L'eglise Et La Culture

  • May 2020
  • PDF

This document was uploaded by user and they confirmed that they have the permission to share it. If you are author or own the copyright of this book, please report to us by using this DMCA report form. Report DMCA


Overview

Download & View L'eglise Et La Culture as PDF for free.

More details

  • Words: 7,589
  • Pages: 23
Cnaprrnp III

L'Egliseet la culture: mutations et tensions par AndréVeucrBz

Au coursdesxr"etxn" siècles, I'Eglise a disposé d'unesituation dequasi-monopole enOccident dansle domaine culturel,dumoinsencequiconcerne I'expression écrite dusavoir et del'expérience, pasunhasard et cen'estcertes si,à cetteépoque, le mot clerc(clericus)désigneindistinctement l'ecclésiastique et le lettré. Mais cette identification du culturelau religieux,qui allaitde soi depuisle HautMoyenAge, commença à êtremiseenquestion, surtoutà partirdela seconde moitiéduxrr"siècle, tandisqu'auseinmêmede I'institutionecclésiale on assistait à desdéplacements significatifs enmatièred'élaboration et detransmission desconnaissances, lesmoines sevoyantconcurrencés et bientôtdistancés par d'autrescatégories de clercs.

I. LA CULTURE MONASTIQUE : ESSOR ET VICISSITUDES Depuisla fin de I'Antiquitéen Occident au coursdesvr' et vrr"siècles, lesseuls foyersdecultureécriteétaientlesmonastères1. Maison setromperait enimaginant quecesderniers prissimplement avaient le relaisdesinstitutions scolaires défaillantes. joué,dansunecertaine Lemonachisme a certes mesure, unrôledesubstitution dansle domaine culturelentrele vrrf et le xrr"siècle.maisil ne s'estoascontentéde transmettre à la postérité unepartréduitedel'héritage antique2. SainiBenoît,le père desmoines d'Occident, avait,selonsonbiographe Grégoire le Grand,abandonné les écoles urbaines deRome,aprèssaconversion, pourpartirdanslesmontagnes et les grottes desApennins. Celane signifiepasqu'il ait rejetéou méprisé lesétudesqu'il avaitfaitesprécédemment qu'il entendait maissimplement les dépasser en vuede conquérir leroyaume deDieuetdeparvenir à unesagesse supérieure, d'ordrespirituel et nonintellectueli. Cetteattitudesereflètedanssarègle,qui requiertdu moinela 1. CommeI'a bien montréP. RrcnÉ,Ecoleset enseignement dansle Haut MoyenAge,Pais,198f. 2. Voit à se sujet,N. Ctrnvro, MedioEvo monastico e scolnstico, Milan, 1961,et lV. Lounne.uxet D. Vnnnrnr (éd),Benedictine Culture,750-1050, Louvain,1983(Miscellanea lnvaniensia,I, XI). 3. <<Scienternesciusetsapienterindoctus...solusinsupeiorispeculaTorisoculohabitavitsecum. >GrégoireleGrand, Dialogues, II, prologue,éd. A. de VocûÉ et P. AmrN, Paris,1979,p. 127(Sourceschrétiennes, 260).

428

LA FOI VECUE

connaissance deslettreset prévoitplusieurs parjour pourla lectiodivina, heures c'est-à-dire la lectureméditée de la Parolede Dieua.Lesécoles pubiiques ayant disparu, lesmonastères bénédictins sevirentcontraints d'avoirchacun la-leurpour enseigner à leursrecrues, en particulier auxoblats,jeunesenfants vouéspar lèurs parents à la viereligieuse, lesrudiments dela langue et dela littérature latlnes, qui danscertains payscommeI'Angleterreou la Germanie, leur étaienT totalement étrangères. A l'époque carolingienne, I'optiondéfinitive faiteparI'Eglise d'Occident enfaveurdu latincommeseulelangueliturgique autorisée accrutencorela nécessité pourle clergé dedisposer d'écoles où il pouvaits'initieràla grammatica, afind'ëtre capable delirelesEcritures et leurscommentaires. Enfait,la plupartd'entreellesse situaient dansdesabbayes disposant de ressources suffisantesf de livreset d'un personnel pourdonner compétent cetyped'éducation, quifaisait lasynthèse del'école - et antique- dansla mesure oùony apprenait surtoutla grammaire etla rhétorique de.l'écolerabbinique, pruisque tout I'enseignement portaitsurun texteunlque,la Bible,et sursesgloses . Le latinqu'étudiaient lesmoines et danslequelils s'exprimaient parécritétaitle latinbiblique et patristique, maisilsnepouvaient pasfaireI'impasse iur la littérature classique, païenne, qui jouissaitd'un grandprestigeau niveaudu styleet de I'expression. L'étude decettedernière étaitenprincipe considérée comme bienfaisante etlégitime, maisellecomportait desrisques : le jeunemoineGuibertdeNogent, au débutduxrr"siècle, nefufil passéduit, comme il nousle raconte lui-même dansson autobiographie, parVirgileet ovideaupointdepréférerla lecturedeleursæuvres à jusqu'àce qu'unevisionlui représentant celled'auteurs chrétiens plusaustères, les quelui faisaient dangers courircesmauvaises fréquentations nele remette opportunémentsurledroitchemin6? Enfait,laculture monastique estmarquée parunâuafisme d'inspiration carelledoitautantà HoraceouLucainqu'àsaintAugustin, saintJérôme ouBède.Maislesmoines avaient lecultedel'Antiquité comme idéaldelaforme,non comme idéaldeI'homme. Aussis'efforcèrent-ils dechristianiser I'héritage classique et, pourtoutdire,dele conve.rtir enl'orientant verscequiétaità leursyeuxsavraièfin : Ie cultede Dieu dansl'Ég[se.cette entreprise dè récupération ieur permitainsi d'intégrerdansleur cultureaussibienle Dè amicitiade Cicéronquelêslettresde Sénèque'. lalittérature quifut alorsproduiteenmilieumonastique avait - Surle fondcependant, bien d'autresfinalitésque celledesmoralistes de I'Antiquité.Elle étaitèn effet inséparable dela viereligieuse et cherchait à favoriser chezléscénobites l'élévation de l'âmeetla dévotion auciel6.Nenégligeant pasla beauté dela forme,comme onpeut 4. Cf. La règlede saintBenoît,chapitre48, éd. A. de VocûÉ et J. Nrurr,trn, Pais, 1972,p. 599-605(Sources chrétiennes, 182). 5. R. Korrln, < Klosterbibliotheken und monastische Literaturin der zweitenHâlfte des11. Jahrhunderts >. in 1l monachesimo e Ia riforma ecclesiastica (1049-1122), Milan, 1971,p.351-311,.(La Mendola,6ù. 6. Guibertde Nogent,Autobiographie, éd. et trad.E.R. LnenNnB,Paris,1981,p.134-139. 7. Sur l'attitudedu monachisme vis-à-visde la cultureantique,cf. P. LnHMANN, < The BenedictineOrder and the Transmission of the Literatureof Arcient Romeo, in ErforcciungdesMittelalters,III, Stuttgart,1960,p. 174-183, et B. Mum-Or-srr, L'étudedesautcutsclassi4ues latinsaur(nf a xff siècles, Paris,4vol., 1982-1989. 8. Cettedimensionfondamentale de la culturemonastique a étébienmiseen reliefpar J. LBcrsnce danssongrand livre, L'amourdeslettreset le désirdeDieu,Pais,1957,rêéditéen 1963sousle titre Initiàtionauxauteursmonastiques du MoyenAge.

L'EGLISE ET LA CULTURE

429

le voirchezun saintBernard,ellevoulaitenfarreun tremplinpourla contemplation et un moyend'accéderà cette < sobreivresse >, vécuedansla foi et I'ascèse, qui permettait au moined'anticiperdèsici-basla vie céleste et de meneruneexistence à touségardscomparable à celledesanges(vrtnangelica). Le climatdanslequelelle baigneest celuide la liturgie,qui unifiaittoutesles manifestations d'une-culturé monastique et associaitintimementla lecture(le plus souventà hautevoix), la méditation et l'oraison.Les ouvrages qui furentcomposés à cetteépoquedansles monastères revêtentavanttout un aspectexégétique. Ce sontdescommentaires de I'Ecriture_sainte, envisagée dansuneperspectiie à la foislittéraleet mystique: d'un côtéen effet,la pensées'accroche auxmotsdu textesacré,donton s'eiforcede bien comprendre le sensens'aidantdeglossaires et derépertoires; del'autre,ellecherche à

Saint Michel terrassant le dragon, Saint Augustin, Traité des Psaumes, xf siècle, ms. 76, f 1 v" (Bibliothèquemunicipaled'Avranches).

430

LA FOI VECUE

endégager la signification dansle plandeDieu.La Bibleeneffetn'estpasconsidérée par les moinescommeun moyende connaissance ou d'information, maiscomme I'instrument desalut.Ainsis'explique le soinapportéà la copieet à I'enluminure de quitouscontiennent manuscrits, desfragments qu'on dela Paroledivine,et le respect Ieurtémoigne aussibiendanslesscriptoria qu'auchæur.Le moinecultivén'estpasun savant, unhommedelettresouunintellectuel. C'estunspirituelquicroitcertes, avec que<(la science saintBernard, deslettresornel'âme>maisquin'ya recours quepour mieuxproclamer la gloirede Dieuet accéder à soninsondable mystèree. On a débattu entrehistoriens, danslesannées 1960/70, poursavoirsi I'onpouvait IU.L'expression parler,auxxreet xrresiècles, d'unethéologie monastique estlégitime parlàquecettelittérature siI'onentend issue desmonastères véhicule unmessage très préciset viseavanttoutà fairegrandirenI'homme l'influence parfait,le deI'homme Christ,filsdeDieu,quidoitrevenirdansla gloire.Maiscetobjectif n'estpasatteint parle raisonnement logiqueou la démonstration philosophique, mêmes'il arriveà certains decesauteurs ,. En dedéfinirleurdémarche commela < vraiephilosophie fait,leurapproche de Dieupasse parla lectureet I'exégèse uniquement destextes sacrés (sacra pagina)interprétés à plusieurs niveaux, suivant le schéma traditionnel des quatre sensdeI'Ecriture : lesfaits(historia),le (allegoria),1e sens spirituel sens moral (tropologia), et la signification par rapportà I'histoirespirituellede I'humanité (anagogia)". Toutcelarelèveévidemment d'unementalité symbolique : lesauteurs monastiques quetouteréaliténaturelleou historique, étaientconvaincus avaitune signification quidébordait soncontenu brut,Danscetteperspective, rendreraisondes choses ne consistait passeulement à les expliquer par descauses internes;c'était surtoutdécouvrirleur mystérieuse densitéet les nombreuses virtualitésqu'elles recèlent. Cettefaçonde voir s'appliquait tout particulièrement à la Bible,dontla littérature monastique tendà faireunelecturecomplètement allégorique : en effet, comme celivrea pourauteurDieului-même, il n'estpasseulement parles signifiant motsqu'ilcontientmaisparlesévénements qu'ilraconte, qu'ilconvient d'interpréter dansun sensspirituel.Cettedémarche intellectuelle ne manqueni de grandeur ni parfoisdebeauté. Maisellecomportait le risquedetournerabusivement ensymbole ce qui n'étaitqu'élément littérairedu récitet de dissoudre lesfaitsrapportés dansun jaillissement de lyrismefaisantunelargepart à la subjectivité du commentatetrlz. Il seraittoutefoisinjusteet excessif de réduiretoutela culturemonastique de l'époqueà la seuleexégèse scripturaire, mêmesi celle-ciy occupeune place prépondérante. Ellea eneffetportébiend'autres fruitssavoureux dansdesdomaines aussi variésqueI'hagiographie, I'histoire, la prédication etla liturgie(hymnologie mais ri. Vers1100,lesprincipaux aussicomput) foyersde vie culturelleet artistique en 9. < Scientialitterarumquaeornatûnimam.> S. Bernard,SuperCant.,3'l,2, citépar J. Lncr-Ence,op. cit., p. 240. 10. Cf. J. Lrcrence, L'amourdeslettres...,cité,p.179-216,et, en senscontraire,G.G. MrEnsssveN,< Teologia monasticae riforma ecclesiastica da LeoneIX (1049)a CallistoII (t 1124)>, n ll rnonachesimo e la riforma..., crté, o.256-2'10eT303. 11. H. de Lus ec,Exégèse médiévale. Lesquatresens del'Écrinre,4 vol., Paris,1959-1964, eII . DuBors,( Comment lesmoinesdu MoyenAge chantaientet goûtaientlessaintesEcritures>, in P. RrcnÉet G. Losnrcuolr(éd.), Le Moyen Age et la Bible, Paris,1984,p.261-298. 12. Cf. M.D. Cumu, la théologieau xtf siècle,Paris,1957,chapitre3 : ( La mentalitésymbolique. > 13. J. Lecl-Encq,< L'historiographie monastique de læon IX à CalixteII , in ll monachesimo e la rifoma..., c:rté, p. T723rJ21M. VaN UrrreNut, < ModèlesbibliquesdansI'hagiographiein Le MoyenAgeetIaBible, cité,p. 449-487 . "

