Resume Hdi 130pg

  • June 2020
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CHAPITRE 1 : La période franque ème  Du 5 au 9ème siècle. (Section 1 : les mérovingiens) I. L’émergence et la consolidation d’une dynastie Des royaumes barbares qui se créent à la fin de l’Empire romain, certains vont être absorbés, d’autres auront un destin florissant. C’est le cas des Francs, au sein desquels une famille va s’emparer de l’autorité et mener une politique de conquête jusqu’en 751 , date à laquelle cette famille mérovingienne sera évincée par une autre grande famille franque : les Carolingiens.

A. L’expansion territoriale et ses conséquences Les Mérovingiens ont mené une politique de conquête et d’asservissement des populations conquises, ce qui leur procura un territoire presque aussi grand que l’ancienne Gaule, s’étendant de l’Atlantique au Rhin. Ces 800 000 km² ne forme cependant pas un tout cohérent car y coexistent de nombreuses ethnies (dont les Gallo-Romains sont largement prioritaires) et si le pouvoir est bien implanté dans le noyau d’origine, ce n’est pas toujours le cas dans les territoires plus éloignés tels le Sud de la France actuel, où les populations prétendues soumises font des rébellions et essayent de résister.

B. La conversion au catholicisme et le rôle de l’Etat 1. Un choix religieux fort opportun A l’origine, les barbares ne sont pas chrétiens du tout. Ils adopteront différentes attitudes: rester païen, ou se convertir soit à l’arianisme (secte qui considère que Jésus Christ n’est pas de nature divine), soit au catholicisme. En effet, il y avait alors plusieurs communautés chrétiennes qui avaient chacune leur vision du christianisme, sans pouvoir central  Querelle d’interprétation entre les deux tendances. Au IVe s. l’empereur romain de l’époque avait convoqué le conseil de Nicée pour adopter une doctrine commune, et là, on avait décidé que la « bonne » version du christianisme était que Jésus est d’essence divine mais qu’il est aussi un homme, c.-à-d. la version catholique. Dès lors, les autres communautés étaient considérées comme hérétiques. Clovis, en se convertissant au catholicisme et donc à la religion de la majorité de sa population (composée à 95% de Gallo-Romains catholiques), opère un véritable coup de maître au niveau politique. Cet acte lui procure : - le soutien de l’Eglise, - le légitime aux yeux de tous et permet - une fusion entre Francs et Gallo-Romains (tout son peuple se convertit avec lui). Il n’est plus perçu comme un barbare étranger, mais comme un bon chrétien. De plus, quand il conquiert de nouveaux territoires où les barbares imposent

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l’arianisme, il apparaît aux Gallo-Romains persécutés en raison de leur foi comme un libérateur. Collaboration entre la dynastie mérovingienne et l’Eglise. Très fructueuse : • Pour l’Eglise : qui préserve alors sa structure, ses libertés, sa structure et ses biens pour poursuivre son œuvre spirituelle • Pour les mérovingiens : établissent la concorde dans le royaume et bénéficient d’un soutien politique. 2. L’Eglise mérovingienne Sa structure reste la même que celle de l’Eglise antique jusqu’au VIIe s : - Le pape - L’évêque, chef de l’Eglise dans chaque diocèse - Les métropolitains C’est donc au 7ème siècle qu’elle commence à chanceler, à se désorganiser. Le rôle de l’évêque : - Préside à la communauté de prêtre - Les églises mineures sont soumises à son contrôle Certains diocèses n’ont plus d’évêques, d’autres en ont deux, l’autorité du métropolitain se dissout, les conciles (assemblées organisées pour débattre de l’adaptation des règles applicables à la communauté des fidèles) disparaissent. Le monachisme va compenser cette dislocation progressive. Ce mouvement vient de l’Orient, où des religieux partent en ermites dans le désert et se transforme chez nous au VIe s. Des moines se retirent du monde pour vivre en communautés dans des monastères où ils vivent selon des règles communes: prière, travail manuel et travail intellectuel sont les trois activités prescrites par St Benoît, à l’origine du monachisme bénédictin. Ces monastères sont désormais les seuls lieux culturels (cléricalisation de la culture) et ce sont eux qui permettent la survie de la culture antique. En effet, si les barbares avaient adoptés le latin comme langue de l’administration, ils étaient assez indifférents à la culture antique et la population était majoritairement analphabète. Grâce à cette conversion au catholicisme, la fusion entre Gallo-Romains et Francs a donc été possible, il y a collaboration et non asservissement, contrairement à d’autres royaumes barbares où cela reste un dualisme. Pourtant, ces deux civilisations sont très différentes, et il y a dû y avoir un fameux choc culturel : la civilisation franque est militaire, la force physique y est plus importantes que les qualités morales ou intellectuelles alors que les Romains étaient essentiellement agriculteurs, commerçants, etc. Dans ce contexte, c’est l’Eglise qui est le lieu commun.

C. La conception du pouvoir Il y a trois grand types de conception du pouvoir dans la société antique et au Moyen-Age : - la res publica : l’intérêt commun est plus important que le reste, il est défendu par un gouvernement qui obéit à une norme juridique qui lui est supérieure

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- le chef de groupe : Un homme s’impose aux autres par la prééminence guerrière. C’est pour cela qu’on le suit et qu’on lui obéit, jusqu’à ce qu’un plus fort prenne sa place. - le charisme : Celui qui dirige est le chef parce qu’il a été choisi par Dieu qui l’inspire pour conduire le peuple. On le suit car on croit à son pouvoir « magique ». Un cliché des historiens du 19e s. est que chez les Mérovingiens, les notions de chose publique et d’Etat avaient disparu, que les chefs n’étaient que des guerriers grossiers qui considéraient le pouvoir comme un bien personnel. Cette vision des choses était renforcée par la tradition de la patrimonialisation du pouvoir chez les barbares : ceux-ci considéraient que le pouvoir et le territoire faisaient partie du patrimoine, comme les objets. Par exemple, Clovis a divisé le royaume entre ses quatre fils, comme on divise un héritage. C’est l’argument massif des historiens du 19e s. Il faut cependant nuancer cette image caricaturale. En réalité, la conception du pouvoir chez les Francs est un mélange des traditions franques et romaines. (1) Les traditions franques : Le serment de fidélité personnelle. Chacun s’engage individuellement à ne pas porter atteinte au roi et à l’aider au combat. Le pouvoir est donc une chose concrète, d’homme à homme, au cas par cas. Ces rapports de proximité sont très puissants, presque sacrés. L’autorité s’exerce verbalement, par le mainbour (= prérogative du roi à ses sujets). Le roi exerce aussi le ban, l’ensemble des pouvoirs de commander et de contraindre, c-à-d de donner des ordres et de les faire exécuter. (2) Les traditions de l’Empire chrétien : Le roi a toujours le titre de princeps et est toujours considéré comme élu par Dieu. Même si on ne lui rend plus un culte comme pendant l’Empire, il est sensé entretenir avec Dieu un rapport privilégié. Cela montre à quel point la patrimonialité est une vision simpliste. Quand Clovis a divisé le royaume entre ses quatre fils, il a d’abord présenté son choix à la population d’homme libre (en théorie du moins, dans les faits, seuls les plus puissants sont en mesure d’exprimer leur volonté), qui doit donner son accord. Il y a donc un système d’élection (même si le choix ne porte que sur cette race royale puisque c’est cette famille qui a été choisie par Dieu) et de participation de la population qui se rapproche de la res publica. Quand on regarde la division du territoire, on s’aperçoit qu’elle respecte les anciennes circonscriptions romaines, les routes principales et que les quatre capitales sont proches pour permettre aux quatre frères d’avoir une politique commune. Le terme division est un peu inexact car il reste une vision d’ensemble. L’administration mérovingienne est aussi inspirée de celle de l’Empire.

II. L’administration A. L’administration centrale : le Palais Elle s’organise autour du chef, de celui qui gouverne le royaume. Elle est très embryonnaire : le roi s’entoure de conseillers et de fonctionnaires, d’un groupe d’homme qui l’accompagne et qui s’appelle le « Palais » (qui n’a rien d’un lieu géographique, le pouvoir est itinérant). Tous les membres du Palais ont une fonction double, publique et domestique. Les rapports se font oralement et tout est assez informel. Le maire du palais (= major domus) n’a que des fonctions d’intendance, il doit veiller au confort du roi, mais ce poste sera de plus en plus influent.

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B. L’administration locale : le comte et les évêques Même si le roi est itinérant, il ne peut être partout à la fois. Alors, il désigne les comtes, qui ont chacun une circonscription romaine appelée pagus (pl. pagi). Le comte représente le roi dans toutes ses attributions : la justice, l’administration, l’armée, la répartition des biens, etc. Tous sont nommés et peuvent être révoqués par le roi. Ils sont sensés agir comme le roi l’aurait fait à leur place, mais ce pouvoir presque absolu va mener à des abus. Ils vont par exemple prélever le double des impôts pour s’en approprier la moitié, ... Le peuple se tourne alors vers les évêques en espérant qu’ils se montrent plus justes. Le rôle de ces derniers va s’accroître hors du domaine religieux. Ils exercent un rôle d’intermédiaire entre le compte et la population, voire même la fonction comtale elle-même. Cela rend le poste d’évêque plus attractif, non pas pour la dimension spirituelle, mais pour les avantages matériels et contribuera à la destruction progressive de l’Eglise mérovingienne.

III. L’organisation de la justice A. Le système de personnalité des lois En raison de la disproportion des populations (97% de Romains pour 3% de Francs), il aurait été difficile pour les Francs d’imposer leur système juridique. C’est pourquoi la diversité juridique fut reconnue avec le système de personnalité des lois. De plus, avant la fusion entre les deux ethnies suite à la conversion au catholicisme, les Francs devaient ressentir cette séparation comme une garantie de protection de leur identité propre. 1. Détermination de la loi applicable Dès que deux personnes sont en conflit ou veulent faire un contrat, il faut déterminer quelle loi on va utiliser. On demande alors aux deux parties de s’identifier comme appartenant à un groupe ethnique (Francs, Burgondes, Wisigoths, Gallo-Romains, ...). On ne sait pas si cette identification se faisaient en fonction du lieu de résidence ou des ancêtres, mais une fois la loi applicable déterminée pour un individu, c’est la même durant toute sa vie, sauf en cas de mariage. 2. Les cas de conflit des lois Si les deux parties ont le même groupe ethnique, c’est facile, mais si elles sont de deux nations différentes, il faut décider quelle loi va être utilisée. Pour ce, on détermine des critères, des règles qui tranchent en fonction de la nature du conflit, etc. Ce système mis en place vers les 6e et 7e s. se modifie puis disparaît au 9e s. pour plusieurs raisons : plus le temps passe, plus les races se mélangent (par mariage), plus les systèmes juridiques s’adaptent les uns aux autres, rendant la distinction difficile; et de plus, certaines matières (comme les contrats, par ex.) ne sont pas traitées par la loi barbare et on se réfère alors au droit romain qui devient le droit unique dans ce domaine. 3. La rédaction des « lois » La décision de mettre les lois par écrit pour clarifier tout cela est une attitude typiquement romaine, les barbares n’étant pas ou peu alphabétisés.

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- Bréviaire d’Alaric : lois romaines abâtardies s’appliquant à tous les GalloRomains - lois barbares : loi des Burgondes, Code Euric pour les Wisigoths, loi Gombette (également pour les Burgondes) et loi salique pour les Francs (c’est celle qui gardera le plus longtemps son originalité). Il ne faut pas se tromper quant à l’usage du mot « loi ». Dans ce cas, on ne décide pas de créer abstraitement des règles, on met simplement par écrit des coutumes qui existaient déjà avant. On ne crée pas, on déclare.

B. L’esprit du droit franc La loi salique est typiquement barbare et repose sur des principes tout à fait différents de ceux du droit romain. 1. Vengeance, composition et solidarité familiale La vengeance (= faida) peut vite dégénérer en véritables guerres car toute la famille est concernée, et cela peut se perpétuer de génération en génération. Elle se rachète en payant une somme d’argent appelée composition ou wergeld, prix de l’homme. Si un homme est tué par un autre, la famille de la victime peut réclamer une somme d’argent à la famille de l’assassin. Celle-ci, si elle ne paye pas, s’expose à la vengeance de la famille de la victime. Ce système était assez injuste car les familles puissantes pouvaient faire payer à des familles plus faibles des sommes énormes sous la menace de représailles sanglantes, alors, on a établi un système de tarifs qui détermine la somme à payer en fonction de différents critères tels que la gravité du crime, l’âge de la victime, sa race, sa condition sociale, etc. 2. La disparition de la notion de faute Dans ces conditions, il n’y a plus de concept de faute. L’intention n’a plus d’importance, seul compte l’effet matériel du dommage. C’est tout à fait différent du droit romain, selon lequel la notion de faute était primordiale. C’est en quelque sorte une privatisation du droit : on ne se préoccupe pas de l’ordre public, seulement du dommage pour la victime. 3. Une rénovation en profondeur de la société franque? La première rédaction de la loi salique (sous Clovis) a été influencée par le christianisme. Il y a une volonté d’améliorer la paix, de privilégier le pardon à la vengeance, c’est significatif de l’influence de l’Eglise. Il y a également influence romaine, ne fût-ce que par le fait de mettre par écrit. Cependant, même avant cette mise hors-la-loi de la vengeance, celle-ci était déjà plus ou moins canalisée ou en tout cas proportionnelle, sous la forme de la « loi du talion », oeil pour oeil, dent pour dent. Le système de tarification ne parvint pas à supprimer totalement la vengeance mais il représente un changement important : on passe à une justice publique, même si elle s’applique au cas-par-cas et ne prétend pas définir le droit. On ne laisse plus les conflits aux mains des familles mais des juridictions. On a d’ailleurs commencé à prélever 1/3 de la composition, le fredum, qui va au Trésor public.

C. Les juridictions. 1. Le mallus

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Ce tribunal s’articule autour du comte. C’est un tribunal de droit commun, cà-d qu’il est compétent par principe pour toutes les affaires, sauf celles qui lui ont été expressément soustraites. Tous les litiges sont soumis au mallus. Tous les hommes libres pouvant participer à l’exercice de la justice, le comte, quand il doit trancher un litige, choisit des hommes libres appelés « bons hommes » (= boni vires) ou rachimbourgs, qui formeront le tribunal. 2. Le tribunal du Palais Il est composé selon le bon vouloir du roi et est compétent dans deux cas : - au premier degré, pour tout ce qui touche au roi, (si quelqu’un lui a manqué de fidélité ou si une personne placée sous sa protection (= mainbour) est concernée, par exemple) - au second degré si le mallus a commis une faute très grave, un manquement flagrant et important ou s’il a carrément refusé de rendre justice (ce n’est cependant pas une véritable procédure d’appel au sens où nous l’entendons aujourd’hui)

D. La procédure et les preuves 1. La procédure est accusatoire : seule la victime ou sa famille peut entamer un procès. Au contraire, une procédure est inquisitoire si le juge peut prendre l’initiative de l’instance. A l’époque mérovingienne, seuls les crimes extrêmement graves donnent lieu à des poursuites d’office. En général, le juge ne peut pas entamer un procès si la victime n’a pas déposé plainte. Les magistrats ont donc un rôle assez restreint. Toute la procédure se fait oralement et en public. 2. Les preuves sont irrationnelles pour notre esprit moderne. Dans le système franc, ce n’est pas la victime qui doit prouver la culpabilité de l’accusé, mais l’accusé qui doit prouver son innocence. Il doit prêter un serment purgatoire : il jure son innocence sur un autel ou des reliques, avec des cojureurs, qui sont là pour témoigner de sa bonne foi. Souvent présents en nombre important, ils sont garants de sa respectabilité, pas du tout témoins des faits. Ce sont des alliés (cela repose sur un réseau d’alliances entre familles) qui se rangeraient à ses côtés en cas de guerre et qui sont donc plus révélateurs de sa puissance sociale que de son honneur. Alors, on a ajouté d’autres modes de preuves appelés jugements de Dieu, tels que le duel judiciaire, combat entre les deux parties au terme duquel Dieu désigne le coupable en le faisant succomber, ou l’ordalie, épreuve physique infligée à l’accusé et qui doit, toujours grâce à une intervention divine, démontrer son innocence ou sa culpabilité (en fonction de s’il coule ou s’il flotte quand on le jette à l’eau, par exemple). Certaines ordalies sont bilatérales. Dans ce cas, celui qui résiste le mieux ou le plus longtemps à l’épreuve est innocenté (par exemple, celui des deux qui reste les plus longtemps les bras en croix). Ces preuves nous semblent aberrantes et tout-à-fait irrationnelles, mais l’époque, on croyait vraiment que Dieu allait se manifester et c’était se vouer à l’échec que de se soumettre à l’ordalie en se sachant coupable, ce qui poussait beaucoup de coupables à avouer les faits avant. Cette façon de solliciter l’intervention de Dieu dans les affaires de justice sera critiqué et finira par être interdit.

(section 2 : les crises de la fin du VIIe s.)

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I. L’éviction des mérovingiens A force de querelles entre familles, à force de diviser le territoire, le royaume franc finit par être divisé en trois (l’Austrasie, La Neustrie et la Burgondie) et les trois rois se font perpétuellement la guerre pour gagner du territoire. En Austrasie, pendant que le roi s’occupe d’essayer de grappiller du territoire, le maire du palais, Pépin de Landen (dit l’Ancien), parvient à s’accaparer de plus en plus de pouvoir et à rendre son poste héréditaire. Ses descendants continuent en ce sens : Pépin de Herstal (dit le Jeune), est désigné maire des trois palais, Charles Martel bloque les invasions sarrasines à Poitiers. Pendant ce temps, les rois mérovingiens n’exercent plus le pouvoir (époque des rois fainéants). Les deux fils de Charles Martel, à sa mort, pour calmer les grandes familles que l’ascension des Pippinides dérange, font sortir de son couvent le roi officiel, Childéric. Carloman, un des deux frères, se retire fort opportunément dans un monastère et laisse la place à son frère Pépin qui fait un coup d’Etat et se fait élire roi après avoir tondu et renvoyé Childéric dans son couvent.

II. Les premières manifestations de l’immunité et de la vassalité Ce climat de guerre civile a engendré l’immunité et la vassalité car les rois et les maires du palais essayaient de s’assurer des soutiens. Le roi va accepter que ses agents n’exercent plus son pouvoir dans certaines portions de son territoire, qui seront alors régies par des particuliers pour le compte du roi et en échange d’un soutien encore plus fort. Cependant, les bénéficiaires de ces immunités chercheront au contraire de plus en plus d’indépendance, ce qui aboutira à de véritables poches d’autonomie dans le royaume. De plus, les rois et les maires du palais surtout essayent de s’entourer d’un réseau de fidèles, qu’ils protègent en échange d’aide en cas de besoin. La vassalité est en train de naître, par les liens entre un puissant et ses alliés.

III. La faillite du système mérovingien Le pouvoir des Mérovingiens était trop personnel, trop informel. Il ne reposait que sur la fidélité personnelle et n’avait pas de bases solides et durables, tout comme la justice. De plus, ils ne parvinrent pas à faire une véritable synthèse entre romanité, barbarie et christianisme, mais c’est surtout en contraste avec le succès des Carolingiens à opérer cette synthèse que l’on appuie sur cet « échec ».

(section 3 : l’ordre carolingien) I. Les débuts de la monarchie carolingienne : une dynastie de droit divin En 750, Pépin le Bref envoie une délégation au Pape pour savoir si un roi qui n’exerce pas ses fonctions, c’est bien. Le Pape, connaissant les rapports de force, répond que ce serait mieux si était roi celui qui exerçait le pouvoir. C’est

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donner carte blanche à Pépin, qui fait un coup d’Etat. Il remballe le dernier roi mérovingien et se fait élire par tous les Francs. Pour consolider et légitimer son règne, il se fait oindre par les évêques. Cette cérémonie du sacre le présente carrément comme choisi par Dieu, comme d’essence divine. Mieux encore : en 754, le Pape (qui a besoin de son soutien dans un conflit) vient et le sacre à nouveau, fait de même avec ses fils et bénit sa femme, déclarant que désormais, c’est cette famille qui doit régner car elle a été choisie par Dieu. Une nouvelles dynastie est fondée, avec une mission : assurer le salut du peuple chrétien.

II. Le pouvoir A. L’alliance avec l’Eglise et le ministère royal 1. La théocratie royale A partir de ce sacre et pour les générations futures, ce que le roi fait sur terre n’a qu’un but : conduire le peuple au salut. Le roi doit assurer la paix, la charité. Tout ce qu’il pose comme acte est sensé être inspiré par un ordre moral. Les sphères politiques et religieuses ne sont pas séparées, c’est donc une théocratie. Plus tard, cette mission reviendra au Pape (théocratie papale). On ne fait pas de séparation intellectuelle entre politique et religieux. Charlemagne écrivit d’ailleurs au Pape une lettre dans laquelle il disait que son rôle était de défendre l’Eglise et de diffuser la chrétienté, alors que le rôle du Pape était de prier. 2. Des rois militants et réformateurs Les rois ont pour but d’étendre le message évangélique, de convertir les populations, leurs conquêtes sont inspirées par un idéal d’expansion de la chrétienté. Ils sont très actifs, très militants, convoquent des conciles et réfléchissent à des questions théologiques. Ils vont aussi améliorer les structures ecclésiastiques et faire en sorte que le peuple soit bon chrétien. Ils se mêlent également du monachisme en imposant le monachisme bénédictin. Cette conception théocratique du pouvoir est extrêmement forte.

B. L’Empire 1. La réflexion de l’entourage lettré de Charlemagne A la mort de Pépin le Bref, le pouvoir est partagé entre ses deux fils, Carloman et Charles, qui n’ont pas de vision commune. Fort opportunément, Carloman meurt et Charles reste seul au pouvoir (il écarte ses neveux). Il conquiert de nombreux territoires, et son royaume est immense, mais sa domination y est parfois fragile. Il faut la consolider. Charlemagne est à la tête d’un territoire immense et dispose d’un rayonnement important dans tout l’Occident et une partie de l’Orient; de plus, la mission qui lui a été confiée par Dieu dépasse le stade national; il apparaît dès lors naturellement comme le chef temporel de tous les chrétiens. Les lettrés ecclésiastiques de son entourage, fort imprégnés de l’idéal de la romanité et de l’Empire, font le parallèle entre cet universalisme chrétien et l’universalisme impérial et revivifient l’image de l’empereur romain et l’associent à Charlemagne, cherchant tous les arguments possibles pour le magnifier. Les circonstances s’y prêtent bien : à Rome, le nouveau Pape, d’origine modeste et donc peu apprécié, est accusé des pires péchés et fort discrédité; et à Byzance, suite à des luttes intestines, le trône impérial est considéré comme vacant. Charlemagne, à la tête d’un immense royaume chrétien, apparaît dès lors comme le seul guide.

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2. Le couronnement impérial A la fin de l’an 800, Charlemagne se rend à Rome et tanche les conflits concernant le pape en sa faveur. A la messe de Noël, ce dernier couronne Charlemagne empereur, et le peuple l’acclame. On ne sait si Charlemagne s’attendait à ce déroulement de la cérémonie, mais en tout cas, il en est sorti inquiet et fâché car les choses ne s’étaient pas passées conformément à la coutume franque qui veut que l’acclamation du peuple précède le couronnement. Or, ici, c’est le pape qui en avait pris l’initiative, et le peuple n’a fait que suivre. Pour les intellectuels, ce couronnement est un bouleversement car ils voient renaître l’Empire romain qui les fascine. Pour Charlemagne, au contraire, il semble que le titre d’empereur ne soit pas primordial. L’aspect religieux est plus important et il continue à se faire appeler roi des Francs et des Lombards. Il a désormais un pouvoir extraordinaire car deux traditions se rejoignent sur lui : la royauté sacrée et le couronnement impérial.

III. Le rayonnement de l’autorité : les institutions A. L’administration centrale Comme ils sont arrivés au pouvoir grâce à leur fonction importante, les Carolingiens, ne voulant pas que cela se reproduise, suppriment le poste de maire du palais et fractionnent toutes les fonctions importantes pour que personne ne puisse émerger. Au moins une fois par an est convoquée une assemblée générale, sensée rassembler tous les sujets mais composée de hauts fonctionnaires uniquement. Au sein de cette assemblée, le roi demande des conseils et puis prend des décisions que tous s’engagent à suivre et à faire respecter dans l’ensemble du territoire. C’est un moyen pour lui de renforcer son autorité : il demande aux gens d’appliquer ce qu’ils ont contribué à décider. L’assemblée peut également rendre justice dans des cas exceptionnellement graves. L’usage de l’écrit se développe au service de l’autorité, toutes les décisions impériales doivent êtres notées.

B. Le rayonnement de l’autorité dans le territoire 1. L’administration locale ordinaire a) L’amélioration des anciens cadres mérovingiens Ils veulent améliorer les cadres mérovingiens pour renforcer le pouvoir central. A la tête de chaque pagus, un comte représente toujours le roi, mais les Carolingiens décident de le rémunérer pour clarifier sa fonction. On lui donne l’honnor, une terre à exploiter (par l’intermédiaire des paysans) pour en tirer des revenus, et il peut prélever 1/3 du fredum. Il est intervenu à titre de juge, il est payé pour ce qu’il a fait. En théorie, il est suffisamment bien payé pour ne pas se rebeller et est révocable par le souverain, mais en réalité, ce dernier ne peut agir librement car il doit faire attention à ne pas mécontenter les grandes familles. Le comte continue à abuser de son pouvoir et l’évêque joue toujours un rôle de rempart. b) Les envoyés du roi

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Pour limiter ces abus, le roi choisit des missi dominici qui font des tournées dans l’Empire pour vérifier que l’autorité est bien respectée. Ils sont toujours un laïc et un ecclésiastique, font quatre tournées par an au terme desquelles ils font un rapport au souverain et ont un pouvoir très étendu puisqu’ils agissent en son nom. Ce projet ne va pas fonctionner car eux aussi font partie de la haute aristocratie : ils protègent leurs alliés et essayent d’étendre leur pouvoir, d’autant plus lorsqu’ils finissent par se sédentariser. Pour les contrôler, on nomme des missi dominici extraordinaire, mais c’est un échec pour les mêmes raisons. 2. Le recours à des institutions supplétives L’autorité n’étant pas bien établie, on double le système mérovingien d’un autre système qui devrait renforcer l’administration en place et la penser autrement, en renforçant les liens qui unissent le chef à ses sujets. a) La multiplication des liens personnels : le serment Avant son accession au trône impérial, Charlemagne ne fait prêter un serment de fidélité qu’aux grands du royaume. A partir de 802, il fait prêter à tous les hommes libres un serment contraignant, qui ne se contente plus d’interdire de nuire, mais qui engage à rendre service et à obéir. En cas de désobéissance, le parjure est soumis à une sanction pénale (on lui coupe la main droite), une sanction civile (il n’a plus le droit de prêter serment, et n’a donc plus aucune protection juridique) et une sanction religieuse (il est voué à la damnation éternelle, ce qui, dans un contexte de foi totale, est terrorisant). Ce serment de fidélité, bien que personnel, est le reflet d’un régime fortement répressif. b) La vassalité Dans le climat de destruction de la dynastie mérovingienne s’était développée le contrat de vasselage (=contrat privé par lequel le vassal reçoit la protection du seigneur en échange de services et de loyauté). Les Carolingiens vont lui donner un rôle dans le renforcement de l’autorité et prendre l’habitude de donner à chaque vassal un bienfait, une terre dont il pourra vivre, et on dit alors qu’il est chasé. Tous les fonctionnaires vont être encouragés à entrer dans la vassalité de l’empereur pour qu’il y ait rapport de fidélité personnelle en plus de relation d’Etat. On pensait de la sorte structurer la société en pyramide par un réseau d’alliance : chaque vassal aurait à son tour des vassaux, etc. Cependant, ce système nécessite une expansion territoriale constante et un pouvoir central fort, ce qui ne sera pas toujours le cas, et de plus, il engendre la confusion. En effet, le comte qui reçoit un honnor, qui exerce son pouvoir sur un pagus et qui reçoit un bienfait finit par faire l’amalgame entre les trois. c) L’immunité Les Carolingiens vont développer ce mécanisme utilisé par les mérovingiens comme moyen de gouvernement. L’immuniste possède tous les attributs de l’administration locale sur son territoire. Il doit exercer l’administration pour et au nom du roi en échange des avantages financiers de l’immunité. Dès que le pouvoir central n’est plus assez fort, ces immunités deviennent des poches d’autonomie.

IV. Un exemple des réformes carolingiennes : le droit et la justice

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A. Le développement de la législation dans le souci de la paix chrétienne Il est indéniable que les Carolingiens sont inspirés par l’idéal de la paix chrétienne. Ils veulent une société juste et pour ce, ils font de nombreuses réformes de la justice. Les loi proclamées par l’empereur sont appelées capitulaires. Il y en a énormément car tous les aspects de la vie sont réglementés, ce qui veut dire qu’à la personnalité des lois va se superposer un « fond » commun à tous. C’est en général au terme des assemblées que ces capitulaires sont élaborés et les membres doivent les recopier pour les faire appliquer dans l’ensemble du royaume.

B. La justice 1. Les juridictions a) Le mallus Le comte ne désigne pas toujours bien ses « bons hommes » : il choisit ses alliés. Alors, les Carolingiens remplacent les rachimbourgs prétendus choisis au hasard par des échevins (ou scabini) qui sont nommés à vie par les missi dominici et qui ont une compétence juridique plus importante. La justice tend donc à se professionnaliser. De même, on va distinguer les causes majeures (jugées par le comte) des causes mineures (déléguées aux vicaires, les subordonnés du comte). b) Les missi dominici Ils ont des compétences judiciaires : ils révisent les décisions du comte lorsqu’elles sont contestées et jugent les affaires refusées par le plaid comtal (lorsqu’il y a eu déni de justice). c) Le tribunal royal Il reste important pour tout ce qui touche à l’empereur, aux hauts fonctionnaires et aux désobéissances graves et pour les affaires que le mallus n’a pas ou mal jugées. 2. La procédure et les preuves a) La règle de la procédure accusatoire subsiste, mais elle est nuancée par deux éléments. D’une part, plus le comte prend des décisions, plus il est payé, ce qui renforce son zèle. D’autre part, il doit prendre l’initiative de l’instance si c’est une décision de l’empereur qui n’est pas respectée. Via les capitulaires, il y a de plus en plus d’ordre de l’empereur et donc de plus en plus de cas où le juge ne peut attendre une plainte pour faire respecter ces lois d’intérêt public. C’est une ébauche de procédure inquisitoire et une réapparition de la notion de domaine public (qui mérite d’être protégé par une justice publique). b) La foi très profonde des Carolingiens leur fait renforcer l’importance du jugement de Dieu dans la justice. Le mode de preuve le plus utilisé est le duel judiciaire.

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(section 4 : La dislocation progressive de l’Empire carolingien) I. La fin de règne équivoque de Charlemagne Sous Charlemagne, l’utopie d’un gigantesque Empire chrétien s’est réalisée, assez semblable à l’Empire romain. Cependant, on a vu que pour lui, le titre d’empereur est moins important que celui de roi des Francs. Son titre ne doit pas lui survivre, il n’a été qu’un renforcement de son autorité. D’ailleurs, il n’évoque même pas l’Empire dans son règlement successoral, qui prévoit de diviser le royaume entre ses trois fils, conformément à la coutume franque. Par un concours de circonstances, deux de ses fils meurent avant lui et laissent Louis pour seul héritier. Alors, pour la première fois, Charlemagne envisage que son titre peut se perpétuer et il le transmet à Louis quelques mois avant sa mort.

II. Le règne de Louis le Pieux A. L’objectif d’unité 1. L’influence des clercs : les fondements doctrinaux de l’idée d’unité Louis s’entoure d’intellectuels qui le persuadent qu’il faut préserver l’unité impériale pour mener à bien la mission qui lui a été confiée par Dieu, c-à-d mener au salut le peuple chrétien, à vocation universelle, sans distinctions ethniques. Cet universalisme ne peut s’accommoder du fractionnement de l’Empire qui doit donc rester uni. 2. Le règlement successoral de 817 Lors d’une assemblée générale, il pose un acte qui bouleverse les traditions franques : il proclame l’indivisibilité de l’Empire dans son règlement successoral. Il prévoit qu’à sa mort, son fils aîné Lothaire hérite du titre impérial et de l’Empire alors que ses cadets n’auront chacun qu’un petit territoire qu’ils devront gouverner sous l’autorité de Lothaire et s’ils meurent, un seul de leurs fils devra leur succéder.

B. L’échec de la politique unitaire Les fils cadets ne sont bien sûr pas ravis, pas plus que les grandes familles qui savent qu’elles ont plus de chances de gagner du pouvoir sous une monarchie divisée que sous un Empire uni. On entre dans une période de crise, des rébellions éclatent, sévèrement réprimées. En 823, la seconde épouse de Louis (il était veuf) lui donne un quatrième fils légitime; la question se pose alors de savoir s’il faut modifier la décision de 817. Très vite, la situation se dégrade. Le père s’allie tour à tour avec ses fils, qui font alliance contre lui ou contre leur demi-frère, etc. On est dans une période de fluctuation du pouvoir et de climat de guerre civile. Cela va à un tel point que Louis est déposé par ses fils, puis réhabilité. La notion de fidélité se fissure, on ne sait plus qui gouverne, les agents du royaume profitent du chaos pour monnayer leur soutien,...

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Finalement, en 839, Louis refait un règlement successoral dans lequel il prévoit la division du territoire entre Lothaire et Charles (Pépin étant mort et Louis, exclu pour avoir refusé de se soumettre à son père), sans même évoquer le titre impérial.

III. Le partage des territoires Quand Louis meurt en 840, les trois frères restant ne sont pas d’accord avec les dispositions prises par leur père et reprennent les combats. Finalement, le traité de Verdun est signé en 843, qui divise l’Empire en trois : Lothaire, qui conserve le titre d’empereur, reçoit une bande centrale sans cohérence culturelle appelée la Lotharingie; Charles, le quatrième fils, reçoit la Francie occidentale qui correspond à peu près à l’ancienne Gaule; et Louis reçoit la Germanie. L’Empire est définitivement fractionné et va même disparaître quand la lignée de Lothaire s’éteindra. Il faudra attendre le 10e s. pour qu’une grande famille revendique le titre impérial en Germanie.

IV. Pour une analyse nuancée de la destruction de l’Empire L’Empire carolingien et sa construction politique sont, à première vue, un échec. Cependant, certains historiens veulent nuancer cette idée, soulignant ce qui a survécu : l’importance du sacre, qui restera le fondement de la royauté pendant longtemps, et la structure de l’Eglise, que les Carolingiens ont largement contribué à améliorer. Pour eux, l’Empire est une construction intellectuelle sans cohérence ethnique et culturelle, faite par des personnes qui admirent la grandeur de l’Empire romain, mais sur le terrain, ce n’est pas ce que les gens connaissent. Ils vivent des rapports concrets d’homme à homme et ne connaissent qu’un pouvoir personnel. Il y a un décalage énorme entre ceux qui pensent abstraitement et ceux qui ne sont jamais sortis des rapports de proximité et qui n’ont même jamais vu l’empereur. Dès lors, le fractionnement de l’Empire serait plutôt une adaptation à la réalité, une décentralisation nécessaire du pouvoir suite à un trop grand décalage entre un idéal et la réalité économique et sociale. Tout cela va renforcer le rôle de l’Eglise. Comme il n’y a plus d’empereur, c’est le pape qui peu à peu apparaît comme le chef et le symbole d’unité de la communauté chrétienne. L’Eglise va se mettre en position de juger les rois, ce qui va avoir un impact énorme dans la société occidentale. Si la mission du roi est de mener le peuple au salut, celle de l’Eglise est de mener le roi au salut et pour ce, de vérifier qu’il exerce bien sa mission. On en arrive à développer une doctrine selon laquelle n’est roi que celui qui exerce son pouvoir avec justice et c’est à l’Eglise que revient le pouvoir de contrôle.

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CHAPITRE 2 : L’enracinement de la féodalité Comme l’Empire romain, l’Empire carolingien va rester dans les mémoires comme un modèle prestigieux auquel on se réfère, qu’il ait fonctionné ou pas.

I. Les causes internes et externes de la dislocation A. Les causes internes : les faiblesses traditionnelles - L’Empire est une construction basée sur la conquête, ce qui le rend fragile en raison des possibilités de rébellion des peuples conquis et du manque de cohérence interne. C’est une juxtaposition de populations qui ne sont pas toutes prêtes à accepter la tutelle carolingienne. - Le chef doit être charismatique, fort, dominant. S’il n’incarne pas réellement l’autorité, il n’est pas crédible. - 700 à 1000 fonctionnaires pour gérer un aussi grand royaume, ce n’est pas suffisant au niveau matériel, et leur nombre restreint leur confère une importance qui les pousse à se sentir puissants et à vouloir accroître leur autorité. - La vision théocratique du pouvoir fait que l’administration n’a pas de légitimité car la paix sur terre n’est pas un but en soi, mais le moyen d’accéder à la Cité de Dieu. - Les Carolingiens ont renforcé l’idée du pouvoir qui repose sur des relations de proximité, ce qui est dangereux car le serment et la vassalité sont viagers et produisent une mentalité de donnant-donnant. La construction en pyramide de la société ne fonctionne pas si le pouvoir central n’est pas assez fort car les vassaux aident leur seigneur, à qui ils sont liés concrètement et contractuellement, et non le roi. - La situation économique est assez mauvaise, il n’y a pas de surplus et peu de monnaie en métaux précieux, ce qui rend les échanges commerciaux difficiles. C’est un système d’économie domaniale.

B. Les causes externes : les invasions Tous ces éléments sont la cause de la destruction de l’Empire carolingien, mais l’élément catalyseur est la nouvelle vague d’invasions (hongroises, scandinaves et sarrasines) de la première moitié du 9e s. à laquelle la Francie occidentale est sujette en raison de son immense façade maritime et de son important réseau de voies fluviales. Ce déferlement d’invasions est ressenti comme une punition divine et cristallise tout ce qui n’allait pas, formant un engrenage qu’il faut décomposer.

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II. L’élimination des Carolingiens et la désagrégation politique A. Le processus de désagrégation de l’autorité royale 1. La carence du gouvernement au plan militaire Le roi ne suffit plus à assurer l’ordre et la paix. Il a toujours besoin des grandes familles et leurs réseaux pour défendre le royaume et mobiliser les sources nécessaires. Cela équivaut à avouer qu’il n’est pas à la hauteur, ce dont se réjouissent les ducs, comtes et marquis. 2. La dilapidation du trésor royal Dans l’esprit des grands fonctionnaires, si le roi veut quelque chose, il doit donner autre chose en échange. Il se retrouve alors obligé de dilapider son trésor royal en donnant de nombreuses portions de territoire, ce qui l’affaiblit tout en renforçant les comtes etc. 3. La perte du contrôle sur les agents En principe, les comtes sont révocables par le roi, mais ce dernier n’a pas la puissance militaire pour aller déloger les fonctionnaires puisque ses forces armées sont mobilisées pour lutter contre les invasions. Il perd la maîtrise de son administration et les agents en profitent pour considérer leur fonction comme permanente. 4. La privatisation du ban Cette permanence effective les pousse à « oublier » d’où vient leur pouvoir et à le considérer comme leur appartenance. Ils perçoivent l’impôt pour leur compte et exercent sans en référer au roi les attributions qui leur avaient été déléguées. 5. Le développement de l’hérédité des honores Progressivement, les fonctionnaires publics indélogeables rendent leur poste héréditaire en imposant leur successeur, que le roi ne saurait déloger puisqu’il n’en a pas les moyens matériels. Cependant, ce que nous voyons comme inacceptable était à l’époque beaucoup moins choquant. La patrimonialisation était une habitude, il était normal de vouloir léguer ses biens à ses fils. On croyait en la transmission des qualités physiques et morales de père en fils et donc des aptitudes à exercer une fonction. D’ailleurs, en 887, à l’assemblée de Quierzy, Charles prévoit que si un comte meurt au combat, en attendant son retour de guerre et sa décision, il faut attribuer le poste à un des fils de ce comte. 6. La médiatisation du pouvoir Si le roi avait une autorité effective, il se ferait obéir instantanément. Comme ce n’est pas le cas, son pouvoir s’exerce par des intermédiaires, il doit négocier le soutien des seigneurs pour se faire obéir de leurs vassaux. Il n’a donc pas de pouvoir direct sur les couches inférieures de la population. 7. La rupture avec le principe d’hérédité de la fonction royale Alors que le principe d’hérédité se développe chez les agents, il disparaît chez les rois carolingiens. Quand il y a une crise de succession ou que l’héritier n’est pas capable de régner (s’il est trop jeune, par exemple), les Francs choisissent un roi. Cela arrive pour la première fois en 888, quand un membre de la famille des

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Robertiens est élu, et pendant les 100 années suivantes se succèdent sur le trône les rois carolingiens et robertiens. En 987, c’est un Robertien qui est élu (Hugues Capet) et après lui, les carolingiens ne parviennent plus à se faire élire, ce sont les descendants d’Hugues Capet (les Capétiens) qui régneront. Il ne faut pas croire que l’on s’est dit alors que c’était terminé pour les Carolingiens, en fait, on ne savait pas qu’ils ne monteraient plus sur le trône. De toute façon, le roi avait tellement peu de pouvoir que l’on ne se préoccupait pas beaucoup de savoir quelle famille régnait.

B. Analyse : le fondement et l’étendue des pouvoirs du roi L’expression « privatisation du ban » donne l’impression qu’avant, le pouvoir était public et qu’il est devenu privé. Or, ce n’est pas le cas. Il n’y a que les intellectuels qui faisaient la distinction entre le domaine public et le domaine privé, les autres faisaient l’amalgame. Les Carolingiens avaient un pouvoir à la fois basé sur la res publica et le mainbour. Il ne faut pas se laisser abuser par la vision caricaturale du bon roi carolingien trahi par les méchants agents qui veulent s’accaparer le pouvoir. En réalité, certains partages de territoire font que des fidèles se retrouvent dans le royaume différent de celui de leur seigneur. Dès lors, on n’a plus de repère, le fonctionnement de la fidélité devient impossible et celle que l’on doit au roi en ressort diminuée. De plus, les Carolingiens eux-mêmes conçoivent leur pouvoir comme héréditaire, comme un patrimoine, alors le modèle de patrimonialisation est la norme, il est encré dans les mentalités. Etre roi correspond à une réalité pratique, une mission à mener, et il faut en avoir les moyens matériels. En 888, l’héritier avait moins de 10 ans, il était nécessaire de choisir quelqu’un d’autre (ne fût-ce que provisoirement) à même d’exercer réellement l’autorité. Le Robertien avait un réseau d’alliances, s’était illustré au combat, etc. Pendant la période d’alternance, les Carolingiens ont régné à 75%, et les Robertiens à 25%, ce qui montre que la légitimité des Carolingiens n’était pas vraiment remise en cause. Durant cette période, le sacre perd son importance. Les évêques sacrent celui qu’ils soutiennent, et changent parfois d’avis, et il y a parfois deux personnes sacrées en même temps parce que les évêques ne sont pas du même avis, et donc deux rois légitimes, ce qui est inconcevable. Le sacre ne peut plus être le fondement de la royauté. C’est un véritable bouleversement : le pouvoir n’est plus déterminé par le sacre et l’hérédité, mais par l’élection et l’acclamation; dès lors, on n’est roi que si on a le soutien des grands du royaume, qui élisent le « plus offrant ».

III. La dislocation de la Francie occidentale : la « mutation féodale » L’autorité a été grignotée, décomposée. Cet éclatement peut être décomposé en trois étapes.

A. Une première phase d’éclatement : les principautés territoriales 1. Le processus d’émergence des « royaumes » et des « principautés »

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De l’extrême fin du 9e s. jusqu’à la première moitié du 10e s., apparaissent des principautés. Le roi n’a de pouvoir effectif que sur une petite portion de territoire (Paris-Orléans) et tout le reste du royaume échappe à son contrôle. L’Empire n’était pas un tout cohérent, et dans certaines zones (comme l’Aquitaine, par exemple) subsistait un esprit de rébellion. Ces régions s’émancipent, s’autonomisent, et les agent royaux, se faisant appeler rois ou princes, exercent sur ces entités territoriales un pouvoir identique à celui que devrait exercer le roi sur l’ensemble de son territoire. La Normandie actuelle, contrairement à ces usurpations, fut l’objet d’une concession en bonne et due forme. Le roi donne réellement cette région à un Normand, dans le but de parvenir à un accord de paix. 2. La nature du pouvoir Les dirigeants des principautés s’organisent en lignages et transmettent à leur fils aîné l’honnor familial. On a désormais une quinzaine de « sous-royaumes ». Il y a eu un transfert du pouvoir du roi aux princes, mais chacun copie le modèle carolingien à plus petite échelle. C’est un éclatement du pouvoir, mais sans aucun changement dans sa nature intrinsèque. 3. Un exemple du maintien d’anciennes structures carolingiennes : la justice La justice comtale continue à résoudre les conflits, le mallus fonctionne toujours.

B. La poursuite de l’autonomisation territoriale On est dans le même modèle de pouvoir, qui entraîne donc les mêmes problèmes. 1. Le morcellement des pouvoirs de commandement : des princes aux comtes Ce qui s’est passé au 9e s. se reproduit à échelle réduite. Le prince n’exerce réellement l’autorité que sur une partie centrale du territoire et le reste s’autonomise. Les comtes s’approprient et patrimonialisent leur pouvoir. A la fin du 10e s., toutes les principautés ont éclaté. On ne semble plus pouvoir concevoir le pouvoir autrement que par des rapports de proximité sur des entités territoriales réduites, et la fragmentation continue. 2. Le système castral : des comtes aux sires A l’époque règne un sentiment d’insécurité dû en grande partie aux invasions (qui sont terminées depuis 980 environ, mais on ne le sait pas encore) et le comte autorise dans son pagus la construction de châteaux forts au sein desquels le châtelain, qui apparaît comme la protection dont on a besoin, est sensé exercer le pouvoir pour le comte, mais il s’émancipe aussi. Dans cet immense pays à faible densité de population, il faut un temps considérable et des moyens terribles pour se rendre d’un endroit à l’autre. Cela entraîne un repli sur soi dont la décomposition politique est le reflet. Le pouvoir central abstrait est révolu; maintenant, il est basé sur la situation concrète : le seigneur ou sire exerce le ban dans la châtellenie, c’est une adaptation à la réalité sociale.

IV. Conclusion : une désagrégation qui n’aboutit pas au désordre Le mallus n’existe plus, la justice n’a pus recours à de grandes idées telles la paix, la res publica, etc. Pendant des décennies, les historiens ont parlé

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d’anarchie car ce système est aberrant pour eux. Cependant, c’est exactement l’inverse, le pouvoir est très fort. Chaque sire exerce protection et domination, sans hiérarchie. L’habitant n’a plus aucun recours extérieur, il ne peut échapper à la tutelle du châtelain, ce rapport de dépendance lui est imposé. C’est un ordre seigneurial et le mode de domination est local, coutumier et militaire. Pour le paysan, cette « mutation féodale » est donc plus une concentration du pouvoir qu’une dislocation.

CHAPITRE 3 : Les temps féodaux de l’ordre seigneurial à l’ordre féodal PRELIMINAIRES 1. Remarque terminologique L’adjectif « féodal » découle du mot fief, qui remplace progressivement le mot bienfait pour désigner la terre qu’octroie le seigneur à son vassal. Lorsqu’on examine la société féodale, ses institutions, sa justice, son économie, etc., on s’aperçoit que le fief n’est qu’un élément parmi tant d’autres, et pas le plus important. De plus, le lien féodal ne s’est développé que tardivement. Parler d’une période féodale (de la fin du 10e s. à la fin du 13e s.) par référence au régime féodal est donc minimaliste. 2. Transformation du cadre général La Francie occidentale est peu peuplée et de façon inégale : certaines zones sont fort concentrées, d’autres sont inhabitées. La seigneurie châtelaine est l’entité principale et le système économique est domanial. Les gens vivent en autarcie, il n’y a que très peu d’échanges commerciaux, la monnaie ne circule pas, etc. Vers la fin du 11e s., on assiste à une croissance démographique et à un redressement économique, grâce à une politique de défrichement, de multiplication des parcelles cultivées. Les échanges commerciaux reprennent, des villes se développent, qui deviennent les centres économiques et politiques. 3. Le régime de la terre Le domaine seigneurial est divisé en deux parties : la réserve et les manses. La réserve fait vivre le seigneur et est composée de sa demeure, des infrastructures agricoles (four, moulin, ...) et de terres cultivées pour lui par des paysans. Le reste est divisé en manses, parcelles attribuées aux paysans. Au fil du temps, les seigneurs vont avoir tendance à diminuer leur réserve pour octroyer plus de manses et percevoir plus d’impôts, mais c’est un mauvais calcul à long terme. Il y a deux sortes de propriétaires. Les alleutiers ont la pleine propriété d’une terre appelée alleu. Ils ne doivent rien à personne. Les tenanciers ont une terre appelée tenure, qu’ils tiennent du seigneur à qui ils doivent des services en contrepartie. Une tenure paysanne est reçue en échange de services agricoles et une tenure noble, de services militaires (exemples de tenures nobles : le bienfait du vassal). On va assister à un démembrement de la propriété. 4. Seigneurs banaux et seigneurs fonciers Les seigneurs banaux (ou territoriaux) sont ceux qui ont réussi à s’approprier le ban dans son intégralité. Ce sont en général des seigneurs qui se sont

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accaparé leurs pouvoirs ou des anciens immunitaires qui « oublient » d’où viennent leurs privilèges. Ils sont plus puissants et donc plus riches que les seigneurs fonciers qui ne bénéficient pas de tous les pouvoirs du ban et qui ont juste une autorité sur les paysans. 5. Géographie de décomposition des pagi Certaines régions font exception à l’éclatement du pouvoir. C’est la cas de la Normandie, qui fût le fruit d’une concession entre le roi et un fils d’envahisseur Viking. Les ducs de Normandie vont continuer à exercer une autorité centrale réelle et forte. Ils parviennent grâce à leur richesse et à leur force militaire à maintenir le contrôle sur l’administration dans l’ensemble du duché et ne subiront pas le phénomène de la seigneurie. C’est aussi le cas de la Flandre. Grâce aux villes drapières, les comtes s’enrichissent et gardent leur autorité centrale en contrôlant étroitement leurs délégués. 6. Le problème des sources Le problème pour les historiens est que les seules sources dont on dispose sont les écrits des ecclésiastiques (les laïques n’écrivent pas), qui ont une vision de la société très particulière, un idéal qui déforme la réalité.

