comme dénonciation devient, paradoxalement, abandon aux voluptés de la chair, du néant et de la mort" (151). Que cette ambivalence foncière ait été pensée et planifiée par l'auteur, ou qu'il ait exprimé inconsciemment des pulsions et des fascinations qu'il s'efforçait de combattre en lui et qu'il prétendait stigmatiser chez les autres, le lecteur risque d'en être tout déconcerté. Car les images et les figures mises en œuvre associent constamment les contraires, non pas pour les fondre ou pour dépasser la contradiction, mais en les accumulant et en les entassant, ce qui "produit un hiatus, un vide, un effet de non-sens", et "entraîne les sens jusqu'aux vertiges de l'âme" (152). De surcroît, le roman est constitué de trois parties écrites à des époques diverses et que rien, au départ, ne destinait à coexister (153) : - Le "Frontispice" se réduit à une discussion sur le meurtre, entre gens de bonne compagnie : l'intelligentsia scientiste de la Troisième République. Mirbeau y reprend des passages entiers de chroniques antérieures ("La Loi du meurtre", "Divagations sur le meurtre", "À une fête de village", "Après boire" et "Après dîner"). Il relève d'un genre souvent pratiqué par Maupassant dans ses contes, où il s'agit d'introduire le thème et d'annoncer la thèse que le récit va devoir illustrer. Mais ici le romancier laisse discrètement percer son ironie critique, avant de donner la parole à un énigmatique personnage à la figure ravagée. - Dans "En mission", publié partiellement en 1893, en trois chapitres, plus substantiellement en 1895, en neuf chapitres, nous est racontée l'édifiante histoire de ce narrateur anonyme aux prises avec les requins de la politique, au premier rang desquels son "ami" le ministre Eugène Mortain, puis avec un autre prédateur, de charme celui-là, la belle

et énigmatique Clara, réincarnation de la Lilith biblique (154). En une centaine de pages, ce sont plusieurs dizaines d'années qui nous sont ainsi résumées. - Après une ellipse de deux ans, la troisième partie, sur un rythme complètement différent, ne nous présente qu'une seule journée de la vie du "héros" : la visite du bagne de Canton et du "Jardin des supplices" stricto sensu, qui est évidemment le morceau de roi. Elle s'achève sur des appels lancinants et ambivalents du narrateur - "Clara ! Clara ! Clara ! " - sans nous donner la moindre indication sur ce qu'il est advenu de lui jusqu'au jour de sa réapparition, lors du dîner évoqué dans le Frontispice. On ne saurait mieux souligner l'artifice de toute composition romanesque, et l'on comprend que Zola, qui y est resté très attaché, n'ait guère apprécié ce collage un peu trop désinvolte à ses yeux pour un genre qu'il veut "sérieux" et auquel il a prétendu donner la légitimation de la science. Le passé du narrateur lui gâche un peu l'évocation fascinante du jardin, écrit-il à son ami : "J'aurais préféré n'avoir que la seconde partie de votre livre" (155). De fait, la technique de récupération, de découpage et de collage de textes anciens éparpillés dans la presse et constamment retravaillés est révélatrice d'une remise en cause radicale des présupposés du roman balzacien ou zolien. En prépubliant des extraits, sans qu'ils constituent un ensemble cohérent, avec un début, un milieu et une fin, et en les intitulant de surcroît "Fragments", Mirbeau s'inscrit clairement dans le courant décadent, pour qui, à en croire Paul Bourget, "l'unité du livre se décompose pour laisser la place à l'indépendance de la page". Dans le processus inverse, quand il rapproche des textes de tons et de statuts différents, il attend de ces accouplements incongrus l'étincelle qui fera jaillir la lumière de la révélation : lointaine anticipation des procédés des surréalistes... Dans les deux cas, il procède à l'instar de son ami Rodin qui, tantôt décompose un ensemble tel que La Porte de l'Enfer en fragments isolés qui acquièrent une signification nouvelle (Le Baiser), tantôt assemble arbitrairement des morceaux indépendants dans l'espoir de créer des effets insolites et imprévisibles. Certes, il ne s'agit pas, dans Le Jardin des supplices, d'un processus inconscient, mais de l'œuvre d'un démiurge lucide qui tâche de conserver la maîtrise des matériaux qu'il manipule. Cependant, indépendamment de ses projets initiaux et de sa volonté, sa création finit par lui échapper quelque peu, et, comme s'il en était devenu en quelque sorte le spectateur, il voit lui aussi apparaître des significations imprévues auxquelles il va lui appartenir de donner une forme élaborée qui leur permette de s'insérer dans la trame romanesque. Ajoutons encore que, de nouveau, nous avons droit à des récits enchâssés les uns dans les autres, "en abyme". Un premier narrateur anonyme ("je ne sais plus quoi", écrit-il dès la troisième ligne du "Frontispice") laisse ensuite la place à un second, tout aussi anonyme, lequel donne régulièrement la parole à Clara, troisième "je", troisième point de vue. Autre "abyme" : le jardin des supplices désigne tout à la fois le roman de Mirbeau, le récit lu par le narrateur anonyme à ses commensaux d'un soir, la deuxième moitié de ce récit (la première étant intitulée "En mission") et la partie centrale du bagne de Canton, décrite dans une partie seulement de cette moitié de récit. Emboîtement auquel correspondent, dans l'espace du roman, les cercles concentriques du bagne.

Quant à la "vraisemblance", mieux vaut ne pas en parler, tant Mirbeau s'en soucie comme d'une guigne et se plaît à multiplier les accrocs. Le "débonnaire" bourreau chinois, par exemple, n'est pas seulement un artiste du scalpel, il est aussi un lettré qui s'exprime en un anglais châtié ; le faux embryologiste, naguère gangster de la politique, se mue en un amant veule et larmoyant, qui se veut défenseur des bonnes causes et des droits de l'homme ; quant à la féroce et sadique Clara, elle reprend à son compte les invectives de l'humaniste Mirbeau contre la barbarie coloniale dans une chronique de 1892, "Colonisons"... Comment le lecteur moyen pourrait-il s'y retrouver ? Gwenhaël Ponnau écrit à propos de ce type d'invraisemblances : "En rupture avec le code de vraisemblance des textes réalistes et naturalistes, de telles œuvres, à l'image d'À rebours, loin de la masquer, exhibent leur appartenance à la littérature" ; et il y voit "l'un des aspects les plus représentatifs des œuvres fin-de-siècle" (156). Mais, précisément, c'est l'étrangeté, c'est l'ambiguïté, c'est le caractère attrape-tout, hétéroclite et paroxystique de cette œuvre à nulle autre pareille qui, depuis près d'un siècle, exercent une étonnante fascination sur des millions de lecteurs travers le monde... (157) LA MORT DU ROMAN... OU LE RETOUR AUX ORIGINES ? 1) Les 21 jours d'un neurasthénique : Le mépris de Mirbeau pour l'unité de ton, la vraisemblance et la composition culminent en 1901, avec Les 21 jours d'un neurasthénique, autre "monstruosité littéraire", qui paraît chez Fasquelle à la mi-août. Elle ne saurait en effet être considérée comme un "vrai" roman, si l'on se réfère aux normes en usage au dix-neuvième siècle, puisqu'il s'est contenté de coudre, plus ou moins lâchement, cinquante-cinq contes parus, pour la plupart, entre 1895 et 1901, mais dont certains remontent... à 1887 ! À moins, bien sûr, de considérer que, ce genre étant "sans limites", comme le constatait Baudelaire, on est en droit d'étiqueter "roman" n'importe quelle production narrative. Mais, comme le note Maxime Revon, "mettre 'roman' sur cette marchandise, c'est une fiction qui fait croire à un lien qui n'existe pas" (158). En l'occurrence, le prétexte invoqué pour ce patient travail de collage est un séjour effectué par le narrateur, Georges Vasseur, dans une station thermale des Pyrénées - qui n'est pas nommée, mais qui n'est autre que Luchon, facilement identifiable, où Mirbeau a lui-même passé trois semaines pendant l'été 1897. Il y voit défiler des spécimens gratinés d'humanité, grotesques ou inquiétants, maniaques, canailles et forbans, les uns purement fictifs, les autres empruntés au Who is who de la politique, du barreau ou de l'armée : Georges Leygues, Me Du Buit, le général Archinard, Émile Ollivier... Belle occasion, pour notre contempteur du désordre établi, de se livrer à un ébouriffant jeu de massacre : toutes les valeurs et institutions respectées par l'imagination des foules abêties apparaissent comme autant de monstruosités, où l'absurde le dispute à l'odieux. Une nouvelle fois, le chaos de ces récits en abyme et à plusieurs voix reflète le chaos d'un univers sans rime ni raison et celui d'une société prise de folie. Comme l'a noté un connaisseur, Alfred Jarry, "c'est bien en effet la société tout entière qui se cristallise dans cette vingtaine de fripouilles

admirables à force d'ignominies" (159). Les militaires, les politiciens, les magistrats, les hommes d'affaires, les mondains, les petits bourgeois et les assassins de tout rang social sont tour à tour convoqués pour témoigner de la profonde et irrémédiable pourriture de la France anti-dreyfusarde. Cas limite, Les 21 jours d'un neurasthénique l'est également par l'expansion non contrôlée de la subjectivité du romancier. Jusqu'alors, elle se heurtait à un triple obstacle : le respect d'un minimum de conventions propres au genre (la crédibilité romanesque) ; la référence à ce qui est conventionnellement considéré comme le "réel" (la vraisemblance) ; et, pour ceux qui se situaient dans la mouvance réaliste-naturaliste, la prétention à l'objectivité, garante de la scientificité de la représentation du monde. Déjà mis à mal dans les premiers romans de Mirbeau, ces obstacles sont, cette fois, définitivement balayés. L'objectivité scientifique du romancier n'est, pour Mirbeau, qu'une rigolade : place, donc, à sa subjectivité sans limite et à la projection de sa neurasthénie sur tout ce qu'il perçoit ! Les conventions romanesques ne sont à ses yeux qu'une duperie : place à l'arbitraire de l'écrivain démiurge, seul maître à bord, qui arrange ses matériaux comme il l'entend ! Quant à la prétendue "réalité", elle est filtrée, chez tout un chacun, par les prismes déformants du conditionnement, et n'est donc qu'une représentation fantaisiste qu'il importe de disqualifier : place, enfin, à une vision différente des choses, celle de l'auteur ! En nous la faisant partager, Mirbeau nous aide à jeter sur toutes choses un regard neuf, il nous libère des idées toutes faites et des œillères, il nous "désaveugle" malgré nous. C'est ce que, entre autres "aveugles volontaires", André Gide n'a visiblement pas compris, quand il s'imagine naïvement que Mirbeau, ce grand enfant, n'invente à plaisir des monstres que pour se donner l'illusion donquichottesque de les pourfendre... (160) Comme si les guerres, les atrocités coloniales et les violences de l'oppression quotidienne étaient pure fiction... Pangloss pas mort ! 2) La 628-E 8 et Dingo : Les deux derniers récits publiés par Mirbeau de son vivant, et qui ne peuvent être classés dans la catégorie fourre-tout du roman que faute de dénomination appropriée, sont La 628-E 8, publié chez Fasquelle en novembre 1907, qui nous apparaît comme le récit d'un voyage en voiture à travers la Belgique, la Hollande et l'Allemagne wilhelminienne ; et Dingo, qui paraît, toujours chez Fasquelle, le 2 mai 1913, et qui se présente comme l'histoire de son chien. Ce chant du cygne sera achevé par Léon Werth, le plus fidèle disciple, Mirbeau, gravement malade, n'étant plus en état d'écrire. Cette fois-ci, il fait définitivement ses adieux à une forme romanesque qui est bien morte à ses yeux. - D'abord, il n'y a plus de personnages, c'est-à-dire d'êtres fictifs placés au centre du récit : c'est dorénavant la personnalité de l'écrivain qui envahit tout le champ, sans avoir besoin de s'encombrer de porte-parole peu crédible, comme dans Le Journal d'une femme de chambre, ou de se cacher derrière des masques faciles à percer, comme dans les romans "autobiographiques". Dès lors, tous les événements, vécus ou imaginaires, sont réfractés à travers son "tempérament", qui apparaît précisément comme "une étrange machine à

transfigurer le réel" (161). Aussi bien la Belgique, dont l'évocation semi-canularesque suscite l'ire de l'intelligentsia bruxelloise, que le petit village de Cormeilles-en-Vexin, dont les habitants, vingt ans après, n'ont pas pardonné au romancier un tableau jugé diffamatoire (162). Du même coup, l'identification traditionnelle du lecteur au "héros" de roman est exclue : il est dûment distancié. À l'émotion, qui naît d'un élan de la sensibilité, se substitue une connivence purement intellectuelle ; et à la sympathie du narrateur pour des êtres humains qui souffrent, succède un humour parfois féroce et ricanant, comme si Mirbeau avait "pris le parti de se moquer du monde" - et, au premier chef, de ses lecteurs - "après avoir pris au tragique ses misères", écrit André Dinar (163). Singulier infléchissement de perspective, par rapport à ses premiers romans. - Pour comble de provocation, les véritables "héros" ne sont pas des humains, mais sa voiture et son chien : • Sa voiture, la fameuse 628-E 8, permet la découverte du monde en toute liberté, bouleverse notre perception du monde et nous aide à nous débarrasser de nos œillères et de nos préjugés : alors que, dans l'impressionnisme "classique", l'observateur, immobile, enregistre les transformations du paysage sous l'effet de la lumière, avec son automobile, il se déplace désormais, et à vive allure, ce qui modifie radicalement sa vision des choses, et, par voie de conséquence, le modifie lui-même : il apparaît donc plus que jamais "ondoyant et divers", et traversé de contradictions qu'il confesse ingénument, au risque de se faire flageller par ses détracteurs. De surcroît, la voiture rapproche les peuples et les cultures antagonistes, facilite leur compréhension réciproque, et contribue du même coup à la réconciliation franco-allemande, dont Mirbeau se réjouissait si vivement pendant l'été 1905 (164)... L'apologie d'une machine dotée de toutes les vertus vaut condamnation sans rémission de l'espèce humaine. • Son chien Dingo est, de son propre aveu, "le symbole" d'un "livre de satire sociale" (165). Il est doté d'un flair infaillible - comme son maître ! - et décèle d'emblée les canailles et les fripons derrière les apparences bonhommes et les grimaces des personnes les plus respectables, par exemple Jules Claretie, l'administrateur exécré de la ComédieFrançaise, prototype du faux brave homme (166). Il est, remarque Ernest Seillère, l'équivalent du "bon sauvage" des Lumières, qui "sort directement des mains de la déesse Nature, sans avoir subi les dépravations de la culture" (167). En nous proposant son chien comme modèle alternatif à une humanité corrompue par une société injuste et homicide, Mirbeau renoue avec une tradition qui remonte jusqu'à Diogène : comme le célèbre cynique grec, il oppose les hommes, pourris par le sentiment de la propriété, par l'hypocrisie sociale et par la démagogie, au chien qui n'obéit qu'à des instincts élémentaires. Certes, il détruit et tue, lui aussi ; mais il n'en est pas moins un bon chien, cent fois meilleur que les humains dégénérés auxquels il est avantageusement confronté (168). Comme Diogène, Mirbeau continue de se livrer allègrement, avec la complicité de Dingo, à ce que les cyniques appelaient une "falsification" de toutes les valeurs et croyances des hommes, c'est-à-dire à la mise en lumière de leur absurdité ou de leur hypocrisie par le truchement du discours aidé de l'expérience.

- Ensuite, il n'y a plus d'action, ni d'intrigue, ni de trame romanesque, ni même de lien entre les épisodes ; et souvenirs, réflexions, impressions fugitives, fantaisies, caricatures, digressions, se succèdent, sans autre unité ni autre logique que celles de la volonté arbitraire du "romancier" qui va librement son chemin. En renonçant ainsi à tout effort de composition, et en affirmant par son propre exemple la totale liberté de l'écrivain, Mirbeau renoue avec une tradition vieille comme le roman et qui, au-delà de Sterne et de Diderot, remonte jusqu'à Rabelais. Comme eux, il "marque ainsi son horreur pour les conventions de la forme, il jette en ses ouvrages la vie à pleines mains", sans vouloir en "discipliner le grouillement confus" (169). La 628-E 8, surtout, apparaît comme un collage d'épisodes décousus et de chapitres hors d'œuvre. Ainsi en est-il du fameux chapitre sur "La Mort de Balzac", qui tenait tant à cœur à Mirbeau, et que, dans un moment d'incompréhensible faiblesse, il a consenti à supprimer in extremis, à la demande de la fille de Mme Hanska, soucieuse de défendre l'honneur maternel (170). Et aussi des sous-chapitres, liés à l'actualité, sur "BerlinSodome", sur les pogroms en Ukraine et sur Anna de Noailles, ou de celui qu'il consacre à la découverte des estampes japonaises par Claude Monet, à Zaandam. Il en sera de même dans Dingo, où Mirbeau ne renoncera que tardivement, pour cause d'inactualité, à insérer un chapitre désopilant, "Dingo chez Claretie", composé au plus fort de la bataille du Foyer (171), et où il insère quantité de récits secondaires et d'anecdotes : sur le maire Théophile Lagnaud et le cabaretier Jaulin, sur le notaire Anselme Joliton et l'opulente Irma Pouillaud. - Quant au "réalisme" - entendu au sens de volonté de se référer au réel, dans toute sa complexité - , qui imprégnait ses romans "nègres", ses romans "autobiographiques", et même encore Le Journal d'une femme de chambre, mais auquel Le Jardin des supplice a déjà porté un coup fatal en mettant l'imagination au poste de commande, il n'est plus désormais qu'un lointain souvenir. Certes, La 628-E 8 rapporte bien des expériences réellement vécues par le romancier, ou évoque des faits divers d'actualité ; mais le narrateur pousse la désinvolture, ou la coquetterie, jusqu'à avouer d'entrée de jeu - afin que le contrat avec le lecteur soit établi dès le début, comme le recommande Milan Kundera (172) - qu'il n'arrive plus à distinguer le vécu du rêvé : "Est-ce bien un journal ? Est-ce même un voyage ? N'est-ce pas plutôt des rêves, des rêveries, des souvenirs, des impressions, des récits, qui, le plus souvent, n'ont aucun rapport, aucun lien visible, avec les pays visités, et que font naître ou renaître en moi, tout simplement, une figure rencontrée, un paysage entrevu, une voix que j'ai cru entendre chanter ou pleurer dans le vent ? / Mais est-il certain que j'aie réellement entendu cette voix ? [...] / Il y a des moments où, le plus sérieusement du monde, je me demande quelle est, en tout ceci, la part du rêve, et quelle la part de la réalité. Je n'en sais rien" (173). Ambiguïté consubstantielle au roman depuis les origines... Son voyage en voiture à travers l'Europe est donc bien avant tout un voyage à travers lui-même, dans lequel il serait vain de chercher à tout prix le reflet d'une réalité objective : "révolution copernicienne à rebours", bien avant Proust... Il en est de même dans Dingo. Certes, Mirbeau y met en scène nombre de personnages réels empruntés au microcosme de Cormeilles-en-Vexin, et aisément reconnaissables (174). Mais il en déforme les traits à des fins de caricature, et il introduit la

fantaisie au cœur d'un récit qui ne se présente aucunement comme un reportage sur les mœurs arriérées des paysans du Vexin. Quant aux aventures de son chien Dingo, elles sont tellement "hénaurmes" qu'il est clair, d'emblée, qu'il s'agit d'un mythe, ou d'une mystification, ce qui revient au même, sans qu'il soit toujours aisé de déceler la part du grossissement spontané de l'œil d'Octave, celle de la galéjade destinée à se payer la tête de ses lecteurs - comme il s'est payé, un soir de 1889, celle d'Edmond de Goncourt - , la part du genre héroï-comique, et celle de l'affabulation didactique. Quoi qu'il en soit, dans cette "farce rabelaisienne" (175), la fonction de ce chien mythique, comme jadis celle de la femme de chambre ou du Diable de L'Événement, c'est d'abord de révèler les "bosses morales" de l'humanité et les dessous peu ragoûtants d'une société rongée par le sordide, de même que le Chien blanc de Romain Gary servira de révélateur des fractures de la société américaine. La chronique villageoise à la Marcel Aymé ou à la Marius Noguès se double d'un conte philosophique à la façon de Voltaire ou de Sciascia. Mirbeau entend ainsi clairement dépasser les divisions littéraires héritées du passé et refuse tout cadre arbitraire et réducteur. Peu lui chaut de définir le genre de ses œuvres : roman, récit de voyage, essai, conte philosophique, recueil d'anecdotes, pamphlet, fable. On y trouve un peu de tout cela, sans doute, mais aucune de ces étiquettes ne saurait rendre compte de la richesse de ces œuvres foisonnantes, littérairement inclassables. Il n'obéit qu"à sa "fantaisie de voir" et à son "désir d'étudier", et va de l'avant sans se soucier de théoriser ce que doit être la littérature qu'il appelle de ses vœux. Mais s'il se garde bien d'en définir les contours - pas plus que ceux de la cité idéale - , c'est en marchant qu'il prouve le mouvement : il prêche d'exemple. Il est bien consternant que des esprits avertis tels que Remy de Gourmont, André Gide et Valery Larbaud, frappés de myopie comme les naturalistes brocardés par Mirbeau, n'y aient rien compris, et n'aient vu, dans La 628-E 8, l'un que "de la littérature de sport" (176), l'autre "les tremblements" d'un "enfant qui écrit tout chaud sans réfléchir" (177), et le troisième de "la pornographie du plus bas étage" (178)... UN PRÉCURSEUR Ainsi, Octave Mirbeau, venu tardivement et à contre-cœur à la forme romanesque, a manifesté une conscience aiguë de la crise du roman à "l'ère du soupçon"et des impasses de toutes les tentatives de renouvellement d'un genre condamné, y compris celles qu'il a luimême menées pendant une quinzaine d'années. Il s'inscrit ainsi dans le courant de ceux qui ont cherché à renouveler les formes narratives héritées de Balzac et de Zola et à échapper à la tyrannie des catégories esthétiques en vigueur, tels que Huysmans et Gourmont, Schwob et Lorrain, Rodenbach et Dujardin, avec qui il a été en contact constant (179). La totale subjectivité, qui remet en question le pseudo-"réalisme" ; la discontinuité logique et chronologique, qui sape le finalisme inhérent aux récits bien construits ; le refus de l'intrigue et l'élimination du romanesque, jugé par trop "vulgaire" ; la priorité accordée aux impressions et aux états de conscience ; la place décisive de l'imagination, des obsessions, voire des hallucinations, comme chez Dostoïevski ; la tendance à la polémique, qui tend à

faire du roman une annexe de la chronique et du pamphlet ; le mépris de la bienséance et le peu de cas qu'il fait de la crédibilité romanesque, au risque de susciter la suspicion du lecteur vigilant ; la prédilection pour tout ce qui choque la sensibilité, le confort moral et les préjugés de son lectorat petit-bourgeois ; la psychologie des profondeurs, influencée par les romanciers russes ; le choix de personnages à la fois exceptionnels et représentatifs de l'humanité tout entière ; la tendance au frénétisme, comme chez Barbey d'Aurevilly ; le rejet croissant de l'explicatif et la volonté affirmée de laisser subsister chez les êtres une bonne part de leur mystère : ce sont là autant de traits dont la combinaison, à des doses variables selon les œuvres "romanesques", est caractéristique de sa personnalité fascinante et contradictoire, en même temps que de sa représentation du monde et de son souci d'éviter les apories du roman et de dépasser les stériles oppositions entre les deux pôles du champ littéraire au tournant du siècle : le pôle naturaliste et le pôle symboliste.. S'il est vrai que l'admiration doit être historique et que - selon Kundera - "les grandes œuvres ne peuvent naître que dans l'histoire de leur art et en participant à cette histoire" (180), alors il convient d'admirer très fortement l'œuvre romanesque d'Octave Mirbeau, qui a bel et bien "participé" à l'histoire du roman, exploré des voies nouvelles et contribué à son évolution. S'il fallait absolument caractériser sa tentative, on pourrait dire qu'il a oscillé entre l'impressionnisme, qui culmine avec Sébastien Roch et Dans le ciel, et l'expressionnisme, qui atteint son paroxysme avec Les 21 jours d'un neurasthénique. À l'impressionnisme, il se rattache par la subjectivité de sa vision des êtres et des choses ; par son refus des artifices de la composition ; par son souci d'atteindre l'essence des choses pardelà leurs apparences ; et par la "mobilité" de ses "impressions" en fonction de ses humeurs et aussi, dans La 628-E 8, de la vitesse. Mais par son goût de l'exagération - fût-ce à des fins didactiques ; par le sens de la caricature, qui l'apparente à Daumier et à Ensor ; par son ironie grinçante ; et surtout par la projection sur toutes choses de sa personnalité exacerbée - si différente de la sérénité apparente de Claude Monet et de Camille Pissarro - , il annonce davantage l'expressionnisme, et se rapproche de Van Gogh, dont le destin lui a inspiré le peintre Lucien de Dans le ciel. Nombre de romanciers du vingtième siècle, qui se sont engagés sur les pistes qu'il a tracées, ont, peu ou prou, une dette envers lui. Il serait intéressant à cet égard d'étudier l'influence qu'il a pu exercer sur des auteurs aussi différents que Léon Werth et Marinetti (qui ont reconnu leur dette), Henri Barbusse et Roland Dorgelès, Céline et Kafka, André Gide et Jean-Paul Sartre (grand admirateur de Mirbeau) (181), Marcel Proust et Albert Camus, Alain Robbe-Grillet et Georges Bataille, Marcel Aymé et Christiane Rochefort, Emmanuel Bove et Romain Gary, Boris Vian et Raymond Queneau, Michel Ragon et Marius Noguès (182). NOTES 1. "À propos de l'Académie", Le Figaro, 16 juillet 1888 (recueilli dans Combats littéraires, à paraître chez Séguier en 1995, ainsi que toutes les chroniques littéraires citées dans ce chapitre). 2. "Le Manuel du savoir-écrire", Le Figaro, 11 mai 1889. 3. Il s'agit de l'article "Gustave Geffroy", qui a fini par paraître le 13 décembre 1892. 4. Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, Le Seuil, 1992, pp. 84-85.

5. Interview par Jules Huret, Enquête sur l'évolution littéraire, Thot, 1982, pp. 189-190. 6. "Maurice Maeterlinck", Le Figaro, 24 août 1889. 7. Voir l'article de Pierre Michel, "Mirbeau et Marguerite Audoux", in La Famille littéraire de Marguerite Audoux, La Sève et la Feuille, Ennordres, 1993, pp. 34-38. 8. Voir notre article "Mirbeau et Jarry", dans L'Étoile- Absinthe, n°49-50, janvier 1992. 9. Il a pris l'initiative d'une pétition, couronnée de succès, pour exiger la libération de Gorki, fin janvier 1905. 10. Voir notre édition critique de ses Chroniques musicales, à paraître fin 1994 aux Éditions JeanClaude Lattès. Il a défendu notamment Wagner, Augusta Holmès, César Franck, Claude Debussy et Richard Strauss. 11. Interview par François Crucy, L'Humanité, 27 novembre 1913. 12. Propos rapporté par Albert Adès, "La Dernière physionomie d'Octave Mirbeau", Grande revue, mars 1917, p. 154. 13. Voir les lettres de Remy de Gourmont à Mirbeau, conservées à la Bibliothèque Municipale de Caen. 14. Voir le récit qu'Eugène Montfort a fait de leur première rencontre, en juin 1900, dans le Mercure de France du 1er juin 1917, pp .414 sq. 15. Cf. le Journal littéraire de Léautaud, Mercure de France, 1955, t. II, pp. 24-25 ; et la Correspondance générale de Léautaud, Flammarion, p. 246. 16. Dans L'Écho de Paris du 9 mai 1893. 17. "Le Commissaire est sans pitié", Comoedia, 25 octobre 1907. 18. Voir l'échange de lettres avec Mallarmé, dans la Correspondance de Mallarmé, tome IV, p. 294 et p. 305. 19. Voir ses lettres à Maurice Barrès (fonds Barrès, à la B. N.). 20. Voir "Émile Hennequin", Le Figaro, 27 juillet 1888, et "Jean Lombard", L'Écho de Paris, 28 juillet 1891. 21. Dans une lettre à Léon Hennique du 30 octobre 1907 (collection Pierre Michel). 22. Lettre de Remy de Gourmont à Mirbeau du 13 mars 1891 (loc. cit.). 23. Mallarmé, Œuvres complètes, La Pléiade, p. 329. 24. Dédicace de L'Hérésiarque, Catalogue de la vente de la bibliothèque d'Octave Mirbeau, 1919. 25. Lettres de Saint-Pol Roux à Octave Mirbeau, Éditions À l'Écart, Alluyes, 1994. 26. Voir la préface de notre édition de la Correspondance avec Camille Pissarro, loc. cit. 27. "Edmond et Jules de Goncourt", L'Ordre de Paris, 13 janvier 1876. 28. "Edmond de Goncourt", Le Journal, 18 juillet 1896. 29. "La Fille Élisa", L'Ordre, 25 mars 1877. (article recueilli dans le n° 2 des Cahiers Edmond et Jules de Goncourt, printemps 1994). 30. Ibidem. 31. Brochure traduite du bulgare et publiée par Pierre Michel, avec une préface d'Alain Corbin, aux éditions Côté-Femme, Saint-Denis, 1994. 32. "Sur La Fille Élisa", L'Ordre, 29 mars 1877 (article recueili dans les Cahiers Goncourt, n° 2, 1994). 33. "À un magistrat", Le Journal, 31 décembre 1899. 34. "Edmond et Jules de Goncourt", L'Ordre, 13 janvier 1876. 35. "Edmond de Goncourt", art. cit. Jean-Louis Cabanès parle, chez les Goncourt, d'"esthétisation des paysages". 36. "Edmond et Jules de Goncourt", L'Ordre, 12 janvier 1876. 37. Ibid., 7 janvier 1876. 38. Interview par Maurice Le Blond, L'Aurore, 7 juin 1903. 39. "La Comédie de la gloire", L'Écho de Paris, 3 mai 1889. 40. Barbey d'Aurevilly, Les Œuvres et les hommes, 1865. 41. Barbey d'Aurevilly, Œuvres complètes, Pléïade, p. 1049. Sur l'influence de Barbey, on peut se reporter à la communication de Jean-François Nivet, "Octave Mirbeau et Jules Barbey d'Aurevilly", dans les Actes du Colloque Octave Mirbeau du Prieuré Saint-Michel de Crouttes (Orne), 1994, pp. 51-56.

