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"L'homme est la mesure de toute chose"
Les nouveaux maî Par Alonso Tordesillas
Passant de cité en cité, les sophistes se font les promoteurs d'un idéal de culture destiné à permettre à chacun de remplir pleinement sa mission de citoyen. Leur ambition : l'excellence. Leur arme : le verbe ans une société où tout se discute à l'Assemblée, la victoire d'un avis dépend en grande partie de la capacité de persuader et de convaincre, de i'éloquence déployée pour réfuter un adversaire, de la force du verbe. Dans le dialogue éponyme de Maton, Protagoras se targue d'enseigner la bonne délibération c'est-à-dire l'art de bien administrer les affaires privées et de bien conduire les affaires publiques tant par la parole que par l'action. Protagoras est sans doute le plus célèbre des sophistes, ces nouveaux venus sur l'Agora, qui se flattent de pouvoir former de bons citoyens par l'enseignement de i'art oratoire. Dans la cité du V siècle avant Jésus-Christ, la maîtrise des techniques de la discussion et de l'éloquence supplante, par son prestige grandissant, l'antique parole inspirée des poètes. La transformation des représentations qui accompagne le passage de la cité ancienne, connue par la tradition homérique, à la cité-Etat dynamique de Périclès trouve son expression singulière dans le mouvement sophistique. L'idéal d'excellence que promeuvent les sophistes accorde en effet la prééminence aux qualités intellectuelles et relègue définitivement à l'arrière-plan i'idéal aristocratique à consonance héroïque. Ces qualités, pensent-ils, peuvent être acquises par le plus grand nombre. Cette excellence-là s'apprend ; eiie n'est plus un ((
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don des dieux, ni même le privilège de la noble ascendance. Les sophistes sont accueillis en hôtes illustres dans toutes les cités où ils se rendent pour proposer leurs bons offices contre rémunération et choyés dans les demeures des citoyens riches et influents. Les contemporains ne s'y trompent pas,
qui les appellent les ((maîtres du savoir * : l'époque aspire à une culture consciemment élaborée en réponse au défi démocratique. Un même fond de relativisme imprègne les conceptions sophistiques de la connaissance, de la langue et des rapports sociaux, que condense la formule fameuse de Protagoras :
î tres du savoir Alonso Tordesillas est professeur d'histoire de la philosophie ancienne à l'université de Provence (Aix-Marseille 1), ou il dirige l'Institut d'histoire de la philosophie. II a notamment traduit et présentt les Sophistes 0 , de Mario Untersteiner (Vrin, 1993): et le Mouvement sophistique 0 , de George Bnscoe Kerferd (en collaboration avec Didier Bigou ; Vrin, 1999). ((
« fiomnze est la inesure de toute chose w ;exit la suprématie sans appel des dieux. Tous les sophistes, dont les méthodes éducatives varient par ailleurs, insistent sur la maîtrise du langage. L'opposition qu'ils établissent entre la nature et la loi se traduit par une compréhension nouvelle de la langue.
Celle-ci peut être pensée comme législation -des témoignages attestent que Protagoras proposait de changer le genre de certains mots, d'établir des règles grammaticales et de composition des textes. Et, à son tour, la politique peut être envisagée sur le modèle de l'apprentissage de la langue.
