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Sous le sceau du secret par Jean-Philippe PIERRON | SER-SA | Études 2004/5 - Tome 400 ISSN 0014-1941 | ISBN | pages 625 à 635
Pour citer cet article : — Pierron J.-P., Sous le sceau du secret, Études 2004/5, Tome 400, p. 625-635.
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Essais
Sous le sceau du secret J EAN -P HILIPPE P IERRON
N
OTRE temps a le goût de la transparence, de la mise en lumière, avec refus des masques, des chambres secrètes et des salons obscurs. Notre architecture s’est faite de verre : tout est à voir, tout est visible, tout doit être vu. De l’exigeante requête d’ouverture des archives secrètes à la demande d’un accès aux origines pour les adoptés et jusqu’à (qu’on nous pardonne le rapprochement) la vidéosurveillance inquisitrice du loft, en passant par les affaires économiques (délits d’initiés), médicales (sang contaminé) ou politiques, le credo de la modernité se dit dans les mots de la transparence. La démocratie serait au prix d’une vérité qui prend la transparence pour la clarté, tandis que le secret serait frère du complot ou de la machination. Dans le même temps, la revendication d’un droit à l’intime, le repli légitime dans le domaine privé, préservé de la tyrannie du tout voir, apparaît salutaire. Pour vivre heureux, vivons cachés. Le secret devient le remède de l’intime, qui vise à échapper à la soif inextinguible de la transparence. Il y a des secrets qui sont tenus, des confidences qui se refusent au partage. On fait l’éloge de la confidentialité en plus du secret professionnel. Mais, alors, quelle est l’odeur du secret ? Odeur de sainteté, ou bien pestilence de la manigance ?
Professeur de Philosophie. Auteur de On ne choisit pas ses parents. Comment penser la filiation et l’adoption, Ed. du Seuil, 2003.
Études - 14, rue d’Assas - 75006 Paris - Mai 2004 - N° 4005
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Comme si le secret suintait par les voies silencieuses de l’odeur, malgré le grand enfermement dans l’intimité des secrétaires ancestraux ou électroniques. Partager un secret, est-ce « être au parfum » ?
Les parfums du secret L’odeur du secret est celle de l’enfance. Parfum lointain de l’enfance qui découvre dans le langage la possibilité d’une retenue. Et l’enfant nous glisse à l’oreille (toujours à l’oreille, car le secret exige ses rituels et son institution), un « C’est un secret ! » disant que le secret, « ça ne se dit pas » — sinon, ce n’est plus un secret. L’entrée dans le monde du secret découvre qu’en communication la grandeur réside moins dans la longueur de ce qui est dit que dans la pesanteur de ce qui est tu. Là où le langage est impersonnel — nos mots sont les mots de tous —, le secret crée de la différence et de la personnalisation. Dans le silence tenu et entretenu du langage, le secret est l’irruption de l’intime. Autant le langage s’offre au tourbillon de l’extériorité, autant le secret s’ouvre sur l’intériorité dans le repli du caché. Dans les silences partagés des secrets confiés, la proximité se fait plus profonde que dans les bavardages les plus diserts. Devant la tentation de la transparence parfaite, le secret s’appuie sur les replis subtils de l’âme. Modeste lorsqu’il s’agit de cachotteries ou plus sérieux lors de confidences, le secret est l’endroit caché du langage. Car, dans le secret échangé, ce n’est plus la transparence qui triomphe dans le tout-savoir sur l’autre, mais une opacité qui revendique enfin un endroit où pouvoir se poser, se panser, se penser. Apprendre l’usage du secret revient à mesurer la pesanteur des mots : il est des mots gardés qui ont la grâce de peser davantage que bien des mots parlés. Parfums lointains, les secrets d’enfance éprouvent le langage par la norme. Tous les mots ne se valent pas, ni ne doivent se dire. Il y a « les gros mots » dont on se demande pourquoi ils existent, et le « promis craché » des promesses tenues. Un secret, cela ne se dit pas. C’est transgresser une norme que de vouloir le révéler. S’il y a un plaisir « secret » à livrer un secret jalousement gardé, on crée des connivences, « on est de mèche », c’est une violence réelle que cette transgression du secret qui n’est autre qu’une trahison. Car le secret ne tient
