Sakis Serefas
Thessalonique à la première personne
D’après un itinéraire photographique imaginé par Haris Yiakoumis
Éditions Kallimages
Avis aux lecteurs.
Les témoignages en italiques sont fictifs et ont été imaginés par l’auteur. Les témoignages réels ont été sélectionnés par l’auteur. Pour le choix du style et du contenu des témoignages fictifs qui commentent les images, j’ai suivi la doctrine de la philosophe portugaise Massima Mosca : « Dans l’art, le réalisme est l’ennemi de la réalité et la vraisemblance est l’ennemie de la vérité. » Sakis Serefas
L’ensemble des photographies de cet ouvrage ont été sélectionnées, traitées, manipulées, ordonnées, appropriées et enfin présentées ainsi, pour nous aider à rêver et à voyager à travers le temps et l’espace de la ville mythique de Thessalonique. Tout rapprochement avec la réalité est aux risques et périls du lecteur. Haris Yiakoumis
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Vue panoramique de Thessalonique depuis la mer. Photographie : Albert T’Serstevens, 1904.
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La ville là-bas, en face, ne m’intéresse guère. Je m’en suis lassé. Regardez-la, vous. Et maintenant laissez-moi mettre mon appât, car les rougets mordent bien aujourd’hui. Yannis Stergiou, 27 ans, Grec, apprenti boulanger, 5 avril 1904.
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Sombre. Pensif. Le regard ombragé. Taciturne. Monsieur Hébrard. Creusez ici, qu’il disait. Creusez là-bas, qu’il disait. Doucement, qu’il disait. Ne blessez pas la terre. Ne blessez pas les pierres. Et nous, on creusait et on dialoguait avec la terre. En chuchotant. Avec des supplications. Pour qu’elle nous offre avec générosité ses entrailles. Pour qu’elle nous promette monts et merveilles quand on l’éventrait. Et c’est ce qui se passa. Ce matin-là. En 1917. Ou bien était-ce en 1918 ? Comment me souvenir, trente ans ont passé depuis. Tandis qu’on déshabillait la terre avec nos pelles, quelque chose a blanchi en dessous. À la Rotonde. Il s’est penché au-dessus du trou et il a murmuré quelque chose à la terre. À midi tout était fini. C’était un grand morceau de marbre. Celui que vous voyez. Ça devait être un marbre d’importance, car monsieur Hébrard nous a tous photographié avec. Je me souviens qu’après la photo je l’ai entendu siffloter. Tout seul, à l’écart, il sifflotait. Et après, je me suis mis à siffloter aussi. Tout seul, moi aussi. Tout ça pour un morceau de marbre ! Dimitri Kaplani, 31 ans, Arvanite, terrassier dans les fouilles de la Rotonde, témoignage vers 1947.
Fouilles de la Rotonde (l’église Saint-Georges) par l’équipe d’Ernest Hébrard, 1917. Photographie : Ernest Hébrard, 1917. Pages suivantes : détail de l’arc de Galère. Photographie : Ernest Hébrard, 1917.
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Je sais, je sais. Ma figure vous rappelle une sculpture de Giacometti. J’ai entendu ça plusieurs fois, chuchoté par des esthètes penchés au dessus de moi. Je suis désolé mais tout ça n’est qu’un jeu de lumière, un rendu accidentel, et non pas quelque prouesse artistique du photographe. Alors, laissez-moi de côté et jetez un œil au reste de l’image. Vous voyez ? Ils s’apprêtent à paver la route. Enfin. Ça nous évitera de plonger dans la boue à la moindre pluie, et de voir les eaux sales des lessives se transformer en rivières. Oui, la vie est prosaïque et plate ici où je me trouve et il n’y a pas de place pour les discussions artistiques et les appréciations esthétiques. En tout cas, c’est vrai que je ressemble à une sculpture de Giacometti. Ombre, 1912.
À droite et pages suivantes : la rue Agiou Nikolaou. Photographies anonymes, 1916.