(section 1 : les trois ordres de la société) Les évêques ont une division tripartite de la société qui subsistera jusqu’en 1789. Cette division n’est plus ethnique : d’abord, il y a un clivage entre les laïques et les ecclésiastiques (5%), qui sont les seuls à être instruits et à avoir accès au savoir. Ensuite, au sein des laïques, il y a un clivage entre les riches qui dominent et les pauvres qui n’ont d’autre choix que d’accepter la domination (90%). Pour les ecclésiastiques, il y a donc trois catégories sociales : les oratores (ceux qui prient), les bellatores (ceux qui combattent), et les laboratores (ceux qui travaillent). Chacun a sa place dans une de ces catégories en fonction de son activité ou de ses origines. Cet ordre social est présenté par l’Eglise comme voulu par Dieu, donc celui qui y résiste se rebelle contre Dieu. Toute idée d’égalité est révolue jusqu’à la Révolution française qui remettra tout ça en cause. C’est un système pyramidal : au sommet, ceux qui prient, en-dessous, ceux qui combattent pour les protéger, et tout en bas, ceux qui travaillent pour les nourrir.

I. Les paysans A. L’effacement de deux traits caractéristiques de la liberté Peu à peu, les paysans cessent d’aller à l’ost, à la guerre, car l’usage des armes nécessite une certaine richesse. Cela contribue à creuser le fossé entre les puissants et les dominés. Le deuxième facteur est la disparition progressive de la participation des hommes libres à l’exercice de la justice, normalement organe collectif. Le mallus disparaît, les comtes s’entourent d’alliés plutôt que de boni vires. La distinction faite entre les affaires graves et moins graves devient un partage : le comte rend justice pour les aristocrates, et les paysans sont laissés aux mains du seigneur qui fait ce qu’il veut puisqu’il n’est pas contrôlé. L’égalité juridique a disparu, il y a eu confiscation de l’institution judiciaire. Le seigneurs impose des

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exactions, des prélèvements, à tous ceux qui sont sous sa domination et ce, sans contrepoids juridique.

B. Les obligations de la paysannerie Il y a plusieurs sortes d’obligations au seigneur en fonction du titre qui lui permet de les exiger et ces obligations sont juridiquement de nature différente. Cependant, les seigneurs ne font pas de distinction et ont tendance à amalgamer tous ceux qui sont sous sa domination. 1. Les obligations dues au détenteur du ban Le seul fait de vivre dans une seigneurie soumet à des obligations. Sur le plan juridique car le seigneur a le droit de justice, très arbitraire, qui lui permet d’imposer des sanctions très lourdes quand bon lui semble; il a même le droit de vie ou de mort sur les habitants. Sur le plan militaire car ils doivent défendre le château en cas de besoin, mais on ne leur confie que des tâches subalternes qui marquent bien leur infériorité. Sur le plan fiscal, par les taxes directes et indirectes. Les taxes directes (la taille) sont prélevées sur chaque individu en échange de la prétendue protection du seigneur. Les taxes indirectes (les banalités) sont prélevées chaque fois qu’on utilise les infrastructures agricoles de la réserve, ce qui est obligatoire puisqu’il est interdit d’avoir un four ou même d’abattre un animal chez soi. 2. Les obligations dues au maître de la terre Si l’on est tenancier, on doit en plus des redevances (en argent, en nature, en pourcentage de production,...), loyer de la terre reçue, et des corvées, prestations de travail gratuites lorsque le seigneur le réclame.

C. Le statut de la paysannerie : vers la disparition de la liberté La notion de liberté va disparaître car le seigneur traite les paysans comme son patrimoine, ce sont ses serfs. Il leur impose des charges tellement lourdes qu’il transforme son pouvoir sur les hommes en possession des hommes. Il y a une dégradation générale du statut qui entraîne vers la condition la plus basse. On ne fait plus la différence entre homme libre et esclave puisque tous sont soumis à la domination, sauf les nobles. 1. La disparition des alleux Ces enclaves de territoires indépendants dans le domaine seigneurial vont avoir tendance à disparaître car l’alleutier, souvent assez pauvre, finit par donner au seigneur sa propriété en échange de protection et de soutien financier qui se révèlent très momentanés et il se retrouve dans la même misère, mais sans pleine propriété cette fois. Dans d’autres cas, le seigneur s’empare simplement de la terre car le paysan n’a pas de moyen de résister. Si certaines régions appliquent effectivement l’adage « Nulle terre sans seigneur », ce n’est pas le cas partout. Dans d’autres lieux domine la règle « Nul alleu sans titre », qui permet de prouver sa pleine propriété; ou encore la règle « Nul seigneur sans titre », surtout d’application dans le Sud, qui oblige le seigneur à prouver la sujétion. 2. La généralisation de la condition servile

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a) Les charges et les incapacités Les serfs sont attachés à la terre, ils ne peuvent quitter le territoire de la seigneurie; s’ils le font, le seigneur a un droit de poursuite. Ils se voient bientôt imposer une taxe supplémentaire : le chevage, qui consiste en quatre sous placés sur la tête inclinée en signe de soumission. Ils vont aussi être privés de traits juridiques : un serf ne peut en principe se marier sans l’accord de son seigneur, surtout s’il veut épouser quelqu’un d’extérieur à la seigneurie; le seigneur négocie alors son consentement pour ce fromariage (vient de fortis maritagium, mariage à l’extérieur) par une taxe qui compense le déficit qui pourrait être engendré si les enfants issus du formariage n’appartenaient pas à la seigneurie. De plus, le seigneur se considère comme héritier du serf, il n’y a plus d’évolution du patrimoine aux descendants. Ce phénomène s’appelle la mainmorte. Elle va s’atténuer car il faut quand-même que les paysans survivent, alors le seigneur ne prélève plus qu’une partie de l’héritage. b) L’acquisition et la perte de la condition servile Il y a trois modes d’acquisition de la qualité servile : - la servitude réelle, le seul fait de vivre sur une tenure rend servile - la servitude personnelle : on devient serf par hérédité (si un des deux parents est libre, dans un premier temps, on aura la condition la plus basse et ensuite, on aura la condition de sa mère, mais de toute façon, on devient serf en épousant un serf, donc la question se pose rarement) - la servitude par obnoxiatio, c-à-d que l’on abandonne volontairement sa condition d’homme libre. Ce dernier cas se produit quand des gens sont tellement pauvres qu’ils espèrent ainsi parvenir à survivre grâce à de l’aide. Beaucoup se font serfs de l’Eglise car ils pensent qu’elle fera preuve de charité chrétienne, mais elle n’est guère différente des seigneurs. Les moyens de perte de la condition servile sont peu probables. Il y a un décalage entre ce que disent les juristes et la réalité du terrain. - La prescription (l’acquisition ou la perte d’un droit par l’écoulement du temps) : Dans certaines régions, si un serf ne paye pas son chevage pendant un certain nombre d’années, il devient libre. C’est très théorique car un seigneur oubliera rarement de réclamer son dû pendant si longtemps. - L’affranchissement : Le seigneur peut décider de rendre libre un ou plusieurs serfs. Il négocie alors financièrement le rachat de la condition servile. Cela n’aura lieu que quand les rapports de force auront changé. Au 11e s., cela ne se produit que très rarement. - Lorsque le mouvement urbain commence, on considère que la ville est un territoire affranchi, ce qui implique qu’un serf parvenant à quitter le territoire seigneurial et à gagner la ville sans être rattrapé par le seigneur (ce qui est peu probable) est libre, selon l’adage « L’air de la ville rend libre ».

D. Une paysannerie misérable et asservie? Les historiens ont des paysans des images très variées. Les écrits des ecclésiastiques nous les montrent avec beaucoup de mépris comme des être misérables. Cependant, on sait qu’il y a eu des progrès techniques à cette époque, ce qui les fait apparaître dynamiques et inventifs. Il faut nuancer les idées toutes faites et caricaturales. Tout d’abord, la situation des paysans différait beaucoup d’une région à l’autre, comme en Normandie, par exemple, où la servitude ne s’était pas ou peu développée. Et puis, ça n’a pas été le même

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tout le temps, leur condition a évolué. Le servage s’est vraiment généralisé vers 1030 et à partir de 1250 la tendance a commencé à s’inverser, c’était le début du redressement de la condition servile. Il y a certainement aussi des cas où l’image du paysan misérable et celle du paysan courageux et dynamique se juxtaposent. Certains résistent, s’opposent passivement au seigneur et doivent à certains moments, quand les exigences sont trop énormes, se montrer inventif pour produire plus et survivre. Et puis, n’oublions pas que le seigneur a des limites : il ne peut exterminer tous ses serfs.

II. Les nobles Même si l’on peut nuancer les conditions misérables des serfs, elles restent terribles en comparaison avec celles des nobles.

A. La constitution de la noblesse Le mot noble vient de notable, différent du commun des mortels. La noblesse est un phénomène complexe car elle est déterminée par plusieurs faits : l ’hérédité, la réputation, la prestation militaire, la participation au pouvoir. Dans un premier temps, c’est surtout le fait d’apparaître comme noble, comme différent des autres qui rend noble, définition négative et pas très juridique. Voyons cela chronologiquement : - Avant le 12 e s., on est noble parce qu’on exerce le métier des armes. Sont nobles ceux qui sont entrés dans la chevalerie, par le rite de l’adoubement, et ceux qui ont reçu un fief, ce qui implique une participation au pouvoir et aux fonctions militaires. C’est un phénomène factuel, c’est l’élément de fait qui détermine la condition. - A partir de la fin du 12e s., l’hérédité devient centrale, on est noble si son père l’était. On voit d’ailleurs se développer le genre littéraire de la généalogie, qui permet de prouver qu’on est noble. On ajoute à cela l’anoblissement par le roi, mais qui est assez exceptionnel. Petit à petit, on voit entrer dans ce groupe social des petits militaires qui participent aux campagnes du seigneur. Ils sont juste assez riches pour avoir des armes et comme ils sont entrés dans la vassalité et qu’ils combattent, ils deviennent nobles. Au départ simples milites, ils sont associés aux chevaliers et deviennent nobles. Il y a trois strates dans la noblesse : la haute aristocratie, celle du temps des Carolingiens, puis les sire-châtelains, enfin les chevaliers. Il y a des différences sociales et culturelles entre ces trois classes, mais ils ont en commun la richesse, le métier des armes, la participation de près ou de loin à l’exercice du pouvoir et la liberté.

B. Les privilèges On est passé d’une classe de fait à une classe de droit, en plus de la puissance, ils se sont vus attribuer des privilèges sur plusieurs plans : - fiscal : Les nobles ne doivent pas payer d’impôts de nature publique, liés à l’exercice du ban. - militaire : Ils ont le monopole de l’usage des armes en guerre. C’est un privilège fondamental, mais qui sera limité en raison des guerres civiles que sont leurs règlements de conflits. - juridique : Ils n’ont pas les mêmes droits civils que le reste de la population.

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- juridictionnel : Ils ont le droit d’être jugés par leurs pairs, ce qui est un privilège énorme. Ils échappent à la justice seigneuriale arbitraire. Pour pouvoir bénéficier de ces privilèges, il faut vivre noblement, respecter les obligations dues à son rang. Il faut respecter le code de la chevalerie, sous peine d’être coupable de forfaiture, obéir à son seigneur, sous peine d’être considéré comme félon, et ne pas se salir les mains en exerçant une activité telle que le commerce, sous peine d’être coupable de dérogeance. Le noble doit donc pouvoir être oisif.

C. Les rapports féodo-vassaliques 1. La vassalité ! Enchaînement très important, connaître les LIENS! Assez rapidement, les nobles reconstituent entre eux des liens de service et de loyauté. Le contrat de vassalité qui prenait des formes variables se juridicise tout au long du 11e s. On reconstitue volontairement une hiérarchie, mais pas pyramidale : les liens s’entrecroisent. Ce rapport de vassalité est pour la noblesse la seule subordination acceptable, et elle est choisie librement par le vassal, car elle représente une certaine progression sociale. C’est une relation contractuelle et qui s’arrête à la mort de l’un ou de l’autre. Il faut respecter les formes de la cérémonie pour que le lien soit valide. a) La cérémonie Elle se fixe définitivement à la fin du 12e s. Le futur vassal se met à genoux devant le futur seigneur en joignant les mains entre celles du seigneur, signifiant ainsi qu’il se remet à lui. C’est l’hommage. Ensuite vient le serment : le vassal jure sur une Bible ou des reliques d’être fidèle à son seigneur. ce serment indique que même s’il est entré en subordination, le vassal est libre, contrairement au serf. b) Les obligations découlant de la cérémonie Le serment n’entraîne d’obligations que dans le chef du vassal et ce sont des obligations négatives. Par contre, l’hommage entraîne des obligations pour les deux parties : le vassal doit servir fidèlement son seigneur dans un dévouement total et ce dernier doit protéger et subvenir aux besoins du vassal. Au départ, le lien vassalique servait surtout à s’assurer de la non-agression de l’autre, il assurait la paix. Quand le seigneur, par l’octroi du fief, subvient réellement aux besoins du vassal, cela devient un véritable échange de services. 2. Le rôle central du fief Avant, le seigneur s’acquittait de ses devoirs en hébergeant ses vassaux chez lui, mais avec leur multiplication, il leur attribue un fief à la place. Cette portion de territoire d’à peu près 50 hectares pour les petits chevaliers (plus le vassal est important, plus le fief est grand) permet au vassal de faire cultiver sa terre par des paysans. a) La concession du fief Le fief est remis au cours d’une cérémonie d’investiture où le vassal reçoit symboliquement une motte de terre ou une gerbe de blé et est dès lors mis en saisine, en possession. Il peut profiter de la terre, s’y comporter en seigneur, mais ne la possède pas. b) Les conséquences de la concession du fief Petit à petit va germer l’idée que le fief implique une prestation de services actifs : l’aide et le conseil. L’aide se conçoit de deux façons :

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- militaire : Dès que le seigneur demande une aide militaire, le vassal doit y répondre, cependant, vers la fin du 12e s., au-delà de 40 jours de prestation militaire, le seigneur doit rémunérer le vassal. - financière : Elle sera vite limitée car si le vassal est entré dans la vassalité, il ne doit pas les taxes des serfs. Son aide n’interviendra que dans quatre cas. Les frais de croisade, la dot de la fille, l’adoubement du fils aîné et la rançon du seigneur s’il est captif. Le conseil est le service de cour. Le seigneur peut demander à ses vassaux de venir lui donner leur opinion ou de participer à l’exercice de la justice. c) Les sanctions En cas de non-respect des engagements, le seigneur peut saisir provisoirement le fief ou prononcer sa commise (définitivement) et le vassal est soumis aux sanctions habituelles de parjure. Le vassal, lui, peut obtenir du suzerain (le seigneur de son seigneur) le désaveu, l’annulation du lien vassalique et sa reconstitution avec le suzerain. Cela ne pourra se produire que lorsqu’une hiérarchie se sera développée vers la fin du 13e s. Le fief, au départ conséquence du dévouement du vassal, devient la cause du lien. Il n’est plus une récompense, on rentre dans un lien vassalique pour avoir un fief. Le dévouement s’efface au profit d’une mentalité de donnant-donnant, d’une relation juridicisée. 3. La patrimonialisation du fief A l’origine, le vassal n’a que des droits économiques : l’usufruit du fief, et le seigneur est nu-propriétaire. Le rapport va changer car le vassal va faire en sorte que son fief devienne sa propriété, son patrimoine, ce qui rendra le lien vassalique encore plus attractif. On en arrive à une situation où l’on peut dire que dans les faits, le vassal est devenu propriétaire. Il y a deux types de fiefs : le fief d’attribution est celui que le seigneur attribue à son vassal en prélevant sur ses propriétés; l’autre cas est celui d’un gros alleutier qui désire entrer dans la vassalité pour les avantages que cela comporte et qui, pour ce faire, donne son alleu au seigneur qui le lui rend sous forme de tenure noble en échange de sa fidélité et de son aide. C’est un fief de reprise. Cela contribue, en plus des tenures paysannes, à la disparition des alleux. a) L’hérédité Au départ, comme la relation vassalique est un contrat personnel (intuitu personae), si l’un des deux meurt, le fief retourne au seigneur ou à sa famille. Dans les faits, quand le vassal meurt, le seigneur considère qu’il est normal de reconstituer le lien avec son ou ses fils, en refaisant la cérémonie d’investiture. L’hérédité est donc un phénomène normal mais pas obligatoire pour le seigneur. Par la suite, il ne pourra plus s’opposer à la transmission du fief aux héritiers. On pense que cette évolution est due aux fief de reprise qui étaient auparavant des terres familiales et que les alleutier prévoyaient dans le contrat de transmettre à leurs descendants. Au 11e s., cela se juridicise, la modification est acquise avec un seul avantage pour le seigneur : il peut prélever à chaque héritage une taxe appelée relief (qui au départ est négociée avec chaque génération, puis qui est fixée à un an de revenus tirés du fief). A l’origine, un seul fils pouvait hériter (modèle d’indivisibilité) mais les vassaux ont très vite patrimonialisé. Pour éviter de ne pas savoir à qui s’adresser en tant que vassal, le seigneur met au point le mécanisme de parage : un seul des enfants est vassal, mais les autres doivent l’aider. Ce système est peu applicable à long terme, avec la multiplication des descendants, alors les nobles, qu se rendent compte que cette division excessive n’est pas dans leur intérêt et vont pratiquer une auto-limitation des mariages et

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donc des successions qui permettra de renforcer la structure lignagère au profit du fils aîné (principe de primogéniture). Les filles peuvent être héritières du fief mais doivent alors se marier ou choisir un substitut qui exercera les fonctions de vassal à leur place. b) L’aliénabilité du fief entre vifs On peut comprendre le désir de transmettre son fief à ses enfants, mais vouloir le vendre est différent. Ce phénomène prend plus de temps à se mettre en place car les seigneurs sont assez stricts au départ. Seuls deux cas sont acceptés car leur motivation n’est pas exclusivement financière: - le sous-inféoder le fief, ce qui est logique dans cette société - en faire don en aumône à une institution religieuse, à condition que l’un des membres de cette institution exerce les obligations du vassal. Progressivement, suite à des problèmes économiques engendrés par les croisades ou la détérioration de la seigneurie due à l’essor des villes, la noblesse souhaite vendre des parties de fief ou le mettre en gage pour emprunter. Ces abrègements nécessitent au départ le consentement du seigneur (donné sous la forme du dévest : le vassal abandonne le fief au seigneur qui en réinvestit le nouveau vassal), mais par la suite, il n’aura plus pour recours que le retrait féodal, la substitution à l’acquéreur par le payement du prix de la vente au vassal pour garder le fief. Il lui reste également le prélèvement d’une taxe de 1/5 du prix de vente. Il y a eu une dégradation terrible des droits du seigneur, ce changement montre à quel point l’attrait du fief est important et change radicalement la nature du lien vassalique. 4. La « réalisation » du lien vassalique C’est maintenant l’élément réel (la terre) qui domine l’élément personnel (réduit à une simple formalité), ce qui amène l’idée que les obligations dues sont proportionnelles au fief, et même que le fief est le seul lieu où s’exécutent les obligations. Cela se concrétise juridiquement par la réflexion des canonistes qui développent une théorie du contrat selon laquelle il faut un motif, une cause, sans quoi le contrat est nul. Or, dans le cas du contrat de vassalité, le fief est indéniablement la cause; sans fief, le contrat est donc nul. Cette mutation est tout à fait contraire à la logique initiale du fief en guise de récompense de la fidélité qui est désormais « dans le commerce ». 5. La hiérarchie vassalique a) Position du problème Un problème supplémentaire est celui de la vassalité multiple. Un vassal peutil avoir plusieurs seigneurs? Au départ, non, c’est trop incompatible avec la relation intuitu personae, mais cela va se réaliser parce que le but du lien vassalique n’étant plus la fidélité mais la propriété foncière, les vassaux veulent plus de territoire et pour ce, prêtent serment à plusieurs seigneurs. C’est tout à fait illogique par rapport à la nature intrinsèque du lien, et de plus, le problème se pose de savoir quel seigneur on doit servir si les deux sont en conflit ou s’ils demandent un service en même temps. Le risque est grand que le vassal ne profite de cette situation et ne serve aucun des deux. b) Les mécanismes de sauvegarde envisagés Pour parer à ce problème, il faut des mécanismes de sauvegarde. Dès la fin du 9e s., c’est le seigneur qui a donné le plus gros fief qui est prioritaire, mais cela ne fonctionne pas en raison de la dispersion du lien vassalique; au début du 11e s., on élabore un système de service préférentiel à l’antériorité du lien, le vassal prévoit une clause de réserve de fidélité, il subordonne sa foi nouvelle

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à celle qu’il a déjà donné. Au milieu du 11 e s., l’idée de ligesse est avancée : le seigneur à qui l’on prête l’hommage lige (par opposition à hommage plain) est prioritaire, c’est un hommage erga omnes, à l’encontre de tous les autres. Mais tous les seigneurs se mettent à exiger l’hommage lige qui, ainsi multiplié, perd sa substance. Tous les mécanismes de sauvegarde du lien vassalique échouent, alors on se met à penser le lien autrement. Un nouveau concept se développe : la mouvance, selon laquelle le lien repose désormais sur le fief plutôt que sur la fidélité.

D. Une noblesse de plus en plus encadrée ¤ Une noblesse enserrée par des liens vassaliques On a un corps militaire oppressant mais mal organisé car les liens s’entrecroisent. Cela donne une impression de chaos. Il est vrai qu’aux 10 e et 11e s., il n’y a ni hiérarchie, ni centralisation, ni construction pyramidale. cependant, il y a un certain encadrement de la noblesse qui s’installe. La conception qui prédomine est celle que l’on doit s’insérer dans les liens vassaliques, il y a une généralisation du fait que l’on doit contractuellement des prestations. Devoir obéir à ses obligations est déjà une hiérarchie approximative, ce n’est pas l’anarchie puisqu’on est lié à des contrats. ¤ Une noblesse domestiquée par l’éducation courtoise et chevaleresque Un code de chevalerie va se développer, on associe à l’idée de noblesse l’idéal chevaleresque de fidélité, courtoisie, loyauté, honneur, etc. surtout aux 12e et 13e s. On est certes noble par le sang, mais on doit aussi se comporter noblement pour être noble. C’est un processus culturel qui va contribuer à canaliser la noblesse et à apaiser le côté guerrier que reflète la féodalité. L’Eglise aura un rôle fondamental à jouer dans cette transition.

III. Les clercs A. La qualité de clerc Le clerc a un statut propre : il appartient au corps religieux et a des tâches religieuses. Entrer dans le corps clérical se marque par la cérémonie de la tonsure, dont seuls sont exclus les serfs et les bâtards. Normalement, la tonsure se fait par quelqu’un qui y est habilité (un abbé, par exemple), mais la condition de clerc est tellement intéressante que certains se la font eux-mêmes. Comme on est clerc en portant les signes apparents de l’état, tonsure et habit ecclésiastique, il est difficile de distinguer ceux qui ne le sont pas réellement. Il y a deux catégories de clercs : ceux qui ont reçu les ordres mineurs ont un investissement minimal, peuvent vivre plus ou moins normalement à côté des services et tâches qu’ils accomplissent pour l’Eglise; ceux qui ont reçu les ordres majeurs ont un investissement maximal, ils n’exercent que des tâches religieuses et sont soumis à des obligations comme le célibat, qui est fondamental. Tous le personnel des université s’est vu octroyer le statut de clerc même s’ils n’exercent pas de tâches religieuses.

B. Les privilèges - militaire : Le clerc ne peut pas répandre le sang, il est donc exempté de toute tâche militaire.

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- fiscal : Les clercs sont exemptés de l’impôt direct et de la plupart des impôts indirects également. - juridictionnel : Ils bénéficient du privilège du for, ils ne peuvent être jugés que par un tribunal ecclésiastique qui tranchera en fonction du droit canonique. Ils échappent ainsi à toute la juridiction seigneuriale, privilège primordial, cause des supercheries de ceux qui se font passer pour clercs.

C. Les bénéfices C’est le salaire (une dotation foncière) octroyé par l’Eglise à un clerc, pour qu’il puisse subvenir à ses besoins, dans la même logique que le fief du vassal. On fait la distinction entre les bénéfices mineurs, qui sont plus petits, souvent attribués aux curés, et les bénéfices majeurs, plus grands, pour les évêchés et les abbayes. Mais l’Eglise accepte peu à peu aux 9e et 10e s. une dissociation entre le fait d’exercer les fonctions religieuses et le fait de jouir du bénéfice. La personne qui possède le bénéfice délègue à quelqu’un d’autre les fonction religieuses et tire tous les avantages du bénéfice sans se soucier de l’aspect religieux. Cela contribuera à une dégradation de l’état du clergé.

D. Clergé « séculier » et clergé « régulier » L’Eglise est divisée en deux branches : - Le clergé régulier suit une règle; il est composé de gens qui se sont retirés de la société pour prier dans un monastère coupé du monde. - Le clergé séculier vit dans le siècle, dans le monde quotidien de la communauté chrétienne. Sa figure de proue est l’évêque, qui contrôle son diocèse divisé en paroisses dont le titulaire est un curé. Ces deux clergés n’ont pas du tout le même style de vie. Les moines se croient supérieurs aux autres et le clergé régulier va se développer de manière spectaculaire. Des abbayes vont se regrouper pour former des réseaux qui obéissent à la même règle, et à partir d’une abbaye mère, on envoie des moines qui créent d’autres abbayes, etc. Ce sont les moines qui vont faire progresser l’Eglise dans son rôle dans la société féodale.

IV. Conclusion : un schéma ternaire impuissant à maîtriser les mutations sociales La division en trois ordres sociaux de la société n’était pas aussi stricte que certains ne l’auraient voulu. Même si la plupart du temps, chacun appartenait à un corps bien précis, certains cas exceptionnels étaient à la fois serfs et chevaliers, par exemple, et il était possible de passer d’un groupe à l’autre en entrant au clergé malgré la volonté de figer cet ordre immuable voulu par Dieu. Avant le 11 e s., on ne faisait de distinction qu’entre les laïques et les ecclésiastiques, et si le modèle a changé, il y a une raison. Les historiens pensent que les ecclésiastiques ont décrit cet ordre en trois strates parce qu’ils voulaient figer les choses; la mutation due au développement des villes et du commerce les effrayait, la réforme de l’Eglise également. Ils ont voulu freiner cette mutation sociale en développant une idéologie qui fixerait l’ordre voulu par Dieu.

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(section 2 : le rôle de l’Eglise : vers une théocratie pontificale) I. L’Eglise et la société féodale A. L’implication de l’Eglise dans la société féodale L’Eglise étant impliquée dans la société féodale, elle a subi le contrecoup de la décomposition du pouvoir central. La période des 9e, 10e et 11e s. est teintée de régionalisme qui s’oppose à l’universalisme chrétien. Elle a subi le même éclatement que celui du pouvoir politique. Elle est aussi impliquée dans les structures féodales parce que les établissements ecclésiastiques organisent leur domaine comme une seigneurie, leurs chefs y exercent les pouvoirs du ban. Les ecclésiastiques féodalisent aussi leurs terres et entrent dans la vassalité. De plus, les grands laïques (princes et comtes) prennent l’habitude de désigner eux-même les titulaires des évêchés et abbayes vacants, et ne les choisissent pas pour leurs qualités spirituelles ou morales, mais parce que ce sont leurs alliés. Ces titulaires sont investis de leurs dignités suivant le rite vassalique et se voient remettre au moment de l’investiture les symboles de leur pouvoir religieux, une crosse et un anneau, des mains d’un laïque. Il y a donc confusion entre l’aspect spirituel et les relations temporelles. Les seigneurs des châtellenies font pareil en choisissant eux-même les curés des petites églises et en les considérant comme leur patrimoine. Ces curés sont amenés à vendre leurs services religieux pour vivre et même parfois leur charge. Cette simonie se généralise bientôt à tous les niveaux de l’Eglise et le nicolaïsme se développe également : le non-respect des obligations des ecclésiastiques comme le célibat. Les moines entament une réflexion qui les pousse à croire que si l’Eglise est en si mauvais état, c’est en partie parce que les laïques ont la mainmise dessus, ils vont alors tenter de la sortir de leur emprise et de la redynamiser en la réformant à la fin du 10e et au début du 11 e s.

B. Les tentatives de l’Eglise de réguler la société féodale L’Eglise va vouloir pacifier la société pour en sortir grandie, et plus spécialement les moines au départ qui, comme ils vivent à l’écart du monde, ont sur celui-ci une vision extérieure. 1. Les mécanismes pacificateurs Ils sont nécessaires à cause de la carence du pouvoir central et des nobles qui usent de la violence quand bon leur semble. L’Eglise se donne pour mission d’intervenir pour la paix chrétienne. Au départ, le phénomène est très localisé dans le Sud de la France, mais il va s’étendre considérablement. a) La paix de Dieu Vers la fin du 10e s., des moines développent l’idée de faire jurer, lors d’assemblées organisées, à tous les nobles de s’abstenir d’attaquer certaines personnes, certains lieux et certains biens sous peine du châtiments divin. Par exemple, on ne peut s’attaquer aux clercs, aux paysans, aux marchands, aux églises (qui deviennent des lieus d’asiles), aux biens indispensables au travail et au maintien de l’économie,... C’est une façon de canaliser la violence, de la réglementer et limiter les abus. b) La trêve de Dieu

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Elle interdit le combat pendant certaines périodes. Au départ le dimanche, puis du samedi soir au lundi matin, puis le jeudi (jour de la Cène) et le vendredi (jour de la Passion) aussi, et bien sûr à Pâques, Noël, Ascension,... Cela ne laisse finalement aux guerriers qu’un tiers de l’année pour guerroyer. c) La christianisation de l’idéal chevaleresque L’Eglise va transformer le rite d’adoubement en un rituel religieux très mystique fait de prières, purifications et d’une bénédiction finale. Le futur chevalier est imprégné de l’idéal du bon chevalier qui défend l’Eglise, la veuve et l’orphelin, qui aime la paix et combat justement, qui respecte le code, etc. d) Les croisades Comme tous ces mécanismes ne fonctionnent pas chez les plus belliqueux, l’Eglise va exalter leur violence et l’exporter en Terre sainte. On fait la propagande de la libération du tombeau du Christ et on utilise les ardeurs guerrières dans un but plus louable. Les combattants sont légitimés en tant que « Soldats du Christ ». 2. Les résistances au mouvement de la paix de Dieu Ce mouvement va s’étendre de plus en plus vers le Nord et fonctionner réellement, mais il n’a pas été bien accepté partout et par tous. Certains nobles n’étaient pas d’accord car on les privait de ce qui les caractérisait. D’ailleurs, les premiers serments avaient été marchandés, âprement négociés. La résistance la plus forte vient cependant des évêques qui avaient développé la théorie des trois ordres. Le fait que des moines soient à l’origine de ce mouvement les dérange. En effet, ils n’aiment pas les voir se mêler de la vie publique qui est normalement du ressort du clergé séculier et ils ont l’impression qu’ils empiètent sur leurs compétences. Autre critique : la paix de Dieu repose sur un serment, or, pour éviter la multiplication des occasions de parjure, le serment était limité à trois cas (la fidélité au roi, la cérémonie vassalique et le serment judiciaire). De plus, ce mouvement de paix étale au grand jour l’incapacité du roi à assurer lui-même la paix, et ces évêques qui sont très attachés à l’idéal du roi n’aiment pas voir si flagrant ce qu’ils refusent d’accepter. Puis, selon leur ordre de la société, les nobles sont les bellatores et l’usage des armes est leur attribution principale, c’est dans leur nature. Enfin, ce mouvement a un effet unificateur, les chevaliers, les clercs et le peuple, qu’ils veulent strictement séparés, s’unissent dans un même élan. Mais malgré leurs arguments, le mouvement de paix s’imposera et ils s’y joindront au bout d’une génération, se rendant compte que leur opposition ne change rien et que la paix chrétienne est quand-même importante. Cela réunifiera un peu l’Eglise.

II. Le renforcement des structures religieuses A. Le déroulement de la Réforme grégorienne A partir de la fin du 11e s. se met en place un processus de réforme interne de l’Eglise appelé « Réforme grégorienne ». Elle a été considérée comme une véritable révolution et a eu un impact aussi fort que la Révolution française sur l’évolution des rapports entre les domaines politique et spirituel. Au départ réforme morale, elle deviendra aussi une réforme des structures de l ’Eglise et comme celle-ci est soudée à la société, elle infléchira tous les rapports politicosociaux de la société et bouleversera les rôles traditionnels du monde chrétien.

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1. L’affirmation de la primauté romaine Vers 1050, le pape affirme la primauté de Rome, sa prééminence sur les autres sièges ecclésiastiques par une compilation de textes qui prouvent la suprématie de Rome et son évêque. Cette compilation de textes est appelée Collection en 74 titres et provoquera le schisme avec l’Eglise chrétienne d’Orient qui refuse une suprématie contestable, même si historiquement, Rome a été le siège de saint Pierre. 2. La réforme de la procédure d’élection du pape Dans la même logique, on s’est interrogé sur la façon de désigner le pape. Avant, la procédure applicable à tous les évêques et donc au pape était celle de l’élection par le clergé du diocèse et l’acclamation du peuple, mais cela n’était plus respecté depuis le 9e s. car c’était l’empereur ou les grands du Latium qui dirigeaient l’élection. Alors, en 1059, on décide que c’est le collège des cardinaux (les membres éminents du clergé) qui doit choisir l’évêque en son sein et qu’il peut le faire hors de Rome si le risque d’influences étrangères est trop grand. La procédure redevient exclusivement ecclésiastique et l’empereur n’a plus qu’un rôle honorifique. 3. La condamnation des investitures laïques Logiquement, en 1075, on essaye de faire en sorte que tous les membres du clergé soient choisis par la procédure canonique classique. Grégoire VII est le pape qui s’est beaucoup investi dans ce but et qui a interdit à tous les ecclésiastiques de recevoir un évêché ou une abbaye des mains d’un laïque et à tout archevêque, de consacrer un ecclésiastique qui aurait enfreint cette interdiction. Il met ainsi un terme aux investitures laïques, habitude acquise par l’empereur, les rois et les princes qui se sentaient investis de cette tâche, surtout dans l’Empire d’Allemagne où cette tradition était une méthode de gouvernement. 4. La « Querelle des Investitures » et les Dictatus Papae Cela provoqua une crise, la Querelle des Investitures, qui opposa Grégoire VII à l’empereur d’Allemagne Henri IV. Dans les mois qui suivirent l’interdiction du pape, Henri IV nomma trois évêques, ce qui exacerba le conflit. Le pape réagit en faisant rédiger un texte, le Dictatus Papae, composé de 27 propositions, qui réaffirme radicalement la position officielle de la papauté, c-à-d l’autorité universelle sur L’Eglise et dans ses relations avec les pouvoirs temporels. Les principes qui y sont définis peuvent être classés en plusieurs catégories. b) Les droits du pape dans l’Eglise Le pape revendique des privilèges personnels mais aussi des droits sur la législation, le pouvoir juridictionnel et l’organisation de l’Eglise. - le pouvoir législatif : Le pape est le seul à pouvoir instaurer des lois et aucun texte normatif ne peut être tenu pour obligatoire si le pape n’a pas donné son approbation au moins tacite, ne serait-ce qu’en ne s’y opposant pas. Ce deuxième point n’a pas vraiment fonctionné dans les faits. - l’organisation : C’est lui qui maîtrise la hiérarchie épiscopale, il peut ordonner à tout clerc, modifier les circonscriptions et transférer les évêques d’un siège à un autre. Aucun concile n’est valable sans son consentement. - le pouvoir juridictionnel : La juridiction d’appel est exercée par lui et ses décisions sont souveraines, définitives. Il ne peut pas être jugé. Ce qu’il revendique au sein de l’Eglise est comparable aux pouvoirs du roi dans un pouvoir central fort. c) Les droits du pape à l’égard des princes

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Il revendique le droit de déposer un souverain et de délier ses sujets du serment de fidélité qu’ils lui ont prêté car il se doit d’écarter ceux qui sont indignes ou incapables de leur pouvoir. Ceci est l’élément le plus novateur des Dictatus. 5. Une défaite du pape Grégoire VII mais une victoire de la papauté : la naissance de la théocratie pontificale a) La fin du conflit entre Henri IV et Grégoire VII L’empereur Henri IV réunit un concile d’évêques qui prononce la déposition de Grégoire VII, qui, à son tour, excommunie et dépose l’empereur. Ce dernier essaye alors de revenir dans la communauté chrétienne car l’excommunication est la pire punition qui soit pour un chrétien. Il fait amende honorable devant le pape, c-à-d qu’il demande pardon dans des conditions symboliques humiliantes et le pape accepte de lever l’excommunication. Cela s’avère prématuré car dès qu’Henri IV a rétabli son autorité, il reprend la lutte et parvient à chasser Grégoire VII. Les années comprises entre 1077 et 1085 sont troublées, on ne sais pas qui gagne et qui perd. Même si Grégoire VII a été vaincu, c’est sa théorie, sa doctrine de suprématie pontificale qui va dominer l’Occident chrétien jusqu’au 13e s. et qui va bouleverser la conception des rapports politiques. b) La justification de la théocratie pontificale La théocratie pontificale est la confusion des pouvoirs dans le chef du pape et plus du roi. Le premier argument avancé est celui de l’idée que « qui peut le plus peut le moins ». Si le pape a l’autorité pour frapper quelqu’un de peines spirituelles comme l’excommunication qui est la peine la plus lourde qui soit pour un chrétien, il peut à fortiori frapper quelqu’un de peines temporelles, qui sont moins graves que les peines spirituelles puisqu’elles n’atteignent pas l’âme. Ensuite, on oppose l’origine divine du pouvoir du pape à celle humaine du pouvoir royal. Avant, même si l’on affirmait la supériorité de nature de l’auctoritas pontificale sur la potestas royale, on reconnaissait quand-même à cette dernière le pouvoir temporel. Maintenant, le pape entend subordonner à son autorité les puissances politiques et laïques dont le pouvoir n’existe que parce qu’il leur a été conféré, délégué par le pape qui le voulait bien. Cette habilitation est la seule source du pouvoir laïque, qui n’a plus aucune légitimité intrinsèque. Cette vision est illustrée par l’image des deux glaives. Le pape reçoit, quand il entre en fonction, deux glaives de Dieu. Il garde le glaive représentant le pouvoir spirituel et remet aux empereurs et aux rois le glaive temporel. Cela montre la dépendance directe du pouvoir temporel au pouvoir spirituel. Par la suite, ce modèle très fort de la théocratie pontificale sera atténué par la théorie de la dépendance indirecte : le pape a le pouvoir de contrôler l’action des puissances temporelles en raison des péchés que les rois et empereurs peuvent commettre dans l’exercice de leurs fonctions. 6. L’épilogue du conflit : le Concordat de Worms (1122) La Querelles des Investitures n’avait pas vraiment eu lieu en dehors de l’Empire germanique, et la solution qu’on trouve est inspirée de l’exemple des pays où elle n’a pas eu lieu. On trouve une répartition des rôles entre la part spirituelle et temporelle des fonctions d’un évêque. L’élection canonique se fait selon la procédure canoniste classique, l’élection par le clergé du diocèse suivie de l’acclamation du peuple, sans plus d’intervention laïque, en principe. La part

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temporelle est que l’évêque peut être investi de pouvoirs temporels par le roi, empereur ou seigneur. Il peut entrer dans la vassalité mais ne peut aller jusqu’à l’hommage, qui crée une soumission trop personnelle. L’équilibre trouvé n’est pas respecté partout, mais la symbolique est là.

B. Les juridictions ecclésiastiques 1. L’émergence de l’officialité a) Distinctions - Justice temporelle et justice spirituelle : Les évêques peuvent être des seigneurs et exercer dans leur fief les pouvoirs du ban qui impliquent des pouvoirs juridictionnels. Mais les pouvoirs juridictionnels dont on va parler sont ceux qui leurs sont conférés en raison de leurs pouvoirs spirituels, de leur fonction, c-à-d la justice que l’évêque impose aux chrétiens. (Certains évêques feront la confusion entre les deux). - For interne et fort externe : Le for interne concerne tout ce qui relève de la confession, il est de nature privée entre le confesseur et le paroissien qui parle de ses péchés. Le for externe concerne tous les actes publics qui sont une atteinte aux principes de l’Eglise. C’est au for externe qu’interviennent les juridictions ecclésiastiques. b) L’organisation des tribunaux ecclésiastiques A la fin du 12e s., l’évêque est le juge ecclésiastique de droit commun dans le diocèse, mais il délègue ses compétences juridictionnelles à un subordonné, l’official. L’officialité est très structurée et très hiérarchisée. Le juge est distingué du ministère public, le promoteur, qui est chargé de poursuivre les délits ecclésiastiques et de requérir au nom de la justice et des intérêts de l’Eglise. Des auxiliaires de justice aident et représentent les parties (procureurs et avocats), et cette possibilité d’aide pousse des gens à présenter leur litige devant la juridiction ecclésiastique même s’il ne relève pas de ses compétences. 2. Les compétences a) Les compétences ratione personae (en raison des personnes quelle que soit la matière) Les clercs bénéficient du privilège du for, ils ne peuvent être jugés que par des juridictions d’Eglise. Ce privilège est d’ordre public, ils ne peuvent pas y renoncer car il n’a pas vocation à protéger les individus, mais l’Eglise entière. C’est un moyen de contrôle efficace sur tout son personnel. Bénéficient aussi de l’officialité si elles le revendiquent les miserabiles personnae, les plus pauvres, la veuve et l’orphelin, les croisés pendant la durée de la croisade, et les écoliers, étudiants dans les universités. b) Les compétences ratione materiae Aux 12e et 13e s., les juridictions ecclésiastiques ont un champ de compétences très large qui concernent la vie de tout le monde. - au civil : Toute la matière des bénéfices et toute celle des sacrements, y compris le sacrement du mariage et tout ce qui s’y rapporte (la validité du mariage, sa rupture, les fiançailles, les régimes matrimoniaux,...). L’Eglise prétend aussi avoir juridiction pour les contrats qui ont un aspect religieux (le serment qu’on prête sur des reliques) et les testaments qui lègues de plus en plus souvent à des institutions religieuses. - au criminel :

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Tous les crimes contre la foi (hérésie, sorcellerie, ...), les crimes de simonie (trafic des bénéfices) et certaines compétences exercées en concurrence avec les juridictions laïques (adultère, par exemple). 3. La procédure devant les tribunaux a) En matière civile C’est la procédure romano-caonique, qui est l’ancêtre de notre procédure actuelle : le demandeur saisit la cour et désigne un adversaire et l’objet de sa demande; le juge cite les parties à comparaître et les invite à produire leurs preuves (aveu, serment, et surtout écrit). Ensuite, il prononce une sentence susceptible d’appel auprès de l’archevêque et du pape. b) En matière criminelle (pénale) La procédure reste accusatoire au début, mais à partir de 1199 se développe une procédure de type inquisitoire surtout pour réprimer l’hérésie qui semble à l’époque un danger permanent. Dans un premier temps, le juge ne peut prendre l’initiative que lorsque l’opinion publique attribue un crime à quelqu’un, mais par la suite, on lui permet d’intervenir chaque fois qu’un crime est certain (si le cadavre est découvert ou s’il y a flagrant délit, par exemple). Il doit mener une enquête soit en invitant les accusateurs à trouver les preuves, soit en procédant à l’inquisitio (il suscite des témoignages, ordonne des expertises, des descentes sur les lieux,...). Le pouvoir d’initiative est revalorisé au nom de l’intérêt de l’Eglise. 4. Les peines prononcées par les juges ecclésiastiques Elles ont vocation médicinale, elles sont supposée amender le coupable dans un esprit de charité et non de vengeance (pénitences publiques, pèlerinages, amendes, emprisonnement, excommunication). Si le crime est « atroce », le juge ne prononce pas de peine du sang car « l’Eglise a horreur du sang ». Si c’est un clerc qui est coupable, il est dégradé et livré aux juridictions laïques pour la condamnation et l’exécution. La vision que l’on a de l’Inquisition est une procédure inquisitoire aggravée, conçue spécialement pour le combat contre l’hérésie, qui n’a rien à voir avec la justice ecclésiastique habituelle. Les juridictions ecclésiastiques appliquent le droit produit par l’Eglise.

C. L’essor du droit canonique Certains théologiens étaient contre de droit canon car en ayant un droit propre, l’Eglise se comportait comme une institution. 1. Les sources du droit canonique a) Le droit divin C’est l’ensemble des règles juridiques que l’on peut déduire de l’Ancien Testament, du Nouveau Testament, des Ecrits des Apôtres et des Ecrits des Pères de l’Eglise (quatre penseurs du début du christianisme qui ont fait l’interprétation admise par tous des Ecritures). Ces textes ne prétendent pas donner un corps de droit, ils formulent plutôt des règles de vie morales. b) Le développement de la législation canonique - l’émergence du droit canonique humain : Les grands de l’Eglise naissante écrivent des Lettres adressées à des communautés chrétiennes et qui donnent des règles de vie, des solutions à des conflits de discipline ou de culte. Se multiplient aussi des oeuvres didactiques

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qui assurent l’enseignement de la foi et de la discipline chrétienne, et de la liturgie. Cette littérature « canonico-liturgique » conduit le vie chrétienne. Ce droit humain est légitimé par des références à la tradition, aux origines, le droit humain ne se manifeste pas encore ouvertement. A partir du 4e s., de nouvelles source de droit se manifestent. - la législation canonique : On voit émerger l’idée que certaines personnes peuvent créer du droit humain en raison de leur position. ~ Les décrets ou canons sont pris par les conciles oecuméniques rassemblant tous les évêques de la chrétienté ou par des conciles nationaux, régionaux ou provinciaux (et n’ont alors qu’une portée limitée à la zone concernée). ~ Les décrétales sont les décisions pontificales. Au départ, ce sont des lettres en réponse à des demandes d’un évêque ou d’une haute personnalité laïque ou ecclésiastique qui fournissent des modalités d’application et des explications à des décrets que les autorités locales n’osent pas ou n’arrivent pas à trancher. L’autorité pontificale étant renforcée, ces décrétales pré-dominent. c) La coutume Le droit canonique est surtout écrit, mais la coutume a été importante dans les premiers temps de l’Eglise, quand elle ne pouvait pas fonctionner librement et qu’il était difficile de produire publiquement des actes législatifs. Elle a aussi permis l’émergence de tendances nationales, de particularismes régionaux. d) Le droit romain Il a une valeur supplétoire systématique (si l’on ne trouve pas de réponse dans le droit canonique)car l’Eglise s’était soumise au droit romain conformément au principe d’accommodement. Elle a ainsi contribué à la survie du droit romain. 2. Les collections canoniques Toutes ces sources variées forment un ensemble très complexe qui fera l’objet d’un processus de compilation des le 3e s. (alors qu’il n’a eu lieu qu’aux 5e et 6e s. pour le droit romain). On voit apparaître des collections qui rassemblent les sources éparses. a) Les collections canoniques du 3e au 11e s. Dans la communauté chrétienne en voie de développement, des collections sont rédigées dans un but de rassemblement du droit de l’Eglise, mais il ne faut pas trop s’y fier car elles font passer pour une source ce qui relève en réalité d’une autre (par exemple, en présentant comme le résultat d’un décret ce qui en fait provient d’une coutume) et comprennent de nombreux faux (en vue d’accroître l’autorité des évêques dans leur diocèse ou d’étendre la compétence des juridictions ecclésiastiques). Des plus, elles sont rédigées dans des centres intellectuels parfois éloignés les uns des autres et présentent des contradictions. Elles sont destinées à la pratique et sont, plutôt qu’une réflexion, un ouvrage de rassemblement car l’unité chrétienne appelle l’unité du droit. b) Le Décret de Gratien (12 e s.) Ce n’est en fait pas un décret car il ne provient pas d’un concile oecuménique. Son vrai nom est Concordantia discordantum canonum, « concordance des canons discordants ». Son but est donc de réduire les discordances entre les règles et pour ce, il réunit environ 3800 textes. Gratien les classe selon leur valeur juridique (il distingue ceux provenant des conciles oecuméniques, des conciles nationaux ou régionaux), leur ordre chronologique, leur origine, leur lieu d’élaboration. Il organise la contradiction entre ceux qui posent des principes et ceux qui ne

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visent que les cas particuliers, les exceptions. Cet ouvrage remarquable et novateur n’a pas pour seul but de mettre à la disposition des praticiens un grand nombre de textes, mais de proposer une harmonisation. Il servira de base à l’enseignement du droit canon dans les universités. Mais il comporte aussi quelques inconvénients car Gratien l’a commencé au moment où, en raison de l’essor de la monarchie pontificale, les décrétales deviennent dominantes et le droit canon se modifie substantiellement. Gratien n’en tient pas compte. c) Les Décrétales de Grégoire IX et la formation du Corpus iuris canonici A partir de la seconde moitié du 12e s. furent réalisées une série de compilations de décrétales. Au début du 13e s., le pape Grégoire IX ordonne la rédaction d’un recueil officiel, les Décrétales de Grégoire IX, qui contient en fait des décrétales de nombreux papes antérieurs. Une fois cet ouvrage publié, le pape interdit l’utilisation de tout autre texte et la production de toute nouvelle compilation sans l’autorisation su Saint-Siège. Les sources sont ainsi canalisées et contrôlées par lui. Par la suite, on continue à faire des compilations officielles toujours dans le même but d’aider les praticiens et tout au début du 16e s. est publié le Corpus iuris canonici, qui les regroupe toutes. 3. La doctrine et l’enseignement Au départ, on ne faisait pas la distinction entre droit et théologie, les deux étaient enseignés ensemble. Puis, on va considérer le droit canon comme une matière en soi. Les premières oeuvres sont des Sommes, oeuvres commentée, de nature exégétique : on fait des gloses dans la marge des textes étudiés. Ces commentaires sur un mot ou une phrase sont très minutieux mais ne prennent pas de recul. On est tellement impressionné par le texte qu’on n’ose pas le critiquer. La multiplication de ces gloses oblige à faire des choix et à ne retenir que les plus importantes, réunies dans des Apparatus. Par la suite, les canonistes élargissent l’horizon de leur travail en prenant des cas d’école que l’on essaye de résoudre en fonction du texte. Puis, on se détache du cas pratique et on théorise l’ensemble des concrétisations sous la forme de grands Traités. On a désormais affaire à un corps de règles organisé, pensé, développé. Le droit canon va avoir un impact fort dans la société occidentale; il est la base de la formation des juristes.

