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Rites funéraires et poétique des éléments : une métaphysique de la poussière? par Jean-Philippe PIERRON | L’Esprit du Temps | Études sur la mort 2002/121 - N° 121 ISSN 1157-0466 | ISBN 2-913062-85-7 | pages 73 à 83
Pour citer cet article : — Pierron J.-P., Rites funéraires et poétique des éléments : une métaphysique de la poussière?, Études sur la mort 2002/121, N° 121, p. 73-83.
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RITES FUNÉRAIRES ET POÉTIQUE DES ÉLÉMENTS: UNE MÉTAPHYSIQUE DE LA POUSSIÈRE ? Jean-Philippe PIERRON
Crémation ou enterrement. Poussière, Poudre de feu ou bien boue, fille de la terre et de l’eau. Vivre le passage des rites de mort force à repenser l’élémentaire parce que dans le mourir, le corps retrouve sa fraternité avec les éléments. L’alternative entre crémation et enterrement travaille nos contemporains. Habituée au langage ancestral, agricole et sédentaire de l’ensevelissement, c’est-à-dire au temps lent de l’absorption et de la résorption par la Terre-Mère, notre culture découvre un autre langage pour dire le deuil et vivre la mort. Le crématorium, réduction à l’élémentaire par la purification par le feu, associe rapidité, hygiène et pureté par la flamme, ouverture sur quelque Ether.
Pour préciser ce qui se joue là, nous voudrions rapprocher ici la formule biblique : « Oui, tu es poussière et à la poussière tu retourneras » (Gn, 3, 19) et les analyses que Gaston Bachelard consacre à la métaphysique de la poussière. Le rapprochement peut surprendre. La poussière, sorte d’intuition de l’atome dont Bachelard évalue la valeur épistémique n’a pas grand-chose à voir avec la poussière envisagée comme imagerie pédagogique au service d’une préparation aux fins dernières. Ce rapprochement se justifie pourtant par des considérations factuelles bien circonstanciées. La pratique traditionnelle et rurale de l’ensevelissement, de l’enfouissement du cadavre dans la terre connaît aujourd’hui la concurrence de la crémation ou de l’incinération, pratique plus urbaine. Nous sommes aujourd’hui devant des poussières entrant en concurrence. À la poussière lentement produite par décomposition dans la terre se trouve opposée une autre poussière, produite par le feu, qui sera cendre cette fois. Études sur la mort, 2002, n° 121, 73-83.
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Les nouvelles pratiques funéraires questionnent la dimension symbolique du rite de mort et sa capacité à prendre en charge la séparation. Poussière, par décomposition lente au rythme de la terre, ou poussière par purification par le feu sont deux façons bien différentes de convoquer l’efficacité des images matérielles dans le travail de séparation qu’est le deuil. La poussière relèverait ainsi, encore que son statut « élémentaire » soit ambigu, (est-elle terre, air ou feu), d’une poétique des éléments. En dernier lieu, le rapprochement d’une métaphysique de la poussière et d’une pratique des rites de deuil et de mort peut être essentiel. La poussière, comme la mort, nous font toucher à l’élémentaire et au primordial. La poussière comme atome supposé indivisible que l’on trouverait au terme d’une décomposition, est ce plus petit élément par lequel se dit la syntaxe originaire du monde. La mort, retour à la poussière, nous fait faire une sorte de retour au pays natal, pays constitué de poussière et de vent, d’origine et de questionnement. La poussière serait alors, ce sera notre hypothèse, par-delà toutes ses compositions possibles, un mémorial de l’originaire que les rites de deuil chercheraient à accommoder pour apprivoiser les commencements et les fins du monde, pour vivre les séparations et la mort. La poussière comme le deuil n’expérimenteraient-ils pas alors un espace-temps tiers entre être et néant : l’espace de la séparation qu’institue l’imaginaire ? La symbolique de la poussière, actualisée par la ritualité funéraire, n’est-elle pas travail aux frontières entre composition et recomposition, façon de s’accommoder de la décomposition cadavérique ? Sursaut de la culture devant la nature qui dit son droit dans la mort, les rites funéraires ne réintroduisent-ils pas l’activité de l’imagerie matérielle à l’œuvre dans la poussière là où semble triompher la passivité de la décomposition ? Les rites funéraires n’activent-ils pas ainsi, avec toute l’homophonie attachée au mot « activer », la séparation ? Finalement, la poussière comme la mort, n’entretiennent-elles pas une mentalité frontalière ; propre à toute poétique ?