L'EGLISE ET LA CULTURE

43r

Occidentétaientquelquesgrandesabbayes commeFleury(Saint-Benoît-sur-Loire), CIunyou le Mont-Cassin, enItaliedu Sud,quipossédait unetrèsrichebibliothèque et quijouaun rôleimportantdansla transmission en Occident de textesprovenant du mondebyzantin et mêmemusulman, en raisondesliaisons étroitesqu'il entretenait avecl'écolemédicale deSalerne. C'estlà enparticulier quefurentremises enhonneur lesrèglesde la formelittéraireclassique, ou cilruus,qui furentensuiteintroduites à la 14.Plus curieromaine parJeandeGaète,et ques'épanouit l'écriture ditebénéventaine originalencorefut le rôle de l'abbayedu Bec,en Normandie, qui devint,sousla direction du LombardLanfrancde Pavie(1045-1089), unedesmeilleures écolesde France et d'Occident15, quelques-uns où seformèrent desgrands esprits de cetemps, comme l'évêque et canoniste Yvesde Chartres, qui élabora un habilecompromis dans la Querelle desinvestitures à Lanfrancà la têtede "'. et saintAnselmequi succéda

Patère en bronze représentant la crucifixion et des scènes bibliques. Trésor de Ia caihédrate cJeGniezno (Pologne), dernier tiers du xtf siècle.

1 4 .S u r F l e u r y a u x r " s i è c l e , c f . R . L o u l s ( é d . ) , E t u d e s l i g é r i e n n e s d ' h i s t o i r e e t d ' a r c h é o l o g i e m é d i é v u l e s , A el L . VFRCNoLLE, Suint-Benoîtsur-Loire etla sculpture du xl siècle, Paris,1985;surle Mont-Cassin, cf. H.E. CowonEy, 'l heAge o.fAbbot Desiderns,Oxford, 1983,et H. Touesnl, Un art tlirigé.RéJorme grégorienne et iconogruphie, Paris, t990,p. 93-238. Lestravauxrécents ontsensiblement relativisé I'opposition établieparK. Helr-tNcrn,GorzeundClury'. yol., Rome,1951,entreun monachisme Studien Lebenst'ormen und Gegenstitzen zu denmonustichen im Hochmittelalter,2 deculturereprésenté parlesgrandèsabbayes germ-aniques et un monachisme axésurla liturgieet le cultedivinincarnépar Cluny.CÎ. J. Leclpncre,< Spritualitéet cultureà Cluny,, in Spiritualità cluniacense, Todi, 1960,p. 101-151, et D. locNn-Pnnr,o RaoulGlaberet l'historiographie >, in StMed,3"s., 26, 1985,p. 537-572. clunisienne 15. M. GrssoN,Lant'rancoJ Bec,Oxford, 1978. 16. R. SpneNocr-, Ivo von Chartresund seineStellungin die KirchengeschicÀte, Stuttgart,1962.

432

LA For vÉcuE

17.Maiscescentres I'abbaye particulièrement brillantsnedoiventpasnousfaireoublier les innombrables monastères ou prieurésplusmodestes dont les écolesexternes, surtoutdansle mondegermanique, permirent à desclercsséculiers et parfoisà desfils de noblesd'apprendre à lire et à écriredansle psautierls. Mêmesi la finalitéde cesétablissements n'étaitpasprioritairement culturelle, au sensoù nousentendons ce mot aujourd'hui, il estévidentqu'ilsont jouéun rôle essentiel, non seulement dansla préservation et la transmission d'unepartiede fhéritageantique, maisdansla surviemêmedel'expression écriteenceprémierâge féodal,caractérisé globalement parunefuitegénéralisée devantl'écrituieet parla prépondérance o au niveau de la "_raison desgestes desformes d'expression et de communication qui illustrèrent socialele. Parmilesnombreux auteurs la conception monastique de la sagesse, au xrr"siècle,de Rupertde Deutzà Guillaumède Saint-Thierry et augrandabbédeClunyquefut Pierrele Vénérable20, il fautfaireune placeà partà saintBernard, quifut à la foisle miroirdesontemps,à l'histoireduquel il fut étroitement mêlé,et < le dernier > aveclequels'achève desPères deI'Eglise un certainâgedela foi et de la culture2l. Né en 1090à-Fontaine-lès-Diion, dansune famille depetitsseigneurs bourguignons. Bernard avaitfaitd'excellentès études chez leschanoines deSainlVorles, à Châtillon-sur-Seine. Lespolémiques danslesquelles il selancera plustardcontreAbélardet sesdiatribes contrelesécoles urbaineiont pu donner le change etfairecroirequ'il avaitétéunennemi detouteculture.Maisil suffit delireunepagedesesécritspours'apercevoir qu'iln'enestrien.Au contraire, il està samanière< un poètequi écritsouvent un proserythmée,un rhéteurqui selaisse griserparle cliquetis desmots,voireun sophiste quipréfèreparfoisà unedialectique proprement scientifique... ,rz2.Loin unargument musical d'êtreunignorant, il connaît à fondnonseulement la Bibleet saintAusustin.maisaussiCicéron. dontil utilisele De Amicitiapour sa réflexionsur I'amitiéde Dieu, et les Pèresgrecsalorspeu répandus en Occident,et qu'il intègrepour la premièrefois à une synthèse théologique : Origène, le Pseudo-Denys, Grégoire deNysse, Maxime le Confesseur23. Hostileà I'orgueildela raison,mêmesi savigueurspéculative n'arienà envieraux meilleurs espritsde sontemps,il préfèreexplorerlesvoiesde la mystique et viseà I'unionà Dieu.Pourlui, le monastère < l'écolede la charité estpar excellence >, - pourla première notioncentrale à sesyeuxet à laquelle il ramène foisenoccidenttoutela viereligieuse. DanssonTraitédel'amourdeDieuet danssesSermons surle Cantique desCnntiques, il décritlesétapespar lequelle chrétienpourrapasser du < paysdedissemblance > (regiodissimilitudinls), queconstitue le monded'ici-bas, au

17. R.Fonnvnm,,in8PI1,1955156,p.357-374. 18. P. RrctrE,< Recherches sur I'instructiondeslaicsdu xe au xII" siècle,, in CCM,5,1962, p.ljs:l11. 19. J.C. Scnvnr, La ruisondesgestesdansI'Occidentmédiéval,Paris,1990. 20. SurRupertdeDeutz,cf.J.VmEucrlN,RupertofDeutz,Berkeley-LosAngeles,1983;surPierreleVénérable G. Coxsftslp et J. Krurzsr (êd,.),Parus Venerabilis, Rome, 1956,et PierreAbélaù, Pieruele Vénérable. Cowants philosophi4ua,littéràireset artistiques en Occidentau milieudu xtf siècle,.Pans,1975. 21. Sur saint Bemard, I'ouvragele plus à jour est Bemard de Claiwaux. Histoire, Menntitu, spiritualité(Actesdu colloque de /9907,Paris.1991. 22. E.Dplrnusrm,A.Llrrunrn,J.R.PÆ,rNoue,HlstoireducatholicismeenFrance,t.I,Paris, 1957,p.319.Cf. u l€ stylede saintBemard>, in Etudessur le latin deschrétiens, aussiC. MoHnrranr.nr, t. II, Rome, tgOt, p. lql-lSl . 23. E. GnsoN, La théologiemystiquede saintBernard,Paris,1934.

L'EGLISE ET LA CULTURE

433

paradis dela similitude: humilitéet mortification,,charité et pratiquede la pauvreté, lecturedeI'Ecritureet méditation de I'humanité du Christ,enfinuniontransformante de l'âmeavecsonÉpouxcéleste.Ainsi se trouvedéfiniet jalonnéun itinérairedu retourà Dieu,qui serasuivipar beaucoup d'hommes et de femmesaprèslui, ce qui explique le prestige durablede sesæuvresspirituelles au coursdessièèles suivants2a. < Représgntant d'unpassé qui n'a dû qu'àsongéniede survivre>, selonI'excellente formuled'Etienne Delaruelle, saintBernardestfondamentalement conservateur surle plancultureltout commedansle domainesocial.Maisaveclui, l'exégèse monastique, httéraire et scripturaire, a brillé d'un dernieréclatavantd'êtreéclipsée par d'autres formes depensée et d'expression, tandisquedisparaissait la visionunitairedu savoiret de la vie qle lesfils de saintBenoîtse transmettaient sansheurtsde génération en génération2s. Désormais, le champdela connaissance vasefractionner, É théologie se séparer de la spiritualitéet I'attitudecritiquedevenirla règle.sa mort, en 1153, marquevrarmentun tournantdansl'histoireintellectuelle de l'occident.