Dans un long passage connu sous le nom de (( mythe de Protagoras )),Platonrapporte comment ce dernier adapte le mythe de Prométhée. Aux hommes - faibles face aux animaux et naturellement sans défense -, Prométhée procure le feu et l'habileté technique, grâce a quoi ils deviennent capables de subsister, de s'abriter, de cultiver la terre ... Malgré ce savoir, les hommes ne parviennent pas à vivre ensemble ni à collaborer, si bien que leur race, menacée de destruction par les bêtes fauves, risque l'extinction. 11s essaient de se rassembler et de fonder des cités, mais, faute de posséder l'art politique, ils recommencent à se disperser jusqu'à en périr de nouveau (322 b). C'est alors qu'intervient Zeus. Craignant que la race des hommes ne disparaisse, il envoie Hermès leur apporter dikê et aidôs, la justice et la pudeur, ou vergogne, qui seules permettent le respect mutuel et la collaboration nécessaire à la vie en commun. Cette justice et cette vergogne, Zeus demande à Hermès de les répartir entre tous les hommes, car il ne saurait y avoir de cités «si seule une minoriti y avait part, comwe cést le cas pour les autres arts » (322 cd) ; ces vertus produisent la concorde et la paix, garantes du vivre ensemble. La leçon de Protagoras est démocratique : les hommes - dont les a~titudeset les talents diffèrent -ne sont pas égaux par essence ou par nature ; ils le deviennent politiquement, par l'égalité des lois qu'ils se donnent. Ils sont égaux face a la convention de la loi, dont la valeur est à la mesure de leur adhésion et ne dépend d'aucune vérité transcendante. Comme elle relève de leur stricte compétence, les hommes peuvent donc enseigner l'excellence politique. Et c'est (*
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Protagoras (vers 492 - vers 420) é Abdère, enThrace, ProtagoN ras est le premier a revendiquer le nom de sophiste. 11 fut, dit-on, à
l'ami de Périclès, qui le chargea de rédiger la constitution de Thourioi, colonie fondée en 444. C'est dans son œuvre principale, r De la vérité O , que se trouve énoncé le principe fondamental de sa philosophie : r L'homme est la mesure de toute dose. )) Le relativisme gnoséologique - c'est-à-dire appliqué aux fondements de la connaissance - de Protagoras a un pendant pratique plus nuancé.Toutes les positions et toutes les dispositions ne se valent pas : il en est de meilleures et de plus utiles. Grâce à la puissance du discours, l'homme sage inclinera les citoyens vers ce qui est le mieux et le plus juste pour la cité. Dans un autre écrit, (4 Sur les dieux O,Protagoras professe une forme d'agnosticisme. A. T
Hippias
i (vers 443 - 343 ?)
S
ophiste, rhéteur, philosophe, ambassadeur, mathématicien, astronome, grammairien, poète, Hippias, né à Elis, près d'Olympie, dans le Péloponnèse, prétend tout savoir et en retire une belle réputation. Grand voyageur, il est très apprécié pour ses talents oratoires et l'efficacité de son enseignement. Il ne reste de lui que quelques fragments et des titres d'ouvrages : Enquête sur les noms des peuples O,(( Liste des vainqueurs aux jeux d'Olympie une Collection #, recueil de faits historiques, ainsi que de doctrines religieuses et philosophiques. Il participe en 403 a la lutte des démocrates contre les oligarques installés dans sa ville natale. Sa théorie politique oppose les lois &ritesur lesquelles s'appuierait le pouvoir arbitraire et tyrannique, aux lois cmmunes, fondées sur l'universalité de la nature humaine, et sur lesquelles reposerait l'idéal d'égaliti cosmopolitique et démoA. I: cratique. )),
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bien ce que Protagoras professe : de la nourrice à la mère, au pédotribe (maître gymnaste) et au pédagogue, du père à l'ensemble des concitoyens, aux magistrats et aux lois elles-mêmes, tous concourent et tout concourt à la formation de l'individu. A chaque stade de sa vie personnelle et à chaque étape de sa vie sociale, l'enfant, l'homme, le citoyen, reçoit l'éducation néccssairc à son engagement civique. La cité tout entière enseigne la vertu à l'adulte, comme elle apprend les mots à l'enfant. Le rôle du sophiste n'en reste pas moins primordial. Dans le dessein qui est le sien, l'éducateur a pour tâche de permettre à chacun de ((passerd'un état rvroins bon à un état meilleur n. Et Protagoras de conclure : a Le médecirz produit ce changevient par des drogues [pharmaka], le sopliiste par des discours. 