42. Préface du Jardin des supplices, Folio, pp. 32-33. 43. Dédicace à Alfred Houssaye des Petits poèmes en prose de Baudelaire. 44. Ibidem. 45. Voir notre préface aux Petits poèmes parisiens, À l'Écart, Alluyes, 1994. 46. Dans Le Gaulois du 7 janvier 1881. 47. Sur la "fascination" de Mirbeau pour Baudelaire, voir notre article, "Octave Mirbeau et le symbolisme", à paraître en 1995 dans Littérature et nation, Université de Tours. 48. Lettre à Hervieu du 25 juillet 1885 (tome I de la Correspondance générale). 49. Mirbeau a précisément intitulé "Un Fou" l'article du Gaulois qu'il a consacré à Tolstoï le 2 juillet 1886. 50. Ibidem. 51. Lettre à Juliette Adam du 2 août 1886 (fonds Juliette Adam, Bibliothèque Nationale). 52. Lettre à Hervieu du 25 juillet 1885, loc. cit. 53. Lettres de ma chaumière, 1885, Laurent, p. 5. 54. Voir la lettre de Paul Hervieu à Mirbeau d'octobre 1886 (catalogue Drouot de 1987) ; et l'article de Paul Bourget sur Le Calvaire, dans la Nouvelle revue du 1er janvier 1887. 55. Correspondance avec Rodin, p. 65. 56. Lettre à Hervieu du 20 juillet 1887 (Arsenal, Ms.15.060, f.54) (t. II de la Correspondance générale). 57. Lettre à Léon Tolstoï, À l'Écart, Reims, 1991, p. 15. 58. Pour une analyse plus approfondie de l'influence de L'Idiot, voir la communication de Pierre Michel, "Octave Mirbeau et la Russie", dans les Actes du Colloque d'Angers Voix d'ouest en Europe, souffles d'Europe en ouest, 1993, Presses de l'Université d'Angers, pp. 469-470. Sur l'influence de Tolstoï, ibid., pp. 463-468. 59. Correspondance avec Monet, p. 163. 60. Sur leurs jugements, voir notre biographie d'Octave Mirbeau, pp. 346-354. 61. Interview par Maurice Le Blond, L'Aurore, 7 juin 1903. 62. Op. cit., p.156. 63. Voir notamment la Correspondance avec Pissarro, p. 77, à propos d'Albert Aurier ; et son article "L'homme au large feutre", du 26 octobre 1896, à propos de William Morris (article recueilli dans le tome II des Combats esthétiques). 64. Lettres à Alfred Bansard des Bois, p. 145. 65. "La Fin d'une légende", Le Gaulois, 28 avril 1880. 66. Albert Adès, "L'Œuvre inédite d'Octave Mirbeau", Excelsior, 3 juin 1918. 67. Interview par Louis Vauxcelles, Le Figaro, 10 décembre 1900. 68. "Le Salon I", La France, 1er mai 1885 (recueilli dans le t. I des Combats esthétiques). 69. "Le Salon II", La France, 9 mai 1886 (ibid.). 70. Jules Huret, op. cit., p. 188. 71. Georges Lecomte, Ma traversée, Robert Laffont, 1949, p. 84. Paul Alexis pour sa part considérait que le chapitre II du Calvaire aurait et tout naturellement sa place dans Les Soirées de Médan. 72. Lettre à Paul Hervieu de mars 1888 (t. II de la Correspondance générale). Voir l'analyse de L'Abbé Jules, dans notre biographie d'Octave Mirbeau, ch. XI, notamment pp. 350-351. 73. Voir Pierre Citti, Contre la décadence, P.U.F., 1987, chapitre III. 74. Voir notamment "Kariste parle", Le Journal, 25 avril et 2 mai 1897 (articles recueillis dans le tome II des Combats esthétiques). 75. Publiées par Pierre Michel, Les Belles Lettres, 1994. 76. "Un Crime d'amour", Le Gaulois, 11 février 1886. 77. Paul Bourget, Essais de psychologie contemporaine, Plon, 1901, p. 19. 78. "Vincent Van Gogh", L'Écho de Paris, 31 mars 1891 (t. I des Combats esthétiques, p. 443). 79. Contes cruels, t. II, pp. 423-428. 80. Tous les journaux, y compris les petites feuilles de province, publient des romans en feuilleton, parfois même deux ou trois en même temps. Pour les romanciers, c'est une garantie de ressources. 81. Dans une lettre inédite d'Élémir Bourges à Mirbeau, de juin 1901 (collection Hayoit).

82. "Après boire", Le Journal, 6 novembre 1898. 83. "Le salariat est-il autre chose que la forme moderne et déguisée de l'antique esclavage ?", "Jean Tartas", article de 1890 recueilli dans L'Orne littéraire, n° spécial Octave Mirbeau, 1992, p. 97. 84. Sur l'art du conte, on peut se reporter à la communication d'Yves-Alain Favre dans les Actes du colloque Mirbeau d'Angers, op. cit, pp. 343-350 ; à l'article de Pierre Michel, dans L'Encrier renversé, Castres, n°17, 1992, pp. 58-60 ; et à notre préface des Contes cruels. 85. Robert Ricatte, La Création romanesque chez les Goncourt, 1964, p. 463. 86. "Roland", La France, 8 mai 1885. 87. "Le Suicide", La France, 10 août 1885. Sur L'Écuyère et La Belle Mme Le Vassart, voir les préfaces de Pierre Michel à l'édition critique de ces deux œuvres, à paraître. 88. "Paul Hervieu", Le Journal, 28 septembre 1895. 89. Alain Robbe-Grillet, "Nature, humanisme, tragédie", in Pour un nouveau roman (1963). 90. Alain Pagès, Le Naturalisme, P.U.F., 1989, p. 74. 91. Sur les relations entre Mirbeau et Zola, voir nos deux articles : l'un dans les Cahiers naturalistes, n°64, 1990 ; et l'autre dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, printemps 1994.. 92. "Littérature infernale", L'Événement, 22 mars 1885 (recueilli dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, printemps 1994). 93. La Revanche, 26 novembre 1886. 94. La Revue bleue, 11 décembre 1886, p. 761. 95. Lettre à Paul Hervieu du 3 novembre 1886 (Littératures, Toulouse, n°26, printemps 1992, p. 243). 96. Lettre à Paul Hervieu du 2 mars 1884 (Correspondance générale, t. I). 97. Roland Barthes, Le Degré zéro de l'écriture, Seuil, 1954, p. 29. 98. Michel Raimond, La Crise du roman, José Corti, 1966, p. 308. 99. Dans le chapitre V de la troisième partie, l'héroïne, Geneviève Mahoul, entend "le murmure ardent" des voix "de la nature entière" qui "affolent son cerveau" (p.287). Notons que Mirbeau fait également parler la nature dans le texte liminaire des Lettres de ma chaumière, qu'il rédige au même moment et qui paraît également en 1885. 100. Recueilli dans les Contes cruels, t. I, pp. 259-265. 101. Marius-Ary Leblond, La Société française sous la Troisième République, Alcan, 1905, p. 6. 102. Le Calvaire, Éd. Nationales, 1934, p. 196. 103. Le Cri du peuple, 26 janvier 1887. 104. Pierre Bourdieu, op. cit., p. 164. 105. Lettre à Paul Hervieu de septembre 1887 (t. II de la Correspondance générale). 106. Albert Adès, " L'Œuvre inédite d'Octave Mirbeau", Excelsior, 3 juin 1918. 107. Barbey d'Aurevilly, Le Dessous de cartes d'une partie de whist, in Œuvres romanesques, Pléïade, 1966, t. II, p. 132. 108. "Ce qui est absurde, c'est la confrontation de cet irrationnel (du monde) et de ce désir éperdu de clarté dont l'appel résonne au plus profond de l'homme" (Essais, Pléiade, 1965, p. 113). 109. "Impressions littéraires", Le Figaro, 29 juin 1888. 110. Cité par Mirbeau dans une lettre à Philippe Gille (extrait dans un catalogue s.l.n.d., coll. P. Michel). 111. Cité par Albert Adès, dans La Pyramide - Trois hommes et une vérité, étude manuscrite, f. 9 (collection Mme Adès-Theix). 112. Michel Raimond, op. cit., p. 422. 113. Catalogue Charavay, n°52.245 (t. II de la Correspondance générale). Peut-être la lettre est-elle adressée à Jean Lorrain, dont le compte rendu a paru dans L'Événement du 23 mars 1888. 114. Voir Jean Vigile, "Mirbeau et le Perche", dans les Actes du Colloque Octave Mirbeau de Crouttes, pp. 35-50. 115. Lettre à Mirbeau du 16 avril 1888 (Correspondance de Mallarmé, t. III, p. 184). 116. Georges Lecomte, "L'Œuvre d'Octave Mirbeau", Grande revue, mars 1917, p. 28. 117. Paul Desanges, Deux essais : Octave Mirbeau - Romain Rolland, Les Forgerons, 1916, p. 47. 118. Th. Delmont, "Le Prêtre dans la littérature du XIXe siècle", Revue de Lille, novembre 1905, p.

507. 119. Pierre Mille, Le Roman français, Firmin-Didot, 1930, p. 130. Sur L'Abbé Jules, voir l'article de Pierre Michel, "Aux sources de L'Abbé Jules", dans Littératures, n° 30, printemps 1994, pp. 73-87. 120. Sur le viol probable de Mirbeau par son maître d'études, le célèbre Stanislas Du Lac, voir notre biographie, chapitre II, pp. 42-46 ; et les Actes du colloque d'Angers, op. cit., pp. 341- 342. 121. Sébastien Roch, fin du chapitre V de la première partie. 122. Catulle Mendès dans L'Écho de Paris, qui a prépublié le roman, le 17 mai 1890 ; Séverine, sous le pseudonyme de Renée, dans Le Gaulois du 12 mai ; et Émile Bergerat dans le Gil Blas du 11 mai. 123. Roland Barthes, op. cit., p. 27. 124. Sébastien Roch début du chapitre II de la deuxième partie. 125. Sur cette mise en abyme, voir les pages qu'Isabelle Saulquin y consacre dans son mémoire de maîtrise dactylographié, Les Formes du mal dans l'œuvre d'Octave Mirbeau, La Sorbonne, 1991-1992, pp. 57-60. 126. Michel Raimond, La Crise du roman, José Corti, 1966, p. 309. 127. Sébastien Roch, chapitre V de la première partie. 128. Ibid., Éd. Nationales, 1935, p. 131. 129. Michel Raimond, op. cit., p. 308. 130. Ibidem. 131. Lettre à Catulle Mendès, fin décembre 1889 (Correspondance générale, t. II). 132. Collection Hayoit (ibid.). 133. Lettre à Paul Hervieu (ibid). 134. Sébastien Roch, loc. cit., p. 266, p. 267 et p. 268. 135. Ibid., p. 248. 136. Correspondance avec Monet, p. 126. 137. Voir le Journal des Goncourt, t. III, p. 642. 138. Pour une analyse plus poussée de la genèse du roman, voir notre introduction à l'édition critique du Journal d'une femme de chambre, à paraître en 1995. 139. Le Journal d'une femme de chambre, Garnier-Flammarion, p. 51. 140. "Il Giornale di una Cameriera", Fanfulla della domenica, 28 octobre 1900. 141. Avis au lecteur, op. cit., p. 29. 142. Daniel Leuwers, "Commentaires" sur Le Journal d'une femme de chambre, Livre de Poche, 1986, pp. 469-470. 143. Voir Jean-François Louette, "Naturalisme et mise en abyme dans La Nausée", à paraître dans les Actes du colloque Sartre qui s'est tenu au Havre en juin 1991. Rappelons que Sartre était un admirateur de Mirbeau. 144. Roland Barthes, op. cit., p. 26. 145. Voir sur ce point les hypothèses que nous avons émises dans notre préface de Dans le ciel, loc. cit., pp. 18-20. 146. Sur cette crise, voir Pierre Michel, Alice Regnault, épouse Mirbeau, À l'Écart, Reims, 1993, pp. 36-41 ; et la biographie d'Octave Mirbeau, pp. 472-473. 147. Article paru dans Le Phare de la Loire, 15 avril 1889. 148. Dans le ciel, p. 92. 149. "Aux Prêtres, aux Soldats, aux Juges, aux Hommes qui éduquent, dirigent, gouvernent les hommes, je dédie ces pages de Meurtre et de Sang". 150 Préface du Jardin des supplices, Folio, 1986, p. 36. 151. Elena Real, "L'Imaginaire fin-de-siècle dans Le Jardin des supplices", dans les Actes du colloque d'Angers, op. cit., p. 233. 152. Ibidem. 153. Sur la genèse du Jardin des supplices, voir notre article dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, printemps 1994. 154. Sur ce thème, voir la contribution de Julia Przybos, "Délices et supplices : Mirbeau et Jérome Bosch", Actes du colloque d'Angers, op. cit., pp. 207-216. 155. Lettre de Zola à Mirbeau du 1er juin 1899, ancienne collection Daniel Sickles.

156. Gwenhaël Ponnau, "L'Écriture dans les marges", Europe, novembre-décembre 1991, p. 87. 157. Une nouvelle preuve nous en est apportée par les Actes du colloque Mirbeau d'Angers, par exemple, où cinq communications traitent du Jardin des supplices, alors que L'Abbé Jules et Les Affaires sont les affaires n'ont droit qu'au tiers d'une communication... 158. Maxime Revon, Octave Mirbeau, Nouvelle revue critique, 1924, p.23. 159. La Revue blanche, 1er septembre 1901. 160. André Gide, Prétextes, 1963, p. 115. 161. Roland Dorgelès, Portraits sans retouches, Albin Michel, 1952, p. 135. 162. Cf. Jacques Lombard, "Vingt-cinq ans après Dingo, Cormeilles-en-Vexin hait encore Octave Mirbeau", Paris-Soir, 11 septembre 1932. 163. André Dinar, Les Auteurs cruels, Mercure de France, 1942, p. 104. 164. Voir son texte sans titre, publié par nos soins, dans les Cahiers Mirbeau, n° 1, 1994, "Mirbeau et la réconciliation franco-allemande." 165. Interview par Georges Pioch, Gil Blas, 11 août 1911. 166. Cf. le chapitre "Dingo chez Claretie", publié par Pierre Michel dans le n° 1 des Cahiers Octave Mirbeau, 1994. 167. Ernest Seillère, op. cit., p. 63 (texte manuscrit). 168. Romain Gary reprendra la même idée et le même procédé dans Chien blanc, où il écrit notamment : "Le seul endroit au monde où l'on peut rencontrer un homme digne de ce nom, c'est le regard d'un chien" (Gallimard, 1970, p. 177). Pour lui, comme pour Mirbeau, l'éloge du chien vaut (presque) condamnation de l'homme : "Lorsque vous voyez dans un chien un être humain, vous ne pouvez vous empêcher de voir un chien dans l'homme et" - ajoute- t-il très mirbelliennement - "de l'aimer" (ibid., p. 247). 169. Paul Desanges, "Octave Mirbeau", La Clarté, mai 1913, p. 231. 170. La Mort de Balzac a été publié par Pierre Michel et Jean-François Nivet, Éd. du Lérot, Tusson, 1989. 171. Ce chapitre inédit figure dans le manuscrit de Dingo conservé dans les archives Claude Werth.. 172. Cf. Milan Kundera, "Le Jour où Panurge ne fera plus rire", L'Infini, n°39, 1992. 173. La 628-E 8, Éditions nationales, 1936, pp. 1-2. 174. Voir notre introduction à Dingo, dans notre édition de l'Œuvre romanesque de Mirbeau, à paraître en 1995. 175. André Dinar, op. cit., p. 105. 176. Propos rapporté par Paul Léautaud, Journal littéraire, t. II, p. 441. 177. Gide, Journal, à la date du 8 décembre 1907. 178. Correspondance Valery Larbaud-Marcel Ray, 1980, t. I, p. 244. 179. Voir l'article du GREGES, "Les Romans de la décadence", Europe, novembre-décembre 1991, pp. 76-83. 180. Milan Kundera, art. cit. 181. Voir Jean-Paul Sartre, Écrits de jeunesse, p. 145. 182. Michel Ragon a consacré plusieurs articles à Mirbeau, en particulier un texte intitulé "Mon ami Mirbeau", recueilli dans les Actes du colloque d'Angers; et il a accepté de présider honorifiquement la Société Octave Mirbeau. Pour sa part, Marius Noguès a consacré plusieurs articles enthousiastes à des œuvres inédites de Mirbeau, Combats politiques et Contes cruels. Octave eût à coup sûr vu en eux des "esprits fraternels".

CHAPITRE VII UN DRAMATURGE DÉCAPANT OU COMBATS POUR LE THÉÂTRE "Le théâtre tel que vous l'aimez et tel que nous le rêvons est impossible. Il faut un public nouveau, qui ne pourra se former que par une complète révolution sociale, une refonte entière de nos lois et de nos mœurs. Tout se tient". Octave Mirbeau, lettre à Edmond de Goncourt, 1888 "Au théâtre, je parle des dirigeants du théâtre, on ne peut pas se familiariser avec la vérité. La vérité les irrite, les offusque. Mais le public, lui, ne demande qu'à sentir la vie dans une œuvre et s'y émouvoir." Octave Mirbeau, lettre à Jules Claretie, 1906 "Les farces sociales de Mirbeau sont terribles et vraies. Mirbeau est la vie même, sans embellissement, mais sans charge. S'il écrit des farces, c'est que farce est la vie, et grosse, et grotesque". Ernest Tisserand, Cahiers d'aujourd'hui, 1922 LE THÉÂTRE SE MEURT, LE THÉÂTRE EST MORT Octave Mirbeau n'est venu que tardivement au théâtre - du moins sous son propre nom, car il est éminemment probable qu'il a dû faire le "nègre" pour des dramaturges en panne d'inspiration (1). Mais il n'a pas cessé pour autant de s'y intéresser et d'y mener aussi "le bon combat". Les premiers articles signés de son patronyme, à L'Ordre de Paris, en 1875 et 1876, sont des chroniques dramatiques. Et l'une de ses dernières interventions publiques, qui fit grand bruit, en novembre 1911, dans le Landerneau des théâtres parisiens, était un bilan des plus critiques de la production théâtrale du temps (2). Ajoutons que, très tôt, dans ses chroniques, il recourt à la forme dialoguée, qui constitue pour lui le meilleur entraînement avant d'affronter la rampe à son tour. Ainsi, dans L'Ordre de Paris (notamment le 12 octobre 1876, où il imagine précisément un dialogue entre un directeur de théâtre et un jeune auteur dramatique), dans L'Ariégeois (où l'on trouve, par exemple, le 31 juillet 1878 un dialogue "à se tordre", comme disait Sarcey, à propos d'une tournée en province du ministre de l'Intérieur, de Marcère) et surtout dans Le Gaulois (3), il a fait ses gammes et donné d'éclatants témoignages de sa capacité à manier à la fois le parler vrai et la dérision : mélange étonnant, dont il sera le maître incontesté. Plus tard, de 1890 à 1892, voire au-delà, il donne à L'Écho de Paris une succession de

"Dialogues tristes", fort admirés de Marcel Schwob et de Stéphane Mallarmé, parmi lesquels les premières moutures d'Amants et de Vieux ménages. Enfin, parallèlement à ses premiers romans officiels, il travaille épisodiquement - sans doute de 1888 à 1890 - à une adaptation théâtrale du Calvaire, dont le manuscrit est conservé à la bibliothèque de l'Institut, mais qui n'a jamais été représentée, probablement faute d'avoir été jugée à la hauteur de ses ambitions. Tout prouve donc que, de longue date, le théâtre a exercé sur lui une attirance, voire une fascination, qui ne se sont jamais démenties. Et pourtant, avec sa constance habituelle, il n'a cessé, pendant plus de trente-cinq ans, de crier à la mort du théâtre. En 1885, il constate par exemple que "le théâtre tout entier est en proie à une maladie lente, mais sûre, qui ne peut qu'empirer tous les jours et qu'il n'est au pouvoir d'aucun médecin de guérir" (4). Inutile d'incriminer des boucs-émissaires qui n'en peuvent mais : "Le théâtre ne meurt ni du billet de faveur, ni de la cherté des places, ni de la censure" - comme s'obstinent à le croire ceux qui refusent de regarder en face une situation déplorable - ; "le théâtre meurt du théâtre. Depuis plus de trente ans, tous les soirs, sur tous les théâtres, on joue la même pièce" (5). Quelques mois plus tôt, peu après son retour d' Audierne, il dressait un état des lieux fort peu réjouissant : "Les directeurs ne veulent plus recevoir de belles œuvres, les auteurs ne veulent plus en faire, le public ne veut plus en entendre, les comédiennes ne veulent plus en jouer". Et il ajoutait : "Les véritables auteurs aujourd'hui sont la couturière et l'entremetteuse [...]. Car c'est ça le théâtre, le théâtre d'aujourd'hui, c'est ça, c'est tout ça. De la chair nue, des chiffons, des ficelles, un peu de gaieté triste et beaucoup de dégoût ; la toute-puissance de la coterie, le triomphe de l'industrialisme sur le talent ; de la bêtise, de la vanité, de la vénalité, et cette blague grossière et basse qui, la bouche tordue, les joues fardées et la voix canaille, hurle sinistrement l'avilissement d'un peuple et la fin d'un monde" (6). La crise du théâtre ne fait en effet que refléter la crise générale d'une société décadente et moribonde, et Mirbeau l'évoque avec les mêmes accents crépusculaires que pour traiter de l'irrémédiable "fin" de la France dans ses chroniques politiques de ParisJournal, de 1880 à 1882, et des Grimaces, en 1883. Si "le théâtre, qui vit du public, ne peut être autre qu'il est actuellement", c'est parce qu'il témoigne d'"une crise sociale qui ne se modifiera que par une révolution radicale dans les mœurs et dans le goût" (7). Autrement dit, ce n'est pas demain la veille : "L'heure n'appartient pas aux don quichottismes inutiles", conclut-il avec un découragement qui ne lui est pas coutumier (8). En attendant cette très hypothétique révolution culturelle qu'il appelle de ses vœux depuis 1877 et à laquelle il va œuvrer, quoi qu'il en dise, avec son habituel "don quichottisme", il n'y a rien à espérer : "Le théâtre tel que vous l'aimez" - écrit-il à Edmond de Goncourt au lendemain de la première, fort chahutée, de Germinie Lacerteux, en décembre 1888 - "et tel que nous le rêvons est impossible. Et les chefs-d'œuvre n'y peuvent rien. Pour le conquérir et l'imposer, il faut conquérir et imposer des tas de choses que nous ne sommes pas près d'avoir. Il faut un public nouveau qui ne pourra se former que par une complète révolution sociale, une refonte entière de nos lois et de nos mœurs. Tout se tient" (9). À défaut de cette "révolution

sociale" problématique, il caresse un "rêve magnifique" - et radical : la suppression pure et simple du théâtre (7) ! Et, pour aider à la mise à mort, indispensable à l'hypothétique résurrection, il appelle les spectateurs un tant soit peu lucides et exigeants à faire la grève des salles de spectacle - "que chacun reste chez soi !" (11) - comme, parallèlement, il invite les électeurs à faire la grève des urnes (12) : "tout se tient", en effet. Quelles sont, selon lui, les causes profondes du mal qui ronge et tue le théâtre ? 1) Le capitalisme : Le mal vient tout d'abord du triomphe de l'économie capitaliste et du mercantilisme généralisé, et, subsidiairement, de l'émergence de la nouvelle classe dominante : une bourgeoisie dépourvue de toute sensibilité esthétique (13), et dont le seul moteur est la recherche du profit à n'importe quel prix, à l'instar d'Isidore Lechat, symbole de l'omnipotence de la classe exploiteuse, et dont le modèle principal n'est autre que le propre patron de Mirbeau au Journal, l'entrepreneur panamiste Eugène Letellier. Elle a transformé toutes choses en vulgaires marchandises, on l'a vu, et elle soumet toutes les productions de l'esprit et les œuvres d'art à la dure loi de l'offre et de la demande. Le théâtre n'est donc plus qu'une industrie, y compris, hélas! sur les scènes d'État, qui auraient dû donner le bon exemple, mais qui, la concurrence aidant, sont amenées à s'aligner sur les scènes privées. À en juger par le Paysage Audiovisuel Français d'aujourd'hui, son discours, hélas! n'a rien perdu de son actualité... Il s'ensuit que les préoccupations artistiques sont naturellement bannies des scènes parisiennes, puisque, c'est bien connu, les grandes œuvres ne font pas recette - pensons aux multiples échecs d'Henry Becque. Dès lors, les pièces ne sont plus qu'une production industrielle comme une autre, qu'on achète, qu'on vend, et qu'il convient de rentabiliser au mieux. 2) Le public : Le public des théâtres, sans lequel aucun profit ne serait possible, a été modelé, conditionné, abêti, par des années d'aliénation et de mutilation, comme tout un chacun. Il a, comme Mirbeau l'écrit plaisamment à Goncourt, "une âme de mirliton et d'orgue de barbarie" (14). Certes, la fraction éclairée du peuple a su résister au rouleau compresseur du nivellement intellectuel en forgeant ses armes dans la lutte des classes, comme Mirbeau va l'illustrer dans Les Mauvais bergers. Mais le théâtre parisien n'est évidemment pas fait pour les prolétaires : "Il a été détourné de sa véritable fonction sociale. Il a subi la loi néfaste et injuste qui veut que tout soit pour les riches et qu'il n'y ait rien, dans la nature et dans la vie organisée, qui appartienne aux pauvres" ; il est donc devenu "un privilège de délassement pour les classes aisées" (15). Or que vont chercher au théâtre les représentants de ces "classes aisées" en quête de "délassement" ? Dès 1881, Mirbeau répond que tous ces gens qui donnent l'assaut aux loges et aux fauteuils d'orchestre lors des générales et des premières, viennent au théâtre pour des

quantités de "raisons" - si l'on ose dire - qui n'ont rien à voir avec l'œuvre. Et pourtant, ce sont ces gens-là qui , de leur autorité privée, assurent le succès ou condamnent au four (16)... Les uns vont s'y montrer, exhiber leurs tenues à la mode, leurs bijoux, leurs maîtresses, ou jouer de la lorgnette à la recherche de tout ce qui pourrait alimenter les prochains cancans (17). D'autres en attendent une digestion bien tranquille, que ne trouble aucune émotion vraie ni aucune réflexion. D'autres encore, ou les mêmes, viennent y renifler de jolies femmes dans la salle et, sur la scène, "de la chair nue" rendue encore plus affriolante par le talent des couturières. Tous exigent d'y trouver la confirmation de leurs préjugés de classe, la satisfaction de leur inébranlable bonne conscience, et un simple divertissement qui les rassure et renforce les mythes dont leur confort moral a besoin. Le plus recherché de ces mythes, sur le marché des illusions, est naturellement l'amour : "Le public veut de l'amour et ne veut que de l'amour. Les littérateurs sont bien forcés d'en vendre. Ils en vendent en boîte, en sac, en flacon, en bouteille. Ils en vendent de frais, de conservé, de mariné, de fumé. L'étonnant est qu'après en avoir tant vendu, ils en aient encore à vendre, sous quelque forme que ce soit..." (18) Non pas de l'amour torture et possession, de l'amour dévastateur, tel que Mirbeau l'a peint dans La Belle Mme Le Vassart, Le Calvaire et Le Jardin des supplices, ou tel qu'il le retrouve dans les lithographies d'un "esprit fraternel" qu'il a porté aux nues, Félicien Rops. Mais un amour de bonne compagnie, "enrubanné", idéalisé, aseptisé, qui ne menace ni l'équilibre bien entendu de l'individu, ni l'ordre social prétendument rationnel. Cet amour, qui fait rêver les comtesses et les portières, les Mme Bovary de province et les midinettes, est le plus délicieux des dérivatifs : tout se passe comme s'il n'y avait "au monde que l'amour, le crime d'amour, le sacrifice d'amour et tout ce qui s'ensuit, adultère, divorce suicide" - il faut bien que la morale soit sauve - , alors qu'"il y a d'autres passions qui soulèvent l'humanité, il y a des intérêts, des besoins, des souffrances" (19). Mais de ces "besoins" et de ces "souffrances", le public bourgeois tient-il vraiment à en entendre parler sur la scène ?... 3) Les directeurs : Connaissant le profil des consommateurs de spectacles, les entrepreneurs qui possèdent les salles de théâtre et les gestionnaires avisés qui les dirigent n'ont pas d'autre choix, s'ils veulent non seulement rentrer dans leurs frais, mais, plus encore, "faire de l'argent", que de leur offrir ce qu'ils attendent. Le mercantilisme entraîne inéluctablement un abaissement au niveau du public. Si "les directeurs ne veulent plus recevoir de belles œuvres" (20), c'est tout simplement parce qu'ils ne sont que "les chefs d'une exploitation commerciale" : "Ayant en mains les intérêts d'actionnaires ou de commanditaires, il[s] encour[en]t, par cela seul, de graves responsabilités" ; et, peu soucieux de "compromettre l'argent qui [leur] est confié", ils évitent comme la peste "les hardiesses dangereuses" et, dans la pratique, jouent bel et bien le rôle de "censeurs" (21). Parmi ces "hardiesses", bien sûr, figure au premier chef "l'art", que l'industriel du théâtre, comme le prototype du bourgeois chanté dans L'Épidémie, repousse "avec une fierté comique", comme s'il s'agissait de quelque maladie honteuse. Pourtant, selon notre idéaliste, "l'art ennoblirait sa profession" et "l'éléverait très haut, parmi les plus belles et les

plus fécondes" (ce qui sous-entend qu'il n'a pas perdu tout espoir d'en amener peu à peu quelques uns à adopter un point de vue moins réfractaire aux préoccupations artistiques) : "Il ne veut pas en entendre parler comme étant indigne de lui. L'art est bien pour les naïfs qui n'ont pas de commanditaires, pour les imbéciles qui s'en vont, rêvant à de grandes choses..." (22) Et pourtant, en 1877, Mirbeau soutenait paradoxalement que les directeurs pourraient, s'ils avaient un peu de courage, sortir le théâtre de ses ornières. À condition de ne lui faire "aucune concession", ils auraient les moyens de remodeler intelligemment le goût des spectateurs, qui ne sont pas tous inéducables : "C'est aux directeurs à diriger le grand public, au lieu de s'abaisser à lui" (23). Mais il a vite perdu ces illusions : un seul, parmi les gestionnaires des grandes salles, aura cette audace : Albert Carré, qui osera monter Pelléas et Mélisande de Debussy-Maeterlinck à l'Opéra Comique, en 1902, et qui réussira ainsi à faire goûter une musique rare à quelques "âmes naïves" venues sans préjugés ni œillères (24). C'est que les directeurs ne sont pas seulement des entrepreneurs soucieux de rentabilité, et qui pourraient à la rigueur miser sur le renouvellement ; ils sont eux aussi sortis du moule "culturel" dominant : bourgeois eux-mêmes, l'art les effraie comme une corruption... 4) Les critiques : Dans cette tâche de castration du théâtre, la veulerie des directeurs est activement renforcée par les critiques dramatiques, qui sont de la même farine que les critiques d'art : aussi inutiles et aussi malfaisants : "Une des principales causes de l'infériorité si constatée du théâtre, c'est la critique [...]. Jamais la critique n'a su discerner un ouvrage remarquable, trouver un artiste, faire surgir un nom glorieux. Les grands, elle les a étouffés, toujours, sous ses quolibets de gavroche, et sous ses doctrinailleries de pion. Les médiocres, elle les a pris, choyés, élevés" (25). Les détenteurs de la rubrique théâtrale des quotidiens sont en effet à l'unisson du public : "Au fond, que demande la critique à un auteur ? De l'amusement, une distraction de quelques heures, et c'est tout. Elle vient au théâtre pour se reposer. Son sacerdoce s'arrête là : son idéal n'est pas autre que celui du public. Elle considère un auteur dramatique comme un clown, un gymnaste, un prestidigitateur, et elle ne réclame de lui rien de ce que peut donner un artiste. Si elle a pris un plaisir quelconque à une curiosité de mise en scène, à un mollet de femme, à une toilette, tant mieux ! Si, n'ayant rien entendu, ou n'ayant rien compris, elle s'est ennuyée, tant pis ! Elle louangera dans le premier cas ; elle éreintera dans le second. Alors, à quoi bon la critique, si, par l'éducation, le goût et la science, elle ne se montre pas supérieure au public, si elle ne le guide pas, ne l'éclaire pas, ne lui fait pas comprendre ce qu'il y a de beau dans une scène, une phrase, une observation, dût-elle heurter son sentiment et faire violence à son jugement hésitant ?" (26) Bien pis : non seulement les critiques ne viennent pas au théâtre pour "comprendre et être émus" - "ils y viennent pour voir des décors, des petites femmes nues sur la scène, des femmes drôlement chapeautées dans la salle" - mais ils sont allergiques à "tout ce qui les dérange de leurs petites affaires, tout ce qui les distrait d'une belle cuisse, d'une belle croupe et d'un beau têton". Bref, "tout ce qui les force à penser, voilà l'ennemi !" (27).