II. LESMUTATIONSDU XII" SÈCLE : ESSORDESETUDES ET RENOUVEAUINTELLECTUEL 1. DnsrvroNesrÈRes .q,uxÉcolesuRBATNES Au contrairede l'époqueprécédente, le xr" sièclese caractérise en occidentpar uneaugmentation sensible de la demande qui entraîna culturelleau seinde la société, un développement de la scolarisation, surtoutau sein de I'aristocratie26. celle-ci empruntadesformestrès variées: certainsnoblesfaisaientinstruireleur fils par un précepteur, commeon le constate dansle casdu jeuneGuibertdeNogent;d'autresles conliaientà des institutionsreligieuses, afin qu'il y reçoiventune formation élémentaire. Maisun problèmene tardapasà seposerà ceniveaudansla mesureoù, dansbeaucoup.des régions,lesmoinessemontrèrent moinsenclinsquepar le passéà admettre parmieuxdesenfantsou desadolescents pourlesinstruire. Les réformateurs du monachisme étaienten effet unanimesà voir dansles écolesune sourcede perturbation et mêmede relâchement dansla vie descommunautés. Dèsle milieudu x" siècle,un saintPierreDamienfélicitaitlesmoinesdu Mont-cassin de ne pasen avoiret Clunysembley avoirrenoncédèsavant1100,Au xu" siècle,le mouvement qui tendaità séparertoujoursdavantage le cloître du mondes'accentua et les 24. Cf. le dossierde textesétabliet commentépar E. Gu-sor.r,SaintBernard.IJn itinéruirede retourà Dieu. Paris. 19641 rur l'influence et la posreriré spirituelles desaintBernard. cf. J. Lpcrence.F. V,c\DENgnoucre et L. Bouven,La spirituaLité du Moyen.Age,Paris,1968,p.233-274. Drr-anuu-rn, op. cit., p. 347, cf. C. hoNnnot, < L'intellettualenell'altoMedioEvo >>,inll comporlamento , ...\F dell'intellettuale nellasocietàantica,Gènes,1980,p. 119-139. 26. Surcettedemandeculturelleet sesmotivations, cÎ. J.W. THonrsox, TheLiteracyof the Laityin theMiddle Ages, NewYork, 1963,et P. Cr-assrr,. Die hohenSchulenund die Gesellschaft im 12.Jaluhundert>,inAKuG.4g. 1g66. p. 155-180.

434

LA FOI VÉCUE

cisterciens, qui n'acceptaient pas les oblats,se refusaientà donnerle moindre enseignement, tout en développant lesblbliothèques à l'usagedesmoinesde chæur soucieux d'enrichirleur culturereligieusez/. Mêmedanslesrégionsde I'Empire,plus traditionnelles à cet égard,les moinescessèrent souventà cetteépoqued'enseigner eux-mêmes et sedéchargèrent de cettetâchesurdesclercsappartenant àla familin dl monastère. On mesurel'évolutionrapidedesespritsdansce domaineau scandale causépar Abélard lorsqu'il reprit sescoursà Paris, aprèsavoir fait professionà Saint-Denis. Son adversaire, Roscelin,le lui reprochaen des termessévèresqui reflètentsansdoutecequi étaitdevenuI'opinioncommune: < Puisque tu enseignes, tu ascesséd'êtremoine>zE.Quelques plustôt, une telle phrasen'auraiteu décennies aucunsens. Les moinesabandonnant la partie à une époqueoù précisément le besoin d'éducationse faisaitplus pressant,le relaisfut pris par les chanoinesrégulierset surtoutpar les clercsséculiers. Ainsi à Paris,Guillaumede Champeaux, ancien chanoine et écolâtrede Notre-Dame, fondaen 1108la colléeiale Saint-Victor de Paris qui devintun établissement prestigieux et prit la têted'unev?ritablecongrégation, qui comptabientôt 44 maisonsdispersées dans toute la chrétienté,de I'Italie à la Scandinavieru. En 1148,SainfVictoracauitla collésialede Sainte-Geneviève et la réforma. Cesdeuxétablissements furent,jusqu'àla fin du siècle, desfoyersdeculture particulièrement et d'éducation réputés,commeentémoignent lesnomsprestigieux de théologiens et d'exégètes Hugues André et de Saint-Victor, ou de maîtres -coqme spirituelscommeRichardru.A côté d'écolesinternes,on y trouvaitégalement des écolesexternesoù enseignaient desmaîtresqui bénéficiaient du privilèged'exemption de l'abbayeet étaientsoustraits de cefait à la juridictiondu chapitrede Notre-Dame. On y faisaitune largepart à l'enseignement desarts libérauxainsiqu'à la réflexion pédàgogique, comméeï témoignelé Didascalicon de Hugues3l.Maisc'estévidemmentl'étudede la théologie et de l'Ecriturequi y occupait la placeprépondérante. Si certainsvictorins,commeGauthier,demeurèrent fidèlesà une exégèse allégoriquede typemonastique, d'autress'orientèrent versdesvoiesplusnovat-rices et appliquèrent aux sciences sacrées les nouvellesméthodesde la scolastiquerz. Pour l'essentielcependant, ce furent les chapitresséculiersqui assumèrent les tâches,de plusen plusimportantes, de scolarisation33. Ce n'étaitpasunenouveauté car, depuisl'époquecarolingienne, les chapitresurbainss'étaientvu confierdes 27. Ph.Der-Hlvs,,inTraditio,5,I94'l,etB.Lesxn,Histoiredelapropiété ecclésiastique en France,t. Y : lcs écolesdc ln fin du vnf à la fin du xtf siècle,Lille, 1940. 28. Lettre de Roscelinà Abélard,in PL. 178,370. 29. J. CHÂnr-roN,< La culturede l'écolede SainlVictor au xrf siècle>, dansM. de G,cNDru-ec et E. JEÀuNEAU (éd.), Entretiens sur la renaissance du xtf siècle,Parisla Haye, 1968,p. 1,47-161,. 30. R. Benox, Hugueset RicharddeSaint-Victor, Tournai,1961;B. Srunrrrv, The Studyof theBiblein theMiddle ,Ages,Oxford, 1984,p. 112-195. 31. C.H. BurrtMsp.,éd. Didascalicon. De studiolegendi.A Critical Text,Washington,1969;J. CnÂrnr-or'r< Le Didascalicon de Huguesde Saint-Victor>, in CHM,9, 1966.;p. 539-552. 32. M.D. CHruu, < Civilisationurbaineet théologie.L'Ecole de Saintvictor au xrr" siècle>,in AnnalesESC,29, 1974,p.1253-1263, et J. CHÂnlroN, < Les écolesde Chartreset de SainfVictor> in La scuolanel Occidente latino nell'Aln MedioEvo,t.II, Spolète,1972,p.795-839(SSAM,19). 33. Ph. DrmevB, art. cité, et G. PenÉ,A. Bmxsr et P. TREMBLAy, La renaissance du xrf siècle.Les écoleset I'enseignement, ParisOttawa,1933.

L'EGLISE ET LA CULTURE

435

responsabilités particulières danscedomaine. Maisla duretédestempsou I'incuriedes chanoinesavaientlimité leur action aux x" et xI" siècleset seulesquelquesvilles commeReims,Chartresou Laon avaientalorsconseryédesécolescathédrales d'un bon niveau3a. Au xrr" siècle,de tellesécolesse multiplièrentun peu partouten Occidentet, à l'occasion du III" concilede Latran, enII79,le papeAlexandreIII rappelaaux évêques qu'il était de leur devoird'en ouvrir et d'en entretenirune au chef-lieudu diocèse,où les clercspourraientrecevoirune formationadéquatede la part de maîtresqualifiésr5.Cette injonctionfut plus ou moins rapidementsuivie d'effetsselonlesrégionsmaisil estindéniable,au total, qu'il étaitbeaucoupfacilede s'instruireà la fin du xrr" sièclequ'audébut,grâceà l'effort accomplidanscedomaine par le clergéséculier. Il ne faut cependant passeleurrersur le niveaumoyende cesétablissements, dont quelques-uns parvinrentà la notoriétésurle plannationalou international, seulement et I'onconsidérait alorscommenormald'avoirà voyageret parfoisà s'exilerpourfaire desétudesde niveausupérieurdansdescentresprestigieuxcommeParis,Chartresou Bologne.Cesécolescathédrales dépendaient en principede l'évêquedu lieu; en fait, ellesétaientsousla couped'un chanoine,l'écolâtre,généralement le chancelier du chapitre. L'enseignement sedonnaitdansle cloîtreet dansdessallesattenantes. Les élèvesétaientassimilés auxmembresdu clerséet bénéficiaient à cetitre deslibertéset privilègesecclésiastiques. Parmieux, on coùptait certesde futursprêtres,maisaussi un nombrecroissant qui n'envisageaient d'étudiants pasd'entrerdansles ordres,si bienqu'àla fin du xu' siècle,on éprouvale besoinde dlstinguer,auseindu groupe ' des clercs,les scolares,terme qui désignaitceux qui fréquenlaientles écolei36. Dansla plupartdescas,à cetteépoque,l'écolâtren'enseignait paslui-mêmemais faisaitappelpour cela à des qaîtres (magistri),c'est-à-direà des clercsqualifiés, spécialisés dansl'enseignementr/. En droit, nul ne pouvaitenseigner s'il n'avaitreçu unedélégation de l'écolâtre,qui possédait le monopolede l'enseignement dansles limitesterritorialesde la juridiction épiscopale.Commela ruée vers les écoleset l'< explosionscolaire> qui marquèrentla secondemoitié du xrr" siècle avaient multipliéle nombre des étudiantset que I'enseignement devenaitune profession lucrative,lesmaîtrescherchèrent à échapperà la tutelledu chapitrepour semettreà leur compte.Mais les écolâtres,soucieuxde maintenirleuri prérogativesen ce domaine,n'accordaient que difficilementlalicentiadocendisanslaquellenul n'était autoriséà ouvrir une école. 2. L'errrRuarloN DESNouvELLES DISCpLINES Cette évolutiondes structuresscolairess'accompagna d'importantesinnovations dansla forme et les contenusde l'enseignement. Sur le plan méthodologique, on 34. Voir, parexemple,J.R. Wrnnus < The CathedralSchoolof Reimsin theTimeof MasterAlberic(1118-1136) >, inTraditio,20,1964,'p.93-114,et B.Mrnmrre, .École er bibliothèques à Laon du déclinde liAntiquité'au développement de l'Univenité >, in Actesdu 95 èmecongrèsdesSociétés Savantes, Pæis,1975,p. 21-53. 35. Concilede LatranIII, canon18,éd. et trad. in R. Fonnlrr-m, LatranI, il, III et Latran1Û,Paris,1965,p.219. 36. J. Vpncsn, < Des écolesaux universités. >, dansR. Be,unnn (éd.) La Fràncede La mutationinstitutionnelle PhilippeAuguste.Le tempsdcsmutations,Paris1984,p. 817-846. 37. M.D. CrtYNu,La théologie aunf siècle,cité,enparticulierle chapitreXV, et J.W. Bt-owrr, < Mastersat Paris

