Petite Musique

  • May 2020
  • PDF

This document was uploaded by user and they confirmed that they have the permission to share it. If you are author or own the copyright of this book, please report to us by using this DMCA report form. Report DMCA


Overview

Download & View Petite Musique as PDF for free.

More details

  • Words: 3,816
  • Pages: 16
TALANT-LA PETITE MUSIQUE

14/03/07

17:56

Page 1

TALANT-LA PETITE MUSIQUE

14/03/07

17:56

Page 2

Tous droits réservés, 3 janvier 2007

TALANT-LA PETITE MUSIQUE

14/03/07

17:56

Page 3

L A P ETITE MUSIQ UE

Sabrina Bardot

TALANT-LA PETITE MUSIQUE

14/03/07

17:56

Page 4

TALANT-LA PETITE MUSIQUE

14/03/07

17:56

Page 5

Je me retourne dans mon lit une dernière fois. Je sens les draps sur moi comme les voiles repliées d’un bateau condamné au port : des voiles froides et humides de ma transpiration salée. Cela sent l’eau de mer croupie. Mes cheveux sont comme des algues collées sur mon front. Au réveil, c’est comme si j’avais des restes d’intelligence, je ne sais pas. Je me réveille comme après une traversée, un grand voyage. C’est étrange. Je vois des images et je me les dis. Mais dès que je suis devant les autres, je ne sais plus dire. Dans ma tête, les mots se déploient naturellement, ma pensée est limpide, je sais tout exprimer, je conçois tout clairement…Une fois devant les autres, plus rien. J’ai encore rêvé. Je prenais mon envol comme un oiseau audessus de la mer. Un vol très haut dans le ciel, je volais de plus en plus haut pour ensuite retomber à pic. Et juste au dernier moment, avant de toucher l’eau et de me noyer, je remontais. Je fais ce rêve souvent, plusieurs fois par semaine. Je vole. Mais cette fois, je n’ai pas pu remonter, je me suis réveillée juste avant, le cœur tapant dans mes tempes. Et il y a avait encore cette musique qui m’appelait. Mais je ne peux pas. Je dois rester là, je suis ancrée là. J’ai des chaînes aux pieds : le travail, l’appartement. Cela a été si difficile de trouver ça, de construire une vie. « Faut faire sa vie », c’est ma mère qui me le disait.

5

TALANT-LA PETITE MUSIQUE

14/03/07

17:56

Page 6

Je me suis levée et j’ai regardé dans le dictionnaire des rêves que j’avais acheté dans une bouquinerie. Maman l’avait vu, elle avait dit « c’est des conneries, qu’est-ce que t’as besoin de t’acheter des bouquins, débile comme tu es ». J’avais baissé les yeux, cela ne valait vraiment pas la peine d’expliquer. Dans le dictionnaire ils disaient : « Vol (Dans les airs) : expériences agréables, Puis tomber : désagréments, Et avoir des ailes : bonheur. » Dans le rêve, je me sers de mes bras comme des ailes, j’ai la sensation que tout cela est naturel, je sais voler, un point c’est tout. Mes pics, la tête la première, ce n’est pas une dégringolade, non : j’aime ça. Je me souviens avoir rêvé un jour que je slalomais entre des fils électriques puis que je montais plus haut. Il fallait alors éviter les avions. Je ne plane pas, je vole très vite. Je ne suis pas très convaincue par cette interprétation, « désagréments ». Il a fallu que je cherche dans le dictionnaire ce que c’était que ça : « Sentiment désagréable causé par un événement pénible » C’est plutôt un rêve agréable, le désagrément c’est le réveil. Moi je trouve que ce qu’ils disent dans le dictionnaire des rêves, c’est tout et son contraire. Quelquefois, les gens intelligents ne sont pas clairs. Ma mère a sans doute raison, c’est que des conneries. Elle, elle sait, moi je ne sais pas. C’est ce qu’elle a toujours dit. J’adore lire. J’ai décidé de boire mon thé en lisant un livre. On y parle de gens comme vous et moi sauf qu’ils sont beaux et riches, sauf qu’ils sont célèbres, cela me fait rêver. Surtout, ils ne vivent pas dans La Ville. Ils vivent Autre Part. Je ne sais pas comment ils ont fait. Mes livres, je vais les acheter en bas, chez le monsieur qui tient le bar-