À cette dommageable connivence entre le public et la critique, s'ajoute, entre la presse et le théâtre, une "camaraderie", qui confine parfois à la symbiose, et qui s'avère ruineuse pour l'art dramatique et pour les amateurs éclairés. D'abord, "les directeurs, assurés d'être soutenus dans leur ignorance, encouragés dans leurs fantaisies, défendus dans leurs fours par la presse, en prennent à leur aise avec le public", et en viennent à négliger le choix des pièces et des acteurs, la mise en scène etc. Ensuite, nombre de journalistes, alléchés par les gains faciles, entrent à leur tour dans la carrière dramatique, et les directeurs sont bien obligés de les jouer, sous peine de ruiner par avance les bonnes pièces que, par exception, ils pourraient avoir la fantaisie de monter. Aussi n'hésitent-ils pas : de même que, selon la loi de Gresham, "la mauvaise monnaie chasse la bonne", de même, selon Mirbeau, quand un directeur doit choisir "entre les bonnes pièces et les mauvaises", "il prend les mauvaises"... (28) Le prototype de ces êtres médiocres et envieux, qu'il compare à des "pintades" et qui tuent sûrement l'art dramatique, est "l'éminent bafouilleur du Temps", l'indécrottable Francisque Sarcey, son "Auguste Triperie" (29), également vilipendée par Alphonse Allais. Il incarne la "vulgarité", l'absence totale de sensibilité esthétique, et la dictature du prétendu "bon sens", au nom duquel il proscrit tout ce qui s'éloigne des canons de "la pièce bien faite", dont le modèle insurpassable est fourni par... Eugène Scribe ! "Être malfaisant et vil", "lâche comme l'impuissance d'où elle sort", il a "craché ignominieusement sur tout ce qui est beau" - notamment sur les œuvres d'Ibsen et de Becque. Et lui-même l'avoue sans ambages, dans une de ces interviews imaginaires dont notre polémiste a le secret : "Je suis une vieille canaille ! J'ai exalté tout ce qu'il y a de plus bas dans l'esprit de l'homme. J'ai adoré l'ordure et divinisé la stupidité..." (30) 5) Les acteurs : Le cinquième responsable de la mort du théâtre est le cabotinisme, tel que l'incarnent par exemple Frédéric Febvre, vice-doyen de la Comédie Française (31), Sarah Bernhardt (32), Mounet-Sully - qui se demande "à quoi bon des pièces", puiqu'il y a sa voix, ses gestes et ses dents... (33) - et surtout Constant Coquelin, "notre grand cabotin national", qui prétend "incarner la France", et dont les "2.809 portraits" et les "3.046 bustes" se répandent comme la peste (34)... Au lieu d'être de modestes servants de l'œuvre d'art, ils tirent toute la couverture à eux. Dans le star system qui triomphe sur toutes les scènes d'Europe, et notamment dans "cette forme monstrueuse d'anarchie" qu'est "la constitution de la Comédie-Française" (35) - où ils forment le comité de lecture, seul habilité à recevoir ou à refuser les pièces nouvelles - , ils oublient "l'humilité de leur rang social au point de se substituer à la littérature et de s'ériger en juges souverains" : "Ce qui pèse sur la littérature, ce sont les comédiens ; ce sont eux qui ouvrent ou ferment, suivant leur bon plaisir, la carrière d'un artiste et d'un écrivain. Les chefs-d'œuvre, et par conséquent une bonne partie de la gloire d'un siècle, sont à la merci d'une assemblée de Tabarins, de Paillasses et de Bobèches" (36). Tout se déroule à rebours du bon sens et de la justice, comme il ne cesse de le répéter depuis son scandaleux pamphlet d'octobre 1882, si souvent mal compris, contre la

cabotinocratie. Mirbeau appelle donc logiquement, en 1885, les auteurs dramatiques à "secouer une bonne fois ce joug qui compromet la dignité littéraire", en boycottant la Comédie-Française (37), et en réclamant avec lui l'abrogation du "décret impérial de Moscou", qui régit encore le Théâtre Français, et qui lui "semble une coupable folie et un illogisme notoire" (38). On sait qu'il n'obtiendra satisfaction qu'en octobre 1901, grâce au scandale suscité par l'acceptation "à corrections" de son chef-d'œuvre théâtral, Les Affaires sont les affaires, avec lequel il décidera de prendre d'assaut cette Bastille du conservatisme théâtral (39). Mais le comité de lecture sera rétabli neuf ans plus tard... 6) Les auteurs : Hélas ! si "aujourd'hui le comédien est tout", si on lui dresse "des statues, des palais et des panthéons", et s'il a la prétention exorbitante d'"être roi de la vie", au lieu de se contenter de la royauté des tréteaux, c'est parce que nous vivons dans une "époque de décadence" : "Plus l'art s'abaisse et descend, plus le comédien monte. Quand, au grand soleil de la Grèce, à la pleine clarté du jour, le peuple applaudissait, emporté dans le génie de Sophocle, le comédien n'était rien, il disparaissait sous le souffle superbe de l'œuvre" (40). Bref, le triomphe du cabotin est lié en grande partie à l'absence d'auteurs dramatiques dignes de ce nom. Pour la plupart, ce ne sont que des fabricants qui façonnent une pièce sur le modèle courant, pour être sûrs de ne froisser ni les comédiens, ni les directeurs, ni les critiques, ni le public. Dès l'époque des Grimaces, Mirbeau évoque avec dégoût "les auteurs qui, sous les ombrages de Chatou ou de Croissy, méditent des collaborations étonnantes pour les inepties des campagnes prochaines", qui "apprivoisent des couplets d'opérettes" ou "préparent des piécettes destinées aux casinos des divers bains de mer..." (41) Alors que l'art est l'expression d'une personnalité unique, celle de l'artiste, les industriels du vaudeville, de la revue, de la féerie ou du mélodrame peuvent se mettre à deux, voire à "trois cerveaux ramollis", pour accoucher laborieusement d'une ... ânerie telle que Peau d'âne (42). Pour la quasi-totalité de ces industriels de la scène, le théâtre doit se conformer à des règles impératives, qui l'éloignent radicalement de l'art et de la littérature, et qui établissent "un infranchissable abîme" entre "le penseur" et "l'homme de théâtre" : ce dernier doit en effet "soigneusement réprouver la noblesse du style, la vérité des caractères, les belles études de psychologie humaine, où la chair palpite, où l'âme s'épanouit, où la vie tout entière évoquée apparaît avec ses consolations et ses hontes. L'homme de théâtre ne connaît que les ficelles et les trucs qu'il manœuvre avec plus ou moins de dextérité. Il se sert de personnages qui n'appartiennent à aucun ordre zoologique, et, au moyen d'un mécanisme ingénieux, il leur fait débiter des phrases généralement stupides, mais toujours fabriquées dans des usines spéciales"... (43) Parallélisme logique avec les fabricants de toiles peintes qui monopolisent les cimaises des Salons et dont notre imprécateur n'a cessé de fustiger "l'industrialisme"...

Ainsi, "le théâtre ne meurt pas uniquement du décret de Moscou" - par lequel, en 1812, Napoléon a instauré le comité de lecture du Théâtre-Français - , "pas plus que des comédiens, qui ne l'aident point à vivre, pourtant. Le théâtre meurt du théâtre, voilà tout. Il meurt de ceux qui le dirigent aussi bien que de ceux qui lui fournissent sa nourriture empoisonnée et quotidienne. [...] Ces gens ne comprennent pas que les dix ou douze situations, que les huit ou dix thèses dont le théâtre se vêt si misérablement depuis vingt ans, sont usées, étramées, en lambeaux, en guenilles, à force d'avoir été retapées, retournées, ressemelées par un tas de raccommodeurs dramatiques qu'on persiste à traiter de génies" (44). Vingt et un ans plus tard, les Albert Millaud, Albert Delpit, Dumas fils et autres Gondinet ont laissé la place aux Lavedan, Donnay, Bernstein, Gandillot, Flers et Caillavet, mais le diagnostic de Mirbeau est aussi sévère. Alors que le théâtre "devrait être la peinture la plus fidèle de la vie", "il n'y a pas, peut-être, de genre plus gâté par la convention" : - Les personnages ne sont que des "marionnettes qui reparaissent immuablement dans toutes les pièces : la courtisane dévouée, la jeune femme sacrifiée, le jeune comte noceur, la vieille comtesse astucieuse, le gaga jovial, l'explorateur loyal et bourru, le jeune ingénieur naïf et tendre..." Naturellement, ces "pantins modernes ne ressemblent à rien de réel, n'ont aucune occupation pratique, n'ont pas à gagner leur vie", et n'ont pas d'autre utilité que de graviter "autour de coucheries laborieusement préparées, comme si la vie ne tendait qu'à ça..." - Les situations, imposées par les directeurs et acceptées par les auteurs, sont conformes à une prétendue "formule théâtre", qui n'est qu'un ensemble de "conventions fausses" (45). C'est cette "formule" que Mirbeau vitupérait déjà en 1885 : "Que ce soit une comédie, un drame, un vaudeville, une opérette, c'est toujours la même chose : un mariage contrarié pendant quatre actes, accompli au cinquième, avec l'inévitable scène du trois, préparée, amenée, par les mêmes moyens scéniques" (46). Même antienne en 1895, quand, au renouveau et à la richesse venus de Scandinavie, avec Ibsen et Bjørnson, il oppose "la honteuse routine et l'indicible pauvreté de notre actuelle littérature dramatique", avec ses "petits adultères", ses "petits mariages", ses "petites rosseries, et la scène des trois hommes au II, et celle des deux femmes au III, et tout le mécanisme archi-usé de ce métier auquel le public n'accorde plus qu'un intérêt distrait et qui va, de jour en jour, diminuant" (47). - Quant au dialogue, il n'est qu'une suite de "chroniques sur la politique, le patriotisme ou l'armée", au milieu desquelles retentissent "un cliquetis de mots à la main, des assauts de calembredaines, des jacasseries qui n'ont pas le plus lointain rapport avec une conversation réelle" (48). À l'artifice, aux conventions et au prétendu "esprit", qui règnent sur les scènes françaises, il oppose le souci prioritaire de la vérité humaine et sociale. Le résultat, c'est que, si abruti que soit le grand public, il finit par se lasser "de voir ces pauvres oripeaux déchirés passer sans cesse devant ses yeux", et qu'il commence, tardivement, à exiger une autre nourriture que les auteurs seraient bien avisés de lui fournir

: "Sous peine d'irrémédiable mort, le théâtre devra revenir à l'étude du caractère, à l'étude de la nature, en dehors de laquelle aucun art n'est viable ni beau" (49) - antienne de sa critique d'art... C'est ce que, pour sa part, il va finir par entreprendre. POUR UN THÉÂTRE VIVANT Face à cette coalition d'un public misonéiste, d'une critique rétrograde, de comédiens m'as-tu-vu inaptes à comprendre ce qu'ils jouent, de directeurs qui ne se soucient que de leur tiroir-caisse et d'auteurs qui ne sont habilités à confectionner à la chaîne que du factice et du conventionnel, la situation paraît bien bloquée. Toute tentative pour faire évoluer les choses semble donc vouée à l'échec, puisque, selon notre pourfendeur de fausses gloires, il faudrait une "révolution radicale dans les mœurs et dans le goût" (50) pour que tout change en même temps. Il a beau confier à Jules Huret, en 1891, qu'il attend le "chambardement général", qui permettra enfin de transformer "la littérature, l'art, l'éducation" et de donner naissance à un théâtre "socialiste" (51), il est bien trop lucide pour croire à cette utopie. Pourtant, sans attendre le grand soir, quelques rares auteurs et une escouade de jeunes passionnés d'art dramatique, poètes de la mouvance symboliste, acteurs en rupture de ban, directeurs improvisés, entreprennent de secouer le vieux théâtre poussiéreux de papa et s'engagent, tous azimuts, et avec des moyens dérisoires, dans des voies nouvelles en vue d'arracher l'art dramatique au monopole des "marchands de dattes", comme l'écrit drôlement Saint-Pol Roux, et aux contraintes de l'"industrialisme". Naturellement, Mirbeau les encourage et les soutient de sa plume, pour donner le maximim d'écho et d'impact à leurs tentatives, marginales, confidentielles, et qui risquent de paraître condamnées d'avance, dans une société vouée au culte du Veau d'or. Les jeunes rénovateurs savent qu'ils peuvent compter sur son enthousiasme et ne manquent pas de le solliciter. Citons les trois principales de ces tentatives. 1) Le Théâtre Libre : C'est ainsi qu'au moment de fonder le Théâtre Libre, dont l'objectif est d'introduire un peu plus de vérité au théâtre - par le type de pièces représentées et par les thèmes abordés, mais aussi par les décors, la mise en scène et le jeu des acteurs - , André Antoine s'adresse à deux reprises à Mirbeau - en juin 1887 et en août 1888 - , entre autres écrivains, dans l'espoir qu'il lui fournisse des œuvres originales. Bien que, sans doute, notre auteur ait déjà, dans ses tiroirs, une adaptation théâtrale du Calvaire, Antoine devra attendre dix ans pour qu'il l'autorise à monter une pièce de lui, L'Épidémie, représentée visiblement à contrecœur, le 14 mai 1898. Mais Mirbeau n'a pas manqué pour autant de saluer élogieusement la tentative de ce courageux innovateur, qui "a livré au vieux théâtre une guerre à mort, et victorieuse" : "Il a ouvert à la production dramatique un champ très vaste, tout neuf, et qu'il ne s'agissait plus que d'ensemencer" ; "il a débarrassé la mise en scène de ses traditions imbéciles, de ses routines imposées, de toutes les vieilleries cocasses jusque là invisibles pour la ramener à

plus de logique, à plus d'humanité, au pittoresque de la réalité, à l'émotion - la seule poignante - de la vie" ; "il a appris au comédien un art plus simple, plus naturel, plus rationnel, partant plus beau" ; et "il a été le premier à nous faire connaître, en des représentations mémorables, les auteurs étrangers contemporains : Tolstoï, Ibsen, Hauptmann" (52). Notre panégyriste a d'autant plus de mérite à chanter le los d'Antoine que celui-ci, prisonnier d'une conception étroitement naturaliste, a délibérément sacrifié L'Épidémie, dont le genre farcesque lui était inintelligible. Le "féroce" Mirbeau n'est guère rancunier... 2) Le théâtre symboliste : Il apporte également son aide à ceux qui, en partant de principes complètement opposés à ceux du Théâtre Libre, et même élaborés en réaction contre la tendance naturaliste incarnée par Antoine, n'en cherchent pas moins eux aussi à sortir l'art dramatique de ses ornières : non pas en y introduisant la "vérité", mais en faisant de lui le moyen privilégié de rendre sensible le monde des Idées. Ainsi, en mars 1892, quand Saint-Pol Roux le Magnifique, théoricien de l'Idéoréalisme, s'acoquine avec le jeune critique Camille Mauclair, le peintre Georges Rochegrosse et le compositeur Gustave Charpentier assemblage bien saugrenu ! - pour poser incongrument sa candidature à la direction du théâtre de l'Odéon, pour y succéder au boulevardier Porel, avec l'ambition proclamée d'y monter enfin l'Axel de Villiers de l'Isle Adam, la Florise de Théodore de Banville et La Dame de la mer d'Ibsen, œuvres d'accès difficile, est-ce tout naturellement vers Mirbeau qu'il se tourne pour donner plus d'impact à sa démarche. Non pas qu'il se berce d'illusions il la sait vouée à l'échec - , mais parce que, espère-t-il, l'acte symbolique qu'il pose contribuera peut-être à faire souffler "le vent de la révolte" destiné à "engloutir la caravane des marchands de dattes" (53). Parallèlement, un autre poète symboliste, Paul Fort, a créé le Théâtre d'Art, où il donne notamment des représentations de Théodat de Remy de Gourmont, des Aveugles de Maeterlinck et de La Dame de la mer. Et, peu après, Lugné-Poe et ses compagnons se lancent dans la grande aventure du Théâtre de l'Œuvre, qui monte notamment Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, le scandaleux Ubu Roi d'Alfred Jarry, Au-delà des forces humaines, de Bjørnson, et nombre de pièces d'Ibsen : Solness le constructeur, Brand, Un Ennemi du peuple - dont on entend comme un écho dans L'Épidémie - , Peer Gynt, Gabriel Borkman, Rosmersholm, et La Comédie de l'amour. Mirbeau n'est certes pas acritique : certains spectacles lui semblent nuire à la cause qu'ils prétendent servir - par exemple la représentation calamiteuse des Aveugles de Maeterlinck au Théâtre Moderne, le 11 décembre 1891 (54) ; il met en garde le Magnifique contre le risque de voir des œuvres supérieures telles qu'Axel ou La Dame de la mer vilipendées par un public obtus et une critique incompréhensive (55) ; il n'est pas a priori convaincu des possibilités scéniques de Peer Gynt (56) - mais il reconnaîtra, après la représentation, qu'il avait tort ; et il craint fort qu'au théâtre, comme en peinture et en littérature, les symbolistes n'oublient les règles fondamentales de la vie et les exigences de l'art dramatique.

Mais il est exceptionnel qu'il exprime publiquement ses réserves, et, au contraire, en dépit de certaines réticences, il ne manque pas une occasion d'encourager des tentatives qu'il considère comme globalement très positives. On leur doit surtout d'avoir acclimaté en France les deux dramaturges qui ont ouvert le plus d'horizons nouveaux et pénétré le plus profondément dans le mystère de l'âme humaine : le Norvégien Henrik Ibsen et le Flamand Maurice Maeterlinck, que Mirbeau a révélé au grand public dans son tonitruant article du Figaro, en août 1890. Le premier nous a appris qu'"il existe des âmes humaines aux prises avec elles-mêmes et avec la vie sociale" et nous a fait "éprouver au théâtre de fortes joies et de nobles émotions" (58). Le second l'"émeut" plus que tout, parce que, "dans aucune littérature, aucun poète n'a trouvé d'aussi sublimes analogies, n'a exprimé des âmes par des mots aussi inouïs" (59). Ce souci prioritaire des "âmes", c'est-à-dire de la seule réalité qui importe, les oppose radicalement aux naturalistes et à leurs dérisoires "boutons de guêtres"... Aussi notre imprécateur pourfend-il les "pintades" de la presse qui, tout aussi incapables que ces volatiles bornés de distinguer les colliers d'or des bouses de vaches, s'esclaffent devant L'Intruse de Maeterlinck (60), "s'embêtent" à Peer Gynt, n'y voyant que du "galimatias" (61), ou contestent le dénouement d'Au-delà des forces humaines au nom de leur psychologie étriquée et du happy end obligé (62). Et il rend un vibrant hommage au "courage", à "l'énergie", à la "ténacité", à "l'enthousiasme" et au "désintéressement" de Lugné-Poe, "qui, sans argent, sans décors, sans troupe, avec des œuvres comme Peer Gynt, du vieil Ibsen, sauve, de loin en loin, l'ignominie du théâtre contemporain" (63). Semblable éloge, en première page d'un quotidien qui tire à près d'un million d'exemplaires, et sous une plume aussi autorisée, confère à l'Œuvre ses lettres de noblesse et fait plus, pour sa reconnaissance, que toutes les petites revues d'avant-garde aux tirages confidentiels, lues par des jeunes impécunieux et déjà convaincus. Bien mieux : à la veille de la première de Pelléas et Mélisande de Maeterlinck, il accepte de signer de son nom prestigieux un article concocté par le jeune poète symboliste Camille Mauclair, et où il salue "l'audace" d'une poignée de "jeunes gens sans crédit", qui ont "l'insolence d'avoir des idées" et de les mettre en œuvre sans le soutien d'aucun "personnage influent" (64). Une fois de plus, il a accepté de s'effacer pour donner à des jeunes un coup d'épaules décisif. Comme dans le domaine des arts plastiques, Mirbeau donne un roboratif exemple d'ouverture d'esprit et de refus des dogmes et des étiquetages réducteurs. 3) Le Théâtre populaire : Enfin, au tournant du siècle, aux côtés de Romain Rolland et de Georges Bourdon, et avec le soutien de la Revue d'art dramatique, il se bat pour la création d'un Théâtre Populaire (65). Il s'agit d'abord, par un retour aux sources mêmes du théâtre, de rendre au peuple un art "d'origine et d'essence strictemenr populaire", qui "a été détourné de sa véritable fonction sociale" (66). Mais c'est également un combat politique et une entreprise pédagogique.

Anarchiste conséquent, il sait pertinemment que la société dont il rêve, et qui serait libérée de toutes les formes d'oppression, d'exploitation et d'aliénation, implique, non de "croupissantes larves" humaines, ou des "rhinocéros", mais des citoyens libres et conscients, "admirablement armés pour le travail et la vie sociale", et "purs de tout mensonge" (67). Or le théâtre peut être un excellent outil pédagogique pour donner au peuple "un commencement d'éducation morale et littéraire qui lui manque absolument." Mais encore faudrait-il pour cela qu'on lui offrît la possibilité, nonobstant l'excès de travail qui l'accable, "de prendre contact avec les chefs-d'œuvre anciens et modernes" (68). Cela implique d'abord que ce théâtre à créer soit financièrement accessible à tous, au lieu d'être réservé à une élite friquée. D'où la proposition de fixer un tarif unique d'un franc (vingt de nos francs d'aujourd'hui). Il est également souhaitable qu'il soit situé dans un quartier prolétarien, et non sur les boulevards où se pavane le beau linge et où les ouvriers ne se déplaceraient pas le soir. Ensuite et surtout, il convient que le répertoire choisi soit, non plus un vulgaire divertissement, mais "un enseignement pour tous" : "Non pas en flattant des passions étroites et transitoires, mais par la force seule, par la force éducative et civilisatrice de la beauté" (69). D'où ses suggestions : "On donnera au peuple ce qui lui manque le plus, des œuvres d'art, et on lui fera aimer l'humanité, la liberté, la vérité, tout ce qui relève l'homme, tout ce qui l'affranchit, tout ce qui lui donne conscience de la dignité de sa personne morale. Les lois et les religions ne sont que des instruments d'asservissement dans la main des plus forts ou des malins. Par la contrainte physique et par l'exploitation de l'inconnaissable, elles tiennent l'homme en tutelle : le peuple doit apprendre que les religions sont des mensonges et qu'il est le maître de la loi ; voilà ce que son théâtre devra lui montrer, par le moyen d'œuvres vivantes, simples, exprimant des idées générales sous une forme dramatique" (70). Et Mirbeau de citer en vrac Racine et Shakespeare, Schiller et Molière, Le Philosophe sans le savoir de Sedaine et Mangeront-ils ? de Victor Hugo. Il aurait pu, mieux encore, citer ses propres pièces, qui eussent parfaitement correspondu à l'attente des promoteurs du Théâtre Populaire, puisqu'il s'est précisément fixé pour objectif de réaliser au théâtre ce beau programme. Il est d'ailleurs à noter que Mirbeau est un des auteurs le plus souvent étudiés dans les Universités Populaires qui se développent parallèlement, avec son soutien, et qui participent du même souci de cultiver et de conscientiser le prolétariat (Les Mauvais bergers et L'Épidémie y ont été notamment représentés). Le beau projet n'aura malheureusement que peu de suite dans l'immédiat. D'abord à cause de l'inertie des "mauvais bergers" du gouvernement, tels que l'inénarrable Georges Leygues - qui devient alors la nouvelle tête de Turc de notre polémiste - , évidemment peu soucieux de transformer leurs moutonniers électeurs en citoyens revendicatifs. Ensuite, parce que les tentatives locales et éclatées n'attireront guère que l'élite intellectuelle du prolétariat, et non pas la masse des ouvriers d'usine, trop "harassés par le travail", la cervelle trop "ankylosée", pour chercher, le soir venu, d'autre "excitation" que les "rêves factices" et les "espoirs consolants" offerts par l'assommoir, comme Mirbeau en fera l'amer constat trois ans plus tard (71). Mais en fixant au théâtre populaire une mission émancipatrice - détruire les mythes qui maintiennent le prolétariat dans les chaînes - , et un objectif moral - lui donner l'amour de l'humanité, de la vérité et de la liberté, c'est-à-dire des

valeurs des Lumières qui sont les siennes depuis sa jeunesse et que l'affaire Dreyfus a réactualisées - , Mirbeau définit du même coup les principes de ses propres tentatives dramatiques. Au théâtre mystificateur et consolant, cher à Francisque Sarcey et à Hector Pessard, qui abrutit et émascule le prolétariat, il oppose un théâtre de combat, qui arrache les masques des puissants, qui dévoile des vérités trop longtemps tenues sous le boisseau, et qui affranchisse les esprits pour les rendre aptes à la révolte salutaire. Malheureusement ses propres pièces ne seront pas jouées avant 1938 sur le Théâtre Populaire dont il a élaboré le projet, devant un public plébéien avide de comprendre le monde pour pouvoir le transformer, mais sur des scènes de boulevard dirigées par des "mercantis", ou sur celle, momifiée, de la Maison de Molière, qu'il n'a cessé de fustiger depuis 1884. Ce n'est pas le moindre paradoxe que de voir notre contempteur patenté de la Comédie-Française se lancer victorieusement à l'assaut de cette forteresse au cours de deux batailles de longue haleine, pour y imposer Les Affaires sont les affaires et Le Foyer (72). Dans le dispositif de combat adopté par notre dramaturge, il convient de distinguer trois types d'œuvres différentes : - Une tragédie prolétarienne d'inspiration nihiliste autant qu'anarchiste, Les Mauvais bergers (15 décembre 1897), qui constitue à ses yeux une erreur. - Deux grandes comédies "classiques", de mœurs et de caractères, Les Affaires sont les affaires (20 avril 1903), qui sera le plus grand succès de la Comédie-Française, et qui remportera un triomphe sur toutes les scènes d'Europe, spécialement en Russsie (six traductions !) et en Allemagne (elle est jouée par dix troupes et dans cent-cinquante villes...) ; et Le Foyer (7 décembre 1908), qui suscitera un énorme scandale socio-politique et ne sera représenté au Théâtre-Français qu'au terme d'un procès, fortement médiatisé, que perdra le timoré administrateur de la Maison, Jules Claretie. - Et six petites pièces en un acte, créées entre décembre 1894 et février 1904, et regroupées en 1904, pour publication en volume chez Fasquelle, sous le titre générique de Farces et moralités. LES MAUVAIS BERGERS Les Mauvais bergers a été écrit alors qu'Octave Mirbeau est à peine rescapé d'une très grave crise morale, existentielle et conjugale (73), et au sortir de l'ère des attentats anarchistes, au cours de laquelle il s'est engagé à fond aux côtés de tous ceux qui rêvaient d'abattre "le vieux monde pourri croulant sous le poids de ses propres crimes" (74). Le 22 février 1896, il en parle à Edmond de Goncourt comme d'une "pièce politique terrible" (75). "Pièce politique", puisque, six ans après la tuerie de Fourmies (1er mai 1891), il évoque sur la scène l'écrasante responsabilité des politiciens bourgeois, complices d'un patronat de droit divin, dans le massacre d'ouvriers en grève par une armée de guerre civile, et il cloue au pilori d'infamie tous les "mauvais bergers" de toute obédience - y compris les socialistes, ce qui suscite l'ire de Jaurès - , qui mystifient le peuple à coup de belles paroles et de vaines promesses, avant que les gouvernants ne se décident à lui imposer, à coup de

balles, la paix des cimetières. "Terrible", parce que le dénouement, apocalyptique, loin de laisser entrevoir la germination de révoltes futures, comme Zola dans les dernières lignes de Germinal, est la mort de tout espoir : les ouvriers en grève, Jean Roule, le leader anarchiste, et sa maîtresse Madeleine, la pasionaria enceinte de ses œuvres, sont massacrés, et, avec eux, l'illusion d'un avenir radieux, comme Mirbeau l'explique lui-même : "Le cinquième acte, dans son symbolisme, comporte, sinon une solution, une conclusion assez effarante, d'une philosophie que beaucoup jugeront trop noire, mais dont ils ne pourront nier la grandeur sinistre et la terrifiante vérité. C'est celle-ci : l'autorité est impuissante ; la révolte est impuissante ; il n'y a plus que la douleur qui pleure, dans un coin, sur la terre, d'où l'espoir est parti. [...] Le jour où les misérables auront constaté qu'ils ne peuvent s'évader de leur misère, briser le carcan qui les attache, pour toujours, au poteau de la souffrance, le jour où ils n'auront plus l'Espérance, l'opium de l'Espérance... ce jour-là, c'est la destruction, c'est la mort !" (76) Cette conclusion n'est pas sans poser problème. Car elle reflète un nihilisme et une fascination de la mort, qui apparaissent au même moment, d'une façon paroxystique, dans Le Jardin des supplices, et qui inscrivent cette œuvre, qui se veut révolutionnaire, dans un courant décadent fort étranger à la vulgate anarchiste (77). C'est ainsi qu'à l'acte IV, Madeleine - qui est donc, elle aussi, à sa façon, un "mauvais berger" - s'écrie devant la foule des grévistes, et à côté d'un symbolique calvaire : "Offrez votre sang ! Si le sang est comme une tache hideuse sur la face des bourreaux... il rayonne sur la face des martyrs comme un éternel soleil... Chaque goutte de sang qui tombe de vos veines... chaque coulée de sang qui ruisselle de vos poitrines... font naître un héros... un saint... un Dieu !" Et la foule, exaltée par cette prédication, beaucoup plus religieuse que politique, de s'écrier qu'elle la suivra "jusqu'à la mort !" (78) Nous avons noté plus haut, au chapitre IV, cette contradiction déplorée par Jean Grave (79) - et relevée aussitôt par Jaurès - entre l'engagement libertaire de l'écrivain et le pessimisme radical du dénouement, qui supprime, avec l'espoir, le moteur de toute action. Tout se passe comme si le souci de vérité de l'écrivain, et aussi la catharsis, par le verbe, de ses obsessions personnelles, l'avaient emporté sur la foi du révolté ; ou comme si l'angoisse existentielle qui l'étreint depuis son adolescence, et qui, si souvent, lui a fait désirer la délivrance de la mort, notamment pendant toutes ces années de crise, avait balayé toutes ses illusions libertaires. Ce n'est pas la seule contradiction présentée par cette œuvre paradoxale. Ainsi, cette pièce où est posée "la question sociale", et où l'on retrouve moultes réminiscences de Germinal, a été donnée au Théâtre de la Renaissance, c'est-à-dire sur le boulevard honni par Mirbeau, et qui, selon la formule de Pierre Bourdieu, est "le lieu par excellence de l'assurance et de la réassurance bourgeoises" (80). Qui plus est, par deux monstres sacrés du théâtre de l'époque : la quinquagénaire diva Sarah Bernhardt dans le rôle de la toute jeune Madeleine, et le nabab Lucien Guitry dans celui du trimardeur libertaire Jean Roule ; et devant un parterre de nantis, de "clubmen, de financiers, de gros possédants, avec leurs

compagnes chargées de pierreries" (81)... Et tout ce beau linge de verser des larmes d'attendrissement et d'applaudir, avec une belle inconscience, à l'émouvant spectacle d'ouvriers mitraillés par nos merveilleux chassepots, comme, cent-treize ans plus tôt, la noblesse avait acclamé Le Mariage de Figaro... Populaire dans ses objectifs, Les Mauvais bergers ne l'est certainement pas dans sa mise en scène. Au contraire, son paradoxal succès - au demeurant peu durable : les recettes ne tardent pas à baisser et la pièce est retirée de l'affiche après trente-huit représentations - confirmerait plutôt la conviction récurrente de Mirbeau que, tout bien pesé, le théâtre et la littérature, comme la philosophie, la science et la politique, ne sont que des "mystifications". En faisant de la misère populaire un spectacle pour les bourgeois, et en recourant à des stars de la scène pour mieux faire passer un message qui se veut radicalement subversif, il s'est bel et bien fait récupérer par le système qu'il vitupérait. Et Jules Renard n'a pas tort d'ironiser sur le compte de tous les tartuffes des lettres qui s'enrichissent sur le dos du peuple, réduit au rôle d'ingrédient littéraire pour belles âmes en mal d'émotions fortes... (82) Autre paradoxe : Les Mauvais bergers est conçu comme une tragédie, non pas seulement à cause du dénouement, sanglant à souhait, mais surtout parce que, la situation une fois exposée, l'affrontement des classes est inéluctable, et ne saurait déboucher, dans la société capitaliste telle qu'elle est, que par l'écrasement du travail sous "le talon de fer" du capital (83). On peut appliquer à cette pièce les commentaires de Mirbeau, déjà cités, sur les tragédies de son ami et confident Paul Hervieu : "Au-dessus de ses personnages cloués à la croix sanglante des douleurs, plane un personnage mystérieux et terrible qu'on ne voit pas et qu'on sent être là toujours, un monstre dévorateur, comme la Fatalité antique". Avec cette différence qu'il s'agit ici, bien sûr, d'une "Fatalité moderne, représentation des lois humaines, où hurlent, combattent et se débattent les hommes douloureux", ce qui est de nature à "porter les cœurs à plus de pitié dans plus d'angoisse" (84). Fort bien. Mais cela soulève deux problèmes : - D'une part, en mettant en lumière le déterminisme social, avatar de l'antique fatum, Mirbeau ne tombe-t-il pas dans un travers qu'il critiquait chez les naturalistes et dans le roman post-balzacien (cf. le chapitre VI) ? Et ne donne-t-il pas à croire que tout peut s'expliquer, et qu'il existe une sorte de finalité obscure à l'œuvre dans l'histoire des hommes ? Double illusion, selon lui. - D'autre part, en voulant créer chez le spectateur de la "pitié" et de "l'angoisse" par des moyens scéniques un peu faciles, et que lui reproche, par exemple, un compagnon d'armes comme Alfred Athis (85) - la mise en scène du massacre - , il touche sa sensibilité superficielle. Il le bouleverse et le fait pleurer, alors qu'il souhaiterait éveiller sa conscience et le faire penser pour l'obliger à réagir. La catharsis aristotélicienne, telle que l'a bien analysée Rousseau, et telle que la critiquera Bertolt Brecht, exclut l'engagement : après avoir bien pleuré, les spectateurs, loin d'être transformés, se sont libérés d'un trop plein de pitié douloureuse, qui seul aurait pu les pousser à réagir. Mirbeau en a si bien pris conscience qu'il va rectifier aussitôt le tir en revenant à la comédie et à la farce. L'ultime paradoxe concerne la langue. Mirbeau prône un langage calqué sur celui de

la vie quotidienne : "Parler le langage, reproduire la mimique de la vie courante : point de discours, mais les mots, les exclamations, les gestes, les soupirs de chaque situation" (86). Or il tombe ici dans le travers qu'il dénonce chez les autres : plaquer des tirades et des discours politiques, alors qu'il entendait "ne faire que de la vie et de l'action directe", "sans prêche, sans tirades" (87). Certes, on retrouve aussi des formules-chocs, typiquement mirbelliennnes, inspirées pour une part par les interviews de patrons réalisées par Jules Huret dans son Enquête sur la question sociale, notamment au cours de l'acte II : "Le prolétaire est un animal inéduquable... inorganisable... imperfectible... On ne le maintient qu'à la condition de lui faire sentir, durement, le mors à la bouche et le fouet aux reins..." : "De quoi se plaindraient les ouvriers ? Ils sont très heureux" ; "L'ouvrier, mais c'est le champ vivant que je laboure, que je défonce jusqu'au tuf... pour y semer la graine de richesses que je récolterai, que j'engrangerai dans mes coffres..." (88) On rencontre également de ces dialogues tâtonnants, coupés de points de suspension, d'hésitations, de repentirs et de silences, dont Mirbeau, à l'instar de Maeterlinck, a le secret, notamment depuis ses Dialogues tristes de 1890-1892. Mais on a droit aussi à des "tartines" de Jean Roule (voir acte III, scène 5, et acte IV, scène 2), ou de Madeleine (acte IV, scène 2). Et, à côté" de répliques criantes de vérité, qui révèlent le fond d'âme des personnages en même temps que leur représentation du monde, le dialogue trimballe encore bien des scories et des "signes de littérature" - de mauvaise littérature - , qui ne dépareraient pas les pièces contemporaines : rhétorique conventionnelle, clichés, langue de bois, mauvais goût, images forcées... Surtout au quatrième acte. Ne citons que quelques exemples : "Ce cri qui sort des entrailles mêmes de l'amour" ; "De sa vase immonde, elle a sali la face auguste du pauvre" ; "C'est dans tes yeux... dans le ciel profond de tes yeux que je vois luire l'étoile future... et se lever, enfin, l'aube de la suprême délivrance !" (89) Doté d'une impitoyable lucidité sur son propre compte, et ayant pour ses œuvres, non pas les yeux de Chimène, mais au contraire ceux du plus intransigeant des Aristarques, Mirbeau connaissait mieux que personne les faiblesses de ce coup d'essai : "Il me semble que tout ce que j'ai fait est absurde et surtout bien inutile, et qu'au lieu de l'émotion et des idées dont j'aurais voulu parer ma pièce, elle ne contient que de la vaine déclamation et de la vaine rhétorique", écrit-il à Rodin en septembre 1897, trois mois avant la première (90). Sept ans plus tard, il avouera à Louis Vauxcelles qu'il "n'aime pas cette pièce" : "L'esthétique de ça est mauvaise... Il y a là-dedans de la conférence" (91). Il ira jusqu'à la renier complètement : "Je voudrais pouvoir [la] rayer de mes œuvres !", confiera-t-il à Paul Gsell en 1907 (92).

