« NOUVEAU THÉÂTRE » ET NOUVEAU LANGAGE DRAMATIQUE 1. Les années 50 Un air de l’après-guerre continue de régner sur le Paris des années 50 : à SaintGermain-des-Prés, à Montparnasse, acteurs, auteurs, metteurs en scène fréquentent les mêmes cafés, les mêmes théâtres, où ils échangent leurs réflexions sur l’art théâtral et commentent leurs expériences d’hommes de spectacle. Les Noctambules, le Théâtre de la Huchette, le Théâtre Montparnasse, le Théâtre la Bruyère sont des salles peu connues jusqu’alors, qui deviennent les hauts lieux de l’avant-garde dramatique. Ces auteurs, regroupés sous le nom générique de « Nouveau Théâtre », renouvellent ainsi, en quelques années, l’art dramatique ; ils nourrissent l’extrême ambition de redéfinir autant la forme que la fonction du genre. Les noms de maximum de notoriété en sont : Eugène Ionesco, Samuel Beckett, Jacques Audiberti, Arthur Adamov, Jean Genet et leurs successeurs immédiats : Fernando Arrabal, René de Obaldia, Roland Dubillard (à noter que, à l’intérieur de cette orientation, Ionesco et Beckett formeront une sous-branche qui va jouir de la faveur du public et des scènes françaises et européennes, appelé « Théâtre de l’Absurde »). Tous ces auteurs se distinguent de la génération antérieure (Jean Giraudoux, Jean Anouilh, Jean Cocteau ou Armand Salacrou) et des dramaturges existentialistes (Jean-Paul Sartre, Albert Camus) par leur rupture déclarée avec la tradition humaniste et littéraire et par leur investissement radical de la modernité sous tous les aspects, par leur goût affiché de la subversion, par leur esprit visiblement contestataire et par leur volonté de dérision. Pendant que Le Nouveau Théâtre s’élabore au cœur et aux abords du Quartier Latin, une immense salle, le Théâtre National Populaire, accueille sur la colline de Chaillot des foules d’amateurs qui se laissent fasciner par les grandes mises en scène de Jean Vilar et par le talent prestigieux d’acteurs comme Gérard Philipe, qui incarne à lui seul l’héroïsme moderne. Dans le même sens agit le Théâtre des Nations – installé dans les locaux du Théâtre Sarah Bernhardt – où sont représentés, dans la langue de leurs auteurs, des chefsd’œuvre dramatiques allemands, anglais, italiens, servis par des adaptateurs ou metteurs en scène comme : Peter Brook, Luchino Visconti ou Georgio Strehler. Ainsi, le théâtre, s’échappant à l’académisme de la Comédie Française, comme à la médiocrité du « théâtre de boulevard », retrouve sa puissance cérémonielle et magique et ses potentialités à libérer les forces de l’imaginaire créateur. Le choc théâtral des années 50 peut être comparé au choc poétique des années 20, provoqué par les surréalistes. Dans les deux cas, les créateurs retournent aux sources profondes de leur art, dans le souci de lui rendre la totalité de son pouvoir d’impression. 2. Les constantes et les lignes de force de ce théâtre
Le théâtre des années 50 n’est pas une école. Il s’agit toutefois d’un mouvement, d’une filiation : il existe donc des axes directeurs. 1) L’élaboration d’un nouveau langage théâtral est une des coordonnées principales de ce théâtre. De Ionesco à Arrabal, c’est le même refus de la langue traditionnelle de la scène, trop pompeuse chez les classiques, trop triviale chez les contemporains. Il revient donc au nouveau théâtre le rôle de créer un langage qui devra tenir compte de la fonction magique de l’art théâtral. 2) Le refus de la psychologie est une autre constante dans la création de ces auteurs. Le théâtre traditionnel s’attachait trop à développer une action qui sollicitait chez les personnages des réactions que la raison ou le sentiment étaient supposés dicter. L’étude des comportements individuels face aux situations produites par le hasard ou voulues par le destin décidait ainsi du talent de l’auteur. Le Nouveau Théâtre s’oppose radicalement à ce fatum théâtral et à la cohérence dramaturgique qu’il implique : l’homme étant absurdement jeté en ce monde absurde, il est imprévisible, tout aussi imprévisible que sa destinée. 3) Le ton de la dérision et de la révolte caractérise cette nouvelle orientation. La philosophie du Nouveau théâtre repose sur une philosophie pessimiste de l’homme et sur la fascination de l’absurde. D’où la révolte qui habite ces dramaturges, qui choisissent de tourner en dérision ce monde incohérent et moribond, cette société désaxée qui bavarde pour oublier la tristesse de son sort, pour faire abstraction de la mort qui guette. 4) L’acte d’accusation est aussi une des constantes des auteurs de ce mouvement. Les auteurs du Nouveau Théâtre dressent un réquisitoire contre la société de leur temps, contre l’hypocrisie des mœurs, contre les tricheries morales et intellectuelles de leurs contemporains, contre l’attachement de ces derniers aux apparences et aux jeux de la société. La colère, le délire, le rire sont autant d’armes pour combattre le fléau de la « bonne conscience bourgeoise ». 5) La tentation d’un certain symbolisme se manifeste chez la plupart des auteurs du Nouveau Théâtre. L’absence des « héros », la déconstruction dramatique, l’appareil de la dérision, tout ceci aboutit à évacuer le sens immédiat au profit d’un sens second, qui s’avère plus fécond pour l’imaginaire dramatique. Par là, le Nouveau Théâtre se rappelle ses origines : Alfred Jarry, Antonin Artaud. 6) La dramatisation est le lieu où, avant toute transposition intellectuelle, les fantasmes et les rêveries apparaissent sous la forme d’une représentation imagée, à égale distance de la réalité d’où ils émergent et de la conceptualité à laquelle ils tendent.