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qu’à la parole donnée de ne pas le divulguer. Son destin est lié à celui de la promesse. Le gardien du secret est aussi le gardien de la promesse ; il a donné sa parole que la parole ne dira pas. Secret ou confidence installent ainsi une tension dans le langage : on a soustrait un objet à la discussion. Le secret ? Une forme particulière de silence. Mais on ne garde pas secret de tout. Ce que l’on garde secret est soigneusement mis de côté. Voilà l’odeur véritable du secret : le secret est une sécrétion. L’étymologie latine, secernere, dénote l’idée d’une séparation, d’une mise à l’écart. Le secret élimine. Certains secrets sentent bon et d’autres mauvais. Les parfums du secret ont l’odeur âcre de ce qui se sécrète. D’ailleurs, certains secrets transpirent ! Sécrètent les cadavres dans le placard que désignent les secrets de famille. Faut-il s’étonner que secreta indique, en latin, le lieu d’aisance ? Bientôt il deviendra le secrétaire, pièce de mobilier où sont soustraits à la vue les secrets. Et le secrétariat sera le lieu du caché, du secret — la secrétaire étant « au parfum » ! Cette séparation relève d’une exclusion volontaire (le jardin secret, les secrets de fabrication, les secrets professionnels) ou involontaire (être mis au secret), posant une vérité exotérique pour tous et une vérité ésotérique pour les initiés. Le secret retient jusqu’à l’extrême une information qu’on brûle d’envie de transmettre. Le secret fait vivre cette ambivalence. Il faut de la force d’âme, de la volonté et du courage pour ne pas dévoiler un secret jusque sous la torture ; mais il y a aussi la jouissance de se laisser aller au plaisir de lâcher la censure exercée sur la parole. Il y a l’enfant qui ne résiste pas à l’envie de dire là où il aurait dû se retenir, et le héros-martyr qui ne trahit pas, qui tient parole, emportant son secret dans la tombe. Dans le secret gardé se dit la liberté et la conscience fidèle à sa parole. Pourtant, mettre l’autre dans la confidence, « être dans le secret des dieux », fabrique une solidarité d’initiés. De même, il y a une délectation à dévoiler ce que l’autre a cherché à tenir secret. Pensons au : « Je te le dis, mais ne le répète à personne, c’est un secret. » Combien est savoureuse cette petite lâcheté qui se laisse aller à lâcher la lourdeur de l’information détenue. Etrange homonymie, d’ailleurs, du mot « détenu ». La détention d’un secret est une mise en détention. Confidence embarrassante dont son détenteur ne peut rien faire !
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Mais, pas de confidence sans confiance. La confiance est la condition de la confidence. C’est une affaire de foi, de « fiance » en l’autre, pas de savoir. Je ne sais jamais si l’autre gardera le secret, mais je le crois. On ne se dé-voile que devant celui qui est capable de tenir le voile du secret. La force du secret se tient dans cette capacité à rendre invisible le visible : « Les yeux du médecin ne voient rien », dit le serment d’Hippocrate.
La tyrannie de la transparence Le secret va de pair avec l’intime. Mais quelle est la nature de l’intime ? L’accès à l’intime — qu’il soit existentiel (confidence amicale), corporel (secret médical), spirituel (secret de la confession), économique (secret bancaire) ou juridique (secret de l’avocat) — rend le secret nécessaire 1. Le droit au secret est la condition de la confiance. L’histoire du secret professionnel est ainsi liée à la naissance d’une médecine du dévoilement, de la proximité et de l’intime, plutôt que d’une médecine du traitement à distance. Le secret gardé ne défendil pas ainsi le fragile, le précaire, dans une société qui traque les infirmités ou les fragilités physiques, juridiques, spirituelles ? Ne faut-il pas alors s’inquiéter de voir reculer le droit au secret, au profit d’un droit à l’information ? On peut interroger cette tentation de réduire à une peau de chagrin le domaine du secret. L’exigence de transparence, l’usage du mensonge et la trahison sont ainsi trois façons de ronger la sphère du secret ! Plutôt la vérité que la liberté ? L’ennemi du secret, pour l’apologue de la transparence, c’est la curiosité, l’envie de savoir, le voyeurisme. Etrange contradiction du temps, qui exige la protection de la confidentialité comme un droit et revendique la transparence totale au nom de la véritable démocratie. Comment concilier défense de la liberté dans la protection de la vie privée et de son intimité, et droit à la vérité comme fondement d’une circulation de l’information ? Droit de tout savoir contre droit de ne pas tout dire ! Conflit de valeurs entre les intérêts d’une catégorie de personnes qui trouvent dans le secret les conditions d’exercice d’une profession et le droit à l’information qui garantit les intérêts de la société et des personnes 2. La tyrannie de la transparence sus-
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1. Yves-Henri Bonello, Le Secret, PUF, coll. Que saisje, 1998.
