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Sols et civilisations. Une approche poétique du territoire par Jean-Philippe PIERRON | SER-SA | Études 2003/3 - Tome 398 ISSN 0014-1941 | ISBN | pages 333 à 345
Pour citer cet article : — Pierron J.-P., Sols et civilisations. Une approche poétique du territoire, Études 2003/3, Tome 398, p. 333-345.
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Essais
Sols et civilisations Une approche poétique du territoire 1
J EAN -P HILIPPE P IERRON
1. Reprise d’une conférence faite en décembre 2002 à l’Ifocap – Institut de formation des cadres paysans –, à Draveil. Une première version en a été donnée dans la revue Paysans, janvier-février 2003.
L
ES CIVILISATIONS se suivent à la trace. Leurs itinéraires sont inscrits sur les sols qu’elles habitent, scarifient, structurent. La géographie — écriture du sol — raconte les civilisations du sol. Le langage invisible des civilisations emprunte au visible du sol ses matières : cultures lithiques, cultures de la pierre polie, civilisations du bronze, du charbon ou de l’atome. Pas de transmission de civilisation sans transcription sensible. La manière des civilisations se lit dans la matière qu’elles travaillent. Certes, on pourrait opposer à la dynamique des civilisations la statique du sol. Le sol est immeuble. Il est là, ne bouge pas, s’impose, avant même d’être envisagé comme notre pays et notre paysage. Les civilisations, au contraire, se présentent, dans l’inventivité de leurs gestes — qui peuvent apparaître à l’échelle du temps géologique comme des gesticulations —, comme mouvantes, changeantes. Principe d’inertie, le sol trouverait dans les civilisations une force de mouvement. Une contradiction apparaît donc entre le temps du sol, long, lent, et celui des civilisations. Le sol est ainsi le socle des civilisations. Celles-ci sont multiples et passagères, le sol est un. Toutes passent, habitent momentanément le monde et s’effacent, laissant au sol l’ultime mot. La civilisation relève le défi
Professeur de Philosophie. Fondateur de l’Association « Philomélé ».
Études - 14, rue d’Assas - 75006 Paris - Mars 2003 - N° 3983
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du sol en refusant d’y être clouée. Pourtant, il y a eu du sol avant les civilisations, il y en aura probablement après ; mais y a-t-il jamais eu de civilisations hors sol ?
Un espace à habiter Le sol est notre « lieu naturel », comme aurait dit Aristote. Certes, cela engage notre composition atomique — de l’eau et du carbone —, mais, plus fondamentalement, notre condition. Nous sommes les fils de la terre. Toutes les mythologies le disent. L’Adam primitif du texte biblique vient de l’hébreu adâmâ, qui signifie le sol 2. La chair de l’homme vibre au rythme boueux d’un sol dont il est tiré. De même la mythologie grecque — pensons au mythe de Prométhée — rappelle que l’homme est tiré d’une Terre-mère, d’un sol nourricier, des « entrailles de la terre 3 ». Bien avant que l’on ne connaisse chromosomes et génétique, on raconte la genèse de l’homme dans les catégories du sol. Et notre sort est désormais noué. Fils du sol signifiera aussi être mortel. Communauté de nature donc, silencieuse mais tenace, entre l’homme et le sol. Fraternité terreuse et terrienne. L’homme vient du sol et y retourne. A tel point que naître, exister et mourir est, d’une manière ou d’une autre, toujours une façon de décliner un éprouvé du sol. Car le sol est vécu avant d’être connu, il est habité avant d’être exploité. Ainsi la naissance sera-t-elle un accouchement : littéralement, être couché, être posé à même le sol. Le sol est terre natale ou nourricière. Couché sur le sol, l’homme épouse le Très-Bas avant de rêver d’un Très-Haut ! L’existence entière sera marquée par ce sol travaillé (le geste auguste du semeur) et rêvé (le voyage). La mort, enfin, est un sol retrouvé. Est-il d’ailleurs besoin de rappeler que les premières traces de civilisation sont liées aux rites funéraires, c’est-à-dire à une véritable liturgie du sol : l’enfouissement dans le sol 4. Pour les hommes, le sol a donc la profondeur d’une généalogie, d’une genèse, avant d’être l’objet d’une géologie. Le sol désigne d’abord un espace qualifié : entendons, un espace que l’on qualifie, que l’on valorise. Il a de la valeur parce qu’on l’investit de valeurs. Bonne terre, beau paysage, forêt domaniale, patrimoine familial avant d’être patrimoine mondial. Le sol n’a pas la neutralité de l’espace du géomètre 5. Le