6

TALANT-LA PETITE MUSIQUE

14/03/07

17:56

Page 7

tabac. Mes titres préférés sont Voici et Paris Match mais des fois j’achète Gala. Quelquefois j’en prends même des vrais, des bouquins, ceux de la collection Harlequin. Je sais bien que c’est pas des grands livres, comme Victor ou Hugo et tout ça, mais je n’ai pas l’intelligence qu’il faut. Aujourd’hui rien ne presse. J’attends mon heure, l’heure du travail. Le fait d’être à mi-temps est finalement assez ennuyeux : je n’ai pas le temps de partir mais j’ai le temps d’y penser. Dans deux heures, je vais prendre mon poste dans la chaîne. Je travaille dans une usine de chaussettes. C’est moi qui forme les paires. C’est moi qui décide que telle chaussette ira avec telle autre pour toute la vie, que l’une sera la gauche et l’autre la droite ou vice et versa. Elles auront le choix, être gauche une fois, être droite une autre fois. Elles sont en demi-liberté. Parce que ce qu’elles ne peuvent pas choisir, c’est avec quelle chaussette, qui leur ressemble comme une sœur, elles vont faire leur vie. Je fais du mariage forcé dans le domaine de la chaussette. C’est une bonne place, j’ai eu de la chance. Je sais lire, écrire, compter, c’est le principal. Et ce n’était pas gagné. Je suis née avec un pois chiche dans la tête. Je ne sais pas trop ce que ça signifie. Est-ce que j’ai réellement un pois chiche qui se serait fourré je ne sais comment dans ma tête ? Je l’imagine, le pauvre pois chiche, tout seul comme un idiot, ballotté d’un côté à l’autre de mon crâne… Quand j’étais petite, je courais très vite en balançant ma tête d’un côté puis de l’autre : je tentais de faire sortir le pois chiche par une oreille. Il paraît que chez moi ça rentre par une oreille et ça ressort par l’autre : le pois chiche ça doit être pareil. Je ne comprends pas comment il a pu faire…pour rester coincé.

7

TALANT-LA PETITE MUSIQUE

14/03/07

17:56

Page 8

La Ville est divisée en deux parties distinctes. Le sud, avec son centre-ville prolixe et très bruyant. Prolixe, c’est un monsieur à la télévision qui l’a dit. J’ai cherché dans le dictionnaire : « Trop abondant, exubérant ». J’ai trouvé cela joli et je l’ai écrit dans mon carnet. J’ai un carnet où je mets tous les mots compliqués. Je les lis le soir avant de me coucher. Je vais continuer. Je finirai peut-être pas faire sortir le pois chiche comme ça. Le sud a sa place de fête, où tous les cafés regardent, où, l’été, les restaurants sortent leurs terrasses, où le marché de Noël crache ses lumières et ses couleurs, sa musique des hauts parleurs. Une ville de musique bruyante qui boue dans les oreilles, ou plutôt un mélange de musique : le dernier tube à la mode, un chant de Noël interprété par une chorale, des airs populaires échappés de boîte en fer ou en bois, et même de peluches mécaniques… Le bordel de Noël. Il paraît que ça ne se fait pas, de dire bordel. Encore moins bordel de Noël. Mais franchement, c’est l’impression que cela me donne : tout s’achète, tout se vend, on fait des cadeaux qui ne ressemblent à rien et dont on ne voudrait pas soi-même, mais le vendeur a dit que ça plaît alors on le croit. De toute façon, moi je ne peux pas savoir ce qui plaît aux gens, je ne suis pas comme eux. Je suis bête. « T’es nouille ma pauvre fille », me dit ma mère depuis que je suis toute petite. « T’es bête ». « T’as rien dans le cerveau. ». Ma mère m’a dit quand j’étais petite qu’il fallait toujours la croire, qu’elle avait toujours raison. Et la maîtresse c’est une putain. Alors, je n’ai pas beaucoup écouté à l’école, et je me faisais taper sur la tête. Je n’y suis pas non plus restée très longtemps : ma mère a dit que ça coûtait et qu’à partir de mes 14 ans je pouvais gagner un peu d’argent. Je lui versais une pension pour l’aider. J’ai vu mes amies partir Autre Part. A chaque fois que je demandais à ma mère où ils allaient, tous, après la 3e, elle me répondait « Autre Part ».