LES AFFAIRES SONT LES AFFAIRES ET LE FOYER "L'esthétique" de ses deux autres grandes pièces est heureusement beaucoup plus conforme à ce qu'il n'a cessé de préconiser. Quelles sont en effet, selon lui, les conditions

d'un théâtre vivant ? 1) "Des figures réelles" : En premier lieu, au lieu de "bonshommes de carton", il y faut, comme dans les romans, "des figures réelles", c'est-à-dire "des êtres vrais, complexes, risibles et misérables à la fois, avec des sautes de volonté et d'instinct, avec un tempérament physiologique, avec des tics même, comme tout le monde en a" (93). Des personnages qui ne soient pas la simple application des "immuables formules scolaires", ni "des thèses, des sur-thèses, des archi-thèses" chères au "bon Brieux" (94), avatar du Bon Dieu, mais qui résultent d'une "observation âpre, pénétrante, qui descend dans la vie profonde", comme celle d'Henry Becque, son maître et ami, qu'il n'a cessé de défendre bec et ongles contre les critiques obtus (95). C'est précisément ce qu'il a réalisé avec Isidore Lechat, type de brasseur d'affaires qui est passé à la postérité. Bien sûr, il est odieux en tant que gangster des affaires, responsable de la mort d'un ancien ami, de la ruine de milliers d'innocents, et du malheur de sa propre fille ; mais il est également pitoyable en tant que père accablé par la mort de son fils trop aimé, tué dans un accident de voiture - forme moderne de l'Anankè. Il est à la fois un fléau social qui use et abuse de l'impunité que lui confèrent ses millions et la maîtrise d'un grand organe de presse avec lequel il peut faire pression sur les ministres ; mais il est aussi un grand créateur, et même, paradoxalement, un "idéaliste" à sa façon, capable de donner vie aux rêves les plus fous, et pour lequel Mirbeau lui-même manifeste une surprenante sympathie (96). Il est en même temps roublard, retors, psychologue, d'une exceptionnelle finesse, quand il s'agit des affaires qu'il brasse avec maestria (notamment dans la scène de l'acte II avec Phinck et Grugh), et d'une rare lucidité quand il s'agit de politique ou de religion - au point que, par moments, il apparaît comme le porte-parole de l'auteur ! - ; mais complètement stupide et aveugle dès qu'il est question de sentiments, face à ses deux enfants par exemple : il ne comprend rien à la révolte de sa fille, qui eût dû lui crever les yeux, et il est acritique devant sa petite ordure de fils, qui ne possède aucune des qualités de son père et se contente de dilapider sa fortune. C'est cette complexité, celle de la vie-même, qui fait de lui un des personnages les plus vivants de tout le théâtre. Et Mirbeau l'a doté de façons de se déplacer, de tics de langage et de "mimiques" qui lui sont propres et qui lui confèrent une haute théâtralité, sans que ces particularismes l'empêchent d'être un "type" universel, au même titre que ceux de Balzac ou de Molière. On retrouve une complexité d'aussi bon aloi chez le baron Courtin et sa femme Thérèse, dans Le Foyer. Loin de se réduire à la fonction sociale qu'ils incarnent aux yeux du public (le politicien véreux, la mondaine adultère), ils sont individualisés et traversés de contradictions comme tout un chacun. Ainsi, Courtin, symbole de la charité hypocrite et exploiteuse de la misère humaine, et à ce titre détestable et méprisable, est aussi un être humain capable de souffrir ; il a des scrupules, des réticences, des naïvetés même (quand il découvre les réalités quotidiennes du "Foyer"); il est dupe de ses propres phrases, comme le lui fait remarquer son ami, le milliardaire Biron, qui, lui, n'est dupe de rien ; bref, il est une âme faible ballottée en tous sens, victime de son orgueil et de ses préjugés de caste.

Thérèse, quant à elle, n'a rien de la conventionnelle épouse adultère. Elle est déchirée entre une aspiration vague à l'idéal, à des principes moraux, à un sentiment amoureux "épuré du commerce des sens", qui la pousse vers "le petit d'Auberval", et une réalité blessante et décevante. Elle a un côté "fleur bleue", et s'imagine naïvement que le "sacrifice" de son corps, qu'elle consent à son mari pour le sauver, et le "sacrifice" de son jeune amant de cœur, qu'elle fait à Biron, la purifieront et lui éviteront d'avoir rien à donner en échange du "sacrifice" financier - très relatif, en vérité - qu'elle sollicite de son ancien amant. Au lieu des "marionnettes" conventionnelles, Le Foyer nous présente des êtres humains dont "le fond misérable" transparaît "sous l'odieux du social", comme le remarque justement André Delhay en 1938, lors de la reprise de la pièce au Théâtre du Peuple (97). 2) "Une société hypocrite et criminelle" : En deuxième lieu, Mirbeau voulait que ces personnages "pris sur le vif" et "semblables à tous ceux que nous voyons autour de nous" fussent mis "aux prises avec toutes les préoccupations qui se heurtent dans nos cerveaux modernes, préjugés du passé, espoirs, rêves" : "Évoquer les efforts des individus pour réaliser leurs rêves de bonheur, montrer les défaillances, les contradictions de leur nature, la détestable tyrannie qu'exerce sur eux une société hypocrite et criminelle" (98). Bref, les déchirements auxquels ils sont condamnés, comme tout le monde, doivent résulter de l'opposition entre les besoins naturels de l'individu, avide de bonheur, d'épanouissement et d'exaltation, et les forces sociales compressives, selon un schéma bien mis en lumière par Georges Rodenbach dans L'Élite, et déjà illustré par les romans "nègres", par les trois romans "autobiographiques" et par Dans le ciel. C'est notamment le cas de Germaine Lechat, fille d'un père indigne, dont les crimes lui font tellement honte qu'elle est prête à sacrifier tous les millions qu'il lui fait miroiter, afin d'apaiser sa conscience et d'expier. En révolte contre tout ce qu'il incarne, elle refuse le "beau mariage" qu'il a concocté pour elle, sans même la consulter, avec le fils du marquis de Porcellet, et fait capoter tous ses grandioses projets, préférant fuir sa prison dorée en emmenant dans ses bagages son amant de cœur, Lucien Garraud, un peu contraint, car il n'est guère pressé de regoûter à la misère, d'où il a eu tant de mal à s'extraire. C'est aussi le cas de la baronne Courtin, condamnée à cet odieux maquignonnage qu'est le mariage chez les possédants. Elle est confrontée à une société patriarcale, où elle ne possède qu'une richesse, son corps, dont la valeur fluctue selon la loi de l'offre et de la demande, et dont elle n'est pas véritablement la maîtresse. Comme Germaine, elle se débat pitoyablement. Mais, n'ayant pas, comme elle, la force de rompre, de peur de perdre son fragile "bonheur", elle se laisse entraîner dans la spirale des compromissions qui la blessent et l'humilient. Quant à Isidore Lechat, il est plus que tout autre investi dans les "rêves" que suscite en lui cette "société hypocrite", où les grands carnassiers de son espèce peuvent réaliser à bon compte de si éblouissantes carrières. Self made man parti de rien, il parle d'égal à égal

avec le haut État-Major et avec l'Église et dicte sa loi au gouvernement... Mirbeau a fait de lui un "cas d'humanité universelle "(99), tout en l'enracinant dans la réalité sociale du temps, celle de l'Union Générale, de Panama, de l'épanouissement de la presse, et des expéditions coloniales : il n'a plus rien à voir avec les usuriers, spéculateurs et financiers qui se sont succédé sur la scène française depuis Turcaret jusqu'à Mercadet et Vernouillet ; il est bien "un personnage nouveau d'un monde nouveau" (100). Du même coup, la réussite de Lechat devient exemplaire : elle est emblématique de l'irréversible pourriture d'une société moribonde qui, sous couvert de démocratie, et plus d'un siècle après la Révolution et la déclaration des droits de l'homme, n'est encore qu'une proie livrée aux mains d'une poignée de prédateurs sans scrupules. Le dénouement du Foyer, qui a choqué par son immoralité provocatrice - Courtin, impuni, part en croisière avec Thérèse, sur le yacht de Biron, en compagnie des amants de sa femme, l'ancien et le nouveau (101) - , est également révélateur d'une société de nondroit, où la loi n'est qu'un chiffon de papier, où les puissants finissent toujours par trouver un terrain d'entente sur le dos du contribuable anonyme, où les scandales sont systématiquement étouffés, et où les beaux discours moralisateurs, pour prix de vertu à l'Académie - spécialité du baron - ne sont qu'une ignoble "grimace". Le souvenir du scandale de Panama est encore dans tous les esprits. 3) "Le langage de la vie courante" : La troisième condition d'un théâtre vivant, pour Mirbeau, est, on l'a vu, de parler la langue "de la vie courante" adaptée à "chaque situation" (102). Plaidoyer pro domo. Car, depuis des années qu'il s'est exercé à l'art du dialogue, dans ses Dialogues tristes et dans ses interviews imaginaires, il a acquis une confondante maîtrise de l'oralité et un sens aigu de la vérité de la langue. Dans Les Mauvais bergers il n'a pu donner toute sa mesure : la logomachie des "bergers" de toute obédience et le lyrisme inhérent à une parabole imprégnée de religiosité évangélique allaient à contre-courant de son souci de vérité. Mais dans des comédies de mœurs, il peut sans contrainte se conformer à son programme. L'objectif n'est pas seulement de "faire vrai" en respectant le rythme des phrases du langage courant - à grand renfort de points de suspension - , les tournures orales, les silences, les solécismes au besoin, ou l'inachèvement des répliques, presque toujours brèves. Il est plus encore de trouver les réparties, les formules, les tics langagiers, qui individualisent les personnages, qui révèlent leur tempérament, tout en les situant socialement et culturellement. Cela nécessite une longue recherche, car c'est évidemment incompatible avec "l'odieux caquetage" en usage sur les scènes françaises : "Quand on cherche la réplique exacte, brève, nerveuse, que doit lancer un individu dans un cas donné et qui doit jaillir automatiquement de son âme, même, on reste parfois des heures, des journées, sans la trouver" (103). Mais Mirbeau, lui, finit toujours par la "trouver", et ses deux grandes comédies en sont farcies. Depuis le "c'est bien la peine d'être si riche" de Mme Lechat (Les Affaires, acte II, scène 3) et "les pauvres n'ont aucun droit" d'Isidore Lechat (acte I, scène 6), jusqu'à : "Le Foyer, c'est toujours deux cents malheureuses qui au lieu de mourir de faim... / se tuent à travailler", de Biron-d'Auberval (Le Foyer, acte I,

scène 3) ; ou "Tout le monde a de l'argent, mais personne n'en donne", de Biron (ibid., acte III, scène 2). Ces formules se gravent d'autant mieux dans la mémoire des spectateurs qu'elles offrent des raccourcis saisissants sur la réalité de la lutte des classes ou sur l'idéologie de la classe dominante. Loin de n'être que des mots d'auteur destinés à faire rire le spectateur et à faire applaudir l'esprit du dramaturge, elles servent de révélateurs d'une réalité trop souvent occultée par les "grimaces" du langage. Elles sont destinées à choquer la bonne conscience du spectateur et à faire jaillir en lui l'étincelle de la réflexion. Ainsi en est-il, par exemple, de nombre de répliques d'Isidore Lechat : "Il faut faire de la philanthropie ou des affaires" (Les Affaires, II, 10) ; "Où il y a de l'argent, il n'y a point d'honneur... Il y a une affaire, et ça se traite" (II, 11) ; "Les affaires sont des échanges... on échange de l'argent... de la terre... des titres... des mandats électoraux... de l'intelligence... de la situation sociale... des places... de l'amour, du génie..." (III, 2) ; "Les programmes !... Une fois nommé... les programmes sont loin... et ils courent encore..." (ibid.) Et aussi des répliques du baron Courtin, dans Le Foyer : "Rien n'est capital pour le maintien de l'ordre, comme de taire le mal... Il est beaucoup moins important de faire le bien que de taire le mal... Taire le mal... taire le mal... l'empêcher si l'on peut... mais, surtout, le taire "(I, 6) ; "Il y a l'art de donner. Il y a aussi l'art de se faire donner " (I, 8) ; "On peut tout faire au nom de la charité" (ibidem) etc. Ou encore celles de Biron : "Le "Foyer" est une façon de détourner les mineures... du vice" (I, 3) ; "Naturellement... on ne prête jamais d'argent à ceux qui en ont véritablement besoin" (III, 2). Ou encore de Célestin Lerible : "On vit en travaillant... On ne s'enrichit qu'en faisant travailler" (III, 8). *

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Par le choix de personnages hors de pair, de situations choquantes pour les bonnes mœurs et de formules qui font mouche, au grand dam des tenants du désordre établi, Mirbeau s'est exposé - après Becque - au reproche, bien commode, d'"exagération" et de "caricature", ce qui autorise ses censeurs à mettre sur le compte de sa "frénésie" ou de son tempérament "excessif" la peinture de réalités sociales qu'on n'est pas habitué à voir évoquées sur les scènes de l'époque, surtout sur celle du Théâtre-Français. Comme si les Lechat et les Courtin n'existaient pas et n'avaient pas des modèles aisément reconnaissables... Comme si les multiples scandales du dernier quart de siècle, tous étouffés, n'apportaient pas d'éclatantes confirmations aux accusations lancées contre l'omnipotence des brasseurs d'affaires et les "magouilles" des politiciens de tous bords... Aussi Mirbeau se défend-il comme un beau diable face à des imputations visant à discréditer par avance son message : "Caricature ? Peut-on jamais rerésenter l'humanité aussi bouffonne qu'elle l'est ?... Exagération ? Sommes-nous capables, pauvres artistes, d'exagérer la formidable puissance de la réalité ?" (104). Il a beau jeu, car les Isidore Lechat existent, et il les a rencontrés ; il n'a pas eu à chercher loin ses modèles, qui se sont présentés d'eux-mêmes à son observation d'entomologiste : Charles Lalou, propriétaire des mines de Bruay et son patron de La France, de 1884 à 1886, et Eugène Letellier, entrepreneur panamiste, bailleur de fonds du

Journal, auquel il a collaboré près de dix ans, d'octobre 1892 à mai 1902. Quant au "Foyer" de Courtin, il rappelle fâcheusement le "Bon Pasteur" de Nancy, dont le scandale a fait les choux gras de la presse de gauche dans les années qui ont précédé la loi de Séparation des Églises et de l'État ; et nombre de gens au parfum chuchotaient que le baron Courtin devait bien des traits à Othenin d'Haussonville et à Albert de Mun, tous deux députés catholiques et conservateurs, académiciens et industriels de la charité (105). Lors de la création de l'œuvre, en décembre 1908, bien des spectateurs et des critiques n'avaient que trop intérêt à s'aveugler, ou à faire semblant. Quatre-vingts ans plus tard, Le Foyer a paru au contraire d'une frémissante actualité à des spectateurs qui avaient d'autant moins de raisons de se boucher les yeux que des scandales ejusdem farinae ne cessent d'éclater et que la pièce n'a donc rien perdu de son actualité ni de sa force : "Une actualité brûlante", titre, par exemple, Femmes d'aujourd'hui, le 2 mai 1989 ; "Une part du succès actuel est due à certaines répliques qui se replacent automatiquement dans l'actualité de certaines affaires qui seront peut-être, hélas ! étouffées, alors que la pièce continuera sa carrière", observe pour sa part Bernard Gauthron (106). Pour autant, avec ces deux chefs-d'œuvre aujourd'hui reconnus, que sont Les Affaires sont les affaires et Le Foyer, Mirbeau n'a pas choisi la voie d'une rupture complète avec le théâtre de son temps, comme le prouve son symptomatique acharnement à les imposer à une scène qu'il juge pourtant fort encroûtée, mais qu'il espère naïvement parvenir à réformer de l'intérieur, à coup d'innovations audacieuses qui vont se révèler payantes. De même que dans ses premiers romans avoués, il a choisi une voie médiane : entre la soumission à la tradition, et le total chambardement dramaturgique qu'il appelait de ses vœux ; entre un théâtre d'avant-garde, complètement coupé du peuple - tel que le Théâtre d'Art, et, à degré moindre, le Théâtre de l'Œuvre - , et un théâtre classique, de caractères et de mœurs, dont le boulevard, bien sûr, n'offre plus alors qu'une image dégénérée, mais qui, du moins, est culturellement - sinon financièrement - accessible au plus grand nombre. Souhaitant précisément s'adresser au plus large public, il était bien obligé de respecter un tant soit peu ses habitudes culturelles pour avoir une chance de le toucher. Comme Henry Becque, il a compris et fini par admettre la nécessité de respecter un minimum de conventions (composition dramatique, conduite des scènes, dialogue, décor), sans lesquelles il n'y a plus d'art dramatique. Mais, comme son maître, il entend bien s'interdire les mille facilités conventionnelles qui font les beaux jours du boulevard. Il a donc innové, certes, mais sans bouleverser de fond en comble les règles théâtrales en vigueur. Ainsi, s'il a choqué les bienséances - on l'a par exemple beaucoup critiqué pour avoir mis sur la scène une jeune fille, Germaine Lechat, qui proclame son mépris pour son père et qui ose se vanter d'avoir un amant (III, 3), ce qui était doublement choquant pour l'époque - , il n'en a pas moins respecté la crédibilité théâtrale : la révolte de Germaine n'est pas moins logique et statistiquement probable que la "pourriture" de son frère, comme le dramaturge l'explique à Claretie : "Cela m'a paru nécessaire de montrer la double conséquence de ces mauvaises fortunes : la révolte chez la fille et la pourriture chez le fils" (107). S'il a mis en scène des personnages à la psychologie complexe, il s'est bien gardé de

l'abstraction quintessenciée et de l'intellectualisme, et il a été soucieux de préserver leur théâtralité, c'est-à-dire leur "vie", mais dans une optique qui, en forçant certains traits ou en les déformant quelque peu, n'en dévoile que mieux leur essence au regard des spectateurs. Notamment la théâtralité de leurs répliques, qui font mouche si souvent, alors que, dans les dialogues de la vie courante, les belles formules brillent par leur absence. Isidore Lechat, de ce point de vue, est une exceptionnelle réussite. Décidément, la "vie" au théâtre - comme dans les arts plastiques - ne saurait en aucune façon se réduire à une simple copie de la vie quotidienne de personnages ordinaires, comme l'ont cru naïvement les théoriciens du théâtre naturaliste. S'il a pris des libertés avec le nœud dramatique (par exemple, la situation du Foyer est dénouée à la fin de l'acte II, et Claretie lui en fait la remarque), s'il n'a pas enchaîné les scènes avec la rigueur habituelle (on retrouve là sa prédilection pour les œuvres "à tiroirs"), et s'il a imaginé des dénouements atypiques (par exemple, le deux ex machina qui clôt Les Affaires et que certains Aristarques lui ont reproché) (108), il n'a pas pour autant renoncé à tout conflit dramatique, ni à toute action, et il l'a bien sagement centrée autour d'un dilemme qui déchire le personnage le plus douloureux : Germaine, dans Les Affaires, qui est partagée entre sa révolte, d'un côté, et sa pitié pour sa mère et les vestiges de son éducation de fille bien soumise, de l'autre ; la baronne Courtin, dans Le Foyer, qui oscille entre amour et souci de l'ordre conjugal et social, entre les exigences du corps et du cœur et celles de sa dignité, entre transgression et culpabilité. S'il respecte le plus souvent la langue parlée, il ne résiste pas toujours à l'envie de prêter à ses personnages de bons mots qui lui tiennent à cœur ; quelques répliques, notamment de Germaine Lechat, sont parfois un peu longuettes, en dépit des coupes sombres opérées dans la première mouture de la pièce, et se rapprochent fâcheusement de la tirade classique (surtout dans la scène 5 de l'acte II) ; et il ne bascule jamais dans l'absurde langagier pré-ioneskien, comme il l'a fait en 1901 dans Amants, une de ses plus audacieuses créations. Ses audaces majeures, il les réserve en effet pour des œuvres moins ambitieuses, destinées à des scènes de moindre importance, notamment le Théâtre du Grand-Guignol où il a les coudées plus franches que chez Claretie - , et qui peuvent, au premier abord, paraître plus proches de l'agit-prop que de la comédie classique : ses Farces et moralités. LES FARCES ET MORALITÉS Le titre choisi en 1904 pour le volume qui rassemble six petites pièces en un acte Vieux ménages (20 décembre 1894), Amants (25 mai 1901), L'Épidémie (14 mai 1898), Le Portefeuille (19 février 1902), Scrupules (2 juin 1902) et Interview (1er février 1904) - est révélateur des intentions de Mirbeau. Il s'agit de "moralités", c'est-à-dire que, loin d'être un simple divertissement digestif, comme le sont les vaudevilles, les revues et autres fééries, ces saynètes ont un objectif didactique avoué. À l'instar des moralités du quinzième siècle, qui visaient à l'édification morale et religieuse. Ou, mieux encore, comme le seront les pièces en un acte de Bertolt Brecht, dans les années 1930 : le spectateur est invité à tirer lui-

même les leçons des faits qui lui sont présentés. C'est d'autant plus aisé que les personnages, presque tous anonymes, ou dotés de noms symboliques ou très fortement suggestifs, n'existent qu'en tant qu'illustrations de fonctions sociales, et non pas en tant qu'incarnations de types humains individualisés : le Maire et les Conseillers municipaux, le Commissaire et le loqueteux Jean Guenille, le Voleur et le Volé, l'Amant et l'Amante, l'Interviewer et le marchand de vins, le Mari et la Femme etc. Leur exemple particulier est donc susceptible de généralisation. Pour l'aider à mettre en œuvre son jugement critique, pour interdire l'émotion et l'identification, l'auteur s'emploie à détruire "l'illusion théâtrale", qu'il respectait encore dans ses grandes comédies, et "distancie" d'entrée de jeu le spectateur. Il utilise à cette fin toute une panoplie de procédés farcesques : - La parodie : du langage amoureux (Amants), de la logomachie politique (L'Épidémie), du style journalistique (Interview), des "grimaces" de la respectabilité bourgeoise (Vieux ménages), des conversations mondaines (Scrupules). - L'emballement et le crescendo : dans L'Épidémie, les conseillers municipaux affolés votent des crédits qui, en un instant, passent de dix à cent millions de francs, qu'ils prétendent "trouver dans [leur] patriotisme" ; dans Le Portefeuille, le Commissaire, saisi de frénésie répressive, fourre tout le monde au bloc, y compris sa maîtresse ; dans Interview, les questions du journaliste taré se font de plus en plus pressantes, absurdes et menaçantes. - Le délire : du journaliste (Interview), de la "vieille podagre" qui se croit abandonnée et mourante (Vieux ménages), du Commissaire (Le Portefeuille), des conseillers municipaux (L'Épidémie), ou de l'Amant en rut, emporté par le désir (Amants). - Tout un jeu de cocasseries verbales qui ont pour fonction de dynamiter les préjugés et les faux semblants : "Mon tout... mon cher tout... mon cher petit toutou..." (Amants) ; "Il s'agit de respecter la loi... ou de la tourner... ce qui est la même chose..." (Le Portefeuille) ; "Qui dit payer... dit voler..." (Scrupules) ; "Échanger votre commerce borgne... contre une finance aveugle..." (ibid.) ; "Toutes les pourritures doivent être égales devant la loi" (L'Epidémie) etc. - L'éloge paradoxal, que nous avons analysé au chapitre IV : éloge du bourgeois stupide et grugé (L'Épidémie) ; du vol, unique moteur des activités sociales les plus respectées (Scrupules) ; de la presse d'intoxication qui empoisonne quotidiennement douze millions de lecteurs (Interview) ; de l'adultère bourgeois en tout bien tout honneur (Vieux ménages) ; de la saine pourriture et de l'insalubrité socialement nécessaire (L'Épidémie) ; d'une loi absurde et injuste, qui n'en constitue pas moins le fondement de l'ordre social (Le Portefeuille). En prêtant aux personnages des propos qu'ils pensent in petto, bien souvent, mais qu'ils se garderaient bien de crier sur les toits, le dramaturge affiche son mépris pour la crédibilité théâtrale. - Les renversements brutaux : dans L'Épidémie, le conseil municipal débloque

brusquement les crédits refusés quelques minutes plus tôt ; dans Le Portefeuille, le "héros" Jean Guenille est, d'un instant à l'autre, traité comme un délinquant ; dans Amants, la scène de désespoir amoureux va s'achever sur l'oreiller quelques minutes plus tard ; dans Vieux ménages, la jalousie apparente de l'épouse aboutit à proposer à son mari la "jolie voisine" de préférence à ses bonnes. Preuve, avant Brecht, que, nonobstant Aristote, "natura facit saltus". - L'inversion des normes sociales et des valeurs morales en usage : dans Vieux ménages, un honorable magistrat à principes détourne les mineures, et une honnête épouse bourgeoise suggère à son époux un adultère sans scandale ; dans Scrupules, le philanthrope doit sa fortune à des "canailleries", cependant que le voleur est un gentleman qui assume courageusement sa vocation ; dans Interview, le journaliste menace de diffuser sciemment de fausses nouvelles ; dans L'Épidémie, le conseil municipal se soucie comme d'une guigne de la mort des pauvres et des soldats et de l'insalubrité des casernes et des quartiers misérables ; dans Le Portefeuille, le commissaire envoie en prison un pauvre bougre qu'il vient de qualifier de "héros". La raison est choquée et le spectateur ne peut pas ne pas réagir. - Enfin, dans Amants, l'intervention d'un présentateur ridicule, dont le lyrisme de convention, sur le décor romantique à souhait et le banc de pierre moussu qui invite à célébrer "les messes de l'amour", est immédiatement contredit par les premières répliques des amants ("Encore ce banc !...) : procédé brechtien de distanciation - qu'utilisera Max Ophuls au cinéma. La farce n'est donc pas un simple ingrédient rajouté à la "moralité" pour mieux la faire digérer en déridant le public. Elle n'est pas davantage, à plus forte raison, une fin en elle-même, ce qui abaisserait le théâtre au niveau d'un public délibérément crétinisé. Mais elle est le moyen le plus efficace de toucher, de choquer, l'intelligence critique du spectateur et de susciter sa réaction. En effet, l'objectif du dramaturge est clair : trente ans avant Brecht, il entend l'obliger à être actif et à exercer sa liberté de pensée, sans laquelle aucune transformation du monde n'est possible. Bref le conscientiser en lui révélant les hommes et les institutions tels qu'ils sont, et non tels qu'on l'a conditionné à les voir - ou, plutôt, à ne pas les voir. Mais, ce faisant, il se heurte à une vive résistance de la majeure partie des spectateurs, qui ne viennent certes pas au théâtre pour exercer leur jugement, ce qui les effraierait plutôt. Dans l'espoir d'ébranler leur force d'inertie, et d'entamer, voire de désarmer, leur résistance, Mirbeau met en œuvre ses deux armes les plus efficaces, qui, depuis plus de vingt ans, ont fait abondamment leurs preuves dans ses chroniques politiques ou théâtrales : la dérision et la démystification. 1) La dérision : Elle vise à faire craquer le vernis de respectabilité qui aveugle les naïfs, comme l'a magistralement analysé Pascal dans ses textes sur "la grimace", et qui les amène, contre leur propre intérêt, à se soumettre à des bourgeois qui, si on y regarde de près, se révèlent aussi ridicules qu'odieux. Ainsi, les conseillers municipaux de L'Épidémie sont des

fantoches grotesques et foireux, qui, dans leur criminel égoïsme de classe, sont tout prêts à sacrifier les pauvres et les soldats tant qu'eux-mêmes ne se sentent pas menacés (comme dans une récente affaire de sang contaminé...) ; les deux mondains d'Amants nous apparaissent comme de lamentables larves balbutiantes, dont les dérisoires borborygmes désacralisent complètement "l'amour", qui n'est décidément qu'une duperie ; et le vieux magistrat catholique de Vieux ménages, qui prétend avoir des "principes", et qui a été, durant toute sa carrière, impitoyable aux pauvres et aux marginaux, n'est en réalité qu'un "roquentin aux vils ruts" (110), amateur impuni de chair excessivement fraîche, à qui sa bourgeoise épouse, incapable désormais de remplir son devoir conjugal, propose ingénument un exutoire moins dangereux : la "jolie voisine" divorcée, et donc disponible... 2) La démystification : Mirbeau s'attaque avec jubilation à toutes les valeurs et à toutes les institutions mises en place par la bourgeoisie pour asseoir sa domination : - le mariage monogamique, qui n'est qu'une prostitution légale et débouche sur l'enfer conjugal (Vieux ménages) ; - la grande presse à scandale, qui, au lieu d'informer et d'instruire, empoisonne l'esprit de millions de lecteurs (Interview) ; - la "démocratie" élective, grossière duperie, à la faveur de laquelle une poignée de privilégiés s'approprient un arbitraire et monstrueux droit de vie et de mort sur leurs sujets (L'Épidémie) ; - la propriété et les activités sociales respectées, qui ne sont jamais que des formes indéfiniment variées de l'extorsion et du vol (Scrupules, et aussi L'Épidémie, et, partiellement, Interview) ; - la loi, faite par les riches, et, naturellement, dans l'intérêt des riches, et qui est donc inégalitaire par essence, et non pas par accident, comme l'affirment ceux qui se contentent de déplorer ses "bavures" (Le Portefeuille) ; - la science, dont les scientistes et les charlatans aux titres ronflants ont fait abusivement un nouvel opium du peuple au service des nouveaux maîtres du pays (Interview et L'Épidémie). Si Mirbeau se livre à un semblable jeu de massacre, c'est pour destabiliser le public, lui faire perdre ses références coutumières, et le contraindre, volens nolens, à exercer son esprit critique et sa liberté. Le Portefeuille est particulièrement éclairant à cet égard : ou bien le spectateur est partisan de l'ordre social à n'importe quel prix, et il doit en accepter toutes les conséquences, si révoltantes qu'elles soient pour sa raison et pour ce qui lui sert de conscience morale (par exemple, qu'on traite comme un délinquant un sans-logis, Jean Guenille, qui vient, héroïquement, de rapporter au commissariat de police un portefeuille bourré de billets de banque, sous prétexte qu'il constitue, par sa seule existence, une menace pour l'"ordre" établi - si l'on ose dire) ; ou bien, au contraire, il s'en scandalise, comme le dramaturge l'y invite, et alors il lui faut impérativement remonter de l'effet à la cause et condamner, non pas seulement des dysfonctionnements conjoncturels, mais, plus généralement, l'ensemble du système social, dont le fonctionnement normal et légal rend de tels abus, non seulement possibles, mais encore inévitables.