Avant de montrer en quoi l’image de la poussière peut être rapprochée de cette réalité qu’est le cadavre, pour ensuite aborder comment une poétique des éléments est à l’œuvre dans les rites funéraires, nous commencerons par signaler l’ambiguïté des images et des approches concernant le statut du corps mort. 1 – LE CADAVRE OBJET DE SCIENCE
« Un seul être nous manque est tout est dépeuplé » dit... le survivant endeuillé. Mais très rapidement le mort qui est un homme en moins signifie, avec le cadavre, un homme de trop, dont il va falloir se débarrasser ! Tel sera l’intérêt des rites funéraires que d’assumer cette première contradiction !
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Aborder la pratique des rites funéraires, la question de la mort et du cadavre par le biais de la poussière élémentaire, c’est convoquer des images ou intuitions matérielles plutôt que des concepts. À la réduction physique-chimique du médecin légiste, l’imaginaire de la poussière oppose l’augmentation iconique attachée à l’élémentaire. Le traitement du cadavre et de la mort dans les rites ouvrirait donc à plusieurs types de pratiques dont l’éventail irait de l’approche positive, sinon positiviste, pour laquelle la mort serait une décomposition organique obéissant aux lois de la biochimie, jusqu’à l’approche symbolique pour laquelle cadavre et mort libèrent un espace-tiers permettant d’explorer une frontière entre visible et invisible1. Problème légal dans un cas, le cadavre devient l’enjeu d’une poétique dans l’autre.
Bachelard l’a bien montré, l’image de la poussière n’est qu’une intuition atomistique. Pour la rationalité scientifique, sa valeur de vérité est très faible. Son statut épistémique est suspect, même si la puissance d’évocation de la poussière est très forte. La poussière n’est pas l’atome pas plus qu’elle n’est la cellule. Elle évoque beaucoup plus qu’elle n’éclaire. Déjà Platon, dans le Parménide, rappelait qu’il n’y a pas d’idée de la boue. Mais, pourrait-on dire, la force de l’image « poussière » viendrait justement de la faiblesse de l’idée. Cette dualité d’approche de la poussière entre science et poétique trouvera, dans les rites funéraires, une application surprenante. Cette dualité, que Bachelard formule en écrivant qu’aux intuitions sensibles doivent donc faire place des intuitions rationnelles2, l’histoire occidentale de la thanatologie l’illustre parfaitement. Là où les rites funéraires vont cultiver la force de composition et de canalisation des images, l’approche scientifique et médicale du cadavre s’efforcera de la réduire pour, au contraire, s’attacher à la décomposition, ou du moins, à l’analyse objective des composés. Si le discours biblique convoque l’image de la poussière, c’est pour en faire l’alpha et l’oméga de la Création puisque la poussière est à la fois au commencement (Adam, nom hébreu désignant l’homme modelé à partir de la poussière du sol, Gn, 2,7) et à la fin, puisque tout retourne au sol originaire (Gn 3, 19). La poussière est un principe élémentaire originaire qui homogénéise la nature, sorte d’élément primordial. La poussière apparaîtrait donc comme un élément simple constituant la syntaxe originelle et la substance du monde. Face à cela, la science moderne s’attachera à montrer que toutes les poussières ne se valent pas, qu’elles
1. La valeur dominante attachée au grain de poussière, son véritable sens métaphysique, c’est sans doute que ce grain de poussière réalise une synthèse des contraires : il est impalpable et il est cependant visible. Mais allons plus loin : dans cette expérience, c’est l’invisible qui devient visible. Gaston Bachelard, Intuitions atomistiques, Vrin, 1975, p. 33. 2. Op. cit., p. 160.
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n’ont rien d’élémentaire, qu’il y a poussière et poussière ! Là où l’image de la poussière encourage une approche homogène du réel, les sciences développent une description hétérogène. Elles diversifient, complexifient ce que l’image de la poussière unifiait, homogénéisait, simplifiait. Pour l’esprit scientifique, un cadavre ne ressemble pas à un cadavre. De même dire du mort qu’il retourne à la poussière, c’est peut-être donner à comprendre, ce n’est sûrement pas donner à connaître.