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C’était risible de se dire que d’une telle hauteur dans les nuages, cette tache, à côté de la Chalcidique, pas plus grande qu’une tête d’aiguille, c’était la fameuse Thessalonique. C’était une expérience inoubliable, de voir cette tache s’élargir progressivement et se transformer en un vaste port bien abrité, avec des bateaux de guerre, petits comme des jouets, amarrés en son sein. Voir ensuite la ville changer de couleur, passer de l’orange au pourpre pendant que le soleil plongeait derrière l’Olympe, et ensuite, survoler à ras Kalamaria pour atterrir à l’aéroport de Mikra au moment où le crépuscule s’étalait sur les terres. Témoignage de A.J. Mann, capitaine de la milice anglaise, 1917. Je n’ai encore jamais vu la ville de haut. Je n’ai encore jamais voyagé en avion. Il y en a qui ont peur. Moi je suis sûre que ça va beaucoup me plaire. Je demanderai une place à côté du hublot pour tout voir. Voir ce que raconte cet ancien Anglais : « …la tache s’élargir progressivement… ». C’est une belle expression. Je n’y avais jamais pensé comme ça. Que je vis dans une tache. Anna Siskou, 19 ans, Grecque, caissière dans un supermarché, 1999.
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Vue aérienne de la ville, prise depuis un avion militaire. Photographie anonyme, 1917.
Vue panoramique de la ville, depuis l’ouest. Photographie anonyme, 1916.
J’étais sûr qu’un jour mon tour viendrait et que je rentrerais moi aussi dans une photo. Parce qu’ils ont une manie avec les enfants et les chiens. Je les vois se promener en bas dans la ville et mitrailler. L’autre jour, au port, il y en avait un qui courait derrière un chien et le prenait en photo, jusqu’à ce que le chien se cache sous un tonneau. Mais enfin, ils n’ont pas de chiens ni d’enfants dans leur pays ? Bref, voilà que c’est mon tour. C’est beau ici, en haut. On est venu avec mes parents et leurs amis pour la promenade du dimanche. Je vous explique tout ça pour deux raisons. Premièrement, parce qu’on ne peut pas comprendre que c’est dimanche à partir d’une photo : les herbes et les vieilles murailles ne connaissent pas les dimanches. Deuxièmement, parce que mes amis sont loin en bas de l’image et vous auriez pu oublier de les voir. Moi, je me suis éloigné d’eux et je suis monté jusqu’ici, en haut, pour mieux voir les bateaux au loin. Un jour, quand je serai grand, je monterai sur un grand bateau et je ferai un long voyage. J’irai dans des pays étrangers voir leurs enfants et leurs chiens et les prendre en photo. Petros Kalligas, 11 ans, Grec, 7 septembre 1916.
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Parade militaire devant l’arc de Galère. Photographie anonyme, 1916.
Je n’étais qu’une enfant à l’époque mais je me souviens bien d’eux. Ils parlaient une langue que je ne comprenais pas. Ils avaient un regard que je ne comprenais pas. Leurs bottes brillaient. Leurs casquettes étincelaient. Ce jour-là, leurs trompettes brillaient aussi (si toutefois c’était bien des trompettes). Mon papa nous avait emmenés les voir défiler. En Juin 1916. On s’est arrêtés devant un kafeneio à côté de la Kamara (l’arc de Galère). Devant nous sont passés des Anglais, des Français et des Noirs. Quand le défilé a pris 120
fin, nous sommes entrés dans le kafeneio et j’ai commandé un jus d’orange. Je me souviens que mon père avait pris de l’ouzo car je lui ai piqué un anchois dans son assiette. Il en parlait encore des années plus tard. Des anchois avec du jus d’orange ! Mais qu’est-ce que je pouvais bien comprendre en matière de nourriture ? Je vous le dis, je n’étais qu’une enfant. Maria Kourtidou, 90 ans, Grecque, institutrice à la retraite, témoignage en 1996. 121
Pages précédentes : après le bombardement de la ville par le zeppelin, le 3 février 1916. Photographie anonyme.