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2. « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol », Genèse, 2, v. 7, TOB. 3. « Quand vint le moment marqué par le destin pour la naissance des races mortelles, voici que les dieux les façonnent à l’intérieur de la terre avec un mélange de terre et de feu et de toutes les substances qui se peuvent combiner avec la terre et le feu », Platon, Protagoras, 320 d, trad. Alfred Croiset, Les Belles Lettres. 4. On remarquera, d’ailleurs, que les rites funéraires oscillent en fonction du statut accordé au sol. Dans des cultures sédentaires et agricoles, le sol est l’ultime demeure parce qu’il est ce qui demeure. Les champs des hommes sont un chant du sol. On enterre le corps là où l’on vit, travaille et espère. Pour les nouveaux nomades que nous sommes devenus, l’attachement au sol est moins évident, la crémation valorisant alors un rapport distendu au sol, encourageant des liturgies funèbres mobiles, dé-localisées : l’urne funéraire. 5. Notons ici que les sciences et les techniques sont à tel point devenues une connaissance (géologie, pédologie et agronomie), une vision du monde (la valeur accordée à l’utile, à l’expertise, à une définition de la vérité réduite à un prouver) et une pratique du monde (le principe de précaution, la substitution d’une logique de l’assurance à celle du risque), que le sol semble être neutralisé. Comme si ce sol que l’on foule (pédestre) était le même que celui que l’on fouille (pédologie).
sol, avant d’être une surface, la couche superficielle de la croûte terrestre, objet d’une géologie capable de le qualifier scientifiquement — c’est-à-dire de le quantifier —, est une profondeur. Profondeur d’une histoire et de valeurs. Le sol se fait alors contrée, province, petit coin du monde, terroir, pays, bassin. Autant de façons de qualifier des usages subjectifs du sol.
La trace et le passage Mais, objectivement, le sol est aussi le lieu où se déposent les civilisations. Elles y laissent leurs traces, elles se sédimentent en couches qui se superposent, faisant du sol la manifestation visible d’un passage. Le sol, tel est le propre du matériau terrestre, garde-mémoire. Il est capable d’enregistrer, de se faire le mémorial d’une civilisation, parce qu’il est, par sa nature même, fait de durée, de matières solides. Dureté et durée vont de pair. Les civilisations dont on conserve les traces sont des civilisations du sol. Il n’en est pas de même avec les cultures qui vivent sur la mer ou les eaux, ni celles qui vivent dans les déserts. L’eau, pas plus que le sable, ne garde trace des passages. Les peuples de nomades comme les peuples de marins sont des figures du passage et de l’éphémère, là où les sociétés sédentaires ou agricoles égratignent le sol pour y laisser leurs marques. On emprunte à la matière sa dureté pour y laisser ses empreintes. Rappelons que les plus anciennes traces d’humanité se retrouvent dans des outils taillés dans la pierre ou dans des scarifications du sol qui résistèrent à l’usure des temps. Ondira d’ailleurs de ces sociétés, qu’elles soient du paléo- ou du néo-, qu’elles sont lithiques — lithique, de lithos, la pierre. Cette façon de qualifier la vie humaine par le sol est donc marquée par des cultures attachées à la terre. Très souvent les cultures sont des agricultures. Le sol civilisé est un sol cultivé. A tel point que, y compris dans un monde urbanisé où le sol est voilé, enfoui sous des constructions citadines, se poursuit la même idée d’un sol remué, travaillé. Entre espace urbain et espace rural, une attache commune : pour les hommes, vivre est vivre à même le sol. Le sol ? Un point de vue à partir duquel le monde est possible. Le sol sera comme la marque de notre inscription. Sans lui, il n’y a ni ciel, ni horizon, ni projet. Sans le sol, pas de localisation, pas d’histoire.
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Le rapport au sol engendre donc différentes manières de s’y penser et de s’y vivre. La première ligne de fracture sépare les civilisations de la trace et les civilisations du passage. Les premières investissent le sol pour y demeurer ; les secondes vivent le sol comme un itinéraire. Les premières seront agricoles ou industrieuses ; les secondes seront pastorales et voyageuses. Les premières seront obnubilées par la mémoire, manifestant un goût pour les antiques ; les secondes seront travaillées par la géographie, le vagabondage et l’errance. De ces dernières — pensant aux Gitans ou à ceux que l’on désigne aujourd’hui comme des Roms —, Gilles Deleuze a pu dire : « Ils ont une géographie mais pas d’histoire. » Les premières, au contraire, ont fait de l’histoire leur grand mythe. Le sol encourage ainsi un culte du souvenir, un amour du patrimoine (patrie, terre propre).