III. Le bilan des réformes ¤ Une papauté centralisatrice et monarchique L’Eglise s’est modelée sur le mode pyramidal, elle a réussi à imposer une autorité monarchique, reposant sur la centralisation, et dispose de moyens très durs tels que l’excommunication et l’interdit (suspension du culte et de l’administration des sacrements sur le territoire d’un prince récalcitrant dans le but de livrer la population chrétienne au vide et de rendre la situation tellement intenable qu’elle se rebelle contre le prince; c’est une punition indirecte). Son administration, la Curia romaine, est d’une grande efficacité; le pape utilise des légats, des ambassadeurs qui ont une large délégation de pouvoirs. Rome cumule donc les puissances politique et religieuse. ¤ Un renouveau spirituel qui conduit à remettre en cause l’engagement de l’Eglise dans le monde

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La réforme est aussi morale et suscite des remises en causes de la puissance temporelle de l’Eglise. Certains critiquent la vie monastique retirée du monde. C’est le cas des ordres mendiants, les franciscains et les républicains, qui se veulent porteurs du message évangélique dans le monde urbain. ¤ Une réorganisation inachevée Le haut de la pyramide a fait l’objet d’une réorganisation, mais ce n’est pas le cas du bas clergé qui reste insatisfaisant et dont le choix du desservant d’une paroisse appartient toujours au seigneur. ¤ Une réforme politique porteuse de danger La réforme porte en elle les germes de sa destruction car elle est la consécration définitive de la division entre les sphères spirituelle et temporelle. On a habitué les esprits à considérer des deux choses comme strictement séparées alors que sous les Carolingiens, elles étaient confondues, et c’est grâce à cette division que les autorités laïques pourront reconstruire leur puissance. « Le glaive a deux tranchants, et l’image aussi » : une version favorable à l’Eglise à court terme, et une version favorable au pouvoir laïque à moyen et long terme.

(section 3 : l’émancipation urbaine : nouveaux statuts, nouveaux pouvoirs et nouvelles institutions) A. La seigneurie et la croissance Entre la fin du 10e s. et celle du 12e s., la population en France serait passée de 5 à 9,2 millions d’habitants. La question de la poule et de l’œuf se pose : la relance de l’économie est-elle la cause ou la conséquence de cette croissance démographique? On pense en tout cas que c’est le surprélèvement seigneurial qui est à l’origine de la relance économique. Le pression seigneuriale augmente en raison de la demande de la noblesse pour accroître ses revenus et pour les dépenser, voire gaspiller, et en raison de la construction de châteaux et d’églises paroissiales. La population n’a d’autre choix que de produire plus pour répondre à cette pression (qui ne dépasse cependant pas un « seuil d’exactions »), et cela provoque un effort généralisé d’équipement. Les techniques agraire s’améliorent, les défrichements se poursuivent, l’assèchement des marais aussi, et cela permettra de dégager des surplus qui feront l’objet d’un commerce. Les seigneurs font construire des ponts et des routes pour percevoir des droits de passage, on multiplie les foires et les marchés, bref, on facilite les échanges. C’est donc le seigneur qui a suscité la mutation économique par un effet boule de neige.

B. Le développement des bourgs Les surplus commercialisables vont partir vers les marchés, lieux d’échange et de valorisation de la production, qui sont très attractifs. Le seigneur accepte facilement que sa population aille s’y installer pour faire du commerce et les bourgs se multiplient, souvent autour d’un important château, d’un riche monastère ou d’une ancienne cité romaine; ils sont toujours proches d’un centre préexistant qu’ils complètent.

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Il y a désormais une séparation claire entre les paysans et les habitants de ces bourgs, qui n’ont pas d’activités agricoles, mais plutôt artisanales ou commerciales. Leur caractéristique commune est d’être différents du reste de la population, ils revendiquent donc un statut différent. Certains de ces bourgs deviendront des villes par un processus économique, architectural et social, mais ce qui nous intéresse n’est pas cette structuration en ville, mais plutôt de dégager l’incidence politique et institutionnelle de ce mouvement d’émancipation urbain.

I. Libertés octroyées ou revendiquées? Il est établi que le cas qui se produisit le plus souvent est celui du seigneur qui prend l’initiative du bourg, et que celui de la révolution, bien que plus célèbre, n’est pas très répandu.

A. Les seigneurs, fondateurs des bourgs Au terme d’un calcul économique, le seigneur se rend compte qu’il aura plus de revenus s’il y a un marché, et il offre à ceux qui acceptent de s’ingérer dans ses initiatives des avantages divers. Les premiers habitants des bourgs sont donc des « consommateurs de libertés octroyées ». L’idée de liberté à l’époque n’est pas celle d’aujourd’hui, elle consiste à savoir précisément ce que l’on doit, à une fixation des droits et des devoirs qui met un terme à l’arbitraire du seigneur, qui limite son autorité.

B. Le mouvement communal Bien que minoritaire (il ne concerne qu’une vingtaine de localités), c’est cet aspect du mouvement urbain qui est beaucoup plus célèbre. Il correspond à l’image de la rébellion sanglante pour la démocratisation qui fait rêver les historiens du 19e s. 1. La conjuration des habitants Certains habitants de certaines communes prêtent un serment qui crée entre eux une association d’aide mutuelle dont le but est souvent de maintenir la paix dans la ville. C’est un usage novateur du serment, dont l’usage était très canalisé et réservé aux nobles. Ce serment communal ne crée pas un rapport hiérarchique vertical, mais une solidarité horizontale entre égaux. On y a vu une comportement révolutionnaire car c’est tout à fait déstabilisateur de l’ordre en trois strates de la société voulu par l’Eglise, mais ce mouvement communal s’est fait pacifiquement, sauf dans certains cas exceptionnels restés célèbres où on a eu recours à la violence pour lutter contre la répression du mouvement. 2. Les antécédents des mouvements d’émancipation La force de cette solidarité dans la volonté d’émancipation s’explique par les associations qui se sont créées entre ces déracinés que sont les habitants des bourgs. a) Les confréries Ce sont des associations à coloration religieuse qui vouent un culte à un saint et qui sont un espace de piété et de dévotion. Elles sont basées sur l’assistance mutuelle (aide en cas de maladie,...) et sur l’assistance aux plus démunis. Elles

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ont un objectif non-égoïste et charitable. Elles sont ouvertes à tous ceux qui ont envie de s’impliquer dans la vie sociale et sont gérées par un comité directeur. b) Les hanses et les ghildes Elles sont strictement professionnelles et concernent le commerce extérieur. Ce sont des groupements de commerçants qui se réunissent pour faire face aux risques du voyage et pour partager les chances de bénéfices, par exemple, si un membre achète des marchandises à des prix particulièrement avantageux, il doit les partager au même prix avec les autres membres qui le souhaitent. Les buts sont égoïstes, pas du tout charitables, et ces associations sont très fermées, très méfiantes envers les non-membres. c) Les « associations de paix » Elles sont constituées sur des bases très larges, dans le but de rassembler toutes les forces dans une oeuvre d’utilité générale dont le coût, l’organisation et la dimension nécessitent que chacun y mette du sien. Par la suite, les objectifs vont devenir plus ambitieux, l’idée va être celle de la solidarité générale dans le but de préserver la paix : interdictions de recourir à la vengeance, obligation de soumettre les litiges à une sorte d’arbitre, organisation de la collectivité pour la solidarité, par exemple lors du payement d’une rançon, ... Le lien apparaît nettement avec les institutions de paix que l’Eglise avait tenté d’imposer dès le 10e s. Tout cela crée une solidarité qui encourage le sentiment d’une identité propre et donc la revendication d’un statut propre. 3. Les réactions du monde clérical Les conjurations firent l’objet de critiques virulentes de la part du monde clérical en raison de l’usage inacceptable qu’elle fait du serment et de son côté horizontal qui porte atteinte aux trois ordres de la société. Le mouvement d’émancipation urbaine pouvait aboutir à instituer de nouveaux rapports entre les hommes au lieu de la hiérarchie traditionnelle. L’hostilité des ecclésiastiques a donc souvent été très forte à l’égard d’initiatives qui indiquaient clairement que certains ne se satisfaisaient plus de la place qui leur était assignée dans l’ordre social. C’est cette hostilité qui donna au mot « conjuration » sa connotation péjorative. Un dernier facteur de leur hostilité est le fait que ces conjurations se déroulent souvent dans le territoire épiscopal, vieilles villes qui représentaient un enchevêtrement de seigneuries laïques et ecclésiastiques et où deux oppressions tiraillaient les habitants, qui ont d’autant plus eu envie de s’émanciper.

C. Les consulats du Sud de la France 1. L’implantation du monde nobiliaire dans le milieu châtelain Dans le Sud de la France, une petite aristocratie de milites s’est établie dans les villes et sa richesse lui permet bientôt de revendiquer, aux côtés du seigneur, une part active dans les affaires de la cité, un partage de la gestion sous la forme collégiale, c-à-d qu’ils choisissent des consuls qui entourent le seigneur, suivant le modèle du consulat du Sud. On ne se trouve ni dans le modèle de l’initiative seigneuriale, ni dans le cas des paysans qui s’émancipent. 2. L’origine et l’élargissement du consulat Ce type d’organisation est italien, et le fonctionnement repose sur la collégialité (les consuls travaillent en collège, sur un pied d’égalité).

D. Une lutte sociale qui déborde le cadre urbain

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¤ Un mouvement d’émancipation qui échappe aux classifications Ce phénomène qui démarre au 11e s. est multiforme, mais le point commun est que dans chaque cas, c’est dans les phases d’affaiblissement relatif du seigneur que l’on porte les revendications. Ainsi, le seigneur engage au bout d’un certain temps la discussion et la mène, étape par étape, avec des progressions, des reculs et des renoncements, sur la voie de l’accord. Les seigneurs voient qu’il est aussi dans leur intérêt de concéder des libertés pour maintenir l’ordre et s’assurer un minimum de revenus. ¤ L’aboutissement des mouvements : la concession de chartes urbaines et rurales Vers 1230, la plupart des communautés urbaines ont obtenu une charte. Parallèlement aux chartes urbaines seront octroyées des chartes rurales. Certaines chartes se révèleront particulièrement efficaces et seront copiées un peu partout, formant de véritables filiations de chartes à partir d’un modèle qui se répand à travers toute une région. C’est le cas pour la charte rurale de Lorrisen-Gâtinais (1155) ou pour les très urbains Etablissements de Rouen (1204).

II. Les franchises Les libertés accordées aux habitants des villes par les textes sont appelées franchises. Au plan civil (personnel),c’est un changement important : ils obtiennent l’abolition des contraintes inhérentes au servage : plus de mainmorte, de formariage, ils ont le droit d’aller et venir, ... Cela entraîne l’idée que « L’air de la ville rend libre ». Au plan militaire, le service militaire est limité à la défense du bourg ou à un certain nombre de fois, ou encore, à ne pas mobiliser les habitants pour une guerre offensive. Cela dépend d’une charte à l’autre. Les privilèges fiscaux sont très important également : les taxes directes sont parfois supprimées, mais le plus souvent , leurs conditions d’exigibilité sont fixées dans la charte. Les taxes indirectes (sur la circulation de marchandises, par exemple) sont aussi précisées par la charte sous forme de tarifs détaillés. Le fait de fixer la somme que le seigneur peut percevoir est une mauvaise chose pour le seigneur car la valeur de l’argent chutera en quelques générations, et cela contribuera à l’appauvrissement des seigneurs. Au plan judiciaire, les habitants obtiennent des garanties qui permettent de limiter l’arbitraire du seigneur : pas d’arrestation préventive si l’accusé fournit une caution, tarification des peines pour certains délits (système semblable aux tarifs des Mérovingiens, mais en moins pointilleux), limitation du recours au duel judiciaire (rationalisation des modes de preuves via les chartes), etc. Dans certains, cas, les bourgeois obtiennent un privilège de juridiction qui les rend passibles exclusivement du tribunal urbain et le plus souvent, la charte prévoit une répartition des compétences entre ce qui relève des juridictions urbaines ou du seigneur.

III. Les formes politiques de l’émancipation Les formes sont très diversifiées, cela va de la simple participation à la véritable autonomie.

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A. De la participation à l’autonomie 1. La participation au pouvoir du ban : villes de franchise ou de prévôté Le modèle qui domine dans le centre est celui où le seigneur conserve les pouvoirs du ban et les fait exercer par un agent délégué, le prévôt, qui incarne l’autorité seigneuriale mais qui doit respecter les franchises et les garanties de la charte. La population bénéficie de représentants auprès du prévôt, qui sont là pour défendre les intérêts de la collectivité. C’est une coopération, une structure collégiale qui permet une conciliation entre les intérêts de la ville et ceux du seigneur. 2. L’autonomie : communes et consulats Dans les communes et les consulats, l’autonomie est totale; la ville bénéficie d’une véritable autonomie juridique, elle est son propre seigneur, elle se gère elle-même et exerce elle-même le pouvoir du ban. Les villes qui ont cette autonomie seront appelées des universitas (groupe d’individus possédant des caractères communs qui leur confèrent une certaine unité), elles sont dotées d’une personnalité juridique et se donnent des représentants pour défendre leurs intérêts collectifs. La ville est une personne morale.

B. L’organisation institutionnelle et le réagencement de l’autorité 1. Dans les villes de franchise ou de prévôté Dans ces entités, c’est un système de représentation des intérêts de la collectivité auprès du prévôt. La population désigne des syndics ou prud’hommes qui entourent le prévôt. Cette municipalité siège sous la présidence du seigneur, mais dans certaines localités, le pouvoir acquis par ces corps municipaux au fil du temps les rapproche dans la réalité de l’organisation communale. 2. Dans les communes et les consulats La ville va se doter elle-même d’organes politiques. a) Les organes délibératifs et décisionnels Trois types d’organes exercent le ban dans un contexte d’autonomie complète : l’assemblée plénière des citoyens, un exécutif collégial composé de magistrats, qui administrent et dirigent la communauté, et des conseils délibératifs qui débattent de certaines questions. La configuration du pouvoir urbain varie en fonction des modes de désignation des différents organes, qui révèlent souvent le degré réel d’autonomie. b) Les attributions des magistrats municipaux Le cas le plus rare est celui de l’autonomie complète. L’intégralité des fonctions traditionnelles du pouvoir seigneurial reviennent au pouvoir municipal, qui les exerce sur un territoire qui dépasse l’enceinte de la ville et englobe la banlieue (la campagne des environs). Plus, souvent, le seigneur accepte de déléguer le plus gros de ses pouvoirs à la ville, mais il en conserve quelques-uns, il y a alors une concession, un partage. L’une des conquêtes majeures du mouvement urbain est d’avoir obtenu un privilège juridictionnel : tous les bourgeois ont le droit d’être jugés par leurs pairs. Cependant, les juridictions urbaines ont des compétences qui varient d’une charte à l’autre. Dans la plupart des cas, le seigneur se réserve la connaissance des affaires concernant les grands crimes qui relèvent de la haute

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justice (comme les vols, les meurtres, etc.) et les juges urbains ne connaissent que les délits de la basse justice. Les magistrats urbains réglementent l’administration, les municipalités exercent des compétences très étendues (voirie, taxes,...). 3. Le droit statutaire urbain Dans certains lieux, les magistrats urbains vont développer un droit propre à la ville. Ce phénomène est assez typique de nos régions. Ces textes normatifs urbains ne sont jamais désignés sous le nom de lois, on parle de ban ou de statut, puis (au 14e s.), d’ordonnance. Cette compétence normative est exercée par les magistrats; souvent néanmoins, un agent seigneurial intervient pour promulguer les ordonnances, les rendre obligatoires. Une législation urbaine se développe de façon spectaculaire, à tel point qu’il sera bientôt nécessaire de faire rédiger des recueils. Ce corps de règles spécifiques à l’activité urbaine est une source très importante du droit médiéval. Au 16e s., sous l’influence de la politique centralisatrice menée par les souverains, l’activité législative urbaine se réduira considérablement. 4. Une libéralisation du système seigneurial Dans la pratique, il y a de nombreuses différences entre les entités urbaine, même si elles portent la même désignation, mais ce qui est significatif, c’est le bouleversement de l’ordre social que cela représente. Au-delà de l’aspect politique, c’est l’effritement du cloisonnement des catégories sociales qui est important.

IV. Une révolution urbaine? ¤ Un nouveau statut : la bourgeoisie; une nouvelle catégorie sociale : les roturiers A l’issue de ce mouvement, on voit émerger une quatrième catégorie sociale, nouvelle. Le bourgeois vit dans une franchise et jouit de libertés qui lui ont été reconnues. On n’a pas repensé l’ordre social basé sur les trois classes, on les a laissé dans la catégorie des laboratores dont ils sont pourtant très différents, mais en tant qu’expansion. On a qualifiés de roturiers ces hommes libres qui travaillent autre chose que la terre mais qui ne sont en aucun cas des nobles ou des clercs. ¤ La mise par écrit des libertés : une garantie pour les deux parties La signification du mot consuetudines semble avoir subi une transformation significative : alors qu’il désignait les prélèvements et redevances de toute nature imposés par le seigneur a ses habitants, il vise désormais l’exemption de ces droits du seigneur dont la légitimité était fondée sur la répétition : il devient, ce qui ne sera pas sans laisser de traces, synonyme de privilège. On a tendance à croire que ce processus est une victoire sur le seigneur, que le bourgeois est celui qui tire tous les avantages. En réalité, cela profite aussi au seigneur car si la charte limite ses pouvoirs, elle les légitime aussi. Le seigneur n’a plus besoin de recourir à la force pour exercer son autorité, désormais reconnue. Il a du faire des concessions et exige moins, mais il est en doit d’exiger. ¤ Le maintien des villes dans le système féodal

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L’entité urbaine devient une sorte de seigneurie collective, elle exerce le ban sur ses habitants. Certaines villes étaient d’ailleurs considérées comme des vassales collectives. L’émancipation urbaine ne sort pas du modèle féodal, elle ne le rejette pas, elle le transforme. La ville s’est si bien imposée à la société féodale qu’elle s’est intégrée dans ses structures. ¤ Les villes investies par la royauté Les villes traitées en vassales collectives le furent surtout par la royauté, quand celle-ci aura rétabli son autorité. Le roi aura comme vassaux des villes qui lui devront les services de la vassalité. La ville se hiérarchise, les magistrats venant en tête, et un fossé se crée entre le « peuple menu » et le « peuple gras ». Les riches s’emparent du pouvoir et l’exercent parfois aussi fort que le seigneur, ce qui provoquera des crises. La ville n’est pas, comme on a tendance à le croire, un modèle de démocratie. Bon nombre d’habitants ne bénéficient pas des privilèges de la bourgeoisie et les troubles populaires sont fréquents. C’est en partie à cause de cela que les interventions royales se multiplient. Dès la fin du règne de Louis IX, l’administration royale entame une entreprise d’uniformisation du statut des villes et contrôle leur gestion de plus près. Les bonnes villes, traitées en vassales collectives, sont le fruit d’un accord entre le roi et une ville qui le soutien dans sa lutte pour reconstituer son pouvoir, notamment par une aide financière conséquente (elle est lourdement taxée). La ville est donc un point d’appui de la reconstitution d’un pouvoir central effectif, capable d’exercer réellement l’autorité.

(section 4 : L’ordre féodal et le renouveau de la monarchie capétienne) Préliminaire : la révolution intellectuelle des 12e et 13e siècles A. La redécouverte des sources philosophiques et juridiques de l’Antiquité Avant la fin du 11e s., les textes de référence de toute considération intellectuelle était la Bible et les textes sacrés. Puis, la Réforme grégorienne et la Querelle des investitures a suscité l’exploration des sources de l’héritage philosophique de l’Antiquité et surtout d’Aristote, que les Musulmans d’Espagne étudiaient depuis longtemps. On redécouvre également les compilations de Justinien, qui sont réexploitées. Grâce à cela, on réintroduit la pluralité et donc la relativité. C’est un choc culturel car on se retrouve tout à coup avec de multiples sources extrêmement riches que l’on confronte à l’autorité d’autres source, auxquelles on les compare. Cette mutation scientifique va permettre le développement des universités; une sécularisation de la culture se profile.

B. Le développement des universités Jusque-là, c’était l’école épiscopale qui était l’institution scolaire urbaine, mais il n’y avait pas de programme clairement établi. A côté de cet enseignement « officiel » dispensé dans les églises, il y avait un enseignement « libre », qui se

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tenait chez les maîtres, au coin d’une rue, ... Ce n’était ni organisé, ni contrôlé, ni institutionnalisé, cet enseignement était même souvent itinérant, les élèves suivant leur maître, qui avait décidé de répandre un enseignement suivant ses connaissances. De grands maîtres vont apparaître dans trois disciplines : à Bologne, le droit, à Montpellier, la médecine et à Paris et Oxford, la théologie. Maîtres et élèves se rassemblent alors en collectivités d’un genre nouveau, dont les membres, malgré leurs origines diverses, s’éveillent peu à peu à leur spécificité et vont vouloir un statut propre dont la constitution de l’université de Paris est un bon exemple. Les étudiants sont souvent très jeunes, très turbulents, ce qui provoque des tensions avec les bourgeois, qui aboutissent parfois à des rixes tragiques comme celle de 1200 à Paris, que le prévôt réprima violemment, ce qui provoqua une coalition des maître et étudiants. Le roi Philippe Auguste, à qui ils avaient demandé d’intervenir, leur reconnut le caractère clérical et donc la compétence à leur égard des juridictions de l’Eglise et plus des juges municipaux ou royaux. Les relations avec la municipalité se calment vers 1204, 1205, mais les incidents avec l’évêque, très peu flexible, se multiplient. Le pape intervient alors et invite ces communautés à former entre eux une commission en vue d’établir un règlement qui s’appliquerait à tous et que tous devraient jurer, c-à-d une conjuration. Malgré cela, les affrontements avec l’évêque se poursuivent. A chaque fois, le pape intervient et en 1231, il tranche définitivement en la faveur des étudiants par une bulle qui rappelle les privilèges qui garantissent l’autonomie des universités. Ces collectivités se sont donc affranchies de la tutelle du pouvoir civil, puis de l’autorité religieuse locale. Ces nouvelles corporations sont appelées universitas. Le pape, par cette affranchissement, opère également une remise en ordre, une discipline du monde scientifique sur lequel il a désormais un contrôle. Ce corps organisé et pourvu de règles lui donne des possibilités d’interventions qu’une série de maîtres dispersés n’aurait pas permis. L’université (dont les nouveaux privilèges font penser à l’exemption dont bénéficiaient les grands établissements ecclésiastiques) devient une institution au service de la papauté, une courroie de transmission de son pouvoir, ce qui explique par exemple la création à Toulouse d’une faculté de théologie pour lutter contre l’hérésie cathare. Le pape étant universel, il est normal que maître et étudiants voyagent et que les diplômes soient internationalement reconnus. Il y a une universalisation du savoir.

C. Une méthode d’enseignement particulièrement fructueuse Au 13e s. triomphe la méthode scolastique, méthode extrêmement rigoureuse qui divise l’enseignement en trois phases : - la lectio, la lecture et l’exposé d’un texte, ainsi que son commentaire et son analyse - la questio, un débat sur une affirmation du texte, une question importante que l’on a isolée - la disputatio, au cours de laquelle un étudiant expose un thèse, recueille les objections des autres et doit ensuite les réfuter. Dans cet exercice, c’est l’art de la distinction qui est manipulé, c’est un travail de fragmentation logique d’un problème jusqu’à ses éléments simples. On utilise beaucoup le syllogisme, qui permet de passer d’une affirmation générale (les propositions majeures et mineures sont des évidences) à une conclusion particulière de manière irréfutable, forme de raisonnement qui

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s’adapte particulièrement bien au droit. D’ailleurs, le développement de cette méthode scolastique va permettre un renouveau de la culture juridique.

D. Le renouveau des études juridiques : l’étude du droit romain et du droit canonique 1. La reviviscence de l’étude du droit romain a) La renaissance du droit romain et le développement de l’université de Bologne La Querelle des investitures, conflit de pouvoir politique, rend nécessaire la recherche par les juristes pontificaux et impériaux d’arguments inédits pour soutenir leurs positions, pour trouver une légitimation juridique. C’est pourquoi ils exhument et réétudient des sources longtemps perdues de vue, telles les Compilations de Justinien. Ce droit romain retrouvé brille très vite d’un éclat particulier à Bologne, ville du Nord de l’Italie dont l’activité commerciale intense et les nouvelles conditions économiques et sociales rendent nécessaire d’élaborer un corps de règles nouvelles, ou en tout cas mieux adapté que les règles coutumières qui ne permettent pas de trouver les réponses aux nouveaux problèmes qui se posent. Le droit romain est par contre parfaitement adapté aux besoins économiques car ils est bien structuré et complet en matière de contrat. On se familiarise au droit romain que l’on appelle « droit civil ». b) L’école des glossateurs Le fondateur : C’est un maître grammairien qui est à son origine. Il se met, aux alentours de 1100, à « lire » des textes de Justinien devant ses élèves et à donner des explications littérales et minutieuses. Il laisse derrière lui quatre disciples qui vont perpétuer son enseignement. La méthode de travail : La lecture du texte s’accompagne de commentaires littéraux que les auditeurs consignent dans leur copie des manuscrits en courtes notes appelées gloses interlinéaires (lorsqu’elles sont insérées entre les lignes) ou gloses marginales (lorsqu’elles sont inscrites dans la marge). Ces gloses s’accumulent en strates successives autour du texte originel et finissent par former un encadrement plus épais que le texte lui-même. Alors apparaît la nécessité de mettre de l’ordre dans le travail des glossateurs, ce qui sera fait vers 1230 dans la Grande Glose. Succès et critiques : L’école connaît dans un premier temps un grand succès car les auteurs connaissent bien leurs sources, car leurs commentaires sont concis et vont à l’essentiel, et car ils ne se préoccupent pas de questions théologiques, ils conservent le droit romain comme une chose laïque. Cependant, l’habitude de gloser sur les gloses aboutit parfois à faire perdre de vue le texte lui-même, et surtout, les glossateurs n’ont aucune perspective historique, ils ne tiennent pas compte des matériaux et des dates divers dont est constitué le Corpus. Ils pensent qu’une règle, une fois posée, a valeur universelle et oublient qu’elle est en réalité liée à un contexte historique précis. C’est pourquoi la méthode strictement exégétique (commentaire littéral sans vue globale) connaît un net déclin au milieu du 13e s. c) Le mouvement post-glossateur Les post-glossateurs se préoccupent des questions et des problèmes posés par l’actualité. Ils souhaitent répondre aux besoins pratiques de leur temps et considèrent le droit non plus comme un trésor intouchable, mais comme un matériau qu’il faut rendre utilisable, un ensemble de règles et de concepts qu’on

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peut appliquer. C’est à Orléans que leur méthode va se développer car l’étude du droit a été interdite à Paris. L’Ecole d’Orléans (Ecole des commentateurs) : On passe de l’explication des mots à la synthèse critique, conformément à la méthode scolastique. On analyse les arguments pour et les arguments contre pour aboutir à une solution. L’idée est qu’il faut trouver un maximum de sources, d’autorités qui appuient les arguments que l’on avance (cela restera très ancré dans la conception du droit, encore aujourd’hui). L’école d’Orléans joua un rôle de premier plan car c’est à cette logique que seront formés de nombreux légistes français de la fin du 13e et du 14e s., et spécifiquement les conseillers royaux. Les bartolistes : Les maître prestigieux d’Orléans attirèrent des élèves de toute l’Europe dont l’un ramena à Bologne la méthode qu’il avait apprise et fut à l’origine du renouveau de l’école dont le plue éminent représentant est Bartole, d’où le nom de ses disciples. Bartole considère la compilation justinienne comme un immense réservoir de concepts dans lesquels on peut puiser, en s’attachant à leur esprit et à leur raison. Par la suite, on reprocha aux post-glossateurs de produire de nombreux traités où ils font le survol de toutes les autorités qu’ils traitent, dressant des catalogues de pour et de contre sans véritable raisonnement. Il faut cependant leur reconnaître le mérite d’avoir fait du droit médiéval un droit véritablement créateur. 2. L’étude et l’enseignement du droit canonique A partir des années 1150, la doctrine canonique construit une véritable science née à Bologne, qui restera le centre des études de droit canonique. Au fil du temps, grâce au caractère international des universités, d’autres villes seront le foyer d’études canoniques. On étudie le droit canon dans les mêmes endroits et avec la même méthode que le droit romain. 3. Droit romain et droit canonique : le droit savant Ces deux droits sont le fruit de la réflexion de personnes différentes et n’ont pas les mêmes source, ce qui, dans un premier temps, provoque une certaine méfiance de l’un envers l’autre. Puis, à partir du 12e s., les deux disciplines s’ouvrent l’une à l’autre, et l’identité de leurs méthodes contribuent à ce rapprochement. Les deux sources se complètent, on les étudies en même temps, il existe bel et bien un droit romano-canonique, que l’on désigne par l’expression utrumque jus (l’un et l’autre droit) ou droit savant. Jusqu’à la Révolution française, c’est ce droit savant qui est enseigné dans les universités, le droit utilisé dans la réalité n’étant pas considéré comme une science.

E. Le droit savant : un trésor complexe Il existe cependant entre eux d’importantes différences. ¤ Droit romain et droit canon : deux droit aux caractéristiques propres Le droit romain est un droit du passé, étranger aux sociétés du 12e s. : les savants le vénèrent mais pour le reste du corps social, c’est un droit qui inspire la méfiance en raison de sa rigueur, qui est en complète rupture avec la flexibilité

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des pratiques juridiques coutumières. On se le représente comme une abstraction, on ne se reconnaît pas dans ce droit qui date de l’antiquité. Le droit canon, au contraire, est un droit vivant, en constante évolution, qui touche à la vie de tous les hommes en raison de la compétence très étendues des officialités. Peu d’individus ne sont jamais concernés par son action. L’approche des juristes romanistes repose sur une technique d’isolement d’un droit par rapport à ce qui n’est pas juridique. Par opposition, le droit canon se situe dans un autre ordre d’idées où toutes sortes de sources peuvent être considérées, ce qui le rend plus ouvert, on est habitué à essayer de concilier différentes sources. ¤ Une révolution ouvrant sur un trésor de concepts Tout cela va contribuer à créer une nouvelle façon de voir le monde, d’un point de vue juridique. C’est la naissance de l’homo juridicus. Les juristes sont formé dans les universités et vont mettre leurs connaissances au service des pouvoirs séculiers. Ils interviennent à tous les niveaux de la société, ce qui fait leur puissance. ¤ Des concepts puisés au droit romain... Si l’on peut comparer le roi à l’empereur, alors il a tous les pouvoirs de l’empereur romain puisqu’il est détenteur de l’imperium. La réflexion juridicopolitique revivifie aussi l’idée de res publica, dont le roi a la garde. On fait désormais une distinction : le droit public est tout ce qui touche à « l’état de la chose romaine » et le droit privé ce qui concerne les individus pris un à un. On en déduit qu’il existe, relevant du droit public, un véritable statut de la chose publique, qui deviendra la notion d’Etat (ce qui relève de la chose publique a un statut spécial). L’idée d’universitas (ensemble par opposition aux éléments qui le composent) appliquée aux cités, s’accompagne de la conviction que les magistrats sont titulaires d’un office qui leur confère à la fois une protection et une responsabilité particulières. Cette notion est fondamentale. ¤ ... et au droit canonique Ce modèle d’organisation hiérarchique à vocation universelle a été utilisé pour recomposer le pouvoir central et a influencé la construction d’Etats. De plus, il propose une hiérarchie des normes, on distingue de mieux en mieux ce qui a vocation universelle ou pas. Dans le domaine administratif, le modèle épiscopal est beaucoup imité, les institutions locales de la monarchie sont conçues sur le schéma de l’évêque recruté comme délégué par le Saint-Siège. L’Eglise fonctionne avec un système de représentation, d’assemblées, etc. précisé dans le droit canon, et chaque fois que l’Etat naissant aura un problème dans l’organisation de l’administration, on recherchera la réponse dans le droit canonique, s’inspirant du statut qui gouverne le clergé comme un corps de fonctionnaires. Même le modèle fiscal de l’Eglise servira de référence à certains égards. ¤ Des concepts exploités par la monarchie parallèlement aux ressources du droit féodal Les rois capétiens utiliseront ces ressources de cette effervescence intellectuelle et l’impact du travail des légistes de l’époque s’étendra sur plusieurs siècles.

I. La reconstitution des principautés

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Aux alentours de l’an mil, la féodalité est désorganisée, le lien féodo-vassalique ne s’ordonne pas en pyramide de fidélités, les liens s’entrecroisent, les contraintes féodales n’existent pas en dehors de la seigneurie châtelaine. A partir du 11e s., la féodalité va pourtant se restructurer. Une vraie pyramide de pouvoir va se mettre sur pied, qui permettra la restructuration de la société.

A. La structuration des châtellenies Dans la châtellenie, le seigneur est entouré de chevaliers qui sont enserrés dans un lien vassalique. Ces liens vont acquérir leur teneur définitive dans la mesure où l’homogénéité et la proximité qui règnent favorisent le développement de relations étroites, suivies et répétées entre les parties. Des coutumes vont ainsi se dégager et permettre une meilleure définition des obligations et des droits de chacun, ainsi que des rôles à tenir. C’est une juridicisation du lien vassalique. La seigneurie devient une sorte d’Etat en miniature et les relations vassaliques qui permettent de clarifier la situation entre seigneurs et chevaliers va s’étendre aux seigneuries supérieures.

B. La structuration des seigneuries supérieures Le lien de vassalité va se répandre à tous les échelons et les vassaux « inférieurs » vont rentrer dans la vassalité de seigneurs supérieurs. 1. Le support de la restructuration : le lien vassalique Le pouvoir du ban étant identique pour tous les seigneurs, petits et grands, il ne pouvait créer de hiérarchie. C’est le lien vassalique qui servit à affirmer la suprématie des grands seigneurs. Ce processus est le processus inverse de la déstructuration du pouvoir. Maintenant, la vassalité est considéré comme quelque chose de valorisant, c’est une façon honorable de participer à l’exercice du pouvoir. 2. La subordination progressive des seigneurs inférieurs : le développement ascendant des liens vassaliques Les princes, ducs, comtes vont multiplier leurs efforts pour faire entrer dans leur vassalité les seigneurs qu’ils considèrent comme inférieurs, ce qui sera facilité par les circonstances. Tout d’abord, la situation des sires s’est détériorée, il a tendance à s’appauvrir notamment en raison du mouvement d’émancipation qui, par la rédaction de chartes et la fixation coutumière des prélèvements, lui interdit d’accroître ceux-ci. De plus, il doit pouvoir, en tant que noble, dépenser beaucoup et si possible sans compter, il est tenté par les croisades qui apportent un afflux de marchandises de luxe dont il voudrait bénéficier. Ce déséquilibre financier est encore aggravé par la circulation de monnaies étrangères au cours élevé qui font perdre leur valeur à la monnaie comtale. Les seigneurs inférieurs vont donc accepter plus facilement d’entrer dans la vassalité d’un seigneur supérieur. Vers 1180, il n’y a presque plus de chef inférieur qui ne soit vassal d’un chef supérieur. Les chevaliers entrent dans la vassalité des sires, qui entrent dans la vassalité des comtes, qui entrent eux-même dans la vassalité des princes. Parallèlement se redéveloppe la notion de fief : les seigneuries territoriales entrent dans le statut de tenures nobles et les châtellenies sont considérées comme des fiefs. On va assister à une féodalisation des châteaux et des

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terres, fondée sur le mécanisme du fief de reprise (on accepte le changement de statut de sa terre familiale : d’alleu, elle devient fief. On a appelé ce phénomène celui des fiefs mouvants, ou mouvances féodales. (fief => comté => principauté => royaume) 3. La formation d’une pyramide féodo-vassalique Ce mouvement ascendant des liens vassaliques transforme donc le statut des terres des seigneurs et va permettre la création d’une pyramide, acquise au 13e s. a) Une pyramide imparfaite ... Cette pyramide, dans la réalité, peut être parfois complexe, comme dans le cas, par exemple, d’un seigneur supérieur qui tient par héritage un fief d’un seigneur qui lui est inférieur. De plus certaines terres restent des alleux et échappent ainsi à la mouvance féodale. b) ... aux conséquences néanmoins remarquable Malgré cela, l’organisation hiérarchique s’impose vers le 12e s. La hiérarchisation de seigneuries entraîne la hiérarchisation des juridictions : si un vassal d’un seigneur inférieur se considère comme victime d’une injustice, on admettra qu’il puisse plaider sa cause devant la cour du seigneur de ce seigneur, le suzerain. C’est l’apparition de la notion d’appel.

C. La réassurance de l’autorité des princes Les seigneurs sont de plus en plus puissants, et surtout ceux du sommet de la pyramide; les princes qui avaient perdu leur autorité dans le processus de dislocation du pouvoir réaffirment leurs anciennes prérogatives, qui touchaient à l’exercice de la justice, au droit de battre monnaie, de prélever des taxes, autrement dit à toutes les manifestations traditionnelles du pouvoir du ban. C’est le processus inverse de celui de la dislocation du pouvoir, et comme les princes avaient usurpé leur autorité au roi, le mouvement étant inversé, cela va permettre au roi de redevenir le chef effectif. La dislocation s’est produite du haut vers le bas de la pyramide, la reconstruction du pouvoir, elle, est un mouvement du bas vers le haut et donc vers le roi. Les princes pourront difficilement refuser au roi ce qu’ils exigent de leurs vassaux et d’autre part, l’idée d’une pyramide qui s’est dégagée implique nécessairement un sommet qui ne peut être que le roi. Le résultat atteint sera une féodalité ordonnée formant l’architecture d’un système politique coordonné.

II. Le parcours capétien : la réassurance du pouvoir royal A. La situation de départ 1. L’étroitesse du domaine royal Notre conception actuelle de l’autorité sur un territoire n’est pas la même que celle du domaine royal, concept dès lors difficile à cerner. a) Définition Il serait commode de viser un ensemble de territoires où le roi exerce directement les mêmes droits que les seigneurs, mais cette vision simplifiée ne correspond pas à la réalité. Le domaine royal n’est pas un territoire aux frontières définies, tel que nous pourrions le concevoir, mais bien un ensemble disparate de droits, de terres et de prérogatives diverses (que le roi a conservées

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comme nommer les évêques, rendre justice, lever l’impôt, ...) dont aucun inventaire définitif n’est établi. Quand on veut faire une carte de cet ensemble très hétéroclite et déstructuré, on tient compte des différents endroits où l’étendue de l’autorité du roi-seigneur justifie la présence d’administrateurs, en la personne des prévôts. b) L’état du domaine royal Non seulement, le domaine est très étroit, mais en plus, le processus de dislocation y a commencé également, et le roi est ainsi confronté au phénomène d’indépendance châtelaine. La situation est donc loin d’être brillante pour Hugues Capet : il n’a plus d’influence que sur un petit territoire, et même sur ce petit territoire qu’est le domaine royal cartographique, il n’a plus beaucoup de pouvoir effectif. 2. La désaffection pour la Cour du roi Les grands ayant déserté la Curia, elle n’est plus composée que de petits seigneurs. Cet abaissement du niveau social de l’entourage du roi fait perdre tout son prestige à la Curia. Le palais, quant à lui, rassemble l’entourage immédiat du roi. 3. La faiblesse apparente de la monarchie capétienne à ses débuts A la fin du 10e s. et au début du 11e, le domaine royal est entouré de grands ensembles dont les chefs, sinon hostiles, sont du moins indifférents au roi. Ils lui refusent même souvent l’hommage et l’aide qu’ils lui devraient à titre de seigneur supérieur. Ils ne lui reconnaissent plus aucune autorité.

B. Le « miracle capétien » L’expression met en évidence tant le rôle du hasard dans l’entreprise de réaffermissement du pouvoir royal que l’interprétation providentielle qui en a été faite, le caractère sacré du roi lui ayant permis de restaurer sont autorité. 1. Le sacre et le ministère royal Le roi capétien, qui se trouve dans une position fragile, a néanmoins un avantage sur les autres princes : il est sacré. a) La cérémonie du sacre Aux 11e et 12e s., elle est très prestigieuse, il faut qu’elle soit la plus remarquable possible. En premier lieu vient la promesse : le roi répond à une série de questions posées par l’archevêque qui lui demande de s’engager à procurer la paix aux églises et au peuple chrétien, à faire régner justice et miséricorde, etc. Le roi sait qu’il va avoir du mal à tenir sa promesse, mais cela lui donne une mission qui le différencie des autres. On procède ensuite à l’élection : l’archevêque élit le roi, avant de se tourner vers les évêques, puis vers les grands laïcs, puis vers le peuple présent, qui, tour à tour, acclament le roi. Cette élection n’est qu’une forme, en aucun cas un choix entre plusieurs personnes Vient enfin le rite du sacre proprement dit : l’onction par l’huile sainte qui fait du roi l’élu de Dieu. Puis il est revêtu des symboles de sa fonction régalienne. b) L’idéal du ministère royal Le roi bénéficie du soutien de l’Eglise de France, qui participe à l’élaboration du pouvoir royal et qui lui restera fidèle tout au long de cette période. Les clercs

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insistent sur la mission spécifique dévolue au roi, son ministère royal. continue à projeter le modèle du roi unique qui a une mission divine.

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2. Le rétablissement du principe héréditaire et l’établissement de la primogéniture Hugues Capet fit associer son fils Robert au trône à la veille d’un départ en campagne, faisant valoir les dangers de la guerre et le risque d’une vacance du pouvoir. Robert fut élu et sacré. Ainsi, Hugues Capet prévoit d’avance que c’est son fils qui lui succèdera s’il ne revient pas car il a été légitimé par la sacre. Cette technique du sacre anticipé va se répéter durant plusieurs règnes. Le véritable miracle résulte en fait d’un hasard biologique puisque tous les Capétiens auront un fils qu’ils pourront faire élire et sacrer, parfois très jeunes. Par l’enchaînement sans heurt des successions, par la pratique systématiquement suivie durant six générations du sacre anticipé, l’hérédité sera rétablie. Deux autres principes seront réaffirmés : celui de la primogéniture (lorsque le roi aura deux fils, ce sera l’aîné qui sera choisi, précisément en raison de sa qualité de premier né) et puis, corollaire, celui de l’unité du royaume, de son indivisibilité. Cette mutation est importante mais malgré son évidence, elle sera critiquée par certains clercs en raison de l’idéal du ministère royal. 3. La faveur de certains clercs pour une royauté élective Pour les clercs, le ministère royal est l’essence même de la fonction royale, et elle implique que le candidat à la royauté ait un comportement conforme à son état, c-à-d que ne peut s’élever à la fonction royale que celui qui a les qualités requises. Le pouvoir royal ne peut s’accommoder de princes indignes et, même si la naissance du prince le prédispose à régner , il pourrait être déchu de ce droit s’il n’a pas les qualités morales personnelles pour l’exercer. L’élection devrait être préférée à l’hérédité puisqu’elle permet de contrôler l’aptitude à régner de celui qui est choisi. Cette vision du fondement du pouvoir royal est en décalage total avec un univers mental dominant qui est incapable de dissocier pouvoir et naissance. Puisqu’on croit à la transmission des qualités de père en fils, en ne remet pas en cause l’hérédité dans la pratique.

C. La royauté féodale : les théories Les Capétiens vont parvenir à s’entourer de conseillers qui mettront en place les éléments de l’idéologie nécessaire à la consolidation de leur autorité. Ils vont faire des tentatives inlassables d rattacher aux Carolingiens la dynastie capétienne pour accroître leur légitimité et créer un mythe qui, les présentant comme descendants des carolingiens, va contribuer à les faire apparaître comme différents. Mais leur entourage lettré ne va pas se contenter de développer des mythes, il va aussi s’attacher à élaborer des théories juridico-politiques renforçant l’autorité au départ chancelante du roi. Les Capétiens vont mettre à profit la clarification de la structure féodale pour renforcer leur autorité. Et même s’ils se heurteront parfois à des refus cinglants, ils accumuleront peu à peu le succès grâce à leur politique constante d’exiger des hommages. Au départ, ils n’obtiendront que des hommages en marche. (Le mot « marche » désigne la frontière, le « no man’s land » entre deux territoires. L’hommage en marche est rendu par le vassal à son seigneur à la frontière entre leurs territoires, pour bien montrer qu’il accepte tout juste de se déplacer un tout petit peu. L’hommage en marche est vraiment minime, il consiste juste en une

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promesse de non agression et n’est pas l’équivalent du vrai lien vassalique, mais il est cependant préférable à un refus.) Par la suite, ils réussiront à se faire prêter des serments plus contraignants et comme il sera de plus en plus prestigieux d’entrer dans la vassalité du roi, ce dernier aura de plus en plus de vassaux et pourra renforcer son autorité car ses vassaux ne pourront lui refuser ce qu’ils exigent de leurs vassaux en tant que seigneurs. 1. La mouvance et le royaume On va redonner corps à la notion de royaume grâce au démembrement des terres. a) La mouvance des terres Les théoriciens vont mettre l’accent sur l’idée de mouvance. Chaque fief est supposé provenir (se mouvoir) d’un fief plus vaste, dont il a été issu lors du démembrement féodal, de sorte que si l’on remonte la chaîne du morcellement des tenures nobles, on peut avancer que les grandes principautés sont supposées être tenues en fief du roi, comme les châtellenies sont supposées être tenues en fief des comtes, dont les comtés eux-même sont supposés être tenus en fief des ducs et princes. Cette vision à rebours du processus de décomposition permet de faire renaître l’idée d’un royaume, qui va faire que naturellement, les princes vont réaccepter une certaine subordination au roi. C’est ainsi que, deux siècles après la décomposition, se reconstruit d’une façon assez révolutionnaire une pyramide. b) La reviviscence de l’idée de royaume On familiarise les gens avec l’idée qu’un individu a vocation à exercer le pouvoir sur un territoire, même si cette théorie est au départ en décalage avec le réalité. L’idée d’un territoire unitaire, d’un regnum placé sous l’autorité du roi, redevient consistante alors qu’elle s’était diluée dans le processus de dissémination de l’autorité. La notion même de frontière s’était estompée, on pensait le pouvoir en termes de rapports entre personnes, l’argument utilisé pour fixer les limites étant féodal et non territorial. Néanmoins, la notion de frontière telle que nous la visualisons sur une carte restera longtemps un anachronisme (la première carte de France ne fut dessinée qu’au 16e s.). 2. La Couronne Les théoriciens utilisent de plus en plus la métaphore organique d’un corps pourvu d’une tête et de membres pour représenter le pouvoir politique. Le royaume est un corps entier dont le roi occupe la tête et dont chaque entité territoriale constitue une partie ou un membre. Cette métaphore garantit une certaine cohérence car si un corps peut vivre sans certains de ses membres, il ne le peut pas sans se tête. Puis, on utilisera la notion de couronne, qui incarne un certain idéal. Jusqu’à la moitié du 12e s., le mot ne désigne que l’objet en métal, insigne de la royauté. Puis, vers les 11e et 12e s., on considère de plus en plus la Couronne comme une entité abstraite reliée au royaume, distincte de la personne physique du roi. On parle de fidélité envers la Couronne et/ou le royaume : dépassant l’individu temporairement investi de l’office royal, cette abstraction permet d’assurer une continuité du pouvoir, puisque la fidélité n’est plus limitées à un être appelé à mourir, mais à une autre réalité qui annonce la constitution de l’Etat (terme qui n’émergera qu’au 16e s.), de la chose publique qui englobe l’administration.

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3. La royauté suzeraine Il faut faire en sorte que le roi occupe le sommet de la pyramide et que les liens vassaliques ne jouent jamais en sa défaveur. a) Le roi au sommet de la pyramide féodo-vassalique On suit le modèle ecclésiastique de la Réforme grégorienne où le pape est à la tête de l’Eglise. Se dégage ainsi l’idée d’une monarchie supérieure à tous les degrés de forces seigneuriales. Le suzerain est le seigneur d’un seigneur et le seigneur ultime de tous les seigneurs est le roi, à qui l’on ne peut donc pas refuser ce que l’on exige de ses vassaux. Pour que cette théorie soit efficace, il faut qu’aucune entrave à l’autorité du roi ne découle du contrat vassalique. Or, dans certains cas, la pyramide est imparfaite. les conseillers royaux vont donc veiller à ce que ces imperfections ne puissent porter atteinte au sommet de la construction. b) Les mécanismes assurant la hiérarchie au profit du roi dans les cas où un fief pourrait échoir au roi avec pour conséquence qu’il serait placé à un autre échelon de la pyramide qu’au sommet, les conseillers royaux vont successivement apporter plusieurs solutions. Dans un premier temps, ils suggèreront au roi d’accepter le fief mais de refuser l’hommage et le serment de fidélité. Mais cette solution est incompatible avec la logique féodale. Outre la solution qui poussait le roi à refuser purement et simplement le fief (ce qui s’avérait peu satisfaisant pour lui), deux idée apparurent. On prévoit un mécanisme de compensation, c-à-d que le roi paye quelqu’un pour effectuer les obligations vassaliques à sa place. La dispense ne concerne que le roi et ne remet pas en cause le statut de terre féodale du bien. Puis, se généralise un autre procédé : le seigneur du fief est invité à renoncer à sa seigneurie et au statut féodal du bien qui est acheté par le roi avec une somme suffisante pour satisfaire le seigneur et compenser le perte de son fief, qui devient un alleu du roi. Cette évolution a amené l’adage « le roi ne tient de personne (sauf de Dieu) », ce qui signifie qu’il n’est jamais en état de subordination vassalique, qu’il est totalement indépendant. Cette règle fut beaucoup utilisée, elle devint le leitmotiv des théoriciens, non seulement à l’intérieur du royaume, mais aussi visà-vis de l’extérieur (le pape et l’empereur). 4. Vers le renversement de la règle « le vassal de mon vassal n’est pas mon vassal » La médiatisation du pouvoir était bien encrée dans la société féodale, un seigneur n’avait d’autorité que sur ses propres vassaux et pas sur les étages inférieurs de la pyramide, en conséquence du processus de dislocation. a) La multiplication des vassaux royaux La solution la plus évidente pour couper court à la règle était de multiplier le nombre de vassaux directs du roi, ce qu’on fit en attirant les vassaux par l’offre de fiefs, parfois même sous forme de rente. Cela va bien fonctionner grâce à la mutation des mentalités. Chacun va vouloir se rehausser dans la pyramide en prêtant directement serment au suzerain, dont le prestige s’accroît. b) La réduction des effets néfastes de l’exécution d’engagements vassaliques Cependant, il est impensable de faire entrer tous les nobles dans la vassalité royale; l’idée de pyramide implique plusieurs étages et celle de vassalité multiple, que certains vassaux royaux puissent être également vassaux d’autres seigneurs. Au 12 e s., un vassal direct du roi de France devient vassal de l’empereur d’Allemagne. On prévoit alors une clause pour que, en cas de conflit, le vassal devra aider celui qu’il considèrera comme agressé. Dans un cas similaire, on

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prévoira que le vassal ne pourra faire contre le roi qu’une guerre défensive. Quant aux arrières-vassaux, on prévoira qu’en cas de conflit entre leur seigneur direct et leur roi-suzerain, ils ne peuvent entrer en guerre contre le roi que s’ils estiment qu’il est en tort. Le vassal aura alors intérêt à bien choisir en fonction de la situation politique du moment, qui se montra, dans la majorité des cas, favorable aux capétiens. On sauvegarde les intérêts du roi en renvoyant les gens à leur propre évaluation de la situation. 5. L’aboutissement : la mise en ordre de la mouvance A la fin du 13e s., il est devenu clair que le roi occupe le sommet de la pyramide féodale. La règle selon laquelle il ne tient de personne est devenue une réalité. Grâce à l’ensemble de ces théories, on a réussi à réaffirmer le pouvoir du roi. Il a « remis en ordre sa mouvance », la vassalité à son profit. Même s’il ne peut pas encore exercer sur tout le royaume et qu’il n’a d’autorité directe que sur le domaine royal, il peut néanmoins désormais exiger les obligations vassaliques des princes et ducs.

