Introduction Aux études De Philologie Romane (erich Auerbach 1965).pdf

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  • Pages: 250
r r r A c. c c r c c c r. c c ERICH AUERBACH

I N T R O D U C T I O N . AUX E T U D E S DE P H I L O L O G I E R O M A N E

V ITTORIO K LOSTERM ANN F R A N K F U R T AM M A I N

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Dritte Auflage 1965 © 1949 by Vittorio Klosuermann, Frankfurt ain Main Aile Rechte> insbesondcre das der Übersetzung, vorbehalten Druck: E. Lokay, Reinheint i. Odw. Printed in Germany

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PRÉFACE

Ce p e tit livre fut écrit à ïstan'boui, en 1943, dans le bu t de donner à m es étu d ian ts turcs un cadre général qui leur p e rm e ttra it de mieux com prendre l’origine et le sens de leurs études.

C ’éta it p e n d a n t la

guerre; j ’étais loin des bibliothèques européennes ou am éricaines; je n’avais presque aucun co n tac t avec m es collègues à l’étranger, e t depuis longtem ps je n ’avais vu ni livre ni revue récem m ent parus. A ctuelle­ m ent, je suis tro p pris p a r d ’au tre s travaux e t p ar l’enseignem ent pour pouvoir penser à une révision de c e tte introduction. Plusieurs am is qui en ont lu le m anuscrit so n t d ’avis que, m êm e telle q u ’elle est, elle pour­ rait être utile; toutefois, je prie les lecteurs critiques de se souvenir, en l’exam inant, du m om ent où elle fut écrite et du b u t auquel elle était destinée. C ’est p a r ce b u t que s’expliquent aussi quelques particu larités du plan, par exemple le chap itre su r le C hristianism e. M. F. Schalk, m o n collègue à l’IJn iv ersîté de Cologne, m ’a signalé quelques erreurs d an s le te x te e t a b ien voulu com p léter la biblio­ graphie; je l’en rem ercie cordialem ent. Je ne veux p as m an q u er d’ex­ prim er ici m a profonde g ra titu d e en v ers m es anciens am is et collabora­ teurs à Istanboul qui m’o n t aidé lors de la prem ière réd actio n : Mme Süheyla B ayrav (qui a fait la trad u ctio n turque, parue en 1944), Mme N esterin D irvana et M. M aurice Joum é. S tate College, Pennsylvania, M ars 1948. K ric h A u e r b a c h

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TABLE DES MATIÈRES

Pré fa ce

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Première partie. La philologie et ses différentes formes A. l ’édition critiq u e des tex tes B. I.a linguistique

9 15

C. Les recherches littéraires 1.

Bibliographie et biogr aphie

IL La c r itiq u e esthétiq ue III. L’histoire de la l i tté ra tu r e I). L’ex p lication des textes

22 23 27 33

Seconde par tie. Les origines des langues romanes A.

Rome et la colonisation rom aine

38

13. Le latin vulgaire

42

C. Le christianism e

49

D. Les invasions

58

LC. T endances du développ em ent linguistique I. P h o n étiq u e IL Morphologie et s y n t a x e Ï1L Vocabulaire F. T ab leau des langues romanes

71 76 81 85

Troisième partie. Doctrine gén ér ale des époq ues littéraires A. Le m o y en âge ï. Rem a rq u es préliminaires II. La li t t é ra t u r e fra nçaise et provençale

91 99

III. La litté ra tu r e italien ne

120

IV. La li t t é ra t u r e d an s la pén insule ibérique

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TABLE DES M ATIÈRES

B. L a Renaiss ance I. R e m a rq u e s préliminaires

135

i l . La Renaiss ance en Italie

145

III. Le seizième siècle en F ra n ce

152

IV. Le siècle d'or de la litté ra tu r e es pagno le

162

C. Les tem p s mod ernes I. L a l it t é r a t u r c c l u s s i q u c d u 17csiècleeiïFiance 172 11. Le dix -h u it ièm e siècle 190

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!ÏL Le ro m an tis m e

208

IV. C o u p d ’oeil sur le siècle dern ier

215

Q u a tr iè m e partie. G uide bib lio g rap h iq u e

226

T able a n a l y t i q u e

241

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PREMIERE PARTIE LA P H I L O L O G I E ET SES D I F F É R E N T E S F ORMES .