8

TALANT-LA PETITE MUSIQUE

14/03/07

17:56

Page 9

Nous, nous sommes toujours restés coincées là, dans La Ville. Je n’ai jamais connu autre chose que ces rues. Je ne sais pas comment ils ont fait. Je ne les ai jamais revus. La Ville, ce n’est pas très grand, c’est même un peu étriqué, comme un manteau dans lequel on aurait du mal à déployer ses bras en ayant peur de faire sauter les coutures. Quand j’étais petite, j’aimais entendre le silence de la neige recouvrir chaque objet, chaque bruit habituel et le transformer en quelque chose d’étrange. Le temps de Noël était comme une pause, une trêve des engueulades. D’ailleurs, à la télé, ils parlent tout le temps de la trêve de Noël. Rien que pour ça je remercie le petit Jésus, c’était sympa de penser à ceux qui se font tout le temps crier dessus. A l’école, on ne faisait plus de calculs, plus de dictées mais on apprenait des chants, on dessinait des maisons sous la neige avec un bonhomme au nez en carotte, et on lisait des histoires avec des lutins et des arbres magiques. Je ne me faisais plus taper sur la tête avec la règle de la maîtresse, je n’étais plus stupide. J’étais le petit ange de la maîtresse parce que c’était moi qui chantais le mieux. J’ai toujours cette voix, mais je n’ai pas appris la musique : je suis trop bête, ça coûtait trop cher. Et puis à quoi cela m’aurait servi ? « Les chanteurs c’est des saltimbanques et des putains. » C’est ma mère qui le dit. Alors je les regarde, souriants et bien habillés dans leurs beaux habits de couturiers, sur les pages de mon magazine, et j’imagine celle-là les fesses à l’air en train de se faire tripoter par cet autre en belle chemise de soie, drogué à la cocaïne. « C’est tous des drogués. » La cocaïne est une poudre blanche qu’on s’enfile par le nez, un peu comme la poudre qui sort de la bombe magique que j’utilise pour recouvrir le sapin de Noël à l’usine. C’est moi qui suis chargée de la décoration depuis le premier Noël. Je pends des chaussettes multicolores pour décorer, avec des guirlandes, des boules et la fausse neige 9