D. La royauté féodale : la reconstruction du territoire Parallèlement à la remise en ordre de la mouvance, on essaye d’agrandir le domaine royal, d’y faire entrer de nouvelles portions de territoire. 1. Les difficultés de la situation Il y a d’abord une phase pendant laquelle le roi remet en ordre son domaine royal contre les seigneurs châtelains qui se sont émancipés, phase que l’on appelle principauté royale car elle est semblable à ce qu’entreprennent les grands dans leurs territoires. Cette première étape achevées, les Capétiens vont tenter d’agrandir leur domaine, d’abord très petitement, par l’acquisition d’une abbaye, d’un seigneurie, puis plus spectaculairement. Au cours de ce processus, ils vont rencontrer une difficulté de taille : l’« Empire plantagenêt ». En 1066, le duc de Normandie, Guillaume le conquérant, prétend avoir des droits au trône d’Angleterre et après avoir défait les Saxons, devient roi d’Angleterre. Ses descendants continuent à régner sur la Normandie et l’Angleterre, et annexent de nombreux territoires, fiefs français, à force de mariages et d’héritages. L’« Empire plantagenêt » ainsi constitué est impressionnant et potentiellement dangereux pour le roi de France puisque l’un de ses vassaux est un rival de taille. Cela provoque de très fortes tensions entre la famille royale française et le famille royale anglaise. 2 Les succès de la reconstruction Les Capétiens vont utiliser toutes les ressources de la féodalité et de la vassalité pour agrandir leur domaine. Ils font cela par des voies juridiques, pas par des conquêtes militaires. a) Le jeu des sanctions féodales : l’utilisation du droit « pénal » Chaque fois que cela s’avérera possible, les Capétiens vont utiliser les sanctions dégagées par le droit féodal, lorsqu’un vassal se montre négligent ou infidèle : ils vont faire prononcer, par leur cour féodale, la sanction de la commise du fief, ou de sa saisie, ou de l’annulation du lien vassalique. L’exemple le plus remarquable est celui qui se produisit en 1204. Jean sans Terre (roi d’Angleterre), avait outragé l’un de ses vassaux en lui enlevant sa fiancée. Ce vassal s’adressa alors à son suzerain, le roi de France, Philippe

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Auguste. C’est la première saisine effective par un arrière vassal de la cour de son suzerain, ce qui montre l’effet hiérarchisant de la pyramide vassalique. Jean sans Terre avait reconnu lors de son investiture, la juridiction du roi de France Philippe Auguste, qui le fit donc citer devant lui par simple application des règles féodales. Jean refusa de se présenter à Paris en invoquant le privilège dont il bénéficiait de ne rencontrer son seigneur qu’en marche, à la frontière (cas du pacte de non agression, pas de subordination complète; hommage en marche prêté par le Duc de Normandie). Le Roi de France rétorqua qu’il l’avait cité non pas en tant que Duc de Normandie, mais comme Duc d’Aquitaine, puisque c’est à ce titre qu’il était le seigneur du vassal outragé. Jean ne vint pourtant pas, alors la Cour féodale, constatant le manquement de Jean à ses obligations vassaliques, prononça la commise de tous ses fiefs français, ce qui impliquait le retour de ses possessions aux mains du roi et le rattachement direct à sa personne des anciens vassaux du condamné. Ce mécanisme remarquable était cependant assez exceptionnel. b) Le jeu de la patrimonialté La diplomatie royale va utiliser toutes les possibilités offertes par le caractère désormais patrimonial du fief. - Des cessions (aliénation du fief grâce à son caractère patrimonial, investissement à long terme) Des cessions vont être directement consenties à la Couronne, parfois moyennant finances, et il s’agit alors de véritables achats de territoires, et parfois sans contrepartie, lorsque les conditions politiques sont tellement défavorables à certains seigneurs qu’ils n’ont pas d’autre choix que d’accepter le retour de leurs terres à la Couronne. - Des mariages (stratégie d’alliances matrimoniales) Des mariages vont être habilement négociés avec des héritières richement dotées en terres. L’ensemble de la famille royale est mis à contribution : lorsqu’un mariage est conclu pour le frère du roi, il est prévu que si le couple ne laisse pas de descendants, les terres visées par le régime matrimonial retournent à la Couronne et pas à la famille de l’épouse. - Des règles successorales Les Capétiens vont exploiter les ressources des règles successorales. Certains testaments seront établis en leur faveur et les successions en déshérence reviennent au seigneur selon le droit féodal. On voit qu’ils se sont le plus souvent restés dans les limites de la légalité, même s’ils durent parfois appuyer l’utilisation des moyens juridiques par quelque force militaire. Cette stratégie s’est révélée très efficace : Philippe Auguste laisse à sa mort en 1223 un domaine royal qui a quadruplé durant son règne. cependant, les capétiens se sont aussi lancés dans des aventures qui ont parfois contrarié l’efficacité de leur œuvre de reconstruction, comme les Croisades, par exemple, où certains ont perdu la vie, où à un autre obstacle : l’utilisation de la pratique des apanages. 3. Les contretemps de la reconstruction : les apanages La coutume s’était développée, pour permettre aux cadets de subsister, de leur donner un « lot de consolation », une portion prélevée sur le territoire à titre d’apanage (>ad panem, pour le pain), et ce afin de maintenir la paix et la tranquillité en évitant que la jalousie et les tensions ne s’exacerbent. L’apanage avait pour vocation très nette de garantir le maintien du principe d’indivisibilité de la Couronne, conséquence de la règle de primogéniture.

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Au début très modestes en raison de la taille du domaine royal, ils deviennent de plus en plus conséquents en raison de la reconstitution territoriale. Ils amputaient parfois sérieusement sur le domaine reconstruit non sans mal, et ce malgré certaines règles juridiques sensées en limiter les conséquences. Les successeurs du roi ayant cédé l’apanage devaient en effet attendre qu’il ne tombe en déshérence avant de retourner à la Couronne, et le domaine royal se retrouve ainsi privé d’une portion de territoire qui restera dans une branche collatérale aussi longtemps qu’elle aura des successeurs. Par exemple, la Bourgogne fut cédée en 1360 et les ducs de Bourgogne formèrent une véritable dynastie qui s’opposa plusieurs fois à la maison royale de France, tentant même de la renverser. 4. Les résultats Le processus de reconstitution l’emporte sur les difficultés et chaque annexion augmente l’autorité de la royauté : le roi prend la place du seigneur dont il a acquis le territoire et les prérogatives royales se transforment en prérogatives royales; les vassaux passent dans son orbite directe. Le prestige de la cour capétienne sort renforcé de ce processus de réassurance. Vint bientôt l’heure de l’organisation : il fallait gérer le domaine et gouverner le royaume.

III. Les institutions royales La situation de départ, nous l’avons vu, est loin d’être brillante : à la fin du 10e et au début du 11e s., la Cour a des difficultés à incarner une véritable administration centrale. Quant à l’administration locale, elle est presque inexistante, puisqu’elle se réduit à quelques prévôts qui exercent les droits du roi-seigneur dans le domaine royal.

A. L’administration centrale On assiste à l’émergence de deux organes, deux institutions qui vont avoir tendance à se spécialiser. 1. Le Conseil Le mot consilium qui visait jusque là toute espèce d’avis (que ce soit ceux que le vassal doit à son seigneur ou ceux que les grands de l’entourage du roi lui donnaient), tend à désigner une institution, un organe qui émerge de la Curia. Lorsque le roi veut prendre une décision importante et qu’il demande des conseils, il y a donc réunion de deux traditions : celle de la féodalité et celle de la monarchie. a) Institutionnalisation de la Curia in consilio (= cour dans l’activité de donner des conseils) - L’émergence d’un nouvel organe Le Conseil, apparaît vers les années 1150 : il provient tout d’abord des réunions informelles de l’entourage du roi et forme peu à peu une entité distincte, la Curia in consilio. Ce Conseil regroupe ceux qui, parmi les grands de l’entourage du roi, assistent ce dernier de façon permanente dans la prise de décision politique. Puis, petit à petit, le roi ne s’entoure plus de cousins, de nobles, etc. mais de personnes choisies pour leurs compétences. On sort alors de la logique féodale : il convoque des « techniciens » plutôt que des aristocrates.

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Cette entité distincte dépend entièrement de la volonté royale; sa composition varie en fonction des circonstances. - Le rôle croissant des légistes Grâce à la technicité croissante de l’administration centrale, les légistes jouent au sein du Conseil un rôle de plus en plus important, formant un groupe professionnel familiarisé avec le droit. Ce noyau dur occupe la place dominante dans l’assemblée. La tendance va vers une laïcisation du personnel gouvernemental. b) Les attributions de la Curia in consilio Sa principale attribution est la participation au gouvernement du royaume, mais elle participe aussi à l’exercice de fonctions juridictionnelles. - Le rôle consultatif sur le gouvernement du royaume Son rôle est uniquement consultatif, c-à-d que le roi est libre, à l’issue des discussions, de prendre la décision qu’il entend. Il n’est en aucun cas tenu ou lié par ces avis. C’est au sein du Conseil que le roi signe les traités, nomme les agents territoriaux, délibère les textes normatifs qu’il compte prendre, le Conseil participant ainsi à l’élaboration de la loi. Toutes les affaires du royaume ont vocation à être discutes au Conseil qui est là pour aider le roi. - La justice retenue Le roi doit maintenir la paix et faire régner la justice en raison de la mission que lui a conférée le sacre. Il doit donc exercer la justice, il devient « débiteur de justice », contractant une dette dont tous les habitants du royaume sont créanciers. L’image caractéristique du roi à l’époque féodale est représentée par la vision de saint Louis sous son chêne; elle est l’expression d’un idéal, mais sa réalisation est impossible, si bien que le roi doit déléguer. On fait alors une distinction fondamentale, qui restera de mise pendant tout l’Ancien Régime, entre la justice retenue, celle que le roi exerce en personne au sein de son Conseil, et la justice déléguée, exercée par les organes que le roi à créé et qui sont habilités à exercer, en son nom, des fonctions juridictionnelles. Par l’exercice de la justice retenue, rien n’échappe au roi : il peut à tout moment exercer lui-même sa justice, regarder ou faire surveiller l’application de la loi, modifier la règle de droit applicable ou les décisions judiciaires rendues. Il peut aussi délimiter les compétences de toutes les juridictions et déterminer la part de pouvoir qu’il leur délègue. Il peut récupérer ses compétences en interrompant le cours de la justice déléguée par l’évocation d’une affaire. L’exercice très courant de l’évocation ne manquera pas de créer des tensions et des occasions conflits. La justice retenu est donc le « maître » de la justice déléguée. 2. Le Parlement (organe juridictionnel!! à ne pas confondre avec notre assemblée législative!!) a) L’émergence de la Curia in parlamento (> délibérer) - La formation et la stabilisation du nouvel organe Pendant longtemps, il n’y a pas d’organe spécifique pour la justice. C’est saint Louis qui inaugura la pratique de s’entourer de légistes chaque fois qu’il jugeait en sa cour. A son retour de croisade, il reprit en main les affaires du royaume et, très attaché à l’idéal de la justice, il confia à des commissions composées de juristes le soin de régler les questions qui se présentaient. Ces commissions, en nombre et de durée variable, sont nommées de manière temporaire et n’ont plus d’existence au moment où l’ordre du jour est clos. Puis, comme les sessions ne cessent de s’allonger et sont finalement regroupées en une seule, le Parlement

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devient permanent, et cette permanence dans le temps se double d’une permanence dans l’espace puisqu’il est désormais installé en un lieu précis. - L’individualisation du Parlement Une juridiction déléguée est née, véritable institution à qui le roi a confié son pouvoir de justice Il est au départ bien précisé que c’est le roi qui tranche, puis, on indique que ce sont des décisions prises par la cour, en présence du roi, et finalement, le roi n’est plus dans sa cour, qui tranche seule. Le règlement de 1278 montre bien qu c’est une institution, un organe stable et durable. - L’organisation en chambres Il y a une tendance à la spécialisation car la matière est de plus en plus complexe. La Grand-Chambre est le pivot : c’est devant elle que s’ouvrent tous les procès, se font les plaidoiries et sont rendus les arrêts. La Chambre des requêtes, elle, reçoit les demandes des plaideurs et statue sur leur validité (on examine la requête pour voir si elle est bien formulée, etc.). La Chambre des enquêtes, elle, est chargée de l’instruction des affaires qui en nécessitent une. Plus tard apparaît aussi la Chambre criminelle, compétente en matière pénale. b) Les attributions de la Curia in parlamento - Les compétences judiciaires Ses compétences se manifestent surtout en degré d’appel, mais elle a aussi des attributions en tant que premier degré de juridiction dans certaines catégories d’affaires. ¤ Le Parlement était compétent en première instance pour toutes les affaires féodales car il a supplanté la cour féodale, mais par la suite, la plupart des causes féodales sont confiées aux baillis (juges de moindre importance), et le Parlement ne connaît plus que les causes relatives aux grands vassaux, et à ceux qui bénéficient du privilège de committimus, c-à-d qui échappent au tribunal de croit commun et peuvent s’adresser directement au Parlement. ¤ C’est néanmoins la juridiction d’appel qui consiste l’essentiel de son activité puisqu’il peut être amené à réexaminer les affaires tranchées par les juridictions royales inférieures et par les juridictions seigneuriales. ¤ Le Parlement prononce des décisions qualifiées de souveraines dans la mesure où il n’existait pas de juridiction supérieure pour en appeler, mais en réalité, le roi conserve l’exercice de la justice retenue et peut donc à tout moment évoquer l’affaire au Conseil. Le Conseil peut aussi être saisi d’une requête en proposition d’erreur, ancêtre de notre procédure de cassation : un justiciable pouvait saisir le roi ou son Conseil en avançant que la Parlement a commis une erreur dont il offrait d’avancer la preuve. Le roi pouvait alors casser la décision et, sans la juger au fond, renvoyer l’affaire devant le Parlement afin qu’il la revoie. Cela aboutira plus tard à un conflit entre le Conseil et le Parlement. - Les attributions non judiciaires du Parlement A l’époque, on ne fait pas de séparation entre les trois pouvoirs, on considère qu’il y a une continuité entre eux. C’est pourquoi le Parlement prétend jouer un rôle dans l’exercice du pouvoir normatif. ¤ Le Parlement prenait, lorsqu’il l’estimait nécessaire, des arrêts de règlement, actes normatifs applicables à tout son ressort et permettant de régler provisoirement un point sur lequel ni la coutume, ni la législation n’apportent de solution. C’était dans l’idée de continuité entre fonction juridictionnelle et fonction normative : juger n’était pas seulement mettre fin à un contentieux particulier. C’est donc d’abord à l’élaboration d’un procès que les premiers arrêts de règlements intervinrent, lorsque le Parlement, ayant pris conscience d’un vide juridique, ressentait la nécessité de le combler, décidant

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qu’à l’avenir toutes les affaires du même type seraient tranchées dans le même sens. Cependant, avec le temps, le Parlement entendit aussi régler certains points en dehors de tout contentieux, prenant l’initiative et anticipant sur des problèmes qui pourraient se poser à lui. Il prétend avoir un pouvoir normatif autonome. ¤ C’est surtout grâce à la procédure de l’ enregistrement des ordonnances délibérées en Conseil que la Parlement voulut faire entendre sa voix et être associé à l’élaboration législative. A l’origine, l’enregistrement avait pour seule fonction de copier les actes dans un registre, et cette action matérielle n’impliquait rien d’autre. Puis, le Parlement se mit à utiliser l’enregistrement pour examiner le fond de l’acte normatif et y apporter des critiques, adressant au roi des remontrances et refusant d’enregistrer tant que le souverain ne les a pas examinées. Le Parlement prétendra également que c’est l’enregistrement qui rend applicable l’acte normatif, ce qui est une véritable usurpation. A l’inverse, le système des remontrances peut être considéré comme une exécution par le Parlement de son obligation de conseil, obligation qu’il doit au roi en tant que partie de la Curia. c) La procédure devant le Parlement - Le développement de la procédure romano-canonique Les juridictions royales vont se calquer sur les juridictions ecclésiastiques En 1258, saint Louis introduit une transformation qui aura des conséquences radicales sur le cours de la procédure : il interdit l’usage du duel judiciaire, s’inscrivant dans une condamnation de l’Eglise à l’encontre des jugement de Dieu. ¤ La condamnation par l’Eglise du jugement de Dieu En 1215, l’Eglise avait marqué sa réprobation pour ces jugements de sang, en interdisant à tout clerc d’y prendre part. Cette interdiction témoignait d’une part d’un rejet de la violence et de l’épanchement du sang, mais aussi, d’autre part, d’une conception de Dieu qui s’écarte de celle qui avait dominé les modes de preuves irrationnels dans lesquels les Carolingiens avaient placé toute leur confiance. Dieu était certes omniscient et omnipotent, mais sa justice, loin d’interférer avec celle des hommes, se manifesterait le jour du jugement dernier. Les clercs considéraient désormais qu’organiser le miracle au cours du procès n’était plus légitime, le justice divine devant rester purement transcendante. ¤ Le triomphe progressif de la procédure romano-canonique L’ordonnance de saint Louis eut du mal à s’imposer. Les seigneurs justiciers pouvaient, à l’issue du duel judiciaire, saisir la monture et les armes du vaincus, et ils n’étaient pas prêts à perdre cette source de profit, mais on parvint quandmême à imposer la procédure romano-canonique d’enquête, plus rationnelle et plus efficace. La procédure d’enquête était contradictoire. Chacune des parties rédigeait les points sur lesquels allaient porter le litige. On appelait ces derniers les appointements et c’était eux qui allaient faire l’objet de l’enquête. Les parties avaient dû produire des témoins dont les témoignages étaient enregistrés, signe que l’écriture reprenait sa place dans une procédure dominée jusque là par l’oralité. Les commissaires rédigeaient alors un rapport d’ensemble, et l’affaire revenait devant la Grand-Chambre qui entendait les plaidoiries des avocats et rendait un arrêt. Cette procédure ne s’implante qu’à partir du 14e s. Son développement devant les juridictions royales fut sans doute un motif du très grand pouvoir d’attraction qu’elles exercèrent sur les justiciables. - La représentation des parties et l’apparition de nouveaux acteurs

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¤ La possibilité pour les parties de se faire représenter et assister en justice Jusqu’au milieu du 13e s., il était interdit aux parties de se faire représenter, en vertu de l’adage « Nul en France ne plaide par procureur », et personne ne pouvait bénéficier du ministère d’un avocat. Cependant, la complexification de la procédure devant les juges royaux poussa les parties à tenter de se faire représenter par des praticiens plus au fait qu’elles. Cette possibilité était au départ ouverte moyennant une autorisation royale et permettait de plaider par procureur et de se faire assister d’un avocat. C’est un exemple de récupération d’un système de la justice d’Eglise. ¤ L’apparition des « gens du roi » Jusque là, le roi ne jugeait pas systématiquement utile, lorsqu’il était partie à un procès, de se faire représenter par un procureur : il estimait que ses agents, exerçant les fonctions judiciaires au sein des juridictions qu’il avait créées, veilleraient suffisamment à ses intérêts. Cela engendrait cependant une confusion puisque ceux qui le représentaient étaient à la fois juge et partie. En 1302, une ordonnance fait mention pour la première fois de l’existence de « gens du roi » chargés de représenter et de défendre les droits du souverain. On voit se développer un corps de gens spécialisés qui représentent les intérêts du roi : l’institution du ministère public est en voie de développement.

B. L’administration locale Elle va se manifester de façon spectaculaire. Les Capétiens vont mener une politique d’intégration des provinces, d’encadrement des populations (qui sont très diversifiées et à qui il faut imprimer une identité commune) et d’exploitation du domaine royal dont il faut tirer toutes les ressources possibles. Se met donc en place une politique systématique d’administration territoriale, permettant une meilleure gestion domaniale et créant en même temps des relais efficaces de l’autorité royale. Elle se ramifie en plusieurs étages : les prévôts et les bayles au premier niveau; les baillis et les sénéchaux au deuxième. Le roi va aussi récupérer d’anciennes structures mises en place et développer de grandes missions d’enquêtes destinées à contrôler les agents locaux. 1. Le premier niveau de l’administration locale : les prévôts (au Nord) et les bayles (au Sud) a) Des agents au service du roi-seigneur Le roi, comme les autres seigneurs, a des agents qui sont supposés le représenter dans son domaine et qui exercent le pouvoir du ban pour lui, les droits que le roi possède au plan local en tant que seigneur. Ils sont donc avant tout des représentants du maître plutôt que des agents royaux. Leurs compétences sont très larges : fonctions d’administration et de police, fonctions financières, fonctions militaires et fonctions judiciaires. Avec l’accroissement du domaine royal, le roi s’efforce de convertir les taxes en nature en taxes monétaires, pour obtenir un meilleur rendement financier. Cette tendance à la monétarisation du prélèvement seigneurial accroît le rôle du prévôt car il gère désormais d’importantes sommes d’argent. Il doit être capable de tenir des livres de comptes, etc. C’est dans ce contexte que le roi va entreprendre de lutter contre la tendance à l’hérédité de la fonction prévôtale qui s’était développée dans bien des régions. b) La lutte contre la tendance à l’hérédité des fonctions prévôtales

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Le roi va utiliser successivement deux mécanismes. Il développe d’abord le système de la ferme : la charge prévôtale est mise aux enchères et donnée en bail au plus offrant pour une durée qui n’excède pas trois ans et à l’issue de laquelle on renouvelle l’opération. Le prévôt ainsi désigné verse une partie de la somme prévue au trésor, ce qui procure au roi des revenus avec régularité et évalués à l’avance. L’inconvénient de cette technique est qu’elle est porteuse d’abus et qu’elle pèse donc lourdement sur la population car le prévôt a tendance à accroître à excès la pression sur les habitants pour prélever beaucoup plus que ce qu’il s’est engagé à payer. C’est pourquoi, à partir de 1260, se développe le système de la garde : la prévôté est confiée à un gardien qui est nommé par le roi et qui peut être révoqué quand bon lui semble. Il doit rendre des comptes sur sa gestion qui est ainsi bien mieux contrôlée. Il n’y a plus d’hérédité puisque la situation est réévaluée quand on veut. 2. Le deuxième niveau : les baillis (au Nord) et les sénéchaux (au Sud) a) La création d’une véritable administration royale - Les baillis La fonction de bailli a été instaurée dès la fin du 12e s., sans doute sur le modèle de l’administration anglo-normande, que le duc avait installée en voyant le nécessité d'une administration efficace. De même, en France, le besoin de contrôler les prévôts s'étant fait ressentir, le roi a commencé à nommer des envoyés détachés de la Curia. Leur baillage est variable, mais à partir de 1230, leurs tournées deviennent individuelles et ils finissent par être attachés à une circonscription de sorte qu'on peut considérer qu'ils deviennent de véritables agents territoriaux. Ils sont chargés de la surveillance des prévôts, doivent faire rapport sur les injustices commises en général et ont d'importantes responsabilités financières (collecte de revenus royaux et de profits de justice) et judiciaires (tenue d'assises mensuelles pour entendre les plaintes). - Les sénéchaux Dans le Sud et l'Ouest, les Capétiens reprennent à leur compte l'institution des sénéchaux, à l'origine des délégués par les cours princières issues de familles aristocratiques qu'il importe dans un premier temps de ménager au moment de la récupération des territoires. Une fois la transition assurée, le roi transforme peu à peu la charge en fonction révocable, récupérant ainsi la maîtrise de l'administration. A partir du 13e s., baillis et sénéchaux sont interchangeables et dépendants du roi qui les nomme et peut les révoquer. Cependant, les agents passent rarement du Nord au Sud ou vice-versa et les carrières sont plus stables au Sud, alors que dans le Nord, la mobilité est de règle. Le roi a désormais des courroies fiables de transmission de son pouvoir. b) Des conditions de recrutement assurant la loyauté au roi Le recrutement des baillis et sénéchaux se fait avec le plus grand soin : on exige l'honnêteté et la compétence, mais aussi l'indépendance par rapport aux intérêts locaux. On veille à ne pas envoyer quelqu'un dans la circonscription où il est né ou dans laquelle il aurait des intérêts, afin d'éviter qu'il ne s'y fassent un réseau d'alliés. L'administrateur doit représenter les seuls intérêts du roi et de la Couronne. Les agents doivent également prêter un serment qui délimitent les obligations de leur charge. On le voit, les Capétiens délèguent des pouvoir mais s'entourent de garanties. Ils finissent par réussir à s'entourer d'agents qui exercent effectivement pour le roi,

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qui le représentent concrètement. L'autorité royale devient ainsi une réalité, elle est vécue au quotidien comme elle ne l'a probablement jamais été auparavant. c) Les attributions des baillis - Des attributions lourdes et diversifiées Comme ils représentent le roi dans toutes ses attributions, les baillis et sénéchaux ont de nombreuses fonctions, par ailleurs étroitement mêlées. En tant qu'administrateurs, ils publient et exécutent les décisions royales. Ils ont donc un pouvoir réglementaire dérivé qui leur permet de répondre à leur fonction de police et de maintien de l'ordre. En tant qu'agents financiers, ils sont chargés de la conservation et de l'exploitation du domaine et centralisent les impôts, dont ils utilisent une partie pour le financement de l'administration et envoient le reste au Trésor royal. Ils ont également des fonctions militaires telles que le recrutement, la mobilisation et la défense locale. Cependant, leur fonction la plus importante est celle de la justice. Ils tiennent des assises en appel des juridictions royales inférieures et des juridictions seigneuriales, puis deviennent de véritables juges de droit commun. - Les transformations de la juridiction baillagère Dans sa première forme, le tribunal de baillage est organisé en assises, c-à-d qu'il siège tour à tour dans les principales localités. Sa composition varie suivant la condition du défendeur, dans ne logique très féodale. S'il s'agit d'un noble, la cour est composée de ses pairs et le bailli ne juge pas vraiment : il recueille les avis et déduit la sentence qu'ils imposent. Si c'est un simple roturier, le bailli s'entoure de prud'homme qui assistent à l'audience et participent à l'élaboration de la décision. Il n'y a donc pas d'unité de traitement. La procédure se complexifiant et le système juridique se diversifiant, le recours aux experts devient inévitable. Dès le début du 14e s., le tribunal va se former en plaid : baillis et sénéchaux prennent l'habitude de désigner un lieutenant et d'installer auprès de lui une formation sédentaire et permanente. Le lieutenant s'entoure de personnes qui ont des connaissances suffisantes en matière de justice et qui sont désormais les mêmes pour tout le monde. C'est une transformation importante car le tribunal devient véritablement un tribunal de droit commun. - Des agents indispensables mais surchargés Leurs tâches s'avèreront trop lourdes à moyen terme. Vite débordés, ils auront tendance à déléguer à des agents spécialisés, dont le lieutenant, par exemple. Ils restent cependant les personnages clés pour conseiller le roi, le mettre au courant de l'état du royaume au niveau local. 3. Les "Grands Jours" Lorsque les Capétiens annexent certaines grandes seigneuries, ils les trouvent parfois dans un état d'organisation et de centralisation avancé, plus développé en tout cas que celui du domaine royal au départ. Ils reprennent alors à leur compte les structures mises en place par certains princes et les intègrent dans l'administration territoriale qu'ils mettent en place. Le cas le plus intéressant est celui de la Normandie, où la Cour ducale, aux compétences claires, est bien structurée. Appelé l'Echiquier de Normandie, cet organe juridictionnel qui incarne les intérêts du duc assure la justice et dispose d'un monopole de connaissance des causes qualifiées de cas ducaux, c-à-d des atteintes aux prérogatives du duc et des quatre cas de crimes les plus graves, vol, incendie, meurtre et rapt. Après la récupération de la Normandie, le roi va maintenir cette cour et la transformer en cour royale. régulièrement, des commissaires de la Curia y sont envoyés et ils utilisent cette juridiction comme une cour d'appel

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provinciale, comme courroie de transmission qui décharge un peu le Parlement. En Champagne également, le roi va intégrer dans son administration une ancienne cour princière, les "Grands Jours". On fera pareil dans plusieurs cas, si bien qu'au 14e s., il n'y aura plus qu' un Parlement, mais une dizaine de cour de ce genre. 4. Les enquêteurs et les réformateurs royaux Comme il commence à y avoir beaucoup de niveaux d'administration, les capétiens vont multiplier les enquêtes administratives afin de veiller à la surveillance des agents locaux sédentarisés, de recevoir les plaintes des populations et de redresser les torts. C'est dans ce contexte de fort développement de l'administration royale que des voix se font entendre pour dénoncer les empiètements et les abus des agents locaux. Ces protestations sont le signe du sentiment croissant de la population d'être quadrillées dans un réseau de pouvoir auquel elle ne peut échapper. Ces plaintes s'adressent au roi en tant que grand débiteur de justice. Les missions d'enquête sont ressenties comme des sauvegardes des droits de la population mais à partir du 14e s., les enquêteurs apparaissent de plus en plus comme les défenseurs des droits du roi et leurs prérogatives s'appesantissent à ce point sur la population qu'on finit par les voir comme des oppresseurs plutôt que comme des redresseurs de torts. Par la suite, des réformateurs" se substitueront aux enquêteurs. A l'issue de ces enquêtes, le roi élabore un texte législatif tentant de répondre aux problèmes détectés. L'autorité royale parvient à s'imposer de mieux en mieux sur le territoire de la Couronne, grâce au développement spectaculaire de l'administration, et réussit parallèlement à récupérer l'intégralité des prérogatives régaliennes qui s'étaient dispersée lors de la dislocation féodale. Le roi va en effet systématiquement opposer à l'intérêt des seigneurs (que l'on appelle de plus en plus les barons) un intérêt supérieur, celui du royaume, du domaine public, de la res publica héritée du droit romain et incarnée par le roi. L'idée va se développer que le roi est le seul interprète et le seul gardien de cet intérêt désormais perçu comme public, par opposition aux intérêts particuliers, présentés comme privés, des seigneurs. ces trois prérogatives (le maintien de la paix, l'exercice de la justice et l'élaboration de la loi) sont fondamentales car elles vont permettre au roi de concrétiser son autorité sur l'intégralité du royaume.

IV. La récupération d'anciennes prérogatives régaliennes et le développement d'un droit royal A. La paix royale C'est l'enjeu majeur dans cette société car les nobles ont le privilège de classe, essentiel pour eux, de pouvoir user des armes pour se venger. Les Capétiens vont vouloir substituer leur propre paix à celle que l'Eglise avait tenté d'imposer : se voulant gardien d'un ordre public, ils vont vouloir mettre un terme aux guerres seigneuriales , à ces vengeances familiales qui ensanglantent le territoire. 1. Première tentative : une paix générale En 1155, lors d'une assemblée, le roi entendit imposer pour tout le royaume une paix générale, ou plutôt une mesure de trêve générale de dix ans, interdisant

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toute guerre privée et assortie d'une mesure de paix qui, au cas où des conflits se développeraient néanmoins, soustrayait à leurs conséquences les églises, les cultivateurs et leurs troupeaux et les marchands. Cette tentative, sans doute trop ambitieuse par rapport aux moyens du roi, s'avéra prématurée : elle ne fut jurée que par le bloc anti-Plantagenêt, l'autre moitié des vassaux, le bloc Plantagenêt, n'étant même pas présent à l'assemblée. Les Capétiens ont alors se rabattre sur de procédés plus ponctuels et plus efficaces. 2. Les paix spéciales a) La quarantaine-le-roi Ce mécanisme a pour but d'éviter que les familles ne soient embarquées dans une guerre dont on ne connaît pas le tenants et les aboutissants. PhilippeAuguste entreprend de limiter les inconvénients de cette situation par un procédé qui vise à éviter l'escalade de la violence : on prévoit un délai de 40 jours après la survenance d'un conflit, pendant lesquels il est interdit d'attaquer la famille de son adversaire pour que celle-ci puisse décider en connaissance de cause de son implication. On espérait que la situation se calmerait pendant ces 40 jours. Si le délai était violé, il y avait trahison, passible de la haute justice et donc de sanctions très lourdes. b) L'asseurement Deux parties en conflit pouvaient passer un pacte de non-agression devant un officier royal. Au départ, l'asseurement devait être librement consenti par les deux parties, mais très vite, on s'est mis à l'imposer dès qu'une des parties le demandait, puis sans manifestation de volonté d'aucune des parties, lorsque par exemple l'officier royal estimait que le danger encouru par les paysans était trop grand. En cas de violation ou de refus dans tous les cas de figure, il y avait grande trahison, passible de la peine de mort. c) La sauvegarde La vieille tradition de mainbour du roi se développa sous le nom de sauvegarde et fut largement octroyée aux églises, aux communautés villageoises ou urbaines et souvent à des populations périphériques situées aux confins du domaine royal, permettant ainsi aux officiers d'étendre leur aire d'influence. Elle fut aussi vendue aux marchands pour accroître les revenus du trésor et surtout, pour rendre les juridictions royales plus attractives, on l'octroya à toute personne en instance devant l'une d'elles. Toute violation de cette sauvegarde était considérées comme une injure au roi et était punie d'une amende arbitraire souvent extrêmement lourde. Tous ces mécanismes visent des situation concrètes et peuvent se cumuler.

B. Le redéploiement de la justice royale 1. La lutte modérée contre les juridictions ecclésiastiques Le roi va commencer à prendre de petites mesures, attirant des justiciables à ses juridictions royales, mais sans agresser les juridictions ecclésiastiques, en limitant simplement leurs compétences par quelques mesures législatives. Une ordonnance prévoit que les veuves peuvent recourir au tribunal royal, et limite la connaissance des conflits vassaliques par les juridictions d'Eglise qui prétendait fonder leur compétence sur le serment. le texte prévoit que le parjure reste la compétence des officialités mais que le contrat vassalique appartient à la cour royale. 2. La lutte intense contre les juridictions seigneuriales (très

important!!)

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La reconquête des compétences juridictionnelles des agents royaux va se faire surtout contre les juges seigneuriaux. Les justices royales vont marquer leur supériorité par trois voies procédurales. a) L'appel - Le caractère exceptionnel des recours avant le 13e s. On est dans un modèle procédural qui ne permet pas l'appel car le système de preuve reste très irrationnel et repose sur le recours systématique au jugement de Dieu, qui bloque en principe toute possibilité d'appel puisque la décision divine est par essence définitive. Ce n'est qu'exceptionnellement qu'un justiciable mécontent peut envisager de porter son litige devant un juge supérieur. dans un premier temps ne sont admis que les cas où il y a eu déni de justice. Progressivement, on admet l'idée que si le premier juge a été malhonnête ou malveillant et a donc rendu un faux jugement (cas rare car difficile à prouver), le plaignant peut "prendre à partie" (attaquer) le juge incriminé, ce qui débouche sur un duel judiciaire entre le plaideur et le juge, et qui est donc pour le moins risqué. Ce dernier type de procédure ne pouvait jouer que pour les nobles, ce qui excluait toute possibilité de recours pour les non-nobles, et de plus, comme elle était basée sur le duel judiciaire interdit dans le domaine royal, cette procédure devait être repensée. - La renaissance de l'appel L'idée qui fonde l'appel est que tout juge seigneurial est considéré comme ayant une justice démembrée de la justice régalienne, que toute justice est tenue en fief ou en arrière-fief du roi, ce qui est bien sûr faux, c'est une fiction historique mais en accord avec le contexte de l'époque. Lorsqu'un juge seigneurial a rendu un jugement, celui-ci est susceptible d'être révisé par le juge royal puisque la justice seigneuriale, étant le résultat d'une concession faite par le roi, n'est jamais le dernier ressort. Le mécanisme d'appel provient du droit romain, du droit canonique et du droit féodal. Le nouveau procès a lieu entre le justiciable et son premier juge. Le plaignant devait démontrer que le juge avait rendu un faux jugement et qu'en conséquence, sa responsabilité devait être sanctionnée. Par la suite, l'appel fut conçu comme une procédure intentée contre le contenu de la décision et non contre le juge lui-même. - Un appel possible à plusieurs degrés L'appel hiérarchique s'était dégagé, amis avec cette particularité qu'il présentait autant de degrés qu'il en existe dans la hiérarchie des seigneurs. C'est une superposition de recours, parfois 5 ou 6, avant d'atteindre la juridiction royale, et le roi faisait respecter ce principe en interdisant aux officiers de recevoir un appel omiso-medio, c-à-d sans que tous les degrés intermédiaires n'aient été épuisés. L’attrait exercé sur les justiciables par une justice royale compétente et prestigieuse explique que les tribunaux royaux aient acquis une supériorité. b) La prévention Le problème de l'appel est qu'il ne peut intervenir qu'au deuxième degré minimum, or, il est parfois nécessaire que la juridiction royale puisse trancher en première instance. L'idée va alors se dégager qu'un juge royal peut se saisir d'une affaire qui relèverait normalement de la compétence d'un juge seigneurial et "prévenir" l'action de celui-ci. Cette prévention peut se produire dans deux situations. Le premier cas est les plus typique : lorsque le juge seigneurial se montre négligent et qu'il s'agit d'une affaire criminelle grave, le juge royal peut agir d'office. Mais il peut aussi s'agir d'une situation où un plaideur est placé face

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à deus juridictions concurrentes et choisit la juridiction royale au détriment de la seigneuriale. La prévention est absolue chaque fois qu'elle donne au seul juge royal la connaissance de l'affaire et l'autorise à refuser tout renvoi devant le juge seigneurial. La prévention est relative ou imparfaite lorsque le juge seigneurial aura une occasion de récupérer sa compétence à condition d'agir vite en réclamant la cause avant que le procès n'ait atteint l'exposé contradictoire par lequel les parties nouent le procès. le but de la prévention n'est pas d'anéantir les compétences des juridictions seigneuriales, qui restent utiles puisqu'elles traitent des affaires qui risqueraient d'encombrer les juridictions royales, mais de limiter leur activité à une certaine catégorie de circonstances. c) Les cas royaux Les légistes royaux vont transposer la théorie des cas ducaux au profit des juridictions royales en défendant l'idée que certains cas sont réservés à leur seule compétence, et étendre progressivement cette idée à de plus en plus de cas. Les exemples se multiplient avec l'accroissement de l'autorité royale aux 14, 15 et 16e s. D'abord visant exclusivement les crimes contre le roi, son entourage ou la Couronne, puis dans un sens plus large, permettant d'englober toutes les affaires dans lesquelles le roi était partie. 3. L'aboutissement du processus au plan de la justice laïque : "Le roi, source de toute justice" Le roi a effectivement le pouvoir du dernier mot, il est source de toute justice : toutes les autres justices séculières sont subalternes et soumises aux juridictions royales déléguées, elles-même soumises à la justice retenue exercée en Conseil. Jusqu'au 16e s., le pouvoir de rendre la justice absolue, de prendre des décisions que personne ne peut contester, est le signe par excellence de l'autorité du roi sur son territoire.

C. La récupération d'une capacité normative autonome Depuis 884, date du dernier capitulaire mérovingien, il n'y a plus de règles à vocation générale édictées par le roi car il n'a plus la capacité, le pouvoir nécessaire pour cela. A partir du milieu du 12e s., la royauté va pouvoir renouer avec cette pratique législative. A l'époque, on n'utilise pas le mot "loi", on dit plutôt "édit" ou "statut". Ce qui importe ici est le pouvoir reconnu ou non au roi d'édicter des normes juridiques de protée générale et d'application durable, par opposition aux mesures purement individuelles ou d'application ponctuelle. Au fil du temps, le roi va pouvoir prendre ces mesures à portée générale qui apparaissent comme un des signes de son autorité proclamée sur tout le territoire du royaume et qui ont devenir les instruments privilégiés pour faire progresser cette autorité. Le processus sera très long mais à la fin du 13e s., le roi aura effectivement récupéré un pouvoir normatif autonome, à la fois signe et instrument de son autorité. 1. La récupération par le roi de la capacité normative a) Une renaissance du pouvoir normatif du roi subordonnée à la nécessité du consentement des barons La paix de dix ans proclamée en 1155 est le premier exemple cité d'ordonnance royale s'appliquant à tout le territoire, mais elle n'obtient pas le consentement de tous ses vassaux. Pour légiférer, le roi a besoin du consentement de ses barons, sans lesquels son acte ne peut s’imposer hors du domaine royal. On dit que "le

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roi ne peut mettre son ban sur le territoire de ses vassaux" sans leur autorisation. Cette procédure par laquelle les barons s'engagent à titre individuel à respecter les ordonnances marque bien les limites de l'autorité du roi : l'acte à portée générale ne s'applique que parce qu'il constitue un pacte entre tous les présents, qui sont ainsi mis sur un pied d'égalité. Vers 1220-1230, le pouvoir normatif du roi va se renforcer, se dégager de l'emprise des barons. Un premier exemple est celui d'une ordonnance qui ayant pour objet d'empêcher un seigneur de retenir sur sa seigneurie "les juifs d'un autre", en vue d'en tirer des bénéfices fiscaux : souscrites par de nombreux barons, il est prévu qu'elle s'appliquera à tous ceux qui l'ont souscrites, mais aussi à ceux qui ne l'ont pas jurée, ce qui indique une transformation des mentalités. Des mesures similaires sont répétées : on prévoit dans un texte que le roi et les autres barons pourront contraindre les barons n'ayant pas juré l'ordonnance à en appliquer les mesures. A partir de là, l'idée s'acheminera peu à peu que le roi peut s'en tenir au consentement de la majorité de ses barons et l'habitude sera prise de ne plus faire référence qu'à l'obtention de cette majorité sans mentionner le nom des barons qui ont souscrit. Ce ne sont donc plus seulement ces derniers qui sont liés, mais l'ensemble du baronnage, en raison de la décision prise par une fraction significative. b) Le processus de dégagement des structures féodales Au fil du temps, le processus de concertation indispensable à l'édiction de mesures à portée générale est de mieux en mieux maîtrisé par le roi, qui parvient à la concentrer au sein du Conseil. - Une concertation maîtrisée au sein du Conseil Plutôt que de se tourner systématiquement, au titre de l'obligation vassalique, vers les grands féodaux, le roi réunit autour de lui des gens qu'il choisit, parmi lesquels des légistes. La Curia in consilio émerge, où l'on trouve des vassaux, mais aussi où le roi a la liberté de convoquer qui il souhaite. Il parvient ainsi à transformer le concertation presque imposée en une consultation qui peut se réduire au Conseil chaque fois qu'il le souhaite. De nombreux établissements sont ainsi délibérés en Conseil et les concertations réalisées dans le cadre d'une grande assemblée féodale sont de plsu en plus rares. - Les principes dégagés par le juriste Philippe de Beaumanoir Auteur de doctrine, Philippe de Beaumanoir théorise le pouvoir normatif du roi : en temps de guerre, le roi peut faire tout établissement pour le commun profit, cà-d pour le bien commun (ce qui n'est pas une condition très restrictive puisque c'est lui le gardien du bien commun, en vertu de sa mission). En temps de paix, le pouvoir de légiférer tout le royaume est soumis à trois conditions ; le roi doit prendre des actes pour le commun profit, pour raisonnable cause (en conformité avec la loi divine) et en Grand conseil. Ces conditions semblent restrictives, mais comme le roi est le seul juge de l'intérêt général et le seul maître de la composition du conseil, la théorie de Beaumanoir est loin d'être limitative. C'est parce que c'et à lui qu'est confiée la garde générale du royaume que le roi dispose d'un pouvoir législatif. c) Conclusion : la loi, instrument encore fragile de régulation de l'Etat en émergence certains pensent que c'est une erreur de parler de pouvoir législatif car il est soumis à trop d'aléas et car il n'est pas aussi fort que dans notre société actuelle, ce qui est d'ailleurs prouvé par le serment que doivent prêter les agents pour respecter la législation, mais c'est en réalité un faux problème, car forte ou pas, il y a effectivement une législation importante.

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La renaissance du pouvoir législatif a contribué dès le 13e s. à la genèse de l'Etat, en le dotant d'organes de mieux en mieux structurés, en organisant son fonctionnement et même en lui donnant un statut particulier. La loi tend à devenir un instrument de régulation de cette entité supérieure. mais le pouvoir normatif du roi rencontre toujours des difficultés à s'imposer, et le serment que le roi doit longtemps imposer pour contraindre au respect de ses ordonnances est très révélateur de cette situation. La volonté royale ne suffit pas à imposer les positions qu'elle édicte. 2. les relations entre la loi et la coutume : un point d'équilibre? Les légistes qui mettent leur réflexion au service de la récupération des prérogatives royales et spécialement à la capacité normative sont confrontés à la complexité des dispositions qui organisent les rapports entre les source du droit. La capacité normative reconnue au roi s'inscrivait dans une vision statique du droit, fondée sur une ordonnance du monde voulu par Dieu et défini une fois pour toutes, qu'il avait pour mission de respecter et de rétablir. Le roi ne peut donc pas prendre de grandes décisions révolutionnaires, il n'est là que pour protéger l'ordre naturel et éventuellement y apporter de petites nouveautés. C'est pourquoi les auteurs savants du 13e s. trouvaient normal que la "coutume générale", celle que suivrait un peuple dans son entier, serait de nature à abroger une loi prise par le prince si les deux sont en contradiction. Il en serait de même pour la "coutume spéciale" respectée localement, si la population qui la suit alors qu'elle est en contradiction avec une lex, le fait en pleine connaissance de cause, en s'y opposant volontairement. La situation est bizarre : on reconnaît au roi une capacité normative mais on la limite par des possibilités de résistance et une subordination hiérarchique à la coutume.

V. L'aboutissement de la mise en ordre féodale : de la suzeraineté à la souveraineté ¤ Deux conceptions de l'exercice de l'autorité En 1204, pour la première fois, Philippe Auguste s'intitule "roi de France" et plus "roi des Francs" : le titre symbolise le passage du peuple gouverné par un système de relations au territoire réhabilité grâce aux nouvelles techniques de quadrillage de l'espace. Les choses commencent à changer. Les historiens disent qu'à la fin du 13e s., on est passé de la suzeraineté à la souveraineté. lorsque le roi est suzerain, c'est sa supériorité sur le monde des seigneurs qui est visée : il est roi "fieffeux", au sommet de la pyramide féodale, mais a besoin du consentement de ses barons pour prendre des mesures, le rapport étant contractuel. Lorsqu'il est considéré comme souverain, il marque son autorité sur un territoire et tous ses habitants, sur l'ensemble de ses sujets en passant au dessus des seigneurs. Il exerce un pouvoir directe sans aucun rapport contractuel. ¤ La seigneurie, "matrice de l'Etat" C'est la seigneurie qui est le fer de lance de toute modernisation : c'est elle qui impose un surprélèvement d'une ampleur inédite qui permet la relance de l'économie. C'est en son sein qu'une clarification du rapport vassalique et des obligations qu'il engendre se dessine. C'est elle aussi qui, alors que l'Etat n'imposait sa justice à la société que de façon très tangentielle, installe la contrainte judiciaire au cœur des rapports sociaux. La seigneurie, loin d'être un

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espace de chaos, est la matrice de l'Etat moderne car c'est à partir d'elle que l'ordre féodal c'est imposé, que le roi va exploiter et dont il va se dégager ensuite pour asseoir son autorité sur d'autres fondements. ¤ La spécificité du modèle français Le processus vers une centralisation toujours plus forte de l'exercice du pouvoir ne fut pas identique partout en Europe, au contraire. Malgré quelques résistances, la construction de l'Etat en France gravite autour du roi, qui intègre les composantes régionales et sociales au sein d’un édifice politique plus vaste qu'il dirige. On voit même se développer un certain sentiment de patriotisme. Si l'on compare cette situation avec celles de l'Allemagne ou de l'Angleterre, on constate des processus différents. En Allemagne, l'autorité impériale décline et la monarchie finit par s'effondrer à un tel point qu'on parlera "des "Allemagne. En Angleterre, l'autorité royale est très forte depuis 1066, mais cette autorité va diminuer, non pas par un processus de dislocation et de morcellement territorial, mais par un partage du pouvoir entre le roi d'un côté, et les barons, prélats et représentants des villes de l'autre, lesquels ont constitué une assemblée politique appelée "Parlement" (et c'est de cette conception dont nous sommes les héritiers que nos assemblées législatives nationales tirent leur nom). En France, si certaines assemblées auront les mêmes ambitions, elles ne parviendront jamais à les concrétiser et à contrebalancer la reconstruction de la souveraineté royale, qui tendra à avoir un caractère absolu. C'est une monarchie au pouvoir de plus en plus solide qui va poursuivre son œuvre de reconstitution d'un Etat.

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CHAPITRE 4 : La montée de l’Etat monarchique (Préliminaires) I. Cadre général de la période : un temps de crise A. Les problèmes démographiques et économiques L’impression dominante à l’époque est celle d’un « monde plein » dans lequel les ruraux, largement majoritaires, s’entassent dans des tenures trop petites, fragmentées sans cesse par les partages successoraux. La plupart des exploitations paysannes produisent trop peu pour ceux qui y vivent. Les « malheurs du temps » s’abattent alors sur une population très fragilisée : les famines à partir de 1315-1316, puis la peste qui s’installe vers 1347-1348 sur le terrain préparé par les famines et qui tue en Occident entre un tiers et la moitié de la population. Cette terrible catastrophe humaine imprime un climat de peur dans la société. Sauf dans quelques régions, il faudra attendre la fin du 16e s. pour retrouver le niveau de population d’avant la crise. Le reflux du nombre d’hommes entraîne des perturbations économiques dramatiques, aggravées par une période d’intense « famine monétaire » : la diminution du stock de métaux précieux pour battre la monnaie a pour conséquence une longue crise monétaire. Un des principaux enjeux de cette période sera de connaître la valeur de l’argent qui circule par rapport au coût de la vie, ce qui entraînera une dévalorisation de l’argent.