Ainsi les sciences, dont la criminalistique est le meilleur exemple, abordent le cadavre uniquement dans sa réalité objective3. L’approche analytique du cadavre par une science rigoureuse l’abordera comme un cas parmi d’autres d’un processus de décomposition, comme expérience d’une déliaison organique. La psychanalyse de la connaissance thanatologique tire le cadavre du côté de l’objet, de la chose, là où l’imagerie de la poussière peut encore exalter une forme de subjectivité ou d’ultime image de la vie prolongée.
Là où les cultures proposeront de traiter diversement le cadavre, les techniques du corps et les compositions rituelles étant envisageables comme autant de victoires sur la pourriture, l’approche scientifique-technique du cadavre ne le considérera que sur le plan de la seule décomposition naturelle. La physiologie élaborera une thanatologie rationnelle, là où la ritualité explorera une thanatologie symbolique. Objet livré aux mains de l’analyste, le cadavre perd ainsi son aura. Le processus de décomposition, dans ce qu’il peut avoir de macabre et de morbide, sera abordé comme un obstacle épistémologique auquel on substituera une rationalité positive. La décomposition, pensée comme une déliaison organique, est une victoire sur les imageries du putréfié, du purulent, du dégoûtant, et du mortifère. Déliaison, la décomposition du corps devient ainsi un phénomène objectivable livré à la mesure : on datera la mort à partir de l’état plus ou moins avancé de cette déliaison. Ainsi les légistes ou les criminologues font-ils intervenir des entomologistes, spécialistes des mouches, pour dater avec précision la mort d’un cadavre. La présence de tel ou tel parasite dans le cadavre, relativement au temps d’incubation pour le développement des larves, de la répulsion qu’elle inspirait devient une information objective permettant une datation rigoureuse. En somme, aux conduites rituelles devant le cadavre, la science substitue des techniques rationnelles. À des comportements, elle oppose des raisonnements. La poussière n’a donc pas le même statut épistémique pour le scientifique ou pour celui qui la ritualise. Pour celui-ci, la poussière est une image, un « atome » d’éternité ouvert aux promesses de l’inconnaissable, cas 3. Bachelard dans tout son texte sur la métaphysique de la poussière n’aborde étonnamment jamais la question de la mort. Il ne convoque qu’une seule fois, l’exemple de la criminalistique, en tant que forme d’attachement à la diversité empirique de la poussière, comme l’éclairage des analyses microscopiques dans les enquêtes judiciaires le révèle. Op. cit. p. 29.
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irréductiblement singulier. Pour celui-là la poussière est l’intuition d’une idée, phénomène objectif rentrant sous une loi générale. Le rite vise l’éternité ou une forme d’intemporalité, là où le concept désigne un temps déterminable. 2 – L’AMBIGUÏTÉ DU CADAVRE, NI OBJET, NI SUJET
Si la rationalité scientifique-technique a pu objectiver le cadavre, on peut inversement, l’investir, en faire le centre d’une pratique rituelle symbolique. C’est ici que la métaphysique de la poussière est d’un grand secours puisqu’elle puise dans les ressources dynamiques de l’image de quoi opposer à la décomposition organique qui taraude le corps-mort une salve de recomposition symbolique.