A. L ’É D I T I O N C R I T I Q U E DES T E X T E S .

La philologie e s t l’ensem ble des activ ités qui s'o ccu p en t m éth o d iq u e­ m ent du langage de l’hom m e, e t d es oeuvres d ’a rt com posées dans ce langage. Com m e c’est une science trè s ancienne, et q u ’on p eu t s ’occuper du langage de beaucoup de façons différentes, le m ot philologie a un sens très large, et com prend des activités fo rt différentes. U n e de ses plus anciennes formes, la form e pour ainsi dire classique, et qui ju sq u ’à ce jo u r est regardée p ar beaucoup d ’éru d its comm e la plus noble et la plus authentique, c’est l’édition critique des textes. Le besoin de con stitu er des tex tes au th en tiq u es se fait sen tir quand un peuple d ’une haute civilisation prend conscience de cette civilisation, e t qu’il veut p réserver des ravages du tem ps les oeuvres qui constituent son patrim oine spirituel; les sau v er non seulem ent de l’oubli, mais aussi des changem ents, m utilations et add itio n s que l’usage populaire ou l’insouciance des copistes y ap p o rte n t nécessairem ent. Ce besoin se fit sentir déjà à l’époque dite hellénistique de l’an tiq u ité grecque, au troisièm e siècle avant J.-C., quand des éru d its qui e u ren t leur centre d’activité à A lexandrie réd ig èren t les te x te s de l’ancienne poésie grecque, su rto u t H om ère, sous une form e définitive. D epuis lors, la trad itio n de l’édition des tex tes anciens a ex isté p e n d a n t to u te l’an tiq u ité; elle a eu aussi une grande im portance quand il s’est agi de co n stitu er les tex tes sacrés du christianism e. P our les tem ps m odernes, l’édition des te x te s e st une création de la R enaissance, c’est-à-dire du 15e et du 16e siècle. O n sa it q u ’à cette époque l’in térêt pour l’an tiq u ité gréco-latine ren aq u it en E urope; il est vrai qu’il n’y avait jam ais cessé d ’y ex ister; toutefois, av an t la R enais­ sance, il ne s ’é ta it pas p o rté su r les tex tes originaux des gran d s auteurs, m ais p lu tô t su r des rem aniem ents et ad ap ta tio n s secondaires. P ar exem ple, on ne connaissait pas le tex te d ’H om ère; on possédait l’histoire de T roie dans d es rédactions de basse époque, e t on en com posait de nouvelles épopées qui l’a d ap ta ien t plus ou m oins n aïvem ent aux besoins et aux coutum es de l’époque, c’est-à-dire du m oyen âge. Q u an t aux préceptes de l’a rt littéraire et du sty le poétique, on ne les étu d ia it pas dans les auteurs de l’antiquité classique qui éta ie n t presque oubliés,

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LA PHILOLOGIE ET SES DIFFÉRENTES FORMES