436

LA FOI VECUE

assista alorsà la dissolution du régimedesseptartslibéraux,vieuxschéma héritéde I'Antiquitéet fondé sur une distinctionentre le trivium (grammaire,rhétorique, dialectique) et le quadrivium(arithmétique, géométrie,astronomie, théoriemusi cale)'6.En fait, ce dernierétaitpresquepartoutnégligéen Occidentet leseffortsde quelques clercs,surtoutanglais, commeAdélardde Bathet Danielde Morley,poury introduirecertainsacquisde la sciencearabeconnuspar l'intermédiairede traductions effectuées pourla plupartenEspagne, nefurentguèrecouronnés desuccès. En dehors de la médecine et de l'optique,cettegreffescientifique ne prit pas,fautede bases intellectuelles et d'intérêtchezla plupartdesclercsde ce tempspluspréoccupés de théoriequedepratique3e. Maisle triviumlui-même, pourtanteiclusivement littèraire, n'étaitpasenseigné danssonintégralité,sinonà un niveauélémentaire. Les écoles monastiques avaientprivilégiél'étudede la grammaire,leur objectifétantde former les futursmoinesà une meilleurecompréhension du vocabulaireet de la lettre des textesbibliques.Les écolesurbainesdu xn" siècleferontune placeplusgrandeà la rhétorique, c'est-à-dire à la miseen formedestexteset à la confection de modèles rédactionnels pour les différentstypesd'actesque l'on demandait aux clercset aux chancelleries de rédigeren nombrecroissant (arsdictaminls), et, danslesmeilleures d'entreelles,à la dialectique, art du raisonnement logiqueaO. De façongénérale, on assisteau développement d'une tendanceà la spécialisation des étudeset à l'élargissement desprogrammes, certainscentresmettantl'accentsurl'étudedu droit (enparticulier Bologne,en Italie,à partirdesannées1130),d'autres,commeOrléans, sur cellede .la poésieet de l'ars dictaminis,ou encorede la médecine(Salerne, Montpellier)at. Maislesfoyersde vie intellectuelle lesplusprestigieux à l'époquese situentenFrance: à Chartres,lesécolâtres Bernardet Thierrys'efforcèrent deréaliser unesynthèse entrela penséeplatonicienne, connueà traversle Timéeet surtoutles æuvres.de.Boèce, et la doctrinechrétienne dansle domainede la philosophie de la natureu'.A Parisenfin,Abélard,dontl'influences'exerça surde nombreuxélèveset disciples entre1108eI1L4I,privilégiala méthodedialectique, c'est-à-dire l'application du raisonnement logiqueet du d.outeméthodique à toutesles questions, y compris l'élucidation desmystères divins.A la différence de sesprédécesseurs, il ne partaitpas tïom 1179to 1215, in R. Bnrsott, C. CoNsrnslset D. LarvH,ru(éd.),Renaissance andRenewal in theTweffi Century, (Mas.), 1982. Cambridge 38. D.E. Luscoruae,<'Irivium, Quadriviumand the Organizationof Schools>,in L'Europadci secolixr e xrr fra novitàe tradizione: sviluppidi una cultura,Milan, 1989,p. 81-100(La Mendola,12). 39. R. Sot rurp.N.MedievalHumanism snd OthcrSadies.Oxtord,1970,p. 165-171, er G. Brnutouer, " L'enseignement >>,in La scuola...cité,t. II, p.639-6jj. du Quadrivium 40. J. Munpuv, Rhetoic in theMiddle Ages.A Historyof RhetoricalTheoryfrom St.Augustineto the Renaissance, Berkeley,1974,et w. Pan, < The Early "an dictaminis"as Responseto a changingSociety>, in viator,9,19'lB, p. 133-155. 41. Cf. G. CrNcnrrr, ( Studiumfuit Bononiae.Nota sullastoriadell'Universitàdi Bolosnanel orimo mezzosecolo d e l l a s u a e s i s t e n z a > , \ n S t M e d , 3 "1s9. ,676, , p . 7 8 1 - 3 2 3 , r e p r o d u i t i n G . A m r L ee r lor ,r i { i n i d c l l ' u n i v e r s i t à , B o l o g n e , 1974,p. 101-151, et P.O. Kntsmrr-En,< The Schoolof Salerno.Its Development andits Contributions to the Historvof Learning". in Studies in Renaissance Thoughtand Lerrers,Rome,1969,p. 495-551. 42. La bibliographiesur l'écolede Chartresesttrop abondante pour être recensée ici. On se contenterade citer les etudes lesplusréæntes: R. Soutrnr. o Humanism andtheSchool ôf Chanres".in Medieval Humanism,cité,p.6l-85; E. JrruNnnu, ( Note sur l'Ecole de chartres>, in stMed,3" s.,5, 1964,p. 821-868, N. ILlnrNc, < chartresànd paris revisited>, in Essaysin Honour of CharlesPegis,Toronto, 1974,p.268-329.

L'EGLISE ET LA CULTURE

437

dela foi maisdela raisonet prétendait élaborer unescience deDieu,unethéologie, conceptnouveauqui fut créédansson entourage. Ni agnostique ni rationaliste, Abélardfut véritablement I'inventeur dela scolastique quisecaractérise parunprimat dela philosophie, entendue comme l'organisation systématique desconcepts londamentaux de la doctrine chrétienne au seind'unsvstème cohérenta3. 3. ÉvolurroN nss uÉruclDEsET LEScoNTENUS DE L'ENSEIGNEMENT

cette nouvelleapproche du problèmede la connaissance eut évidemment des répercussions dansle domaine deI'enseignement. Dansla pédagogie traditionnelle, l'acteessentiel étaitla lectio,c'est-à-dire la lecturedestèxtessacrés et de leurs principaux commentateurs, considérés comme desautorités dontlesinterprétations faisaient loi, qu'ils'agisse de saintAugustin ou de Grégoire le Grand.Au fur et à mesure quelesdomaines de I'enseignement s'étendirent, le nombredesauctoritates s'accrut et chaque domaine eutlessiennes : Donatet Priscien pourla grammaire, virgile,cicéronet sénèque pourla rhétorique, Boèce pôurla diàlectiqueaa. et Platon Maisle changement majeur,qui sefit jour progressivement danslesécoleslei plus avancées, résidedansle faitquele maîtrenesecontentait plusdelireet dedonneiun commentaire littéraldesauteurs, maischerchait à endégager le sensprofondet,le cas échéant,le contenu doctrinal. L'exposition sedéveloppe enunegloseplusamplequi gientOt tendà sedétacher dutextedebaseet à devenir uneréflexion autonome. les < autorités > neseront plusquedesréférences obligées, intégrées dansunedémarche critiquequi viseà I'originalité. < L'autorité a un nezde cire> n'hésite pasà écrire AlaindeLille (t 1203), cequi signifieclairement qu'onpeutlui fairediredeschoses contradictoires. Cechangement d'attitude semarquera, surleplanpédagogique, parle développement de la quaestio, qui consiste à opposerdeuxôu plusieurs fextes contradictoires surun mêmesujetpourdépasser, si possible, leurscontradictions, selonla méthode dialectique miseenæuvreparAbélardenll34dansle Sicetnon.Au total,la nouveauté résidesurtout,à ce niveau,dansle passage du commentaire exégétique à la discussion destexteset à I'organisation en un corpuscohérent des questions disputées à l'écoleainsiquedesréponses fourniespar les maîtresas. Ce mouvement de renouveau intellectuel ne se limita pai au domainede la philosophie et dela théologie. Au moinsautantquecettedernière, le droitfut une discipline depointeauxII" siècleet connutuneévolution trèsrapidesousI'impulsion principalement desmaîtres del'écoledeBologne, dontonattribuetraditionnellement la fondationà lrnerius,danslesannées 111012046. En fait cerenouveau desétudes

43. J. Jor-rvrr,,4bélardou la philosophie du langage,Pais,1969;D.E. Luscorr.rnE, TheSchoolof PeterAbelard.The Influenceof Abelard'sThoughtin the Early Scholastic Period,Cambidge,7969. 44. Ci. L. HôLrz, Donatet la traditiondeI'enseignement grammattcal, Paris,1981; K. Krmlnsrv, TheContinuityof the PlatonicTraditionsduringthe Middle Ages,Londres,1939,et T. Gnnconv, Plaronismomedievale, Rome, 1958." siècle,até,enparticulierlechap.8:, _{ YD CtnNu,,Lathéologieauxrf et J.De GHELLTNcT, Le mouvement théologique au xrf siècle,Bruxelles,1948. 46. G. Le Bras,u Bolognemonarchiemédiévale desdroitssavants>,in Studie memorieperIa storiadell'univenitùdi Bologna,I,1956, p. 1-18,et J. G,tuoelrer, Egliseet sociétéen Occidentau Moyenlge, Londres,1984,ch. Vll.

438

LA FOI VECUE

juridiques nepeutsecomprendre quedansle contexte parla despolémiques soulevées réformegrégorienne et la Querelledes investitures. Dansles deuxcampsqui s'affrontèrent alors,des recherches pour chercherdansles furent entreprises collections canoniques antérieures et dansleslégislations impériales desarguments propres à fonderleursrevendications présentes; defait,on netardapasà retrouver quantité detextesdedécrets conciliaires ou defragments decompilations législatives remontant à Justinien ou à Théodose. Pendant la première moitiédu xn" siècle, l'effortdesmaitres bolonais portasurtout surla reconstitution du texteintégral des juridiquesde l'Antiquitétardive,du DigesteauxPandectes. principales collections Maisbientôton assista à I'apparition de gloses, véritables commentaires fondéssur juridiques I'application auxtextes desméthodes dialectiques misesaupointdansles parisiennesa'. écoles Le meilleurexemple estceluidu Décretdu moineGratien, composé à Bologne vers1140,quiutiliseprèsde4000textes, fournissurtoutparles papes, lesconciles et lesPères del'Eglise, classés et ordonnés enfonction desbesoins etdesobjectifs quiétaient ceuxdel'Eglise romaine ausortirdulongconflitquil'avait opposée à I'EmpireaE. Noncontent demettredel'ordredansunelégislation diffuse et pleinede contradictions, Gratienfut le premierà élaborer unethéoriedu Droit, désormais nettement distingué de la théologie et deslettresae. Pourlui et pourses successeurs, toutelégislation devaitseconformer quiestI'expression audroitnaturel, dela volontédeDieu,et lesloishumaines contraires à cettedernière devaient être rejetées ou abolies50. Soucieux d'affirmerla primautéjuridictionnelle despouvoirs ecclésiastiques, le maîtrede Bologne. n'accordait au droit romainqu'uneplace restreinte et subordonnée. Selonlui, I'Eglise pouvait certes y recourir dansla mesure oùil étaitconforme à la législation canonique parexemple et utileà sesbesoins, dans lesdomaines où le droitcanonne disaitrien,maiselledemeurait seulejugede I'opportunité d'admettre ou de refusersesprescriptions. AprèsGratien,I'activité descanonistes consista, pourunepart,à interpréter la somme queconstituait monumentale sonDécret.C'estessentiellement à cettetâche quesontrestés attachés (t 1210), lesnomsdeHuguccio le maîtredupapeInnocent III à Bologne, et deJeanle Teutonique, auteurdelaGloseordinaire quidevaits'imposer danslesécoles. Maisl'évolutionfut surtoutmarquée, danscedomaine, parla parl croissante faite,à côtédu Décret,auxdécrétales despapescontemporains. Gratien n'avaitcertes pasignorécestextes, quiindiquaient priseparlessouverains la position pontifes, à diverses époques, enréponse à desquestions précises quileur avaient été posées parécrit.Maisleurimportance s'accrut considérablement à la fin duxrf siècle, dansla mesure mêmeoùI'Egliserencontrait denouveaux problèmes, comme ceuxque posaitpar exemple le régimebénéficial, et où le rôlede la papauté commesource principaledu droit de l'Eglisene cessaitde se renforcer.Innocent III accéléra 47. F. Cu-,csso,Medio Evo del Diritto,t.I: Le Fonti, Milan, 1954;P. Founumn et G. Le BRAs,Histoiredes collections canoniques en Occidentdepuisles Fausses déuétalesjusqu'auDéuet de Gratien,Pais,2vol.,1931132. 48. Gratien,Decretum,in Corpusiuri.scanonici,éd. E. Fnrsosnnc,Leipzig, 1889,t. I; cf. aussiA. Sncrr-rn, Historia iuns canonicilatini, Turin, 1950,et la série desStudia Gratiana. 49. J. RaMsrun-Buuor, < Le Décretde Gratienlegsdu passé,avènement >,in Entretiens de l'âgeclassique sur la renaissance du xrf siècle,cité, p. 493-506,et S. Kurrunn, Gratianand the Schoolsof Law, 1140-1234, Londres,1983. 50. Ph. DBr-HevB,Permanence du Droit naturel,Louvain-Montréal, 1960.