Toutes les cultures ont développé des conduites, des comportements et des pratiques autour du cadavre. Ceux-ci sont autant de manière de se positionner visà-vis de la décomposition qui travaille le corps-mort, soit pour supprimer la décomposition (de l’embaumement à la crémation), soit pour l’accompagner (des tours de silence à l’ensevelissement), soit parfois et par accident selon l’expression d’Edgar Morin, être une sorte de « raté de la décomposition » (morts ignobles ou funérailles ratées)... Les rites funéraires sont ainsi autant de sursauts civilisationnels vis-à-vis d’une nature, qui par la mort, rentre et pénètre dans le monde des vivants. Les pratiques hygiénistes de notre culture du propre et du sain en faisant de la poussière une figure de la pureté n’échapperont pas à cette règle. Mais si la thématique de la poussière peut rejoindre celle du cadavre, c’est parce que tous deux ont un statut particulier, ouvre sur une sorte de tiers-monde. Le langage de la poussière, en ce que celle-ci n’est ni tout à fait la terre, ni tout à fait de l’air, ni tout à fait du feu, ni même de l’eau, si l’on peut envisager la vapeur comme une poussière d’eau, est un discours de l’ambigu. L’ambiguïté de l’imaginaire de la poussière redoublera alors, nous le montrerons, l’ambiguïté attachée au cadavre lui-même, rapprochant alors poussière et cadavre en disant de la poussière qu’elle est un cadavre de matière. C’est cette ambiguïté même qui rend l’imagerie de la poussière capable d’explorer ces inter-mondes auxquels nous livre le devenir incertain du cadavre et de la mort. En effet, avec le cadavre, on n’a plus tout à fait un sujet, mais on n’a pas encore vraiment un objet. Le cadavre se situe à un point intermédiaire, entre le sujet et l’objet, que la thématique du double cherche à désigner et que l’imaginaire veut apprivoiser. Car si le cadavre n’est pas la mort dans son abstraction, il n’est pas non plus le mort dans son expression franche et objective. Le cadavre, état stationnaire, maintient une ultime figure du vivant comme le signifient ces derniers gestes que sont la toilette mortuaire ou la fabrication d’un masque mortuaire. Le cadavre n’est pas un objet comme les autres puisqu’il est trace signifiante, présence absence, matérialité et immatérialité.
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Les rites funéraires domestiqueront cette ambiguïté concernant le cadavre grâce à une valorisation spécifique accordée à la poussière qu’ils chercheront à produire, à conserver et à entretenir. Ceci est dû notamment au statut spécifique de la poussière, statut propre à entretenir l’équivocité de toute réalité intermédiaire. Le concept de poussière, intermédiaire entre le concept de solide et le concept de liquide4 est une figure de l’entre-deux. C’est dire qu’elle est capable d’exprimer le devenir. En maintenant une forme d’indécision entre indivision et division, entre composition et décomposition, la poussière est spontanément le langage qui dira le mieux le cadavre qui est l’indétermination même. La mort, en fermant les possibles de la volonté, ouvre le cadavre sur les possibles du décomposé (de l’errance à la stabilisation). Il s’agira donc de se « déterminer » par l’image de la poussière.
Outre son statut mystérieux attaché aux inter-mondes, la poussière manifeste une sorte d’immatérialité telle que, donnant l’impression d’être irréductible, elle serait la figure d’un semblant d’éternité. En ce sens, la poussière nous intéresse au plus haut point. Elle cache en nous une secrète intuition de l’immortalité, sorte de contre-poison à l’idée de la mort, en même temps qu’elle est un poison. Les rites funéraires trouveront naturellement dans l’image de la poussière qu’ils accompagneront de valorisations, de gestes, les moyens d’une composition symbolique du monde, opposés à sa décomposition biologique.
À partir de là, une poétique des éléments est à l’œuvre dans le traitement du cadavre, façon de donner à l’imagerie de la poussière une force figurative spécifique. L’imagerie poétique connaît, elle aussi, des poussières différentes aux capacités expressives spécifiques En bref ; inhumation (terre), immersion (eau), crémation (feu), et exposition (air) résument ainsi les avatars que l’on fait subir aux cadavres selon les lieux, les époques, les situations (âge, origine sociale, sexe, type de mort). 5
Par-delà le réalisme cru et cruel qu’inspire le bestiaire du cadavérique par lequel le corps est trivialement jeté en pâture à toutes les bestioles grouillantes et dévorantes que l’on puisse connaître, les rites funéraires lancent une ultime salve de symboles, proposent une culture des images, opposent l’augmentation iconique des figures de l’élémentaire. La terre. Le retour de l’homme à la poussière est souvent présenté comme un 4. Bachelard, Intuitions Atomistiques, op. cit., p. 21. 5 Thomas L.-V., Anthropologie de la mort, Payot, 1975, p. 258.
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retour à la terre, communion originaire avec une terre dont les entrailles sont disponibles à l’accueil, vécu et pensé ici comme l’ultime lieu du recueil. Ainsi la terre convoque-t-elle les « rêveries du repos ». Là où on meurt, la terre offre sa demeure. L’ensevelissement, quel qu’en soient les formes, en est une des expressions. Quand on a accepté les premiers rêves d’intimité, quand on vit la mort dans sa fonction d’accueil, elle (la terre) se révèle comme un giron dit Bachelard.