0 Si les choses humaines ne sont telles ni par nature ni par destin, il convient de substituer à ces deux notions celle, optimiste, de meilleur, en tentant d'élever l'opinion au rang et à la dignité d'opinion commune, pour le temps, au moins, ou s'applique la législation en vigueur. Les avis ne sont jamais définitivement tranchés. Le relativisme est donc une conception consubstantielle à la démocratie, laquelle apparaît dès lors comme un système dynamique pluraliste - comparé à l'autorité monolithique et indiscutée de la tradition - qui s'appuie notamment sur l'idée que « le groupe humain doit intégrer, notl exclure (Gilbert Romeyer Dherbey, les Sophistes », Que sais-je ? t)/PUF, 1985,2002). La répartition entre tous des principes régissant la vie en société garantit la constitution de celle-ci en cité. La compétence acquise par chacun en matière politique - c'est-à-dire sa capacité délibérative et juri))
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dique - est au fondement de la démocratie. C'est pourquoi l'art politique ne saurait être l'affaire d'un seul, ni même de quelques-uns. S'il appartient à tous, il est aussi transmis collectivement ; il relève alors, comme la langue, d'un processus continu d'éducation dans lequel l'ensemble de la communauté est engagé. Queiie que soit sa compétence ou son absence de compétence, chacun peut et doit discuter publiquement de tout ce qui échappe aux savoirs spécialisés et concourir ainsi aux décisions prises dans l'intérêt général. Tous les hommes possèdent, à des degrés divers pour le moins, la tekknê politikê, tel est le point central de la théorie politique de Protagoras. Cette aptitude innée est due au fait que l'homme est doué de raison, de logos. A la différence de Platon, pour qui la bonne délibération, I'euboulia, est l'apanage de quelques ciluyens » (( République 428 b), Protagoras déclare que celle-ci est ouverte à tous.Tout homme a deux métiers, affirme-t-il : le sien et celui de citoyen. La délibération semble donc bien être le lieu ou se rejoignent politique et langage. Un autre sophiste fameux, Gorgias, a analysé l'efficacité du discours sur un auditoire. A la question de la définition du citoyen, rapporte Aristote Politique )), III), Gorgias répond : r De niême que rnortiers sont ce que fabriquent les fabricants de mortiers, de même Larissiens sont ceux qui sont fabriqués par des artisans de peirples [tôn dêmiourgôn]. a L'ironie de Gorgias repose sur une analogie : d'une part, le mot c Larissien a nomme à la fois les citoyens de Larissa, qui se réclamaient d'une noblesse de naissance, et les coupes fabriquées dans cette ville de Thessalie et appelées dans toute la Grèce c larisses 1) ;d'autre part, dêmiourgos désigne ((
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à la fois l'artisan et certains magistrats dans les cités oligarchiques. Si l'on se rappelle que, dans le (I Gorgias I'laton emploie l'expression peithoas dê~iiiourgos( ( ouvrière de persuasion pour parler de la rhétorique, on peut dire que la qualité de citoyen n'est pas donnée par la naissance mais fabriquée par la politique, laquelie est elle-même l'ouvrage de la rhétorique. Dans cette série d'analogies, le vase est à l'artisan, comme le citoyen est à la cité et la politique à la rhétorique. D'autres textes de Gorgias vont dans le même sens. Dans Eloge d'Hélène D,une réflexion sur les effets du langage dans le théâtre le conduit à analyser le logos comme capacité « de mettre un terine à la peur, de distraire lu peine, de swciter la joie, d'accroître la pitié manifestant par là son pouvoir d'universalisation. Outre la terreur et la pitié, la tragédie suscite « une nostalgie qiti se co~nplaît à la peine [pothon philopenthês] a. Tel est le point culminant de la poésie, capable d'élever l'homme au sentiment d'humanité, la pliildnthropiu. Cette dernière semble désigner chez Gorgias la puissance du logos en acte. A travers l'expérience esthétique et I),
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Il(