2. Ici, la société se réserve un droit de regard critique à l’égard des normes professionnelles qui, pour être la condition d’une expertise et d’une efficacité, doivent se plier devant les intérêts de la société. L’exemple récent de la loi de mars 2002 sur l’accès du patient à son dossier médical en est un remarquable exemple.
pecte toute zone d’ombre d’être le masque opacifiant de pratiques douteuses. Qui refuse la transparence se refuserait à la vérité. Surprenant renversement des frontières qui veut que le privé devienne public dans l’affirmation d’un droit de savoir qui devient un droit de tout voir. Loft Story en serait le terrifiant laboratoire. Le loft modélise ce lieu où l’intimité serait réduite à néant. Tout savoir sur tout et tous prépare aux abus de pouvoir. La terreur fonctionnaliste de la cité « lofteuse » se tient là : des vies transparentes n’ayant plus aucun espace secret. Cette mort de l’intimité de l’autre fait naître pourtant le voyeur qui, dans l’ombre, se délecte en secret des autres. Tentative d’emprise totale, totalisante et bientôt totalitaire sur l’autre, le principe de transparence est d’une exigeante insolence vis-à-vis de la liberté. Lorsque l’accès à l’information est pensé en termes de réseaux (informatique), d’immédiateté de temps réel, le maintien d’un secret résistant à cette « volonté de savoir » est vécu comme insupportable. Le conflit du secret et de la transparence repose ainsi sur un imaginaire de la vérité qui fait du caché la garantie de l’authenticité. Le masqué vaudrait mieux que le manifesté. La vérité est vécue comme une révélation (« faire des révélations ») là où les secrets seront pensés comme des manipulations nous confisquant la vérité. La guerre est déclarée entre la volonté de savoir et la volonté de cacher.
Gygès et Polichinelle
3. La République, II, 359c360b.
Falsifier, duper, truquer, dissimuler, ruser sont autant de façons de conjuguer le thème du « pas vu, pas pris ». Tels sont les délits d’initié ou les confidences qui rappellent que la capacité d’être invisible donne du pouvoir. Le mensonge et la dissimulation usent du secret dans une fabrique de l’illusion. Pensons à l’histoire du berger Gygès que raconte Platon : Gygès trouva par hasard un anneau d’or lui donnant la possibilité de se rendre invisible et d’être ainsi présent aux faits et gestes des autres, à leur insu. Sûr de cela, il se rendit au palais, y séduisit la reine, complota avec elle la mort du roi, le tua, et obtint ainsi le pouvoir 3. Quelle leçon tirer de cette histoire ? Une leçon qui concerne la force d’âme dans les pratiques du secret. Agir dans le secret est une expérience limite. Est-on le même dans
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l’ombre et en plein jour ? Qui n’a rêvé d’être petite souris pour voir l’invisible, pour être « dans le secret des dieux », ou pour faire ce que la pleine lumière dissuadait de faire ? L’usage du secret questionne la fidélité à soi, voire révèle un visage de soi tenant caché ce que nous ne ferions pas d’ordinaire. L’agir secret est alors le courage des faibles. Leçon du secret, aussi, qui s’ouvre aux gouffres vertigineux des activités souterraines : délits d’initié, technique du trucage et de la falsification, police secrète. Façon d’agir sans en assumer la paternité. Et ce, jusqu’au crime parfait : ne pas être vu, ne pas dire revient à demeurer invisible. La perfection du secret tiendra à ce qu’il restera inconnu, son détenteur (dont on est jamais sûr qu’il le soit) emportant son secret jusque dans la tombe. Leçon, enfin, que cet art de la dissimulation qui fait du politique rusé un maître des apparences, et du secret un instrument du pouvoir. Le politique se révèle expert dans l’usage bien tempéré (?) du secret. Exclure du champ du savoir protège le champ du pouvoir. Secret-Défense, fonds secrets, agents secrets. Les secrets bien gardés éjectent l’autre de la communauté des esprits pour le manipuler, l’induire en erreur, l’installer dans un jeu de dupes avantageux. Le secret — Machiavel le savait — capte et use de l’efficacité de l’apparence en politique. Immoral mais efficace, le secret rappelle