À la décomposition naturelle du cadavre, la terre propose l’accompagnement d’une décomposition lente, attachée à la végétalité, à la fabrication d’humus. La violence de la terre par la décomposition est une violence silencieuse, invisible, boueuse ; elle est violence retenue de toutes les putréfactions qui, parce qu’elles échappent à nos yeux ou nos observations, prépare à la séparation. Dans la terre, le cadavre est usé, rongé, dissout au rythme paisible mais implacable des lois de nature. Le corps étant ainsi réinscrit, par la poussière, dans le cycle des éléments, la vie peut continuer son œuvre sous la diversité de ses formes. Mais la poussière de terre est une valorisation particulière de la fructification par la lenteur, la poussière devient ainsi une composition germinale, image préparant le passage d’une forme à une autre. Le discours évangélique du « grain tombé en terre qui meurt pour devenir germe de vie » reprend cette puissance germinale attachée à la poussière pour donner à voir la « résurrection ».
Le dernier intérêt de la poussière de terre c’est sa localisation. La terre donne au recueillement un lieu déterminé : tombe ou cimetière. La terre attache la décomposition du corps et sa recomposition au sol qu’elle détermine. Les rites funéraires qui convoquent l’imagerie terrestre redisent l’importance du territoire, de l’enracinement local. En devenant sédimentaire, le cadavre accompagne ainsi les sédentaires. Intuitivement nous irions jusqu’à dire que la pratique de l’enterrement est une pratique fortement marquée par la ruralité, l’attachement à la terre et à l’agriculture. La poussière qui compose la terre n’est pas une poussière de voyageurs ou de nomades, c’est une poussière d’agriculteurs attachés à leur sol. Mais la poussière de terre, sorte de retour au pays natal, est aussi travaillée par une pérennité du sol envisagée comme principal vecteur de la transmission. Enfouir dans le sol le corps du défunt revient à signifier une continuité de l’attachement à l’autre par-delà les générations. L’homonymie de l’expression est suggestive : la terre demeure. Et l’on pourrait se demander si la crise que connaît la pratique de l’ensevelissement au profit relatif de l’incinération n’est pas alors une crise de la transmission entre les générations ?
Le Feu. L’utilisation du feu, plus encore que de la flamme, dans les rites funéraires est récente dans notre culture. Elle prend la forme de la crémation6. La 6. La confédération des sociétés de pompes funèbres a adopté une convention lexicale pour distinguer incinération et crémation. On incinère des déchets, on crématise un corps.
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poussière que produit le feu offre des restes qui contournent la putréfaction par une technique de purification. La poussière du feu est cendres. Seulement, le feu produit des restes offerts à la dispersion, il n’a pas de demeure. La pratique étrusque de la crémation (qui inspirera les Romains) suivie d’ensevelissement de l’urne funéraire qui conservera les cendres contournera l’obstacle. Là où l’ensevelissement apparaît comme une convocation de l’élément terrestre, pratique de sédentaire, l’utilisation du feu dans la crémation semble une pratique très urbaine, en même temps que propice au nomadisme. À la grande mobilité de nos sociétés, le transport aisé de l’urne funéraire répond comme techniquement adapté, puisque l’on peut honorer les morts peu importe l’endroit.