L'EGLISE ET LA CULTURE

439

préparer parlesjuristes l'évolution dela curiedestextesquiétaient encoursenfaisant parlescardinaux qui approuvés avaient forcedeloi dèsqu'ilsavaient enconsistoire et desfameuses décrétales Pervenernbilem étépromulgués. Cefut le cas,parexemple, de 1202et Novitde 1204,danslesquelles il s'efforça de définirla natureexactedes relations entrela papauté française, à l'occasion desconflitsqui et la monarchie avaientopposé le roi PhilippeAugusteà I'un de sesvassaux et au roi d'Angleterre, JeansansTerre.Désormais, le problème et desdiscordances entreles desdissonances qu'avait puisqu'il textes n'y avait-plus canoniques, dûaffronter Gratien, étaitdépassé qu'uneautorité- le pape- habilitéà légiférer pourl'ensemble de I'Eglise". 4. Le ssNsop L'HrsrornB germaniques Lesconflitsprolongés quiopposèrent la papauté auxempereurs entre la fin du x" et celledu xI" siècleet le spectacle despérilsqui menacèrent alors prolifération l'Éghse, parÎesmusulmani la des dela reconquête deJérusalem lusquà hérésies parailleurs auseinmêmedela chrétienté, suscitèrent unapprofondissement fut surtout le fait dela réflexion surI'histoire et dudiscours eschatologique)2. Celui-ci de declercsallemands et italiensqui s'interrogeaient avecanxiétê surla signification de cesévénements et se demandaient comment concilierla conception chrétienne qu'ilsavaient I'histoire dusalutavecle spectacle affligeant souslesyeux.En 1157, un grandprélatcommeOtton de Freising,parentet contemporain I"' de Frédéric quelerétablissement Barberousse, nourrissait I'espoir, danssesGesta Fridericl, encore qui régnaitdansla société de l'autoritéimpérialemettraitun termeau désordre prévôtde Reichersberg chrétienne)r. Mais,en 1167,Gerhoch, en Haute-Autriche, plusquedécouragement danssontraitéSurla,quatrième veilledeIa nuit,n'exprimait devantle déclindeI'Egliseimpériale. Pourlui, I'histoiredumondes'apparente à une martyrs, courseà l'abîme.Danscettenuit profonde,quelques veilleurs- apôtres, - avaient Maisla réformateurs monastiques assuré la pérennité dumessage chrétien. < quatrième avec veille> à laquelleil consacre sonouvrage,qui avaitcommencé Grégoire verraitseconsommer la ruinede VII et devaitdurerjusqu'àla fin dumonde, l'Eglise,minéeparlesdéchirements intérieurs, endépitdela résist-ance dequelques ( pauvres > refusantde pactiseravecles forcesdu Mal5a.Le conflitqui chrétiens parla suiteI'empereur germanique fut également ressenti comme opposa à la papauté parI'abbesse unecatastrophe tragique visionnaire, Hildegarde de Bingen(t 1179), parsaintBernard, quiannonça de dontl'orthodoxie fut cautionnée la chutesimultanée l'Égliseet deI'Empireet interprèta lesprogrès duCatharismé dansla régionrhénal_e commele signede I'approche de la catastrophe finaledécritedansI'Apocalypse". 51. G.LsBRAs,Ch.Lnrervnr,J.Rlvne.uo,Illsloiredudroitetdesinstitutionsdel'EgliseenOccident,l.Yll:l'âge classique,1140-1378, Paris,1965,et G. FRANsEN, Iesdécrétales et les collections de décrétales, Turnhout,1972. 52. Cf. M.D. Cunw, la théologieau xtf siècLe, chapitre5. 53. Otton de Freising,GeslaFridericiI imperatoris, éd. G. WÀrrz et B, von SmsoN,MGH.SSin usumscholarum, Hanovre,1912;cf. R. Forz, u Otton de Freisinghistoriendes deuxcités>, it COCR,20, 1958,p.329-345. 54. Gerhochde Reichersberg, De quartavigilia noctis,éd. E. Sacxun, MGH.LL, 3, p. 503-525;cf. P. CIrssnr, Gerhochvon Reichersberg. Eine Biographie,Wesbaden,1960. 55. M. Scsnqnpn,s.v. < Hildegardede Bingen(sainte)> in DSp, VII, Paris,1969,c.505-521,et Hildegardvon Bingen. Festschriftft)r Todestagder Heiligen, Mayence,1979.

440

LA FOI VECUE

destempsde plusen plus cettecontradiction entredessignes C'estprécisément un des quechercha à résoudre négatifs de rédemption et le message évangélique deFlore,quimouruten1202 penseurs I'abbéJoachim lesplusoriginaux decetemps, n'a Joachim in Fiore,aufonddelaCalabrero. danslenetitmonastère deSanGiovanni le à le chrétien conduisit riend'uï historien, maissaréflexion surl'Écritureet dogme devait être philosophie dont l'influence de^l'Histoire, élaborerune authentique des I'accent surladistinction auxderniers siècles duMoyenAge.Mettant considérable l'idéed'une personnes divines auseindelaTrinitéplusquesurleurunité,il endéduisit et d,ela Révélation progressive allantdepairaveclesétapes évolution deI'humanité de progressive divin.A la différence du message d'uneclarification s'accompagnant quela perfection chrétienne s'était beaucoup declercsdesontempsquiconsidéraient du n'avaitfait ques'éloigner réalisée au fil dessiècles, à I'origine et queI'Eglise, l'abbédeFlore primitive deJérusalem, la communauté modèle idéalqueconstituait dansl'histoiredu salut: celuidu Père;qui coïncide distingue troisâgessuccessifs avec celuidu Fils qui a commencé approximativement avecI'AncienTestament, selonses l'Incarnation à venir,maisqui devaitdébuter, et celuideI'Esprit,encore à l'époqueoù a correspondu calculs,vers 1260.Le premier,âgepréchrétien, jouéunrôlede y l'humanité vivaitsousla Loi etselonla chair;leslaïcsmariésavaient après la venuedu peupler le monde;le second, premier plancaril s'agissait alorsde le tempsde de Dieu; c'est de la connaissance un approfondissement Christ,marque parmileshommes le message évangélique. l'Eglise chargés dediffuser et desclercs, quedansle troisième âge.Alors Maiscedernierneseracompris danssonintégralité qui et desrésistances nonsansdesdifficultés seulement le peuplechrétienaccêdera, et purement supérieure à une intelligence sont annoncées dansI'Apocalypse, L'Eglisen'auraplusbesoinde clergéni d'institution, spirituelle de la révélation. < l'ordredesjustes>>, >prêché étant parunnouvel l'<Evangile ordrereligieux, éternel par tousen espritet en vérité57. parfaitement désormais assimilé et compris résumé à grands évolutifquenousavons Sicomplexe soitil dansle détail,ceschéma foisen Pourla première profonde d'esprits. surbeaucoup traitsexerça uneséduction decroissance, nettement dansuneperspective effet,le tempsde l'Eglises'inscrivait étapeduprocessus, duMalqui,à chaque toutenfaisant leurpartà I'action desforces à l'évolution encours.L'abbédeFloreavaitbien sedéchaînaient oourfaireobstacle quedansla douleuret queles ne ferait prévuqueI'avènement âge se du troisième > par ceuxdes u hommes < seraient contrecarrés des hommes spirituels efforts >. Mais,autermedecesépreuves lesfilsdelumière tribulations, et d'autres charnels Joachimne vécutpas assez des ténèbresss. I'emporteraient sur les puissances pourvoir seréalisersesprophéties et le petitordrede Florequ'il avait longtemps un grandessor.Mais fondé,aprèssaruptureavecGteaux,nedevaitjamaisconnaître 56. SurJoachim,cf. H. GnuNouerrx, Studieniiberloachimvon Flore,Leipzig,1927 , et B. McGINN,TheCalabrian Abbot Joachimof Fiore in the History of WesternThought,New York-Londres,1985.On trouverades extraitsdes principalesceuvresde Joachimen traductionfrançaisechez C. Ce.nozzret H. Tllrlxr-Cenozzt, La,Jin des.temp-s. Terreursetprophètes au Moyenlge, Paris,19B2,p. 93-148et213-226.C. Blnlur, s.t., < Joachimde Flore>, in DSp, \{II. Paris.1914.c.1179-1201. médiévale... cité,t. [I. Paris,1961,p.437-558. 57. Cf. H. de Luuc, Exégèse 58. Cf.Y. Coucan, L'Égliie de saintAugustinà l'époquemoderne,Paris,1970,p.209'214.

L'EGLISE ET LA CULTURE

447

le flambeausera repris, quelquesdécenniesplus tard, par les .frèresmineursqui verrontdanssaintFrançoisle promoteurd'unèrénovatioïde l'Éefisefondéesur'la renonciation à la richesse et à-toute forme de puissance extérieirese. 5. Aux oRIGINESDE LA MYSTIQUEOCCIDENTALE