ainsi que la politique se fait pragmatisme. Le secret fait avancer masqué. Il se joue des zones d’ombre d’un monde vivant de la conformité à une loi du jour, ne cherchant surtout pas à la changer, préférant la manipuler. Le secret est cet anneau qui crée de l’invisible à volonté. Il ne fait pas désordre, du moins en apparence, puisque l’ordre du monde demeure, dans un « ni vu, ni connu » allant jusqu’à l’impunité. L’action secrète est une action sans témoins — d’aucuns penseront sans juges, hormis, peut-être, la conscience : « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn », écrira Victor Hugo ! Le symétrique inverse de Gygès sera Polichinelle. Ce paysan, lourdaud et maladroit, tient secret ce que tout le monde sait. Il fait rire à ses dépens parce qu’il ne maîtrise pas les codes sociaux qui rendent efficace le secret. Le secret de Polichinelle est su et connu de tous, comme sa bosse qui demeure à lui seul méconnue (« à l’insu de son plein gré »), faisant rire tant il est inadapté. Là où il faudrait savoir fein-
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ter, user de cachotteries, intriguer dans un ordre social qui joue sur les apparences, Polichinelle, lui, a la niaiserie ou l’innocente candeur de celui qui ignore le jeu social. Il ne sait pas dissimuler !
Une éthique de la confidentialité ? De bavardage en commérage, de la curiosité au voyeurisme (jusqu’à la trahison), se manifeste une véritable compulsion du dire. L’envers de la parole gardée, c’est la parole livrée sans retenue. De la confidence qui nous échappe dans la délectation du « Non, je ne l’ai pas dit » à la satisfaction de livrer à la curée de petites trahisons ordinaires pour lesquelles l’intimité des autres ne nous semble pas un bien sacré mis en danger, jusqu’à la trahison, trahir renégocie la place du privé d’autrui dans l’espace public. Car il y a un coût à livrer des confidences, comme il y a des secrets qui sont lourds à garder. La leçon de la trahison est que, requise ou exigée, la confidentialité ne peut pas être garantie. On peut commander la confidentialité sans jamais pouvoir la certifier. Et si la trahison d’une confidence est une déchirure du pacte de confiance, elle n’est pas une violation du secret sanctionnée par la loi. Une trahison n’est pas un délit, elle est une faute aux yeux de la conscience, que seule sanctionne la culpabilité. Ainsi la confidentialité, dans l’éthique professionnelle, fait-elle appel à une prise de conscience, à une forme d’obligation morale, et non à une contrainte strictement réglementaire. Peut-on empêcher un commérage, une petite trahison passagère, l’effet libérateur ou cathartique que procure la propagation d’une confidence ? En somme, si la vérité est le paraître de l’être, dont la trahison serait la fallacieuse expression, si le mensonge est un paraître du non-être, une manifestation de ce qui n’est pas, alors le secret est un non-paraître de l’être qui peut se décliner, depuis le retrait de l’être dans la discrétion jusqu’à sa soustraction dans le secret professionnel. Aux limites de la morale, de la déontologie et du droit, la confidentialité oscille entre discrétion, délicatesse, confidence et secret professionnel. Quatre temps qui sont également quatre niveaux de règles portant sur le statut de l’intime dans le rapport à soi, à l’autre, au professionnel et à la société. L’intime — celui de la conscience personnelle ou celui des réa-
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lités matérielles cachées au regard d’autrui (corps, argent, actions, etc.) — consacre la singularité irréductible de la personne. L’intimité, dont l’envers serait l’impudeur, a partie liée avec l’intériorité. L’intimité est la manière d’être au monde de l’intériorité. Ainsi, la jouissance exprime un plaisir intime, voire une plénitude intérieure, là où la souffrance est la manifestation intime d’une atteinte à l’intégrité intérieure. De ce fait, dans une culture qui exalte la réussite individuelle et la force personnelle, l’individu ne peut avouer son intime fragilité au public. L’intimité est alors la personne même, dans ce qu’elle a d’irremplaçable.