Une autre démonstration par l'absurde de la nocivité et du caractère intrinséquement pervers de la société bourgeoise nous est offerte dans Scrupules, où un gentleman cambrioleur aux manières raffinées - trois ans avant l'apparition d'Arsène Lupin - n'a aucun mal à démontrer à son "hôte" d'une nuit, "philanthrope" enrichi par ses crapuleries, que, dans une société reposant tout entière sur le vol, et où l'on honore la politique, la finance, le commerce, le journalisme et la vie mondaine, qui n'ont pas d'autres objectifs que de se remplir les poches au détriment des gogos, c'est encore en assumant son métier de voleur qu'on est le moins malhonnête : "Vous êtes presque un apôtre", murmure le Volé, admiratif... Dans ses Farces et moralités, Mirbeau va donc très loin dans la remise en cause des présupposés du théâtre traditionnel : il liquide délibérément la sacro-sainte "vraisemblance" à géométrie variable, au nom de laquelle on voudrait interdire la vérité sur la scène ; il renonce à toute intrigue (quatre de ces saynètes se réduisent même à de simples dialogues) ; il remplace des personnages individualisés, et auxquels on puisse s'identifier, par des fantoches qui obligent le spectateur à conserver une distance critique ; et surtout, trait extrêmement moderne, il inflige au langage un traitement tout à fait original. D'abord, plus radicalement que dans ses grandes comédies, il reproduit le langage parlé : "Son dialogue est un calque fidèle du langage moderne. Les raccourcis de conversation et les solécismes usuels sont respectés par ses personnages. Ils ne balancent pas leurs phrases. Ils s'expriment directement, chacun selon son milieu, son caractère et son état d'esprit. Et quand les philologues voudront savoir, dans quelques siècles, comment on parlait en 1900, il leur suffira de relire les Farces et moralités", constate Ernest Tisserand en 1922 (111). C'est ainsi que Mirbeau ménage les silences, non seulement entre les répliques, mais aussi entre les mots et les groupes de mots, pour suggérer que la pensée se cherche et que la réplique n'est pas née d'un seul trait sur les lèvres du personnage; il laisse des phrases en suspens, inachevées, comme dans nombre d'échanges de la vie quotidienne (112) ; il multiplie les phrases nominales (113) ; il affectionne les phrases à rallonges, qui progressent par étirements successifs en même temps que la pensée (114) ; et il reproduit les tournures familières propres à la communication orale : "zut", "mon coco", "fichu temps", "mon bébé", "mon bichon" etc. Ensuite, il tend à faire éclater les faux semblants du langage, il le met à nu, il le livre lui aussi aux assauts d'une démystification en règle. Car le langage n'est pas neutre : il est un rouage essentiel de la stratégie mise en œuvre par les classes dominantes pour s'assurer du respect de la plèbe. En réduisant le langage de ses "polichinelles" - comme disait Henry Becque - à des clichés ou à des vagissements ridicules, comme dans Amants ; en tournant en dérision les mensonges de la propagande (L'Épidémie) et de la publicité (Interview) ; en parodiant les "mauvais bergers" de la politique (L'Épidémie) et de la magistrature (Vieux ménages) et les faux savants (Interview, L'Épidémie), qui impressionnent avantageusement le bon peuple par leurs grands mots pompeux, mais vides, il porte la contestation au cœur même du système de domination de la bourgeoisie. Et l'on comprend que les anarchistes, italiens et catalans notamment, aient songé à se servir de ces

brûlots pour leur agitation (115). Enfin, en faisant du langage le symptôme de l'inauthenticité et le truchement du mensonge ou de la mauvaise foi, ou en le réduisant au rôle d'un vain remplissage, comme dans Amants (116), il nous révèle l'incommunicabilité à laquelle sont condamnées les marionnettes humaines. Les classes (L'Épidémie, Interview, Le Portefeuille) et les sexes (Amants, Vieux ménages) sont radicalement étrangers les uns aux autres. Et les individus sont murés dans une irrémédiable solitude, qu'illustrent pathétiquement les dernières lignes de Vieux ménages : "Ils vont me laisser là... Rosalie ! Rosalie ! Pourquoi... pourquoi ne suis-je pas morte ?..." Ainsi, par ses Farces et moralités, Mirbeau se situe dans la continuité d'une longue tradition du théâtre populaire remontant au quinzième siècle, en passant, bien sûr, par le modèle du genre, les farces de Molière, tout en anticipant sur le théâtre du vingtième siècle. Par les thèmes abordés (incommunicabilité, enfer conjugal, remise en cause radicale des valeurs et des institutions bourgeoises), comme par les moyens mis en œuvre (la dérision, la distanciation, la contestation du langage), il préfigure tout à la fois le théâtre didactique de Bertolt Brecht et de ses héritiers, le comique "rosse" et grinçant de Jean Anouilh ou de Marcel Aymé, et le théâtre de l'absurde d'Ionesco, d'Adamov ou de Mrozek. On comprend dès lors qu'elles n'aient rien perdu de leur actualité et qu'elles continuent de remporter un franc succès partout où des troupes, professionnelles ou amateurs, ont la bonne idée de les reprendre. NOTES 1. Dans un de ses premiers contes, "Un Raté", son double, Jacques Sorel, fait le "nègre" pour des quantités d'employeurs. Il se vante, notamment, d'avoir "replâtré des comédies et des drames", et il aimerait pouvoir s'écrier : "Cette comédie est à moi" (Contes cruels, tome II, p. 425). 2. Interview dans Comoedia, 16 novembre 1911. 3. Par exemple, le 25 janvier 1880, le 24 février 1880 (dialogue entre un réfugié politique et l'avocat d'un terroriste), le 18 juillet 1880 (scène entre Juliette Adam, Rochefort et Gambetta), le 15 août 1880 (interrogatoire fictif d'Auguste Dumont, patron du Gil Blas), le 3 mars 1882 (conversation "dans une baignoire") et le 6 avril 1882 (à propos du mariage de Sarah Bernhardt). 4. "La Presse et le théâtre", La France, 4 avril 1885. 5. "À propos de la censure", Le Gaulois, 20 juillet 1885. 6. "Le Retour des comédiennes", Le Gaulois, 15 septembre 1884. 7. "Chronique parisienne", La France, 23 octobre 1885. 8. Ibid. 9. B. N., n. a. f., Ms. 22.470, f. 265. 10. "Rêverie", Le Figaro, 21 octobre 1889. 11 "La Presse et le théâtre", loc. cit.. 12. Dans "La Grève des électeurs", Le Figaro, 28 novembre 1888 (article recueilli dans Combats politiques, pp. 109-115). 13. Voir notamment l'éloge paradoxal du bourgeois inconnu, dans L'Épidémie : "Comme il sut préserver son cœur des basses corruptions de l'amour... son esprit des pestilences de l'art !... Il détesta - ou, mieux, il ignora - les poésies et les littératures... car il avait horreur de toutes les exagérations, étant un homme précis et régulier... Et si les spectacles de la misère humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût... en revanche les spectacles de la nature ne lui suggérèrent jamais rien... Chaque matin il s'en remettait au Petit

journal du soin de sentir et de penser pour lui..." 14. Lettre à Edmond de Goncourt, fin décembre 1888 (recueillie dans le tome II de la Correspondance générale). 15. "Le Théâtre populaire", Le Journal, 9 février 1902. 16. "Un Jour de combat", Le Gaulois, 22 avril 1881. 17. Cf. "L'Art de lorgner", Le Gaulois, 8 février 1881. 18. "Amour, amour", Le Figaro, 25 juillet 1890. 19. Interview par Georges Bourdon, La Revue bleue, 12 avril 1902. 20. "Le Retour des comédiennes", loc. cit. 21. "À propos de la censure", loc. cit. 22. "Rêverie", loc. cit. 23. "Chronique de Paris", L'Ordre, 18 janvier 1877. 24. Voir "Propos en l'air", écrit en mai 1902, et recueilli dans notre édition critique des Chroniques musicales de Mirbeau, à paraître en janvier 1995 chez Jean-Claude Lattès. 25. "La Critique de Théodora", Le Gaulois, 29 décembre 1884. 26. "Auteurs et critiques", Le Gaulois, 9 février 1885. 27. "Les Pintades", Le Journal, 15 novembre 1896. 28. "La Presse et le théâtre", loc. cit. 29. "Une Visite à Sarcey", Le Journal, 2 janvier 1898. 30. Ibid. 31. Voir par exemple "Le Rapport de Frédéric Febvre", Le Journal, 27 janvier 1895, et "La Larme", L'Écho de Paris, 29 août 1893. 32. Tout en admirant l'artiste dramatique, et bien qu'il l'ait défendue contre les calomnies de Marie Colombier-Paul Bonnetain dans Les Mémoires de Sarah Barnum (1883), il a consacré à son cabotinisme plusieurs chroniques et dialogues ironiques, notamment le 6 avril 1882 dans un de ses Petits poèmes parisiens (publiés par Pierre Michel, À l'Écart, Alluyes, 1994). 33. "Le Blasphème de Catulle Mendès", Le Journal, 7 juin 1896. 34. "Dies illa", Le Journal, 17 juin 1894. Mirbeau se moquera de nouveau de Coquelin dans un épisode du Jardin des supplices. 35. "Cabotinisme", La France, 25 mars 1885. 36. "Les Faux bonshommes de la Comédie-Française", La France, 19 mars 1885. 37. Ibid. 38. "Cabotinisme", loc. cit. 39. Voir notre biographie d'Octave Mirbeau, pp. 683-688. 40. "Le Comédien", Le Figaro, 26 octobre 1882 (Combats politiques, p. 50). 41. Les Grimaces, 21 juillet 1883, p. 44. 42. Ibid., 28 juillet 1883, p. 91. 43. Ibid., 13 octobre 1883, p. 611. 44. "La Question des comédiens et du théâtre", Le Gaulois, 22 mars 1886. 45. Interview par Paul Gsell, La Revue, 15 mars 1907. 46. "À propos de la censure", loc. cit. 47. Réponse à une enquête sur l'influence des lettres scandinaves, La Revue blanche, 15 février 1897, p. 161. 48. Interview par Paul Gsell, loc. cit. 49. "La Question des comédiens et du théâtre", loc. cit. 50. "Chronique parisienne", loc. cit. 51. Interview par Jules Huret (1891), Enquête sur l'évolution littéraire, Thot, 1982, p. 193. 52. "Chemin de croix", Le Journal, 21 janvier 1900. 53. Lettre de Saint-Pol Roux à Mirbeau du 21 mars 1892 (Lettres de Saint-Pol Roux à Octave Mirbeau, À l'Écart, Alluyes, 1994). 54. Voir Correspondance avec Camille Pissarro, p. 77 : "Les symbolistes sont de vrais gamins".

55. Voir les Lettres de Saint-Pol Roux à Octave Mirbeau. 56. Voir notre article "Octave Mirbeau et Alfred Jarry", L'Étoile-Absinthe, n° 49-50, janvier 1992, p. 8. 57. Par exemple, dans "Virtualité cosmogonique", il donne un coup de patte à certaines tendances aberrantes du théâtre symboliste, en évoquant les prétendues tentatives de Lugné-Poe pour jouer "une trajectoire, un oeuf, un livre"... (Le Journal, 17 mai 1895). 58. La Revue blanche, loc. cit. 59. Enquête sur l'évolution littéraire, loc. cit., p. 192. 60. Voir "L'Intruse à Nanterre", L'Écho de Paris, 26 mai 1891. 61. "Entr'acte à L'Œuvre", Le Journal, 24 janvier 1897. 62. "Après le rêve", Le Journal, 7 février 1897. 63. "Les Pintades", loc. cit. 64. "Pelléas et Mélisande", L'Écho de Paris, 9 mai 1893. 65. Voir notre biographie d'Octave Mirbeau, pp. 627-630. 66. "Le Théâtre Populaire", Le Journal, 9 février 1902. 67. Combats pour l'enfant, p. 141. 68. "Le Théâtre Populaire", loc. cit. 69. Ibid. 70. La Revue bleue, 12 avril 1902. 71. L'Auto, 2 novembre 1903. 72. Voir notre biographie d'Octave Mirbeau, chapitres XVIII, XIX et XX ; et mon article sur "La Bataille du Foyer", dans la Revue d'Histoire du Théâtre, 1991-III, pp. 199-230. 73. Voir notre biographie d'Octave Mirbeau, ch. XIV ; la préface de Dans le ciel ; et ma monographie sur Alice Regnault, épouse Mirbeau, À l'Écart, Reims, 1993. 74. L'Endehors, 1er mai 1892 (Combats politiques, p. 124). 75. Journal des Goncourt, Bouquins, t. III, p. 1.240. 76. "Un Mot personnel", Le Journal, 19 décembre 1897. 77. Voir la contribution de Wolfgang Asholt, dans les Actes du colloque Mirbeau d'Angers, loc. cit., pp. 351-357 ; et celle de Pierre Michel, "Les Contradictions d'un écrivain anarchiste", dans les Actes du colloque de Grenoble Littérature et anarchie, à paraître en 1995 aux Presses de l'Université de Toulouse-le Mirail. 78. Les Mauvais bergers, acte IV, scène 2. 79. Lettre de Jean Grave à Mirbeau du 18 janvier 1898 (Correspondance Mirbeau-Jean Grave, pp. 86-87). Un extrait est cité supra, dans la note 71 du chapitre IV. 80. Pierre Bourdieu, Les Règles de l'art, Le Seuil, 1992, p. 232. 81. Fernand Vandérem : "Mirbeau et le peuple", Candide, 24 septembre 1936. 82. Jules Renard, Journal, Pléiade, pp. 445-446 : "Les pièces sociales me rendent fou. [...] À bas Sarah Bernhardt, la grande passionnée, qui, aussitôt après être morte au cinquième acte, se relève et court à la caisse pour savoir combien ça lui a rapporté de mourir pour nous. À bas Mendès, qui, après s'être fondu en eau à m'entendre gueuler, va réparer ses forces dans une brasserie et les reperdre ensuite avec des grues ! À bas Bauer, à qui sa pitié pour les pauvres rapporte 50.000 francs par an, et le titre d'écrivain d'avant-garde ! À bas tous, tous ! Rendez l'argent, les honneurs, la gloire même." 83. L'expression de "talon de fer" est empruntée à Jack London. 84. "Paul Hervieu", Le Journal, 28 septembre 1895. 85. La Revue blanche, 1er janvier 1898. 86. Interview par Paul Gsell, loc. cit., p. 220. 87. Correspondance Mirbeau-Jean Grave, p. 60. 88. Sur les emprunts à l'enquête de Jules Huret, voir les notes de notre édition critique des Mauvais bergers, dans le Théâtre d'Octave Mirbeau, à paraître chez Christian Bourgois. 89. Les Mauvais bergers, acte II, scène 5. 90. Correspondance avec Rodin, p. 165.

91. Le Matin, 8 août 1904. 92. Interview par Paul Gsell, p. 221. 93. Ibid., p. 219. 94. "Un peu de théâtre", Le Journal, 5 novembre 1901. 95. Voir les articles recueillis dans Gens de théâtre, Flammarion, 1924, et notamment "Ça les embête", paru dans L'Écho de Paris du 1er décembre 1892. 96. Voir par exemple son interview dans L'Aurore du 7 juin 1903 : "Isidore Lechat n'est pas un personnage vulgaire poussé par l'amour de l'argent. C'est un idéaliste ! Un homme qui a des conceptions parfois folles, souvent grossières, toujours grandioses. Il porte dans sa tête des ébauches d'entreprises et d'affaires, de fantastiques scénarios de combinaisons financières, comme il y en a d'autres qui sacrifient tout pour réaliser leur idéal dans des statues ou des tableaux". 97. Compte rendu paru dans L'Ère nouvelle, 9 juin 1938. 98. Interview par Paul Gsell, loc. cit., p. 220 et p. 218. 99. Lettre à H. M. Barzun, Columbia University Library. 100. Interview par Jules Rateau, L'Écho de Paris, 13 avril 1903. 101. Le scandale était d'autant plus fort que d'aucuns prétendaient reconnaître Thadée Natanson dans le mari complaisant et Alfred Edwards dans celui du millionnaire... 102. Interview par Paul Gsell, loc. cit., p. 220. 103. Ibid. 104. Ibid. 105. L'ex-abbé Benjamin Guinaudeau y a consacré de nombreux articles de L'Aurore. 106. La Cote des arts, avril 1989. 107. Lettre à Jules Claretie de la mi-décembre 1900 (University of Texas Library, Austin). 108. René Doumic l'accuse par exemple, dans Les Affaires, de n'avoir pas bâti sa pièce, et décrète carrément : "Il n'y a pas de pièce... J'entends par là, non pas une intrigue suivant la formule de Scribe, mais une action qui progresse, un tout fait de parties qui s'enchaînent, se lient, s'unissent et s'engendrent l'une l'autre" (Le Théâtre nouveau, Perrin, 1908, p. 149). 109. Par exemple, Lordon dans La Semaine théâtrale, Lemaire dans Le Monde illustré. 110. L'expression est de Catulle Mendès, dans son compte rendu du Journal, 1er novembre 1900. 111. Cahiers d'aujourd'hui, n° 9, 1922, p. 145. 112. Par exemple, dans Amants : "Quand vous pleurez... cela me rend fou... je ne vis plus... je... je... parfaitement..." 113. Par exemple, dans Le Portefeuille : "Ta... ta... paresse... indiscipline... refus d'accomplir les devoirs du citoyen... individualisme..." 114. Par exemple, dans Vieux ménages : "Et puisqu'elle te plaît... puisque j'accepte que tu la reçoives... puisque je t'en prie... puisque cela serait pour moi un repos... un soulagement... du bonheur, presque !..." 115. C'est Victor Méric, anarchiste français, qui préface la traduction italienne des Farces et moralités en 1914 (réimpression en 1930). 116. Sur Amants, voir notre étude dans le numéro spécial Octave Mirbeau de L'Orne littéraire, mai 1992, pp. 61-67.

CHAPITRE VIII "LA PUISSANCE DE L'ÉCRITURE" OU LE COMBAT CONTRE LES MOTS

"Peut-être la puissance de l'écriture, son don des images saisissantes et justes, la fermeté robuste de son style, l'éclat de son imagination, l'âpreté de son ironie, ne seront pas pour les critiques dont je parle des circonstances atténuantes. Ils tiendront M. Mirbeau pour plus redoutable, au contraire, et ils accentueront davantage leur réprobation." Bernard Lazare, Figures contemporaines, 1895 "Où trouver chez un autre que chez Octave Mirbeau, plus de clarté, de pureté, de naturel, de noblesse, plus d'harmonie dans les mots et dans les périodes, style plus élégant, plus riche, plus fin, plus délicat, plus ferme, plus vibrant, plus coloré, plus souple, plus nombreux, plus ironique, plus attendri parfois, plus généreux souvent, plus passionné toujours ?" Henry de Braisne, La Volonté, 20 novembre 1898 "Cette exagération, ces choses terribles, mais c'est la vie, c'est la vérité, c'est la beauté... Et puis, quelle force d'expression, quelle peinture, quelle allure vive, et vous soulevant, vous emportant !" Léon Tolstoï, L'Européen, 21 novembre 1903 "Mirbeau eut l'originalité de demeurer simple à une époque où les plus grands cherchaient la perfection dans la rareté". Roland Dorgelès, préface du Calvaire, 1934 "Il y a dans la langue de Mirbeau un rythme que l'on ne découvre chez aucun autre écrivain. Ce rythme lui est absolument personnel - et c'est sa poésie à lui." Sacha Guitry, Portraits et anecdotes, p. 473 LA TRAGÉDIE DE L' ÉCRITURE En juillet 1896, lorsque l'ouverture du testament d'Edmond de Goncourt révèle au public le nom des huit heureux élus, membres fondateurs de son Académie posthume, chargée par ses soins de faire la nique à la "vieille sale" du quai Conti, c'est sur celui

d'Octave Mirbeau que s'est aussitôt réalisée l'unanimité des commentateurs. Par delà les divergences idéologiques, tous encensent à l'envi son style incomparable. Alors qu'il n'a encore écrit aucune de ses œuvres les plus célèbres, le critique de L'Écho de Paris, nationaliste, ne s'en livre pas moins à un dithyrambe : "Mirbeau, c'est la précision, la sûreté du style dans l'emballement de la pensée. La prose de Mirbeau est une des plus fortes, des plus saines, des plus nourrissantes, qui s'écrivent aujourd'hui. [...] Nul n'a employé plus de bonne rhétorique au service de la souffrance et de la misère" (1). Un an plus tard, à la veille de la première des Mauvais bergers, et alors que l'affaire Dreyfus bat son plein, un autre nationaliste, Léon Daudet voit en lui le maître incontesté de la polémique, qui "n'a jamais connu la crainte ni l'hésitation" : "Comme le sens de la langue française est en lui, le nerveux et splendide écrivain qu'est M. Mirbeau trouve sans effort ni peine les mots les plus tortionnaires, les plus corrosives épithètes, l'art d'organiser sa véhémence en pages solides et durables" (2). Un autre connaisseur, lui-même doté d'un style flamboyant, Catulle Mendès, n'est pas en reste, qui voit, dans "ce brutal bouleverseur d'idées", "un très sûr et très patient artiste de la phrase" (3). Un an plus tard, c'est le dithyrambe, d'Henry de Braisne, cité en exergue ce ce chapitre. Plus facilement que sur ses idées et ses combats politiques, esthétiques et littéraires, qui divisent, l'unanimité se réalise sans mal sur son style exceptionnel. Et pourtant, à lire la correspondance du "maître" ainsi salué, il apparaît que la rédaction de ses articles, et, plus encore, de ses romans, a été pour lui une souffrance sans nom, qui fait de lui un digne émule de Flaubert, et qui pourrait bien avoir été sa forme personnelle d'expiation, pour toutes les fautes commises pendant ses années de servage. "Ah! quel terrible moment que celui de l'enfantement d'un livre - écrit-il par exemple à Claude Monet en février 1889. Et quel atroce martyre, cette certitude où l'on est de ne rien faire qui vaille, le supplice de voir de belles choses au-dessus de soi et de ne pouvoir les saisir" (4). Trois ans plus tard, même antienne dans ses confidences à Camille Pissarro : "Je travaille aussi à mon livre, mais désespéré de me trouver si petit devant tout ce qu'il y a à faire. Mon métier n'a pas d'excuses quand il ne doit pas servir à quelque chose de grand. Et je patauge dans le petit. [...] Ne pas être à la hauteur de son métier, quel supplice !" (5) Alors que, curieusement, sa prose donne une impression d'extrême facilité et semble couler de source, il lui faut en réalité batailler durement avec les mots : "Je n'avance pas confie-t-il à Paul Hervieu en 1889 - , je piétine sur place, je barbote dans les qui, m'emboue dans les que, m'englue dans les dans, et ne puis arriver à mettre une phrase debout. J'ai la maladie que j'appellerai, si vous le voulez bien, l'aphrasie. Et elle est terrible et incurable" (6). Étonnant paradoxe, en vérité, que cette "aphrasie" chez un professionnel de la plume capable d'expédier un roman en un mois et de trousser en quelques heures trois chroniques de genres différents... Cela vient de ce que, dans le domaine du style comme dans tous les autres, Mirbeau "tend ses filets trop haut" et se méfie de sa propre facilité, où il craint de découvrir le symptôme de la médiocrité. Portant un regard impitoyable sur tout ce qu'il tente, il se désespère de n'être jamais à la hauteur de l'idéal un moment entrevu, mais qui reste perpétuellement hors d'atteinte. Comme Claude Monet, il est atteint de "la maladie du toujours mieux" (7). La tragédie de l'écrivain participe de la tragédie de tout artiste à la

recherche de l'absolu. L' IDÉAL DU STYLE Pas plus qu'il n'a essayé de définir les contours de la société idéale ou les règles d'un beau idéal, Mirbeau ne s'est soucié d'élaborer une théorie du style. Il est trop ondoyant, trop impressionniste, trop allergique aux dogmes qui enferment et réduisent, pour s'autoriser des généralisations suspectes. Mais de ses lettres et de ses articles de critique littéraire il est néanmoins possible de dégager quelques principes simples permettant de faire le départ entre ce qu'il rejette et ce qu'il recherche. Ce qu'il refuse en premier lieu, c'est la platitude. Car elle témoigne de l'échec de l'écrivain. Qu'elle procède, chez la majorité des hommes de lettres, de leur incapacité, faute de "sentiment artiste", à éprouver, devant le spectacle des hommes et de la nature, des sensations et des émotions différentes de celles du commun des mortels ; ou bien qu'elle résulte de leur impuissance à exprimer et à faire partager, par le truchement des mots, la singularité de leurs impressions - s'ils en ont - autrement qu'en la coulant dans le moule convenu de la rhétorique classique, avec son lot de clichés et de conventions qui le mettent de plain pied avec leur lectorat, peu importe : le résultat est le même, et il est consternant. Lui-même est constamment torturé par l'angoisse de ne pas pouvoir s'élever au-dessus du profanum vulgus, ni se débarrasser de cette crasse journalistique qui entrave l'expression d'une sensibilité originale. Ainsi écrit-il à Claude Monet, en 1896 : "Tout est glacé en moi... Les idées sont parties... Je vois et je pense comme tout le monde... Et ce que je fais, c'est un vomissement stupide..." (8) D'autres fois, il ressent bien des impressions "artistes", ce qui constitue déjà un mieux appréciable, mais ne parvient pas à les restituer : "Je serais incapable d'exprimer mes impressions, mais l'impression y est ; c'est déjà un progrès", écritil à Pissarro en 1892 (9). Même refrain dans une lettre à Rodin de 1887 : "Il m'est impossible d'exprimer les idées que j'ai, comprenez-vous cela ?... À mesure que je veux leur donner une forme, elles m'échappent, ou bien se changent en idées de tout le monde" (10). Pour compenser cette insuffisance rédhibitoire de leur sensibilité ou de leur écriture, nombre d'écrivains médiocres s'imaginent qu'il suffit d'enjoliver leur prose et de lui donner un caractère plus personnel en recourant d'abondance à des tournures recherchées, à des mots rares ou forgés de toutes pièces, à des métaphores précieuses, ou bien en soumettant la pauvre syntaxe, qui n'en peut mais, à diverses tortures de leur cru. Bref, ils tentent de camoufler le vide de la pensée derrière le clinquant d'une rhétorique, ancienne ou nouvelle. Cette "ornementalité" gratuite fait horreur à Mirbeau, qui, bien avant Roland Barthes, n'y voit qu'"une marque littéraire", un signe extérieur d'appartenance à la caste des écrivains, en lieu et place du moyen de "transmettre la singularité d'une sensation" (11). Ainsi, lors de sa rentrée au Figaro, en novembre 1887, commence-t-il par se livrer à un éreintement d'une des gloires de la littérature contemporaine, Paul de Saint-Victor : "Ça n'a été qu'un bruit, un bruit cacophonique et discordant de mots dans une mascarade de phrases" (12). Il est d'autant mieux placé pour en juger qu'il lui arrive, et dans ce même article, de recourir aux mêmes procédés bruyants, comme il l'avoue à Paul Hervieu : "Ce qu'il y a d'extraordinaire,

c'est que je reproche amèrement à Saint-Victor de n'avoir rien mis que des pauvretés intellectuelles derrière le panache de ses mots. Or vous me direz des nouvelles du mien. Ils ont des panaches, aussi, mais des panaches de corbillard, usés, mouillés, lamentables" (13)... Dans un registre différent, et en dépit des applaudissements fraternels de Gustave Geffroy, il juge la poésie de Maurice Rollinat artificielle, "absurde" et "vieillotte" : "C'est horriblement mauvais" ; "tout cela sent mauvais, les sous-sols du Quartier Latin, et les indigentes outrances des hydropathes" ; pour chanter les peupliers, "les vers ont des fracas terrifiants et absurdes ; ce sont des Himalayas qui se heurtent et s'émiettent, des armées qui se massacrent"... (14) Là encore, il s'implique, car il lui arrive aussi, parfois, de remplacer l'indigence de la sensibilité par des formules fracassantes, dont nous avons cité quelques spécimens au chapitre VII, comme il l'avoue à Rodin, au moment où il achève Les Mauvais bergers : "Au lieu de l'émotion et des idées dont j'aurais voulu parer ma pièce, elle ne contient que de la vaine déclamation" (15). Jugement trop sévère, sans doute, mais qui n'en contient pas moins une part de vérité. Autre planche de salut pour les littérateurs en manque d'inspiration personnelle : l'esprit parisien. Mirbeau en a horreur, et voit dans ce prétendu "esprit", pur artifice, le pire ennemi de l'art, parce qu'il "remue les mots plus que les idées". De sorte que, s'il "secoue le ventre du bourgeois frondeur", il laisse "l'artiste indifférent" (16). Aussi, dès janvier 1885, alors qu'il est lancé dans "des luttes artistiques" de première importance, ses Notes sur l'art, est-il bien persuadé qu'il lui faut "s'attendre à tout de la part des ignorants et des hommes d'esprit", mis dans le même sac infamant (17). Incapables de ressentir des émotions esthétiques, ils se moquent en effet de tout ce qui les dépasse, comme "les hommes d'équipage" de Baudelaire devant l'albatros entravé. Leurs sarcasmes ne sont, paradoxalement, que le symptôme de leur misère intellectuelle rédhibitoire. Dès lors, comment trouver le moindre intérêt dans une production littéraire fabriquée, "dans des ateliers spéciaux", par des gens qui ne se distinguent de ce "tout le monde" abhorré que par des signes extérieurs de littérature destinés à éblouir le public petit-bourgeois ? La littérature n'est plus alors qu'"une grande mystificatrice" (18), et le langage qu'un éhonté mensonge. Mais alors, que doit faire l'écrivain-artiste, celui qui veut transmettre la richesse d'une expérience au lieu de concocter une marchandise adaptée à l'état du marché, celui qui traite les mots comme un matériau sonore chargé de suggestions ou de significations, et non comme un vulgaire moyen d'épater le bourgeois et de gagner de l'argent à bon compte ? Les critiques adressées par Mirbeau à la masse des médiocres dessinent déjà en creux un idéal de style, que les louanges adressées aux quelques artistes qui lui sont chers vont permettre de préciser - même si certaines d'entre elles peuvent aujourd'hui nous paraître excessives et dictées surtout par l'amitié. Il est clair, en premier lieu, que le véritable écrivain, comme tout artiste digne de ce nom, doit nous restituer, dans l'immensité du réel, des sensations et émotions inaccessibles, sans son secours, au commun des mortels : "La plupart des écrivains sont devant les choses comme des miroirs sans tain, et leurs livres ne reflètent rien, rien. On reconnaît cependant