B. Les troubles politiques et militaires Dès le début du 14e s., le pouvoir royal doit faire face à des ligues nobiliaires, des coalitions de nobles qui s’opposent à la politique de centralisation du roi. Cependant, les conflits qui opposent le roi à cette partie de la noblesse sont trop régionaux pour demeurer véritablement, les alliances se fragilisent assez vite. Ce sont des moments durs, mais pas assez pour risquer de faire basculer le pouvoir de la monarchie. La royauté va alors devoir faire face à une crise bien plus grave : la Guerre de cent ans (1340-1453). Ensuite, le 16e s. est marqué par de nouvelles calamités, les Guerres de religion, qui sont liées à l’émergence du protestantisme et qui débutent lorsque pour la première fois, c’est un protestant qui est héritier du trône. On le voit, la période 14e -16e s. est très dure pour la population, soumise à des crises et donc des craintes chroniques. De tous ces troubles sanglants et dévastateurs, l’autorité royale est sortie consolidée : le pouvoir central fut institutionnellement renforcé par une série de principes et d’institutions soigneusement développés par les légistes royaux, de sorte qu’on a pu constater que la crise a joué un rôle cristallisateur en obligeant les gouvernants à se remettre en cause, à faire preuve de génie inventif pour sortir d’une situation qui aurait pu tourner à l’éclatement de l’Etat.

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II. Le déclin de l’emprise pontificale et la montée d’un sentiment national Au 13e s. le monde occidental est encore assez homogène. Il relève au sommet d’un guide suprême dont l’autorité se veut à la fois temporelle et spirituelle : le pape. Jusque là, il n’y avait pas eu de remise en question radicale de la théocratie pontificale et les relations entre le roi et le pape étaient relativement calmes. Mais la domination papale décline très fort à partir de la fin du 13e s. Deux facteurs vont se conjuguer pour mettre un terme à l’universalisme théocratique : - L’affirmation d’un pouvoir autonome de la royauté française d’une part - Les troubles internes qui provoqueront un schisme d’autre part.

A. L’émergence d’un sentiment national ou patriotique Les historiens parlent volontiers, à propos du règne de Philippe le Bel, d’« exaspération de l’Etat . Les Capétiens étaient prudents face à l'affirmation de leur pouvoir, mais Philippe le Bel, lui, s'affirme comme le seul chef de la France. 1. Les conflits entre Philippe IV et Boniface VIII Deux incidents majeurs se succèdent. a) Le point de départ du conflit : la levée d’impôts sur le clergé Le point de départ du conflit entre le roi et la papauté est le fait que Philippe le Bel décida de lever un impôt (décime) sur le clergé, alors que celui-ci en était normalement exempté. En réalité, ce n’est pas une nouveauté. D’autres avant lui avaient reçu du pape l’autorisation de lever un impôt sur le clergé, mais cette fois, il ne demande pas d’autorisation, il impose. On fit valoir qu’il était légitime d’attendre du clergé qu’il participe au financement des dépenses communes, surtout lorsqu’elles permettaient d’assurer la défense du royaume. Boniface VIII réagit très fortement dans une décrétale, en rappelant au roi l’interdiction faite à toute puissance temporelle d’imposer les clercs sans l’autorisation du Saint-Siège. b) La thèse des partisans de la royauté : l’antériorité du pouvoir politique Les partisans de la royauté réagirent avec vigueur et un libelle anonyme fut publié, insistant sur l’idée qu’« avant qu’il n’y eut des clercs », il y avait un roi de France. Etait donc affirmée la thèse, désormais très en vogue, de l’antériorité du pouvoir politique par rapport au sacerdoce. Cette thèse fut développée dans le prolongement de l’œuvre d’Aristote par Thomas d’Aquin. Ce dernier avance que la société politique est naturelle à l’homme et a une valeur en soi : l’homme étant par nature un animal civique, il a besoin d’une structure politique qui existe en elle-même et non parce qu’elle cèderait d’un quelconque pouvoir supérieur. Les communautés politiques sont inhérentes à l’homme et sont donc légitimes sans nécessité d’être reconnues, et en aucun cas le fruit d’une délégation de l’Eglise. L’Etat se caractérise en conséquence par une autonomie qui lui est propre. L’œuvre de Thomas d’Aquin comporte cette phrase terrible pour la théocratie : « dans les matières qui concernent le bien civil, il vaut mieux obéir à la puissance séculière plutôt qu’à l’autorité spirituelle. Cette thèse que l’on répand dans la société est très déstabilisatrice car elle peut s’appliquer à toutes les puissances temporelles. Le conflit était donc destiné à s’envenimer, mais il se calma rapidement.

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c) La menace d’un appel à la désobéissance, suivie d’une pause dans le conflit Le ton employé par Boniface dans la bulle qu’il envoya au roi était celui de la menace. En réaction, Philippe le Bel interdit toute sortie de fonds du royaume à destination du Saint-Siège : il paralysait ainsi la papauté en la privant d’une bonne partie de ses revenus. Boniface dut alors transiger et admettre que le roi puisse, en cas d’urgente nécessité, obtenir l’aide financière des clercs du royaume. Cette dérobade ouvrit une période de trêve entre les protagonistes. d) Lèse-majesté contre privilège du fort Philippe IV décida d’attraire un évêque devant une juridiction royale, violant ainsi le privilège fondamental du for. Il est vrai que cet évêque avait dépassé les limites du tolérable : il avait publiquement annoncé que la canonisation de saint Louis, grand-père du présent roi, avait été une erreur. Il fut donc accusé d’hérésie, de trahison et de lèse-majesté. Le pape réagit en envoyant une bulle débutant en ces mots : « écoute, fils », qui soulignaient d’emblée que le roi était placé en position d’infériorité. Il en remet une couche dans le registre de la théocratie. e) L’appel à l’opinion publique et la radicalisation de la position de Boniface VIII Les juristes royaux commencent alors, dans une superbe entreprise de propagande, à faire en sorte que l’opinion publique prenne parti pour le roi, dont la cause est présentée comme celle du royaume tout entier, contre le méchant pape, en publiant la réaction du pape avec quelques modifications la rendant encore plus abrupte. Une très large assemblée réunissant prélats, barons et délégués des villes fut convoquée pour obtenir le soutien des forces vives du pays : on voit dans cette grande réunion rassemblant les ordres du royaume, la naissance des Etats généraux. C’est un moment de cristallisation très forte. Des délégués de cette assemblée sont envoyés au pape qui va jusqu’à dire qu’il est prêt à congédier le roi « comme on congédie un valet ». La théorie des deux glaives est appelée à le rescousse dans une nouvelle bulle publiée. f) L’épilogue de la crise : « l’attentat d’Agnani » Lors d’une assemblée, de graves accusations sont lancées contre le pape. On envoie alors un conseiller se rendre auprès du pape pour lui notifier sa convocation devant un concile de jugement. La tradition prétend que l’évènement tourna mal, que les chevaliers pillèrent la résidence et qu’au cours d’une altercation, le pape fut giflé. Quoiqu’il ait péri quelques jours plus tard, cet épisode est resté célèbre sous le nom d’« attentat d’Agnani » (épisode qui n’eut en réalité pas lieu). Mais cette dramatisation symbolique d’un épisode exceptionnel montre bien le sommet de violence idéologique et politique auquel est parvenu le conflit entre le jeune Etat et la vieille papauté.

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2. Les conséquences du conflit de souveraineté : le gallicanisme a) L’attitude plus conciliante des successeurs de Boniface VIII Les papes suivants se montrèrent bien plus accommodants et le roi obtient la condamnation de l’attitude de Boniface et la reconnaissance du bien-fondé de la sienne. S’ils se montrent aussi conciliants à l’égard de la royauté française, c’est parce qu’ils sont sous sa coupe, installés à Avignon. L’immixtion de la papauté dans les affaires du royaume est ainsi condamnée. b) L’émergence du gallicanisme politique Le gallicanisme politique est l’ensemble des théories qui prennent le contrepied systématique de la théocratie pontificale et que les légistes de Philippe IV s’employèrent à développer. D’après eux le spirituel et le temporel existent séparément, chacun dans sa sphère propre, l’Eglise d’un côté et l’Etat de l’autre, selon la formule extraite des Ecritures saintes « Rendez à César ce qui appartient à César » et à Dieu ce qui appartient à Dieu. Ils soutiennent aussi que l’Etat est autonome par rapport à l’Eglise, et ce d’autant plus que, comme le pape, le roi de France tient son pouvoir directement de Dieu en raison du sacre. Si la soumission du roi au plan spirituel était encore admise en raison de la juridiction spirituelle que le pape détenait sur l’ensemble de la chrétienté, sa pleine indépendance au plan temporel était acquise, qui signifiait une autonomie complète du roi par rapport au souverain pontife et l’impossibilité pour ce dernier d’agir à son encontre (reste cependant le problème de la frontière entre les deux sphères). Le pape a l’autorité absolue dans les affaires ecclésiastiques, il est maître des institutions ecclésiastiques et cette supériorité spirituelle reste une porte ouverte, mais qui ne représente pas grand chose par rapport à l’ancienne théocratie pontificale car désormais, les autorités laïques ont une autonomie totale en ce qui concerne les affaire politiques. Cette émancipation politique du pouvoir temporel fut facilitée par la crise que connut aux 14e et 15e s. l’Eglise catholique, crise suffisamment grave pour provoquer un schisme qui allait bouleverser l’Occident.

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B. Le malaise interne à l’Eglise : le Grand Schisme d’Occident 1. La crise et son aboutissement : schisme et thèses conciliaires a) Les pratiques centralisatrices de la papauté et leur contestation Le souci de rétablir de bonnes relations avec la monarchie française va pousser la papauté à déserter Rome, son siège traditionnel, pour s’installer à Avignon. Les papes y poursuivent l’œuvre de centralisation instaurée dans le mouvement grégorien et augmentent la pression fiscale sur le clergé, qui ne réagit pas très positivement. La papauté accapare un nombre grandissant de bénéfices ecclésiastiques, ne respectant pas les procédures traditionnelles fixées au Concordat de Worms. Le souverain pontife acquiert la maîtrise des bénéfices qu’il peut redistribuer à ceux dont il veut obtenir le soutien. La désapprobation grandit face à une papauté dont on conteste la politique de centralisation, la pression fiscale et l’immixtion de plus en plus systématique dans les nominations. La nécessité d’une réforme est ressentie avec force. Certains universitaires comme Marsile de Padoue et Guillaume d’Ockham vont promouvoir un nouveau modèle où le pape n’a pas tout les pouvoirs mais où c’est la communauté chrétienne qui les détient. b) La crise ouverte : schisme, obédiences et soustractions d’obédience En 1378, à la mort d’un pape, les cardinaux réunis à Rome élisent un pape, puis l’abandonnent et décident de confier la tiare à un autre candidat. Le premier décide de rester à Rome et le second à Avignon. Tous deux campent sur leurs positions, s’estiment aussi légitime que l’autre et ne veulent pas céder la place : l’Eglise est déchirée par un schisme qui va marquer profondément l’ensemble de la société : l’Occident se divise en deux obédiences, obligeant alors les chrétiens à choisir la leur. Les ordres religieux sont divisés, des bénéfices sont pourvus de deux titulaires, ... C’est le chaos absolu, on ne sait plus qui exerce l’autorité dans le monde chrétien. Chaque pape tente d’avoir recours à la voie de fait, c.-à-d. aux armes, pour réduire l’adversaire, mais ces tentatives échouent. Les Etats s’engagent plutôt à la recherche d’une voie de droit, en tentant de contraindre les deux pontifes à se démettre. Ce que fait alors le clergé français est assez exceptionnel, surtout dans un climat où l’idée de théocratie pontificale n’a pas encore tout à fait disparu : un concile d’évêques français prononce une soustraction d’obédience, c-à-d qu’ils suppriment toute soumission aux papes et suspendent leur autorité sur l’Eglise de France. c) Les thèses conciliaires On en vient à privilégier l’idée que l’unité ne peut être rétablie que par le concile dont on affirme la prééminence. Lors d’un premier concile, on procède à l’élection d’un troisième pape, mais sans obtenir la soumission des deux autres. Lors du concile de Constance en 1417, par contre, on affirme que le pape est subordonné au concile œcuménique qui a, au sein de l’Eglise, primauté de rang et de pouvoir. Ces thèses conciliaires puisent leur idéologie dans l’œuvre de

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Marsile de Padoue et de Guillaume d’Ockham. Elles affirment que l’autorité supérieure au sein de l’Eglise appartient à la communauté de fidèles tout entière qui délègue ses pouvoirs aux évêques réunis en concile, concile qui peut même déposer le pape. C’est à un conciliarisme modéré que se rallia le Concile de Constance : on organise le partage du gouvernement au sein de l’Eglise entre le concile et le pape, ce dernier devant réunir le concile à intervalles réguliers. Mais le pape ne jouera pas le jeu et n’appliquera pas les règles du conciliarisme modéré. Alors, au concile de Bâle, on adopte un conciliarisme radical, tendant à dénier au pape tout pouvoir autonome et à affirmer l’infaillibilité du concile, seul représentant valable de l’Eglise. Ce conciliarisme intransigeant a pour effet de substituer à la monarchie centralisée un gouvernement de type parlementaire, produisant une abondante législation. Mais ce modèle où une assemblée a tous les pouvoirs est intenable, ce qui fera s’inverser la tendance, qui recommencera vers une centralisation des pouvoirs en la personne du pape. Toute ces crises vont entraîner des mutations cruciales qui vont aider à consolider encore plus l’autorité royale. 2. Les conséquences de la crise : l’essor des Eglises nationales On assiste à un phénomène nouveau : celui de l’émergence au sein de l’universalisme chrétien qui était la règle jusque-là, d’entités ecclésiastiques nationales. a) Des Eglises à l’identité nationale affirmée L’Eglise de France profite de cette période troublée pour affirmer sa spécificité et réclamer le respect de la part du pape des usages et des traditions propres au royaume et à l’Eglise française, affirmant ainsi une sorte d’identité nationale. Le roi va évidemment appuyer ces revendications d’indépendance à l’égard du Saint-Siège et va peu à peu se substituer à lui dans le rôle de chef de l’Eglise de France (car il faut bien une autorité supérieure, quelqu’un qui organise les choses). Les évêques affirment donc la nécessité de respecter ce qu’ils présentent comme les anciennes « libertés gallicanes », c-à-d les traditions d’autonomie propres à l’Eglise de France. b) L’intervention de la royauté : la Pragmatique Sanction de Bourges et le gallicanisme ecclésiastique Comme lorsque les Carolingiens se sont approprié l’Eglise, il y a une sorte d’union entre l’Eglise de France et le roi pour limier les interventions du pape. Le gallicanisme ecclésiastique recouvre un mouvement qui consacre l’émancipation de l’Eglise française par rapport au Saint-Siège et son entrée presque concomitante sous la tutelle royale. Le pouvoir royal prend alors un acte, la Pragmatique Sanction de Bourges, qui prend diverses dispositions telles que la limitation des appels à Rome (mettant ainsi un terme aux interventions du pape dans les juridictions ecclésiastiques), et l’imposition du contrôle du pouvoir séculier sur la législation canonique avant qu’elle ne soit appliquée en France. Le droit propre à l’Eglise ne s’applique plus de plein droit à l’intérieur du royaume, mais il doit y être « reçu », accepté par le roi.

C. Bilan : la fin de l’universalisme pontifical et le renforcement de l’autorité monarchique

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¤ Une nouvelle répartition des pouvoirs Le pape n’exerce plus une autorité centrale sur le monde chrétien, ni même sur la clergé. Les Eglises nationales s’émancipent, il y a une soustraction de l’Eglise de France par rapport au pape. ¤ La rupture d’anciens équilibres D’anciens équilibres sortirent bouleversés. Les universités, strictement pontificales à l’origine, passèrent dans l’orbite des rois et des princes, qui prennent désormais l’initiative de leur création. Elles perdent quelque peu de leur éclat : leur multiplication, leur petite taille et leur recrutement limité contraste avec la vigueur et le prestige des premières institutions. Le clergé régulier qui était le mieux adapté à la théocratie pontificale perd de sa puissance alors qu’il était auparavant sans frontières, relevant uniquement du pape par le jeu des exemptions. C’est le clergé séculier qui acquiert la prééminence : ses structures sont mieux adaptées aux réalités nationales et ce sont désormais ses chefs qui prennent le devant de la scène. Les évêques deviennent la figure de proue, ce qui rend de plus en plus cruciale la question des nominations. ¤ Une Eglise de France placée sous le contrôle royal En 1516 est conclu le Concordat de Bologne, qui établit un nouveau partage en matière de nomination des évêques. L’élection, la vieille tradition de l’élection canonique est abandonnée. Désormais, en cas de vacance d’une charge, le roi présente un candidat qui doit remplir les conditions canoniques et posséder un niveau d’instruction déterminé. Si c’est le cas, le pape doit accepter de l’investir de ses pouvoirs spirituels. L’Eglise de France est ainsi placée sous le contrôle du roi et inscrite dans la structure étatique. La tutelle est extrêmement forte et le gallicanisme ecclésiastique deviendra de plus en plus forte lui aussi. Le roi finira même par devenir le législateur de l’Eglise. ¤ L’aboutissement : l’universalisme chrétien laissant la place aux pouvoirs étatiques nationaux Ces évènements marquent la fin de l’universalisme qui caractérisait jusque là le monde chrétien, et l’établissement de pouvoirs étatiques nationaux soutenus par un patriotisme de plus en plus affirmé. On voit donc un phénomène à deux niveaux : la papauté est contestée à l’intérieur de l’Eglise elle-même mais aussi à l’extérieur, par la nationalisation.

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III. La situation par rapport à l’Empire A. La perpétuation d’une fiction : l’universalisme de l’Empire L’autorité du roi de France se heurte à une autre prétention à l’universalisme : celle de l’empereur germanique, qui revendique la détention de l’imperium mundi, véritable autorité supérieure sur tous les autres pouvoirs locaux, régionaux et nationaux. Il se considère non pas comme une continuation de l’Empire carolingien, mais comme celle de l’Empire romain. Les juristes impériaux exploitent avec beaucoup d’habileté la distinction entre l’auctoritas et la potestas, rappelant que l’auctoritas caractérisait à l’origine le pouvoir de l’empereur romain dont l’empereur germanique était présenté comme le continuateur. Ils font ainsi coup double, d’abord à l’égard du pape qui ne peut réclamer un pouvoir supérieur à celui de l’empereur (d’ailleurs, le monde chrétien est né au sein de l’Empire romain qui préexistait et qui ne peut donc pas être le fruit d’une subordination de l’Eglise), ensuite à l’égard des rois qui n’ont à leurs yeux que la potestas, un pouvoir subordonné et dépendant.

B. La réalité : la force grandissante des royaumes et la situation favorable de la monarchie française Le décalage avec la réalité est total : en fait, l’empereur n’exerce aucune autorité sur les nouvelles entités politiques dynamiques que sont les Etats. Les chefs de ces nouveaux royaumes, en France et en Angleterre surtout, revendiquent une réelle autonomie et essayent de s’assurer en droit l’existence que leur regnum a déjà acquise en fait. L’effort est d’abord théorique. En France, c’est à partir du règne de PhilippeAuguste que le ton est donné dans l’interprétation qui est faite de la décrétale Par Venerabilem du tout début du 13e s., en pleine phase ascendante de l’autorité royale. Elle est formulée pour rejeter une demande de la part d’un des vassaux du roi de France désireux d’obtenir une légitimation d’un enfant adultérin. Le pape décline sa compétence au motif que c’est au roi de France qu’il convient de s’adresser « puisqu’il ne reconnaît aucun supérieur au temporel ». Cette phrase est de pure circonstance et vise un problème très spécifique, mais les légistes royaux n’en ont cure, ils dépassent le cas précis pour lequel la souveraineté du roi a été reconnue, pour affirmer en citant le passage que le pape lui-même a érigé en principe la souveraineté absolue du roi de France. D’un cas particulier, ils font une règle générale qui leur sert d’argument. Tout ce qui peut être exploité l’est pour limiter les possibilités d’immixion du pouvoir impérial dans les affaires du royaume.

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L’entreprise doctrinale des légistes royaux est soutenue par l’évolution politique, et surtout par le grand Interrègne. A plusieurs reprises et pour de longues périodes, la couronne impériale reste sans titulaire : aucun candidat ne reçoit du pape l’onction créatrice de l’état d’empereur et ne peut revendiquer une quelconque prééminence sur les autre entités politiques. Dans les faits, le pouvoir impérial n’a jamais été un véritable danger et ne l’est désormais plus du tout. Alors pourquoi s’y intéresser? Parce que cela a eu un impact très important sur la façon de concevoir l’organisation des sources du droit en France, et surtout la place à donner au droit romain.

C. La question de l’autorité du droit romain sur le territoire du Royaume 1. La position des juristes bolonais : le droit romain, législation vivante Bologne, centre universitaire où le droit romain est réétudié, forme des juristes qui soutiennent le pouvoir de l’empereur. A leurs yeux, le droit romain est une législation vivante, applicable en vertu de la promulgation faite au 6e s. pendant l’antiquité romaine, mais qui continue à sortir ses effets pendant tout le Moyen-Age grâce à la continuité de l’Empire puisque l’empereur germanique en est le continuateur. Ce n’est qu’une fiction, bien sûr, mais qui va jusqu’à affirmer que le droit romain est applicable de plein droit . La situation est délicate pour le roi de France car le Sud du royaume ayant été fortement romanisé, ses règles coutumières locales étaient basées sur un important fonds romaniste. S’appliquait donc dans son royaume un corps de règles interprété par les juristes bolonais comme faisant de lui un sujet de l’empereur, ce qui était très gênant sur le plan symbolique. 2. Les mesure prises par la royauté française a) L’interdiction de l’enseignement du droit romain à Paris En 1219, une décrétale interdit l’enseignement du droit romain à Paris. On a longtemps pensé que cette interdiction du pape avait été sollicitée par le roi de France, désireux d’éviter l’enseignement dans sa capitale d’un droit dont l’interprétation pouvait favoriser l’empereur. En fait cela n’a rien à voir. Il semble que le pape ait surtout été inspiré par la préoccupation de sauvegarder les études de théologie, menacées par les études de droit. Les études juridiques détournaient les étudiants de la théologie dans l’enseignement de laquelle l’université de Paris était spécialement renommée : en interdisant l’enseignement du droit romain, il espérait que la théologie redeviendrait la branche reine. En réalité, élèves, maîtres et enseignement du droit romain déménagèrent à Orléans, ce qui explique que ce soit dans cette ville que se soit développées l’école des postglossateurs. b) Les ordonnances royales Entre le milieu du 13e et celui du 14e s., des ordonnances royales précisent le fondement de l’autorité du droit romain sur le territoire du royaume : il y est affirmé que le royaume est principalement régit par la coutume et l’usage et non par le droit écrit (expression utilisée pour désigner le droit romain), mais que dans les parties du royaume où le droit romain est très présent, les populations peuvent le conserver à titre de coutume séculière. S’il est applicable, c’est

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parce qu’il est devenu une coutume pour la population et que le roi l’accorde. Ainsi, l’autorité du droit romain change de fondement : elle découle d’une concession du roi. Il n’est plus question de le considérer comme une législation vivante qui serait applicable de plein droit en vertu d’une promulgation de l’Antiquité. Ce changement est très important au plan symbolique. 3. L’attraction intellectuelle croissant exercée par le droit romain Son contenu n’a jamais été contesté, il est une référence intellectuelle essentielle et la doctrine en fait un des actes principaux de ses réflexions, pour sa rigueur, sa technicité, le fait qu’il soit écrit et codifié, complet et cohérent. Même si l’on estime que « coutume passe droit [écrit] », que le droit coutumier prime sur le droit écrit, l’attraction intellectuelle qu’il exerce est telle que les auteurs finissent par classer les dispositions coutumières en deux catégories : celles qui sont conforme au droit romain, et qui constituent ce que l’on appelle le « droit commun » et celle qui sont contraire au droit romain et qui reçoivent l’appellation très significative de « droit haineux ». Petit à petit, on restreint le champ d’application du droit haineux dont les dispositions sont considérées avec une telle défaveur qu’elles ne peuvent plus faire l’objet d’applications par analogie (application en comparaison avec une autre situation semblable) et qu’elles doivent être interprétées de façon restrictive. Plus tard, la coutume sera récupérée par le pouvoir royal et mise par écrit, ce qui représente un bouleversement fondamental dans l’histoire des sources du droit. Trois attitudes vont alors être adoptées : soit on suppléera aux insuffisances de la coutume en faisant des renvois directs et exprès au droit romain (ce qui est la manière la plus sûre d’assurer au droit romain une prédominance à long terme), soit on admettra de façon générale, sans mention expresse, le droit romain comme droit commun supplétif dans les pays de coutume (même si ce n’est pas précisé, on y fait référence quand la coutume présente une lacune), soit on considèrera que les coutumes sont le seul droit véritable de la France et on cherchera par référence dans les autres coutumes voisines les solutions aux lacunes, le droit romain ne pouvant intervenir qu’en dernier recours. La doctrine oscillera donc sans cesse entre l’idée d’un droit romain à valeur supplétoire générale et la vision du droit romain comme raison écrite, c-à-d comme un modèle parmi d’autres dont on peut s’inspirer, mais pas systématiquement.

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(section 1 : L’Etat monarchique : un corps politique protégé) Les juristes vont jouer un rôle crucial et vont mettre leur force de réflexion et de travail au service de la monarchie, contribuant à fonder le développement d’un véritable « corps » politique avec un statut, une protection, une constitution efficace. Ils vont faire de l’autorité royale le pivot de ce corps politique.

I. Les juristes et le corps politique Vers la fin du Moyen-Age et le début des Temps Modernes, les juristes qui vont se mettre du côté du renforcement du pouvoir royal seront des hommes détestés et sévèrement critiqués car on leur reprochera d’œuvrer dans le sens de l’absolutisme.

A. Des hommes détestés 1. Une nouvelle vision du politique et de l’Etat La mutation qui se déroule à partir du 13e s. est qualifiée par les historiens de « naissance de l’esprit laïque », non pas pour souligner une éventuelle diminution de la piété des dirigeants mais pour mettre en évidence la revendication d’autonomie de l’Etat par rapport à l’Eglise et à toute autre puissance qui contesterait son autorité. La société se laïcise lentement. La philosophie des 12e et 13e s. permit une avancée spectaculaire dans la réflexion sur le politique, et surtout l’œuvre de Thomas d’Aquin qui reprenait de nombreux concepts d’Aristote. D’Aquin et ses émules ont favorisé la naissance d’une science autonome des gouvernements et des régimes politiques, dotée de son vocabulaire et de sa structure de pensée propres. Cette nouvelle science du politique dut aussi beaucoup à des source plus traditionnelles mais réinterprétées telles que la Bible. Désormais, les préoccupations majeures ne sont plus religieuses, mais politiques. 2. Les juristes, soutien de l’absolutisme? Alors que jusque-là la vision théologique et philosophique de l’organisation politique faisait que le roi se tournait vers les théologiens pour demander aide et conseils, l’intérêt pour cette nouvelle science du gouvernement, ses questions et

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sa compréhension ouvre un champ nouveau pour lequel c’est aux légistes que s’adresse le roi. Cette armée de juristes, présents à tous les niveaux et dans tous les organes importants du royaume, vont ainsi s’acharner à légitimer l’action royale. A la diversité coutumière, au monde féodal, ils vont opposer l’unité et la technicité du droit de Justinien, et vont développer tous les principes qui font du roi la clé de voûte du nouvel édifice politique dont ils sont les artisans. Ils vont puiser dans ce droit écrit, codifié, des modèles, des concepts et des techniques qui vont donner structure et cohérence à l’Etat renaissant. On leur reprochera jusqu’à la fin du Moyen-Age de manquer de prudence politique en apportant à l’action du roi toute la légitimité de la motivation juridique. En réalité, leur souci premier est de donner force et cohérence au « corps politique ».

B. Le corps politique Selon eux, la structure du royaume en fait un corps politique dont la substance, composée de l’ensemble des sujets, se coule dans une forme : l’autorité royale qui en dirige l’existence. Le roi est considéré comme le cœur ou la tête de la chose publique, qui instaure l’ordre dont résultera le bien commun. Cette métaphore répand la vision d’une cohésion nécessaire de la communauté autour d’un roi fort. Il ne saurait y avoir de dissociation possible des membres par rapport à la tête. Chacun est solidaire du tout et doit participer au bon fonctionnement de l’ensemble. Dans les situations de crise, on rappelle qu’un corps peut vivre sans un de ses membres, mais pas sans sa tête. Cette image porteuse de solidarité est aussi porteuse d’autoritarisme, puisqu’elle permet d’affirmer que la tête est le porte-parole du corps qui n’a dès lors plus besoin d’être représenté par des assemblées. cela revient à dénier à la communauté politique toute capacité de décision. cependant, dans la logique première de la métaphore, le titulaire de la Couronne, contrairement au possesseur d’un fief, exerce une fonction qui existe au nom de l’intérêt commun et ne peut en principe agir que dans le sens de cet intérêt et dans le cadre de contraintes qui lui sont imposée pour préserver l’intégrité du royaume. Les juristes n’envisagent pas un seul instant que le roi puisse prendre une décision contraire au bien commun.

II. Les principes statutaires de l’Etat monarchique Ce sont les juristes qui vont s’employer à créer ces règles statutaires en les dégageant de la pratique suite à une série de crises que connaît le royaume. Elles forment une sorte de constitution pour le corps politique, mais sont appelées à l’époque Lois du royaume ou Lois fondamentales. Cette appellation « loi » est trompeuse car il ne s’agit pas de règles posées à priori, mais de pratiques issues du fonctionnement des institutions et systématisées à posteriori, comme une sorte de droit coutumier. Il ne faut pas les confondre avec les lois du roi qui, elles, découlent de son pouvoir normatif et qu’il peut modifier ou abroger, alors que les Lois du royaume s’imposent à lui, il ne peut pas légitimement y porter atteinte. Il y a quatre catégories de principes statutaires différentes qu’il ne faut pas amalgamer.

A. Les règles de dévolution de la Couronne

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Les Capétiens avaient rétabli les principes de l’hérédité et de la primogéniture, qui sont les règles successorales fondamentales des fiefs, mais auxquelles viendront s’ajouter des règles spécifiques à la Couronne de France. 1. Les principes de masculinité et de collatéralité a) La crise de succession de 1316 Hasard biologique, le miracle capétien avait entretenu la succession masculine automatique, et l’habitude du sacre anticipé avait finalement été abandonnée puisqu’elle n’était plus ressentie comme nécessaire. En 1316, le roi Louis X le Hutin meurt en laissant une fille et sa deuxième femme enceinte. Dans l’attente de la naissance, le frère du roi est régent. L’enfant qui naît est un garçon, mais il meurt après quelques jours. La question éclate alors au grand jour sans qu’on puisse l’éviter : les filles peuvent-elles succéder au trône? b) Les arguments en présence Ils ne manquent pas dans les deux sens. Ceux qui sont favorables à l’admission de la femme sur le trône sont les plus juridiques : les droit féodal admettait les filles à la succession aux fiefs, en Europe, certains trônes étaient occupés par des femmes et les femmes pouvaient être régentes en France. Contre la fille du roi défunt étaient avancés le fait qu’un doute planait sur la fillette qui était peut-être le fruit d’un adultère, son jeune âge, la possibilité de mariage avec un prince étranger qui risquait de faire passer la couronne française dans une orbite étrangère, et enfin, argument ultime, la fragilité physique des femmes. Rien de très juridique, donc. c) Le coup de force du régent et l’apparition de deux principes : la masculinité et la collatéralité En fait, ces arguments n’auront pas d’impact car la situation se résout suite à un coup de force de la part du régent qui convoque une assemblé au cours de laquelle il fait solennellement déclarer que « femme ne succède pas à la couronne de France ». Il se fait sacrer sous le nom de Philippe V sans prêter attention aux revendications de la famille bourguignonne de la fillette. On voit ainsi émerger deux principes : la règle de la masculinité et celle de la collatéralité masculine : en cas d’absence d’héritier mâle direct, la couronne doit automatiquement aller au frère le plus âgé du roi. C’est donc le réalisme politique qui l’a emporté. 2. L’exclusion de la parenté des femmes Au décès de Philippe V, qui ne laisse que des filles, on réapplique ces deux principes et c’est son frère qui lui succède sous le nom de Charles IV. a) La crise de 1328 Mais ce dernier décède sans laisser ni enfant ni frère. Un conflit successoral oppose alors un de ses neveux, Edouard, fils de sa sœur Isabelle, à Philippe de Valois, son cousin. Si on ne prenait en compte que le degré de parenté entre les candidats et le roi défunt, c’était Edouard le mieux placé, au troisième degré alors que Philippe n’était qu’au quatrième. Mais la position d’Edouard était fragilisée pour plusieurs raisons : tout d’abord parce qu’il était roi d’Angleterre et aussi parce qu’il tenait ses droits par sa mère, elle-même exclue de la succession en vertu du principe de masculinité. Une nouvelle question se pose alors : les filles, qui ne peuvent accéder elle-même au trône, peuvent-elles transmettre à leur fils les droits de la Couronne? b) La déclaration d’un principe d’exclusion de la parenté des femmes

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Le terme utilisé à l’époque était de savoir si Isabelle pouvait faire « pont et planche ». Les juristes royaux répondirent par la négative, l’adage « nemo dat quod non habet » (Personne ne peut donner ce qu’il n’a pas) l’emporte et Philippe VI de Valois est reconnu par une assemblée. C’est l’émergence d’un troisième principe. Les arguments utilisés à l’époque ne sont pas très développés car une fois encore, c’est le réalisme politique qui l’emporte. Ce qui a vraiment compté, c’est le fait qu’Edouard soit roi d’Angleterre et que l’on a peur que la France ne vienne à être soumise à la souveraineté des Anglais (les ennuis qu’ont causés les Ducs de Normandie sont encore très présents dans les mémoires). Dans un premier temps, Edouard protesta énergiquement, puis il se calma et prêta même hommage et fidélité à Philippe VI en tant que vassal. Cependant, par la suite, il change d’avis et se met à revendiquer activement le trône de France. C’est le point de départ de la Guerre de Cent Ans et cela provoque le développement d’un impressionnant effort d’argumentation des juristes des deux camps. c) Le développement ultérieur des arguments en faveur de la solution française Les conseillers royaux français menèrent une entreprise de légitimation juridique a posteriori, destinée à renforcer une solution qui s’était dégagée dans les faits. - Les raisonnements tirés de la spécificité du pouvoir royal On trouve d’abord des motifs d’inspiration religieuse tels que la dimension quasisacerdotale de la fonction royale (liée au sacre), qui exclut que toute femme puisse y accéder : puisqu’elles sont exclues de la prêtrise, il est normal qu’elles le soient aussi d’une dignité aussi sacrée que la royauté. Les juristes font ainsi une habile distinction entre le droit aux héritages privés, reconnu aux femmes, et le droit aux dignités dont elles sont exclues. Les arguments en faveur des femmes étaient pourtant importants (coutume féodale, situation dans les royaumes étrangers, etc.), mais on s’attache à montrer qu’ils ne peuvent être transposés au royaume de France. Les Anglais n’étaient bien sûr pas d’accord avec cette coutume, dont ils étaient conscients qu’elle relevait du hasard biologique. Ils insistèrent sur la fragilité de la position de leurs adversaires qui ne pouvaient invoquer à l’appui de leur thèse un édit ou un statut. C’est pourquoi tout fut mis en oeuvre, en France, pour trouver un texte ancien qui provienne d’une autorité apte à légiférer. - Le travail effectué pour relier la solution à un texte On va alors exhumer un texte qui date du 6e s.,, extrait de la loi salique, texte qui sera modifié pour correspondre à la thèse que l’on défend, et qui prévoit qu’aucune part de la terra salica ne peut échoir à une femme. Peu importe que ce soit une disposition de pur droit privé, l’important est d’avoir trouvé un texte ancien selon lequel les femmes ne peuvent recevoir aucune portion du royaume. - La « loi salique », acte solennel régissant la succession à la Couronne de France L’assimilation abusive entre terre salique et royaume de France est justifiée par le fait que si le royaume est régi par la loi salique, c’est qu’il est la terre salique. La « loi salique », frauduleusement exploitée, est promue au rang de coutume immémoriale et devient ainsi l’argument principal d’exclusion des femmes et de leur descendance de la succession à la Couronne de France. Cette exclusion est probablement plus un moyen d’écarter l’Anglais plutôt qu’une fin en soi. 3. La loi de catholicité a) Les inquiétudes soulevées par le principe « cujus regio, ejus religio » L’alliance de la monarchie française avec l’Eglise catholique est une évidence : lors du sacre, le roi promet de défendre les églises et de réprimer les hérésies, et l’idéal du ministère royal a contribué à l’essor de la monarchie.

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Au 15e s., le protestantisme émerge en Allemagne et y devient la religion d’Etat en vertu du principe « cujus regio, ejus religio », selon lequel le peuple doit suivre la religion du souverain, et ceux qui refusent la conversion doivent quitter le territoire. Cette règle apparaît en France comme une menace, et la question est posée théoriquement pour le première fois. En 1577, le roi Henri III vient de se marier (on espère qu’il aura des enfants) et son frère est là comme successeur mâle de rechange, mais l’héritier suivant est Henri de Navarre, protestant notaire. La question semble alors pouvoir venir à se poser réellement, alors on anticipe le problème en décrétant l’unité de culte selon laquelle le roi en France doit être de la même religion que son peuple (en majorité catholique). Dans la décennie qui suit, on voit que les risques qu’Henri de Navarre succède au trône sont de plus en plus forts, car il semble évident que le roi n’aura pas d’enfants, et son frère est mort. Cela conduit la très catholique Sainte-Ligue à réagir assez violemment. b) La crise successorale et l’incohérence des solutions envisagées La crise successorale longtemps redoutée éclate, faisant apparaître un conflit entre le loi de catholicité, résultant du principe d’unité, et les lois d’hérédité telles qu’elles se sont dégagées au cours des siècles précédents. Les catholiques ultras réagissent sans nuance : ils proclament roi, au mépris de toutes les règles de dévolution, l’oncle d’Henri de Navarre, qui ne règne que quelques mois. Ils vont alors jusqu’à présenter la candidature d’une fille, entendant faire primer le principe de catholicité en violant complètement celui de masculinité. c) La solution de l’arrêt Lemaître pris par le Parlement de Paris En réaction, le Parlement de Paris rend un arrêt dit « de la loi salique », qui affirme qu’aucune hiérarchie ou primauté ne peut se concevoir entre la loi salique (qui découle de la spécificité de la fonction royale) et la loi de catholicité qui découle de la nature divine du pouvoir. Toutes deux doivent être respectées dans une étroite connexité. C’est pourquoi Henri IV abjure et se convertit au catholicisme, devenant ainsi roi légitime. A partir de la fin du 16e s., toutes ces règles sont acquises et l’on allait en principe pouvoir déterminer assez facilement à qui le royaume devait revenir. Mais ces principes de dévolution étaient loin de résoudre toutes les difficultés.

B. Le principe de continuité 1. La position du problème Si on considère que « le sacre fait le roi », cela implique, entre la mort d’un roi et le sacre de son successeur légitime (qui arrive parfois très tard en raison du temps qu’il faut pour organiser la cérémonie), il y a un vide juridique, du moins à partir du moment où le sacre anticipé ne sera plus utilisé car l’hérédité étant totalement acquise, il n’est plus utile. C’est ainsi qu’à partir des règnes suivants celui de Philippe Auguste, chaque succession entraînera une interruption de la fonction royale. De plus, en cas de minorité du roi, même sacré, se pose le problème de la régence : le royaume, selon les règles de droit commun, passe aux mains d’un tuteur qui frappe la monnaie en son nom propre, exerce luimême la souveraineté, etc. Pour renforcer le pouvoir royal, il apparaîtra de plus en plus important d’éviter les interrègnes et e limiter les régences. 2. L’établissement du principe de continuité

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La doctrine va être sensible à ce problème de continuité et va s’attacher à y trouver une solution, puisant dans le droit canonique et dans le droit privé qui se développe à l’époque. a) La doctrine C’est à partir de la bicorporalité du Christ que cette doctrine s’élabore : on distingue le vrai corps du Christ, son corps physique humain voué à la disparition, du corps mystique du Christ, que représente la société chrétienne, et qui survit au corps physique La pensée politique s’empare de cette distinction et la transpose. Le corps physique du roi qui est mortel, est opposé au corps mystique, politique, qui incarne l’Etat, la res publica et la fonction que le roi exerce, destinés à se perpétuer au-delà de l’existence du souverain régnant. Cette distinction avait déjà été faite dans la décrétale « quoniam abbas » qui avait permis de résoudre la situation où un abbé, ayant sans autorisation particulière, les fonctions de son prédécesseur, avait vu son autorité contestée. Le pape avait reconnu qu’il n’était pas nécessaire que chaque abbé successif reçoive une délégation en son nom propre, celle-ci ayant été octroyée une fois pour toutes à la dignitas, à la fonction, qui avait pour essence de durer aussi longtemps qu’elle avait des titulaires. Il faut donc distinguer la personne de l’abbé et la fonction de l’abbé, qui dépasse ses titulaires. La notion de dignité a été fort utile pour fonder les règles de succession propres à la Couronne de France. b) La coutume Dans la coutume de Paris, un adage dit que « le mort saisit le vif », ce qui signifie que l’héritier est saisi immédiatement de la succession au moment du décès du de cujus, (c-à-d la personne décédée dont on liquide la succession). De pur droit privé à l’origine, cette idée est exploitée pour fonder juridiquement les principes de transmission de la couronne. c) La législation En 1374, l’âge de la majorité royale fut fixé à 13 ans révolus. En posant cette règle, on espère éviter les situations d’interrègne, mais tous les enfants n’ont pas 14 ans quand leur père meurt et en plus, cette législation prise par Charles V n’est pas respectée : le jeune Charles VI est sacré alors qu’il n’a pas 12 ans et ce sont ses oncles qui sont régents (on a appelé cette période le « gouvernement des oncles »). Ces turbulences aboutissent au constat que la seule façon d’assurer réellement l’instantanéité de la succession réside dans la suppression de la régence. Deux principes sont alors fixés : la succession à la couronne est instantanée quel que soit l’âge de l’héritier désigné par les règles de dévolution. A supposer qu’il soit trop jeune pour exercer effectivement le gouvernement, un conseil de sages se charge d’administrer le royaume en son nom , en vertu d’une délégation, de sorte que les inconvénients d’une régence trop personnelle disparaissent. Tous les actes de la fonction régalienne sont effectués par le conseil de régence, mais au nom du roi. Les deux principes consacrés prennent la forme de deux adages : « Les rois en France ne meurent jamais » et « Les rois sont toujours majeurs en France ». 3. La pratique et les conséquences du principe de continuité Dans la pratique, la continuité de l’Etat mit du temps à s’imposer. D’ailleurs, pendant longtemps, les rois ont considéré qu’ils n’étaient pas tenus des actes de leurs prédécesseurs. La continuité ne fut vraiment acquise qu’à la fin du 14 e, début du 15e s. Les principes dégagés par la doctrine s’expriment par le cri « le roi est mort, vive le roi ». S’établit ainsi une continuité, dépassant la personne physique du roi.

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C’est une transformation cruciale : la personne du roi disparaît derrière la fonction royale, ce qui entraîne d’importantes conséquences. Le souverain, à partir du 15e s, s’estime de plus en plus tenu par les actes de ses prédécesseurs : il paie les dettes, maintient les officiers, exécute les traités, etc., permettant d’établir une forme de continuité du service public. Autre conséquence, la portée du sacre diminue, puisque le roi est roi même quand le sacre n’a pas encore eu lieu. Sa dimension religieuse est au contraire exaltée.

C. L’indisponibilité de la Couronne 1. La position du problème Le principe héréditaire et la continuité font apparaître la royauté comme une sorte d’office public : la coutume générale du royaume désigne un successeur légitime, il y a une certaine automaticité, pas besoin de respecter des formes, … La Couronne apparaît comme une réalité de droit public, qui devrait être mise à l’abri de toute volonté individuelle, même celle du roi. Or, il se trouve que cette autonomie même de la succession royale fut dramatiquement mise en cause par Charles VI (« le fou »), sujet à des crises de folie récurrentes depuis 1392, qui prive son fils, l’héritier légitime, de la Couronne. Dans le traité de Troyes, il décide de donner sa fille Catherine en mariage au roi d’Angleterre Henri V. Celui-ci est en quelque sorte adopté et surtout qualifié d’héritier du roi de France. La question se pose alors de savoir si ce traité est nul ou pas. Le royaume est divisé à ce sujet et on entre dans une situation de guerre civile. Les Etats généraux et l’Université de Paris jurent de respecter ce traité. En 1422, Henri V meurt en laissant un fils de moins de 10 mois. Deux mois plus tard, c’est Charles VI qui meurt. On respecte la volonté du roi défunt et le petit Henri VI est proclamé roi lors des obsèques de Charles VI, dans la plus pure tradition de la continuité. 2. L’établissement du principe d’indisponibilité de la Couronne La France vit alors en quelque sorte sous un régime de double monarchie car le dauphin Charles s’est proclamé roi devant quelques fidèles. Les juristes sont favorables à sa cause et vont soutenir avec vigueur que le traité est nul. Ils vont développer une argumentation juridique pour légitimer Charles. C’est un juriste languedocien, Jean de Terrevermeille (ou de Rouge Terre), qui mène la réflexion. Première constatation : toutes les règles successorales sont de nature coutumière et donc s’imposent au roi. Elaborées par la communauté politique, elles constituent un ordre juridique indépendant et supérieur, qui échappe à la volonté du corps politique et des princes. En droit privé, un testateur peut, sous certaines conditions, exhéréder un héritier légitime. Lorsque c’est la dévolution de la Couronne qui est en jeu, la succession est statutaire et ne peut donc faire l’objet de stipulations conventionnelles ou testamentaires. Ensuite, le roi n’est qu’un simple administrateur des biens et des droits du royaume, il ne peut donc pas déroger aux règles coutumières de dévolution de la Couronne. Le dauphin est donc l’héritier nécessaire et sa vocation à assurer la continuité de la fonction royale est incontournable. Ce droit acquis est aussi un devoir : régner constitue pour celui qui est désigné par la coutume successorale une obligation rigide, dont il ne peut en principe se détourner. 3. Les conséquences Les règles de dévolution sont présentées par Jean de Terrevermeille comme un tout indisponible, inaliénable et s’imposant à tout le monde. Dans le traité de

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Troyes, Charles VI a posé un acte dont il est incapable et le traité est donc nul. Aucun roi ne peut jamais exhéréder son successeur légitime, même pour motif d’ingratitude. Plus tard, on tire aussi argument de ces principes pour poser qu’un roi ne peut abdiquer. Si Dieu l’a investi d’une mission, il ne peut s’en défaire. Et l’héritier ne peut en principe se soustraire à son devoir sacré et refuser la couronne. Ces conséquences sont tout à fait cohérentes juridiquement, même si la dernière aurait été difficile à appliquer dans les faits si la situation s’était présentée. Les raisonnements de Jean de Terrevermeille sous-tendirent toutes les revendications du dauphin, qui parvint à parachever, grâce à l’aide de Jeanne d’Arc, son image de souverain légitime. Une véritable réaction nationale accompagna ce mouvement. Le loyalisme envers la dynastie française contre les prétentions anglaises finit par l’emporter.