On seferaitcependant uneidéeinexactedu renouveau cultureldu xu" sièclesi on le définissait commeun phénomène purementintellectuel ou conceptuel. À côtéde la théologie, qui cherchait à pénétrerle contenudela foi parla méthodediscursive, et de la réflexionsurI'histoire,anxieuse de trouverun sensauxvicissitudes du orésent.on vit également sedévelopper en occidentla mystique, entendue commeunesciencé de l'unionà Dieu. certes,nousI'avonsvu, le monachisme avaitfait unelargeplaceà ce typ.edepréoccupation, mais,avantlesannées1100,il avaitrarement dépaisé le niveau deI'ascèse, c'est-à-dire de la recherche dela purification préalable à la ôontemplation. Au xrr"siècleen revanche, gpparaîtunevériiablemysiquespéculative, qui, sànsrien renier.desexpériences spirituelles antérieures, n'hésite^pas^à affirmeria possibilité pourl'âmehumainede parvenirà I'illuminationet mêmèà I'unionaveclâ divinité. Danscedomaine, I'auteurqui exerçasansdoutela plusforteinfluence surlesspirituels decetempsfut le Pseudo-Denys I'Aréopagite, néoplatonicien chrétiendontlesæuvres avaientété traduitesen latin au rx" siéclèet diffusées par l'écoled'Auxerre,qui en avaittransmis la connaissance à Fleuryet à Cluny60. Maii c'estauprèsdesvictorinsque cesthèmestrouvèrentle plus largeécho.Hugues(t 1141)et surtoutRichard'de Saint-victor(t 1173)développèrent dans leurs écrits toute une théorie de la contemplation, fondéesurI'idéedela naissance deDieudansl'âmehumaineenliaison avecla grâcebaptismale.l.Leur démarchefait une largeplaceà la psychologie humaine.Pour Richard en particulier,I'amour, loin de èonstituerriné tataùte écrasante commedansTristanetlseut,sefondesurla volontéet la liberté,attributsqui attestent la.dignitéroyaled_e l'âme.C'estlà quela mystiquerejointla théologieetie fondavecelle.Il met en effetl'accentdansies ouvrâgej(enparticulierle Ëenjamin maior et m.1ngr) sur la. relationtrinitairequi n'est pas simpledialogueentre des personnes distinctes,maischaritéparfaitequi lesfait secompîaireen cé quechacune donneet reçoit.Dieu,selonlui, a misdanslrâmehumaineun désirlancinant er comme une nostalgiede cet amourqui transcende les différences sansles abolir. Par |a contemplation, elle_ pourraaccéderelle-mêmeà la vie intimedespersonnes divineset sefondreen Dieu dansun excessus mentisqui-estdavantage uneiliuminationde toutes les facultés qu'uneextaseproprement diteô2. Moinsspéculatif et pluspratique,saintBernardfut cependant le véritablefondateur, 59. Sur I'influencede Joachimde Flore au xn" siècle,cf. dansæ volume,V" partie,chapitre4, infra, p. 832-836. du mondeselànle Pseuào,-Deiiys,"pais, - - 60. Cf.R. RoQues,l'anivers tliynysien.Stuctureshiérarchiques 1954,et J'J. VeNNrsrn, mystèrede Dieu. Essaisur la structurerationneilede la doctrinemystiquedu pseudolDienys I'Aréopagi !e tique,Pais,1959. et I. CnÂrrnou, s.v. < Richardde Saint-Victor>, . ^6^1.J. Lacsncq; La spiritualitelu MoyenÀge..., cité,p. 282-298, in DSp, xnr, Paris,1988,c.593-654. 62. G. Duurrcr, Richardde Saint-Victoret I'idéechrétienne de I'amour,paris. 1952.

442

LA FOI \'ECUE

quichezlui procède à la foisd'unactedevolontéetd'une enOccident, delamystique, démarche affective. Au centredesonexpérience spirituelle sesituentla considération Deo, Danssesouvrages, enparticulier leDediligendo etf imitation de1'homme-Dieu. desCantiques, il développe avecuneardeur et dansses86homélies surle Cantique de l'âmeavecle entraînante sonthèmefavoriqui estceluidesrelationsnuptiales sursa comme d'unami,s'attendrissant Christ,VerbedeDieu,et parledecedernier Mais naissance dansI'humilitéet versantdeslarmessursaPassion douloureuse63. I'abbédeClairvaux nes'entientpasà la contemplation del'humanité du Christ: ce n'estqu'uneétapedansun processus aucoursduquelle désirde Dieu ascensionnel pourdevenir et doits'épurer totalement désintéressé, c'est-à-dire bannirtoutecrainte renoncerà tout espoirde récompense. L'âmequi parvientà cet état seraalors entraînée horsd'elle-même Unie au Christ,elle et plongéedansle ravissement. s'engloutira dansl'êtremêmedeDieu.Dépouillée de toutevolontépropre,ellese qu'elleavaitconnuauparadis trouvera replacée et d'harmonie dansl'étatd'innocence avantla chuteoa. Lamystique ditebernardine n'estpaspropreà l'abbédeClairvaux, caronretrouve de SainlThierryet desthèmes similaires chezsoncontemporain et ami,Guillaume enles l'écolecistercienne, avecAelredde Rievaulx et Guerricd'Igny,lesreprendra amplifiant6s. Maistoutecettelittérature, appelée à connaître denouveaux développementsauxuf siècle,illustrebienI'importance dela mutationreligieuse et culturelle s'ouvritlargement à duxr" siècleà la faveurde laquellele christianisme occidental loindes'opposer, l'intelligence et à I'amourdansuneperspective oùcesdeuxfacultés, s'épaulaient harmonieusementbb. et secomplétaient

III. DENOUVEAUX PROBLÈMES Une évolutionaussirapideet profondene pouvaitmanquerde fairenaîtredes problèmes. De fait, l'Égliieeut à affronteruniertain nombrede difficultés dansle domaine dela vieintellectuelle et deI'enseignement, où lestensions semultiplièrent dèslespremières décennies du xrr'siècle. 1. LnsrNrELLECruEr-s, l'Écusn ËTLESpouvorRs questions quiseposèrent L'unedespremières fut celledu statutdesmaîtres et des qui suivaient leurscoursen nombresanscesse croissant. Cesclercs,nous étudiants

63. M.M.D.c\.y(Lethèmedel'âme-éoousechezBernarddeClairvauxetGuillaumedeSainfThieny>>,inEnt surla renaissance du xtf siècle,ctté,p. 247-261 . 1934;J. Lnctnxco, SaintBernardmystique,Paris, 1946. 64. E. Grrsoll, Ia théologie mystique desointBernsrd,Paris, 65. M.M.Dllw,ThéologieetmystiquecheTGuillaumedeSaint-Thierry,Paris, 1954,etM.BuR(éd.)Saint-Thierry. Uneabbayedu vf au xf, siècle.Actesdu colloqueinterntionalde Reims-Saint-Thiel/y, SainlThieny, 1979. p. 273-290 et 66. R. Jevnrrr, < Intelligenceet amourchezles auteursspirituelsdu xf siècle>, n RAM,37 , 1961., 429-450.

L'EGLISE ET LA CULTURE

443

l'avons vu,nesedestinaient plustousà la carrière ecclésiastique et lesétudes avaient tendance à devenirde plusen pluslongues et spécialisées. Un nouveau typesocial apparaît, I'intellectuel, quisedéfinitavanttoutparle goûtdel'étudeet.aspire à une certaine autonomie parrapportauxpouvoirs établis,qu'il s'agisse deI'Egliseou des autorités civilesb/. Il estsignificatif à cetégardquele premiertexteofficieldanslequel - I'authentiqwHabitapar laquelleI'empereur il soit questiondesuniversitaires Frédéric Barberousse accorda desprivilèges auxjuristesqui fréquentaientle studium de Bologne, en 1158- lesdésigne qui voyagent pourcause comme< lesécoliers paramourdela science ,ôE.Maissi cesmigrants d'études et sontdevenus desexilés suscitaient unintérêtparticulier delâpartdeI'empereur etbientôtdupape,c'estqu'ils pouvaient rendredegrands services auxinstitutions qu'ecclésiastiques tantlarques en raison mêmedeleursavoir qu'ilsavaient et descompétences parl'étudeetla acquises réflexion.Aussicertainsd'entreeux se laissèrent-ils séduirepar les perspectives brillantes, queleuroffraientlespouvoirs enparticulier surle planfinancier, désireux des'attacher leursservices. En 1159,le futurévêque deChartres, JeandeSalisbury - un desmeilleursespritsde son temps- dénonçadansson Métnlogicon la conception purementutilitairede la cultureprévalantchezcertainsintellectuels contemporains, désignés sousle noménigmatique qui préconisaient de Cornificiens, uneréduction dela duréedesétudes que à deuxoutroisans,sousle fallacieux prétexte I'intelligence estundonnaturel6e. À leursyeux,I'apprentissage desartslibéraux était inutile, l'essentielétant d'acquérirune qualification professionnelle permettant d'obtenirun emploilucratif,depréférence auservice Entrecesderniers, desprinces. quifuyaient le professorat et nevoulaient praticiens, êtrequedesimples et lestenants - encorenombreux à cettedate- de la conception traditionnelle selonlaquelle l'étude étaitindissociable dela viereligieuse, l'Eglise eutdu malà trouver unevoie moyenne, plusqu'avec et cecid'autant la renaissance deI'Etatet le développement d'administrations curiales autourdessouverains, lesclercss'orientaient deplusenpl-qs /u. juridiques verslesétudes quileurpermettaient defaireensuite debellescarrières Desmesures furentprises pourenrayer cettedérive.Dès1131,un concile tenuà Reimssousla présidence d'Innocent II avaitinterditauxmoinesde sortirde leur monastère pourallerétudier ledroitciviletlamédecine; fut en1163, cetteinterdiction parunemenace aggravée pourlescontrevenants. d'excommunication Enfinen1179, le concilede LatranIII défendità tousles clercsvivantde revenusecclésiastiques d'exercer desfonctionsd'avocatdevantles tribunauxcivils,saufs'ils devaienty défendre la cause deleuréglise oucelledespauvres. Maisle renouvellement mêmede

67. J. Le Gorr, lesintellectuels au MoyenAge,-Paris,19852, et M.T. Furraecru-rr-8. Bnoccumnr,< L'intellectuel>, in J. Ls GoFF(éd.\, L'hommemédiévul,Paris,1989,p.201.-233. 68. L'empereurl'adresse< ornnlôusscolnribus qui causasndiorumperegrinantur,,, >.Le amorescientiae facti etcules texteest reproduitin ex.tenso in G. AnNelor, Le origini dell'Univercità, cité, p. 140. 69. Sur ce personnage et son ceuwe,cf. M. WrI-s (éd.), The World of lohn of Salisbury,Oxford, 1984(SCH, Subsidin,3, en particulierp. 22-26). 70. Surlesoppositionssuscitéesparl'évolutiondesécolesjcf.J.FERRUoLo,TheOfiginsoftheUniversity.TheS andtheirCritics,1100-1250, Stanford,1985;surlesconflitsautourde la notionde travailintellectuel,cf. G. Posr, < The MedievalHeritageof a HumanisticIdeal : "scientiadonumDei est, unde vendi non potest">, in Traditb,11, 1955, p. \95-234.

444

LA FOI VECUE

ces condamnations suffit à prouverleur inefficacité;la papautéelle-même y contribuait d'ailleurs enattirantennombrecroissant à la curieromaine desclercsissus desécoles dedroitdeBologne et elleétaitbienconsciente dela nécessité le derelever niveauculturelduclergé,neserait-ce quepourlui permettre deréfuterlesattaques et lesdoctrines quisemultipliaient deshérétiques un peupartoutenOccident. Aussile concile de LatranIII, en 1179,insista-filsurla gratuité del'enseignement et de la collationdesgradeset condamna-t-il lespratiques restrictives de certains écolâtres, rappelant que_nul nepouvaitrefuser le droitd'enseigner à quiconque avaitcompétence pourle faire". Cettedécision, trèsimportante, contenait engestation lesbases decequisera,au siècle suivant, la politique scolaire deI'Eglise, soucieuse d'interdire touteacception de personnes dansI'attribution deschaires magistrales et de permettre auxpauvres d'accéder euxaussi ausavoir. Maisc'estseulement à partird'Innocent III quecelle-ci s'engagera nettement dansune nouvelle voie - celledu soutienauxuniversités - enfavorisant naissantes toutparticulièrement l'Université deParis,spécialisée dans l'étudede la théologie, qu'ony enseigne et en interdisant le droitcivil. Entre-temps cependant, le monde desclercs s'étaitdiversifié. Nombre d'entreeux, en particulieien Angleterre, servaient à la foisle pouvoirroyalet l'Éghseet cette jusqu'à prolongera tradition sg^ la fin du MoyenAgedansla plupart despaysdela chrétienté/r; d'autres allèrentplusloin et s'adonnèrent à la contestation systématique: c'estle casdesGoliards, clercsenrupturedebanquichantaient enverslatins leur goût desfemmeset du bon vin, tout en critiquantl'hypocrisie desmæurs ecclésiastiques et I'enrichissement qui composa desprélats,commece Nigellus un Miroirdesfous,entretl70 et 1187, satirevirulente desreligieux corrompus ouencore Nivard, unAllemand résidant à Gandqui,danssonYsengrin, tourneendérision lavie monastique enprésentant souslestraitsd'unloupun moineglouton et ignare73. La nécessité d'unereprise enmaindumonde desétudiants passant parune etdesmaîtres, définition plusprécise deleurstatut.et deleurratiostudiorum, étaitdoncévidente au débutdu xtu" siècle.Sansquoi I'Egliserisquaitde ne tirer aucunavantage pour qu'ellen'avaitcessé elle-même du renouveau desétudes de favoriser. 2. L'uÉnrrecgANTIeuE ETLADocrRrNs cHnÉunuuE Plusgraves encoreétaientlesproblèmes posésparl'évolutiondesidéeset parun certainnombrede défisqueposaient à la doctrinechrétienne la redécouverte de certains textes deI'Antiquité etla.pénétration decourants philosophiques difficilement assimilables parle christianisme/4. quisedéveloppa Un desprincipaux débats d'idées, alorsdanslesécoles lesplusavancées, tournaautourdela recherche d'unenouvelle