La vie de l’intimité La discrétion désigne le premier niveau de manifestation d’une vie de l’intimité. Modalité du rapport à soi, elle est une manière de vivre son intimité avec pudeur. Personnes secrètes, personnalités discrètes ou effacées. Discrète, une personne intensifie l’attention à sa vie intérieure, retenant la part de soi qu’elle livre au public parce qu’elle le juge agressif, violent, impudique. Pensons à l’institution hospitalière, qui mêle parfois jusqu’à l’extrême les intimités, où l’atteinte est facilement portée à la pudeur, celle de la personnalité et de sa vie du corps. L’intimité est alors livrée à une publicité, violentant l’image de soi de la personne dans des commentaires publics parfois complaisamment aigrelets... L’envers de la discrétion est alors l’intrusion, qu’elle soit mécanique des soins ou des gestes parfois invasifs, « forcing » de l’enquête psychologique ou irruption inopinée dans l’espace d’intimité. La délicatesse conduit doucement vers la dimension d’un vivre relationnel de l’intériorité. Toutefois, elle reste au seuil du public, pour se cantonner à une relation duelle presque secrète. La délicatesse est partage d’une intimité qui ose à peine s’avouer. Le délicat, pour être délicat, n’offre sa présence qu’invisible. Il est tout le contraire du m’as-tu-vu. La délicatesse est d’une attention presque secrète, étant prévenante, attentive et attentionnée sans que visibilité soit donnée à son geste. La délicatesse est asymétrie. En raison même de l’intimité partagée, l’un prend l’initiative sur l’autre, anticipant ou devançant sa demande. La délicatesse élabore une forme d’affinité élective secrète, presque souterraine.
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La confidence est une intimité partagée, échangée entre deux personnes qui se sont, à un moment ou à un autre, choisies. Elle suppose une élection mutuelle, une estime réciproque. Si l’on me demande pourquoi je me suis confié à lui, je répondrai : parce que c’était lui, parce que c’était moi. Forme d’une communication élective, plus intense qu’une communication ordinaire, la confidence dit ce qui ne serait dit à personne d’autre : preuve de confiance. Pas de confidence sans confiance. Deux mots qui reposent sur la même racine. Foi réciproque en l’autre, assurance qui engage deux libertés, le « pacte de confidentialité » dont parle Paul Ricœur instaure une symétrie, malgré la dissymétrie possible entre malade et bien-portant, ignorant et savant, etc. Le confident attend de l’autre qu’il soit sincère dans ce qu’il va confier, sous peine d’être manipulé ; et celui qui se confie attend de son confident qu’il soit fidèle. Le pire, c’est la circulation anodine du commérage ordinaire, la complaisance du bavardage (« Tu ne sais pas ce qu’Untel m’a dit... ») ou même la trahison. Dans la confidence, un pacte de confiance s’installe, oscillant entre la foi fervente dans le confident et la critique lucide d’une confiance rien moins qu’aveugle. La confidence n’est pas la confidentialité. Si la confidence signifie l’élection de deux personnes, la confidentialité engage une collectivité. De la confidence à la confidentialité, s’opère le passage d’une éthique personnelle à une éthique professionnelle, la confidentialité érigeant en norme commune la protection de l’intimité. Elle consacre l’idée que le vis-à-vis du malade ou de l’usager n’est plus une personne spécifiquement choisie, le confident, mais une institution dans sa globalité. Pratique collective du dépôt de l’intime dans une institution publique, la confidentialité devient la façon institutionnelle de tenir la confidence.