D. L’indisponibilité du domaine royal Si l’on permet au roi d’aliéner son domaine royal et pas sa Couronne, on se contredit et on risque de vider le principe d’indisponibilité de la Couronne de sa substance. 1) L’ébauche d’un espace juridique à protéger a) L’idéal financier reposant sur l’intégrité du domaine Philippe le Bel, les capétiens ont eu tendance à considérer le domaine comme un ensemble non-harmonieux de droits et de terres dont ils pensaient pouvoir disposer à leur gré. Avec le temps, ses successeurs prirent néanmoins conscience de l’importance pour la Couronne des revenus domaniaux. Les penseurs se sont rendus compte que la plupart des revenus du royaume provenaient du domaine royal, qu’il fallait donc protéger, ce qu’ils firent en contraignant le roi à l’idéal financier :

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 « le roi doit vivre du sien » : l’entretient de l’administration et de la maison royale doivent être assurés par les revenus du domaine royal uniquement, et il en résulte que l’impôt ne peut être que subsidiaire et momentané. Si l’on affirme ce principe de bonne gestion économique, le domaine royal doit être protégé de toute action qui le diminuerait. 2) L’émergence des règles protectrices du domaine Ce principe eut beaucoup de mal à s’imposer. Il est d’ailleurs le seul des quatre principes examinés ici à connaître des exceptions.

a) La doctrine - Le modèle du droit canon C’est dans le droit canonique qu’il faut puiser des règles façonnant un statut particulier aux biens de la Couronne. Les décrétistes insistent sur l’existence de règles qui portent une impossibilité d’aliéner les biens de l’Eglise : - les archevêques étaient d’ailleurs tenus de prêter un serment de ne pas aliéner les biens de leur diocèse. - le pape avait déjà reproché au roi de Hongrie des aliénations jugées abusives sur le domaine de la Couronne. Le pouvoir spirituel prétendit étendre la même obligation aux princes séculiers. Cependant l’interdiction ne visait que les actes qui nuisaient gravement les intérêts de la Couronne. De sorte que les auteurs s’accordèrent à penser qu’était valide celle qui ne portait que sur un élément domanial modique ou ne constituait aucune menace pour l’intégrité de l’Etat. - La systématisation du statut des biens de la Couronne Les juristes vont développer une réflexion plus vaste selon laquelle le souverain n’est pas le maître du domaine, mais un simple administrateur (c’est la Couronne qui est propriétaire du domaine, mais pas le roi en tant qu’individu). C’est encore Jean de Terrevermeille qui systématise cette idée en la mettant en rapport avec le statut de la Couronne : comme le pouvoir royal est indisponible, tous les biens qui lui sont soumis le sont aussi. b) Une lente consécration dans la pratique, la jurisprudence et la législation Le principe va s’appliquer de deux façons :

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Les révocations de donations et rescisions d’aliénations (dès le 14ème S)

Au départ, les rois ne vont pas s’autolimiter, mais annuler ce qu’ont fait leurs ancêtres, ce qui est beaucoup plus facile. On assiste ainsi à la révocation des donations et à la rescision des aliénations effectuées par certains souverains précédents. Philippe V, reconnaissant que des aliénations excessives et même

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sans cause avaient été faites dans le passé, est allé jusqu’à annuler toutes les donations faites depuis le règne de Saint Louis. Aucune donation ou aliénation ne peut être faite par le roi sans intervention et contrôle du Conseil, du chancelier , du Parlement et de la Chambre des Comptes - La réitération des interdictions d’aliéner Au début du 14e s, dès le règne de Philippe VI, on perçoit les prémices d’une prise de conscience plus nette de l’importance de préserver le domaine. Pour résoudre d’importants conflits entre les juridictions royales et les officialités, il convoque une assemblée au cours de laquelle il est avancé que le roi ne pourrait renoncer aux prérogatives de sa justice ou à celle de ses tribunaux. Le raisonnement est simple : en renonçant à exercer ses droits, le roi amoindrirait le domaine, ce qu’il ne peut faire puisqu’il est inaliénable et qu’il se priverait ainsi de revenus. Pour renforcer l’interdiction d’aliéner, on fait l’insertion d’une clause dans la promesse du sacre. A partir de là, le roi invoque sa promesse pour ne pas honorer les traités qui ponctuent la Guerre de Cent Ans : il affirme qu’il serait hors de question pour lui d’abandonner sa souveraineté et ses droits régaliens sur les territoires dont la session est prévue. Ici, le roi s’autolimite, mais pas tellement dans l’intérêt du domaine royal : c’est plutôt une excuse vis-à-vis des Anglais. De nombreuses ordonnances renferment un engagement du roi à ne pas aliéner. On dira de lui qu’il se marie avec la Couronne et reçoit le territoire en dot et, comme en droit romain la dot est en principe inaliénable, le domaine l’est tout autant. Malgré ces renforcements et malgré l’importance reconnue par tous au principe, les pratiques séculières de la royauté française ont tendance à ne pas le respecter. 3. Les exceptions a) Le domaine casuel On distingue le domaine fixe du domaine casuel. Le domaine casuel est composé de tout ce qui est acquis par un roi durant son règne et on admet que pendant une période de dix ans, ces territoires ne sont pas annexés à la Couronne et que le roi peut en disposer. Par opposition, le domaine fixe, composé des terres et des droits déjà acquis à la Couronne lors de l’accession au trône, est en principe inaliénable. On laisse donc au roi une petite marge de manœuvre : il peut disposer de ses nouvelles possessions pour son profit personnel. Cette exception est cependant peu utilisée et n’aura pas de gros impact. b) Les engagements Le mécanisme des engagements tempère aussi l’indisponibilité stricte du domaine. C’est un technique qui permet au roi de remettre en gage un bien domanial entre les mains d’un de ses créanciers. Le roi fait des emprunts dans des situations très diverses, telles que pour la dot de sa fille, ou en temps de guerre, … Les nombreuses ordonnances qui visent cette pratique, pour l’interdire ou la limiter, témoignent du fait qu’elle a dû être très répandue. c) Les apanages Reste une troisième catégorie d’exceptions à l’indisponibilité : la pratique des apanages, qui ont toujours pour conséquence de diminuer l’étendue du domaine, parfois même pour un temps très long. On ne va pas essayer de les interdire, ce qui serait impossible, mais de les limiter. Seuls les « enfants de France » peuvent en être dotés, c-à-d les fils de roi, mais ils n’ont aucun droit acquis à en obtenir un, le roi est libre de décider. Si

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l’apanagiste décède sans laisser d’héritier direct, la dévolution successorale des apanages étant limitée aux mâles et à deux degrés, le territoire retourne à la Couronne. Le titulaire de l’apanage est un vassal direct du souverain.

III. Le roi aux prises avec les ambitions apanagistes : l’exemple de la Bourgogne

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L’exemple des prétentions de la maison de Bourgogne mérite d’être retracée, puisque cette branche cadette de la famille capétienne exerça l’autorité dans nombre de régions qui forment la Belgique actuelle et que ses efforts de centralisation furent repris par les souverains des Pays-Bas auxquels nous sommes restés soumis jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Le développement institutionnel y fut significatif, comme en France, des efforts de centralisation.

A. De la maison de Bourgogne aux Pays-Bas Au milieu du 14e s, le roi de France Jean II veut remercier son jeune fils Philippe de l’avoir vaillamment sauvé au combat, en lui offrant un apanage substantiel. Cependant, au sein de cette branche collatérale va se développer une politique d’expansion du territoire et d’accroissement de son autorité sur ce territoire. Ils vont acquérir par les voies légales un territoire assez conséquent. Ils forment une véritable dynastie car ils ont chaque fois des fils, et en quatre générations, l’expansion territoriale et le développement d’une administration représentant leur autorité sur ce territoire seront assez exceptionnels. Le duc de Bourgogne a en effet entrepris une politique de centralisation et d’unification institutionnelle des régions placées sous son contrôle, qui leur donne toutes les caractéristiques de l’Etat moderne dont le royaume de France tente de se doter de son côté. Mais les Etats de la maison de Bourgogne souffrent d’un vice grave : ils sont éclatés entre deux pôles, le Nord et le Sud-Est, deux régions séparées l’une de l’autre pas la Lorraine et donc sas continuité, de cultures très différentes. C’est pour résoudre ce qu’il voit à juste titre comme un obstacle essentiel au déploiement de sa souveraineté que le fils de Philippe le Bon, Charles le Téméraire, (quatrième fils de la génération), tente de conquérir la Lorraine. Ce projet échoue lorsqu’il meurt en 1477. A sa mort, il ne laisse qu’une fille, ce qui réjouit le roi de France qui pense enfin récupérer ses territoires, mais cette fille, Marie, épouse l’empereur d’Autriche Maximilien et refuse de rendre le territoire. Il s’en suit une argumentation juridique qui aboutit à la signature d’un Traité qui prévoit que la Picardie et le duché de Bourgogne vont à la France et que le reste de la succession du Téméraire va à Marie, c-à-d en réalité à la maison d’Autriche, dont les princes n’allaient plus prêter hommage au roi de France. A partir de la fin du 15e s., il est fixé clairement qu les territoires concédés sont perdus pour la Couronne, qu’ils échappent à la tutelle française pour être transmis à Maximilien puis à son successeur, le futur Charles Quint.

B. Le développement institutionnel Sous l’impulsion de Charles Quint, des Conseils collatéraux furent institués pour accompagner le gouvernement du souverain de ces régions ou de son représentant. Le développement institutionnel va être fort car il veut assurer son autorité comme les rois de France l’ont fait plus tôt.

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1. Les conseils collatéraux Charles Quint créa, pour les Pays-Bas, trois conseils devant entourer le souverain et participer au processus d’élaboration des lois (équivalent du Conseil du roi). D’une part, le Conseil d’Etat, chargé de l’administration générale, des nominations, des questions relatives à la guerre, à la paix, etc. et, de l’autre, le Conseil privé, chargé de la confection des projets de lois, de l’interprétation des lois en vigueur, de la direction générale de la police, et aussi de l’administration de la justice, mais n’ayant lui-même aucune fonction juridictionnelle (ce n’est pas un tribunal). Y était adjoint le Conseil des finances. Ces trois conseils, dits « collatéraux », étaient subordonnés au gouverneur général, représentant le souverain lorsque celui-ci était absent, et investi en conséquence de tous les attributs de la souveraineté. 2. Les Etats Les Etats de nos régions sont très différents de ceux de France. a) Formation L’idée est que ces trois ordres puissent faire entendre leurs voix auprès du souverain pour influencer celui-ci dans son gouvernement. Cette consultation par le roi de l’opinion publique se faisait à échelle provinciale. En France, elle se fait assez tôt à échelle nationale (début 14e s.), mais aux Pays-Bas, c’est assez tardif. Le duc de Bourgogne ne le fera pour la première fois qu’à la fin du 15e s. b) Fonctionnement et rôle Alors qu’en France on aura recours à une élection organisée au cours de laquelle les trois ordres désigneront leurs représentants, en Bourgogne, ce sont les Etats provinciaux qui désignent en leur sein ceux qui devront les représenter auprès du souverain. On a des assemblée au niveau provincial, qui choisissent en leur sein leurs représentants. Il y a donc un système d’élections à deux niveaux , ce qui fait que les Etats sont sûrement moins représentatifs de la population. Les missions de ces délégués sont conçues de façon très restrictive : ils jouent le rôle d’ambassadeurs des provinces auprès du souverain, se limitant à venir entendre les demandes de celui-ci (sans pouvoir délibérer à ce moment) et à retourner ensuite aux Etats provinciaux pour en débattre et rapporter la réponse. Le contrôle exercé par les Etats provinciaux est donc essentiel, le mandat des délégués étant strictement impératif. Les gens qui ont été désignés ne peuvent dépasser les limites des mandats qui leur ont été confiés, sans quoi on n’est pas tenu de respecter leurs décisions, elles n’ont pas de force juridique. 3. L’organisation judiciaire Une des caractéristiques de l’organisation judiciaire est la présence dans presque chaque village et chaque ville, d’un échevinage qui exerce, à côté des fonctions administratives, toutes les compétences juridictionnelles au civil comme au pénal et qui rend des décisions que les ducs de Bourgogne voudraient pouvoir contrôler. Dès le 15e s., il y a également dans chacune des provinces soumises à la maison de Bourgogne un Conseil de Justice qui, comme le parlement en France, juge en appel des décisions rendues par les autres juridictions. Mais les décisions de ces Conseils de Justice ne sont pas non-plus contrôlables par les ducs. Ils vont alors tenter de soumettre les décisions des Conseils de justice à un recours à un conseil supérieur. Pour éviter les appels en France, on décide que le duché et le comté de Bourgogne seront soustraits au ressort du Parlement de Paris pour passer dans celui d’un Grand Conseil appelé Parlement de Malines. A partir de là, les territoires placés sous l’autorité du duc de Bourgogne ne sont

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plus sous le contrôle juridictionnel français alors qu’en tant qu’apanage, ils devraient l’être. C’est une véritable déclaration de scission. Néanmoins, certains Conseils provinciaux de Justice parviennent à soustraire leurs décisions à tout recours à ce Grand Conseil et à maintenir leur statut originel de cour souveraine. Si les efforts pour soustraire nos régions à la tutelle judiciaire des souverains français ont été une réussite, ceux développés pour assurer une centralisation judiciaire auront donc connu un succès beaucoup plus mitigé. Si le roi en France est effectivement source de toute justice, ce n’est pas le cas du duc de Bourgogne. Il n’en reste pas moins qu’une fois la séparation d’avec la France consommée, la politique centralisatrice menée dans nos régions par Charles Quint et ces successeurs sera conçue dans le même esprit que celle menée en France par les Capétiens.

IV. L’aboutissement : une constitution coutumière ? Finalement, la tension et les difficultés créées par les ambitions bourguignonnes ont poussé la Couronne française à se surpasser pour surmonter la crise. C’est finalement grâce à elles que des Lois fondamentales vont parachever et solidifier l’œuvre de construction territoriale menée par les rois capétiens. Ces Lois transforment en quelque sorte la royauté médiévale en un véritable Etat moderne, protégé par une constitution d’une grande efficacité et d’une grande cohérence. On affirme généralement le caractère coutumier de cette constitution. ¤ Une coutume aux caractéristiques peu communes Certains principes statutaires feront l’objet d’actes législatifs, mais ce n’est pas le cas de tous et ce n’est pas une condition de leur force obligatoire. On donc a pris l’habitude d’affirmer que les textes législatifs ne font que déclarer des principes préexistants, des coutumes. Cependant, on peut y opposer plusieurs arguments. La coutume nécessite en principe un certain écoulement du temps pour que son existence et sa force obligatoire soient assurés : c’est par un processus d’imitation et de répétition ressenti comme obligatoire que se manifeste l’adhésion de la communauté à la règle. Ce n’est pas le cas des principes de la masculinité et de l’exclusion de la parenté par les femmes, pour lesquels il a fallu très peu de temps pour que la pratique soit érigée en coutume. En réalité, la décision était forgée sur l’instant, pour dénouer la crise. Il y a un individu qui affirme une règle parce qu’il a assez de pouvoir pour imposer sa décision, qui est ensuite légitimée par une prétendue coutume, comme si cette règle avait toujours été latente et qu’on a dégageait ensuite. ¤ Les Lois fondamentales puisées aux traditions de la royauté ? Certains affirment qu’à l’origine de chaque principe statutaire, il y aurait des inspirations dictées par des pratiques plus ou moins anciennes de la royauté comme nécessitées par son essence. Les circonstances seraient déterminantes non pour établir le principe, mais pour le reconnaître : elles permettent la mise à jour d’une pratique traditionnelle qui remonte loin dans le temps, sans jamais avoir été explicitée. Le raisonnement est séduisant. Pourtant, il est aussi de nature à laisser perplexe. Une telle analyse élude en effet les rapports de force qui ont soustendu les solutions apportées aux crises et les inscrits dans une sorte de

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providence, de progrès inéluctable puisant ses racines dans une histoire neutre. Les coutumes invoquées sont des arguments de légitimation a posteriori à l’appui de solutions qui triomphèrent parce que celui qui en réclamait l’avantage bénéficiait de la puissance suffisante pour les imposer. Le droit est un instrument redoutable de légitimation du pouvoir. ¤ Une constitution qui encadre et renforce l’autorité royale La Couronne, le Royaume, l’Etat existent vraiment, qui peuvent survivre à tant de troubles. Les Lois fondamentales les font échapper à la volonté parfois arbitraire des souverains et ainsi les protègent.

(section 2 : Le roi) I. Le roi « très chrétien » A. La mutation du sacre 1. Portée juridique et protée religieuse du sacre Dans la lutte qui opposait le pouvoir temporel au pouvoir spirituel, il importait de ne pas accréditer l’idée que la légitimité du pouvoir royal était subordonnée à une nécessaire intervention ecclésiastique. Le sacre était évidemment un enjeu de taille. En vue de réduire les risques d’ambiguïté qui pouvaient laisser croire que le sacre est une condition de la royauté, les juristes vont s’attacher à diminuer systématiquement sa valeur juridique : on l’a vu dans l’établissement du principe de continuité au nom duquel le roi est roi, sans attendre le sacre, dès la mort de son prédécesseur. A partir du 14e s., le sacre récupère en faste et en religiosité ce qu’il a perdu en valeur juridique : on fixe minutieusement et symboliquement toutes les étapes du rituel pour le faire se rapprocher le plus possible de la consécration épiscopale et renforcer ainsi le caractère sacral de la royauté. La relation exceptionnelle entretenue par la royauté française avec Dieu est soulignée avec force et l’alliance du royaume avec la Providence est exaltée. 2. Une promesse du sacre renforçant l’usage des prérogatives royales Au moment du sacre, le roi s’engage à certaines choses qui, à l’origine, avaient été fixées par l’Eglise pour limiter, canaliser son autorité dans la direction souhaitée par l’Eglise. Mais le roi va parvenir à renverser ce système à son avantage. Il promet par exemple de toujours protéger les églises, de faire régner la paix, de lutter contre les injustices, mais il en profite pour affermir son pouvoir et sait rappeler qu’il a juré d’accomplir son ministère et qu’il lui faut l’autorité et les moyens nécessaires pour ce faire. La promesse, conçue par les clercs comme un moyen d’encadrer l’action royale, devient désormais un fondement solide à l’extension de ses prérogatives. C’est un moment assez significatif de l’histoire institutionnelle car on renverse totalement un mécanisme.

B. Le roi de France, mandataire de Dieu 1. L’exclusivité du titre de « roi très chrétien » Jusqu’au 13e s., le pape décerne régulièrement le qualificatif de « très chrétien » (christianissimus) à tout prince dont il veut s’assurer la bienveillance. A partir du règne de Philippe le Bel, le qualificatif devient un pilier de la propagande royale.

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On avance l’idée que seul le roi de France peut porter ce titre car il est le représentant direct de Dieu sur terre, son vicaire, ce qui signifie qu’il n’a même plus besoin de l’Eglise. La royauté française va renforcer le caractère de droit divin ; le roi va être présenté comme le mandataire de Dieu pour la réalisation du bien commun. Tout ce qu’il fait est voulu par Dieu. 2. Un mandataire de Dieu, seul en charge du royaume Cette idée va rapidement être utilisée pour mener divers combats politiques. Au Moyen-Age, on considère que si tout pouvoir vient de Dieu, le pouvoir est confié par Dieu au Prince par l’intermédiaire du peuple, et qu’aux sources de l’autorité, il y a donc en principe une intervention populaire. Cette approche des rapports de pouvoir va être évacuée par les théoriciens français : ils vont rejeter l’origine communautaire du pouvoir et l’idée d’un contrat entre le peuple et le monarque. Cela s’est très fortement imprégné dans la pensée politique et cela va pousser de nombreux auteurs à refuser d’accorder un rôle important aux assemblées représentatives.

II. La construction de la souveraineté A. Le roi, « empereur en son royaume » 1. L’émergence de la maxime a) La logique de la maxime A la fin du 13e s., le roi a atteint le sommet de la pyramide féodo-vassalique, mais en réalité son pouvoir se superpose à celui des barons. Sa supériorité est acquise, mais sa souveraineté ne semble pas différente des autre autorités exercées sur le royaume. Beaumanoir dit d’ailleurs que « le roi est souverain par dessus tout » et que « les barons sont souverains dans leur baronnie ». Le renforcement du pouvoir ne va pas sans un certain nombre de résistances : au plan interne, les grandes villes ne se résignent pas aisément aux empiètements des officiers royaux et, au plan international, la Papauté et surtout l’Empire continuent à revendiquer la direction du monde, mettant en avant leurs prétentions traditionnelles à l’universalité. Pour contrecarrer ces résistances et ces prétentions, les juristes royaux vont développer l’idée que « le roi est empereur en son royaume », c-à-d qu’il a, à l’intérieur des limites du territoire, exactement les mêmes prérogatives que celles découlant de l’imperium romain. Les pouvoirs du roi sont donc de même nature que ceux de l’empereur : ils sont par nature exclusifs (et donc impartageables) et équivalents à ceux des autres grandes puissances, qui ne peuvent ainsi revendiquer aucune suprématie. b) Les éléments de la propagande Une fois cette idée affirmée, il faut la justifier par des arguments juridiques, dont certains sont inventés. On retrouve bien sûr l’exploitation de la décrétale Per Venerabilem et on entretient l’idée de la continuité dynastique entre les « races royales » (on continue à affirmer que les Capétiens descendent des Carolingiens) par un long travail de propagande couronné lors du mariage de Louis VII avec une princesse d’ascendance carolingienne. Les propagandistes royaux vont aussi s’attacher à montrer que lors du traité de Verdun, les trois protagonistes se sont vus reconnaître des pouvoirs égaux (ce qui est encore une fiction). 2. L’utilisation de la maxime : « les droits du roi » a) Un faisceau de prérogatives exclusives

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Aux 14e et 15e s., les auteurs de doctrine vont s’attacher à établir des listes de prérogatives. Parmi ces droits réservés au souverain, on trouve le droit de battre la monnaie, la maîtrise de l’administration, la procédure d’anoblissement, la possibilité de légitimer des bâtards, la grâce, le pardon et la rémission des crimes en général. A la fin du 15e s., au nom de son devoir de paix, le roi parvient à monopoliser à son profit le droit de faire la guerre et il soutient que, pour mener campagne, en vue de la défense du royaume, il doit avoir le droit de lever un impôt. Il est aussi « fontaine de toute justice », l’exercice de la justice est perçu comme la prérogative fondamentale, structurant toute l’action royale. A chaque fois qu’ils le peuvent, les gens du roi jouent le rôle d’un véritable ministère public, défenseur des intérêts de l’Etat, en utilisant les moyens procéduraux classiques, et l’exercice de la justice retenue est plus systématique. La vision du roi « grand débiteur de justice » dépasse en réalité les fonctions juridictionnelles pour fonder toutes les mesures que le roi prendrait et c’est dans cette logique que la prérogative de faire la loi est réservée au seul roi. b) Le développement du pouvoir normatif Sous l’influence du droit romain, les légistes vont fonder la capacité normative du roi sur sa liberté de commander le royaume, ce qui justifie même des interventions sur la coutume. Les juristes affirment qu’il peut changer l’ordre juridique traditionnel. - Un nouveau fondement au pouvoir normatif L’autorité suprême dont le roi dispose, justifiée par le recours au droit romain, lui donne le droit de faire, modifier, interpréter et aggraver les lois. On admet donc qu’il puisse faire prévaloir une loi contre une coutume. - Les tendances absolutistes de la théorie du pouvoir normatif Certains iront même jusqu’à accaparer un autre adage qui sera loin de faire l’unanimité « le roi est au-dessus de la loi ». Il semble en pratique que les légistes, favorables à la centralisation monarchique, aient été très discrets sur les conséquences potentielles de ces adages, qui furent davantage des moyens de construction d’un pouvoir normatif royal encore fragile qu’une pratique quotidiennement vécue. - Le cadre et les limites de l’activité normative du roi Le roi, lorsqu’il exerce son pouvoir normatif, le fait dans le but de réaliser l’intérêt commun, il est guidé par cet impératif et est aussi supposé conserver les lois qui, si elles sont édictées avec un caractère raisonnable, ne peuvent être abrogée capricieusement. D’ailleurs, même si les juristes disent que le roi peut, dans certaines conditions, modifier la coutume, il ne le fait pas en réalité. Le souverain ne peut, en principe, porter atteinte à l’ordonnancement juridique traditionnel : le champ d’action qui lui est réservé est donc normalement celui du droit public, les matières de droit privé tendant à être régies par le fonds coutumier de la France. La dernière limitation que le roi s’impose et qu’il ne faut pas négliger est celle du Conseil : lorsqu’il prend un acte normatif, il doit respecter la tradition de consultation dont les racines remontent au moins à l’assemblée générale carolingienne. Le roi va lui-même provoquer le conseil, l’exercice de l’obligation de conseil de tous ses représentants dans les institutions du royaume. Il institutionnalise une procédure de conseil dont il charge ses agents en vue de permettre la correction des abus. Une ordonnance prescrit aux officiers de justice d’exécuter les ordres royaux « à moins qu’une cause légitime ne s’y oppose ». Dans le même esprit, il demande au Parlement d’exercer son conseil via les remontrances au moment de l’enregistrement s’il édicte des ordonnances contraires aux droits d’autrui,

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habitude dont les Parlements useront jusqu’à refuser d’enregistrer certaines ordonnances. La seule manière pour le roi de contraindre à l’enregistrement est alors de tenir un lit de justice, c-à-d de se rendre en personne au Parlement et de suspendre ainsi la délégation dont cet organe tirait son pouvoir (cependant, plus le Parlement refuse d’enregistrer, plus le roi tient lit de justice, manifestant sa toute puissance législative). On le voit, la tradition de conseil et les impératifs moraux tirés de l’essence du ministère royal sont d’efficaces contrepoids à l’autoritarisme royal.

B. La théorisation de la souveraineté A partir de la fin du 16e s., les choses vont changer sous l’influence d’un très grand auteur de doctrine. 1. Le principe de la souveraineté Ce sera surtout l’œuvre de Jean Bodin, qui publie un ouvrage essentiel dans la réflexion politique, les Six livres de la République, dans lequel il théorise la souveraineté. Selon lui, il faut considérer la souveraineté comme un pouvoir que le roi a entre ses mains et qui a des caractéristiques qui lui sont inhérentes. Elle est nécessairement perpétuelle, dans la mesure où elle est un attribut fondamental de l’Etat, sans lequel il n’existe pas ; absolue puisqu’elle ne tolère aucune restriction ou condition, et ultime parce qu’elle n’émane d’aucun pouvoir supérieur et qu’elle ne peut subir aucun contrôle. Il faut une concentration de tous les pouvoirs entre les mains d’une seule personne : le roi. La chose publique est, pour Bodin, « un ensemble de familles unies entre elles par la souveraineté ». 2. Les « marques » et les « bornes » de la souveraineté a) L’importance du pouvoir normatif La souveraineté du roi ne se conçoit plus comme une liste hétéroclite de regalia, mais bien comme un pouvoir abstrait, contraignant. Selon Bodin, le signe le plus représentatif de l’autorité supérieure est l’exercice du pouvoir normatif, contrairement aux Carolingiens et aux juristes médiévaux pour qui c’était l’exercice de la justice. Au pouvoir passif de rendre la justice se substitue le pouvoir actif de faire la loi, et celui-ci est exercé par le souverain, sans partage et sans nécessité du consentement de quiconque. Mais ce pouvoir législatif a aussi des limites, que Bodin nomme « bornes ». b) Les exigences du « droit gouvernement » Impératif moral important : les lois doivent répondre aux nécessité du « droit gouvernement ». Les limites sont de plusieurs ordres, et d’abord morales puisque le roi est soumis aux lois divines ; elles sont aussi constitutionnelles puisqu’il doit respecter les lois fondamentales. On retrouve enfin les traditionnelles bornes relatives au domaine (champ d’action) de la législation : le souverain doit se limiter au droit public. Mais Bodin admet néanmoins des interventions sur la coutume ou les privilèges au nom du bien commun.

III. L’aboutissement : autonomie souveraine et lien de sujétion Ces limitations sont traditionnelles et ce n’est pas Bodin qui les invente. Son apport novateur réside dans le fait que les droits du roi ne doivent pas être

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énumérés, sa souveraineté implique qu’il concentre entre ses mains tous les pouvoirs. C’est pour cela qu’on a fait de Bodin l’un des fondateurs des théories absolutises. Selon lui, il n’est plus question d’une consultation des sujets. A l’issue de ce processus théorique, le pouvoir s’est totalement dégagé de l’emprise de la structure féodale. La prééminence du roi ne repose plus sur un contrat librement consenti mais sur un lien d’autorité qui s’impose à tous dans un rapporte sujétion vis-à-vis du roi. Cela n’ira pas sans résistance, le roi sera contraint à plusieurs reprises de mener un dialogue institutionnalisé avec certains de ses sujets.

(Section 3 : Les résistances et le dialogue dans l’Etat monarchique) Les historiens ne s’accordent pas sur le rôle qu’ont joué les Etats généraux. Leur histoire est tellement symbolique qu’elle va dans tous les sens. On ne peut qu’en donner les grandes lignes. Ils sont au départ créés dans une logique féodale.

I. Les prémices et les conditions d’un dialogue A. Une cohésion nationale naissante Le roi impose une autorité grandissante sur toutes les composantes du royaume, ce qui apporte un sentiment d’appartenance à une nation, à une collectivité qui vous dépasse. C’est assez spécifique : ce sentiment patriotique n’a pas existé si tôt dans les autres pays. Il y a une prise de conscience collective de la part des sujets du royaume qu’ils habitent un même territoire; la conscience qu’ont ces peuples d’être solidaires fait que le terme Francia devient pour eux un mot fédérateur. Le roi est ressenti et présenté comme le chef naturel de cette entité qui apparaît de plus en plus comme une véritable communauté politique. L’autorité souveraine qui se construit a une logique : toutes les composantes sociales sont intégrées au royaume dans la mesure où le roi joue un rôle de fédérateur de toutes les diversités et que son action vise à incorporer toutes les forces sociales dans l’ordre monarchique en accroissant son autorité sur elles. Par exemple, l’Eglise gallicane doit subir les ingérences royales, les seigneurs ne sont plus souverains dans leur baronnie, quant aux villes, elles sont progressivement contrôlées et transformées en « bonnes villes » et font ainsi l’objet d’une intégration croissante. Le roi les fait revenir sous sa tutelle, il reprend le contrôle de leur administration.

B. Les acteurs de la vie politique : les trois ordres ou les trois états Chacun des trois ordres sur lesquels la société féodale avait pris appuis se redéploie. La tripartition demeure plus que jamais valable; la distinction théorique entre les trois ordres est devenue plus que jamais réalité. 1. Le clergé

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Le clergé est depuis longtemps un ordre juridiquement défini par un statut précis qui se voit attribuer une prééminence indiscutée. Ce statut préférentiel a été imposé aux puissances laïques à l’époque où le pouvoir spirituel était le plus fort. Toute la période des 14e et 15e s. est celle où la distinction haut clergé - bas clergé s’affirme. Ce n’est pas un ordre cohérent et des tensions ne vont pas tarder à se manifester. Direction et gestion appartiennent au haut clergé et le bas clergé n’est plus que rarement consulté. Malgré tout, le clergé se caractérise aussi par une longue accoutumance aux modèles hiérarchiques et par un système de consultation, avec des techniques délibératives, ce qui montre que cet ordre a une certaine maturité politique. 2. La noblesse La noblesse voit son statut juridique se définir plus lentement et plus tardivement. Lorsqu’il se fixe dans la transmission par le sang, il se caractérise par des privilèges déjà vus. Mais ces privilèges ne suffisent pas à faire de la noblesse un groupe cohérent. On distingue la noblesse d’épée et la noblesse de robe : la première peut se prévaloir d’une origine féodale et, se revendiquant comme une noblesse d sang, voit dans la seconde, née du service civil, une rivale de moindre qualité. En effet, la noblesse de robe est constituée d’officier anoblis par le roi, qu’elle sert non par l’épée mais par la plume, peuplant le gouvernement et les administrations. La noblesse d’épée montre souvent du mépris pour ces charges anoblissantes et il y a de fortes tensions entre ces deux noblesses. Reste cependant que les nobles sont unis par la conscience et la fierté d’appartenir à un ordre privilégié et que le roi ne pourra jamais se désintéresser de cet ordre orgueilleux. 3. Le tiers-état Ils ne sont ni nobles, ni clercs, mais c’et leur seule caractéristique commune. En dehors de ça, c’est un ordre très hétéroclite sans unité ni cohésion. Il y a d’énormes différences entre les pauvres et les riches, ceux des villes et ceux des campagnes. Ce tiers-état si peu considéré a le monopole des activités économiques : passent par lui l’ensemble des activités productives sur lesquelles repose le royaume, du commerce à l’artisanat en passant par l’agriculture. C’est un ordre très dynamique. La cassure entre la ville et la campagne est profonde depuis longtemps et la volonté croissante de la bourgeoisie des villes de s’approprier le droit de parler au nom du « plat-pays » l’aggrave encore.

C. Le pays organisé : l’émergence d’un institutionnalisé dans les assemblées représentatives

dialogue

1. De la logique féodale à la logique de la représentation Le dialogue avec certaines composantes du royaume est loin d’être une nouveauté : dans la logique féodale, la concertation a été longtemps de rigueur. L’extension du royaume rend de plus en plus difficile la réunion simultanée de tous les vassaux ; les forces principales du royaume sont désormais les villes, moteurs de l’activité économique et, de plus en plus clairement des ordres sociaux se constituent, chacun formant une sphère particulière qu’il convient de traiter comme telle.

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Le roi va tenir compte de ces réalités nouvelles et va faire organiser des réunions au cours desquelles il requiert conseil et soutien dans les affaires du royaume. Ces assemblées s’institutionnalisent sur base de la division tripartite de la société et sont appelées assemblées d’ordre ou assemblées d’états. Traditionnellement, la tête représentait le corps : l’évêque représente son diocèse ; l’abbé son abbaye, le seigneur ses « hommes de poesté ». Cette technique de la procuration va devenir un mode de fonctionnement normal. Très répandue à tous les niveaux de l’Eglise, elle est, à partir du 13 e s., couramment utilisée devant les tribunaux où l’on peut désormais plaider par procureur. Cette banalisation va permettre sa pénétration dans le domaine politique et de sortir ainsi de la logique féodale. 2. Le modèle des assemblées ecclésiastiques Le développement de véritables assemblées à vocation représentative va épouser les pratiques des synodes et conciles ecclésiastiques. « Quod omnes tangit ab omnibus approbetur », « Ce qui concerne tout le monde doit être approuvé par tout le monde ». Cet adage est sans cesse utilisé au sein de l’Eglise et dès la seconde moitié du 13e s., il pénètre la vie politique séculière.

II. Les Etats généraux A. Apparition et rythme La question de la naissance d’Etats généraux à proprement parler est complexe dans la mesure où elle dépend du degré de représentativité des assemblées. On en situe la naissance en France au 14e s. 1. La mutation des pratiques de consultation de la royauté A l’évidence, la consultation des forces vives du royaume trouve sa source dans la tradition féodale de conseil. Le roi consulte les barons et des prélats (= haut dignitaire ecclésiastique), et parfois même un petit groupe de bourgeois mais toujours à part. En 1302 se produit un tournant capital. Pour obtenir un soutien dans sa lutte contre la papauté, Philippe le Bel organise une consultation tripartite générale, à échelle du royaume. Pour la première fois, des représentants du clergé, de la noblesse et de bonnes villes sont réunis dans une même assemblée. On considère qu’il s’agit du véritable acte de naissance des Etats généraux, c-à-d d’assemblées d’ordres à l’échelle du royaume. 2. Des convocations liées aux crises L’origine des Etats généraux est liée à une double nécessité : obtenir le soutien de l’opinion dans certaines affaires et faire œuvre de propagande, et extraire des ressources financières. Ce sont surtout des institutions que l’on réunit en période de crise, de sorte que leur rythme n’a pas de régularité intrinsèque. De 1302 à 1484, les réunions sont fréquentes en raison de la Guerre de Cent Ans, mais à partir de 1439, elles sont nettement moins nombreuses. Ensuite, ils ne sont plus réunis, avant les problèmes liés à l’émergence du protestantisme, puis, le pouvoir royal se sentant assez fort pour régner sans partager, ils ne seront plus du tout réunis jusqu’en 1789, lorsqu’il se transforment en Assemblée constituante et que les délégués jurent de ne pas se séparer avant d’avoir donné une constitution à la France.

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B. Fonctionnement 1. L’évolution des modes de composition des Etats a) Des convocations nominatives de plus en plus exécutées par mandat Au 14e s., c’est encore nettement dans la logique féodale que la convocation aux assemblées se fait : sont appelés ceux qui sont liés par l’hommage ou par un serment de fidélité. La convocation est personnelle, le roi envoie un lettre nominative à telle personne ou telle institution. Les communautés religieuses et les villes ont le plus souvent recours à une élection interne pour déléguer quelqu’un susceptible de les représenter. Pendant longtemps, cette logique de convocation personnelle dominera, mais les vassaux ont tendance à se désintéresser de ces réunions et nombre d’entre eux prennent l’habitude de donner pouvoir à un mandataire d’agir en leur nom. Prélats et barons utilisent la technique du mandat et se font souvent représenter par un procureur, d’abord à titre individuel, puis en se regroupant pour donner à un seul procureur la tâche de représenter plusieurs d’entre eux. Ce désintérêt de la politique est renforcé par la situation économique qui se dégrade dans la noblesse pour laquelle les voyages que nécessitent ces assemblées sont trop coûteux. b) Le recours à l’élection Avec le temps, on glisse à l’idée que les procureurs représentent, plus que ceux qui les ont mandatés, l’ordre dont ces derniers sont issus : les vassaux ne sont plus convoqués nommément, mais on appelle des représentants qui parleront au nom de tous ceux dont ils auront reçu la procuration. La convocation fait place à l’élection. Chacun des ordres sociaux se livre à une élection interne pour désigner un délégué, et ces délégués représentent en conséquence à le fois l’ordre auquel ils appartiennent et la circonscription qui les a envoyés. 2. Le mandat Les lettres de convocation envoyées par le roi étaient souvent rédigées dans des termes assez vagues. Les électeurs se montrèrent longtemps méfiants et manifestèrent leur réticence en ne donnant à leurs mandataires que mission d’« ouïr et de rapporter ». C’est pourquoi la lettre de convocation envoyée par le roi insistait toujours pour que les délégués soient munis d’une délégation de pouvoirs suffisamment étendue pour ne pas avoir à opposer au roi que, n’ayant pas reçu mandat pour telle ou telle décision, ils devaient retourner consulter leurs électeurs. a) Les demandes formulées par la population Les demandes de la population sont transmises dans des cahiers de doléances, qui sont formulés sur une base très large : chacun, la plupart du temps, a la possibilité de former des récriminations ou des requêtes pour qu’elles soient exprimées lors de l’assemblée générale. Les délégués ont l’obligation de transmettre ces cahiers au roi, dont on attend qu’il prenne des mesures pour répondre aux vœux de la population. C’est la forme la plus nette de l’obligation de conseil. b) Les instructions données par les électeurs aux délégués Les électeurs confient une mission à leurs délégués et ceux-ci doivent exécuter les instructions sans, en principe, pouvoir prendre aucune initiative : il s’agit d’une sorte de contrat entre la population et les délégués, constituant un véritable mandat impératif. Pris aux pièges de manœuvres royales tendant à extorquer aux délégués, en session, des mesures assez lourdes pour la

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population, les mandats vont prendre l’habitude de formuler des instructions très restrictives, malgré le souhait exprimé par le roi dans sa lettre de convocation. Les Etats généraux auront là un moyen assez commode pour résister aux demandes de la Couronne : l’argument juridique des limites de leur mandat sera assez souvent utilisé. Si les délégués ont dépassé les limites de leur mandat, non seulement ils perdent les indemnités qui leurs sont dues, mais surtout, les électeurs s’en prévaudront pour ne pas exécuter les décisions prises. C’est un jeu subtil entre les convocations vagues du roi pour pouvoir exiger plus et les instructions strictes de la population pour pouvoir refuser d’exécuter certaines décisions prises. En fait, les délégués aux Etats n’ont qu’une marge de manœuvre assez restreinte, dans la mesure où tant la convocation que la dissolution des assemblées dépend de la volonté royale. Le roi en a une maîtrise complète. 3. La réunion C’est le roi seul qui décide de convoquer les Etats généraux. C’est lui qui fixe la date et le lieu et qui a tout loisir d’en changer si bon lui semble. C’est aussi le roi seul qui décide de mettre fin à la session, et ce pouvoir de dissolution est une arme redoutable. Les trois ordres siègent dans des locaux différents, les réunions communes sont très rares, ce sont trois assemblées distinctes avec une hiérarchie stricte.

C. Le rôle rempli par les assemblées d’Etats 1. Les attributions Les attributions s’inscrivent dans une logique féodale. a) Le conseil Il est lié aux périodes de crise. Le roi essaye, à chaque situation de crise, de tâter le pouls de l’opinion publique pour voir ce qu’il faut faire. Lorsque des décisions importantes doivent être prises, les Etats généraux sont réunis. Les questions relatives à la diplomatie, à la sécurité du royaume, à la politique intérieure ont vocation à être présentées et débattues au sein des assemblées représentatives, dans l’espoir d’obtenir une adhésion qui renforce la décision royale. b) L’aide C’est surtout la question financière qui est au cœur des rapports parfois tendus entre la royauté et les Etats généraux. - L’idéal financier et la réalité Le principe est toujours que « le roi doit vivre du sien », c-à-d que les ressources domaniales doivent suffire pour la subsistance de la royauté et le maintien de l’administration. Or, le développement de l’administration fait que les revenus du domaine ne sont pas suffisants pour faire face aux besoins et le roi doit obtenir des ressources différentes par la levée d’un impôt mais uniquement de façon exceptionnelle et temporaire. C’est ce que l’on appelle l’ extraordinaire. - L’affirmation par les juristes du droit pour le roi d’imposer Les juristes affirment le droit royal d’imposer, qu’ils fondent sur le concept d’utilitas publica. C’est au départ la guerre, puis les nécessités comme celle de la défense du royaume, qui sont avancées comme autant de causes nécessaires de l’impôt et de fondements au droit du roi.

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Pour éviter les tensions trop fortes, le roi prend l’habitude de consulter préalablement les assemblées : il espère ainsi obtenir un impôt négocié dans le cadre des Etat généraux, dont la levée serait facilitée. - Le développement d’une fiscalité d’Etat Une véritable fiscalité d’Etat se construit peu à peu car l’inexorable appauvrissement global des ressources domaniales ne permet plus de faire face aux besoins croissants d’un Etat en développement et c’est l’extraordinaire qui apporte les revenus nécessaires à son fonctionnement. On distingue la fiscalité indirecte, composée de taxes proportionnelles prélevées sur la circulation de marchandises, et la fiscalité directe, composée d’impôts payés en raison de sa personne ou de ses biens. 2. Les ambitions des Etats : la lutte pour le partage de la souveraineté a) Le contrôle de la fiscalité Deux logiques s’affrontent : pour les juristes, le roi a le droit de lever l’impôt sur son territoire, et pour les Etats, le roi ne peut imposer ses sujets sans leur consentement. - La nécessité du libre consentement Nombreux sont ceux qui considèrent qu’un impôt non consenti est un signe de servitude, ce qui se comprend au regard des circonstances historiques avec la pression des taxes seigneuriales caractéristique de l’état servile. L’impôt royal imposé est perçus comme une violation des privilèges, inacceptable pour des habitants qui son fiers d’être Franci, c-à-d libres. Le consentement des Etats généraux serait donc nécessaire car un impôt levé sans consentement est perçu comme un signe de tyrannie. C’est pourquoi les députés répètent inlassablement des principes qu’ils estiment fondamentaux. Tout d’abord que l’impôt levé ne peut avoir d’autre affectation que la défense du royaume, ensuite, que si la cause de l’impôt a disparu, l’impôt lui-même doit cesser (il doit être et rester exceptionnel). Les députés vont prétendre contrôler les modalités de répartition des charges en avançant que l’impôt est un don gratuit à la Couronne, qui n’a pas ainsi la maîtrise de sa répartition. Ils vont prétendre remanier l’administration fiscale en désignant des contrôleurs qui devront vérifier que l’argent levé va bien dans les caisses du trésor public et ils estimeront de leur rôle d’exercer un contrôle budgétaire. - L’impôt décidé d’autorité par le roi Pendant deux siècles, les rapports entre les Etats et le roi sont relativement corrects, jusqu’en 1439, quand les Etats commettent une véritable erreur politique. Ils vont accepter de lever la taille royale dans le cadre de l’instauration de l’armée permanente projetée par le roi mais le feront décider la permanence de l’impôt. Ce n’est pas du tout dans la logique du roi qui entend lever un impôt permanent pour maintenir cette armée, ce qui est logique. C’est pourquoi il renouvellera la taille, chaque année, sans nouvelle autorisation des assemblées. - La légitimité des besoins de l’Etat Il n’y a pas que la timidité des assemblées qui soit en cause : cette évolution montre que l’Etat et ses besoins ont acquis une réelle légitimité aux yeux de tous. On réalise que les impôts n’enrichissent pas personnellement le roi et qu’ils deviennent nécessaires aux institutions de l’Etat de plus en plus conséquentes. La revendication des Etats généraux d’un impôt exclusivement exceptionnel ne tient plus la route. b) Les exigences de réformation du royaume - L’idée traditionnelle de réformation

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Depuis le 13e s., il y a une idée politique très présente : celle de la réformation. Elle procède d’une double volonté : restaurer et établir en sa forme primitive un système politique, administratif, fiscal ou religieux et, ensuite, éventuellement le changer en mieux, l’améliorer en l’adaptant aux circonstances nouvelles. Ces modifications ne sont jamais fondamentales, elles sont ponctuelles car le but est de revenir au système d’avant, qui était meilleur ; on rêve d’un retour à l’époque de St Louis dont l’action bienfaisante, presque mythique lui vaut d’être longtemps présenté comme un âge d’or. S’éloignant peu à peu d’une simple volonté de retourner à un passé jugé meilleur, l’idéal de réformation prit de l’ampleur pour rejoindre l’idée d’un contrôle nécessaire sur l’action royale, voire même d’une mise sous tutelle du gouvernement par les représentants. De la réformation on était passé à la contestation. - Une nouvelle conception de la réformation, tournant à la contestation A la moitié du 14e s., les Etats vont vouloir s’emparer de l’exercice de l’autorité et vont pour ce profiter de l’absence du roi, de sa faiblesse apparente, lors de sa captivité à Londres. Ils exigent qu’à l’avenir le Conseil soit composé exclusivement de membres des Etats. L’ordonnance qu’ils imposent au dauphin reconnaît à ceux-ci le droit de se réunir quand ils le veulent et e décider de l’assiette de l’impôt. On se trouve dans un climat de guerre civile. La pression faite sur la dauphin est telle qu’il se rend bientôt compte que les Etats le manipulent, alors il se met à exercer réellement ses fonctions et la position des Etats n’est plus crédible car trop radicale. Leurs excès sont tels que le processus de contrôle imaginé s’effondre lorsque le dauphin a décidé d’exercer pleinement ses fonctions et de se poser en défenseur du royaume. Sous le règne de Charles VI, plongé dans la folie, les Etats reviennent au premier plan et le moment le plus spectaculaire de ce nouvel équilibre entre le roi et l’opinion vient avec l’ordonnance dite cabochienne de 1413, supposée réformer l’administration. L’ordonnance est enregistrée puis annulée. La tentative des Etats de contrôler l’action royale s’avéra être un échec. Ils ne sont pas parvenus à mener à bien leur politique dans cette France tourmentée par la Guerre de Cent Ans. Ils ne seront plus réunis pendant environ un siècle, et lorsqu’ils seront à nouveau convoqués, ce sera dans le contexte des guerres de religion.

III. Les Etats provinciaux L’institution des Etats généraux et son échec global dans l’entreprise de partage de la souveraineté ne doit pas masquer que dans le cadre de certaines provinces, des assemblées équivalentes ont des compétences importantes au plan régional.

A. L’origine et le développement des Etats provinciaux 1. Des assemblées exprimant les particularismes régionaux Certaines régions ont gardé des coutumes très régionales, et un particularisme très marqué. Plus ce sentiment régional est fort, plus les Etats provinciaux sont fort et ont un rôle important à jouer, pour traiter des problèmes locaux. Ils sont parfois le fruit d’une concession royale suite à des rébellions contre un pouvoir central jugé trop pesant, et sont parfois là pour donner aide et conseil au roi dans les régions rattachées plus tardivement au royaume. 2. L’organisation

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Les Etats provinciaux se généralisent au milieu du 14e s., lorsque le roi doit multiplier les demandes de subsides pour les besoins de la défense du royaume. Ils resteront convoqués dans la logique féodale, les membres y siège souvent en leur nom personnel, et non en vertu d’une procuration ou à la suite d’une élection. Les Etats provinciaux vont plutôt incarner les nécessités régionales, les particularismes régionaux, et pas les grandes questions relatives au royaume.

B. La mission assignée aux Etats provinciaux et leur déclin Les Etats provinciaux sont chargés de régler toutes les affaires du pays comme l’écoulement des productions agricoles, l’approvisionnement, les privilèges régionaux qui sous-tendent le développement de l’économie, … Mais ce succès relatif de ces assemblées ne doit pas masquer les progrès constants de la centralisation royale et le déclin qu’elles ne manqueront pas de connaître en conséquence.

IV. Bilan : l’incapacité des Etats généraux à partager la souveraineté ¤ De la contestation à la réformation « rétrécie » On détecte donc plusieurs phases dans les revendications des Etats généraux. D’abord, dans un dialogue assez confiant, une phase traditionnellement réformatrice, puis, une phase de revendications plus dures reposant sur l’idée d’une nécessaire collaboration de la royauté avec les assemblées par une limitation des prérogatives royales. Cette deuxième phase s’avère être un échec, sans doute lié à la radicalisation excessive, alors vient ensuite, sans doute en réaction, un retour à l’idéal réformateur dans la nostalgie du passé. ¤ Les raisons multiples de l’échec des Etats généraux Les Etats sont composée d’hommes pragmatiques, surtout préoccupées par des problèmes pratiques, et manquent sans doute de penseurs politique. Les penseurs et savants, de leur côté, sont absorbés par la justification de l’autonomie de temporel par rapport au spirituel et plaident pour un renforcement du pouvoir royal. Les théoriciens limitent donc les attributions des Etats généraux; un bon exemple est celui de la métaphore du corps physique, qui est loin d’être favorable à la représentation. De plus, leur organisation sera toujours soumise à la bonne volonté royale, ce qui ne contribuera pas à les renforcer puisqu’ils n’obtiendront jamais la régularité tant revendiquée. Les périodes où le pouvoir des Etats généraux est assez fort sont toujours celles où le pouvoir royal est faible et la royauté, dont ils suscitent la suspicion par leurs revendications, ne peut qu’être méfiante à leur égard. On ne peut établir de climat de confiance et de collaboration. Enfin, fondés sur la division tripartite de la société, ils représentent des intérêts divergents, formant un obstacle à la création d’une véritable unité et d’une conscience collective. Le roi saura en jouer en alimentant leurs divisions et en montrant bien que lui seul incarne l’unité. Le roi n’a pas en face de lui un ensemble cohérent et ce n’est qu’en 1789 qu’ils exigeront de délibérer ensemble, marquant ainsi un peuple uni. Cependant, malgré ces échecs, ils exerceront effectivement la fonction de conseil. Leur rôle consultatif va se marquer dans les textes normatifs pris par les souverains français dans le courant du 16e s. Le fait même que les Etats ne

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s’imposent pas comme un organe de contrepoids, susceptible de faire évoluer la monarchie vers un système parlementaire au sens moderne du mot est un des éléments qui permettent de comprendre l’évolution ultérieure de la législation. La royauté, ayant réussi à canaliser les résistances potentielles, va amplifier ses efforts pour quadriller le territoire et asseoir ainsi plus fortement son pouvoir sur ses sujets. L’affirmation croissante de la souveraineté a bien sûr des conséquences sur le plan institutionnel.

(Section 4 : Les moyens de l’Etat monarchique : le développement institutionnel) La vision de l’administration va changer. Elle va être associée au développement de l’Etat et de la Couronne. On constate qu’être un agent royal devient attractif en raison de la carrière intéressante que cela permet. C’est un processus porteur d’une véritable promotion sociale pour ceux qui s’y lancent, aboutissant même à l’anoblissement.

I. Le personnel de l’administration Il existe un distinction importante au sein des agents royaux (terme générique). Les commissaires sont spécialement mandatés par le roi pour certaines missions ponctuelles, souvent délicates : leur tâche, par nature temporaire, cesse dès qu’elle a été remplie. Leur place dans l’administration est donc limitée à la durée fixée ou à la durée d’accomplissement de leur mission. Les officiers, quant à eux, sont chargés de l’administration ordinaire et sont titulaires d’un office qui se perpétue à travers ses titulaire successifs. Leur fonction (l’office) est stable et à vocation permanente. Ils sont dotés d’un statut que les commissaires n’ont pas, ou en tout cas, pas intégralement.

