2020, le pire c'est le réveil Les biotechnologies progressent rapidement. En 2020, il y aura des milliers -Voire des millions- de personnes qui auront la capacité de provoquer un désastre biologique de grande ampleur. Je ne m'inquiète pas seulement des groupes terroristes organisés, mais des tordus isolés possédant la même tournure d'esprit que les gens qui propagent aujourd'hui les virus informatiques. Même si tous les pays du monde imposent une réglementation des technologies potentiellement dangereuses, leur capacité à faire effectivement respecter ces règlements me paraît aussi mince que ce qu'elle est à l'heure actuelle en matière de drogue. Martin Rees, astrophysicien à l'Institute for Advanced Study de Princeton. Source: Courrier International, Hors-série Sciences.2002.
Le pire c'est le réveil Tonio se réveille franchement mal ce matin. Mais où peut-il bien être ? Pas sur Dungaa VII, en tout cas. « Mise en orbite ! Amorce atterrissage ! » La moquette bleue synthétique qui recouvre la pièce du sol au plafond est vraiment déprimante. Et surtout, elle reste désespérément bleue et poilue. Une angoisse lui tord les entrailles. Le programme de réveil n'a pas fonctionné. Tout est en panne sauf le plancher, une coque lisse et métallique de station spatiale. Il penche péniblement la tête vers l'extérieur du lit et caresse le mur des doigts. Cette fourrure bleue qui lui a coûté une fortune et qu'il ne voit jamais. Sauf ce matin. « Alternité, votre univers se fond dans la réalité... Tu parles d'un slogan ! Et quand ça tombe en panne, mon cerveau se fond dans quoi ? » Il devrait être dans l'espace, dans sa suite panoramique, avec vue sur la galaxie, le cosmos à ses pieds. Il devrait être en approche de Dungaa VII, la planète aux lacs de mercure... A la place, il doit bien se rendre à l'évidence, il est dans son foutu bloc 193.252.18.19, une minable alvéole standard louée par ses parents. Quelle laideur ! Et quelle fatigue ! Mais quoi peut-il bien être ? La phase de réadaptation est dure. Une journée qui commence comme ça est une journée foutue. Il faut qu'il oublie. Non. Il faut qu'il appelle sa pluche® « Pollux ? ! Me lâche pas toi ! Viens par ici mon bébé ! » Un petit coussin hexagonal émerge du couloir et entre dans la pièce en flottant. L'alterdeck, la douce fourrure familière. Tonio tente un rétablissement, puis retombe lamentablement sur son lit. Il pèse une tonne. La pluche® s'approche et tournoie légèrement en émettant des radiations hélicoïdales et colorées. Ca le ramène vers quelque chose le Tonio, il reprend pied peu à peu. Il s'assoit sur le sol au bord du lit. Le coussin se stabilise au dessus de sa poitrine et semble s'estomper peu à peu, en émettant une projection holographique. Un panorama saisissant de lacs métallisés et de montagnes rocheuses. Tonio se lève et emboîte le pas de la pluche® qui s'échappe dans le couloir... Ca y est, il est sur Dungaa VII, il longe la crête sur un petit sentier, en bas, le lac principal... « Ri-di-cule ! Ca merde trop ce matin, arrête-moi ça Pollux ! » Il est dans la cuisine. Petite, mais fonctionnelle comme ils disent. Pas de meuble, juste de la moquette bleue entre deux consoles de navigation. « Ca craint chez moi, ça fait mal. Bondieu, donne moi la force de voir les choses ! »
Une fortune, mais ça le vaut bien La pluche® est là, elle stationne à sa hauteur, proche comme toujours, une véritable extension de son corps et de son esprit. Tonio s'en saisit et fouille dans un repli. Il en tire sa paire de lunettes intégrale (une fortune, mais ça le vaut bien) qu'il chausse maladroitement comme un somnambule. Le programme de réalité augmentée sélectionné la veille s'active immédiatement. Bref instant de