Le feu oppose à la décomposition naturelle du cadavre une pratique de la disparition. Le feu, qui attaque les chairs et les consume, est violent. Là où la recomposition terrestre était lente, la recomposition par la flamme purificatrice est extrêmement rapide mais en créant une sorte de sublimation du corps en un élément presque immatériel, céleste. C’est dire que le feu, dans les rites funéraires, n’obéit pas uniquement à la satisfaction d’impératifs techniques ou hygiéniques. Certes la purification par le feu prend aussi la signification d’une pureté matérielle. Comme l’écrit Bachelard : Une des raisons les plus importantes de la valorisation du feu dans ce sens est peut-être la désodorisation7 ou l’on dira encore que la purification par le feu est une putréfaction vaincue8. Mais la poussière de feu est plus volatile, subtile que la poussière de terre, boueuse et pesante. La poussière de feu est une poussière aux limites de la matière. Ici apparaissent des correspondances entre les principes de l’âme et les principes de la matière9 pour lesquelles une parenté se dessine entre le souffle (pneuma) du défunt et la flamme. Cette poussière est légère, voire porteuse d’une dimension ascensionnelle, d’une sorte de verticalité. La cendre, reste incompressible, est une poussière résiduelle, ultime trace du corps une fois que le feu l’a volatilisé. En ce sens là, les cendres sont l’échec de la recomposition symbolique du feu. Toutefois si les rites funéraires développés autour du feu réussissent à nous faire vivre la séparation, c’est parce que le feu opère par une sublimation du cadavre : plongé dans la noirceur de la mort, il ressort dans l’illumination de la flamme. En ce sens, le romancier Jean Rouault, concernant l’utilisation des bougies dans les rites funéraires, fait observer : « les choses ont peu évolué sur le front de la mort : la même flamme depuis la nuit des siècles, le même tremblement de lumière à opposer à l’envahissement des ténèbres, mais les espaces d’ombres ainsi ménagés de part et d’autre du masque exsangue, animé par le reflet lunaire des bougies, favorisent le recueillement10». La fragilité de la vie se dit dans le 7. La psychanalyse du feu, Gallimard, 1949, p. 168. 8. Op. cit., p. 169. 9. Intuitions atomistiques, Op. cit., p. 34 10. Le monde à peu près, 1996, les éditions de minuit, p. 94.
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tremblement de la flamme d’une chandelle. Sans doute que la pratique des crématorium modernes qui substitue à l’imagerie de la flamme, l’efficacité d’un jet de gaz enflammé, devra-t-elle trouver une ritualité qui puisse prolonger par le tremblant sursaut expressif de la flamme la technique rationnelle et hygiéniste. Du moins, si elle veut effectivement faire de cette pratique un geste de séparation et non simplement un problème d’hygiène publique et de nettoyage. La séparation par le feu opère donc par volatilisation, par substitution d’un monde immatériel à un monde matériel propice à développer des liens secrets et ténus.
L’eau. Les rites funéraires qui convoquent l’élément aquatique dans la pratique de l’immersion révèlent le caractère équivoque de l’eau à mi-chemin entre la vie et la mort. Pensons à la barque des morts ou bien au corps livré au Gange en Inde. L’eau ne produit pas de poussière, même si, elle aussi, décompose. L’ambiguïté attachée à l’eau vient de ce qu’elle est informe, c’est-à-dire susceptible de prendre toutes les formes. Aussi penser la sépulture en milieu aquatique, c’est livrer le cadavre à d’autres types de voyages. Les marins qui meurent en mer nous rappellent le pouvoir absorbant de l’eau qui, parce qu’elle retient toutes les poussières, ne laisse pas de trace. La puissance de l’élément liquide tient donc à sa profondeur d’absorption et de rétention. L’eau n’est plus une substance qu’on boit, c’est une substance qui boit; elle avale l’autre comme un noir sirop. Offrir une tombe quotidienne à tout ce qui, chaque jour, meurt en nous. L’eau est ainsi une invitation à une mort spéciale qui nous permet de rejoindre un des refuges matériels élémentaires11. L’eau des rituels funéraires n’est pas l’eau stagnante et marécageuse des morts accidentelles. C’est une eau profonde qui initie une verticalité non plus par le haut, à la façon de l’air ou du feu, mais par le bas. L’eau produit un retour à une forme d’indétermination qui ouvre sur les possibles : la liquidité. La profondeur de l’eau vient de ce qu’elle se referme immédiatement sur ce qu’elle engloutit, fabrication d’un cercle liquide qui anéantit tous les passages et tous les restes. Elle nourrit l’impression d’imperturbable, de lenteur et de continuité là où la mort est rupture. La recomposition symbolique qu’opère l’eau est une recomposition anonyme et universelle, le devenir du cadavre disparaissant dans le mouvant mouvement de l’eau. À la décomposition du corps, l’imagerie de l’eau oppose une augmentation iconique par laquelle le corps englouti participe d’une composition cyclique plus large et universelle : l’élémentaire est ici le circulaire et le mouvant. Lesté pour demeurer immergé, le corps remis à 11. Bachelard, L’eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière, José Corti,1942, p. 77.