A. Professionnalisation et stabilisation des officiers. Le développement des institutions et la technicité des tâches entraîne une professionnalisation très nette de la fonction publique : les agents sont normalement choisis en fonction de leurs compétences. Se développe aussi l’idée de continuité des fonctions administratives, nécessaire à un système efficace. 1. Les modes de recrutement En principe, ce personnel est nommé et révoqué par le roi, qui dispose là d’une prérogative souveraine. Il leur délègue des pouvoirs « tant qu’il lui plaît ». Cependant, dans la pratique, ces deux droits affirmés par les juristes sont souvent très atténués. Les modes de recrutement se précisent à partir du moment où les officiers commencent à former un milieu particulier dont on perçoit de plus en plus clairement qu’il n’est pas uniquement rattaché à la personne du roi, mais bien dévoué au service de l’Etat. On distingue deux façons de devenir agent : l’impétration et l’élection. a) L’impétration Obtenir un office par impétration consiste à le recevoir par une lettre du roi, après lui avoir adressé une requête. Le candidat adresse donc une lettre au roi, par laquelle il lui demande le don de l’office. Cette pratique suscite souvent

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l’opposition d’autres candidats, qui réagissent après la publication de la lettre de don (dite aussi lettre de provision) du roi. Il arrive que le requérant soit reçu à opposition et que la procédure d’attribution soit recommencée. Une fois l’office définitivement attribué, il faut procéder à la réception du bénéficiaire, c-à-d que ses lettres doivent être enregistrées par le Parlement. Simple transaction à l’origine, cette procédure devient une condition de validité de l’acte. Enfin, troisième étape, l’institution du nouvel officier, dans une cérémonie d’installation au cours de laquelle l doit prêter serment. Ce système d’attribution est une manifestation assez claire du pouvoir royal de nommer qui il veut comme il veut, et qui n’offre pas toutes les garanties d’objectivité et de qualité dans le choix du candidat retenu. Les membre du Parlement se montrent peu favorables à l’impétration, qu’ils considèrent comme acceptable pour les menus offices mais s’y opposent pour les charges importantes. Elle recule assez vite au profit du second mode de recrutement. b) L’élection L’élection fut très largement pratiquée : elle présentait, aux yeux des défenseur parlementaires, l’avantage de leur permettre d’exercer leur devoir de conseil et leur pouvoir de contrôle. Il s’agit de désigner un candidat au terme d’une délibération qui devrait permettre de confronter les mérites de chacun. Animés de cette préférence pour l’élection, les membres du Parlement estiment que la cooptation doit l’emporter sur les autres modes de preuve de recrutement, trop marqués par la faveur royale. L’élection n’exclut cependant pas l’intervention royale, qui demeure indispensable pour avaliser la décision prise et qui peut imposer à l’institution y ayant procédé un nouveau choix (il peut pousser à délibérer jusqu’à ce que le candidat lui convienne). « Rex est supra electionem » : « le roi est au-dessus de l’élection ». Cet équilibre sera bouleversé par la vénalité et l’hérédité des charges et leur patrimonialisation. 2. Le développement d’un statut protecteur. Les fonctions des officiers vont acquérir une stabilité qui les rendra de plus en plus attractives. La stabilisation est d’abord de fait, liée à leur spécialisation : une mobilité trop fréquente ou des révocations répétées ne peuvent que porter atteinte aux fonctions qui sont exercées et le roi a tout intérêt à laisser dans l’office quelqu’un qui peut l’exercer avec compétence. Mais cette stabilité de fait n’est pas reconnue comme telle par voie législative et il n’y a pas affirmation d’un véritable principe de perpétuité. Cependant, les agents vont obtenir un véritable statut protecteur qui s’articule autour de quatre axes : un système de protection des agents, un régime spécial de responsabilité, la patrimonialisation des offices, et la stabilité des officiers. a) La protection des agents Le service du roi peut être dangereux : le représenter est une entreprise qui n’est pas sans risque et qui expose l’agent à des menaces, des pressions, parfois aussi des violences. Le vieux mécanisme de la sauvegarde royale fut appelé à la rescousse et cette protection de droit commun fut renforcée par une technique plus spécifique : toute atteinte à un agent était une atteinte à la personne même du roi (car l’agent est « pars corporis regis », une partie du corps du roi) et est donc assimilée à un crime de lèse-majesté, crime qui peut être sanctionné de peines très lourdes. Rien de très novateur, donc, mais plus de cohérence. b) Le régime de responsabilité Jusque-là, même s’il a agi en exécution d’ordres royaux, l’agent royal porte seul la responsabilité de ses actes et doit soutenir seul son procès. Puis, on se rend compte de la spécificité de sa fonction : il faut qu’il soit présenté comme agent du roi et, en conséquence, mis hors de procès ou déchargé de sa responsabilité,

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un procureur du roi endossant alors la responsabilité au nom de l’Etat. Un agent ne peut être freiné dans sa fonction par crainte d’en payer lui-même les conséquences. La dissociation se dégage entre l’agent, personne publique chaque fois qu’il agit dans le cadre de ses attributions et l’agent, personne privée. Il n’est couvert que pour les actes qu’il pose à l’occasion de ses fonctions et non pour les abus qu’il commettrait : le statut particulier lui est davantage octroyé pour rendre son action efficace et juste, en évitant u’il soit lié par la crainte des conséquences de ses actions légitimes. c) La patrimonialisation des offices - La vénalité (= l’aliénabilité) La pratique de l’affermage des charges prévôtales qui se développe au 13 e s. contribue fortement à renforcer l’idée que les charges ont un prix : même si le bail ne vaut pas vente, le prix payé durant la ferme garantit le titulaire contre l’éviction. De plus, la tendance à considérer que la charge a été acquise se marque nettement. Au milieu du 14e s., des ordonnances consacrent le droit pour les titulaires de menus offices, par exemple celui de sergent, de « vendre ou autrement transporter leurs offices s’ils ne pouvaient exercer les charges ». Cependant, les officiers souhaitaient transmettre leur charge à des parents ou des tiers et mettent en œuvre la technique canonique de la « résignation en faveur de quelqu’un » : il s’agissait de se démettre d’un bénéfice en faveur d’un tiers à condition que celui-ci remplisse les conditions requises et soit accepté par le collateur ordinaire. La gratuité totale de l’opération est essentielle. Dès la seconde moitié du 14e s., les officiers résignent leur charge au profit d’un tiers qu’ils soumettent à l’agrément du roi et, de plus en plus, effectuant ainsi une vente déguisée puisque l’opération se fait à prix d’argent. Dans un premier temps, la royauté tenta de s’opposer à ces transferts à titre onéreux en les frappant de nullité. Puis, à partir du 16e s., la royauté se rend compte qu’elle ne peut s’opposer à cette pratique profondément encrée dans les mœurs, alors elle décide d’en dégager un bénéfice : elle centralise les transactions. Un Bureau spécial du trésor fut institué, chargé de gérer les profits résultant d’une pratique désormais officialisée sur laquelle le roi prélevait une taxe égale à ¼ du prix de la cession. - L’hérédité Alors qu’au départ bien sûr, un office n’était nullement héréditaire, on accepta qu’il puisse être transmis à un héritier si celui-ci était désigné au moins 40 jours avant la mort du titulaire. Mais à l’époque, personne ne souhaite faire ce genre de testament car on veut s’assurer l’obéissance de ses enfants, alors on attend l’extrême fin avant de déclarer définitivement ce qu’on lègue et à qui. Un mécanisme fut prévu pour échapper à la règle des 40 jours : si le titulaire entendait transmettre son office à sa mort à un héritier qu’il puisse désigner n’importe quand, il devait payer tous les ans une taxe correspondant à un tiers de la valeur estimée de l’office. Puis, on instaura un mécanisme similaire mais moins coûteux : le versement annule n’était plus que d’1/60 de la valeur de la charge : c’est ce qu’on appela la « Paulette ». L’hérédité est acquise, et cette patrimonialisation va bien sûr à l’encontre des efforts affirmés dans un premier temps par les hauts corps de l’Etat en vue de rendre le personnel de l’administration plus compétent. De plus, le roi perd sa maîtrise : il n’a plus beaucoup d’emprise sur ce système économique. b) La stabilité des offices - Le principe du droit royal de révoquer et la pratique Tout au long du 14e s., le droit de révoquer un agent est sans aucun doute mis au rang des droits du roi, même s’il est sans cesse bombardé de plaintes pour

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révocation abusive, le principe même n’est jamais remis en cause et est justifié par la doctrine. Mais ce droit absolu est tempéré par la pratique. Ainsi, il fut parfois contraint par les Etats généraux de contestation de révoquer des agents. - Les réactions des officiers et l’octroi d’un statut protecteur Il y a des tensions assez fortes entre les Etats généraux qui veulent la révocation de beaucoup d’agents et les agents eux-même, qui se voient renvoyé sans avoir rien ait de mal. Face aux plaintes multipliées de la population, une série d’ordonnances réduisent le nombre des officiers. Nombre d’agents renvoyés invoquent les règles issues du droit canonique selon lesquelles tout titulaire d’un bénéfice ne peut en être privé que par une procédure qui débouche sur un jugement le déclarant inapte à occuper la charge. A la fin du 15e s., on va prendre une ordonnance assurant les officiers d’une grande stabilité. Il y est prévu qu’un office ne peut être déclaré vacant que dans trois cas : la mort de l’officier, sa résignation de bon gré (sa démission pure et simple) ou à la suite d’une forfaiture, notion que le texte ne définit pas. Il s’agit normalement d’une faute particulièrement grave considérée comme une trahison, dont la constatation et la qualification échappent au roi, et qui doit donc être constatée par un juge compétent. L’ordonnance reconnaît aussi aux officiers une quasiinamovibilité. Si l’on y ajoute la vénalité, l’hérédité et la stabilité, on voit que la fonction d’agent est devenue très attractive en peu de temps, et que le roi a perdu son contrôle sur les agents royaux titulaires d’un office, qui forment la majorité de son administration.

B. Les conséquences de la formation d’un statut des officiers Les critiques nombreuses de la population, qui ne voit dans les agents royaux que les auteurs d’abus répétés, et les difficultés financières poussent la royauté à réduire leur nombre. L’administration, malgré les besoins en expansion, est en réalité sous-encadrée. La prérogative royale de nommer et révoquer a perdu de sa force, et le roi y gagne puisqu’il ne peut plus être taxé d’arbitraire dans la désignation ou le renvoi des agents de l’Etat. De plus, la vénalité et l’hérédité des charges apportent des ressources supplémentaires au Trésor. Cependant, les inconvénients l’emportent sur ces avantages. Afin de ne pas perdre entièrement le contrôle du transfert des offices, les juristes royaux sont attachés à la fiction que les taxes payées à cette occasion constituent de prêts que le souverain peut rembourser s’il désire reprendre l’office et ne pas avaliser le chois du titulaire désigné. Arrivera un moment où cette fiction ne tiendra plus, dans la mesure où le roi sera dans l’impossibilité, faute de ressources, de rembourser ce prétendu prêt. Assez rapidement, la réalité éclate aux yeux de tous : le roi n’a plus de contrôle effectif sur les agents. L’exemple de la justice est révélateur de la dégradation de la situation suite à la vénalité des offices. La vénalité fait que les magistrats sont peu compétents, et comme ils sont mal rémunérés, ils se payent sur la population en faisant contribuer les justiciables aux prestations qu’ils donnent. La charge étant considérée comme un bien patrimonialisé, son aspect public diminue inévitablement. Devant les difficultés soulevées par cette autonomisation croissante, la royauté va opter pour cette solution : elle va tendre à utiliser, même pour l’administration ordinaire, de plus en plus de commissaires, dont la charge est par essence limitée dans le temps et qui ne bénéficient pas du même statut protecteur que les officiers.

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L’incompréhension de la population, son sentiment d’abus est l’un des facteurs de la Révolution Française.

II. Les organes gouvernementaux A. L’administration centrale 1. Les auxiliaires immédiats Autour du roi, les fonctions se spécialisent. Parmi les anciens fonctionnaires, on peut mettre en exergue le rôle croissant du chancelier qui incarne la pérennité de l’Etat. C’est lui le titulaire des sceaux, qu’il doit apposer sur touts les actes pour les authentifier. Il est inamovible et est aussi le chef de la Justice, la bouche du roi aux Etats généraux et préside le Conseil en son absence. De nouveaux auxiliaires apparaissent également, comme les secrétaires d’Etat. 2. Le Conseil (continue à jouer un rôle crucial) a) L’utilisation intensive de la consultation Cette tradition fondatrice recèle de nombreux avantages pour un souverain : il peut espérer que des ordres sévères et impopulaires seront respectés, si on peut mettre en avant qu’ils ont été éclairés par al réflexion d’une collégialité d’individus et, si l’impopularité est décidément trop forte, la responsabilité des décisions peut être imputée à charge des conseillers, qui joueront dans certains cas le rôle de boucs émissaires, et seront parfois même exécutés pour calmer l’opinion publique. b) Le « sectionnement » du Conseil Au-delà de la fiction de l’unicité de l’organe, se dégagent au sein du Conseil trois entités : le Conseil de gouvernement, chargé des affaires politiques, et les Conseils de contentieux, chargés de fonctions juridictionnelles, qui entourent le roi dans l’exercice de la justice, voire même l’exercent eux-même. Le Grand Conseil, quant à lui, constitue une cour souveraine, disposant d’un personnel propre, et où le roi ne siège plus jamais car il a accepté de déléguer à des gens compétents l’exercice de la justice retenue, mais en maintenant la fiction qu’il l’exerce lui-même. Les justiciables savent que c’est une fiction et ne s’en satisfont plus, alors ils s’efforcent toujours de demander directement justice au roi, de sorte qu’une nouvelle section judiciaire apparaît, le Conseil des parties, aussi appelé Conseil privé. Le roi est sensé y rendre la justice entouré de ses conseillers ordinaires, non spécialisés. En réalité, c’est le chancelier, entouré de conseillers spéciaux, qui exerce cette mission et qui fait parfois des évocations et des réformations en cassation des décisions rendues par les autres cours souveraines, y compris le Grand Conseil, ce qui provoque de nombreux conflits entre ces deux organes. A chaque fois que le roi délègue l’exercice de la justice retenue à un organe, il démolit les compétences qui avaient été attribuées au Grand Conseil et les deux organes prétendent occuper le sommet de la pyramide.

B. L’administration locale 1. Le démembrement des bailliages Avant, les bailliages avaient une superficie assez grande, mais plus le territoire du royaume s’agrandit, plus leur réseau devient dense en raison de leur multiplication et plus leur ressort territorial se rétrécit en conséquence, un ancien gros bailliage étant divisé en plusieurs petits. Le personnel devient de plus en

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plus nombreux, mais le bailli lui-même perd une grande partie de ses attributions alors qu’il a longtemps été la cheville ouvrière de la reconstitution du pouvoir royal. Il n’exerce plus sur le terrain ses anciennes attributions, ce ne sont plus ses fonctions locales qui le caractérisent, mais bien des tâches exercées auprès de l’administration centrale en tant que connaisseur des réalités locales. 2. Le rôle des gouverneurs De plus, apparaît la fonction de gouverneur de province, chargés de surveiller la gestion des baillis. Certains seront considérés comme des « vice-rois ». Cette création d’un intermédiaire montre bien la nécessité ressentie de quadriller le territoire, qui entraîne la multiplication du personnel administratif, une ramification de l’administration.

C. La justice royale 1. Les juridictions royales déléguées La justice royale se déploie sur le territoire. Les justices inférieures ou moyennes se ramifient. a) Les justices inférieures ou moyennes La même tentative d’améliorer le quadrillage territorial entraîne la multiplication des organes juridictionnels entre le bailliage et le Parlement. Une nouvelle juridiction intermédiaire est instituée, le présidial. Le nombre d’appels portés au Parlement devenant trop important, le présidial joue le rôle d’une juridiction intermédiaire, compétente pour certaines affaires déterminées par exemple en raison du montant en jeu. Cependant, l’ordonnance qui l’institue n’est pas toujours d’une grande clarté quant à la répartition des compétences, de sorte que les occasions de conflit sont nombreuses. b) Les Parlements - Le contexte de création des parlements provinciaux Le Parlement ne peut faire face à l’ensemble des affaires qui lui arrivent : plus le domaine s’étend, plus l’appel se banalise, plus il devient difficile de traiter l’immense contentieux qui est ainsi produit. Il importe aussi de tenir compte des réalités locales. Parfois, c’est vraiment la coutume locale qui règle la vie des habitants et le Parlement se retrouve à devoir juger en appel une affaire qui a été tranchée selon un droit qu’il ne connaît pas. Tant pour alléger le travail du Parlement de Paris que pour intégrer dans l’organisation judiciaire ces différences régionales, des juridictions vont être créées, se calquant sur le Parlement de Paris. - L’organisation sur le modèle du Parlement de Paris On voit donc apparaître des parlements provinciaux, qui se situent parfois dans le prolongement d’anciennes juridictions comme les Grands Jours. Cette pratique ne remet pas en cause l’unité du Parlement, puisque ce sont des magistrats de Paris qui viennent siéger en province : le Parlement de Paris reste donc théoriquement la seule juridictions souveraine. Peu à peu, cependant, des cours provinciales vont être érigées en véritables juridictions autonomes, dotées d’un personnel propre, et considérées, comme souveraines. Les parlements provinciaux ont, dans leur ressort, les mêmes compétences et la même souveraineté que celui de paris, qui couvre cependant encor un tiers du territoire du royaume. Le système juridictionnel intègre désormais les particularismes régionaux auxquels les populations tiennent dur comme fer car elles considèrent cela comme un privilège inaliénable. - Les compétences

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¤ Les parlements vont affirmer sans ambages leur droit d’exercer des compétences non juridictionnelles. Apparaît l’idée que le Parlement a un rôle dans la mission de conseil car ses membres n’oublient pas que leurs prédécesseurs étaient membres de la curia regis. Cela entraîne un développement intensif de l’usage des remontrances dont le roi s’efforcera de limiter les effets en exigeant d’abord qu’elles soient exprimées sans délai, puis en imposant que l’enregistrement ait lieu avant toute critique. Les tensions entre les cours souveraines et la royauté résidaient tant des ambitions exprimées par les parlements en matière de politique que de leur refus du contrôle qui était susceptible de s’exercer sur eux en matière juridictionnelle, dans laquelle ils persistaient à se considérer souverains. ¤ La compétence juridictionnelle du Parlement s’exerce en première instance pour les causes importantes, mais surtout en appel, qui constitue l’essentiel des activités des cours souveraines. Les parlements rendent en principe des décisions non susceptible d’appel, souveraines. Leur justice manque d’unité, en raison de particularismes régionaux très vivaces que l’unification progressive du royaume ne peut maîtriser, et les occasions de conflit sont très répandues en raison du manque chronique de clarté dans la répartition des attributions. Les juges royaux vont en tout cas s’atteler à un programme très net de lutte contre les juridictions concurrentes. 2. La lutte contre les juridictions concurrentes C’est en réalité la lutte contre les juridictions ecclésiastiques qui concentra l’énergie des juges royaux, ce qui n’a rien de bien surprenant en ces temps d’expansion du gallicanisme. a) Contre les juridictions seigneuriales L’effort entamé durant la période précédente se poursuit dans la même logique. La subordination des juridictions seigneuriales est assurée à travers l’appel. La justice du roi est la justice en dernier ressort et toutes les autres juridictions proviennent d’une concession consentie par le roi, qu’il peut reprendre quand il l’entend. C’est un argument très cohérent qui permet de limiter la compétence des juridictions seigneuriales. Mais c’est surtout à l’encontre des juridictions ecclésiastiques que l’effort prote à la fin du Moyen-Age et il est évident u’il ne peut reposer sur le même fondement. b) Contre les juridictions ecclésiastiques La justice d’Eglise est propre à l’Eglise et ne peut aisément être considérée comme résultant d’une concession faite par le roi, donc cet argument ne peut être utilisé ici. Alors, les juristes royaux vont mettre en évidence les nécessités d’ordre public pour réduire les compétences des officialités et le contrôle sur les juridictions ecclésiastiques va s’organiser à partir de cet argument. - En jouant sur la compétence en raison de la personne, les juridictions royales vont provoquer un déclin du privilège de la clergie. C’est autour de ce privilège que vont, au départ, se concentrer tous les efforts. Ils vont prétendre vérifier l’état de clerc, c-à-d l’existence de la tonsure et le port des habits cléricaux. Si la personne n’a pas l’état de clerc, alors elle est soustraite à la compétence es juridictions ecclésiastiques et passible des juridictions royales. Si l’état de clerc est manifeste, les tribunaux royaux vont vérifier le genre de vie de l’intéressé : celui-ci, pour être compatible avec le privilège du for, doit être compatible avec la charge ecclésiastique et si un clerc mène une activité séculière, il va subir une dégradation à l’état laïque. Enfin, si le clerc est passé à travers ces deux étapes, on lui appliquera la théorie des cas privilégiés, qui

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implique que tout fait commis par un clerc qui serait contraire à l’ordre public est de la compétence des juridictions laïques. - La compétence des juridictions ecclésiastiques en raison de la matière fait aussi l’objet d’atteintes répétées. Dans les matières pénales, des crimes comme le sacrilège, l’hérésie ou la sorcellerie sont considérés comme des crimes de lèsemajesté, de la compétence des juridictions royales. Parmi les compétences civiles, le contrat et la matière du mariage passent peu à peu dans les compétences des juridictions laïques car les juristes avancent que le mariage est un contrat passé devant un agent royal, ce qui justifie la compétence des juridictions royales. - Pour parfaire cette récupération des compétences, on va développer l’appel comme d’abus. A partir du 14e s ., lorsqu’une juridiction ecclésiastique empiète sur une juridiction laïque, dans un premier temps, le Parlement fait pression sur la juridiction ecclésiastique pour qu’elle annule elle-même l’acte, en faisant une saisie des biens temporels. A partir de la seconde moitié du 15e s., le Parlement va entreprendre d’annuler lui-même l’acte de l’autorité ecclésiastique, comme s’il y avait appel contre celui-ci. Chaque fois qu’une juridiction ecclésiastique prend une décision qu’elle ne pouvait pas prendre, celle-ci est donc susceptible d’être réformée par la procédure d’appel comme d’abus, qui est une pure invention. On admettra même que l’appel comme d’abus soit appliqué non seulement aux domaines juridictionnels et administratifs, amis aussi au domaine purement spirituel. 3. L’exercice de la justice retenue a) L’affirmation constante du principe. Avec toute sa complexité, la justice retenue sera affirmée comme un principe jusqu’à la fin de l’Ancien Régime. Les lettres de cachet (lettres closes sur lesquelles est apposé un cachet de cire) seront considérées, à la fin de l’Ancien Régime, comme un des symboles de l’arbitraire royal. Par cette méthode, le roi peut embastiller ou exiler qui il veut. Autre manifestation, le jugement par commissaires : dans certaines circonstances, le roi organisa des commissions extraordinaires qu’il chargeait de la mission particulière de juger tel individu ou tel groupe d’individu, souvent dans des affaires à connotation politique. Le roi pouvait aussi octroyer des lettre de grâce. Mais c’est bien sûr à travers l’action du Conseil qu’il faut évaluer la protée de l’exercice de la justice retenue. b) Les modes d’action du Conseil En principe, le Conseil ne peut que casser la décision contestée en cassation, sans en connaître au fond : pour être rejugée au fond, l’affaire était renvoyée devant une autre juridiction souveraine. Néanmoins, la technique de l’évocation est souvent venue bouleverser ces principes, e dont les parlements se plaignirent amèrement, regrettant aussi que la cassation soit possible à l’initiative du Conseil, en l’absence même de requête émanant des justiciables intéressés.

(Conclusion : vocabulaire)

la

réalité

de

l’Etat

même

sans

le

Bien sûr, il faudra longtemps avant que le mot « Etat » ne soit utilisé, mais à l’évidence, la réalité est acquise, puisque les critères qui sont traditionnellement exigés pour fonder son existence sont rassemblés : des organes politiques qui exercent de fait une autorité politique souveraine sur une population, sur un territoire limité par des frontières assez précises. On peut même y ajouter le

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sentiment grandissant d’appartenir à une collectivité (critère plus contestable). Même s’il subsiste encore des particularismes très marqués, l’institution nationale, l’Etat, est atteinte au 16e s. en France. ¤ Une monarchie absolue mais pas sans limites Même si nos esprits répugnent à ce constat, il est indéniable que, aux yeux des théoriciens, la monarchie même absolue n’est pas sans limites, si elle est sans contrôle et sans partage : l’action du roi est canalisée par les exigences de respect des lois naturelles et divines ainsi que des lois fondamentales. Notre logique moderne, qui connote souvent négativement le pouvoir, est imperméable à ce type de raisonnement et éprouve quelque difficulté à se convaincre que des préceptes de bonne conduite suffisent à tempérer l’autorité. Si le roi tient son pouvoir de Dieu, il est aussi responsable devant Dieu des malheurs qui s’abattent parfois sur son royaume. Les Etats de droit sont ceux dans lesquels les gouvernés et gouvernants sont soumis aux mêmes règles. On n’est pas dans ce modèle à la fin de l’Ancien Régime, mais à la fin du 16 e s., l’absolutisme n’est qu’une crainte qui se profile à l’horizon. On a une forme d’auto-limitation car le roi obéit à Dieu. ¤ Histoire, droit, histoire du droit Les lois fondamentales se sont dégagées à la suite de crises et furent légitimée à posteriori par un recours trompeur à une histoire inventée. C’est bien ce qui frappe et devrait nous porter à une certaine vigilance : le rôle constant de l’histoire, à côté des règles juridiques « découvertes », comme facteur de légitimation et de renforcement du pouvoir. La légitimation se fait (entre autres) par le droit et par l’histoire. Le génie des savants a été d’utiliser, pour alimenter cette légitimation au profit de la monarchie capétienne, les ressorts des droits. Le droit n’est pas quelque chose de neutre, c’est le produit de rapports de force, de l’histoire, et donc de la contingence. Il a sans cesse été utilisé, instrumentalisé.

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Histoire des sources du droit La coutume Préliminaires La coutume est la source formelle la plus complexe à appréhender car c’est la plus impalpable. Sa définition : pratique qui émerge d’un groupe social et dont on reconnaît le caractère obligatoire par la répétition pendant un certain temps d’usages publics et paisibles. La différence entre usage et coutume n’est pas limpide. Dans le cas de l’usage, la sanction est sociale, c’est le groupe social qui réagit de telle ou telle façon face à tel comportement. Mais si c’est le caractère obligatoire de la coutume qui la différencie de l’usage, où se situe la limite du caractère obligatoire ? La coutume est un droit non écrit, ni même oral. Elle ne s’exprime pas, elle existe parce qu’elle est respectée par tous et non pas parce qu’elle a été formulée. Mais à partir de quand peut-on dire qu’une pratique non exprimée est obligatoire ? Elle est aussi caractérisée par un certain écoulement du temps (« une fois n’est pas coutume »), mais combien de temps ? On a souvent tendance à faire référence à la prescription. Cependant, on a vu des exemples où cette règle de l’écoulement du temps n’était pas de mise, comme lors de l’exclusion des femmes à l’accession au trône dans les principes statutaires de l’Etat monarchique. La pratique doit également être paisible (l’imitation doit être volontaire) et publique, mais certaines coutumes se sont développées dans la clandestinité, comme par exemple celles propres au peuple chrétien tant qu’il vivait dans la clandestinité. Toute définition de la coutume pose problème dès que l’on commence à creuser. Chacun de ses éléments a déjà été au moins une fois contrecarré par un fait historique. Dans ce cours, le problème rencontré est surtout le point de faire la différence entre coutume et usage. Pour ce faire, il faut replacer la coutume dans son contexte historique pour voir la façon dont on l’a définie au fil du temps, comment le concept a pu se développer et comment on a pu lui donner un statut juridique.

I. Consuetudines et principe de territorialité des lois Nous sommes à l’ultime étape de la décomposition territoriale, l’âge de la seigneurie banale, où le pouvoir central a disparu.

A. Apparition du mot « consuetudines » Dans un premier temps, le mot (utilisé au pluriel le pus souvent) a un sens très péjoratif, il signifie les redevances de toute nature qu’exigent les seigneurs des paysans, c-à-d la pression à laquelle la population locale espère pouvoir échapper. Certaines de ces populations parviendront à ne pas obéir à une

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coutume en disant que c’est une mauvaise coutume parce qu’elle est trop nouvelle et que le seigneur l’invente. Si la population parvient à contester efficacement et pendant un certain temps une coutume, elle est qualifiée de mauvaise et le seigneur ne peut l’imposer. On oppose donc les coutumes que le seigneur s’estime en droit de maintenir en raison de l’ancienneté, et celles auxquelles, sous la pression des habitants, il accepte de renoncer en raison de leur caractère récent. Lorsque les sires imposent de nouvelles coutume, ils se heurtent donc souvent à la résistance de leur communauté. Mais s’ils parviennent à l’imposer par la force pendant un certain temps, alors, la chose exigée deviendra une coutume. C’est en fait la durée de la possession et de l’usage qui légitime l’exercice des droits. La capacité de résistance des populations varie selon les régions.

B. De la personnalité à la territorialité des lois Les organes de justice publique comme le plaid comtal carolingien ayant disparu, le système juridique appliqué a lui aussi subi une forte modification. Le système de la personnalité des lois s’était nettement abâtardi depuis le 8e s. et avait connu un lent déclin en raison de sa complexité. A l’époque carolingienne, les sujets de l’empereur sont encouragés à se considérer comme un seul peuple, dans une idée de fusion, de volonté d’un ordre juridique commun au peuple chrétien sans distinctions ethniques. Même si ce projet de régir tous les peuples de l’Empire par une seule loi ne fut pas réalisé, les capitulaires promulgués par les rois se superposèrent aux droits particuliers. Même dans les domaines où aucune législation n’existait, le mélange des populations avait rendu de plus en plus floue la détermination du groupe ethnique d’appartenance des parties. On avait tendance à se tourner vers ce que l’on savait du droit romain, qui devint peu à peu commun à tous dans certaines matières, puis, on prit aussi l’habitude de se référer à la lex du groupe ethnique majoritaire dans le lieu où le litige était examiné. Ce déclin de la personnalité des lois fut accéléré par la dislocation du pouvoir central et l’émergence de la seigneurie châtelaine, où le pouvoir du seigneur pèse lourdement sur tous les habitants, dont la mobilité est réduite. Les gens vivent désormais dans un lieu auquel ils sont de plus en plus attachés et soumis à une autorité dont les caractéristiques peuvent varier d’une seigneurie à l’autre. Le fait de vivre sur le territoire d’un tel seigneur soumet à son droit. Il y a des différences substantielles entre les ordres juridiques des différentes châtellenies mais on ne s’en rend pas compte à l’époque car il y a un repli sur soi. Au 10e s., il est indéniable que la territorialité des lois est acquise, accompagnée d’un morcellement coutumier : chaque seigneurie a sa coutume et le ressort de chaque coutume (son détroit) est très étroit. Chaque mini système coutumier a son mini ressort territorial. Certaines tendances se dégageront néanmoins au plan régional, dans les zones où les règles coutumières sont assez similaires. Ces régions unitaires sont celles où la dislocation a été freinée, par exemple la Normandie.

II. La mutation coutumière de la fin du 10e au 13e s. Au 12e s., le mot va changer de signification à cause de deux facteurs : la recomposition politique et la redécouverte des anciennes sources juridiques. On commence à considérer comme « coutume » l’ensemble des règles qui sont

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d’application sur un territoire, même si elles dépassent l’exercice du pouvoir du ban. 1. La cristallisation de la coutume a) La poursuite de l’évolution du mot consuetudo Le mot était utilisé au 11e s. pour désigner le résultat des rapports de sujétion imposés par les sires, sous forme de prélèvements, de redevances, d’obligations diverses, souvent à dominante fiscale. Sous l’influence du mouvement de la rédaction de chartes, le mot prend une coloration plus positive pour désigner les exemptions que les collectivités urbaines ou rurales étaient parvenues à arracher à leur seigneur dans un mouvement d’émancipation. Le même mot qui visait auparavant les droits du seigneur en vient donc, dans de nombreux textes, à désigner l’exemption de ces droits. Dans le contexte de l’essor des pouvoirs princiers, le mot désigne peu à peu un ensemble de règles qui ne sont plus seulement un ensemble d’usages suivis au sein d’une famille, d’un domaine ou d’une communauté, mais applicables à une plus vaste échelle : c’est un corps de coutumes propres à un ressort territorial parfois assez vaste qui est alors visé. b) Le rôle crucial des institutions politiques Dans les régions qui sont soumises à l’autorité d’un pouvoir comtal, ducal ou princier fort, on voit se dégager le rôle d’une structure dominante et d’un pouvoir fort dans la cristallisation coutumière qui est donc un phénomène politique. L’apparition des premiers rudiments d’un corps de règles ayant une certaine portée territoriale paraît être un phénomène lié à l’existence d’une autorité suffisamment forte pour reconnaître la règle et en garantir l’application. Ces coutumes qui sont ainsi perçues et présentées comme s’appliquant à l’échelle d’un vaste territoire concernent souvent les domaines de l’ordre public, mais vont être englobées peu à peu dans la même appellation des règles régissant les rapports entre particuliers. L’émergence d’une coutume, entendue ici comme la prise de conscience du caractère obligatoire d’une pratique, dépendrait donc très souvent d’une intervention de la cour seigneuriale qui l’avaliserait. Le développement des institutions publiques, judiciaires entre autres, a contribué à consolider et cristalliser les coutumes applicables à un ressort assez vaste, par contraste avec celles dont le ressort correspondait aux limites du ban exercé par les sires. c) Le développement de coutumes dans les matières de droit privé N’est considéré comme une coutume qu’un ensemble de règles défini, reconnu par une autorité supérieure. La coutume n’existerait donc pas seule, mais parce qu’elle est appliquée par des institutions publiques, des organes qui ont la force suffisante pour décider ce qui est obligatoire ou pas, pour reconnaître l’existence de la coutume. On voit de plus en plus souvent des juges faire allusion à la coutume pour trancher les litiges, ce qui montre bien que la coutume ne régit plus seulement les rapports avec le comte, mais aussi les rapports privés. Dans la phase de reconstitution des pouvoirs englobants, le mot coutume est utilisé pour viser l’ensemble des règles juridiques applicables sur un territoire, même si elles dépassent les domaines traditionnels de l’exercice du ban pour inclure les rapports de droit privé que les habitants du territoire ont développé entre eux. Comment ces rapports de droit privé ont-ils pu faire l’objet de pratiques suffisamment stables pour être qualifiées de « coutumes » ? Les réponses ne sont actuellement que des hypothèses. La difficulté provient du manque de sources qui a tellement frappé les historiens que certains vont jusqu’à parler de vide juridique, oubliant trop vite que la vie juridique n’est pas

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seulement réglée par les seules sources du droit formulées par le pouvoir. Il y a d’autres instances capables d’imposer des règles, ne fût-ce que la communauté qui fait pression. En matière de droit privé, les hypothèses semblent converger. Dans un premier temps se sont développées des pratiques dont la famille ou les divers groupes solidaires composant la société ont conservé le contrôle quasi-exclusif. Ces solidarités induisent des comportements ou des pratiques dominants (comme la règle de l’aînesse en droit familial, par exemple). L’initiative de la pratique, le contrôle de son respect et sa perpétuation qui la consolide en coutume regardent d’abord le groupe concerné. Pour qu’un usage en vigueur au sein d’un lignage ou d’un groupe s’étende, il faut qu’un lignage dominant serve de modèle aux autres. La coutume, en se diffusant, prendra un caractère territorial et tendra à s’appliquer à toutes les familles dépendant d’un même seigneur. 2. La géographie coutumière La représentation traditionnelle de l’état coutumier du royaume de France le divise en deux parties suivant une ligne de démarcation très complexe qui ne correspond à aucune autre ligne connue. Au Nord, on admet en général être en présence d’un pays de coutume, très morcelé, alors qu’on perçoit le Sud comme constituant une région beaucoup plus homogène, d’inspiration romaniste, appelée pays de droit écrit. Une telle présentation doit être examinée. a) Pays de coutumes et pays de droit écrit Dès l’époque carolingienne, on prit l’habitude d’appliquer à tous les habitants d’une même région la loi de la population la plus nombreuse. Un capitulaire du 9e s. constate une opposition entre les terres où « les jugements sont réglés par la loi romaine » et celles où ce n’est pas le cas. Les premières sont celles du Sud, où les descendants des Gallo-Romains sont nombreux. Au 13e s., la distinction entre les deux régions est mentionnée dans des actes législatifs. Des textes normatifs qui organisent de nouvelles institutions et l’administration royale qui s’impose de mieux en mieux, reconnaissent l’usage dominant du droit romain dans le Midi. Dans ces textes, le partage de l’espace juridique en deux grandes parties semble consacré. Pendant des siècles, c’est donc ce dont on a été persuadé puisque c’est ce que montrent les sources. b) Une division à mettre en perspective On a longtemps expliqué la division par la survie plus intense du droit romain dans le Midi après les invasions barbares : cette région, plus profondément romanisée au moment de la conquête de la Gaule et où la population galloromaine aurait dominé, aurait mieux résisté à la pression franque et conservé les règle du droit romain vulgaire, alors qu’au Nord, les barbares auraient implanté leur système juridique qui aurait donné lieu à un système de coutumes. Il semble en réalité, d’après des recherches faites plus récemment, que la romanisation des usages méridionaux aurait seulement été accentuée lors de la revivification du droit romain suite à la redécouverte des compilations justiniennes. La thèse qui domine aujourd’hui fait de cette renaissance le facteur déterminant. La division tire donc en réalité son origine du renouveau du droit romain aux alentours du 12e s. : étudié en Italie, le droit romain redécouvert se propage assez rapidement vers le Sud de la France. Dans le Nord, au contraire, les juristes semblent être restés, dans un premier temps, en nombre plus limité.

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La différenciation juridique n’est donc pas due au fait que les habitants tiennent à une coutume, mais à la culture universitaire, ce qui montre l’importance de la renaissance du droit romain et du développement des droits savants. 3. L’influence déterminante du droit savant dans l’émergence de la coutume a) L’impact des juristes sur l’émergence de la coutume On parle d’émergence de la coutume pour désigner la prise de conscience collective du caractère obligatoire d’un usage. Elle est mise en relation avec plusieurs facteurs. Certains auteurs estiment que la prise de conscience d’un corps de règles spécifiques aux rapports entretenus par les hommes d’un territoire résulte d’abord de la comparaison d’un système coutumier à un autre, que c’est en voyant que les choses sont différentes ailleurs que l’on prend conscience de la spécificité de son système. Mais c’est surtout le droit savant qui sert de révélateur. C’est grâce à la redécouverte des compilations justiniennes que les juristes vont parvenir à mieux comprendre comment une pratique sociale peut donner lieu à une règle obligatoire, à analyser ce qu’ils voyaient auparavant sans comprendre. Les auteurs romanistes, par un effort très dense d’interprétation des passages des compilations justiniennes consacrés à la coutume, vont produire l’image d’une véritable source du droit à part entière. b) La coutume dans la doctrine romaniste du Moyen Age Les juristes tentent de donner de la cohérence aux passages très complexes et même contradictoires que les compilations justiniennes consacrent à la coutume. Ils détectent que le même mot peut avoir plusieurs significations, dont notamment celle d’un « droit qui résulte d’un usage ou de mœurs communs à plusieurs individus. Cette acception montre la transformation d’attitudes humaines et sociales en un phénomène juridique. A partir du moment où cette définition est adoptée, on admet que la coutume est un droit, ce qui n’était pas si évident ─ loin de là ─ au départ, droit qui va donc être étudié et comparé sans cesse avec la législation. Le rapport entre l’usage, les mœurs et la coutume fut approfondi. Pour les romanistes, le fondement de la force obligatoire de la coutume, c’est le consentement tacite du groupe social. Cette théorie rapproche la coutume de l’institution juridique du contrat, dont l’existence est elle aussi fondée sur l’expression d’une volonté. Au 13e s., il est acquis définitivement dans le monde juridique que les pratiques admises même tacitement par une population sont du droit et doivent être appliquées et dominer la loi. Ainsi cernées, les pratiques traditionnelles élevées au rang de droit coutumier prennent place au sein de l’ordre juridique. Le principal souci à cet égard des auteurs romanistes sera de déterminer quels sont les rapports entre coutume et loi et d’organiser la coexistence entre le droit de la population de se donner des règles et de voir ses usages séculaires respectés et le pouvoir normatif des princes et des rois. Ce travail aboutit au 13 e s. à un point d’équilibre selon lequel la coutume est de nature à abroger une loi prise par le prince si la population désobéit en pleine connaissance de cause.

III. Formulation et contrôle de la coutume : la première phase A. Connaissance et preuve de la coutume avant le 15e s. 1. Le problème de la connaissance et de la preuve de la coutume

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En principe, la connaissance du droit à appliquer est assurée par la composition des tribunaux : tous ceux qui participent a processus juridictionnel sont choisis en fonction de leur connaissance des usages et de la coutume. Cette connaissance directe de la coutume supposait cependant que les juges soient recrutés parmi les hommes du pays ou de la ville et que le droit applicable se limite à la lex fori, c-à-d la coutume du lieu où le litige est tranché. Mais à partir du 13e s., les choses changent, et ce, à cause de plusieurs facteurs. Primo, la diversification des relations économiques et sociales, leur complexité croissante entraînent un enrichissement et une diversification des règles coutumières, de sorte que, reposant sur leur expérience personnelle, la science des juges est souvent en défaut. Secundo, la plus grande mobilité des individus et la multiplication des rapports entre ressorts coutumiers entraînent l’abandon de l’application systématique de la lex fori. Tertio, l’extension du domaine royal et sa réorganisation entraînent souvent, nous l’avons vu, le remplacement de juges locaux par des officiers nommés par le pouvoir central qui, pour être indépendants par rapport aux intérêts locaux, sont nommés là où il n’ont pas d’amis ou de relations, et qui ignorent donc souvent la coutume du lieu où ils vont pratiquer. Quarto, le développement de l’appel a joué un rôle décisif : les juges supérieurs ne peuvent connaître toutes les coutumes qu’ils doivent appliquer aux litiges dont ils sont saisis pour réformation éventuelle et doivent soit s’informer auprès des autorités locales, soit imposer aux plaideurs la preuve de la coutume dont ils invoquent l’application. 2. Les modes de formulation et de preuve de la coutume avant le 15e s. Il y a cinq moyens d’amener la preuve et la connaissance de la coutume. a) Les record de coutume ou les rapports de droit L’expression record de coutume ou rapport de droit vise un simple rappel des coutumes existant dans une seigneurie puisqu’il s’agit de déclarations orales faites périodiquement pour rappeler les rapports établis entre le seigneur et les habitants de la seigneurie. Cela semble être une simple déclaration de ce qui existe déjà. Ils sont réalisés à la demande du seigneur ou des habitants à l’occasion d’un plaid général, d’une des assemblées annuelles de tous les habitants. Ils sont à l’origine purement oraux mais des procès verbaux sont bientôt dressés. Ces assemblées sont aussi l’occasion de négociations, de compromis qui s’organisent en fonction des rapports de force au sein de la seigneurie. Ce processus simpliste en apparence remplit en réalité des buts multiples : l’assemblée est en même temps la mémoire collective qui enregistre le droit, le témoin qui atteste l’exactitude de ce qui est rappelé, le justiciable qui s’engage à le respecter et l’arbitre qui permet d’établir des transactions réglant les points litigieux. b) Les chartes urbaines Dans les chartes, on rencontre un droit nouveau, arraché au seigneur, et la confirmation de coutumes préexistantes, propres à l’endroit. Ces clauses de confirmation visaient surtout à assurer la protection et la reconnaissance de la coutume. Il arrivait que les coutumes reconnues soient mentionnées et rappelées expressément, ce qui permettait d’en assurer la publicité et d’en permettre la preuve, mais les cas sont assez rares et le texte ainsi conservé était nécessairement lacunaire. De plus, faire passer une nouvelle

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règle pour une coutume était un bon moyen de la faire accepter, ce qui rend la distinction difficile entre les droits nouveaux et l’usage. Les chartes ne constituent donc qu’un instrument lacunaire et même déformant de connaissance de la coutume. On peut se poser la question de savoir si, dans la mesure où des normes coutumières ont été confirmées par les autorités locales, elles ont encore les caractères de la coutume. c) La rédaction privée : coutumiers Vers le début du 13e s., apparaissent les coutumiers, ouvrages privés dans lesquels un particulier (qui a souvent des fonctions juridiques) expose les règles du droit coutumier d’une région déterminée. - Ils sont rédigés pour l’usage personnel de leurs auteurs, des praticiens locaux qui désirent mieux connaître la coutume du lieu où ils exercent et entendent la fixer avec une certitude relative. Ils notent ce qu’ils observent dans le cadre de leur pratique. Les sources sont soit le fruit de leurs observations ou des enquêtes qu’ils mènent, soit résultent de leur expérience en tant que praticiens. Les auteurs sont le plus souvent des agents royaux, en totale rupture avec la tradition orale, puisqu’ils sont formés, dans les universités, dans le cadre d’un enseignement centré exclusivement sur le droit savant. Ce qu’ils font passer, c’est à travers le filtre des études qu’ils ont faites, introduisant forcément des éléments de ce qu’ils ont appris à l’université. - Cela montre bien toute l’ambiguïté des coutumiers : ce sont surtout des ouvrages de doctrine, et s’y mélangent des éléments étrangers à la coutume, hérités de la formation en droit savant de leurs auteurs. Même si l’initiative est privée et sans but politique, comme c’est souvent un bailli qui en est à l’origine, il a forcément une vision déformée. Ces ouvrages ont aussi tendance à faire passer pour la coutume d’un lieu un texte qui ne reflète pas l’extrême diversité coutumière car l’auteur a une bonne connaissance de la coutume du lieu où il pratique et tend à la faire passer pour celle du bailliage tout entier. - Néanmoins, certains de ces coutumiers ont une grande autorité. C’est le cas de la Normandie où apparaissent les premiers coutumiers (le Très Ancien Coutumier de Normandie et le Grand Coutumier de Normandie, véritable codification du droit normand). Philippe de Beaumanoir, grand agent royal de l’époque, rédige vers 1280-1285 les Coutumes du Comté de Clermont-en-Beauvaisis, qui est un véritable traité. L’auteur réalise une impressionnante œuvre doctrinale sur le droit privé et le droit public, les rapports entre l’Eglise et l’Etat, les droits du roi, … Ce traité de droit public reflète tout à fait son engagement politique en faveur du roi et de la reconstruction. Presque tous les coutumiers sont comme cela : soit reflétant un engagement, soit parsemés d’éléments qui émanent des études de droit savant. Les deux seuls qui échappent à cela sont ceux de Normandie. Ces trois mécanismes sont peu intéressants pour nous du point de vue de la preuve de la coutume. d) Le recours à chef de sens (rencharge) Ce n’est pas un mode de preuve de la coutume au sens strict, mais il peut apporter la preuve sans que ce soit son objectif principal, son enjeu réel. - Le recours à chef de sens, aussi appelé rencharge dans nos régions, est le fait pour une juridiction de demander à une autre juridiction comment elle doit

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trancher un litige qui lui est soumis. Il s’agit donc d’une sorte de consultation qui permet souvent d’établir l’existence et le contenu d’une règle coutumière, dans le même esprit que la question préjudicielle contemporaine. - L’utilisation étendue de cette procédure dans nos régions se comprend lorsqu’on la met en parallèle avec l’organisation judiciaire : presque chaque localité comprenait une juridiction, l’échevinage, mais ces tribunaux locaux étaient composés d’échevins, lesquels étaient des administrateurs et non des juristes. Il était important pour eux, chaque fois qu’ils étaient confrontés à un problème complexe, de pouvoir consulter des juges d’une ville plus grande qui suivait la même coutume, ayant une formation juridique plus complète. - Les modalités de ce mécanisme ont évolué. Alors qu’au départ, n’importe quelle juridiction pouvait demander cette consultation à n’importe quelle autre, vers le début du 13e s., des liens privilégiés s’établirent entre certaines juridictions : une juridiction subalterne était tenue de consulter une juridiction déterminée qui constituait son caput, son chef de sens. Les juges du chef de sens délibéraient et faisaient connaître leur avis, qui liait la juridiction subalterne. Cette obligation d’aller à rencharge auprès de la même juridiction a eu une conséquence importante : l’unification progressive du droit coutumier à un niveau régional. Souvent, les juridictions qui étaient les caputs de juridictions inférieures deviennent leur juridiction d’appel lorsque celui-ci se généralise, ce qui fausse leur fonctionnement puisqu’on porte l’appel à la juridiction qui dit comment trancher. e) L’enquête par turbe - Le mécanisme ici examiné a pour but d’obtenir la preuve de l’existence d’une règle coutumière. Il consiste à soumettre une règle coutumière invoquée par une partie à un procès à un groupe d’hommes, choisis parmi les personnes les plus qualifiées en raison de leur expérience, et qui devront, après délibération, dire à l’unanimité si la règle coutumière invoquée est applicable dans le ressort de la juridiction. Les modalités d’organisation de la turbe ne furent pas fixées avec précision par l’ordonnance, qui est par exemple muette sur le nombre exact de personnes qu’elle doit comprendre. Les turbiers sont le plus souvent des hommes âgés, anciens praticiens, ayant acquis une longue expérience du droit. La procédure est très stricte : les turbiers doivent délibérer la règle qui leur est soumise et se prononcer à l’unanimité. Il suffit donc d’une voix de désaccord pour que la preuve ne soit pas apportée. S’il n’y a pas unanimité, la règle invoquée n’est pas établie, mais il ne faut pas en déduire que la règle contraire est prouvée : il faudra convoquer une nouvelle turbe si l’on veut obtenir cette preuve. - Cette procédure est donc assez lourde et on peut s’interroger sur les causes de son émergence qui soulèvent encore des controverses parmi les historiens. Il existe deux thèses principales. Certains estiment que c’est au regard de la notion de en notoriété, dégagée peu avant par les canonistes et très importante en droit canon, qu’on peut comprendre le procédé. Une doctrine canonique estime en effet que ce qui est notoire (manifeste) ne requiert pas de preuve. La notoriété a ainsi la première place dans la hiérarchie des preuves, et deux effets juridiques : l’irrecevabilité de la preuve du contraire, et l’irrecevabilité d’appel d’éléments considérés comme notoires. Le concept de coutume notoire est difficile à cerner : pour certains, est notoire ce que les parties ne contestent pas ; pour d’autres, est notoire ce que le juge connaît de sa propre expérience. Pour l’auteur de cette thèse, c’est le juge qui décide de ce qui est ou non notoire, avec les critères fixés par la doctrine

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canoniste : un fait est notoire si le juge peut trouver 10 personnes qui peuvent déposer qu’il y a lieu. L’enquête par turbe existerait donc pour prouver la notoriété d’une coutume. Certains estiment qu’il faut mettre l’enquête par turbe en rapport avec les réformes procédurales, et plus spécialement l’introduction de la procédure romano-canonique, fondée sur l’enquête contradictoire et donc sur l’audition de témoins produits par les parties et entendus individuellement. Le fait qu’ils soient entendus individuellement posait problème au juge, qui pouvait recueillir 4-5 versions différentes de la règle coutumière, ce qui empêcherait les litiges d’être tranchés. L’ordonnance de 1270 créant la turbe viserait à contourner cette difficulté en utilisant un autre mécanisme selon lequel, pour prouver la coutume, il faut s’en tenir à une enquête de type plus ancien, reposant sur l’unanimité des participants. - La turbe va connaître d’importantes déformations. Quant au choix des turbiers, tout d’abord : dans un premier temps, ils devaient être désignés par le juge, mais ils seront peu à peu choisis par les parties. Le nombre de turbes sera ensuite renforcé : sous l’influence de l’adage « testis unus nullus », deux turbes seront jugées nécessaires. Cette dernière transformation renforce encore la lourdeur de cette procédure d’enquête. Alors qu’elle est souvent présentée comme le mode de preuve de la coutume par excellence, il semble qu’elle ait en réalité toujours coexisté avec d’autres modes de preuve. Au 16e s., on le voit, la question de la preuve de la coutume est loin d’être résolue. Elle est souvent posée dans un contexte institutionnel, car au 13 e s., on a donné à la coutume une force juridique qui lui permettait même d’annuler la législation du roi.