un véritable écrivain à ce que son œuvre présente un aspect nouveau, singulier du spectacle extérieur" (19). Ainsi, dans la scène de la communion de Sébastien Roch, Mirbeau est-il tout heureux d'avoir pu placer "deux sensations qui [lui] appartiennent", mais que le peu scrupuleux Paul Bourget, à la faveur de ses confidences, s'est empressé de caser dans Le Disciple (20). Le bon style, c'est donc celui qui, parfaitement adapté à l'effet recherché, parviendra à fixer et à communiquer une impression singulière et fugitive, irréductible aux sensations passe-partout. S'il s'en était tenu là, Mirbeau ne se distinguerait guère de Flaubert et de Maupassant. Mais, notable différence, l'objectif qu'il fixe à l'écrivain ne peut être atteint que s'il s'implique et s'investit, s'il nous fait partager ce que lui-même a éprouvé. Foin, donc, de "l'impartialité" et de "l'objectivité" : le style est, et ne peut être, que l'expression du "tempérament" de l'écrivain, ce qui, du même coup, assure "l'unité verbale" de l'œuvre. Ernest La Jeunesse, par exemple, possède "un style bien à lui", où l'on retrouve à tout moment "l'originale saveur de sa verve" (21). Dès lors est condamnée la froideur marmoréenne des Parnassiens : pour avoir "volontairement caché l'homme de son œuvre", Théophile Gautier, par exemple, s'est "immobilisé dans un rêve de pierre, d'où la vie est absente" (22). L'impassibilité de Flaubert constitue également une faiblesse dommageable : "L'écrivain qui se livre est supérieur à l'impassible qui se dérobe" (23). Le style idéal, c'est donc celui qui parvient à fondre le sujet et l'objet - comme le préconisait Baudelaire - , à exprimer à la fois "la vie cachée" de l'âme et le monde extérieur, la sensation et l'émotion qu'elle suscite. C'est ce que, dans le domaine de la peinture, parviennent à réaliser, avec des moyens différents, Claude Monet et Vincent Van Gogh. C'est aussi ce que Mirbeau admire chez des écrivains aussi différents que Baudelaire et Stendhal, qui, tous deux, ont mis "[leur] âme propre dans le rêve de la vie, l'un avec sa forme exaspérée et inquiète, l'autre avec son implacable tranquillité, tous les deux visionnaires" (24). Ce qualificatif de "visionnaires", dont Mirbeau affecte très rimbaldiennement tous les vrais artistes, révèle une troisième qualité indispensable au style dont il rêve : sa capacité à faire pénétrer le lecteur, par la magie de la suggestion - "la sorcellerie évocatoire" de Baudelaire - , du monde des apparences dans celui, sinon des essences au sens platonicien du terme, du moins du "mystère des choses", de leurs "prolongements" insoupçonnés du "vulgum pecus". Ainsi Mirbeau admire-t-il chez son vieil ami Léon Hennique "l'expression suggestive" de son "verbe profond et puissant, évocateur dans son mystère, inquiétant parfois" (25) ; et, chez Edmond de Goncourt et Georges Rodenbach, le souci, poussé "jusqu'à l'angoisse, d'exprimer le fluide, le vaporisé, l'insaisissable, l'inexprimable, comme tous les reflets et tous les frissons, et toutes les ondes fugitives qui passent sur les miroirs et les eaux sur les vitres et les yeux" (26). De même, il loue Léon Bloy d'avoir "trouvé d'étonnantes, de fulgurantes images, qui éclairent [les êtres et les choses] en profondeur et pour jamais" (27) ; et il envie son vieux complice Paul Hervieu pour ses "raccourcis" qui "fixent [les personnages] définitivement, en même temps qu'ils leur donnent des prolongements : cette sorte de mystère et d'inquiétude qui flotte autour de la vie" (28). À l'extrême, peu importe que l'intelligence avide de clarté - cette clarté latine qui, trop souvent, selon lui, aboutit à appauvrir, voire à mutiler, l'infinie complexité de la vie - soit impuissante à mettre de l'ordre dans une œuvre puissamment suggestive, comme il

l'expose à Marcel Schwob à propos de La Ville de Paul Claudel, qu'il vient de relire avec enthousiasme, après avoir été déconcerté et rebuté à la première lecture : "Il n'est pas besoin, je crois, de tout comprendre en art. Il y a des obscurités harmonieuses et sonores qui vous enveloppent d'un mystère, qu'on a tort souvent de vouloir percer. Puisque nous ne comprenons pas la vie, pourquoi vouloir tout comprendre de ce qui en est la paraphrase ? " (29) Enfin Mirbeau dit du style idéal à peu près la même chose que de l'art de Claude Monet en 1889 : arrivé à la perfection, il donne une telle impression de "naturel" qu'on en oublie tout le travail qu'il a nécessité. Ainsi écrit-il à Paul Hervieu, à propos de Deux plaisanteries : "Le mot rare - celui qui désespère - pousse sous votre plume aussi facilement que le mot banal sous la plume des autres. Et cela sans un effort visible ou seulement deviné, comme si c'était une floraison spontanée et naturelle", alors que "chez Goncourt, chez Flaubert même, on a la trace de la souffrance de la phrase sous la polissure et la repolissure savante du travail" (30). À sa façon, Mirbeau retrouve donc un idéal de simplicité, débarrassé de tout ce qui est "littérature", c'est-à-dire ornementalité, clichés et rhétorique : "On va vers le style simple. L'écriture est morte", pronostique-t-il en 1900 (31). Si curieux que cela puisse paraître à tous ceux qui s'obstinent, contre vents et marées, à l'affubler de l'étiquette absurde de "naturaliste", c'est chez Stéphane Mallarmé, auquel, de son propre aveu, il voue "un culte", que Mirbeau trouve une illustration du style idéal : "De tous nos poètes - écrit-il en 1889 - , il est le seul, extraordinaire vraiment, qui ait trouvé le mot exprimant, à la fois, une forme, une couleur, un son, un parfum, une pensée. Il représente l'objet comme la nature le crée, c'est-à-dire qu'il enclôt en un tout, par de subtiles ellipses, les différentes qualités que cet objet possède. [...] M. Stéphane Mallarmé le fixe par un seul verbe, qui devient l'objet lui-même. Ses mots ne sont plus des mots, ils sont des êtres. Son obscurité est donc elle-même de la vie, de cette vie elliptique, énigmatique, qui règne partout, aussi bien aux pistils des fleurs qu'aux prunelles des femmes" (32). Mallarmé réalise donc, à sa manière, et avec l'outil des mots, le même "miracle" que Claude Monet avec les ressources de sa palette : une fusion de la vie et de sa "paraphrase" tellement achevée et "naturelle" que l'art disparaît et que l'on est tenté de croire que l'artiste a réellement créé de la vie. On conçoit qu'en se comparant à ses "dieux", Mirbeau se soit jugé avec sévérité, et même qu'il se soit cru frappé d'impuissance. Car, mieux que quiconque, il a le sentiment d'être entravé dans son essor par toutes sortes de contradictions. CONTRADICTIONS Aux "contrariétés" qui sont en lui et que nous avons évoquées dans le premier chapitre, il convient en effet d'ajouter toutes celles qui sont dans les choses elles-mêmes, et qui résultent des conditions concrètes, matérielles, sociales, et aussi psychologiques, dans lesquelles il est amené à exercer son "métier" d'écrivain - puisque "métier" il y a. Une première contradiction apparaît entre l'ambition prométhéenne de l'écrivain et

les moyens limités dont il dispose : les mots. On aura beau se mettre en quête des mots les plus rares, des combinaisons les plus "évocatoires", des images les plus synthétiques, des rythmes les plus suggestifs, comment de pauvres mots pourraient-ils jamais réaliser le rêve de Flaubert et rivaliser avec l'écrasante complexité et l'infinie diversité de la vie qu'ils prétendent restituer ? Ce sentiment d'impuissance, Mirbeau le ressent en permanence : "La nature est tellement merveilleuse qu'il est impossible à n'importe qui de la rendre comme on la ressent , et croyez bien - écrit-il à Monet en 1887 - qu'on la ressent moins belle encore qu'elle n'est, c'est un mystère" (33). On en entend l'écho dans les lamentations du peintre Lucien de Dans le ciel : "Je me sens de plus en plus dégoûté de moi-même. À mesure que je pénètre plus profond dans la nature, dans l'inexprimable et surnaturel mystère qu'est la nature, j'éprouve combien je suis faible et impuissant devant de telles beautés. La nature, on peut encore la concevoir vaguement, avec son cerveau, peut-être, mais l'exprimer avec cet outil gauche, lourd et infidèle qu'est la main, voilà qui est, je crois, au-dessus des forces humaines" (34). Or le cas du peintre et du sculpteur est moins désespéré que celui de l'écrivain, car ils disposent d'un matériau brut à transformer, qui donne une dignité à leur art, et avec lequel, à l'aide des formes et des couleurs, ils peuvent espérer rendre matériellement l'impression du monde extérieur. Tandis que les mots ne seront jamais "qu'une plate, mensongère et absurde contrefaçon de la vie" (35), où, bien avant Cioran, Mirbeau est tenté de voir "un exercice d'escamotage" qui "désapprend à voir les choses". Dès lors, que vaut la littérature ? Mirbeau en arrive souvent à blasphémer ce qu'il a adoré : "Rien de plus parfaitement abject que la littérature. Je ne crois plus à Balzac, et Flaubert n'est qu'une illusion de mots creux"... (36) Une deuxième contradiction apparaît entre le caractère mystérieux, énigmatique, inintelligible, d'un univers contingent et "absurde", et le souci pédagogique qu'a Mirbeau dans toute son œuvre de le présenter sous un jour tel que les lecteurs puissent l'appréhender et agir pour le transformer. Le décalage entre l'obscurité des choses et l'indispensable clarté impliquée par la mission de désaveuglement qu'il s'est fixée depuis 1877 devient même un abîme si l'on considère les articles de polémique, où il s'agit, avant toute autre considération, de faire partager à ses lecteurs ses convictions, réelles ou supposées, ses "ferveurs" et ses exécrations. L'intelligibilité est alors une condition sine qua non de l'efficacité. Or, comme l'a noté Roland Barthes, la clarté n'est ni neutre, ni innocente, elle n'est même qu'"un attribut purement rhétorique" : "l'appendice idéal d'un certain discours, celui-là même qui est soumis à une intention permanente de persuasion" (37) - ce qui est précisément le cas des chroniques mirbelliennes. À degré moindre, tous les romans de Mirbeau témoignent de ces exigences contradictoires du mystère et de la clarté, au premier chef L'Abbé Jules (voir supra le chapitre VI). Une troisième contradiction découle de la précédente. L'outil dont dispose l'écrivain d'une époque où naît "le soupçon" a été façonné, au cours de ses études classiques, par des habitudes rhétoriques qui ont la vie longue, puisqu'elles régissent encore le style journalistique et l'éloquence parlementaire ; et aussi par une idéologie caractéristique de la classe culturellement dominante, celle qui lit les grands quotidiens, consomme des romans et remplit les parterres et les loges des théâtres : la bourgeoisie. Or, c'est précisément contre cette domination et contre l'idéologie qui prétend la perpétuer que s'élèvent des écrivains

engagés tels que Jules Vallès et Octave Mirbeau. L'un des traits de cette idéologie bourgeoise, brillamment analysée par Barthes, consiste à affirmer le dualisme du monde et de l'écrivain, et à supposer qu'"il n'y a jamais qu'une seule forme optimale pour 'exprimer' une réalité inerte comme un objet, sur laquelle l'écrivain n'aurait de pouvoir que par son art d'accommoder les signes" (38). Soit une illusion qui se situe exactement aux antipodes de ce que pense Mirbeau... Il n'en est pas moins marqué par l'empreinte indélébile du style classique : il a fait ses études chez les jésuites de Vannes, qui lui ont inculqué toutes les recettes du bien écrire ; et il a acquis, par trente années de journalisme, une parfaite maîtrise de toutes les ressources de la rhétorique. La rhétorique, ou comment s'en débarrasser ?... L'un des symptômes de son idéal de clarté et de ce dualisme auquel, volens nolens, il semble rester attaché, du moins dans sa production journalistique, est son allergie à un certain type de poésie symboliste absconse, où il ne veut voir qu'une vulgaire mystification. Ainsi éreinte-til La Chevauchée de Yeldis de Francis Viélé-Griffin, que les jeunes poètes portent aux nues. Après avoir ironiquement analysé ce prétendu "chef-d'œuvre" et cité quelques vers "libres" particulièrement gratinés à ses yeux - car, "si libre qu'il soit, un vers doit exprimer quelque chose, une idée, une image, une sensation, un rythme" - , il interpelle "en toute bonne foi" son contradicteur Edmond Pilon : "Qu'est-ce que cela veut dire ? Quelle est cette langue ? Est-ce du patois américain ? Est-ce du nègre ? Qu'est-ce que c'est ? Ah! je voudrais le savoir" (39). Après avoir flirté un moment avec certaines tendances de la nébuleuse symboliste, il est rebuté par des signes de littérature et d'artifice qu'il rejette au nom d'un idéal d'intelligibilité tout à fait classique - qui lui inspire, au même moment, Les Affaires sont les affaires. De là cette paradoxale "impuissance" qu'il ne cesse de déplorer. Ce n'est en réalité que son incapacité à se délivrer du moule classique et à réaliser cette ascèse indispensable à tout artiste digne de ce nom. Chaque fois qu'il prend la plume, telle une seconde nature, ces couches accumulées de culture lui dictent des automatismes langagiers, d'autant plus précieux qu'ils suppléent souvent l'inspiration défaillante, lorsqu'il est confronté, avec une répugnance croissante, à l'angoisse de la page blanche qu'il est condamné à noircir pour assurer sa subsistance. Certes, il a acquis de la sorte une telle facilité qu'il peut expédier en une heure ou deux son pensum quotidien, puis hebdomadaire, dans l'espoir de se replonger au plus vite dans les eaux moins troubles de la littérature "artiste". Mais en réalité les choses ne se passent pas du tout comme cela. - D'abord, parce que, à partir de 1884, il s'emploie à mettre sa plume au service des plus nobles causes et ne peut donc se permettre de bâcler sa besogne et de nuire aux valeurs et aux talents qu'il entend promouvoir ; il lui arrive donc de plancher pendant des jours entiers sur des chroniques auxquelles il attache une spéciale importance, sans pour autant être satisfait de sa production. - D'autre part, et surtout, il éprouve un tel dégoût pour "la boue" de "la presse immonde" qu'il est bien en peine de s'en débarrasser pour renouer le fil brisé de l'inspiration romanesque. "Si tu savais - écrit- il à Léon Hennique en 1889, alors qu'il travaille à

Sébastien Roch - ce que ces articles me gênent, me troublent, me rejettent à d'absurdes préoccupations ! J'en ai pour trois jours à me remettre de la certitude où je suis de n'avoir fait que des imbécillités boulevardières. Et quand je les relis, il me vient une stupeur anéantissante. Et pour me laver de cette boue journalistique que je sens s'agglutiner à ma peau, je vais dans la campagne" (40). Une quatrième contradiction est liée à sa conception impressionniste du style. Mirbeau se trouve placé devant le même dilemme que Claude Monet, qui entend saisir l'effet fugitif de la lumière sur les objets qu'il peint, mais dont la main n'est en fait jamais assez rapide, de sorte qu'il lui faut parfois achever dans son atelier, à froid, et sous un éclairage artificiel, quoi qu'ait prétendu son thuriféraire et ami Octave Mirbeau, ce qu'il n'a pu noter sur le motif. Il en est de même pour l'écrivain, dont, de son propre aveu, la "seule ambition" et "tout l'art" "se résument à fixer cette vie éparse, fugace et merveilleuse, à la traduire dans sa mobilité et ses contradictions" (41). Malheureusement, les mots ne sont pas plus rapides que le pinceau du peintre. Ils sont donc bien en peine de saisir la fugitivité des sensations, et risquent, par conséquent, de les figer ou de les dénaturer. Ainsi, au moment d'exprimer par lettre à Paul Hervieu les émotions ressenties à la lecture de Deux plaisanteries et qu'il a aussitôt fait partager à Alice, Mirbeau se sent-il tout embarrassé : "Je voudrais retrouver, en vous écrivant, l'enthousiasme abondant de mes paroles. Je crains bien de ne pouvoir le faire à mon gré, tant les impressions se bousculent en moi, et tant je me sens incapable de leur donner, sans les gestes qui relient et complètent, une suite intelligible, un méthodique classement, dont n'a pas besoin la conversation" (42). La spontanéité rêvée n'est donc qu'un idéal inaccessible - ou bien n'est qu'un pieux mensonge destiné à occulter le travail de l'artisan-écrivain qui, en réalité, "cent fois, sur le métier", est bien obligé de remettre "son ouvrage"... Une cinquième contradiction résulte des exigences contradictoires que Mirbeau a faites siennes. D'un côté, il souhaite rendre sensible toute l'expérience humaine, ce qui nécessite - son maître Rabelais l'avait bien compris - une multiplication et une diversification des outils linguistiques indispensables et des procédés expressifs (néologismes, recours aux parlers populaires - comme dans ses contes normands - ou aux langues étrangères - comme il l'a fait d'abondance dans L'Écuyère - , images suggestives, inversions significatives, effets de rythme, antithèses et oxymores etc). Mais en même temps, il rêve d'un style simple, accessible à tous, dépouillé de tout ornement, de tout "empanachage" à la Lucien Descaves. À la limite, d'un style neutre, totalement contraire à l'exubérance et à l'expressivité recherchées par ailleurs. Il a donc oscillé entre les deux extrêmes : que l'on compare, par exemple, le foisonnement fin-de-siècle des descriptions florales dans Le Jardin des supplices et l'extrême économie de moyens mis en œuvre dans Amants ou dans son reportage de 1907 sur l'hôpital des Enfants malades (43). Tiraillé ainsi à hue et à dia, déchiré entre l'aspiration à un mode d'expression idéal et la conviction de ne jamais pouvoir y atteindre, Mirbeau éprouve bien souvent la tentation du silence. De même que, devant une œuvre d'art, il faudrait "admirer" et "se taire", de même, face à l'infinie richesse d'une vie en perpétuel renouvellement, il faudrait se contenter de la contempler et d'en jouir en silence. Cette tentation est d'autant plus forte que

son allergie au psittacisme de ses contemporains, et sa conscience aiguë de la vacuité des échanges verbaux - trait extrêmement moderne, voir en particulier ses Farces et moralités l'incitent à se détourner de ce truchement salissant et dérisoirement incomplet qu'est le langage. Mais les impératifs du métier dont il vit, et ceux de ses multiples engagement politiques et esthétiques, lui interdisent ce qui serait à ses yeux "une lâche et hypocrite désertion du devoir social" (44). Il écrit donc, contraint et forcé, mais avec la conscience lancinante de n'être jamais à la hauteur des objectifs, tant littéraires que politiques, qu'il s'est présomptueusement fixés. De surcroît, comme Jules Vallès, il est obligé de pratiquer un minimum d'auto-censure, pour tenir compte des oukazes des directeurs des journaux qui publient sa copie. Le voilà dès lors condamné à slalomer entre les interdits et les impuissances, les directives et les convictions, et de se contenter du relatif, lors même qu'il est perpétuellement en quête d'un absolu. D'où des compromis permanents entre l'idéal qu'il porte en lui et les contraintes multiformes qui pèsent sur son métier d'écrivain. Ainsi s'explique ce paradoxe souligné par Catulle Mendès : "Cet oseur devant la Société est un timide devant la syntaxe" (45). En fait, ce n'est pas timidité de sa part : seulement la conscience coupable des limites à ne pas franchir pour remplir efficacement sa mission. Écrivain polyvalent, Mirbeau a dû s'adapter à toutes sortes de genres différents. Mais, par-delà la diversité des modes d'expression, on peut relever une constante : imprégné, malgré qu'il en ait, de l'idéal classique, il travaille d'abondance son style, comme en témoignent les divers états de manuscrits qui nous sont parvenus - notamment Dingo et Les Affaires sont les affaires - , jusqu'à ce qu'il arrive à rendre aussi exactement que possible, non pas la "réalité", mais les impressions qui sont les siennes ou l'effet qu'il entend produire sur ses lecteurs ou auditeurs. Car, pour lui comme pour Flaubert ou Catulle Mendès, c'est le style qui fait l'art de l'écriture et qui possède le pouvoir de tout transmuer en œuvre d'art. Au risque d'apparaître comme simplificateur à l'excès, distinguons dans la vaste production mirbellienne trois principaux types de style, correspondant aux trois genres d'interventions qui sont les siens : le style du polémiste engagé ; le style de l'impressionniste, qui tend souvent vers l'expressionnisme ; et le style du dialoguiste. Mais notons d'emblée que ces différents styles ne correspondent aucunement à des genres littéraires pré-déterminés : dans ses romans et ses comédies, Mirbeau n'oublie jamais la polémique, et le bretteur, qui se contient difficilement, finit inévitablement par pointer le nez ; dans ses récits, contes et romans, comme dans nombre de chroniques, il recourt fréquemment aux dialogues et multiplie les indications scéniques, facilitant de la sorte les adaptations théâtrales qui n'ont pas manqué (rappelons notamment Le Journal d'une femme de chambre adapté par Jacques Destoop et interprété par Geneviève Fontanel, ou le spectacle de Régis Santon, Des Artistes) ; et il lui arrive même, parfois, d'utiliser au théâtre des procédés de romancier, comme l'a noté Pierre Gobin (pensons, par exemple, à l'éloge paradoxal du bourgeois inconnu dans L'Épidémie), de sorte qu'il lui est extrêmement facile de passer d'un genre à l'autre : ainsi il a tiré Scrupules et Le Portefeuille de deux "contes cruels", insérés dans Les 21 jours d'un neurasthénique. Ce qui amène Pierre Gobin à conclure à juste titre que, chez Mirbeau, "la distinction des genres est très atténuée" et qu'il nous invite ainsi à "repenser l'esthétique des genres littéraires" (46).

LE STYLE DU POLÉMISTE C'est comme polémiste qu'il a commencé sa carrière, dans L'Ordre, puis dans L'Ariégeois, Paris-Journal et Les Grimaces, qu'il a conquis ses premiers galons, et qu'il a suscité ses premières haines et ses premières ferveurs. Et c'est aussi dans le domaine du pamphlet qu'il a été rapidement reconnu comme un maître : "Octave Mirbeau est bien le premier polémiste de notre époque", remarque Lacaze-Duthiers en 1903 (47) Et Georges Pioch de lui faire écho un quart de siècle plus tard : "Je le définis tout de suite : un polémiste... Et le plus sincère comme le plus complet des polémistes : le polémiste humain" (48). Comme l'a bien vu Léon Daudet, chez Mirbeau, plus encore que chez les autres imprécateurs, l'invective passionnée est une forme de lyrisme dévoyé : "Un pamphlétaire est un lyrique à rebours, un lyrique dont les injustices de la société ou du destin ont dévié l'élan, exalté le courage et faussé la force sensible. À personne mieux qu'à Octave Mirbeau cette formule ne peut, je crois, s'appliquer, car chez [lui] la puissance, l'éclat et la fureur lyrique se manifestent de façon incomparable" (49). Rien donc d'artificiel, aucune pose, aucune "littérature", dans cette bravoure à toute épreuve d'un ferrailleur aussi prompt à tirer l'épée que la plume. Mais simplement l'expression spontanée des mouvements, fluctuants et contradictoires, de sa sensibilité et de son esprit, comme l'a noté Fernand Vandérem, qui l'a bien connu : "Rien de factice dans les violences de Mirbeau, rien qui procédât de la littérature. Elles n'étaient jamais que les projections spontanées des admirations ou des révoltes dont brûlait sur le moment son âme volcanique " (50). Au risque de commettre quelques dommageables erreurs d'appréciation, aussitôt regrettées (par exemple son odieux article conre Desprez en décembre 1884), de taper trop fort (par exemple, dans son article venimeux contre Zola, "La Fin d'un homme", dans Le Figaro du 9 août 1888), ou de blesser des gens qui, pour n'être que des artistes ou écrivains dépourvus de talent, n'en méritaient peut-être pas tant. Il en a souvent éprouvé "de cuisants remords" (51) et pratiqué plus d'une fois de publics mea culpa : à propos de Zola, de Joseph Reinach et de Catulle Mendès, en particulier. Le style de Mirbeau pamphlétaire est donc tout à la fois passionné, véhément, et d'une violence qui a parfois été jugée féroce. Mais, remarque justement Albert Adès, cette violence était indispensable : "Tout ce qu'il pensait, tout ce qu'il aimait, tout ce qu'il voulait étant nouveau, il ne parvenait à l'imposer qu'à force de violenter l'esprit rétrograde qui s'opposait à lui. Mais sa colère, ses violences et ses injures sont nées de la même source que les malédictions des prophètes" (52). Même analyse chez Léon Daudet : "L'hypocrisie est le grand levier, de ce terrible et bon pamphlétaire, l'hypocrisie sous toutes ses formes. [...] Et dès qu'il a vu, il s'irrite parce que le sens du juste est en lui et qu'il déteste l'oppresseur, le cabotin, le marchand d'orviétan. [...] Et dès qu'il s'irrite, il s'écrie" (53). Cependant, si la révolte et le dégoût sont spontanés, et si sa forme "naturelle" d'expression est alors l'invective et la caricature, il n'oublie jamais qu'il s'adresse à un public à ébranler par tous les moyens, et, froidement, il tente très classiquement d'ordonner sa véhémence, de la faire entrer dans des moules oratoires et des schémas rhétoriques qui ont

fait leurs preuves. Qu'il travaille pour ses propres fins, ou qu'il serve des causes qui ne sont pas les siennes - pendant ses quelque douze années de prostitution journalistico-politique - , il est en effet de son devoir, de pisse-copie stipendié ou de redresseur de torts, de mettre tous les atouts dans sa manche pour toucher l'esprit ou la sensibilité de ses lecteurs. Dans l'impossibilité d'en faire un recensement exhaustif, je me contenterai d'en évoquer rapidement quelques uns. 1. La période Le style de Mirbeau polémiste est souvent éloquent et gagne à passer par le "gueuloir". Il affectionne particulièrement la période, la longue phrase bien rythmée et rigoureusement construite, qui se déroule amplement et qui, à grand renforts de crescendo et de decrescendo, d'antithèses, de prolongements et de balancements binaires ou ternaires, enferme, dans une synthèse définitive, tous les aspects, souvent contradictooires, de la réalité évoquée, sans laisser à l'auditeur, impressionné et subjugué, le loisir de souffler et de se ressaisir : "Pressé de dire toute la vérité, Octave Mirbeau ne s'arrêtait pas aux vaines futilités, à la recherche du mot rare, des ornements inutiles. Il allait droit au but. Chaque mot portait ; les périodes se succédaient inlassablement, ce qui fit comparer ce style aux vagues de la mer, dont il avait le mouvement, le rythme, l'impétuosité", remarque LacazeDuthiers (54). Citons trois exemples, d'époques différentes, pour illustrer notre propos. - Tout d'abord, cette évocation, digne de Saint-Simon, de la veulerie des politiciens du "centre-gauche" (républicains conservateurs tels qu'Adolphe Thiers ou Jules Simon), dans les colonnes de L'Ordre bonapartiste, en 1875 : "... une réunion de gens qui, n'étant pas absolument ennemis de la conservation parce qu'ils sont riches, ni absolument ennemis de la révolution, parce qu'ils sont ambitieux ; n'étant empêchés ni par les principes, qui leur font défaut, ni par la probité politique, qu'ils ignorent ; un pied dans l'émeute, qu'ils craignent, et l'autre, sur les marches du trône, qu'ils détestent, se tiennent prudemment à une égale distance de la royauté et de la République, prêts à déshonorer l'une ou à absorber l'autre. Libéraux en paroles et réactionnaires en action, hardis de langage et timides dans la pratique, ils ont l'audace de se taire quand il faut agir et de parler haut dès que le danger est passé ; hostiles à l'aristocratie qui les gêne, et à la démocratie, qui les talonne, ils sont de tous les partis sans en avoir jamais servi aucun... C'est le centre d'ambitions éparses et malsaines ; c'est le rebut de la noblesse, de la bourgeoisie et du prolétariat ; c'est le demimonde de la politique, c'est la sentine où vont se confondre toutes les médiocrités, toutes les convoitises et toutes les ambitions déçues"... (55). - Ou bien cet appel de 1888 à l'électeur moyen pour qu'il se décide enfin à faire la grève des urnes : "Ô bon électeur, inexprimable imbécile, pauvre hère, si, au lieu de te laissser prendre aux rengaines absurdes que te débitent chaque matin, pour un sou, les journaux, grands ou petits, bleus ou noirs, blancs ou rouges, et qui sont payés pour avoir ta peau ; si, au lieu de croire aux chimères flatteuses dont on caresse ta vanité, dont on entoure ta lamentable souveraineté en guenilles ; si, au lieu de t'arrêter, éternel badaud, devant les lourdes duperies des programmes, tu lisais parfois, au coin du feu, Schopenhauer et Nordau, deux philosophes qui en savent plus sur tes maîtres et sur toi, peut-être

apprendrais-tu des choses étonnantes et utiles. Peut-être aussi, après les avoir lus, serais-tu moins empressé à revêtir ton air grave et ta belle redingote, à courir ensuite vers les urnes homicides où, quelque nom que tu y mettes, tu mets d'avance le nom de ton plus mortel ennemi. Ils te diraient, en connaisseurs d'humanité, que la politique est un abominable mensonge, que tout y est à l'envers du bon sens, de la justice et du droit, et que tu n'as rien à y voir, toi dont le compte est réglé au grand livre des destinées humaines" (56). - Ou encore ces rhétoriques interrogations, angoissées et pressantes, qui ponctuent son premier article dans L'Aurore dreyfusiste, en août 1898 : "Est-ce que vraiment nous allons nous laisser fermer la bouche et tordre le cou par ces mercenaires du crime, auxquels se joignent, par ordre, les ordinaires policiers préparateurs de guerre civile, amorceurs de coups d'État ? / Est-ce qu'il ne va pas se lever enfin, du fond des consciences indignées, un cri immense de protestation ? / Est-ce que, de tous les coins de la France, professeurs, philosophes, savants, écrivains, artistes, tous ceux en qui est la vérité, ne vont pas, enfin, libérer leur âme du poids affreux qui l'opprime ? Est-ce qu'ils peuvent continuer à vivre dans cette angoisse perpétuelle, dans ce remords, dans ce cauchemar de n'oser pas crier leur certitude et confesser leur foi ?... Et devant ces défis quotidiens portés à leur génie, à leur esprit de justice, à leur courage, ne vont-ils pas enfin comprendre qu'ils ont un grand devoir, celui de défendre le patrimoine d'idées, de science, de découvertes glorieuses, de beauté, dont ils ont enrichi le pays, dont ils ont la garde, et dont ils savent pourtant bien ce qu'il en reste quand les hordes barbares ont passé quelque part !..." (57) Il est à noter que la période se rencontre parfois au théâtre, ce qui est naturel chaque fois que des leaders s'adresssent à un auditoire (par exemple, dans certaines tirades de Jean Roule et de Madeleine au quatrième acte des Mauvais bergers, ou, sous l'angle de la parodie, dans L'Épidémie) ; et aussi, ce qui est davantage surprenant, dans le roman. Mais alors elle ne relève plus vraiment de l'art oratoire, et traduit surtout la volonté du narrateur d'y voir clair en lui et de marteler des idées-forces en les coulant dans un moule rhétorique auquel il est culturellement adapté. Par exemple, dans ce passage du Calvaire : "Quelle existence sera la mienne avec cette femme qui n'a de goût que pour le plaisir, qui n'est heureuse que dans les chiffons, dont chaque désir coûte une fortune, qui, malgré son apparence chaste, va au vice instinctivement ; qui, du soir au lendemain, sans un regret, sans un souvenir, a quitté ce misérable Malterre ; qui me quittera demain, peut-être ; cette femme qui est la négation vivante de mes aspirations, de mes admirations ; qui jamais, jamais n'entrera dans ma vie intellectuelle ; cette femme enfin qui, déjà, pèse sur mon intelligence comme une folie, sur mon cœur comme un remords, sur tout moi comme un crime ?" (58) Il rest clair que la période, procédé oratoire où l'on voit à l'œuvre une intelligence organisatrice, et partant une finalité - il s'agit de persuader son lecteur ou son auditeur - , n'est guère conciliable avec la conscience aiguë qu'a Mirbeau de l'universelle contingence et avec ses tentatives pour déconstruire en conséquence la forme romanesque. Mais elle est un levier indispensable pour agir sur l'esprit de lecteurs hésitants et les amener à embrasser à leur tour la bonne cause. Pour Mirbeau, en effet, comme pour Jules Vallès, "le style est un outil et une action" (59). Et il est subordonné à l'effet à produire. Il en est de même,