Le paysan, le mineur, l’internaute La seconde ligne de fracture, dans les usages du sol, permettrait d’isoler, comme des tendances lourdes, diverses manières de se rapporter au sol dans la lente histoire de l’humanité. On pourrait ainsi distinguer entre les sociétés agricoles, qui sont des civilisations du sol, les sociétés industrielles, qui sont des civilisations du sous-sol, et les sociétés post-industrielles, qui sont des civilisations hors sol. Ainsi, trois figures apparaissent : le paysan, le mineur et l’internaute. Cette classification des civilisations en fonction de leurs usages du sol ne prétend pas être historique. Elle est plutôt une tentative de modélisation. A partir de là, parmi les usages du sol, on notera une plus ou moins grande congruence entre trois composantes : la satisfaction de besoins vitaux, le développement d’activités industrieuses et de luxe, le développement personnel. Le paysan. Les civilisations du sol articulent ensemble nécessité, activité et identité personnelle. L’espace sur lequel on vit est le même que celui grâce auquel on vit et s’identifie. Si le sol fournit les moyens de satisfaire les besoins, l’activité culturelle se fait au même endroit et assure une identité collective et individuelle. Les civilisations du sol triomphent dans les sociétés agricoles. Elles sont attachées à une localisation bien déterminée. Le sol impose son rythme, ses exigences et ses modes de vie. Le sol fait le paysan. Le paysan est, littérale-
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6. Michel Serres, Le Contrat Naturel, François Bourin, 1990.
ment, l’homme de ce pays-là, de cette terre-ci. Si travailler le sol est d’abord lié à la satisfaction de besoins vitaux, le sol est à la fois ce qui satisfait le registre de la nécessité vitale et ce qui est investi de valeurs identificatrices et structurantes. Dans cet usage du sol, la connexion entre la nécessité vitale et les identités est un facteur de stabilité, de permanence et d’identification forte. Racines, terroirs, autochtonie (étymologiquement : né de la terre) et nation (étymologiquement : nascor, naître du sol) chantent cette identification de l’être et du paraître. Le sol nous qualifie. Il fait naître le paysan. Le mineur. Les civilisations du sous-sol sont des civilisations industrielles. Le sol en est tout retourné, travaillé, métamorphosé. Avec les civilisations du sous-sol, c’est-à-dire les sociétés de l’âge industriel, une disjonction s’opère entre le sol et l’activité culturelle. Telle est la figure emblématique du mineur ou de l’ouvrier. Il va chercher ailleurs que là où il travaille de quoi satisfaire ses besoins. La valorisation du sous-sol (minerais, ressources énergétiques fossiles), en même temps qu’elle creuse le sol en y installant de la profondeur, creuse un écart entre la fabrication de produits manufacturés élaborés — en un mot, le luxe — et le sol comme inspiration d’un mode de vie. On ne se définit plus par son attache à un sol, mais par une activité. On glisse ainsi du paysan à l’ouvrier. A tel point que le paysan lui-même devient un ouvrier : on l’appellera agriculteur ! Le rythme de l’activité n’est plus donné par le rythme des saisons. Le mineur vit, au fond, à l’intérieur d’un monde de techniques qui impulse son rythme et se prend pour le monde. Le mineur a disqualifié le sol en l’instrumentalisant. Les qualités du sol deviennent techniques (richesse du sous-sol, ressources) et non plus civilisationnelles. Le sol n’est plus un monde, il est devenu un facteur — aggravant parfois —, ou un problème à résoudre. L’internaute. Avec les civilisations du hors-sol, le sol disparaît, pourrait-on dire, comme réalité de référence. Tel est le miracle ou le mirage de l’Occident. La satisfaction des besoins dépend d’activités non situées ou situables dans l’environnement proche. Les activités industrieuses sont ellesmêmes délocalisées. « Le plus grand événement du XXe siècle reste sans conteste la disparition de l’agriculture comme activité pilote de la vie humaine en général et des cultures singulières 6. » La civilisation du hors-sol est une civilisation d’au