La dimension instituée du secret Mais le pacte de confidentialité n’est pas contractuel. Telle sera la différence entre confidentialité et secret professionnel. La confidence est d’ordre éthique ; le secret professionnel est d’ordre légal. Celui-ci est du droit, celle-là est de la morale. Ayant affaire avec l’intime, le secret conquiert un statut public. Le secret professionnel est le vivre-public de l’intime, puisqu’il
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est admis publiquement qu’il est possible de ne pas tout révéler en public. Préserver la fragilité de l’intime, tel est le rôle du secret professionnel. Que signifie alors professionnel dans l’expression « secret professionnel » ? Le caractère professionnel insiste tout d’abord sur l’encadrement institutionnel, qui protège l’intimité par le cadre public de la déontologie et du droit. L’institution d’un droit au secret et d’un droit du secret le sécurisent. Cette institution révèle une forme d’expertise susceptible de protéger et de garantir la liberté. Il y a ensuite une façon professionnelle de tenir le secret. Une profession élabore une façon d’être soi jusque dans une ascèse de la parole qui apprend « à tenir sa langue » pour se bien tenir dans la profession. Enfin, le secret professionnel rappelle que celui qui se trouve détenteur de secrets ne l’est pas en vertu de sa personne, mais de sa profession. C’est une situation professionnelle qui nous fait accéder à des informations auxquelles, par ailleurs, nous n’aurions pas accès. En ce sens, les secrets professionnels ne nous appartiennent pas, ils appartiennent à la profession. Le secret n’est pas à lui-même adressé, mais en référence à une foi en la profession garantie par la déontologie, voire par le droit. Qui est le dépositaire du secret dans le cadre professionnel ? C’est l’individu privé revêtu de l’aura de la confiance, mais également le membre d’une communauté professionnelle. Le dépositaire du secret l’est, comme le dit le Nouveau Code Pénal, par état ou par profession. Parler d’état ou de profession, plutôt que de personne, insiste sur le fait que le secret devient le fait d’une institution tout entière. C’est là l’enjeu soulevé par le secret concernant des maladies infectieuses (HIV) à l’hôpital ou les délits d’initiés. La tenue du secret est ici collective. Cette dimension instituée du secret en fait une condition d’exercice et un droit, garantie pour que l’intime, dans sa pudeur et sa fragilité, puisse se livrer. Les institutions qui ont fait du secret un principe font partie de ces rares espaces publics où l’on quitte les grandeurs d’établissement pour les grandeurs naturelles, c’est-à-dire où l’on peut, littéralement ou de façon figurée, se mettre à nu. Instituer la confidentialité comme valeur et le secret comme règle permet à l’intimité de se livrer sans être livrée en pâture. Rempart contre la férocité du social ou du public (pensons aux assurances...), la valeur
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4. Marie-Anne FrisonRoche, Secrets professionnels, Autrement, 1999, p. 18.
de confidentialité manifeste que toute notre socialité ne se tient pas dans la représentation sociale. Ainsi, le secret professionnel voit une profession jouer le rôle de tiers entre un individu et une société, d’où son enjeu politique : « Les professionnels, en assurant le respect des individus par la garde de leur secret, contribuent à la sauvegarde d’une société de liberté 4. »
V Reste une difficulté : une part de secret ne doit-elle pas être préservée entre la liberté qui exige le secret (l’accouchement sous X, par exemple) et celle qui exige que soit levé le sceau du secret (la demande d’un libre accès aux origines) ? Une défense de l’intime invite à se demander s’il est des choses secrètes par nature. Secret et confidentialité défendent le lieu du recueil, de l’invention, de la fragilité et de la créativité, lesquels exigent la séparation, l’écart, dans un éloge de la conscience libre. Ils sont le rempart contre une puissance publicitaire qui confond pouvoir et droit de savoir. Les professionnels du renseignement se méfient du secret trop jalousement gardé. Le secret intrigue tout pouvoir, qui y voit toujours une forme de l’intrigant ! Enfin, s’il y a une exigence démocratique à la volonté de savoir, la même exigence impose de limiter ce souci de savoir par un droit au secret, seule garantie de la liberté. Ce n’est qu’à ce prix que vérité et liberté sont compatibles. La vérité sans la liberté est tyrannique, et la liberté sans la vérité est aveugle. Si l’homme fait des secrets, c’est qu’il ne sait que trop que le secret fait l’homme ! JEAN-PHILIPPE PIERRON
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