mais dans des m anuels d ’une époque postérieure, so it de la basse a n ti­ quité soit du m oyen âge mêm e, e t qui ne donnaient q u ’un pâle reflet de la splendeur de la culture littéraire greco-romaine. O r, pour différentes raisons, cet é ta t de choses com m ençait à chan­ ger en Italie dès le 14e siècle. D an te (1265—1321) recom m andait l'étude des auteu rs de l'an tiq u ité classique à tous ceux qui désiraient écrire dans leur langue m aternelle d es oeuvres d ’un sty le élevé; d an s la génération suivante, le m ouvem ent devint général parm i les p oètes e t les érudits italiens; l’étrarque (1304— 1374) et Boccace (1313—1375) con­ stitu en t déjà le ty p e de l’écrivain artiste, ce type q u 'o n appelle hum a­ niste; peu à peu, le m ouvem ent se rép an d it au delà des A lpes, et l’hum a­ nisme européen parv in t à son apogée au 16e siècle. L’effort des hum anistes ten d ait à étudier et à im iter les auteurs de l'antiquité grecque et latine, et à écrire dans un sty le sem blable au leur, soit en latin, qui était encore la langue des érudits, soit dans leur langue m aternelle qu’ils voulaient enrichir, orner et façonner pour q u ’elle fût aussi belle et aussi propre à énoncer les hautes pensées et les grands sentim ents que l’avaient été les langues anciennes. P our attein d re ce but, il fallait tout d ’abord posséder ces textes anciens qu’on adm irait tant, et les posséder dans leur form e authentique. Les m anuscrits écrits dans l’antiquité av aie n t presque tous disparu dans les guerres, les c a ta ­ strophes, la négligence et l’oubli; il n ’en restait que des copies, ducs, dans la plupart des cas, à des moines, et dispersées un peu p a rto u t dans les bibliothèques des couvents; elles étaien t souvent incom plètes, toujours plus ou m oins inexactes, quelquefois m utilées et fragm entaires. Beau­ coup d ’oeuvres ja d is célèbres avaient été perdues p o u r toujours; d ’autres ne survivaient q u ’en fragm ents; il n ’y a presque p as d ’au teu r de l’a n ti­ quité dont l’oeuvre entière nous so it parvenue, et un nom bre considé­ rable de livres im p o rtan ts n’existe que dans une seule copie, très souvent fragm entaire. La tâche qui s’im posait aux hum anistes éta it tout d’abord de trouver les manuscrits qui existaient encore, ensuite de les comparer, et d ’essayer d 'en tire r la rédaction authentique de l'auteur. C ’éta it une tâche très difficile. Les collectionneurs de m anuscrits en ont trouvé beaucoup p endan t la R enaissance, d ’a u tres leur o n t échappé; pour ras­ sem bler tout ce qui existait en co re il a fallu d es siècles; u n grand nom bre de m anuscrits n ’a cté déco u v ert que beaucoup plus tard , on en a trouvé jusqu ’au 18e et au 19e siècles, et les P ap y ru s d ’Egypte ont encore tout récem m ent enrichi n o tre connaissance d e s textes, su rto u t pour la littératu re grecque. Ensuite, il s'agissait d e co m p arer et de juger la valeur des m anuscrits. C ’étaien t presque tous d es copies faites su r

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L’ÉD ITIO N CRITIQUE DES TEXTES

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des copies, e t ces dernières av aie n t été, elles-m êmes, écrites, dan s b e a u ­ coup de cas, à une époque où la tra d itio n é ta it d éjà fo rt obscurcie. B eaucoup d ’erreu rs s’étaien t in tro d u ites dans les tex tes; tel copiste n 'av ait pas bien su lire l’écritu re d e son m odèle, an té rie u r parfois de plusieurs siècles: tel autre, tro m p é peu t-être p a r un m ot identique dans une ligne suivante, avait sauté un passage; un troisièm e, en copiant un passage dont le sens lui échappait, l'av ait changé arb itra irem en t. Leurs successeurs, devant des passages évidem m ent m utilés, voulant ob ten ir à to u t prix un tex te com préhensible, intro d u isaien t de nouvelles a lté ra ­ tions, d étru isan t ainsi les d ern ie rs vestiges de la leçon authentique. A joutez à cela les passages effacés, devenus illisibles, les pages m an­ quantes, déchirées ou verm oulues; im possibles d 'én u m é re r toutes les possibilités de détérioration, de m utilation et de d estruction q u ’un millé­ n aire d’oubli, rem pli de cata stro p h es, p eu t faire subir à un tré so r aussi fragile. Depuis les hum anistes, une m éthode rigoureuse de reconstitution s'e st peu à peu établie: elle consiste su rto u t dan s la technique du classe­ m e n t des m anuscrits. A u trefois, po u r classer les m an u scrits dispersés d an s les bibliothèques, il fallait to u t d ’ab o rd les copier (source nouvelle d ’erreu rs involontaires); a u jo u rd ’hui, on peut les photo g rap h ier; cela exclut les erreurs d ’inadvertance, et épargne au philologue éd iteu r les fatigues, les frais et aussi les plaisirs des voyages qu ’au trefo is il devait en tre p re n d re d’une bibliothèque à l’autre; m aintenant, la photocopie lui parvient par la poste. Q uand on a d ev an t soi tous les m anuscrits connus d ’une oeuvre, il faut les com parer, et dans la p lupart des cas on obtient ainsi un classem ent. O n se rend com pte, p a r exemple, que quelques-uns des m anuscrits, que nous nom m erons A , B et C, co n tien n en t pour beau­ coup de passages douteu x la m êm e version, tandis que d ’autres, D e t E, d o n n en t une rédaction différente, com m une à eux deux; un sixième m anuscrit, F, suit en général le groupe A BC, m ais co n tien t quelques divergences qui ne se tro u v en t ni dans le groupe ABC, ni d an s D et E. L’éd iteu r arrive ainsi à c o n stitu er une so rte de généalogie des m anu­ scrits. D ans n o tre cas, qui est relativem ent simple, il est vraisem blable qu’u n m anuscrit perdu, X, a (d irectem en t ou ind irectem en t) servi de m odèle d’une p a rt à F, d ’a u tre p a rt à une copie égalem ent perdue, X. d o n t les descendants sont A , B e t C ; tan d is que D et F. n ’ap p artien n en t pas à la famille X , m ais à une a u tre; ils p roviennent d ’un autre ancêtre ou «archétype» perdu, que n ous désignerons p ar Y. Souvent, l’éditeur p eu t tirer des conclusions précieuses d e la graphie d u m anuscrit, qui lui révèle le tem ps où il fu t écrit; le lieu où il fut trouvé, les autres écrits qui parfois se trouvent d an s le mêm e volume, copiés par ia même