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delà ou par delà les frontières et les territoires. Hors-sol, comme on dit de l’élevage qu’il est hors sol. Aux transhumances, au pastoralisme, à l’apologie des espaces libres, le hors-sol substitue une approche déterritorialisée. Le dehors n’est plus notre demeure. On vit à l’intérieur. Poulet élevé en batterie ou internaute. Paradoxalement, ce sont les mêmes. La figure de l’internaute ne se définit ni en rapport à un sol, ni par une activité, mais par son appartenance à un réseau, à un flux. On substitue au monde présent, au sol, le monde que l’on se représente et modélise numériquement. On prend ainsi la carte pour le territoire, ne vivant plus que sur ou au travers des cartes. Ainsi l’agriculture se fait-elle cartographie planétaire, répartition industrielle mondiale des productions, surveillance satellitaire des récoltes en cours et à venir encourageant une spéculation sur les ventes de semences. On mangera des fraises en hiver, et bientôt l’hirondelle ne fera plus le printemps. Les semences qui liaient le paysan à la terre ne sont plus du sol, mais de l’éprouvette d’où sort un vivant génétiquement modifié. Avec la civilisation du hors-sol naissent des navigations virtuelles et des voyages intemporels. C’est dire que la fameuse communication en « temps réel » est, en fait, une communication dans un temps virtuel, suspendu car délocalisé. Nous pensions que la civilisation se faisait dans le temps et l’espace. Pour la première fois, la civilisation veut être du temps sans être de l’espace. Situation inverse du paysan, en quelque sorte. Les internautes sont ceux dont on a pu dire qu’ils ont « perdu le monde [...]. Au moment même où physiquement nous agissons pour la première fois sur la Terre globale, et qu’elle réagit sans doute sur l’humanité globale, tragiquement, nous la négligeons 7. » Nos systèmes techniques, en se déployant à l’échelle du monde — en un mot, c’est l’idée d’une globalisation rendue possible par les médiations technologiques —, délaissent l’espace comme une cause mineure. Après le paysan, puis l’agriculteur, voici l’actionnaire qui investit dans l’agriculture biotechnologique, en attendant d’elle un haut rendement, sans savoir d’où elle est. On ne fait pas avec l’espace, on veut faire sans. Par voie de conséquence, on est, non plus par là où l’on naît, ni par ce que l’on fait, mais par ce que l’on éprouve. L’internaute est défini par ses relations. Le réseau a pris la place des racines. De ce fait, l’internaute est l’homme global.
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7. Michel Serres, op. cit.
Un espace métaphorisé En somme, deux leçons s’imposent. D’une part, l’apparition, en Occident du moins, d’une civilisation qui est désaffiliée, délocalisée, mondialisée. La civilisation n’est plus pensée en référence au sol. Elle est déterritorialisée. Le temps n’est plus où le laboureur pouvait transmettre en héritage à ses enfants la terre des ancêtres. Désormais, le sol ne fait plus autorité. Le sol n’est plus un sol reçu et imposé. Il sera un sol choisi. Et voici le « rurbain » ou l’individualiste contemporain animé d’une quête effrénée de racines et d’un sol retrouvé. Telle est la fièvre généalogique. La question « D’où es-tu ? » ne serait donc pas alors désuète, mais formulée autrement : « D’où revendiquestu d’être, d’où veux-tu être ? » Le rapport au sol revendiquera donc d’être individuel, et non plus communautaire. D’autre part, on ne peut que constater le décalage entre l’Occident vivant hors sol et le reste de la planète. On oublie trop vite que 80 % de la planète sont constitués de cultivateurs — le mot est plus riche que celui d’agriculteur — et que l’on ne pourra jamais se dispenser d’agriculture. De ce fait, un décalage s’installe et des conflits se font entendre entre ces trois types de rapport au monde (sol, sous-sol, hors-sol) qui, loin d’être successifs, sont contemporains, loin d’être antagonistes, sont complémentaires. Le sol que vivent les civilisations résiste donc à sa réduction quantitative comme à son traitement instrumental. La pédologie, d’ailleurs, ne connaît pas le sol — lequel encourage une perception trop imagée ou poétique de l’espace —, mais des sols numériquement quantifiés. Taux d’acidité, présence d’azote. Pour connaître les sols, on opère un transfert de la diversité qualitative à la comparaison quantitative. Le sol de la pédologie ou de la géologie est un sol connu, c’est-à-dire mesuré, ramené à l’étalon du même. C’est là une façon de se rapporter au sol. Mais c’est loin d’être la seule. De même le sol des civilisations n’est pas réductible au traitement technique de la terre par les industries agricoles ou non. Le sol instrumentalisé devient un moyen, l’objet d’une emprise, non une valeur. Plus exactement, la valeur du sol est évaluée à l’aune des critères de la technique : utilité, efficacité, rendement. Le sol sera alors riche ou pauvre. Il se fera terrain.