TALANT-LA PETITE MUSIQUE

14/03/07

17:56

Page 10

qui sent vraiment mauvais. Je ne sais pas pourquoi mais les collègues de l’usine trouvent que je sais y faire pour rendre ça joli. Je ne l’ai pas dit à ma mère, pour qu’elle se moque, non merci, elle a toujours dit que je n’avais aucun goût, que je m’habillais n’importe comment, comme une manouche. Mais quand je voulais une belle robe d’un magasin de La Ville sud, elle me disait qu’il ne fallait pas péter plus haut que son cul, que les fringues de chez Kiabi ça suffirait bien, pour ce que j’en faisais, et comme j’étais faite. « Un échalas. T’es un échalas. » Elle me le disait tout le temps. J’ai regardé dans le dictionnaire. Un échalas c’est « un piquet de bois servant à soutenir une plante ». Je ne serai jamais une belle plante. Juste un échalas avec un pois chiche dans la tête. Et puis aussi en hiver quand j’étais petite, je regardais la fenêtre, le givre dessinait sur la vitre des petites étoiles qui se rejoignaient pour faire comme des toiles d’araignées, mais en plus jolies. Le vent formait du cristal autour des branches des arbres. Quelques étoiles dans les rues, quelques guirlandes, et mon cœur rêvait de fête. Même les sourires voyageaient de lèvres et lèvres comme portés par la magie de Noël. Je n’avais pas droit à tous les cadeaux que les autres trouvent au pied du sapin. Ils revenaient à l’école en racontant et en se vantant, mais je m’en fichais. J’avais les sourires des gens. Maintenant, je ne vois plus les sourires, je suis attaquée par les publicités pour parfums, lunettes, combinaisons de ski, lampadaires, babioles, chocolats, marrons glacés et marrons grillés, vin chaud, limonade et gaufres bruxelloises… Tout ce que l’on peut offrir, tout ce que l’on peut manger à Noël s’étale là, fait la queue devant mes yeux pour me faire envie. Avoir envie. Avoir envie ? Non, combler un vide. Le vide qui résonne en moi. J’ai l’impression que je ne sais pas qui je suis. J’ai envie d’Ailleurs, d’être quelqu’un d’autre. On m’a toujours dit que je travaillerai à l’usine un point c’est tout. On m’a

10

TALANT-LA PETITE MUSIQUE

14/03/07

17:56

Page 11

toujours dit « tu feras ceci » et « tu es cela ». Et si je n’étais ni un échalas ni un pois chiche, ni une souillon, ni une andouille ? J’entends le pois chiche crier dans ma tête. La deuxième partie de La Ville, c’est là où j’habite. Cette partie-là n’a pas le temps de faire la fête. La deuxième partie de La Ville est coupée de la place joyeuse par la ligne de chemin de fer. Des rails et des lignes électriques sont des barbelés qui nous empêchent de passer. Il faut traverser le pont pour aller du côté des lumières et des flonflons. On sent, quand on franchit le pont, qu’on entre dans un autre monde, en clandestins, comme des étrangers qui ne sont pas à leur place. La deuxième partie de La Ville va jusque vers les zones commerciales et les zones industrielles. Au-delà des hangars où s’entassent encore des objets à fabriquer et à acheter, il n’y a rien. Rien que des champs de betteraves. On a même fermé l’aéroport. Ces champs ne mènent nulle part. J’ai tenté une fois d’aller au bout de la route. A vélo, parce que je n’ai pas de voiture. Je ne pouvais pas apprendre à conduire : à vélo, je suis déjà un danger public. C’est ma mère qui me l’a dit, alors je n’ai jamais essayé. Cette route, elle est infinie, elle ne mène nulle part. Ces champs sans fin sont un mur horizontal qui nous coupe de l’Ailleurs. J’étouffe. Cette deuxième partie de La Ville est celle où je lis mon livre, allongée sur mon clic-clac bleu, dans la lumière du velux. J’habite sous les combles, c’est moins cher et puis je suis plus près du ciel. De temps en temps, je bois une gorgée de thé. Cela me réconforte. Je me suis construit comme un cocon pour me protéger de cette ville. Cette fois, ces murs, je les ai choisis. Ils ne sont pas une muraille, une barrière, des barbelés. Ils sont les parois d’un œuf de velours dans lequel je me roule pour laisser s’étendre mes rêves. Dès mon réveil, ils sortent de ma tête et s’étirent, ils m’enveloppent. Je vis seule maintenant. Quand