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grâce aux mots éclôt une communauté tissée d'émotions. Sur le plan politique aussi, le logos paraît en mesure de produire un consentement, source de paix sociale. On reconnaît la la ~ a l e u rimportante de la concorde, de l'hoii~otzoia,commune aux démocrates et aux sophistes. Celle-ci a parfois été considérée comme caractéristique de l'aristocratie. Le panhellénisme qu'elle contient fait écho, il est vrai, au fait que les familles nobles se sentaient soudées entre elles par des liens plus forts que ceux qui
les rattachaient civiquement à leur cité. C'est la raison pour laquelle les aristocrates athéniens ayant rejoint Sparte n'apparaissaient pas comme des traîtres. La philanthropie se trouve fréquemment exaltée par les factions oligarchiques dans le cadre d'une stratégie visant à limiter la puissance des nolnoi ((i lois 1)) du droit positif. On s'étonnera peutêtre que ces valeurs aient été reprises par les tenants de la démocratie. Cc serait oublier que nombre d'entre eux, issus de I'aristocratie, ont, en dépit de la caducité du système juridique ancien, maintenu l'influence des valeurs de leur classe d'origine. Ainsi, la reprise par Hippias d'anciennes formulations -par exemple celle de I'affinité entre semblables dont les liens d'amitié dépassent le cadre des noriloi en vigueur dans telle ou telle cité - ne contredit nullement l'idéal démocratique. Certains sophistes justifient une forme de panhellénisme en l'intégrant dans une perspective plus universalisante. Ce qu'on appellera plus tard ( confraternité avait déjà fait l'objet de débats et de controverses dans la Grèce classique du v' siècle. On voit poindre, au 1)
moins dans le cas d'Hippias, une dimension universelle de la démocratie qui dépasse le cadre des cités. L'intuition précoce des sophistes fut double : l'interrogation sur la démocratie doit se fonder sur une analyse de la relation entre les hommes, que ce soit sous l'aspect privé de la philanthropie, sous l'aspect public de leur rapport à I'Etat ou dans sa dimension transpolitique ;la définition de la légitimité de la loi dans le cadre de l'Assemblée, qui constitue l'essence de la démocratie grecque,
: Gorgias
(vers 490 - vers 380)
C
'est en 427 que Gorgias quitte définitivement sa ville natale, Leontinoi (près de Syracuse, en Sicile), pour se rendre a Athènes à la tête d'une ambassade. Ses leçons de rhétorique connaissent un tel succès que les Athéniens inventent le terme gorgianiser pour désigner sa manière de parler. On a conservé de lui deux discours, Eloge d'Hélène )) et Défense de Palamède )), où il met en pratique son enseignement de l'art oratoire. II défend la thèse d'une toute-puissance du discours, qu'il nomme par une expression à teneur politique : grand potentat r, et dont il compare les effets sur l'âme a ceux des pharmaka sur le corps. L'art de Gorgias est donc celui du kqppharmakm, a la fois remède et poison de l'âme. Subsistent aussi d e lui un fragment d'une Oraison funèbre )) et un Traité sur le non-étant ou sur la nature a, où il énonce : rien n'est ; à supposer que quelque chose soit, ce serait inconnaissable ;a supposer que cela soit et soit connaissable, ce serait incommunicable. Ses déclarations sur la puissance de la parole pourraient être le pendant positif des positions de ce traité. A. 1 ((
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prend en compte les actes et les effets de langage dans l'espace commun de la délibération. On comprend pourquoi, par leur réflexion sur l'articulation entre langage et cité, les sophistes peuvent être considérés comme les théoriciens de la démocratie. Dès lors, il ne faut pas s'étonner que leur préférence aille à ce régime, qui se trouve être en parfait accord avec leur sens aigu de la relativité des valeurs. Ce relativisme n'est ni un nihilisme ni un scepticisme ; il exprime plutôt l'idée qu'il n'est plus possible d'adhérer à la vérité absolue. L'ancienne figure du sage qui se croit investi d'un savoir divin et dont les sentences sonnent comme des oracles n'est plus concevable. La parole n'est plus parole révélée au devin, au poète, au législateur : elle relève tout simplement de l'expérience humaine. L'avènement de la démocratie ne correspond donc pas seulement a un changement dans l'ordre des institutions, mais aussi a un profond bouleversement culturel. A. X (avec la collaboration de Sandrine Hubaut)