B. Le rapport complexe entre le roi et l’ordre coutumier 1. Le roi, gardien des coutumes Dès la fin du 13e s., Beaumanoir (juriste favorable au roi) affirme que le roi doit garder et faire garder les coutumes, c-à-d qu’il doit respecter les coutumes qui existent sur le territoire (considérées comme des privilèges) et veiller à ce que ses agents fassent de même. C’est en exécution de cette obligation que le roi reconnaît et confirme les coutumes, notamment par l’octroi de chartes qui garantissent le respect de certains anciens usages. Les agents royaux prêtent le serment d’appliquer le droit coutumier dans la circonscription où ils sont nommés. 2. Les modifications apportées à l’ordre coutumier Malgré l’adage de Beaumanoir, le roi intervient directement sur le processus coutumier pour abroger des coutumes qu’il juge mauvaises et ce, dès le 11 e s., ce qui est assez tôt dans le processus de reconstruction du pouvoir royal. a) La lutte du roi contre les mauvaises coutumes - Si le roi ne nie pas devoir garder et faire garder la coutume, ce qui est un des aspects de sa mission de justice, il interprète aussi cette obligation. Gardien du commun profit, il se doit de refuser la perpétuation de coutumes qui ne s’y conformeraient pas. Très tôt, les monarques opèreront une sélection, une véritable élimination, gardant les « bonnes coutumes » par opposition aux « mauvaises coutumes ».

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- Le processus d’abrogation est révélateur de la conception du roi. Les premières coutumes abrogées semblent avoir correspondu à l’exaction commise par le sire dans l’exercice du ban. Aux 12e et 13e s. se multiplient les suppressions et modifications des coutumes imposées injustement aux habitants par les agents du roi, notamment pour répondre aux plaintes de la population. Au fil du temps, on voit apparaître des interventions qui portent sur des aspects différents : souvent sur le déroulement de l’instance judiciaire, par exemple, pour la rendre plus rationnelle. Le processus d’abrogation suit le processus de renforcement du pouvoir royal. De plus en plus, ses interventions sur la coutume ont pour but de favoriser la reconstruction, le redéploiement des prérogatives royales. Le roi joue donc son rôle de gardien des coutumes en regard de son rôle de gardien du Royaume et se reconnaît le droit d’abroger des règles qui iraient à l’encontre de sa mission pacificatrice et justicière. Il intervient alors en personne. Avec le temps, le concept de mauvaise coutume est suffisamment bien cerné pour être utilisé par ses agents délégués. b) Les modifications de l’ordre coutumier par les agents royaux Petit à petit, on passe de l’abrogation formelle à un refus d’appliquer par les baillis, ce qui est plus simple car possible au jour le jour. Les agents royaux ont donc un rôle important d’appréciation et de transformation de l’ordre coutumier. Ayant consciemment pris en charge la mission de justice qui incombait au roi, ils se sont inscrits dans sa politique d’éradication de certaines pratiques jugées abusives. Ils ont aussi participé, parfois moins consciemment, à la transformation de l’ordre coutumier, par la rédaction de coutumiers, et surtout par l’appréciation au quotidien au sein des juridictions quant à la preuve de l’existence de la coutume. Ils ont la capacité d’intervenir sur l’ordre coutumier en lui déniant la force obligatoire qu’il aurait aux yeux de la communauté. Il n’est même pas besoin de refuser aux parties le droit d’administrer la preuve d’une règle coutumière en décidant a priori qu’elle est mauvaise. Il suffit au juge de considérer que la preuve n’a pas été valablement apportée. Cela montre l’importance du critère subjectif dans la définition de la coutume : s’il est facile de produire des preuves de l’existence d’un usage, il est difficile d’apporter celle du consentement populaire. Il appartenait au juge d’apprécier la présence de cet élément subjectif, ce qui fait que les pouvoirs du bailli à l’égard de la coutume étaient considérables. On a parlé, pour le 12e s., de « jurisprudentialisation » du droit en raison des liens qui existent entre la force reconnue à la coutume et l’activité des juridictions. Au cours d’un procès, les parties invoquent des règles coutumières et le juge applique celles dont il estime avoir reçu la preuve : lorsqu’il rend son jugement, celui-ci se base sur les règles coutumières prouvées et la décision rendue pourra éventuellement être invoquée dans d’autres cas comme preuve de leur existence. La répétition de jugements dans le même sens pourra contribuer à renforcer l’existence de la règle coutumière invoquée. Si, au contraire le juge considère, éventuellement de manière répétée, que la preuve de la coutume n’a pas été apportée, la règle aura bien du mal à survivre et l’activité juridictionnelle aura modifié l’ordonnancement coutumier. Après ce phénomène de grignotage, ce processus culminera au 16e s. par la rédaction des coutumes par le roi.

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IV. L’intervention sur l’ordre coutumier A. La rédaction officielle des coutumes Le pouvoir législatif du roi, quoique en expansion, ne touche donc guère aux matières de droit privé et on lui rappelle régulièrement qu’il est le gardien de la coutume. C’est en ayant à l’esprit cette obligation et en se prévalant de son devoir d’assurer la justice dans le Royaume que le roi de France va ordonner, au 15e s., que l’on procède à une rédaction officielle des coutumes. 1. La rédaction officielle des coutumes en France a) Les ordonnances et la procédure suivie C’est l’Ordonnance de Montils-les-Tours datée de 1454 qui ordonna la rédaction officielle des coutumes, au motif d’impératifs de sécurité juridique. Mais son résultat fut très mitigé : seules quelques coutumes furent effectivement rédigées, sans doute en raison de résistances locales. Il fallut attendre 1497 et une nouvelle ordonnance pour que l’entreprise se poursuive plus efficacement, grâce à une nouvelle procédure de rédaction. Quatre phases étaient désormais organisées : la rédaction d’un projet, suivie d’un examen du projet par deux ou trois commissaires choisis par le roi au sein du Parlement, et chargés de corriger, amender, diminuer, interpréter les dispositions du projet en défenseurs des droits du roi. Le projet remanié devait ensuite faire l’objet d’un examen et d’une rédaction définitive par les Etats du bailliage, qui devaient, article par article, décider d’accepter ou de rejeter les dispositions. Enfin, les articles accordés étaient alors considérés comme définitifs et valaient « loi perpétuelle ». b) Le bilan de la première vague de rédaction et l’entreprise de réformation des coutumes C’est ainsi que la plupart des coutumes furent ainsi officiellement rédigées et publiées. Mais la rédaction, qui devait se faire à l’échelle du bailliage, se fit souvent à l’échelle d’un pays ou d’une province, c-à-d à l’échelle des anciennes grandes entités féodales, soit même au niveau de fractions de bailliage. C’est surtout dans le Nord que la rédaction officielle se fit, le Sud étant toujours considéré comme un pays de droit écrit, sous l’influence unificatrice du droit romain. Les textes issus de la rédaction furent d’inégale valeur et firent l’objet en conséquence de multiples critiques : les risques de malentendu qui en découlaient et les désirs d’uniformisation qui prenaient de l’ampleur, provoquèrent le mouvement dit de « réformation des coutumes », qui fut entrepris par certains auteurs de doctrine, au premier rang desquels Charles Dumoulin, qui poursuivit un but bien précis : l’unification des coutumes sur base de la coutume de Paris. c) Les conséquences de la rédaction officielle au plan de la preuve La rédaction des coutumes, suivie de leur réformation, eut des conséquences importantes sur le problème de la preuve. Une fois le texte rédigé, la coutume est fixée, et on ne peut plus en invoquer une qui serait contraire au texte. Le texte écrit sert désormais de preuve et la turbe disparaît en conséquence, sauf dans le cas où une partie prétend qu’une règle coutumière nouvelle s’est introduite, sur un point non traité par la coutume écrite.

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2. La rédaction officielle des coutumes dans les Pays-Bas a) Les ordonnances et la procédure suivie la rédaction des coutumes eut aussi lieu dans nos régions, suite à l’ordonnance de 1531 prise par Charles Quint. La procédure suivie fut très différente car ce ne sont pas les représentants des ordres des bailliages qui en furent chargés mais les organes judiciaires et administratifs. La rédaction d’un projet était confiée aux autorités locales, la plupart du temps les échevinages. Il était ensuite examiné par les Conseils provinciaux de Justice, qui écartaient toute coutume qui pourrait nuire à l’intérêt public et à la puissance du souverain, qui unifiaient toutes les coutumes locales en faisant dominer la plus importante, qui amélioraient la rédaction du point de vue notamment de l’uniformité et de la terminologie, et qui adoptaient un classement systématique. Ce travail ayant été effectué, un des trois conseils collatéraux devait encore examiner le projet et le transmettre au souverain, pour qu’il le décrète à titre de « loi et coutume générale ». b) Le bilan On remarque un grand décalage entre les plus de 800 coutumes rédigées et les moins de 100 coutumes homologuées de fait, acceptées par le souverain. Les Conseils provinciaux et le Conseil privé rejetèrent un grand nombre de projets, éliminant les coutumes locales, dans le but de faire prévaloir l’uniformité, la centralisation et l’unification. Néanmoins d’importantes différences se dessinent de province à province. En général, les villes développent de gros efforts et défendent avec acharnement la coutume, considérant son maintien comme un privilège qui leur revient. Il arrive même parfois que certaines parviennent à maintenir la coutume en vie alors que le pouvoir central avait refusé son homologation (c’est le cas à Bruxelles). c) Les conséquences de la rédaction officielle sur la preuve de la coutume Comme en France, les parties purent invoquer les règles coutumières rédigées sans devoir apporter d’autres preuves que la rédaction. Il était interdit d’introduire d’autres coutumes que celles décrétées par le souverain, qui se réservait du reste le droit d’interprétation, de changement, d’amendement, ainsi que celui de prévoir des restrictions par rapport au texte coutumier. En aucun cas, les coutumes ainsi publiées ne pouvaient porter atteinte aux droits et pouvoir du souverain.

B. Une transformation de la nature de la coutume L’idée d’une véritable codification systématique des règles coutumières doit beaucoup au modèle du Décret de Gratien : mettre de l’ordre dans ce qui était jusqu’alors un fatras de texte de provenance, de date et de force diverses, il avait accoutumé les esprits à la nécessité d’une fixation et d’une organisation du fonds coutumier. ¤ Le motif exprimé pour entamer la rédaction : les exigences de bonne justice A un premier niveau d’analyse, il apparaît que les exigences d’une bonne administration de la justice mises en exergue sont fondées : il est important pour le roi grand débiteur de justice d’améliorer le cours des procès, de répondre aux

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nécessités de la sécurité juridique et de lutter contre les excès des plaideurs. Cet exposé des motifs de la rédaction répond de toute évidence à une demande formulée par les justiciables, dont les plaintes furent sûrement nombreuses. Il est clair qu’il y a une demande de sécurité juridique. Ce n’est pas le roi qui l’invente, ce n’est pas une initiative qui s’impose sans que la population n’ait rien demandé, nous en avons des preuves.

¤ La conséquence de la rédaction : uniformisation transformation de la force obligatoire de la coutume

et

Il n’en est pas moins vrai que la rédaction officielle, par les conséquences qu’elle entraîne, transforme la coutume en profondeur : réalisée par des praticiens, elle lui fait subir des transformations liées à l’intervention des agents royaux et aux volontés d’uniformisation et de centralisation qu’ils exécutent. La coutume en ressort figée, acquérant la fixité d’un texte qui devient la seule référence admise. Le fondement de l’autorité de la coutume sort aussi transformé du processus : avant la rédaction, il résidait en principe dans le consentement tacite de la population, désormais c’est son consentement exprès qui la lie. Mais surtout, c’est l’autorité royale qui confère toute sa force au texte. La sanction royale transforme la rédaction en une véritable loi, qui ne peut être modifiée qu’avec l’assentiment du roi. Il y a eu une transformation de la nature de ce que l’on continue à appeler coutume. A partir du 16e s., la population a toujours la possibilité de développer de nouvelles coutumes, mais sans plus pouvoir les invoquer en justice puisque le roi ne reconnaît que ce qui a été mis par écrit. ¤ L’enjeu : la maîtrise de l’ordre coutumier Le roi est gardien de la coutume, il se doit de la protéger, ce qu’il fait, mais en sélectionnant les « bonnes » coutumes et en abrogeant celles qui sont contraire au bien commun. Par ailleurs, l’exemple de la rédaction des coutumes privées nous invitait à mettre en parallèle le processus de mise par écrit des règles coutumières avec le développement de l’autorité royale. Certes, cette rédaction n’était pas commandée par le pouvoir royal, mais elle participait à un équipement juridique du royaume souhaité par le roi. Par le processus de rédaction officielle, la royauté accapare la formulation des règles, décide de ce qui sera désormais appliqué et de ce qui ne le sera pas. La coutume n’est plus de la coutume, mais de la loi, qui ne peut être changée que par le roi. En prétendant améliorer le système coutumier et protéger la coutume, on l’a canalisée, on se l’est appropriée. La mise par écrit officielle des coutumes et leur transformation en lois est une des étapes de l’établissement de la souveraineté. Elle vient clôturer une longue tradition d’intervention du pouvoir central sur le processus coutumier. Cette rédaction répond à un objectif affirmé : préserver le coutumes et les rendre certaines ; elle a une conséquence inéluctable : la transformation des coutumes par la sélection, la suppression, l’unification, … auxquelles on préfère donner le nom plus positif d’harmonisation. On a figé la coutume en lui donnant les caractéristiques de la loi. Comme la liberté du roi à l’égard de la loi est désormais acquise, le roi peut seul modifier librement la coutume rédigée. La législation

I. De timides débuts

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1. Une terminologie fluctuante Au plan terminologique, le terme « loi » n’est presque jamais utilisé pendant l’Ancien Régime. Le terme ordonnance est le plus général mais on parle aussi d’édit, de constitution, de lettre, de pragmatique sanction, de mandat, d’établissement, etc. Quand le vocabulaire se fixe, une lettre désigne un acte qui ne concerne que des intérêts privés ; une ordonnance vise les actes généraux intéressant tout le royaume et portant sur plusieurs matières ; on parle d’édit lorsque seule une partie du royaume est concernée par l’acte ou qu’il porte sur une matière particulière ; et la déclaration est un acte interprétatif d’une ordonnance ou d’un édit, un texte législatif pris pour expliquer un acte antérieur (mais la terminologie n’est pas fixée très rigoureusement). 2. Des actes normatifs de plus en plus nombreux Au 12e s., la situation politique et la faible capacité normative du roi suffit à expliquer l’extrême rareté voire l’absence d’actes législatifs. Certains évoquent la paix générale de 1155 mais son échec témoigne du fait qu’elle est surtout un contrat et non la manifestation d’un pouvoir édictal autonome du roi. Ce n’est qu’à partir de la deuxième moitié du 13 e s. que la capacité normative du roi est incontestable. Les progrès de l’autorité royale se traduisent dans des textes importants dont l’existence est attestée. Le pouvoir édictal de la royauté du 13e s. apparaît comme véritablement fondateur et structurant. 3. Des actes législatifs prudents, circonscrits à un domaine : le droit « public » On constate que ce sont surtout les matières de droit public qui font l’objet d’interventions, c-à-d la justice, l’administration et les finances. Le droit privé est, à l’époque, à l’abri des interventions législatives directes du roi car il est le domaine par excellence de la coutume, qui régit les rapports entre particuliers. Outre que la puissance législative créatrice du roi ne s’exerce que dans les domaines qui relèvent du droit public, beaucoup de textes sont des ordonnances de réformation. Le mot doit être, dans un premier temps, compris au sens strict : il s’agit de re-former, de remettre dans sa forme ancienne l’administration ou la justice du royaume. Il s’agit de lutter contre les injustices ou les abus qui se seraient introduits avec le temps, mais sans bouleverser l’ordre des choses. L’esprit à l’époque est d’éviter la nouveauté. L’idée est donc tenace que le roi, s’il intervient, doit le faire non pas pour apporter des bouleversements, mais pour revenir aux principes des lois pour les restaurer dans leur pureté originaire, en les adaptant si nécessaire aux besoins de la situation. 4. Des textes normatifs répétés Une même idée peut être répétée dans 10-15 ordonnances successives. Cela nous semble étonnant car nous faisons de la pérennité d’une législation un des critères de son bien-fondé, de sa généralité et de sa capacité à régir effectivement les situations. Mais à l’époque, ce n’est pas le cas, il semble y avoir eu beaucoup de réglementations inabouties, non suivies d’effets, limitées dans le temps et dont la force obligatoire semble avoir été très fragile. La royauté est souvent obligée de réitérer ses prescriptions. Il y a plusieurs explications à ce phénomène. Des raisons pratiques, d’abord : les ordonnances sont lues en public pour être portées à la connaissance des intéressés mais le souvenir de dispositions ainsi publiées se perd assez vite, ce qui explique la nécessité de leur répétition. L’ordonnance est du reste liée à la personne de son auteur : lorsque le roi meurt, ses ordonnances périssent avec lui et ne sont remises en vigueur que si son successeur les confirme. Le texte

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périme aussi avec la cessation des circonstances qui l’ont justifié : si une interdiction de guerre privée est prononcée tant que dure une guerre royale, cette interdiction prend fin en même temps que la guerre royale. Enfin, dernier élément, le roi exerce son pouvoir normatif non pas d’initiative, mais sur la requête de certaines personnes ou de certains groupes. Il accepte par exemple de prendre une loi en contrepartie d’une taxe payée par une ville qui l’a demandée, et si la ville cesse de payer, la loi ne s’applique plus. 5. Un pouvoir normatif exercé sur requête Il répond très souvent à une sollicitation mais dans le texte, on insiste sur le fait que l’initiative vient du roi, pour montrer que son pouvoir est autonome. Il semble que les rédacteurs s’attachent à mettre en avant la place prépondérante qui revient au roi dans le déclenchement et le déroulement du processus normatif. Il n’est donc pas toujours en personne à l’origine d’une décision législative et sa politique s’élabore à partir des requêtes émanant du royaume. Même lorsqu’il répond à diverses sollicitations, le roi trouve les moyen de souligner qu’il fait partie de se mission d’entendre les demandes de ses sujets pour qu’elles soient transformées, par son seul intermédiaire, en textes normatifs. Le fait qu’on lui formule des demandes, des sollicitations montre bien qu’on reconnaît que c’est lui qui a la capacité normative. Lui demander de légiférer, c’est confirmer de la manière la plus expresse son pouvoir édictal. Nous sommes à l’époque où le pouvoir royal se construit mais où le concept de souveraineté ne s’est pas encore développé.

II. La législation du 16e au 18e s. A. L’incidence des Etats généraux sur la pratique législative au 16e s. 1. Les grandes ordonnances Au 16e s., c’est souvent pour répondre aux demandes des Etats généraux que la pratique législative va prendre la forme de ce qu’on a appelé les « grandes ordonnances ». Le roi légifère dans des textes longs, parfois de plusieurs centaine d’articles hétéroclites, qui visent à apporter des réponses aux doléances formulées par les sujets, par l’intermédiaire de leurs délégués. Cela nuance l’ « échec » des Etats généraux. 2. Les premiers souhaits de codification officielle Aux Etats généraux d’Orléans, la noblesse et le tiers demandent la rédaction d’un recueil, et aux E.G. de Blois, ce vœu est répété et se concrétise dans une disposition d’ordonnance. Un certain Barnabé Brisson est chargé de cette entreprise : faire, par ordre de matière, un recueil systématique des ordonnances en vigueur.

B. La mutation des 17e et 18e s. 1. Une nouvelle technique législative A partir du début du 17e s., les Etats généraux ne se réunissant plus, la pratique de ces ordonnances comprenant des dispositions très diversifiées, se recoupant et se répétant, disparaît. La disparition des Etats généraux n’en est pas le seul facteur.

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Une nouvelle technique plus proche de la codification apparaît, remplaçant l’habitude de résoudre les questions au cas par cas. Le pouvoir central a définitivement pris conscience de son rôle et prend systématiquement l’initiative législative. La culture classique des 17e et 18e s., imprégnée de rationalisme, entraîne une plus grande volonté de systématisation conduisant à construire des textes législatifs cohérents. L’unification plus grande du territoire, accroissant le sens de l’unité nationale, entraîne une réaction contre les divergences jurisprudentielles des parlements (contre lesquels le roi Louis 14 luttera pour cette raison) que tentent de réduire les ordonnances. 2. Les principales ordonnances des deux derniers siècles de l’Ancien Régime Tous ces facteurs introduisent un changement dans la législation que l’on trouve à partir du 17e s. a) Le règne de Louis 14 (1638-1643-1715) En 1667, l’Ordonnance civile touchant la réformation de la Justice : visant la procédure civile, elle eut pour but essentiel d’unifier les règles de procédure en s’opposant à la diversité des styles des Parlements, c-à-d des règles de procédure propres à chacune des juridictions. En 1670 parut l’Ordonnance criminelle, visant non pas le droit pénal matériel mais bien les règles de procédure pénale. Ce sont les deux plus importantes. Parurent aussi l’Ordonnance sur le commerce et l’ Ordonnance sur la Marine. b) Le règne de Louis 15 ( 1710-1715-1774) Il faut attendre le règne de Louis XV pour voir une volonté de codifier le droit privé, ce qui est assez révolutionnaire car on a laissé ce domaine à la coutume pendant quatre siècles. C’est son chancelier qui poursuivit l’œuvre de codification. Désireux tout d’abord se livrer à une unification complète du droit privé, il dut renoncer devant l’ampleur de la tâche et précéda plutôt étape par étape, en réalisant des codifications partielles du droit civil, centrées sur des points sensibles. Il y aura quatre grands textes : l’Ordonnance sur les donations, destinée à fixer les questions relatives à la nature, la forme et les conditions des donations. L’Ordonnance sur les testaments eut aussi pour but d’unifier le droit, consacrant néanmoins les distinctions entre les pays de coutume et de droit écrit. Il y eut aussi l’Ordonnance sur les substitutions fidécommissaires et l’Ordonnance sur les établissements et acquisitions des gens de mainmorte, destinée à limiter le poids économique des établissements religieux. Ce qui est frappant, c’est qu’on voit que le pouvoir royal réalise que même ce qui relève des relations privées doit être réglementé dans l’intérêt général, pour éviter les problèmes et les procès. c) Le règne de Louis 16 (1754-1774-1793) Les transformations idéologiques qui caractérisent l’époque pré-révolutionnaire et le mouvement philosophique des lumières influencèrent la législation du dernier règne de l’Ancien Régime. Le grand élan codificateur né sous Louis 14 s’estompe. Des modifications vont être apportées à la condition personnelle. Les conséquences des querelles religieuses et la situation parfois dramatique des protestants sont aussi normalisées. Beaucoup d’éléments apparaissent en effet comme en décalage avec l’état d’esprit de l’époque. La législation sous Louis 16 a surtout consisté en des modifications ponctuelles sur des points précis.

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3. Bilan Les deux derniers siècles de l’Ancien régime sont ceux de l’aboutissement du processus de récupération du pouvoir normatif à l’œuvre depuis le 13 e s. L’activité législative est en indéniable augmentation et devient l’instrument par excellence des initiatives et des interventions royales, sans que cela soit contesté, au contraire, cela semble normal et naturel. Tous les domaines du droit sont désormais concernés. L’unification de certaines matières est désormais à l’ordre du jour, surtout à l’intention des praticiens. L’intensité de l’activité normative est telle que des efforts de rassemblement sont tentés : on voit apparaître des recueils de législation par règne et des dictionnaires qui sont supposés favoriser l’accès au droit. Il est indéniable que l’accroissement des interventions royales dans tous les domaines de la vie sociale prépare l’avènement de la prééminence de la loi qui sera le mot d’ordre des législateurs révolutionnaires. La jurisprudence La jurisprudence est une source difficile à définir. Elle peut désigner l’ensemble des décisions rendues par des juridictions, et c’est la définition la plus large, ou plus précisément le fait que si une juridiction, surtout supérieure, prend systématiquement la même décision sur un point de droit, cette décision tend à devenir un modèle, un ensemble de normes qui guident le juge dans sa prise de décision.

A. Le contexte du problème : complexité l’organisation judiciaire et absence d’unité du droit

de

La nature de source du droit est souvent déniée à la jurisprudence dans la mesure où des décisions qui sont prises dans des cas particuliers n’ont juridiquement aucune portée générale et obligatoire dans d’autres cas. Pourtant, il est évident que des juges peuvent être amenés à s’inspirer de décisions rendues par certains de leurs collègues. Le développement du phénomène jurisprudentiel en France et dans nos régions s’inscrit dans un contexte complexe. Tout d’abord en raison de l’effroyable complexité de l’organisation judiciaire, causée par la superposition et l’enchevêtrement de juridictions, et ensuite, à cause de l’inexistence d’un organe destiné à assurer une véritable unité de jurisprudence. Sous l’Ancien Régime, il n’y a pas d’organe unificateur du droit jurisprudentiel, pas d’équivalent de notre Cour de Cassation, qui a vocation à décider que telle règle s’appliquera de telle façon. Chacune des cours souveraines a un ressort dans lequel les règles s’appliquent différemment et si une justice retenue existe, elle fonctionne comme un dernier recours et non pas comme un véritable organe d’uniformisation du droit. La jurisprudence est dont indéniablement une source importante, mais qui pose problème pour s’en approcher.

B. La formation de la jurisprudence : la notion de « précédent » Le développement d’une jurisprudence repose sur un processus d’imitation, mais connaître ce que font les autres juges, implique une publicité des décisions de justice. Pour que cette démarche d’imitation soit possible, il a fallu qu’émerge

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une conception rationnelle de l’activité judiciaire, car pour comprendre le raisonnement du juge, il faut des informations cohérentes. 1. Un processus d’imitation On perçoit très vite l’importance de l’élément de répétition, d’imitation : la parenté avec le mode de formation de la coutume apparaît clairement. Ce processus d’imitation peut puiser ses motifs à des sources très différentes : la facilité pour le magistrat (qui ne doit pas élaborer pour chaque affaire des solutions nouvelles) ; la soumission hiérarchique (le magistrat se conformant à ce qu’a déjà décidé une juridiction supérieure, avec son corollaire la crainte de réformation par l’appel) ; la volonté de rester cohérent ou encore la pression des justiciables qui désirent être traités comme d’autres l’ont été avant eux (demande de justice en termes d’équité). Ce mécanisme de conformité est donc naturel, mais il a fallu des circonstances qui lui permettent de s’imposer. 2. La rationalisation de l’activité juridictionnelle Ce n’est que lorsque le processus de jugement repose sur un raisonnement, sur une approche rationnelle des faits et de la règle, que le précédent prend tous son sens : tant que le juge se contente de constater une solution donnée par une intervention extérieure (Dieu), il n’y a rien à imiter. La solution est apportée par Dieu au cas par cas, chaque cas est isolé et particulier, et le juge se borne, dans la majorité des cas, à tirer les conclusions de cette intervention. Il faut donc attendre la transformation du système de preuve en un système rationnel pour voir commencer à se développer une forme de jurisprudence. C’est l’extension, aux 17e et 18e s., de la procédure romano-canonique qui donne sa substance à la notion de précédent judiciaire. 3. Les caractéristiques des premiers précédents invoqués De nos jours, quand un juge en imite un autre, il le cite. A l’époque où le processus se met en place, les références à des cas sont vagues et imprécises. Les précédents sont s’abord invoqués en matière de procédure, pour prouver ce qu’on appelle le style du Parlement. Il n’y a aucune indication d’une référence précise (la mention la plus classique se borne à affirmer « l’habitude de la cour est de… ») et il n’y a de référence qu’à un seul cas préalable. Puis, progressivement, les cours se mettent à faire ce genre de références par rapport au fond du problème juridique. On dépasse alors le cadre de la procédure pour attaquer la substance même. On retrouve alors les mêmes caractéristiques : précédent unique et imprécis. Mais des justiciables disent que quand un juge s’inspire d’une autre décision, il ne respecte pas les limites de l’autorité de la chose jugée. Les plaideurs ne comprennent pas (ou prétendent ne pas comprendre) que le cas invoqué n’est cité qu’à titre d’exemple de la pratique, comme voie à suivre. Selon eux, le juge doit en principe rejuger. Il y a donc, dans un premier temps, des réticences intellectuelles à l’utilisation du précédent judiciaire pour guider le juge dans son approche du litige. Mais ces réticences ne sont pas les seules, elles s’accompagnent d’obstacles matériels. Pour qu’il y ait imitation d’un précédent, il faut qu’il y ait eu un minimum de raisonnement ; que celui qui est en position d’imiter ait connaissance du précédent et que la connaissance du contenu de ce précédent soit suffisamment précise pour que l’on puisse dégager la similitude des faits et la motivation du jugement.

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Or, jusqu’à la Révolution Française, les juges et les justiciables n’ont pas accès à des traces écrites des jugements. La question de la connaissance et de la publicité des décisions de la jurisprudence pose donc problème.

C. Le problème de la connaissance des décisions de justice Il y a trois voies d’accès à la connaissance des décisions de justice durant l’Ancien régime. 1. Le record de cour (ou record de juge) Tant que la procédure est orale et publique, la publicité est supposée permettre la connaissance des décisions de justice. Au cas où un conflit surgit sur le contenu d’une décision, on effectue un record de cour, c-à-d qu’on interroge ceux qui ont prononcé la sentence (on leur demande de la rappeler, préciser ou expliquer). Cela suppose bien sûr qu’ils soient encore vivants et se souviennent de leurs décisions. Ce procédé marque la prééminence de la preuve orale. Difficile, aléatoire, peu précis et assez inefficace, il sera peu à peu supplanté par d’autres modes de connaissance. 2. Les registres A partir du 13e s., l’écrit va être utilisé par les juridictions elles-mêmes pour conserver les décisions qu’elles rendent. On voit apparaître des consignations de décisions sur des rôles, c-à-d des rouleaux de parchemin. Il semble que ces cahiers n’aient eu, à l’origine, qu’une vocation privée : il s’agissait sans doute de notes prises par les greffiers pour leur usage personnel ; assez rapidement, néanmoins, les registres ont eu pour fonction de conserver officiellement les décisions et se répandirent dans l’ensemble des juridictions. Nous disposons ainsi des archives du parlement de Paris depuis le 13e s. 3. Les recueils d’arrêts Les registres de juridictions sont des documents officiels constituant en quelque sorte des archives, qui ne sont nécessairement accessibles qu’à un nombre réduit de personnes. Avec le temps, certains arrêts, considérés comme importants (d’où l’appellation « notables »), vont être publiés de façon purement privée, par des auteurs qui sont le plus souvent des praticiens auprès des juridictions. Les copies seront d’abord manuscrites, puis le développement de l’imprimerie en permettra la multiplication. Des recueils vont apparaître regroupant plusieurs Parlements, ce qui permettra de comparer les décisions de plusieurs juridictions au 16e s. Le premier auteur à produire un ouvrage de ce type est Jean Papon. L’existence de ces recueils d’arrêt, œuvre de ceux que l’on nomme les arrêtistes, témoigne de la nécessité ressentie par les juristes de prendre en compte la jurisprudence. Néanmoins, le poids réel des décisions de justice à l’égard des juridictions ellesmêmes est assez difficile à déterminer : sont-elles susceptibles de s’en inspirer dans des cas similaires et d’imiter les décisions rendues par elles-mêmes, par d’autres juridictions de même niveau ou par des cours supérieures ?

D.

Le contenu des décisions conservées : la question de la motivation

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Pour pouvoir s’inspirer d’une décision rendue auparavant, il faut disposer d’un certain nombre d’informations, sans lesquelles la notion même de précédent perd beaucoup de son sens. Il est indispensable de pouvoir déterminer les faits et circonstances ayant donné lieu à la décision afin de pouvoir cerner si on se trouve ou non dans un cas similaire. 1. Dans les registres a) Une motivation lacunaire puis inexistante A l’origine, les mentions dans les registres se limitent à de petites notices exposant très brièvement les faits, indiquant les positions des parties (leurs arguments), puis formulant la décision. En règle générale, il n’y a pas de motivation. Si elle est néanmoins exprimée, elle se limite à une référence à la base sur laquelle le jugement est fondé, sans raisonnement. A partir de 1330, toute motivation disparaît et les sentences acquièrent une forme qui restera constante durant presque tout l’ancien régime : l’exposé des faits, suivi de l’exposé des arguments ; l’énumération des errements de la procédure (souvent très long et très lourd) et enfin le dispositif. Les seules traces de motivation sont des formules toutes faites comme « considérant ce qu’il faut considérer ». b) Les causes de ce déclin de la motivation Cette absence de motivation est due à deux facteurs. L’influence de la doctrine est très nette : on déconseille depuis longtemps la motivation car pour les auteurs de droit savant (et plus spécialement les canonistes) une sentence est nulle si elle contient une motivation inexacte, même si elle est en réalité fondée et justifiée sur des motifs corrects. Autrement dit, il vaut mieux ne rien exprimer qu’exprimer un motif qui ne pourrait fonder la décision, alors que celle-ci est parfaitement correcte par ailleurs. Ensuite, il y a un facteur plus politique : au fur et à mesure que se déploie l’administration royale, les Parlements revendiquent de plus en plus nettement leur qualité de cours souveraines. Les membres estiment donc que, puisqu’ils représentent le roi dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles et que le roi ne doit pas justifier ses décisions, ils n’y sont pas tenus non plus. Les cours souveraines prétendent du reste, dans la sphère de leurs compétences, ne devoir de comte à personne et n’être soumises à aucun contrôle : il leur est donc inutile de motiver (il convient cependant de nuancer ceci car la justice retenue peut toujours intervenir). Cela entraîne les juges inférieurs à ne pas motiver non plus. 2. Chez les arrêtistes Parfois, l’auteur du recueil indique explicitement les motifs du jugement qu’il rapporte, auquel cas on peut se demander comment il a pu connaître ces motifs. Les arrêtistes sont le plus souvent des praticiens : lorsqu’ils sont juges ou greffiers, ils ont pu participer au délibéré ou ils disposent des notes prises par des collègues ou par des prédécesseurs dont ils s’inspirent dans leurs ouvrages : lorsqu’ils sont avocats ou procureurs, ce sont les conversations officieuses ou les notes prises lorsque les juges prononcent leurs décisions, qui fondent leurs écrits. Cependant, il arrive aussi que l’arrêtiste fasse passer pour la décision du juge ce qui est en réalité bien autre chose : l’argument de la partie qui a gagné, des considérations puisées dans la doctrine, ou encore ses propres positions. Même si ces données peuvent recouper la motivation réelle du jugement, il n’y a aucun moyen d’en être sûr. Dans ces circonstances, les ouvrages des arrêtistes sont donc à manipuler avec précaution. Ils ne sont pas une source vraiment précise

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et structurée permettant de connaître le raisonnement qui a conduit à la décision.

E. Vers la motivation des décisions de justice 1. Les réactions des cours souveraines et des autorités à l’égard de la publication des décisions Aux 17e et 18e s., beaucoup de juridictions restent campées sur leur position du droit de ne pas motiver leurs décisions de justice. Toute une série d’arguments sont avancés pour justifier cette attitude, mais ils ne sont pas très convaincants. Les cours considèrent de plus en plus comme un privilège de ne pas avoir à justifier leurs décisions et adoptent une attitude qui ne peut qu’être défavorable au développement d’une jurisprudence. 2. L’émergence de la motivation obligatoire En matière pénale, un mouvement d’opinion publique va se structurer, suite à certains scandales consécutifs à de grandes affaires criminelles, telle l’affaire Calas, se soldant pas la condamnation de personnes reconnues par la suite comme innocentes. Il apparaît inacceptable de ne pas motiver les jugements de droit pénal car leurs conséquences sont parfois très graves, portant atteinte à l’honneur et même à la vie des individus. Probablement grâce à la philosophie des Lumières, quelques cours souveraines vont entreprendre, de leur propre chef, de motiver leurs décisions. Par la suite, un édit de Louis 16 de 1788 interdit le recours aux formules stéréotypées et rend obligatoire l’exposé par le juge des raisons pour lesquelles ils prononce la peine de mort, du texte juridique qui fonde sa décision. Cette réaction est limitée puisque l’exigence de motivation ne vise que les cas de justice criminelle où la peine de mort pourrait être prononcée. Elle n’est pas inspirée par le souci de protection des droits de la défense mais par le constat que la formule stéréotypée utilisée d’habitude empêche le contrôle par le Conseil du roi des décisions, elle vise à faire respecter la hiérarchie et à permettre la mise en œuvre d’un contrôle politique. 3. L’apport de la Révolution française En 1789, les Cahiers de Doléances préparés pour les Etats généraux réclamèrent la motivation des décisions de justice. Il fallut attendre 1790 pour la voir enfin rendue obligatoire. La forme des décisions de justice y est définie : elles doivent comprendre les noms des plaideurs, les questions et les faits de droit qui constituent le procès, le résultat des faits reconnus ou constatés par l’instruction, les motifs qui auront déterminé le juge et le dispositif. Pourtant, les révolutionnaires étaient défavorables au développement d’une jurisprudence. Ils étaient convaincus que la seule source légitime était la loi, s’inscrivant dans la logique de la pensé de Montesquieu qui estimait que le juge ne devait être que « la bouche de la loi », qu’il devait appliquer mécaniquement sans l’interpréter. L’idée que le juge puisse avoir un pouvoir créateur de droit était donc insupportable : si la juge devait exprimer ses motifs, c’était pour que l’on puisse s’assurer qu’il était resté dans les limites de sa mission d’application systématique de la loi, et pas du tout dans l’espoir que se formerait une jurisprudence construite sur des informations précises (ni même dans un but de démocratie ou de protection des droits du justiciable). Contrairement au vœu des justiciables, une jurisprudence va cependant se développer grâce à la motivation.

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F. Bilan Il convient de mettre en perspective la notion de jurisprudence dans l’Ancien Régime. Dans le ressort d’une juridiction déterminée, les praticiens peuvent sans doute être guidés dans l’exercice de leurs fonctions par les jugements rendus auparavant : l’accès aux registres et la convivialité permettent une bonne connaissance relative des décisions. Pour ce qui concerne l’imitation par une juridiction des décisions rendues par une autre, la question est plus délicate : les renseignements qui sont disponibles sont incomplets voire même peu fiables. Il n’empêche que les juristes considèrent la jurisprudence comme une autorité digne d’intérêt. De plus, des décisions consistantes servent parfois de critère d’unification du droit, ce qui indique la place réservée à la jurisprudence du Parlement de Paris dans le processus de réformation des coutumes. La doctrine A proprement parler, la doctrine ne crée pas de droit (et certains lui refusent d’ailleurs en conséquence le statut de source) mais elle joue un rôle capital dans la formation des juristes. Elle est indispensable à la connaissance d’un système juridique. Il faut souligner le rôle essentiel joué par une circonstance matérielle : le développement de l’imprimerie, qui a servi de support au développement spectaculaire de la doctrine juridique à partir du 16e s.

A. Au 16e s. Les auteurs de doctrine se répartissent en deux catégories assez fermées l’une à l’autre. 1. Les commentateurs de coutumes Après la rédaction des coutumes, les ouvrages qui commentent les textes ainsi produits se multiplient, se consacrant à l’étude d’un ressort coutumier particulier. Certains auteurs vont, après quelques décennies, aborder plusieurs coutumes dans une démarche comparative. Il fait surtout mettre en évidence Charles Dumoulin, qui a eu une grande influence sur la réformation des coutumes. Il s’est livré à un véritable travail d’édition des coutumes. Dans tous ses écrits, il marque sa réserve à l’égard du droit romain et se montre un farouche partisan de l’autorité royale et de l’unité du royaume : centralisateur, unificateur, c’est lui qui suggère de prendre la coutume de Paris comme modèle pour la réformation. Ce projet politique suscite des réactions, car certains penseurs juridiques sont favorables à une autonomie des régions. Il a pour adversaire Bertrand d’Argentré, partisan du système féodal, du particularisme local et de la souveraineté de chaque coutume dans son ressort, sans unification. Il faut aussi souligner l’apport de Guy Coquille. Adorant la coutume du lieu où il vit, il écrit en français et s’attache à dégager les points communs des coutumes plutôt que de mettre en évidence les particularités. Il est très localiste mais favorable à une conception de rapprochement des textes. 2. La deuxième renaissance du droit romain

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Le droit romain a fait l’objet de plusieurs écoles successives. Après l’Ecole des glossateurs qui s’était épanouie à Bologne aux 12e et 13e s. et l’Ecole des postglossateurs d’Orléans au 14e s., c’est à Bourges que se situe le centre de la nouvelle approche du droit romain qui se répand au 16e s. : l’Ecole des humanistes ou Ecole historique. a) Mos gallicus contre mos italicus Les post-glossateurs étaient très préoccupés par l’usage pratique du droit pour résoudre les problèmes pratiques de leur temps ; pour eux, c’est un matériau vivant. Au 16e s., cette technique est de plus en plus critiquée en raison de l’habitude de gloser sur les gloses, et on voit apparaître un modèle français d’aborder le droit romain. Ce mouvement rejette donc le mos italicus. Les auteurs de l’Ecole dite humaniste veulent retourner au texte lui-même, purifié, pour retrouver l’état antérieur du droit romain. Désireux d’insérer l’étude du droit dans le contexte global de la culture et de la civilisation romaines, ils prônent une étude « scientifique » du droit romain : étude philologique, historique et diplomatique. Cette méthode critique sera bientôt appelée mos gallicus. Cette démarche scientifique très poussée a donné lieu à des conclusions encore valables aujourd’hui. b) Un droit romain très savant et peu pratique Les bases de la méthode sont développées par le représentant le plus célèbre de l’Ecole humaniste, Jacques Cujas, véritable théoricien, ignorant de la pratique, connaissant peu les coutumes, mais maîtrisant parfaitement le droit romain. Sa méthode était strictement exégétique, dépourvue de toute considération d’intérêt pratique. Ses exercices savants n’avaient que peu de rapport avec la pratique et n’étaient d’aucun secours aux praticiens.

B. La charnière des 16e et 17e s. : les premiers ouvrages de synthèse A l’extrême fin du 16e s. et au tout début du 17e s., certains auteurs vont entreprendre de faire une sorte de synthèse des coutumes de France. C’est une œuvre de pionniers qui tentent de décrire le droit français de l’époque. On voit donc apparaître l’idée d’un droit commun à la France, distinct de la coutume. Ils veulent réconcilier toutes les sources qui se présentent à eux. L’accent est mis sur le fonds français. Deux ouvrages très importants sont publiés. Celui de Guy Coquille, « Institution au Droit des Français », se présente comme un recueil abrégé, un exposé illustré qui a pour caractéristique de formuler des règles originales, dégagées de plusieurs coutumes, et présentées comme la « coutume générale de la France ». C’est cependant surtout l’œuvre d’Antoine Loisel qui sera promise à un brillant avenir : les « Institutes coutumières ». L’ouvrage se veut préparatoire à l’unification du droit coutumier ; c’est un recueil de maximes, adages et proverbes juridiques puisés dans l’ensemble des coutumes. Il essaye de dégager tout ce qui lui paraît être appliqué partout. C’est véritablement l’idée d’un droit national, français, dépassant les particularismes locaux. L’idée est très novatrice et originale ; elle sera exploitée par la suite. Pendant la première moitié du 17e s., la doctrine paraît vivre sur l’acquis de Coquille et de Loisel et leurs œuvres sont rééditées et imitées, sans qu’un véritable renouveau se dessine. L’élan doctrinal reprend, vers la fin du 17e s. suite sans doute à l’importante réforme des facultés de droit.

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C. La réforme des facultés de droit Louis 14 imposa aux facultés de droit du royaume une réforme rendue nécessaire par la multiplication criante des abus. Il avait pour but de restaurer une certaine discipline au sein des facultés où l’habitude s’était prise de ne plus donner correctement les cours et de délivrer les diplômes sans réel contrôle. Outre la discipline professorale, la formation des praticiens était au centre des préoccupations du pouvoir : le droit romain fut rétabli dans les facultés où il avait été interdit et une chaire de droit français fut créée, avec pour mission d’enseigner le droit contenu dans les coutumes, la jurisprudence et les ordonnances. La création de cette chaire impliquait une reconnaissance officielle, une concrétisation de l’idée de l’existence d’un droit national. Cette initiative devait avoir des conséquences importantes : comme il fallait dégager ce « droit français », les professeurs durent faire un important travail. La volonté d’enseigner ce droit national se traduisit par l’utilisation du français pour ce cours, alors que le latin était utilisé pour les autres et comme on voulait en faire un élément fondamental de la formation des juristes, la charge fut confiée à des praticiens. Mais la création de cette chaire souleva aussi de nombreux problèmes : seul un professeur fut prévu par faculté de droit pour cette charge écrasante et l’enseignement ne pouvant être donné qu’au cours d’une seule année, le professeur se trouvait placé devant un choix ayant des répercussions importantes sur la formation des étudiants : soit il survolait l’ensemble de la matière, soit il répartissait son cours en cycles. Dans les deux cas, la formation était lacunaire, de sorte que, au plan de l’enseignement, cette création ne fut sans doute pas une réussite : le droit français n’avait pas encore le même statut que le droit savant. Néanmoins, cet enseignement stimula la réflexion des maîtres et les publications de cours : du point de vue de l’essor de la doctrine, la création de la chaire de droit français eut pour conséquence un renouvellement des tentatives de distinguer ce qui, dans le droit appliqué en France, provenait d’une source ou de l’autre, qui s’appliquait partout ou localement. Pendant quelques décennies, c’est à cela que vont s’appliquer les auteurs de doctrine.

D. La fin du 17e s. et le 18e s. Fin 17e, une nouvelle conception va susciter le débat et diviser la doctrine en deux courants opposés : le premier s’inscrit dans la continuité du passé et reste très empirique alors qu’un autre se développe, résolument ancré dans le rationalisme. 1. Le maintien de l’approche empirique Certains auteurs vont se situer clairement dans la lignée empirique des auteurs précédents, tentant de façon pragmatique d’établir un droit commun de la France coutumière et, par rapprochement et comparaison, de faire ressortir une loi générale. Ces auteurs ont une vision assez passéiste et s’inscrivent dans d’anciens débats. Ils observent la réalité et la décrivent, sans beaucoup y toucher. A leurs yeux, le droit coutumier ne renferme que cinq ou six maximes générales qui puissent passer pour un droit commun et seul le droit romain devrait servir de base à l’unification. 2. Le rationalisme juridique

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Face à ces tenants de l’empirisme, un mouvement apparaît qui se caractérise par la volonté de construire un système juridique français possédant une structure rationnelle : un droit ordonné, déduit logiquement d’un idéal. Cette conception est fort influencée par la réflexion des philosophes et des mathématiciens, tels Leibniz et Descartes. Leur but est d’organiser le système juridique dans un modèle mathématique. Ils proposent un modèle de droit qui pose des principes dont on peut déduire logiquement des règles. a) Les précurseurs Plusieurs auteurs ont posé les bases de ce mouvement rationaliste. Le plus important est probablement Jean Domat, auteur des « Lois civiles dans leur ordre naturel ». Son but est de rédiger un corps de droit ordonné ; le matériau qu’il utilise est le droit romain, qui lui paraît être le seul ensemble où les règles naturelles d’équité sont traduites. Il met l’accent sur le caractère de raison écrite du droit romain, mais alors que cette expression visait surtout le caractère écrit du droit romain, il insiste pour sa part sur l’aspect rationnel : le droit romain lui semble être un droit raisonnable, imprégné de philosophie et fruit de l’expérience et de la sagesse. Néanmoins, l’ordre des règles romaines lui paraissant trop complexe, il entreprend de le restructurer. Les lois civiles, c-à-d le droit romain, sont présentées dans un ordre naturel, entendez par là rationnel : le postulat fondamental est que toutes les lois humaines s’ordonnent autour d’un seul principe, d’où tout se déduit logiquement. Pour Domat, ce principe fondateur est l’amour entre les hommes prescrit par Dieu, de sorte que les relations d’interdépendance qui font la société doivent faciliter les relations humaines et susciter cet amour. Domat s’attache d’abord aux « engagements » pour envisager la façon dont ils se perpétuent dans le temps par les successions. Petit à petit, cette idée du droit va se vulgariser, et on va voir de grands ouvrages se concentrer sur cette vision rationaliste du droit. b) Les travaux ouvrant la voie au code civil François Bourjon a publié « Le Droit commun de la Rance », dans lequel il entend dégager les principes qui existent dans la coutume de Paris et monter que les solutions qui y sont retenues en découlent comme simples conséquences : il utilise pour cette coutume les mêmes arguments que ses prédécesseurs utilisaient pour le droit romain (raison, équité naturelle, …) et réalise une œuvre de synthèse étonnante. Il faut aussi citer François-Joseph Pothier, surnommé le « père du Code civil », qui a réalisé une synthèse de tous les courants en doctrine. Il recherche dans les textes romains l’expression de la raison, il analyse les coutumes, il accommode les solutions retenues à l’équité, … pour aboutir à un travail impressionnant, dont de nombreux passages furent repris tels quels par les rédacteurs du Code civil. La stratification des efforts de la doctrine explique la façon dont le Code civil sera conçu. A partir du morcellement coutumier, la doctrine entreprend en effet un travail d’harmonisation et d’unification, en suivant des approches diverses : en prenant le droit romain pour critère, en tentant de dégager des règles de communes aux diverses coutumes, en tentant d’élaborer des règles générales pouvant intervenir lorsque les coutumes sont imprécises, en prenant la coutume de Paris comme modèle et en cherchant à confronter les règles à la Raison où à les en faire découler. Un droit que l’on présente comme commun, comme

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formant le droit français, est ainsi dégagé, auquel une structure rationnelle sera donnée.

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