La carcasse du zeppelin abattu à Thessalonique par les alliés, le 5 mai 1916. Photographies anonymes.
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Le 5 mai 1916, nous avons eu une nuit très intéressante. Un zeppelin est venu au-dessus de Salonique. Il a été immédiatement pris dans nos faisceaux et il a dû être tellement aveuglé qu’il n’a même pas pu lancer une seule bombe. Il est passé juste au-dessus de notre navire, le Bruix. Il a été canonné avec une violence inouïe. À un moment donné, il s’est pris à dégringoler. Il a réussi à reprendre un peu d’altitude et à s’éloigner. Mais nos projecteurs l’ont suivi. Il donnait de plus en plus d’inclinaison. Finalement, il est allé tomber dans les marais du Vardar. Un monitor anglais, en faction au barrage de Salonique, a ouvert le feu sur lui et a dû le toucher. En tout cas, il a pris feu, illuminant d’une flamme énorme toute la rade. Toute la ville a retenti de formidables hourras. La nuit était sans lune, admirablement calme et belle. D’après le témoignage de Jean de Plessis, publié en 1921.
Moi, j’ai fait un rêve il y a de ça plusieurs mois. C’était en mai. Et le jour suivant je l’avais raconté au père Georges et il me gronda. « Tu blasphèmes Antoine », me dit-il, « tu n’auras ni viande ni huile pendant quarante jours pour purifier un peu ton âme ». Douce Marie, quel rêve ! Je nettoyais les icônes avec un chiffon. Alors que je nettoyais l’icône de Saint Dimitri, le saint ouvrit la bouche et me mordit la main. Il me mordit fort, le saint, une morsure aux doigts. Et voilà maintenant que le malheur s’est abattu sur nous. Antoine Christou, 35 ans, Grec, bedeau, 19 août 1917.
À l’intérieur de l’église Agios Dimitrios après l’incendie. Photographie anonyme, août 1917.
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Il a été décidé que la ville de Thessalonique serait réaménagée, non seulement parce que c’est une mégalopole, non seulement parce que c’est une ville historique et de grand intérêt pour la Grèce entière, non seulement parce que Thessalonique est une ville dotée de plusieurs monuments admirables, mais aussi parce que le gouvernement lui prédit un avenir, grâce à son emplacement privilégié, et grâce à des mesures qu’il s’engage à prendre au niveau agricole et hydraulique et qui contribueront au développement du commerce et de l’industrie. Car le gouvernement prédit un avenir brillant à Thessalonique. Alexandre Papanastasiou, ministre des Transports, discours à l’Assemblée nationale, 6 décembre 1919. J’aime bien cette photo. Le ministre avec sa canne sur le bord de mer. Derrière lui, la ville médiévale en 1917. Derrière l’appareil photo se trouve un brillant architecte et urbaniste, Ernest Hébrard. Il photographie, le ministre rit sous ses moustaches, la ville retient son souffle. Car c’est de ces deux-là que dépend son avenir. Après l’incendie, aura-t-elle des places publiques ? Aura-t-elle des parcs ? Aura-t-elle des boulevards ? Au moment où cette photo a été prise, personne ne le sait encore avec certitude. La bonne volonté est certaine. Ça se voit. Regardez la stature du ministre. Comme les commerçants du vieux temps, fiers et droits. « Allez le Français, qu’on la fasse belle cette ville. Fière et majestueuse ». À chaque fois que je viens ici, sur la place Aristote, pour nourrir les pigeons, je pense à ces deux-là. Petros Kourdakis, 78 ans, Grec, dentiste à la retraite, 6 août 2004.
Alexandros Papanastasiou (à gauche), ministre des Transports, en visite à Thessalonique juste après l’incendie pour étudier la reconstruction de la ville. Photographie : Ernest Hébrard, 1917.
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