Primo Levi - La Travail Dans Les Camps

  • October 2019
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  • Words: 601
  • Pages: 1
Aujourd'hui, il nous faut décharger du wagon un énorme cylindre de fonte : je crois bien que c'est un tube de synthèse, il doit peser plusieurs tonnes. Dans un sens c'est préférable pour nous, car il est bien connu qu'on se fatigue moins avec les gros poids qu'avec les petits : le travail en effet est mieux réparti, et on nous donne les outils nécessaires; mais c'est quand même un travail dangereux qui demande une concentration continue; il suffit d'un moment d'inattention pour être entraîné par la masse. Meister Nogalla, le contremaître polonais raide, sérieux, taciturne, a personnellement surveillé la manœuvre. Le cylindre de fonte repose maintenant sur le sol et Meister Nogalla dit : « Bohlen holen ». Le coeur nous manque. Cela veut dire « porter des traverses », pour construire dans la boue molle la voie sur laquelle le cylindre sera roulé à l'aide des leviers jusqu'à l'intérieur de l'usine. Mais les traverses sont encastrées dans le sol et pèsent quatre-vingts kilos, ce qui représente à peu prés la limite de nos forces. Les plus robustes d'entre nous, en s'y mettant à deux, pourront transporter des traverses pendant quelques heures ; pour moi, c'est une torture, le poids me scie en deux la clavicule; au bout du premier voyage je suis sourd et presque aveugle tant l'effort est violent, et je serais prêt aux pires bassesses pour échapper au second. Je vais essayer de faire équipe avec Resnyk, qui m'a l'air d'un bon travailleur; et puis comme il est grand, ce sera lui qui supportera la plus grande partie du poids. Mais je sais que je dois m'attendre à ce que Resnyk me repousse avec dédain et se mette avec quelqu'un de sa taille ; alors, je demanderai la permission d'aller aux latrines, j'y resterai le plus longtemps possible, et puis je chercherai à me cacher, tout en étant bien certain que je serai aussitôt repéré, hué et battu ; mais tout vaut mieux que ce travail. Eh bien non. Resnyk accepte ; bien plus, il soulève tout seul la traverse et me la pose avec précaution sur l'épaule droite, puis il relève l'autre extrémité, la cale sur son épaule gauche, et nous partons. La traverse est couverte de neige et de boue ; à chaque pas elle me rabote l'oreille et la neige me coule dans le cou. Au bout d'une cinquantaine de pas, je suis à la limite de ce qu'on appelle la capacité normale de résistance : mes genoux fléchissent, mon épaule me fait mal comme si on la serrait dans un étau, mon équilibre est chancelant. À chaque pas, je sens mes souliers comme aspirés par la boue avide, par cette boue polonaise omniprésente dont l'horreur monotone remplit nos journées. Je me mords profondément les lèvres ; nous savons tous, ici, qu'une petite douleur provoquée volontairement réussit à stimuler nos dernières réserves d'énergie. Les Kapos aussi le savent : il y a ceux qui nous frappent par pure bestialité, mais il en est d'autres qui, lorsque nous sommes chargés, le font avec une nuance de sollicitude, accompagnant leurs coups d'exhortations et d'encouragements, comme font les charretiers avec leurs braves petits chevaux. Arrivés au cylindre, nous déchargeons la traverse, et je reste planté là, les yeux vides, bouche ouverte et bras ballants, plongé dans l'extase éphémère et négative de la cessation de la douleur. Dans un crépuscule d'épuisement, j'attends là bourrade qui m’obligera à reprendre le travail, et j'essaie de profiter de chaque seconde de cette attente pour récupérer quelque énergie. Primo Levi, Si c’est un homme, © Julliard, traduction française, 1987, p99 à 102.

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