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Entre les sols connus au travers de la rationalité scientifique et les terrains perçus par le biais de la rationalité technique, n’y a-t-il pas place pour une approche sensible du sol ? L’imagerie du sol et ses métaphores sont riches et ont aussi une efficacité symbolique. C’est celles-ci que convoquent les civilisations. Elles expliquent pourquoi le sol fait l’objet d’une élection et de nombreux rites d’appropriation de l’espace : depuis le mythe de la fondation de Rome inauguré par un tracé rituel du territoire, en passant par l’appropriation symbolique de l’espace par le campeur qui plante sa tente, jusqu’aux rivalités politiques de la terre d’élection dans la bande de Gaza. En plus des sciences ou des techniques du sol, on ne peut négliger l’efficacité d’une poétique des sols, au sens où Bachelard a pu parler d’une poétique de l’espace 8. S’il est connu, l’espace est d’abord vécu, il est rêvé. « Je suis l’espace où je suis 9 », dit le poète. Les limites des cadastres, des cartes et des remembrements qui délimitent des géographies physiques ne se superposent pas exactement à des géographies mentales. Depuis longtemps, le géographe le sait, « la carte n’est pas le territoire ». La carte désigne un espace objectivé, là où le sol valorise un espace subjectif, voire intériorisé. En modélisant l’espace, elle laisse en suspens ce qui fait que l’espace devient sol : la poétique. C’est que le vécu du sol ne mesure pas en mètres carrés ou en hectares. Racines, mère, patrie, pays, terre natale, terre promise ou terre sainte, petit coin du monde, les métaphores du sol fleurissent qui augmentent notre rapport à l’espace. Le sol est un espace métaphorisé et, de ce fait, augmenté. Aussi, désastreuse serait une politique de l’espace qui ne serait entendue que comme une administration ou une gestion. La politique de l’espace est travaillée par une poétique du sol. Sans cette dernière, on ne comprend pas les difficultés attachées à un aménagement du territoire, les arrachements qu’occasionnent les remembrements (l’image du corps démembré dit bien d’ailleurs que le sol est vécu organiquement, tant on fait corps avec lui), les régionalismes et les nationalismes. Faire place à une poétique du sol invite, par conséquent, à compléter une approche artificialiste, rationaliste du politique par une approche non pas irrationnelle, mais symbolique.
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8. Rappelons ici le travail que Bachelard a consacré à une poétique du sol dans son ouvrage La Terre et les rêveries de la volonté, Ed. José Corti. 9. Noël Arnaud, L’état d’ébauche, cité par Bachelard, dans La Poétique de l’espace, ch. 5, « Les coins », PUF, 1957, p. 131.