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l’eau n’est pas localisable et on l’imagine promis à d’autres voyages et à diverses « itinérances » qui sont moins celles d’un vaisseau fantôme que celles d’un grand voyageur. Est-on vraiment sûr que le marin tombé à l’eau soit mort ? L’eau est puissance d’engloutissement. Sa composition symbolique repose sur l’ambiguïté de la disparition. Elle n’interdit pas un possible retour. Parce que la disparition n’est pas visiblement une destruction, elle laisse ouverte la porte à toutes les apparitions.
L’Air. La poussière est un élément volatile livré au vent. Penser les rites funéraires sous l’élément de l’air, c’est penser le devenir du cadavre sur le mode du mouvement, de la volatilité et de la légèreté. L’air, le grand air que l’on trouve au sommet des tours de silence (Asie) sur lesquelles les cadavres sont exposés, purifie par une usure asséchante. La pratique des rites funéraires qui s’en remettent à l’air est peut-être celle qui nous est la plus étrangère. À la décomposition du corps, l’air répond par une usure par assèchement, le cadavre étant exposé au vent. Si le cadavre est soumis à un processus de putréfaction dont l’odeur nauséabonde impose la nudité animale dans ce qu’elle a de plus prosaïque, la violence du vent présente le corps au grand air. La poussière d’air nourrit d’étranges communions. Il y a bien sûr, la parenté entre le mourir comme façon de rendre un dernier souffle (pneuma), souffle rendu d’une âme communiant avec l’air et son infini cosmique. Mais il y a aussi avec la poussière d’air livrée au flottement, à la légèreté, l’aérien. Car le grain de poussière déroge à la loi générale de la pesanteur (...) il flotte dans le « vide » ; il suit sa fantaisie12.
Remis aux mains invisibles de l’air (qui prennent souvent l’allure très terre à terre des vautours), le cadavre exposé est ainsi offert à un passage à la limite pour lequel des correspondances inédites se révèlent entre la matière et l’invisible. Le cadavre exposé est, comme la poussière, un véritable volatile. Là où le corps nous attache à la pesanteur et à l’entropie, la poussière d’air propose de vivre le détachement, l’arrachement à la lourdeur pour vivre l’aérien, le léger sinon l’angélique. L’air donne des ailes là où la mort donne du poids. La séparation par les rites funéraires qui convoquent l’air est donc séparation par le haut de tout envol, elle est promesse d’altitude, de hauteur, et de verticalité.
On le voit donc, aux poussières calculées, posées, orchestrées du physicien et du chimiste, poussières qui sont compositions atomiques, liaison et déliaison, les rites funéraires opposent la symbolique de la poussière. Là où la science cherche à rendre compte d’organisations, de liaisons, les rites funéraires dans leur 12. Bachelard, Intuitions atomistiques, Op. cit., pp. 32-33.
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activité symbolique convoquent une vie de la séparation et de la ré-appropriation ; car la séparation d’avec l’autre qui meurt n’est pas qu’une déliaison. L’imagerie de la poussière, par ce statut frontalier qui lui est propre, explore les interstices du monde qui cherchent à joindre matériel et immatériel, visible et invisible. Il quête la possibilité de trouver et de tramer une forme du continu sous le discontinu de la vie et de ses accidents. Penser, vivre et ritualiser la poussière, c’est donc penser l’inter-monde avec ses regrets et ses promesses. Le rite funéraire, en convoquant les imageries élémentaires, tente de déterminer en images l’indétermination du devenir cadavérique. Il active la séparation, réintroduit l’activité par le travail de l’imaginaire, là où s’imposait la passivité de la décomposition. Si les rites funéraires sont des résistances au travail de fragmentation, de décomposition, ils permettent aussi un travail de séparation, s’appuyant sur les ressources des imaginaires de l’élémentaire. L’eau par disparition, l’air par volatilisation, le feu par réduction ou la terre par germination lente sont quatre façons de dire la séparation, d’« accommoder le reste », de viser ce qui demeure de l’autre sous le changement. Et il s’avère que ce qui demeure est notre ultime demeure : l’élémentaire.
Jean-Philippe PIERRON
Professeur agrégé de philosophie chargé de cours à l’Université de Lyon III Fondateur de la revue Philomèle