naturellement, de tous les autres procédés mis en œuvre par notre polémiste. 2. L'amplification En amplifiant une idée - ne serait-ce qu'en vue d'en extraire une chronique ajustée au format standard de trois cents lignes - , Mirbeau multiplie l'effet qu'il entend produire sur son lecteur, le retient prisonnier dans les rets de sa rhétorique, lui martèle une conviction communicative, et souvent aussi prépare le contraste qui mettra en lumière le caractère aberrant, grotesque ou monstrueux de la pratique ou de l'individu qu'il souhaite ridiculiser. On en a un bon exemple dans l'éreintement du Rêve d'Édouard Detaille, cité au chapitre V, ou dans la remise en cause de l'idée de patrie dans le deuxième chapitre du Calvaire (cf. supra l'extrait cité au chapitre IV). Dans un domaine différent, notons comme il amplifie la leçon à tirer d'une anecdote vécue - souvenir de son adolescence - où l'on voit un paysan normand accorder infiniment plus d'importance à la mort de sa bonne vache laitière qu'à celle de son enfant malade : "Les élevages rationnels de chevaux, de vaches, de volailles, se multiplient de tous les côtés. La science les anime et l'État les protège. Allocations de crédits importants, fondation d'ordres spéciaux et de décorations appropriées, conférences savantes, pratiques et techniques, instituts agronomiques, syndicats de toutes sortes, ils ont tous les encouragements, toutes les protections. La chimie, la biologie, la bactériologie, la climatologie s'en mêlent ; découvrent chaque jour de nouveaux engrais, de puissants antiseptiques, de nouvelles conditions de nourriture, d'habitation et de reproduction. [...] Chaque département a des comices agricoles, des concours régionaux, où l'on distribue solennellement à la plus belle vache, au plus beau cheval, d'importantes récompenses en argent. [...] Et, dans les banquets qui clôturent ces fêtes, à l'heure émouvante des toasts, messieurs les préfets et messieurs les députés se répandent, sur la graisse des cochons, la viande des boeufs, la laine des moutons, en éloquence lyrique. Avec quels accents ils saluent cette richesse nationale, due à nos intrépides éleveurs, à nos dévoués agriculteurs, dont les vertus républicaines, etc... etc. / Par exemple, des enfants, il n'est jamais question. Il faut croire qu'ils ne font pas partie, comme les cochons, de la richesse nationale. Ils s'élèvent comme ils peuvent, au petit bonheur ! S'ils ne peuvent pas s'élever et vivre, eh bien, ils meurent !... ça n'a pas d'autre importance ! Ils ne donnent ni oeufs, ni beurre, ni lait. On ne les mange pas quand ils sont gras... "(60) Pour plus d'efficacité, l'amplification se double ici d'un humour noir à la Swift. 3. Les néologismes Ils sont destinés en particulier à mettre en valeur un aspect ignoré, ou mal perçu, des hommes ou des institutions, et leur cocasserie, à l'occasion, renforce l'effet espéré. Déjà, à dix-neuf ans, Mirbeau créait le plaisant adjectif de "dupanloupoïforme", à propos du célèbre évêque d'Orléans, et qualifiait un autre clérical, le célèbre vitupérateur ultramontain Louis Veuillot, d'"engueulangéliste polichinelle (61). Extraordinaire création verbale, visant à souligner tout ce qu'il y a de gesticulation grotesque chez ce jeteur d'anathèmes qui, peu respectueux de l'esprit évangélique, se sert de la lettre des textes sacrés pour "engueuler" ses contemporains. Dans Les Grimaces (1883), il crée le pot évocateur de "pot-de-vinat" pour désigner "ce régime nouveau et nullement compliqué" qui consiste "à crocheter les

caisses publiques" et "à barboter dans les budgets" (62). Il parle également de "banquisme", de "bourgeoisisme", de "réclamisme", de "suffrage-universalisation", de "gendelettrisme", de "rastaquouérisme", d'"industrialisme", de "cabotinisme", de "hamlétisme", de "parisianisme", d'"hugotisme", de "gogotisme", de "vermicellisme" et de "larvisme" pour étiqueter plaisamment certaines des tares de son époque qu'il s'emploie à fustiger. 4. Les formules frappantes Les formules qui font mouche et se gravent aisément dans l'esprit du lecteur, surtout s'il s'y ajoute un jeu sur les mots, contribuent puissamment à déconsidérer celui qui est voué au ridicule. Citons quelques cibles parmi les anti-dreyfusards : le président du Conseil protectionniste Jules Méline, "ce digne homme", "a un idéal économique : la vie chère" (63) ; l'acquittement d'Esterhazy, le 11 janvier 1898, impose désormais "le dogme de l'immaculée trahison" (64) ; Déroulède est "le grand Tricolore, de pied en cap armé de sa terrible redingote" (65) ; Ernest Judet, "le falsificateur de cercueils" (66), a un "nom sinistre" qui "commence en Judas et finit en gibet" (67) ; Rochefort est "l'éternel insulteur de femmes" (68) ; Millevoye est un "véritable homme d'État, et même de coup d'État" (69) et a "la peau tannée par l'expérience du crime" (70) ; et le bravache François Coppée, de l'Académie Française, tout de vert vêtu, s'est mis "en état de siège, et même en état de Saint-Siège" (71)... Il faudrait tout un volume pour recenser toutes les "épithètes corrosives" et toutes les comparaisons désobligeantes dont il accable ses adversaires, afin de les mieux discréditer 5. L'invention burlesque L'invention burlesque, voire loufoque, rabaisse l'image de l'adversaire, l'atteint dans sa respectabilité et met les rieurs du côté du polémiste. Citons cette désopilante évocation de François Coppée qui vient d'adhérer à la militariste Ligue de la Patrie Française et qui apparaît dans un bien singulier équipage : "Je pensai tout d'abord que ce militaire était étranger. Outre qu'il semblait gauche d'allure et très embarrassé de son sabre, je ne reconnaissais point son uniforme pour appartenir à notre belle armée nationale. Il était coiffé d'un haut képi, à palmes vertes. Un dolman noir, orné de passementeries vertes et bordé d'astrakan, teint en vert, lui moulait le buste. Des bottes de maroquin vert étranglaient, au genou, une culotte bouffante sur laquelle une large bande verte était appliquée, qui rappelait les sévères motifs palmoïdes du képi. Ma surprise s'augmenta de constater que, en guise d'éperons, des plumes d'oie, d'un acier brillant, étaient vissées au talon de ses bottes. Quant au sabre, très long, très terrible, qui complétait cette étrange accoutrement, il commençait en croix, se poursuivait en cierge, et finissait en goupillon..." (72) Selon des procédés similaires, Mirbeau tourne en ridicule William Bouguereau et Benjamin-Constant, Paul Déroulède et Francisque Sarcey, les préraphaélites et les fonctionnaires des Beaux-Arts. Pour les mêmes raisons, il affectionne les cocasseries verbales. Par exemple, les énumérations au sein desquelles s'est glissé un intrus, comme dans cet exemple : "Qui donc, s'il n'est pas une brute insensible, a pu considérer de sang-froid, sans terreur, l'œil d'un

chien, voire l'œil d'une mouche ou d'un vaudevilliste ?" (73) ; ou dans celui du marquis de Portpierre, "content de son automobile, qui, parfois, écrasait sur les routes des chiens, des moutons, des enfants et des veaux" (74). Dans le même ordre d'idées, signalons les associations incongrues : par exemple, Botticelli se targue de n'avoir pas été "un montreur d'âmes à deux têtes et d'intellectualités à six pattes" (75) ; et Kariste se demande pourquoi Maurice Denis s'obstine à peindre "des Christs cambodgiens et des Vierges du HautMékong" (76). 6. La caricature La caricature constitue l'un des talents majeurs de Mirbeau. Gustave Geffroy note à juste titre que sa violence "est une violence de caricaturiste", qui "déforme, pour la faire comprendre, la physionomie humaine", et qui "met en lumière toutes ses tares, toutes ses bassesses, toutes ses ignominies" ; elle est donc bien "de la même nature que la violence de Daumier" (77). Or, paradoxalement, notre caricaturiste-né considérait la caricature comme un genre inférieur : "Ses procédés de grossissement hideux et de déformation burlesque montrent trop l'impuissance et l'infériorité de ce métier, qui n'arrive jamais à la représentation ironique d'un type, à la synthèse satirique d'un événement ou d'une opinion, ce qui pourtant devrait être son seul but" (78). Mais, précisément, chez Mirbeau, comme chez Daumier, son modèle, la caricature n'est pas une fin en soi, comme chez les caricaturistes professionnels qu'il critique pour leur connivence avec un lectorat bourgeois avide de dérivatifs grossiers, mais un simple moyen de dégager cette "synthèse" et de représenter des "types", comme il le souhaitait en 1885. Ne citons qu'un seul exemple de cet art du grossissement et de la déformation à des fins pédagogiques, la caricature des prétendus "artistes de l'âme" : "Je les connais, les artistes de l'âme ! Ce sont des gaillards qui font des femmes trop grandes et des arbres trop petits. Dès que tu aperçois, quelque part, un tableau sur lequel une femme sans gorge, sans hanches, sans derrière, sans cuisses, dépasse de vingt coudées les plus immenses chênes et les pins les plus géants, tu peux te dire avec certitude qu'il est d'un artiste de l'âme. Pour ces braves gens, l'âme consiste à n'être qu'un échalas, avec, par ci, par là, un lys, un iris et un pavot. Quelquefois, elle tient une lyre à la main, ou une palme, et ses yeux sont cernés, meurtris, comme si elle avait passé la nuit avec un fort de la halle"... (79) Sur un thème voisin, signalons encore la caricature d'un peintre préraphaélite, mâtiné de Paul Bourget, dans "Portrait" : son atelier est un infâme bric-à-brac, il collectionne des parapluies, se nourrit de confitures canaques, rêve de boire "du lait de martre zibeline" et se complaît théâtralement à "toujours souffrir - "oh! que j'aime !" - dans l'attente de l'Unique... (80). Le signe incontestable de la réussite de Mirbeau dans ce domaine, c'est que ses caricatures peuvent encore faire rire ou sourire aujourd'hui, lors même que le modèle qui les a inspirées est tombé depuis belle lurette dans les oubliettes de l'histoire. Il est clair que le théâtre de Mirbeau - surtout ses farces - et, plus encore, ses "romans" - particulièrement Le Journal d'une femme de chambre, Les 21 jours d'un

neurasthénique et Dingo - fourmillent de personnages caricaturaux visant à nous faire apparaître l'humanité comme une galerie de marionnettes grotesques ou odieuses. L'intention polémique est omniprésente. Mais elle s'accompagne, dans les derniers volumes, d'un parti pris de rire de tout pour n'avoir pas à en pleurer, comme l'a bien vu François Bardin : sa "déception d'amoureux trahi" qui a trop attendu des hommes, Mirbeau "la transforme en haine contre ceux qui l'ont causée. Et il se venge d'eux en les peignant non pas tels qu'ils sont, mais tels qu'ils lui apparaissent à travers la loupe de sa rancune. Il trace d'eux des portraits effrayants, atroces, où leurs difformités sont grossies à plaisir. Aux vices qu'ils ont, il ajoute ceux qu'ils pourraient, qu'ils devraient avoir ; et de cet acharnement résultent ces caricatures énormes, attachantes par leur exagération même, plus vraies que la vérité, parce que dépouillées de toute hypocrisie. [...] On sent en lui l'exaltation du créateur qui se délecte en pétrissant de ses mains rancunières l'effigie ignoble de l'homme qui lui a fait mal ; il nous associe à son ouvrage et nous fait partager sa jouissance" (81). 7. L'humour Comme chez Voltaire, Swift et de Quincey, l'humour est une arme, qui a pour but de choquer l'intelligence du lecteur et de l'amener à réagir et à s'interroger sur ses valeurs et ses croyances. La forme la plus efficace en est l'humour noir, comme dans l'exemple swiftien cité plus haut, à propos des enfants qu'on ne mange pas "quand ils sont gras". Ou dans cette évocation du bon vieux temps par un jovial civilisateur européen, charmé par la grâce et la gentillesse des "nègres centre-africains" : "Malheureusement, ils ont un grand défaut - et je ne sais à quoi cela tient - ils ne sont pas comestibles... La chair du nègre est un manger détestable, nauséabond... L'estomac le mieux trempé ne le digère pas... Moi-même, qui ai le coffre solide, et qui mange de tout, même des champignons les plus suspects, je fus tellement incommodé, un soir, que vraiment je pensai mourir, pour avoir simplement goûté à un cuissot de nègre, que nous avions fait rôtir à un feu de branches de poivrier... Je parle des vieux nègres, et même des nègres adultes, car, chose curieuse, le très jeune nègre, le nègre de trois ou quatre ans, est un aliment assez délicat... Cela rappelle le petit cochon de lait... Il nous rendit bien des services, je vous assure..." (82) De présenter comme allant de soi le cannibalisme du colonisateur, que le lecteur moyen croyait naïvement être l'apanage des "sauvages", peut l'amener à se poser des questions sur la face cachée des conquêtes coloniales. Le plus souvent, l'humour mirbellien revêt plutôt la forme de la feinte naïveté, afin de nous faire apparaître les choses sous un jour inhabituel, qui les "dénaturalise" et qui en fasse ressortir l'absurdité. Il en est ainsi notamment, dans ses "Salons", où, pour mieux éreinter les "grandes machines" académiques, le critique feint de ne pas bien comprendre le traitement du sujet et les intentions de l'auteur (cf. supra chapitre V). Ou bien dans cet exorde d'"Un Tableau par la fenêtre" : "Nous avons donc, enfin, un faux Millet au Louvre !" (83) Ou bien encore dans les interviews imaginaires, où la fausse naïveté du journaliste a pour fonction de mettre en confiance l'interlocuteur supposé et de l'inciter à tout déballer sans vergogne (cf. supra les exemples cités au chapitre IV).

Dans les "romans", l'humour, qui implique un minimum de complicité entre l'écrivain et ses lecteurs - par exemple, dans La Maréchale - prend de plus en plus l'allure d'une galéjade : depuis l'interview du débonnaire bourreau chinois, grand artiste du dépeçage, dans Le Jardin des supplices, jusqu'au récit complaisant des fabuleux exploits cynégétiques de Dingo, en passant par l'évocation canularesque de Bruxelles dans La 628E 8, ou la rabelaisienne aventure du recteur de Port-Lançon, dans Le Journal d'une femme de chambre, le goût de "l'hénaurmité" apparaît moins comme une arme offensive visant à estoquer les sinistres fantoches humains que comme un moyen de défense face à la noirceur des choses ou à l'imbécillité des hommes. Ou, selon l'analyse de Romain Gary, comme "une déclaration de dignité", "une affirmation de la supériorité de l'homme sur ce qui lui arrive", "une façon habile et entièrement satisfaisante de désamorcer le réel au moment même où il va vous tomber dessus" (84). 8. La parodie Elle est le moyen privilégié de dégonfler les baudruches des puissants et de les livrer à la risée des lecteurs. C'est au premier chef ce que fait Mirbeau dans ses interviews imaginaires de politiciens, de "gendelettres" ou de cabotins, ou dans plusieurs de ses Farces et moralités (cf. supra le chapitre VII). Mais on trouve aussi des spécimens de "À la manière de...", dignes de Reboux et Muller, dans de fausses lettres ou de faux articles attribués à telle ou telle de ses cibles. Par exemple cette pseudo-lettre de Victor Hugo, publiée dans L'Ariégeois du 22 mai 1878, à l'occasion d'une prétendue souscription censément destinée à offrir une épée au préfet républicain de l'Ariège, qui est alors une des têtes de Turc de notre polémiste : "La paix, c'est l'aurore. La guerre, c'est la nuit. Nuit épouvantable. Du sang dans le noir. J'ai vu cela. / La paix conquise sur la guerre par une épée ; l'aurore éclairant la nuit des feux de l'acier ! L'épée-lumière, c'est le trait d'union qui relie l'homme à la brute ! L'épée, c'est le pont jeté du tigre à l'enfant. L'épée, c'est le ruissellement d'harmonie, de bonté, de paix. L'universel dans le surnaturel. / En dessous, l'abîme. / Ô amour ! / Je souscris". Dans le même genre, signalons ce pseudo-article attribué à Zola, en janvier 1886, et relatif à l'effet supposé de Germinal sur des grévistes de Decazeville qui ont lynché le directeur des mines. Il s'achève par ces lignes édifiantes : "Vous m'avez forcé à parler de moi, malgré ma modestie bien connue. C'est fait. Je tiens à répéter, avant de finir, que mes livres sont simplement des œuvres d'art et n'ont aucune influence sur le peuple. Voilà qui est dit une fois pour toutes. Maintenant, sans plus me préoccuper des blagues de journalistes que de ma première chemise, je continuerai l'histoire des Rougon, traçant, plein d'ardeur, mon sillon, comme un boeuf qui traîne sa charrue, sans rien voir ni rien entendre, lourd" (85). Le théâtre est évidemment un domaine privilégié de la parodie linguistique : par exemple, parodie des discours patronaux à l'acte II des Mauvais bergers ; parodie des discours des philistins sur la charité dans Le Foyer ; parodie du discours publicitaire dans Interview ; de l'éloquence prudhommesque dans L'Épidémie ; du langage bêtifiant des

amoureux dans Amants... Les "romans" eux-mêmes, genre pourtant prétendument "sérieux", dans la mesure où y abondent les dialogues, sont loin d'être exempts de passages parodiques, surtout Les 21 jours d'un neurasthénique (parodies du glorieux général Archinard, conquérant du Mali, de l'avocat Du Buit ou du ministre Georges Leygues) et Dingo (parodie du discours scientiste, notamment). À vrai dire, dès que Mirbeau donne la parole ou prête la plume à un personnage autre que le narrateur (et encore n'hésite-t-il pas à se moquer de lui-même, dans Dingo en particulier), la parodie pointe son nez : il suffit d'une légère distorsion par rapport aux normes en usage pour que le lecteur pas tout à fait crétinisé soupçonne aussitôt l'intention critique de l'auteur. Pensons par exemple aux bourdes solennelles du père Roch, dans Sébastien Roch, au psittacisme du juge Robin, dans L'Abbé Jules, aux sèches réprimandes de Madame dans Le Journal, ou à nombre de dialogues du Jardin des supplices.. 9. La prosopopée Chez Mirbeau, la prosopopée est rarement utilisée comme procédé oratoire. Il lui arrive bien de donner la parole à la Nature - dans le prologue des Lettres de ma chaumière ou dans des passages de Dans la vieille rue et, surtout, du Calvaire - , ou bien à la Guerre et à l'Humanité, dans "La Guerre et l'homme" (86). Mais, dans ses chroniques polémiques, le plus souvent, elle n'est qu'une variante des interviews imaginaires. À cette différence près qu'il fait parler des personnages fictifs, comme le pasteur Bratt d'Au-delà des forces humaines de Bjørnson (87), des entités telles que la Censure (88), ou, plus fréquemment, des morts rappelés à la vie et à la parole pour mieux défendre, ou illustrer, le point de vue du polémiste. C'est ainsi que le Christ proteste contre les odieux traitements que lui inflige le peintre Jean Béraud, spécialiste de la modernisation christologique (89) ; que Sandro Botticelli se scandalise du "criminel abus" que font de son nom "les mystiques larvoyants, et les kabbalistes, et les embryogénistes" (90) ; que Francisque Sarcey reparaît d'entre les morts au lendemain même de sa disparition pour exhiber "cette vulgarité si absolue qu'il avait dans la vie" et se plaindre d'être aveuglé par la lumière du "mauvais pays de la mort" (91) ; et que Charles-Quint gourmande le pâle Alphonse XII dans les caveaux de l'Escurial (92). LE STYLE IMPRESSIONNISTE Dans ses récits et dans certaines de ses chroniques esthétiques, Mirbeau, on l'a vu, tente de faire coïncider le lecteur avec le contenu d'une conscience autre, la sienne ou celle du narrateur. Pour faciliter cette identification, il met en œuvre un ensemble de techniques d'écriture que l'on peut qualifier d'impressionnistes, et qui, à ce que l'on prend naïvement pour la "réalité", tendent à substituer un flux continu d'impressions. 1. Descriptions impressionnistes En premier lieu, naturellement, il faut signaler la tentative, parallèle à celle de Zola,

des Goncourt ou de Maupassant, pour donner des paysages décrits un équivalent verbal des toiles impressionnistes. L'absence de contours, le flou vaporeux, la vibration de l'air, les effets changeants et fugitifs de la lumière qui transfigure les objets perçus, la notation des nuances et des taches de couleurs, leur interaction, l'importance des apparences et des impressions ressenties par l'observateur, le mélange des sensations visuelles, olfactives et auditives, le décadrage systématique du champ de vision, et les correspondances entre les sensations et les états d'âme, sont des constantes dans ses textes descriptifs (93). Comme chez les peintres, il s'agit de briser les cadres rassurants, et de révèler l'instabilité et le chaos de l'univers tel qu'il se fragmente et se dissout quand il est perçu à travers le prisme d'une sensibilité. Dès 1868, Mirbeau en a donné un premier exemple, d'une surprenante précocité, dans une lettre à Alfred Bansard : "Dans les perspectives encore brumeuses du matin se dessinait, vague et coquette, la ferme de Pied-Fontaine doucement estompée par l'ombre indécise d'une futaie de sapins ; à droite, et fermant l'horizon, les bois de Saint-Georges, masse noire qu'éclairait le soleil. [...] Plus loin, et noyé dans la brume, le gai village de Dorceau. [...] Puis l'horizon bleu, avec des échappées magnifiques..." (94). Par la suite, c'est dans les Lettres de ma chaumière, Le Calvaire, L'Abbé Jules et Sébastien Roch que l'on trouve le plus de descriptions impressionnistes. Loin d'être gratuites, elles sont toujours en rapport avec la nécessité du récit, et nous révèlent la perception du monde propre à un personnage placé dans une situation donnée, et qui est fonction tout à la fois de son état d'esprit particulier, de son angle de vision et de l'éclairage ambiant. Nous n'en citerons que deux, qui ont le mérite d'être brèves, et qui sont extraites du fameux chapitre II du Calvaire sur la guerre de 1870 : - "Là-bas, au-dessus de la ligne bleuissante des arbres, je m'attendais à voir tout à coup des casques surgir, étinceler des baïonnettes, s'embraser la gueule tonnante des canons. Un champ de labour, tout rouge sous le soleil, me fit l'effet d'une mare de sang ; les haies se déployaient, se rejoignaient, s'entrecroisaient, pareilles à des régiments hérissés d'armes, des drapeaux, évoluant pour le combat. Les pommiers s'effarèrent comme des cavaliers emportés dans une déroute"... (95) - "Je fus posté en sentinelle, tout près de la route, à l'entrée d'un boqueteau, d'où je découvrais la plaine, immense et rase comme une mer. De ci, de là, des petits bois émergeaient de l'océan de terres, semblables à des îles ; des clochers de village, des fermes, estompés par la brume, prenaient l'aspect de voiles lointaines. C'était, dans l'énorme étendue, un grand silence, une grande solitude, où le moindre bruit, le moindre objet remuant sur le ciel, avaient je ne sais quel mystère, qui vous coulait dans l'âme une angoisse. Là-haut des points vous tachaient le ciel, c'étaient les corbeaux ; là-bas, sur la terre, des points noirs qui s'avançaient, passaient, c'étaient les mobiles fuyards ; et, de temps en temps, l'aboi éloigné de chiens qui se répondaient, de l'ouest à l'est, du nord au sud, semblait la plainte des champs déserts" (96). Après ces deux descriptions romanesques, qui sont justifiées et "en situation" dans un récit, voici une évocation purement picturale de Noirmoutier, vu du Casino. Plus de

narrateur, plus de personnage à travers le regard duquel est réfracté le paysage, mais l'écrivain lui-même, qui, placé devant le motif, et avec l'outil des mots, tente explicitement, quoique sans illusions, de rivaliser avec Claude Monet : "La mer est rose, le ciel rose, et la côte, là-bas, - que borde un étroit ruban d'eau plus blanche - rose aussi, plus rose que la mer et que le ciel, avec de petites taches bleues, et des blancheurs subites qui, ça et là, étincellent vivement. Il faudrait le pinceau de Claude Monet pour exprimer cette clarté, cette légèreté, cette limpidité de rose. Un nuage passe, et voilà une ombre violette qui s'allonge sur la mer, s'échancre, glisse lentement, pareille à une île qui flotterait... Un nuage passe, et c'est une ombre verte, d'un vert lumineux, transparent, où l'on devine les profondeurs sereines, immenses, comme les ciels des soirs tranquilles ou des jeunes matins... Et tandis qu'une goélette et deux côtres restent immobiles à leur mouillage, des chaloupes de pêche traversent la rade et bientôt vont se perdant, délicieusement roses, dans tout ce rose épandu qui monte de la mer et qui tombe du ciel" (97). 2. "L'écriture artiste" C'est également à l'impressionnisme qu'il convient de rattacher les restes de "l'écriture artiste" empruntée aux frères Goncourt (98), dont témoignent les romans "nègres", les trois premiers romans officiels, ainsi que les Lettres de ma chaumière. Comme dans ceux de Zola ou de Huysmans, on y relève notamment : - Des substantifs abstraits précédés d'un article indéfini : "une angoisse", "un désarroi", "un désespoir", "une épouvante", une rage" etc . - Des substantifs abstraits au pluriel : "tant de hontes", "des froideurs", "des désespoirs", "des extases", des mélancolies", "les sensualités irritées" etc. Dans les deux cas, il s'agit de renforcer, en la concrétisant, la notation de l'impression. - De nombreux exemples de parataxe, ce qui permet d'accumuler les sensations, comme dans la vie, sans les ordonner ni établir entre elles de hiérarchie. Par exemple, dans ce passage de Sébastien Roch : "Couverts de vermines grouillantes, de fanges invétérées soigneusement entretenues pour les pélerinages, d'invraisemblables mendiants pullulaient et demandaient la charité, sur des refrains de cantiques. Et des deux côtés de la route, sur les berges, des estropiés, des monstres, vomis d'on ne sait quelles morgues, déterrés d'on ne sait quelles sépultures, étalaient des chairs purulentes, des difformités de cauchemar, des mutilations qui n'ont pas de nom. Accroupis dans l'herbe ou dans la boue du fossé, les uns tendaient d'horribles moignons tuméfiés et saignants, d'autres, avec fierté, montraient leur nez coupé au ras des lèvres, et leurs lèvres dévorées par des chancres noirs"... (99) - Des néologismes, des mots rares, des inversions, voire des tournures un peu contorsionnées que critique, par exemple, Adolphe Brisson (100). Ils n'ont pas d'autre objet que de suggérer la singularité de sensations qui seraient banalisées par le recours aux formules courantes et au vocabulaire usuel. Citons quelques exemples, tous empruntés à Sébastien Roch : "la dévirilisante morphine des tendresses inétreignables" ; "s'apâlissait" ; "dévirginées" ; "viridité" ; "introublées" ; "vermiculaires ordures" ; "inintimité" ; "godantes

défroques" ; "sépulcral jour" ; "issant" ; "engainées" ; "surnaturalisant" ; "inharmoniques" ; "surnaturels êtres" ; "coulures" ; "surflanquées" ; "l'eau soirale" ; "madéfier" ; "s'emparadiser" ; "exaspérés chatouillements" ; "soulageant besoin" etc. Mais Mirbeau est suffisamment lucide pour ne pas abuser de procédés qui, s'ils étaient multipliés, deviendraient vite artificiels et seraient signe de mort. L'exemple de Paul Adam et de Lucien Descaves, voire de Huysmans, qui lui sert souvent de repoussoir, l'incite à n'user que modérément de ces préciosités, dont on ne trouve guère qu'un nombre restreint de spécimens. Par la suite, comme Maupassant l'était dès janvier 1888 dans la préface de Pierre et Jean, il deviendra très critique à l'égard des néologismes et de l'"écriture artiste". Ainsi, en 1903, confie-t-il à Maurice Le Blond : "Plus je vais, moins je peux supporter l'écriture artiste. Flaubert me paraît d'une froideur de marbre ; les Goncourt, ça m'est devenu impossible de les lire. À quoi bon inventer des mots, quand il y en a déjà trop ?" (101) Il convient de faire un sort particulier aux somptueuses descriptions florales du Jardin des supplices, qui présentent une double étrangeté : - D'abord, comme dans les Lettres de l'Inde de 1885, où Mirbeau décrivait le majestueux spectacle des sommets Himalaya... où il n'avait jamais mis les pieds, l'impressionnisme y est purement fictif et ne reflète aucune sensation et aucune émotion du romancier ou de son substitut devant un motif réel ; on peut donc y voir, au premier degré, une forme de manipulation du lecteur crédule, ou, au deuxième degré, un moyen de désamorcer la crédibilité romanesque chère aux naturalistes, en étalant des signes de littérature chargés de mettre la puce à l'oreille du lecteur vigilant. - Ensuite, Mirbeau y cite les noms d'un grand nombre de fleurs exotiques, incompréhensibles au commun des mortels non initiés : "deutzias parviflores", "ligustrines de Pékin", "aralias", "éléagnus", "caladiums", "salix", "heucheras", "panicules plumeuses", "stéphanandre", "siburnum" etc. Il est clair que ces noms ne sont pas destinés à être déchiffrés et que le lecteur ne va pas, à tout bout de champ, plonger le nez dans un dictionnaire de botanique. Loin de songer à donner une garantie de réalisme, il ne joue que sur l'imaginaire des lecteurs. Mais du même coup on peut le soupçonner d' inventer de toutes pièces - comme le fera Boris Vian - des noms suggestifs ou impressionnants et de semer une nouvelle fois le doute sur la prétention des romans qui se veulent "réalistes" à restituer une réalité objective. Déconcertante ambiguïté... 3. "Le goût même du réel" Le plus souvent, il s'est plutôt ingénié à trouver les mots et les images qui, sans être alambiqués, ni même forcément recherchés, communiquent le plus efficacement possible les impressions ressenties. Or ces impressions ne sont jamais pures : écrivain fin-de-siècle, Mirbeau nous présente un moi éclaté, déchiré entre des pôles opposés, et, comme Maurice Barrès (102), nous l'avons déjà noté, il recourt naturellement à l'oxymore pour rendre ces états mal définissables, où les contraires s'accouplent, où l'horrible et le beau se rejoignent,