Les imaginaires du sol en politique On le pressent, le paysan ou le citoyen stigmatisent deux façons de penser le politique. On est membre de la société politique par naissance ou par contrat. Là où le citoyen est la conséquence d’une construction abstraite, un état civil encadré par la loi positive, le paysan (entendu comme l’homme de ce pays-ci) est une figure — passionnelle et émotionnelle — définie par son appartenance au pays, à la terre, au patrimoine. Le citoyen invite alors à penser la politique sur l’axe horizontal de la discussion publique et des contrats. Le paysan engage le politique sur l’axe vertical d’une profondeur généalogique, terrienne. Faut-il choisir alors entre l’abstraction positive du plan et l’exaltation naturaliste du sol ? Soit la figure artificielle du citoyen définie par le contrat et par l’axe synchronique de la loi : moins des appartenances et des identités que des droits ; droit du sol de la tradition républicaine ; le sol, ici, est une fiction juridique. Le sol, c’est l’Etat comme socle instituant et constituant. Soit la figure ancestrale d’un attachement à la terre par la terre : on valorise alors les racines, une approche du politique par la diachronie, le temps long, l’histoire. Primauté serait alors donnée à l’appartenance à un territoire : être de quelque part. Le paysan est érigé ainsi en figure ; il est l’homme du pays. Apparaît alors la figure imaginaire de l’ancêtre, dont on sait qu’elle peut entraîner des dérives inquiétantes. Notre tradition politique nous a habitués à penser le politique en termes de constructions artificielles : l’idée de contrat social valorise une sorte d’organisation du monde commun immédiate, sous l’effet d’une initiative de l’Etat. La vie politique serait ainsi l’effet d’initiatives totalement rationnelles et transparentes. Le monde commun, totalement construit par la raison qui l’a pensé, serait une sorte d’abstraction pour laquelle l’histoire, les médiations imagées ou les rêveries du sol sont quantités négligeables. Pourtant, ne trouve-t-on pas présent, dans l’organisation du vivreensemble, un certain nombre de médiations poétiques, d’images qui complexifient, enrichissent, parasitent et critiquent le simplisme que pourrait encourager une approche strictement rationnelle ou technique du lien contractuel, valorisant des liens émotionnels et imaginaires ? La poétique du
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sol ne serait-elle pas alors révélatrice du rôle de ce que JeanJacques Wunenburger appelle la culture des médiations imaginaires dans la sphère politique 10 ? Bref, une politique d’aménagement du territoire n’est-elle qu’un problème technique ?
10. Jean-Jacques Wunenburger, Imaginaires du politique, Ellipses, 2001, p. 11.
Des géographies mentales Parmi les médiations imaginaires présentes dans le politique, notamment dans ses relations au sol, diverses modulations s’observent, qui donnent à penser qu’au débat rationnel s’ajoutent des considérations passionnelles, habitées par la force des images. Rappelons qu’il peut y avoir une organisation et un vivre-commun du sol qui ne soient pas politiques. Les sociétés pré-politiques, regroupées sur des territoires où elles vivent et meurent, développent une socialité commune d’ordre prépolitique. Le sol sert alors de dénominateur commun, de socle symbolique de référence. En effet, il n’est pas besoin de politique pour pouvoir fêter, célébrer, enterrer, développer des mœurs partagées et communes. L’attachement à la terre tiendra lieu de contrat. La communauté est regroupée par la nécessité d’un lien « naturel » et non par l’artifice d’une loi. C’est ce que disent, chacune à sa manière, les images de l’autochtone ou celles de la nation. L’autochtone : l’homme né du sol. Nous sommes à partir d’un territoire, d’un sol qui nous élit. Le sol est ici terre d’élection. De même, l’image de la nation, associée à celle d’une sorte de destination historique, indique-t-elle la permanence d’une identité substantielle à travers l’histoire. Rappelons que nation vient du latin nascor, naître. Le natif est ainsi — par nature pourrait-on dire — investi d’une mission, d’un projet commun : la patrie ou la terre-mère. La relation au territoire est loin d’être neutre : Le territoire n’est donc pas seulement une donnée empirique ni une institution juridique (les frontières étant aussi généralement garanties par des traités internationaux), mais joue le rôle d’un bien symbolique, qui fonde et nourrit le lien entre les membres d’un même corps politique. Il donne prise à des représentations à forte charge sacrée, à des récits historiques alignés sur des scénarios mythiques, à des réactions passionnelles aux effets violents 11.
Le débat actuel sur l’élargissement de l’union européenne à propos de la Turquie en est la meilleure preuve. On
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11. Ibidem, p. 37.
12. Contrat Social, Livre II, ch. 10.
débat sur les frontières naturelles (continentales) de l’Europe, on convoque la mythologie grecque, et enfin l’Europe des valeurs chrétiennes. Preuve que la géographie de l’Europe n’est pas seulement cadastrale ; elle est porteuse de géographies mentales que ne recoupent pas toujours les frontières de nos cartes. En conséquence, les relations de la civilisation et du sol en politique se cristallisent autour des notions de territoire et de frontière — toute la difficulté étant de faire en sorte que frontières, territoires et imaginaires du sol se recoupent. Rousseau observait déjà que le sol, comme condition concrète de l’idée d’Etat, avait une importance réelle. Importance quantitative, mais aussi qualitative, encore qu’il négligeât ce second point : « Ce sont les hommes qui font l’Etat, et c’est le terrain qui nourrit les hommes... On ne peut donner en calcul un rapport fixe entre l’étendue de terre et le nombre d’hommes qui se suffisent l’un à l’autre 12... » L’équilibre des relations sol/ politique n’est pas qu’un problème d’arithmétique. La terre nourricière, si elle relève de la nécessité, est aussi une terre imaginaire, portant des rêves, des utopies et des douleurs. La politique de l’espace relève certes d’une gestion, d’une administration, et soulève des problèmes techniques ; elle ne saurait s’y réduire.