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LA PHILOLOGIE ET SES DIFFÉRENTES FORMES

main, et quelques autres circonstances du m êm e ord re peuvent lui en fournir égalem ent. A près avoir étab li la généalogie des m anuscrits — une telle généalogie p eut m o n trer des form es trè s v ariées et parfois très com pliquées —, l’éd iteu r doit d écid e r à quelle tra d itio n il v eut donner la préférence. Q uelquefois, la su p ério rité d'un m anuscrit ou d'une famille de m anuscrits est tellem ent évid en te et incontestable, qu’il négligera tous !e.s autres; m ais cela est rare; d an s la plupart des cas, la version originale semble ê tre conservée ta n tô t par l’un des groupes, ta n tô t par un autre. U ne édition critique com plète donne le texte, tel que l’éditeur le juge avoir été écrit par l'auteur, en se basant sur ses recherches; au bas de la page, il donne les leçons qui lui ont paru fausses («variantes»), en indiquant, po u r chaque leçon, le m anuscrit qui la contient à l’aide d’un signe («sigle»); de cette m anière, le lecteur est capable de se form er une opinion par lui-même. Q u an t aux lacunes et aux passages irrém é­ diablem ent corrom pus, il peut essayer d ’en reco n stitu er le texte p ar des conjectures, c’est-à-dire par sa pro p re hypothèse sur la forme originale du passage en question; bien enten d u , il faut indiquer, dans ce cas, qu’il s’agit de sa prop re reco n stitu tio n du texte, et il faut y ajo u ter encore les conjectures que d’au tres o n t faites pour le m êm e passage, s’il y en a. O n voit que l’édition critique est, en général, plus facile à faire s ’il y a peu de m anuscrits ou seulem ent un m anuscrit unique; dans ce dernier cas, on n’a qu'à le faire im prim er, avec une exactitude scrupuleuse, et à y ajouter, le cas échéant, d es conjectures. Si la trad itio n est trè s riche, c’est-à-dire s ’il y a u n trè s grand n om bre de m an u scrits d e valeur à peu p rès égale, le classem ent et l’établissem ent d ’un tex te définitif peut devenir très difficile; ainsi, quoique plusieurs é ru d its aient consacré leur vie presque en tièrem en t à ce tte tâch e, aucune éd itio n critique avec variantes de la D ivine Com édie de D an te n ’a paru ju sq u ’à ce jour. O n v o it p ar ce d ernier exem ple que la technique de l’édition d es tex tes n’est pas restée confinée à la tâche de reco n stitu er les oeuvres de i’antiquité gréco-rom aine. La R éform e religieuse du 16e siècle s’en est servi pour éta b lir les tex tes d e la Bible; les prem iers historiens scientifiques — c’étaien t su rto u t d es religieux jésuites e t bénédictins du 17e e t du 18e siècle — l’o n t utilisée pour l’édition des docum ents historiques; quand, au com m encem ent du 19e siècle, l’in térêt pour la civilisation e t la poésie du m oyen âge se réveilla, la m éthode fut appli­ quée aux tex tes m édiévaux; enfin, les différentes branches des études orientalistes, qui, comm e on sait, o n t pris un grand essor à notre époque, la suivent actuellem ent pour la recon stitu tio n d es tex tes arabes, turcs, persans etc. Ce ne sont pas seulem ent des m anuscrits en papier ou en c