11

TALANT-LA PETITE MUSIQUE

14/03/07

17:56

Page 12

le médecin m’a dit « votre mère a un crabe dans la tête», j’ai répondu « vous êtes sûr que c’est pas une pierre à la place du cœur » ? Il a ri, puis il m’a dit que cela ne faisait pas de parler de sa mère comme ça. En six mois, le crabe a dévoré sa tête, on l’a mise dans un cercueil. Je ne la verrai plus. Je ne l’entendrai plus. Je n’entends plus que la petite musique. La petite musique, je l’entends quand le vent la porte jusqu’à moi. Ce n’est pas toujours, mais là, depuis trois jours, j’entends la petite musique. Quatre petites notes très distinctes qui appellent les oreilles. Après, il y a une voix, une voix de femme. Cette musique-là est comme la mélodie des Sirènes. Elle m’attire mais je ne peux pas la suivre. J’ai mon travail. Mon travail à mi-temps qui me laisse le temps de rêver à l’Ailleurs. C’est comme une torture. Le revers d’une demiliberté, c’est un demi-emprisonnement. Mais j’ai oublié de dire. La deuxième partie de La Ville est derrière la gare. La gare est le seul moyen de s’échapper. Je le sais à cause de la petite musique. C’est la petite musique et la voix qui décident où vont les rails. Un lieu, une heure, et puis un numéro de train, c’est aussi simple que ça. Une fois dit, c’est fait, les rails n’iront pas ailleurs, elles n’ont plus le choix, un peu comme moi et mes chaussettes, une fois que j’ai dit qui allait avec qui, il n’y a plus le choix. Mais cela ne m’intéresse pas, de passer de La Ville à l’Autre Ville, avec son autre centre-ville bruyant, son autre zone industriel, ses autres emplois du temps à mi-temps qui laissent le temps de se rendre compte que ma vie est minable. Seulement, depuis quelques temps, la voix et la petite musique parlent d’une nouvelle destination. Il ne s’agit pas d’une Autre Ville. C’est quelque part de différent. Cela a été difficile de comprendre, parce que le vent ne porte pas toujours bien.

12

TALANT-LA PETITE MUSIQUE

14/03/07

17:56

Page 13

Mais la première fois, je n’avais pas reconnu le nom des destinations habituelles…Alors j’ai écouté, écouté encore et j’ai enfin compris. Les sonorités évoquent la mer, le chant rouge des guitares, le vin qui coure dans le gosier. Il y a des oiseaux qui prononcent les syllabes de cette ville, il y a aussi des épices et du sucre dans le nom de cette ville. Mais ce n’est pas le vin chaud trafiqué, ce n’est pas la purée de marron reconstituée en marron entier et glacé au colorant et sucre de synthèse, ce n’est pas la pâte à gaufre pré-préparée, les paillettes de pâte à gaufre que l’on mélange à l’eau enfermée dans des bouteilles en plastique. C’est autre chose. Ailleurs. Il y a de l’eau qui coule en rivière et dans laquelle je pourrai tremper mes pieds, il y a du sable et de l’herbe, il y a des palmiers et des oiseaux colorés. Je ne sais pas trop comment cela est possible. Peut-être même, il y a des amis qui ne me diront pas que je suis un échalas avec un pois chiche dans la tête, des gens qui me parleront autrement. Je ne suis pas une débile. Dès que je laisse aller ma tête sans me rappeler tout ce qu’elle m’a dit sur moi, ma mère, toutes ces définitions de moi comme des insultes qu’elle me crachait à la gueule, j’arrive à réfléchir et à dire aussi bien que les autres, aussi bien qu’Adeline ou Patricia par exemple, les deux secrétaires du dentiste qui a son cabinet au rez-de-chaussée. Elles me regardent avec mépris. Ma mère a bien eu le temps de les prévenir. Je suis une évaporée, je n’ai pas toutes mes cases. On sait jamais, des fois qu’Adeline ou Patricia m’ait adressé la parole et qu’on soit devenu amies. Elle en serait tombée malade, ma mère, que j’en ai d’autres qu’elle dans ma vie. Elle a toujours su bien y faire, ma mère. Interdite de sortie, interdite de vivre, interdite d’être moi. Mais c’est fini, bien fini, et tout ça grâce à la petite musique.