confusion mentale quand l'interface de navigation lui inonde la rétine. A nouveau sur Dungaa VII, au pied de la vallée cette fois. Il cherche rapidement ses portails favoris et ses contacts. Un message de Miya envoyé pendant la nuit. Éternelle insomniaque ! Elle lui donne rendez-vous ce matin au centre de téléchargement. La mise à jour antivirus bi-hebdomadaire. Il sourit. Il l'aime, la Miya, malgré ses délires post-humains. Et puis, il aime les mise à jour antivirus, surtout maintenant qu'il a le forfait Tom+® (une fortune, mais ça le vaut bien). Le site de vaccination du Docteur Tom® est de l'autre côté du lac. De quoi faire une bonne ballade à pied ! La journée peut commencer. Tonio avance d'un pas vif le long du sentier, désormais totalement fasciné par ce paysage titanesque, alternant de vertes prairies avec de la rocaille rouge et ocre. En toile de fond, les pics déchiquetés des montagnes portent en leurs creux des flaques de métal liquide. Rapidement, le charme se brise au contact incessant d'une foule bariolée et de véhicules qui vont et viennent dans tous les sens. Frustré dans sa contemplation, Tonio se félicite d'avoir récemment acquis une extension majeure pour sa santé mentale. D'un battement de cil, il passe en mode ghost et une partie de la foule se fond dans le paysage. Il booste les préférences et il ne reste plus que lui face au lac. Seules quelques silhouettes translucides apparaissent par intermittence dans le décor : les heureux propriétaires d'alterdecks plus performants que le sien, vautrés sur d'énormes pluches® de luxe. Quant aux autres, ils n'existent plus. Tonio respire. Il hésite un moment à savourer le spectacle d'un berger faisant émerger du lac son troupeau de diplosaures géants, mais le site du docteur Tom® est tout proche : il a hâte de se mettre à jour.
La case du Docteur Tom® Les contours du bâtiment du Docteur Tom® apparaissent en transparence dans le paysage. Tonio aime venir ici au moins deux fois par semaine. Il met à jour ses bases d'antivirus, bien sûr, mais il adore également se tenir au courant des nouvelles épidémies,et des caractéristiques du biovirus dernier cri. Il voit ça comme autant de faits-divers, effrayants ou drôles, c'est selon. Son forfait Tom+® lui donne accès à l'intégralité des infos et surtout l'immunise contre tous les biovirus connus et inconnus. Voilà qui est rassurant. Il ne décèle pas un seul frémissement dans le décor de Dungaa VII, lors du contrôle d'identificationauthentification ; ça aussi c'est une garantie du forfait Tom+® : une compatibilité totale des centres de téléchargement avec les alterdecks et les univers persistants dans lesquels sont plongés les clients. La pluche® de Tonio émet une projection holographique de dix canaux d'infos sur lesquels il zappe avidement. La grosse nouvelle du jour, c'est l'apparition de Deadmeat, un biovirus qui a pour particularité d'accélérer le putréfaction de la viande rouge. Toute personne en ayant ingéré dans les trois heures précédant la contamination se met à suinter une horrible odeur de chair avariée. Le virus a été signalé hier dans plusieurs piscines et dans le métro. Peu de cas d'intoxications a l'heure actuelle, mais les actions ayant été revendiquées par un groupe d'activistes végétariens, on craint une prochaine variante du virus moins anecdotique. Tonio programme immédiatement une mise à jour de son antivirus et continue à zapper. Il cherche des suites de l'affaire Viagro. Ce biovirus, conçu à l'origine pour des acteurs du porno (il provoque une érection incontrolable et particulièrement douloureuse) a connu ensuite un franc succès médiatique après que quelques milliers de bananes contaminées se soient retrouvées égarées dans le commerce. Dans les fruits, dans les boissons, ou vaporisé, il ne se trouve plus une semaine sans une nouvelle poussée de Viagro. Tonio passe en revue la liste vertigineuse des biovirus dont il est vacciné... Il s'est déjà pris au jeu de la mode des champignades, ces agents mutagènes qui transforment temporairement la couleur de peau. Il a compris la leçon le jour où il a perdu tous ses poils et ses ongles d'un coup. Grand consommateur de sodas, il craint par dessus tout l'Ebola-cola ; et malgré l'efficacité de son forfait Tom+®, il est pris d'une irrépressible crise de panique lorsqu'il se trouve pris au hasard d'une épidémie locale d'Obésator ou d'Anorexator. Quand il pense que Miya a été jusqu'à s'injecter Canis