71.Canon18duconciledeLatranlll,textefrançaisinR.FonEvrr-rn,op,cit.,p.2I9.Cf.G.Pos > andtheRiseof theUniversitie the< licentia >,in Anniversary docendi Essays,.. Charlcs HasÈins, Boston-New York, 1929. o.255-217. 72.J. B.tlnwrx,< "Studium et regnum". TheParticipation of the University Personal into FrenchandEnglish Administration >, in REI, 44,1976, at thetimeof theTwelfthandThirteenth p.199-215. Centuries 73. Cf. O. DoshcHs-RoornsvENsKy, LapoæiedesGolinrds, Paris,19B1, et H. Wadell,TheWandering Schohm, Londres, 1934. 74.Vued'ensemble dela question dansR.R.Bor-cln,TheClassical Heringe anditsBeneficiaries, Cambridge, 1963.

L'EGLISE ET LA CULTURE

445

définitiondesrapportsquela natureet l'hommeentretenaient avecDieu.Mêmes'ils ont eu dans ce domaineplus de prétentionsque de réalisationsà leur actif, les intellectuels du xtt" sièclesesontvoulusscientifiques et ont redécouvert la Natureen tantqueréalité_ cohérente et distinctede I'hommè.Sousl'influencede la philosophie platonicienne, 1esmaîtresde l'Écolede chartresaffirmèrenten effet qire,loin de n'êtrequ'unesimplejuxtaposition de phénomènes visibleset sensibles, eilèconstituait un ensemble harmonieux malgréla diversitédesôtreset deschosesTs. Mais,dansla mesure où elleétaitordonnée, cetteNaturedevaitêtreintellieibleà I'homme,dontla raison.étaitcapablede découvrirses lois internes.Ces-propositions. posaient cependant problème: affirmerle caractèrerationnelde la Nâturè, commeie firent Bernardet ThierrydeChartres danslesannées1115/50, n'était-ce et Dasla désacraliser mettreencauseI'idéecommunément admised'uneintervention pèrmanente et directe dela volontédivinedansle monde?Quedevenait, danscettepeispective, la notionde miracle,fondamentale dansl'universmentalde l'époque?Ét, en dernièreanalyse, commentconcilierl'idée de I'autonomiede I'ordre naturel avec celle de la toute-puissance divine? N'était-ce pasoffenser Dieu,créateur detouteschoses, quede prétendremettrefin au mondeenchanté ? A cesdemandes fondamentales lesmaîtres chartrains.répondirent en affirmantqu'il fallait distinguerl'actecréateurde Dieu, qui estbienà-l'origine du monde,et lesforcesde la Nature,désignées pareuxsousle nom d'< âmedu monde> et parfoisassimilées au SainfEsprit,qui régissentactuellement son existencei6. Loin d'être sacrilège,la démarchecognitive ïe I'esprithumain accomplit un actereligieuxen recherchant leslois de la Nâture,qui sont-l'expression de la volontédivine.La mêmehardiesse et le mêmeoptimismefondamèntal se retrouventchez les Chartrainslorsqu'ilsenvisagentla plàce de I'hommedans la création. SousI'influence desconceptions néoplatoniciennei transmises principalement parle Pseudo-Denys, ils soutenaient en effetI'idéed'unecontinuitéenirel'hbmmeet le cosmos, fondéesur I'identitéde leurséléments (eau,air, feu, terre). constitutifs AussiBernardSilvestris et Gilbertde la Porréen'hésitèrent-ils pasà affirmerqu'en cherchaltà pénétrerlessecrets dela Nature,l'humanité progressâit également dansla compréhensio.n.je destin : en déchiffrant ltunivers, c'es1 lui-même que ;on31opre l'hommedéchiffre ". D'9ù le succès,à partir de cette époque.des ouvrages d'astronomie et d'astrologie, ainsiquedesbestiaires et deslapidaires, plusadaptés"au niveaudes connaissances et aux curiositésd'espritde l'époquequè les ouvrages qui arrivaient ploqleqenlscientifiques. du mondemusulman à traverst'EspagnJer I'Italie_du Sud'u.Mais,mêmes'il prit souventdesformespournousdéconcèrtàntes, cet.intérêt nouveau pourle mondeet pourlesphénomènes haturelsn'enconstitue pai morns. une.ruptureimportantepar rapportà la traditionmonastique dtt contemptus mundi...quine voulait voir dansles chosesd'ici-basque des objetspérissables susceptibles de faire obstacleà la vocationspirituellede I'homme7q. 75. T. Gnsconv, Anima mundi. La filosofiadi Guglielmodi Conchese Ia scuoladi Chartres,Florence,1955,el M.D-,CHer,ru, la théologieau xtf siècle,en particulierle chapitreI. 76. J.M. Pennrr, La doctrinede la créationdu mondedansl'écolede Chaftres,Paris-Ottawa, 1938. 17. Ci. J. Lp Gopr, Les intellectuels au Moyenlge, paris, 1985. 78. B. Srocr, Myth and sciencein the xnth century.A study of Bernard silvestris, princeton,1972. 79 R. Burror, Christianismeet valeurshumainu. La doctrinedu méprisdu ùonde en Occidenide saintAnselmeà Innoceru III. Louvain.1963/4.

446

LA FOI VÉCUE

Toutnaturellement, le débatautourdela signification dela Natureet deI'homme quiportaitsurla placede I'homme en recoupa un autre,plusfondamental encorà, dansla création parsaintAnselme, et surle sensdesadestinée. Celui-cifut engagé parPlaton abbéduBecpuisarchevêque deCantorbéry de1093à 1109.Trèsinfluencé et saintAugustin, cedernierestunpenseur originalquia abordé dansuneperspective nouvelleles dogmes essentiels du christianisme, en partantcertesde la foi et des données de la révélation,maisen s'efforçant de les fondersur des arguments rationnels80. Sonouvrage le plusimportant éstsans doutele traitéCurdeus-homo?. Contrairement à l'opinioncommunément I'homme admise desontempsselonlaquelle awaitétécrééparDieupourremplacer lesanges déchus, aprèsla révoltedeLucifer, Anselme soutintque,mêmesicelle-ci nes'étaitpasproduite, la naturehumaine aurait éIécrééecarellele méritait.Affirmation trèsimportante n'estpas car,sil'êtrehumain unecréature qu'ila étéprévudetouteéternité par deremplacement, celaimplique Dieuqui, en s'incarnant, a montrésonestimepournotreconditionôt. L'écolede Chartrès ira encoreplusloin surce pointen sôulignant queI'homme, commele démiurge dePlaton,estle maîtredela Natureet doitcontinuer surcetteterrel'æuvre deDieu.Cetélogedel'homoartifexconlribua sansaucundouteà revaloriser le travail humain,qui, danscetteperspective, plussimplement n'apparaît commela conséquence du péchémaisbiencommeuneparticipation à I'activitéuéatricedeDieu82. 3. RelsoNer ror Maisle principaldéfiquel'Égliseeutalorsà releverdela partdesintellectuels se situesansdouteauniveaudela constitution d'unescience théologique, cequiposaitla question essentielle desrapportsentrela raisonet la foi. L'enjeude ce débatétait d'autantplusimportantquela croyance en Dieu - et dansle Dieu chrétienconstituait le fondement idéologique dela chrétienté occidentale. SaintAnselme déjà avait énoncédans son Proslogionce qu'il est convenud'appelerl'argument philosophique ontologique, ouvrantainsila voieà uneapproche dumystère divin.Ses < lumière élèves, Anselme deLaon(t 1117), delaFrance etdumonde>selonGuibert (t 1121), deNogent, et Guillaume deChampeaux écolâtre deNotre-Dame deParis, composèrent desrecueils deSentences, c'est-à-dire dessynthèses systématiques dela (sententiae\ doctrine chrétienne surla basedesenseisnements et desaffirmations des Pères del'Église83. Maiscesouvrages minquaient encore declartéet nerésolvâient

(éd.),Lesmutations 80.R. FonEvu-r-n socio-culturelles dcsxf et xrf siècles. Etudes anselmiennes, Paris,1984; M. Conrrw,(éd.),L'auvredesaintAnselme, t. 1 à 5, Paris,1986-1990. 81.AnselmedeCantorbêry,PourquoiDieus'est-ilfaithomme?,éd.etirad.R.Roquss,Paris,1963 philosophique del'æuvre 1955 etthéologique desaintAnselme, cf.E. GrrsoN,,4. History ofMedieval Philosophy,Londres (supérieure à l'édition française de19,14), F. Corrresrox,Hittoiredelaphilosophie, Age,Paris,1964, et t. 2 : LeMoyen S.VaNNrRovtcm,Introduzione a sanAnselmo d'Aosta, Bai, I98'l. 82.M.D. Cunru,La théologie auxrf siècle,chap.I. 83.Cf.O.LornN,L'écoled'AnselmedeLaonetGuillaumedcChampwux,inPsychologieetmorale siècle,l.5, Louvain,1959.