Le sol, projet et avenir La difficulté pour le politique est donc de trouver un point d’équilibre entre une idéologie du sol et une glorification des artifices civilisationnels, entre une identité reçue et une unité construite, entre la conservation et l’innovation, la statique et la dynamique. Entre un sol exalté et un sol rejeté, il s’agit de trouver une voie moyenne et des enseignements mutuels, tels que la symbolique du sol vienne corriger le caractère abstrait des politiques positives, là où ces mêmes politiques prémunissent d’une exacerbation du sol dans les réflexes identitaires et nationalistes. Entre la dureté du sol et la volatilité de l’artifice, il y a la fragilité du projet politique. Peut-on alors inventer un nouveau rapport au sol dans lequel la poétique puisse jouer un rôle ? Nouveau défi. Imaginer une solidarité planétaire invitant à voir plus large que l’espace circonscrit dans des frontières statiques, en rappelant,
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avec Steiner, que « les hommes n’ont pas de racines, ils ont des jambes ». Il s’agit d’envisager un autre usage du sol. Le sol n’est plus simplement notre passé, il doit être notre avenir. Si le sol n’est plus notre nature, il est notre projet. Le sol devient la mémoire de notre avenir. Du terroir à l’affirmation que la terre est à tous, l’idée de développement durable pense l’émergence d’une civilisation planétaire. Le développement durable tente une voie médiane. Il n’est ni l’apologie d’un sol exalté dans le terroir, ni la dévalorisation d’un sol humilié par un développement technique pris pour un progrès. Valorisant un imaginaire actif du sol, il tient compte des leçons du sol : 1/ Il tresse des solidarités qui ne sont pas recoupées par nos arrangements ou dispositifs techniques soucieux d’analyses et de découpages. L’image du sol est synthétique, l’aménagement du territoire souvent analytique. 2/ Le sol force à penser sur longue durée, c’est-à-dire à replacer les dispositifs techniques dans le temps long de la nature (climats, géologie). Il invite donc à une concordance des temps et, par là, peut-être à une concorde des politiques entre : le temps du sol, qui est un temps géologique (on raisonne en millions d’années) ; le temps du politique, qui est un temps très court (le temps ponctuel imposé et dicté par le calendrier électoral) ; et la temporalité plus lente du social (une vingtaine d’années). 3/ En valorisant l’idée de durée, qui insiste sur le caractère non pérenne du sol, qui pense le sol moins comme dureté (d’un socle) que comme durabilité (d’un horizon), le développement durable appliqué à l’aménagement du territoire convoque la fragilité des médiations imaginaires. Fragilité, mais non impuissance.
V Les imaginaires du sol donnent de la vie, de la chaleur et de la chair à une approche technocratique des territoires. Ils ne sont pas simplement nostalgie des campagnes d’hier (les fêtes des transhumances aujourd’hui ou le Puit du fou), ni une guirlande enjolivant un sol déserté (un certain usage des costumes et des coutumes d’antan), ni même une réserve muséale d’une ruralité naturalisée pour mémoire (écomusée). Ils n’entravent pas les finalités politiques, mais les nourrissent. L’expertise est nécessaire, mais la froideur des raisons objectives n’est jamais
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assez puissante pour mobiliser, faire vivre et faire rêver. N’estce pas ce que revendique l’image du paysan, désormais associée, à côté du citadin, dans la conquête d’un sol enduré ? Le paysan n’est plus le bouseux, le cul-terreux. Il n’est plus non plus l’agriculteur. Sera-t-il, parce qu’il reste le gardien des promesses du sol, le prophète annonçant un sol retrouvé ? Au commencement, le sol racontait les civilisations comme autant de couches sédimentaires accumulées au cours de l’histoire. Le sol était patrimoine, terre des pères. A l’avenir, le sol sera une mémoire vive. Il tisse des solidarités secrètes, entretient des capillarités souterraines rendant simplistes les oppositions entre monde urbain et monde rural, nord et sud. Le sol portait nos racines, il sera notre avenir. JEAN-PHILIPPE PIERRON
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