où Éros et Thanatos ont partie liée. L'un des états d'âme les plus caractéristiques d'Octave Mirbeau, en même temps que de la décadence, c'est la fascination pour le morbide et le goût... pour le dégoût, symptôme de son angoisse existentielle et de son sentiment tragique de l'existence. Le Journal d'une femme de chambre, de ce point de vue, est une particulière réussite, et "il s'en exhale une âcre odeur de décomposition des chairs et de corruption des âmes qui place l'œuvre sous le signe de la mort", comme le remarque justement Serge Duret (103). "Loques de chairs", "liquides visqueux", "chair amollies", "murs suintants", peaux "cireuses" ou "squameuses", "fromages puants", "atmosphère ignoble", "odeur mortelle", "air putride", "odeur fétide", "cadavre presque entièrement décomposé" etc, toutes les notations suscitent la répulsion, tout évoque "un triste hôpital", tout révèle que "la loi de l'entropie règne sur les corps" (104). Mais en même temps, selon une dialectique que nous avons évoquée au chapitre III, les appétits de vie, les désirs sexuels (et de meurtre), s'enracinent dans cette conscience de l'universelle putréfaction : "Loin d'être l'antithèse de Thanatos, Éros révèle sa totale dépendance à l'égard des puissances morbides" (105). En soulignant ainsi l'essentielle ambivalence de sensations dont, trop souvent, appauvrissant l'infinie richesse des choses, on ne voit qu'un aspect, Mirbeau parvient admirablement "à saisir et à traduire le monde sensible" dans toute sa complexité, comme l'a noté Lucien Muhlfeld (106). Aussi Francis Carco admire-t-il chez lui un style qui, en restituant toutes les sensations, y compris les plus ignobles, "procure au lecteur la saveur de l'objet, et, dans la bouche, comme le goût même du réel" (107). N'est-ce point là l'idéal de l'écrivain impressionniste ? 4. Les images Cependant, au-delà de l'effet voulu par "l'artiste de la phrase" soucieux de rendre la totalité des impressions, il y a chez Mirbeau une écriture de l'excès qui est l'expression de son propre tempérament exacerbé. Il est donc possible de dégager, de l'ensemble des images dont est chargé son texte, des faisceaux révélateurs de la structure de son imaginaire, qui, d'une façon tout à fait expressionniste, se projette sur le monde et le transfigure. Claude Herzfeld s'est livré à une analyse systématique de ces images, et il est arrivé à la conclusion que c'est "la figure de Méduse, la Gorgone mortelle", qui confère "à l'œuvre mirbellienne son unité et son authenticité" (108). On peut y voir, naturellement, le reflet de sa révolte métaphysique et de sa "neurasthénie" - comme le rappelle le titre même des 21 jours d'un neurasthénique. Mais elle révèle également, une fois de plus, l'ambivalence, et partant l'ambiguïté, de toutes choses : le comique et le tragique sont deux faces indissociables d'une même réalité, comme le rappelle la dédicace du Journal d'une femme de chambre à Jules Huret (109) ; et le "terrible", qui touche la sensibilité et suscite la pitié, est inséparable du "grotesque", qui frappe l'esprit et incite à la révolte. Le bestiaire mirbellien - qui, comme "la figure de Gorgô", joue "des interférences

entre l'homme et la bestialité" (110) - , le symbolisme des ténèbres, et les images du sang et de la chevelure, du miroir et du masque, de l'eau noire et du gouffre, évoquent le mystère angoissant de l'inconnaissable, et éveillent la peur et le vertige. Mais la terreur ainsi provoquée participe de la vaste entreprise de démystification menée par Mirbeau, où elle est relayée par le "grotesque", l'autre face de Méduse : "Servie par des images terribles, la satire mirbellienne tend à nous libérer de l'élément honni, mais ne nous délivre pas de notre haine. Tout en nous médusant efficacement, elle nous provoque, nous oblige à réagir" (111). Ainsi, même quand il semble donner libre cours à ses émotions et à son imaginaire, notre romancier ne perd jamais de vue sa mission de déconditionnement et de conscientisation. 5. La ponctuation À équidistance de l'impressionnisme et de l'expressionnisme, il convient de signaler l'usage, si original, que Mirbeau fait de la ponctuation, et, tout particulièrement, des points de suspension, qui surabondent dans ses récits aussi bien que dans ses chroniques. En premier lieu, comme l'a fort bien analysé Jacques Dürrenmatt, ces "phrases hachées, en proie à l'éparpillement, à l'éclatement", contribuent à "poétiser le réel en le diluant dans le silence", en même temps qu'à "transmettre les impressions, les états d'âme d'un narrateur", relais de l'auteur. Son objectif est de "retrouver une certaine virginité expressive, une écriture primitive", capable d'atteindre "la profondeur de l'individu, ce qui échappe à la raison" (112). Alors que la période tend à faire croire que tout se tient, ou du moins que le discours est cohérent et sans failles, la surabondance des points de suspension témoigne de la discontinuité des choses, suggère le mystère, l'inconnaissable, et nous fait pénétrer au cœur même de la perception du personnage ou de l'auteur. Ne citons qu'un seul exemple, tiré du Calvaire : "Ce qui m'indignait surtout, c'est qu'elle ne m'eût pas averti... Elle avait reçu ma carte... elle savait qu'elle ne viendrait pas... et elle ne m'avait pas envoyé un seul mot !... J'avais pleuré, je l'avais suppliée, je m'étais traîné à ses genoux... et pas un mot !... " (113) Mais le langage, chez Mirbeau, est aussi "profondément dépendant du corps, de la nature, des choses" ; et il s'instaure "des correspondances très précises entre discours et corps, texte et paysage, phrases et fragments de matière", comme si le paysage n'était qu'une projection d'un état d'âme - thème expressionniste de Dans le ciel (114) - , et comme si le microcosme et le macrocosme participaient d'une "ténébreuse unité" : "Dans l'esthétique de Mirbeau, tout rentre dans un jeu d'équivalence entre ce qui est dit et la manière de le dire". Dès lors, Jacques Dürrenmatt est habilité à conclure que l'écriture de Mirbeau, comme sa vie, "oscille sans cesse entre le désir de trouver le principe universel, le point unificateur au cœur des choses et de l'être, et celui de s'évanouir, s'évaporer dans la suspension, l'azur et le silence" (115). Loin d'être neutre, sa ponctuation reflète ses déchirements existentiels et nous incite à les partager. LE DIALOGUISTE

Le dialogue est un des procédés le plus souvent employés par Mirbeau pour représenter la vie, et faire ressortir pédagogiquement le grotesque des hommes et l'absurdité ou la monstruosité des institutions qu'ils respectent et des "valeurs" auxquelles ils obéissent. En dehors du théâtre, il y a également recours dans un grand nombre de chroniques, notamment à la faveur des interviews imaginaires évoquées au chapitre IV, et aussi dans les contes et les romans, où sont reproduits de multiples dialogues entre les protagonistes, à tel point que tend à s'estomper la frontière entre des genres aussi opposés, traditionnellement, que le théâtre et le roman. Il obéit alors à quatre préoccupations essentielles, mais pas toujours faciles à concilier. En premier lieu, il a un vif souci de vérité et de naturel (cf. supra le chapitre VII). Il s'agit de faire parler les personnages comme ils le feraient dans la vie, sans se livrer à une reconstitution artificielle qui sentirait la littérature, comme chez Flaubert. Ainsi, dans ses contes normands, Mirbeau s'applique-t-il consciencieusement, comme Molière, à reproduire toutes les caractéristiques du parler paysan : les élisions de voyelles ("d'l'argent", "l'blé n'va point", "l'v'trinaire", "s'lever", "c'matin" etc) ; les élisions de consonnes, et particulièrement du r final ("il est mô", "maît'Liziard", "pasque", "ben sû", "l'malheu", "seu'ment", "avé", "pus" pour "plus" etc) ; les déformations syllabiques ("eune jeument", "bon Guieu", "té" pour "toi", "nouviau", "ben", "à dreite", "li pour "lui", "cheux" pour "chez", "a" pour "elle", "les poumes" etc) ; les incorrections habituelles au langage parlé ("quoi qu'y a", "où qu't'as mal", "quoi que v'lez"), notamment, comme chez les paysans de Molière, l'équivalence du "je" et du "nous" ("j'souperons", "j'ons", "j'allions") ; et des expressions dialectales, héritées parfois de l'ancien français : "itou", "quérir", "acagnarder", "hart", "bourbe"etc. Jean Vigile en a entrepris le recensement (116). Ensuite, il a le souci de suggérer. Par les ellipses, les points de suspension, les inachèvements de répliques, les repentirs, les non-dits, les soupirs, les mimiques ou les gestes qui accompagnent les mots, ou suppléent le langage défaillant, l'auteur laisse au lecteur le soin de comprendre, de compléter, de deviner, de juger. Lui-même se contente de donner à voir ou à entendre, en présentant de la vie une image morcelée, discontinue, voire "absurde". Il y réussit particulièrement bien dans des farces telles qu'Amants et Vieux ménages. Ou bien dans ses "Dialogues tristes", dont "le doigté", aux dires de Mallarmé, est "un peu sur le clavier de Maeterlinck" (117). Qu'on en juge par exemple par la fin de ce dialogue entre deux petits ramoneurs "abandonnés", "sur la route", en train de se laisser engourdir par le froid homicide : "Je n'ai plus faim... / Je ne vois plus rien... / Je n'entends plus rien... Si... J'entends une cloche... Il y a une cloche qui sonne, très loin... Il y a des musiques, aussi, qui chantent très loin... / Est-ce que tu me parles ?... Où sommes-nous ?... C'est tout blanc... C'est comme des fleurs qui sourient... C'est... / C'est... Oui... C'est..." (118) En troisième lieu, Mirbeau a le souci de l'effet. Nourri d'éloquence classique, il a parfois eu la tentation de l'effet oratoire, en particulier dans Les Mauvais bergers, à l'acte IV, et dans les tirades de Germaine Lechat - heureusement fort abrégées dans la version finale - aux actes II et III des Affaires sont les affaires. Mais il a vite compris l'erreur de ce type de déclamation facile, et il a cherché des effets moins grossiers et plus naturels.

D'une part, par souci de synthèse, il a tenté de trouver les répliques qui révèlent le mieux le fond d'âme du personnage, ou sa vision du monde. Nous en avons cité des exemples scéniques au chapitre VII. Il conviendrait d'y ajouter nombre d'exemples de dialogues extraits de romans : notamment les répliques "bébêtes" de Juliette Roux dans Le Calvaire (119), les échanges entre les parents du narrateur dans L'Abbé Jules (120), les propos boursouflés de l'imbécile père Roch dans Sébastien Roch, les brèves répliques du cocher Joseph ou les remarques des patronnes de Célestine dans Le Journal d'une femme de chambre. D'autre part, par volonté de dérision et de démystification, il a prêté à ses fantoches, dans ses farces ou ses interviews imaginaires (notamment dans Les 21 jours d'un neurasthénique), plus rarement dans ses romans stricto sensu, d'improbables propos, qui ont pour premier effet de distancier le lecteur ou le spectateur, mais qui, du même coup, lui révèlent "l'inanité sonore" de la plupart des échanges verbaux, qui sont simple remplissage ou "pure grimace". L'effet voulu est produit à tout coup, et Mirbeau apparaît bien comme le maître du dialogue. Mais, paradoxalement, d'un dialogue qui, bien des fois, sert de révélateur du vide de la pensée - comme dans les pièces d'Ionesco, ou dans un roman tel que L'Étranger - et, partant, met en accusation l'organisation sociale tout entière acharnée à "tuer l'individu dans l'homme". Enfin, le dialogue est un moyen privilégié, pour un homme déchiré et sensible à l'universelle contradiction, de se dédoubler à la façon de Diderot, de mettre face à face les tendances contraires qu'il porte en lui, et, du même coup, d'interpeller la réflexion du lecteur et de lui laisser la liberté de choisir. On trouve donc nombre de dialogues d'idées destinés à faire le tour d'une question à des fins didactiques, en même temps qu'à exorciser un déchirement intérieur. C'est notamment le cas dans "Jean Tartas" (1890), où le narrateur bourgeois éprouve un malaise pédagogique quand il se trouve confronté à un théoricien anarchiste poli, mais sans concessions (121) ; dans la préface de La Société mourante ou l'anarchie, de Jean Grave (1893), où un partisan de l'anarchisme se heurte aux "préjugés" et aux "mensonges" dont est "encrassé" l'esprit d'un ami de bonne volonté (122) ; dans le dernier chapitre des 21 jours d'un neurasthénique, déjà évoqué au chapitre I ; et dans "L'Espoir futur", où, en pleine affaire Dreyfus, il confronte pareillement le pessimisme de la raison et l'optimisme de la volonté, indispensable à l'action (123). C'est aussi le cas dans "Kariste parle", où l'auteur dialogue avec un peintre raté, victime de l'idéalisme des symbolistes qui tournent le dos à la vie, mais qui n'en est pas moins, paradoxalement, son porte-parole (124). On pourrait également citer les dialogues entre le romancier et son chien dans Dingo : on voit s'y opposer la nature et la civilisation, les exigences de la liberté individuelle et les obligations de la vie en société (125). "L'AFFIRMATION DE LA PERSONNALITÉ" En dépit de la diversité des genres littéraires qu'il a abordés, et par conséquent des styles qu'il a été amené à adopter pour toucher diversement son public, l'écriture d'Octave Mirbeau, avec ses mots, ses images, et le rythme de ses phrases, est reconnaissable entre

toutes, parce que, comme Van Gogh, il "a eu, à un degré rare, ce par quoi un homme se différencie d'un autre : le style". Et si l'on ne risque pas de confondre un texte de Mirbeau avec du Zola ou du Huysmans, du Paul Hervieu ou du Paul Adam, du Maupassant ou du Jean Lorrain, de même que l'on reconnaît d'un seul clin d'œil un Degas, un Monet ou un Van Gogh, c'est parce que, comme tous les grands créateurs, il a "un génie propre qui ne peut être autre, et qui est le style, c'est-à-dire l'affirmation de la personnalité" (126). Passionné, entier, exigeant, révolté par la souffrance et l'injustice, assoiffé d'idéal, enthousiaste devant les chefs-d'œuvre de l'art et les beautés de la nature, souvent désespéré, parfois désabusé et revenu de tout, il est toujours lui-même, et son style reflète ses humeurs changeantes et ses passions constantes. C'est toujours sa voix que l'on entend, que l'on reconnaît, qui nous touche, nous émeut ou nous choque, mais ne saurait nous laisser indifférents. Or, si, par la magie de l'écriture, il parvient à nous faire partager nombre de ses émotions, de ses ferveurs et de ses dégoûts, il réussit aussi ce miracle de faire de ces amertumes ou de ces désespoirs partagés le moteur de nos jubilations. Rien de plus tonique et jouissif, paradoxalement, que le style de notre pessimiste radical, qui, "avec des mots", se venge de tous les "maux" qu'il a subis "au contact de la vulgarité, de l'incompréhension, de la sottise et de la perfidie", comme le note justement Jules Bois (127). Et pourtant l'écriture a été pour lui, comme pour Flaubert, un long martyre, et il est mort avec l'impression de n'avoir jamais pu remporter ce long combat contre les mots. Doté d'une conscience perpétuellement déchirée, il sait mieux que personne à quels compromis il en a été réduit pour pouvoir remplir de sa prose l'équivalent, presque, d'une centaine de volumes (128). Alors qu'il eût de beaucoup préféré se livrer aux joies du jardinage ou de l'impressionnisme pictural, il a été condamné pendant des années à noircir du vierge papier avec l'amère certitude qu'il ne resterait rien de cette immense production "jetée aux quatre vents de l'esprit". À l'instar de Monet ou de Van Gogh, qui ont connu les mêmes doutes et traversé les mêmes phases de désespoir, il n'en a pas moins poursuivi son combat solitaire. Mais, à leur différence, il a eu la sagesse de finir par s'accommoder du relatif au lieu de s'entêter à poursuivre sa quête de l'absolu. Ne serait-ce que pour donner à ses lecteurs l'espoir de changer le monde. Alors, si dérisoires qu'ils lui paraissent, si impuissants qu'ils se révèlent au fil des ans, il a accumulé les mots et les phrases, en essayant de ne pas trahir ses objectifs, mais avec un dégoût croissant de lui-même et de sa vaine besogne. Jusqu'au jour où, la maladie aidant, il a pu enfin se taire, pendant ses sept dernières années, et se livrer à la contemplation monomaniaque des fleurs, qui le consolaient de l'ignominie des hommes. NOTES 1. Anonyme, L'Écho de Paris, 22 juillet 1896. 2. Léon Daudet, "Octave Mirbeau", Le Journal, 13 décembre 1897. 3. Catulle Mendès, ibid., 16 décembre 1897. 4. Correspondance avec Monet, p. 72. 5. Correspondance avec Pissarro, p. 98. 6. Lettre à Paul Hervieu, début avril 1889 (Correspondance générale, tome II).

7. Correspondance avec Monet, p. 50. 8. Ibid., p. 186. 9. Correspondance avec Pissarro, p. 82. 10. Correspondance avec Rodin, p. 67. 11. Barthes, op. cit., p. 52. 12. "La Postérité", Le Figaro, 19 novembre 1887. 13. Lettre à Paul Hervieu du 15 novembre 1887 (t. II de la Correspondance générale). 14. Correspondance avec Monet, p. 133. 15. Correspondance avec Rodin, p. 165. 16. "Rêverie", Le Journal, 11 mars 1894. 17. Lettre à un journaliste (Emmanuel Gonzalès ?), janvier 1885 (Correspondance générale, tome I). 18. "L'Enquête littéraire", L'Écho de Paris, 25 août 1891. 19. Interview par François Crucy, L'Humanité, 27 novembre 1913. 20. Lettre à Paul Hervieu, début mars 1889 (Correspondance générale, t. II). 21. "On demande un empereur", Le Journal, 31 janvier 1897. 22. "La Postérité", art. cit. 23. Lettre à Julia Daudet du 25 avril 1889 (Correspondance générale, t. II). 24. "Le Rêve", Le Gaulois, 3 novembre 1884 (article recueilli dans les Combats littéraires). 25. "Le Manuel du savoir écrire", Le Figaro, 11 mai 1889( idem). 26. "Notes sur Georges Rodenbach", Le Journal, 1er janvier 1899 (idem). 27. "Léon Bloy", Le Journal, 13 juin 1897 (idem). 28. "Les Conteurs", Le Matin, 11 décembre 1885 (idem). 29. Lettre à Marcel Schwob, janvier 1893, citée par Pierre Champion, Marcel Schwob et son temps, Grasset, p. 135. 30. Lettre à Paul Hervieu du 28 mai 1888 (Correspondance générale, t II). 31. Interview sur le roman, Le Figaro, 10 décembre 1900. 32. "Quelques opinions d'un Allemand", Le Figaro, 4 novembre 1889 (recueilli dans les Combats littéraires). 33. Correspondance avec Monet, p. 50. 34. Dans le ciel, p. 109. 35. Propos rapporté par Albert Adès dans ses "Notes inédites" (archives Mme Adès-Theix). 36. Correspondance avec Monet, pp. 102-103. 37. Barthes, op. cit., p. 43. 38. Ibid., p. 50. 39. "Le Chef-d'œuvre", Le Journal, 10 juin 1900 (recueilli dans les Combats littéraires). Sur "Mirbeau et le symbolisme", voir l'article de Pierre Michel, à paraître dans Littérature et nation en 1995. 40. Lettre à Léon Hennique du 3 mai 1889 (Correspondance générale, t. II). 41. Interview par Maurice Le Blond, L'Aurore, 7 juin 1903. 42. Lettre à Paul Hervieu du 28 mai 1888 (loc. cit.). 43. Recueilli dans Combats pour l'enfant, pp. 207-213. 44. Dans le ciel, p. 110. 45. Catulle Mendès, art. cit. 46. Pierre Gobin, "Un 'code' des postures dans les romans de Mirbeau ? - De l'esthétique romanesque à l'esthétique dramatique", in La Lecture socio-critique du texte romanesque, éd. par Falconer et Mitterand, Toronto, 1975, pp. 189-206. 47. Lacaze-Duthiers, "Les Articles d'Octave Mirbeau", La Plume, 15 novembre 1903, p. 502. 48. Georges Pioch, "Un qui nous manque : Octave Mirbeau", Le Soir, 21 février 1929. 49. Léon Daudet, art. cit. 50. Fernand Vandérem, Gens de qualité, Plon, 1938, p. 136. 51. "La Police et la presse", Le Gaulois, 15 janvier 1896. 52. Albert Adès, "Notes inédites" (loc. cit.). 53. Léon Daudet, art. cit. 54. Lacaze-Duthiers, art. cit., p. 507.

55. "Monsieur Christophle", L'Ordre, 8 octobre 1875. 56. "La Grève des électeurs", Le Figaro, 28 novembre 1888 (Combats politiques, p. 113). 57. "Trop tard", L'Aurore, 2 août 1898 (L'Affaire Dreyfus, p. 72). 58. Le Calvaire, 10/18, p. 190. 59. Roger Bellet, "Jules Vallès et son travail d'écrivain", Tapis franc, n°5, automne 1992, p. 118. 60. "La Pouponnière", Le Journal, 12 décembre 1897 (Combats pour l'enfant, pp. 190-191). 61. Lettres à Alfred Bansard, p. 92. 62. "Pots-de-vin", Les Grimaces, 4 août 1883. 63. L'Affaire Dreyfus, p. 258. 64. Ibid., p. 232. 65. Ibid., p. 118. 66. Ibid., p. 189. 67. Ibid., p. 102. 68. Ibid., p. 190. 69. Ibid., p. 100. 70. Ibid., p. 103. 71. Ibid., p. 210. 72. Ibid., pp. 208-209. 73. Dingo, Éd. Nationales, 1935, p. 39. 74. Les 21 jours d'un neurasthénique, Éd. Nationales, 1935, p. 172. 75. "Botticelli proteste", art. cit. 76. "Ça et là", Le Journal, 23 février 1896 (tome II des Combats esthétiques). 77. Gustave Geffroy, "Octave Mirbeau", La Dépêche de Toulouse, 25 avril 1903. 78. "Caricature", La France, 22 septembre 1885. 79. "Les Artistes de l'âme", Le Journal, 23 février 1896 (article recueilli dans le tome II des Combats esthétiques). 80. Gil Blas, 27 juillet 1886 (tome I des Combats esthétiques). 81. François Bardin, "En relisant Mirbeau", Le Divan, n° 237, 1941, p. 23. Pour Cioran, "le penseur qui réfléchit sans illusion sur la réalité humaine, s'il veut rester à l'intérieur du monde, et qu'il élimine la mystique comme échappatoire, aboutit à une vision dans laquelle se mélangent la sagesse, l'amertume et la farce" (op. cit., p. 96). Formule qui convient parfaitement à Mirbeau. 82. "Âmes de guerre", L'Humanité, 9 octobre 1904 (Combats politiques, pp. 248-249). 83. "Un Tableau par la fenêtre", Le Gaulois, 22 septembre 1896 (tome II des Combats esthétiques). 84. Romain Gary, La Promesse de l'aube (1960), Folio, p. 160. 85. "Chronique du Diable", L'Événement, 30 janvier 1886 (publié dans les Cahiers Octave Mirbeau, n° 1, 1994, et recueilli dans les Combats littéraires). 86. Contes cruels, t. II, pp. 179 sq. 87. "Après le rêve", Le Journal, 7 février 1897. 88. "Dans la sente", Le Journal, 2 février 1900. 89. "Le Christ proteste", Le Journal, 28 avril 1901 (t. II des Combats esthétiques). 90. "Botticelli proteste", Le Journal, 4 et 11 octobre 1896 (ibid.) 91. "Apparition", L'Aurore, 18 mai 1899. 92. "L'Espagne et la tombe", L'Événement 19 novembre 1885. 93. Cf. Pierre Michel et Jean-François Nivet, "Mirbeau et l'impressionnisme", dans le numéro Octave Mirbeau de L'Orne littéraire, 1992, pp. 31-45. 94. Lettres à Alfred Bansard, p. 111. 95. Le Calvaire, Éd. Nationales, 1934, pp. 49-50. 96. Ibid., pp. 55-56. 97. "Notes de voyage", Gil Blas, 10 août 1886 (publié par J.-F. Nivet, sous le titre de Noirmoutier, Séquences, Rezé, 1992). 98. Sur "l'écriture artiste", voir l'article d'Alain Pagès dans L'École des Lettres, 1er mars 1992, n° 8, pp. 9-22. 99. Sébastien Roch, Éd. nationales, p. 162.

100. Cf. son compte rendu des Lettres de ma chaumière, dans les Annales politiques et littéraires du 24 janvier 1886. 101. L'Aurore, 7 juin 1903. 102. Cf. Jean Foyard, "Structure du moi décadent chez Barrès", dans Fins de siècle, Presses de l'Université de Toulouse-le Mirail, 1989, p. 280. 103. Serge Duret, "Éros et Thanatos dans Le Journal d'une femme de chambre", Actes du colloque Octave Mirbeau d'Angers, p. 249. 104. Ibidem. 105. Ibid., p. 256. 106. Lucien Muhlfeld, Le Monde où l'on imprime, Perrin, 1897, p. 154. 107. Interview de Francis Carco par Frédéric Lefèvre, Une heure avec..., N.R.F., 1929, tome V, p. 14. 108. Claude Herzfeld, op. cit., p. 12. 109. Dans la dédicace du Journal d'une femme de chambre à Jules Huret, Mirbeau évoque par exemple "cette tristesse et ce comique d'être un homme... Tristesse qui fait rire, comique qui fait pleurer lesâ mes hautes..." 110. Claude Herzfeld, op. cit., p. 15. Voir, par exemple, la description des mufles de prêtres, dans le chapitre III de la première partie de L'Abbé Jules. 111. Ibid., p. 51. 112. Jacques Dürrenmatt, "Ponctuation de Mirbeau", Actes du colloque d'Angers, op. cit., pp. 313 et 314. 113. Le Calvaire, 10/18, p. 293. 114. "Un paysage, c'est un état de ton esprit, comme la colère, comme le désespoir", déclare le peintre Lucien (p. 92). 115. Jacques Dürrenmatt, art. cit, p. 317 et p. 318. 116. Voir le relevé de ces dialectalismes réalisé par Jean Vigile dans les Actes du colloque Octave Mirbeau de Crouttes (1994). 117. Correspondance de Mallarmé, t. IV, p. 133. 118. "Sur la route", L'Écho de Paris, 23 janvier 1891 (Combats pour l'enfant, p. 114). 119. Par exemple : "Ta petite femme n'a plus rien à se mettre... Elle est nue comme un ver, la pauvre !" (p. 178) Ou bien : "Regarde, mon chéri !... sont beaux, pas ?... Et toi aussi, Spy, regarde les jolis nonongles à ta maîtresse" (p. 189). 120. Par exemple : "Pourvu que je ne me trompe pas ! disait mon père... pourvu qu'elle soit vraiment enceinte ! / - Ah ! ce sera un bel accouchement !... affirmait ma mère... quatre par mois, comme celui-là, je n'en demande pas plus... nous pourrions nous acheter un piano" (Albin Michel, p. 12). 121. Recueilli dans le numéro spécial Octave Mirbeau de L'Orne littéraire, 1992, pp. 90-99. 122. Recueilli dans Combats politiques, pp. 127-132. 123. "L'Espoir futur", Le Journal, 29 mai 1898. 124. Le Journal, 25 avril et 2 mai 1897 (t. II des Combats esthétiques). 125. Sur ces oppositions, voir notre préface à Dingo, dans notre édition de L'Œuvre romanesque de Mirbeau. 126. "Vincent Van Gogh", L'Écho de Paris, 31 mars 1891 (recueilli dans le tome I des Combats eshétiques). 127. Jules Bois, compte rendu de Dingo, 1913. 128. Aux 1.200 articles recensés par Jean-François Nivet dans sa thèse de 1987 sur Mirbeau journaliste, il convient en effet d'ajouter quelque 2.000 articles parus, les uns sous son propre nom - une centaine environ, qui ont échappé à la vigilance de J.-F Nivet - , d'autres anonymement (notamment dans L'Ordre et L'Ariégeois), d'autres encore sous une multitude de pseudonymes, que j'ai découverts depuis trois ans. Et aussi, bien entendu, la quinzaine de volumes écrits comme "nègre", et les huit gros volumes de la Correspondance générale, à paraître à l'Âge d'homme.

TABLE DES MATIÈRES AVANT-PROPOS INTRODUCTION : Un moderne : Octave Mirbeau • Notes CHAPITRE I : Les contradictions d'un homme ou : "L'ardente lutte contre soi-même" - Un être déchiré - Spleen - Rousseauisme - Distanciation par l'humour - "L'ennemi intime" • Notes CHAPITRE II : "Prolétaire de lettres" ou : En un combat douteux - "Cela ou autre chose" - Le domestique - Le trottoir : 1) Prostitution 2) Incohérence ? 3) Continuité 4) Bonapartisme 5) L'antisémitisme - Le "nègre" - Les premières armes d'un maître écrivain • Notes CHAPITRE III : Révolte métaphysique ou : Combat contre le néant - Un univers absurde - "La loi éternelle du meurtre" - "L'universelle souffrance" : 1) Le plaisir 2) L'amour 3) La sensibilité 4) L'idéal 5) La nature 6) La culture 7) L'art - Une conscience déchirée • Notes

CHAPITRE IV : Au cœur de la mêlée ou : Combats pour la justice - Vers l'anarchisme - Un regard neuf : 1) La subjectivité 2) La dérision : a) L'interview imaginaire b) L'éloge paradoxal c) L'incongruité - L'iconoclaste : 1) La famille 2) L'école 3) L'Église 4) L'armée 5) La Justice 6) L'appareil d'État 7) La démocratie bourgeoise 8) Le capitalisme - Mirbeau anarchiste - Les apories de l'anarchisme : 1) Rousseau et Sade 2) Darwinisme et humanisme 3) Nihilisme et messianisme - "Un évangéliste de la sociale" • Notes CHAPITRE V : Le culte de l'art ou : Combats pour le beau - Des débuts anonymes - Un rôle considérable - Sa conception de la critique d'art - Les obstacles : 1) Les rédacteurs en chef 2) Les institutions officielles 3) Le mercantilisme 4) Le misonéisme du public - Les idées esthétiques de Mirbeau : 1) La nature et la vie 2) Un regard neuf 3) L'émotion 4) La subjectivité 5) L'essence 6) La synthèse 7) "La science de ce que l'on fait"

- "Un apôtre" • Notes CHAPITRE VI : Du combat littéraire... ... à la recherche de voies nouvelles - Mirbeau critique littéraire - Imprégnations : 1) Les Goncourt 2) Barbey d'Aurevilly 3) Baudelaire 4) Tolstoï 5) Dostoïevski 6) Le romantisme 7) Le naturalisme 8) Le décadentisme - Mirbeau conteur - Des romans "nègres" à la critique d'un genre dépassé - Les romans dits "autobiographiques" : 1) Le Calvaire 2) L'Abbé Jules 3) Sébastien Roch - La rupture avec le roman : 1) Le Journal d'une femme de chambre 2) Dans le ciel 3) Le Jardin des supplices - La mort du roman... ou le retour aux origines ? 1) Les 21 jours d'un neurasthénique 2) La 628-E 8 et Dingo - Un précurseur • Notes CHAPITRE VII : Un dramaturge décapant ou : Combats pour le théâtre - Le théâtre se meurt, le théâtre est mort : 1) Le capitalisme 2) Le public 3) Les directeurs 4) Les critiques 5) Les acteurs 6) Les auteurs - Pour un théâtre vivant : 1) Le Théâtre Libre 2) Le théâtre symboliste 3) Le Théâtre Populaire - Les Mauvais bergers

- Les Affaires sont les affaires et Le Foyer : 1) "Des figures réelles" 2) "Une société hypocrite et criminelle" 3) "Le langage de la vie courante" - Les Farces et moralités - distanciation - dérision - démystification - désacralisation du langage • Notes CHAPITRE VIII : "La puissance de l'écriture" ou : Combat contre les mots - La tragédie de l'écriture - l'idéal du style - Contradictions - impuissance des mots - inintelligibilité de l'univers - imprégnation classique - fugitivité des effets - exubérance et style neutre - la tentation du silence - Le style du polémiste : 1) La période 2) L'amplification 3) Les néologismes 4) Les formules frappantes 5) L'invention burlesque 6) La caricature 7) L'humour 8) La parodie 9) La prosopopée - Le style impressionniste : 1) Descriptions impressionnistes 2) "L'écriture artiste" 3) "Le goût même du réel" 4) Les images 5) La ponctuation - Le dialoguiste 1) Vérité et naturel 2) Suggérer 3) L'effet 4) Le dédoublement et l'universelle contradiction - "L'affirmation de la personnalité" • Notes

CONCLUSION : - Écrivain malgré lui - "Le bon combat" - Un homme • Notes TABLE DES MATIÈRES

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