canem ou La mouche, juste pour sentir ce que cela faisait d'être hybride le temps d'une soirée... Au fait, il ne s'agirait pas de la ghoster à cause de la configuration un peu trop poussée de tout à l'heure. Il revoie ses options de navigation et l'autorise à apparaître dans sa réalité augmentée... Quelle apparence auras-elle sur Dungaa VII ? Elle ne garde jamais le même avatar... L'inattendu, cela fait partie de son charme, après tout. Il s'apprête à entrer dans le sas de téléchargement avec Pollux quand une voix éthérée l'arrête sur place. « Tonio, Toni-oo ! ! » Une onde de réprobation se répand dans la salle tandis qu'un immense serpent diaphane ondule dans les airs et se rapproche de lui. « Tonio, mon amour, regarde ! Ta petite larve est devenue un grand papillon ! » Tout semble alors se désagréger autour de lui. Un bâtiment gris se matérialise dans un fracas de lumière, au son du générique de StarTrek. Des dizaines de pluches ? s'élèvent du sol et se mettent à tournoyer en émettant des bruits de chasse d'eau assourdissants. Il voudrait hurler, mais rien ne sort de sa gorge.
Le pire, c'est le réveil (2) Le réveil est franchement dur. Tout habillé dans son lit, il a chaud, la bouche pâteuse, avec un arrière-goût de pizza... Le soleil brille déjà fort, pourtant il n'est que neuf heures. Il a dormi trois heures. Il se lève péniblement et passe dans le couloir vers la cuisine. Dans le salon, Miya fume une clope en matant un épisode de StarTrek Voyager sur l'ordinateur. Il prépare un café et essaye de se remettre les idées en place. Déjà les détails de son rêve s'estompent... Pas de montagnes rouges à l'horizon, juste le toît d'une usine, quelques arbres et les oiseaux qui chantent. Miya entre et s'assoit près de lui, les traits tirés, mais visiblement satisfaite. « Ca y-est, j'ai terminé la configuration du proxy pendant que tu t'abandonnais à Morphée... Et j'ai fini la pizza ! On va pouvoir balancer la bête sur les serveurs, mec, ils vont pas s'en remettre avant un moment. Et avec tous les relais anonymizeurs qu'on s'est tapés, ils sont pas près de savoir d'où ça vient ! » « Tu te demandes des fois pourquoi on le fait ? Je veux dire, à quoi ça sert vraiment, tu vois ? » « Bof... Tu parles de motivation profonde ? Fatal error, mec ! C'est pour la frime ! Pour le challenge, faire plus fort que la dernière fois ! Rendre blême le geek là où ça fait mal ! Lui faire sortir la bande passante par les trous de nez ! Moi, je te dis : faut faire chier le monde comme il nous fait chier tous les jours ! Donnant, donnant ! Si je pouvais muter et me faire une petite puce bionique, je le ferais, tu vois, parce que l'humanité est pourrie, ça craint trop ici ! Allez, viens on le balance... » « T'y as trouvé un petit nom ? J'ai pensé à Pollux... » « Ouaf, ouaf ! Lâche l'affaire, petit ! Moi, je conceptualise, mec ! J'ai pensé à Terry Gilliam, les virus ! Les douze singes ! On l'appelle douze singes et comme ça on en balance onze variantes, une par mois ! » Ils repassent dans le salon avec leurs cafés brûlants, se posent devant l'ordinateur et tapotent quelques réglages en mode console. « Allez, hop, mon petit singe ! Vas-y bouffe ! Bouffe du serveur, grille de l'Email ! » Elle presse une dernière fois la touche Entrée et le virus se déploie dans le cyberspace. -Automne 2003Par gabzéta - Texte sous Licence Creative Commons : Paternité- Pas d'Utilisation CommercialePas de Modification.
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