L'EGLISE ET LA CULTURE

447

paslescontradictions quiexistaient surcertains pointsentrelesdiverses < autorités >. ce fut le rôlehistorique d'Abélard(1079-1142) et, dansunemoindremesure, de GilbertdelaPorrée, évêque dePoitiers de rl42à 11.54, dejeterlesbases decequ'on alorsà appelerla ^théologie, g.g1Tgnge en appliquant la méthode dialectique à l'élucidation desmystèies divinssa. Abélard neniàitpàsl'importance dela Révélâtion, maisil estimait que,danscedomaine, il fallaits'appuyer sufdesarguments logiques et qu'onpouvaitrendrecomptedesdogmes fondamèntaux du christianisme enutilisant lesnotionsde la philosophie païenne. Cettedémarche proprement révolutionnaire ainsiquesonpenchant pourlesaffirmations hardies et paràdoiales lui valurent bientôt de sérieuxennuis.En ll2I, sontraitéDe unitateet'trinitate divina,destinéà faire comprendre le mystère de la Trinitéà I'aided'arguments purement rationnels, fut condamné aufeuparle synode deSoissons et,en1,141, propositions dix-nèuf extraites de sesæuvres postérieures furentdéclarées hérétiques par le concilede sens,à l'instigation de saintBernardss. ce dernierlui reprocliait fondamentalement de rabaisser lesmystères chrétiens auniveau desvérités rationnelles enayantrecours à desanalogies etdesubordonner la crédibilité desvérités dela foi à leurâémonstration logique. Ce.conflitemblématique entrela théologie monastique, respectueuse dela distance qui sépare I'homme de soncréateur, et la nouvellè théolôgie scolastique cherchant à < nommer> Dieuavecdesmotsempruntés auvocabulaire-philosophique ouempirique, s'acheva dansun premiertempsparla défaited'Abélard, qui fiirit par trouver refuge à Clunyoùil mourutenll42.Mais,à terme,ildevaitêtrele véritable gagnant car.,peudetempsaprès, la théologie tellequ'ilI'avaitconçue obtintdroitde l'_Eglise, particulier à travers gitg^dary l'æuvredePierreLombard quirédigea entre _en 1150et 1152sesQuatrelivresdeSentences, exposé completdela docirinec[rétienne quiseraensuite jus(u'àla fin du MoyenÂg.tu. le manuel de basedesthéologiens commesonmaîtreAbélard,le fururévêque oéparis(i159/60) y renditôompte" des choses delaToisanss'appuyer surI'Ecriturèetchercha à enexpliquer le contenù parla spéculation_ intellectuelle, convaincu qu'ilétaitdela rationalité dèsdogmes. Maisson æuvre fut dansI'ensemble bienreçue, carelleétaitdominée parle soucides'entenir strictement aux-données traditionnelles et comportait de trèsnombreuses références auxPères del'Éghse87. Danscedomaine .orin. dansd'autres, c'estdoncunevoie moyenne qui finit par s'imposer, maisen intégrant pour l'essentiel I'acquisdes innovations lesplusvalables. Au termedesrec[erchei et desconflitsqui'avaient marquéla premièremoitié du xrr"siècles'affirmaitune disciplinenôuvelle,la scolastique, quis'étaitfixépourtâchel'élaboration d'unevisionduinondeuniversellementsatisfaisante, danslaquelleles< raisonsnécessaires > de la philosophie et les

84 On trouveraun étatrécentdesrecherches surAbélarddanslesvolumescollectifssuivants: E.M. Burrmnr, Peter Abelard,Louvain-La Haye, 1974(Mi"scelleanea Lovanensia,l,II) et Abélardet son temps,Paris,i981. SurGilberi de la Ponée,cf. H.C. Van Etswur, GilbertPoreta.Sa vie, son euvre, sa pensée,Louvain,1966. 85. Surle conflitentresaintBernardet Abélard,cf. J. Vrncrn et i. Jortvw, Bernard-Abélard oule cloîtreetl'école, Paris.1982. 86. Cf. Ph. Drr-Havn,PierreLombard,sa vie, son æuvre,Pais-Montréal,196I. _. 87. Même si certainsaspectsde son æuvrefurent contestéssur le moment: cf. J. CuÂrnr-ot, < LatranIII et l'enseignement christolgqigue de_Piene Lombardu, in J. LoNcÈnE(éd.),Le ûoi.sième concilede Latran(1179),saplace dansI'histoire,Paris,1982,p.75-90.

448

LA FoI vECUE

Les dogmeschrétiens harmonieusementss. de la révélations'accordaient données rigoureusement de conclusions et éclairéspar un enchaînement étaientanalysés en des et rassemblées imaginables faceà toutesles objections logiques, épiouvées ( sommes par leur cohérence organique. >, remarquables appelées synthèses trouvée, fut également celuidudroitcivil,uneconciliation Dansunâutredomaine, et les ecclésiastique entrela tradition moitiédu xrr'siècle, au coursde la seconde juridiques de I'Antiquité des textes par redécouverte la innovations apportées le rôlede l'empereur qui exaltaient faceà cesæuvres D'àbordméfiante romaine8e. la ses adversaires à des arguments fournirent Droit et, du commesource _pendant par au-delà aller et I'intérêt par comprendre finit en l'Église investitures, des Querelle du droitcanonique deGratienqui avaitaffirméla primauté deI'attitudeprudente - sur toute autrelégislation. Ce principene Ïut pas écclésiastique c'est-à-dire remisencausemaislespapesde la fin du xtt" siècle,surtoutà partie formellement si audroitromain, recours deplusenplussouvent III (1159-1181), eurent d'Alexandre < romanole droit qu'on a appelé de ce alorsà la naissance bienqu'onassista docteurs ln uuO. vers1180,lespremiers À Bologne, on voit apparaître, canon(ue droit canonique, jure, civil et en fois en droit qr.atiqYg gradués à la c'est-à-dire utroque Azon,maiss'étendit parBazianet sonsuccesseur qui iembleavoirété inaugurée Jeande commel'Angleterre, ràpidement à d'autresparliesdê la chrétienté .avec - un ancien Tournai de Etienne la France avec et et RichardlAnglais, Tynemouth -de ce changem_ent de Rufin à Bologne et Pierrede Bloisel.Les causes él"ève Les dansce domainesont complexes. ecclésiastique d'attitudede la hiérarèhie qu'il I'intérêt et à droit civil à la clartédu avaientététrèstôt sensibles canonistes pouvaitoffrir dansla luttecontrela diversité, à leursyeux,descoutumes malsaine un En outre,le droit de la Romeimpérialeoffraità la Romechrétienne iocales. desprivilèges aux templeset auxprêt1e9 modèled'Étatcentraliséet garantissait III, allaitfairedu PapePl À uneépoqueoù l'Égfise,avecInnocent considérables. dela société surI'e.lsemble dupouvoir>pontifical empereur et affirmerla u p1énitude juridiquede I'héritage à soncompte elledereprendre il étaittentanfpour chrètienne, dansle pénétration massive entre1190et 1215,à une l'Antiquité.Aussiassista-t-on, < du Vicaire prétention du la qui de textesromains confortèrent droit Canonique conciles prérogatives des des détriment au > législateur suprême, Christ dedèvenirle et desÉsfiseslocales. par_ unecrisequi À peinécebeléquilibreavait-ilété établiqu'ilfut remisencause Il s'agitdesproblèmes pourI'orthodoxie. dangereuse devaiiserévélerextrêmement de pansentiersde l'æuvredu la redéèouverte que posaà la penséechrétienne

Methode,Fribourgen Br. 2. vol, 1911,et A.M. Lerlcnm, der schokntichen Die Geschichte 88. M. GnegÀ,raNN, 1973. Paris-Montréal, naissante, de la scolastique lntroductionù la littératurethéologique J. GeuoEvnr, Église ? vol, 1834-1851.; in Mittelalter,Heidelberg, 89. K.p. S4qcw , GeschichtîdisrômuchenRechts cedu droitdansle midi dela France au MoyenÂge,Paris,1984,chap.X à XII; A. GounoN,lo sclen etsociété enOccident au Moyenlge, Londres.1984. qO.p.LËcsnnn6,LapénétationdudroitromaindansledroitcanoniquedeGratienàlnnocentlV(1140"1234),P 1964;S. Kurrnnn, The Historyof Ideasand Doctrinesof CanonLaw in the MiddleAges,Londres,1980. 91. S. KurrNen et E. RArHBoNs,< Anglo-NormanCanonistsof the Twelfth Century>, in Traditio,T, I94915I, o.2:19-386.

L'EGLISE ET LA CULTURE

449

philosophe grecAristote,dontI'Occidentn'avaitconnujusque-là qu'unepartiede la Logiqueez, Mais,à partir de 1170/80, un certainnombrede sestraités,concernant aussi bienla politique,lessciences quela métaphysique, naturelles furenttraduitsde - enparticulier I'arabe enlatinenEspagne à Tolède- pardeséquipes detraducteurs quisemontrèrentsouventincapables de fairela distinctionentrelesécritsdu Stagirite et lesadjonctions desescommentateurs musulmans, enparticulierIbn Badja(t 1136), appelé enOccident Avempace, et surtoutIbn Roshd(t 1198),plusconnusousle nom d'Averroès.Or cesderniersavaientencoreaccentuéle côténaturalisteet panthéiste d'Aristote. affirmant parexemple l'éternité du mondeet niantl'immortalitè de l'âme individuelleej. Danscesconditions, on s'explique facilement la réactionde rejetque suscita, dansun premiertemps,la philosophienouvellede la part des autorités ecclésiastiques. dans la mesureoù celle-cimettait en causecertainesdonnées fondamentàles du dogmechrétien.C'est danscetteperspectivequ'il faut situerles condamnations lancées en 1210par le concilede Pariscontredeuxmaîtresde la faculté desartsde Paris,Amauryde Bèneet Davidde Dinant,ainsiqueleursdisciples, et I'interdictionfaite en 1215 par le légat pontifical Robert de Courçon de lire publiquement et de commenter danslesécolesparisiennes leslivresd'Aristotesurla philosophie de la natureet la métaphysiqueea. Ce n'estqu'à la génération suivante qu'uneffort pourra être entreprispar les théologienspour tenter de résoudreles problèmes par cetteæuvredécapante. difficilessoulevés Au totalcependant, le bilande l'actionde l'Éghse,en Occident,dansle domaine culturelétait àssezpositif au début du xnr" sièclè: les institutionsscolairesavaient connuun grandessor,lesméthodes et lescontenus de I'enseignement avaientévolué enfonctiondesbesoins et lesprincipaux défisauxquels elles'étaittrouvéeconfrontée juridiqueque dufaitdela redécouverte destextesdeI'Antiquité,tantdansle domaine philosophique, avaientétésurmontés sanstrop de drames,Maiscerenouveau culturel avaitlargement débordéles frontièresdu milieu ecclésiastique et le succèsde la littératureprofane- romanscourtois,fabliaux,théâtre- avaitprovoquéla miseen circulation d'idéeset deconceptions guèrede morales surlesquelles lesclercsn'avaient prisee5. Mêmedansle domainèreligieux,un certainnombredelaicsaspiraient à avoir uncontactdirectavecla Parolede Dieu et sefaisaient traduirela Bibleou destextes liturgiques en languevulgairepour leur usagepersonnel. pour Si I'Egliseconservait l'essentiel le monopolede I'enseignement et de la culturesavante,elle n'avaitplus celuidu savoirni mêmede l'écrit et allait se trouver de ce fait confrontéeà une situationentièrement nouvelle.

92.L.MIuto-P,tt"uurro,inL'Occidmteel'lslamnell'AltoM t. II, SS,AM, p.603-657. Spolète, 1965, < Lestraductions 93.M. Th. d'Alvenrr.v, >, in RSyn,89,1968,p.65-162. d'Aristote et sescommentateurs 94.F.VanSTIeNsERGHEN, parisien,Louvain, Atistote enOccident. Lesorigines fu I'arisntélisme 1946. Surlesconflits doctrinaux liésà f influence desdoctrines aristotéliciennes, cf.infra,Y'partie,p. 808-814. 95.Voir,pm exemple, J. Furnen, < Vuessurlesconceptions courtoises dansleslittératures d'ocet d'oil au >,ir CCM,2,1959, xr" siècle p.135-56; G. DuBy,MâleMoyen Age.DeI'Amour etautres essais,7988.

Related Documents