13

TALANT-LA PETITE MUSIQUE

14/03/07

17:56

Page 14

Je n’avais jamais entendu parler de cet Ailleurs. C’est après avoir entendu la petite musique et la voix annoncer trois fois, trois jours de suite, ce départ vers Ailleurs, que j’ai cherché dans le dictionnaire de Robert. Voici ce que ça disait : « cause de réjouissance, (porteur de) chance. » Et plus loin : « où tout a un air de fête, est agréable, facile et abondant. » Et encore : « où tout est beau, riche, tranquille, honnête ; où le luxe a plaisir à se mirer dans l'ordre ; où la vie est grasse et douce à respirer. » Alors c’était certain, c’était là qu’il fallait que j’aille. Je ne comprenais pas que tous ces gens qui étaient là, entassés dans d’autres trains, aux guichets de la SNCF, dans les boutiques de la gare, tous ceux qui étaient au courant comme moi de cette nouvelle destination, ne se soient pas déjà décidés : en voiture pour Cocagne ! En voiture pour ce lieu merveilleux, ce véritable Ailleurs dont on m’avait caché l’existence depuis si longtemps ! Cela fait trois jours que je me retiens. Mais là, j’essaie de lire, et je me rends compte que chaque photo est aussi fade qu’un jus de céleri. Cela fait trois jours que j’entends la petite musique me répéter : « le train n° 34569, en destination de Cocagne, va entrer en gare voie B. » la voix détache bien le nom de la ville, prend son temps, s’arrête même entre les syllabes, comme pour montrer tout ce que cela a d’exceptionnel, comme destination. Je crois que je n’irais pas travailler aujourd’hui. Je fais mes valises. Tant pis pour l’appartement, la vie construite. Peut-être même qu’à Cocagne, on pourra m’ôter le pois chiche dans la tête. Je suis arrivée à la gare, il y a vraiment beaucoup de monde. Peut-être qu’ils ont tous appris la nouvelle. Cela m’inquiète parce que je n’ai pas encore acheté mon billet. J’ai arrêté un contrôleur qui traversait le hall et je lui ai demandé comment acheter un billet en partance pour Cocagne. Il se met à rire, il me demande de répéter. Il

14

TALANT-LA PETITE MUSIQUE

14/03/07

17:56

Page 15

appelle un de ces collègues qui se met à rire lui aussi. Puis il redevient sérieux, il regarde son collègue puis il me regarde en souriant et me dit : « aujourd’hui mademoiselle, vous ne pourrez aller nulle part…En tout cas, il n’y a pas de train pour Cocagne. Et puis nous sommes en grève. Vous voyez tous ces gens, ils attendent un train depuis très longtemps. Vous devriez reporter votre voyage. » Son collègue a l’air un peu triste pour moi. C’est vrai que j’étais déçue, et ça devait se comprendre. J’ai regardé le panneau d’affichage : il y a plusieurs départs pour Paris, Lyon, Strasbourg, Tours, Cognac, Cagnes, Bruxelles… Mais tous les trains étaient annulés. On n’avait même pas pris la peine d’indiquer le train habituel pour Cocagne. C’était un sacré bordel dans cette gare. Beaucoup de gens criaient, ils avaient des rendez-vous importants, ils devaient « attraper un avion » à Paris, ils avaient des correspondances et moi finalement, je n’étais pas très pressée, je n’étais pas attendue. Il valait mieux reporter et tout organiser tranquillement. Finalement, je suis allée travailler. Je n’ai parlé à personne de mon futur départ. On ne sait pas quand s’arrêtera la grève. Mais je sais qu’un jour, bientôt, je partirai pour Cocagne, c’est décidé.

15

TALANT-LA PETITE MUSIQUE

14/03/07

17:56

Page 16

Achevé d’imprimer sur les presses numériques de DICOLORGROUPE à Ahuy (21 - France) en Mars 2007 Dépôt légal imprimeur n° 07 03 862

Related Documents

Petite Musique
May 2020 14
Musique
November 2019 28
Musique
June 2020 20
Musique
May 2020 19
Musique Marocandalous
June 2020 7
Musique 2008
July 2020 11