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parchem in qui sont publiés ainsi, m ais des inscriptions, des p apyri, des tab lettes de toute sorte, etc. 1,'im prim erie, c’est-à-dire la rep ro d u ctio n m écanique des textes, a beaucoup facilité la tâche des éditeurs; le tex te une fois constitué peut être reproduit identiquem ent san s danger que de nouvelles erreu rs dues aux bévues individuelles des copistes s ’y glissent; il est v rai q u e les fautes d’im pression sont à craindre, mais la surveillance de l’im pression est relativem ent facile à faire, e t les fautes d ’im pression so n t rarem ent dangereuses. Les auteurs qui o n t com posé leurs oeuvres après 1500, époque où l’usage de l’im prim erie d e v in t général, ont pu, dans l’im mense m ajorité des cas, surveiller eux-m êmes l’im pression de leurs oeuvres, de so rte que, pour beaucoup d’en tre eux, le problèm e de l'édition critique ne se pose pas ou est assez facile à résoudre. T outefois, il y a de nom ­ breuses exceptions e t des cas p articuliers qui d em andent les soins d e l’éditeur philologue. A insi, M ontaigne (1533— 1592), après av o ir publié plusieurs éditions d e ses Essais, avait chargé les m arges de quelques exem plaires im prim és d ’a d d itio n s et d e changem ents en vue d ’une édition ultérieure; celle-ci ne p aru t q u ’ap rès sa m ort; or, ses am is qui en p riren t soin n ’ont pas utilisé to u tes ces additio n s et corrections, de so rte que, lorsqu ’on a retrouvé un d es exem plaires annotés de sa main, cette découverte nous a perm is de co n stitu er un texte plus com plet; dans un cas pareil, les éditeurs m odernes p rése n te n t au lecteur, dans une m êm e publication, to u tes les versions du tex te que M ontaigne a données dans les éditions successives, en relevant les v arian tes de chaque édition p a r d es caractères spéciaux ou p a r d ’a u tre s signes typographiques; de so rte que le lecteur a sous les yeux l’évolution de la pensée de l’auteur. La situation se p résen te d ’une m anière presque identique pour l’oeuvre principale d ’un philosophe italien, la Scienza N uova d e V ico (1668-—1744). Le cas de Pascal (1623—1662) est bien plus com pliqué. Il nous a laissé ses P ensées s u r des fiches, p arfois très difficiles à lire, sa n s classem ent; les éditeurs o n t donné, depuis 1670, des form es très variées à ce livre célèbre. O n voit que, depuis l’inven­ tion de l’im prim erie, le problèm e de l’édition critique se pose su rto u t pour des oeuvres posthum es; il faut y ajo u te r les oeuvres de jeunesse, ébauches, prem ières rédactions, fragm ents, que l’écrivain n ’a p as jugés dignes d ’ê tre publiés; les correspondances personnelles, les publications supprim ées par la censure ou retirées du com m erce pour quelque autre raison; il faut aussi penser, su rto u t p o u r les p oètes d ram atiques qui fu ren t en m êm e tem ps régisseurs e t acteurs, au cas assez fréq u en t où l’auteur n’a pas surveillé lui-même l’im pression de son oeuvre, où il a

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LA PHILOLOGIE ET SES D IFFÉREN TES FORMES

abandonné ce travail à d ’autres, et où, assez souvent, d ’autres l’ont fait à son insu et malgré lui, sur une copie clandestinem ent e t m al faite; pour les auteurs dram atiques, le cas le plus célèbre est celui de Shake­ speare. Mais, dan s la g rande m ajo rité des cas, le problèm e de l’édition critique est bien plus facile à résoudre pour les auteurs m odernes que pour ceux qui o n t écrit avant l'époque de l’im prim erie. I! est évident que l’éd itio n des textes n ’est pas une tâch e tout-àfait indépendante; elle a besoin du concours d ’autres branches de la philologie, e t même souvent de sciences auxiliaires qui ne so n t pas à proprem ent parler philologiques. Q uand on veut reco n stitu er et publier un texte, il faut to u t d ’abord savoir le lire; or, la m anière de form er les lettres a beaucoup change dans les différentes époques; une science spéciale, la paléographie, s ’est établie comm e science auxiliaire de l'édition des tex tes po u r nous p erm e ttre de déchiffrer les caractères e t les abréviations en usage aux différentes époques. Ensuite, ii faut sc rendre com pte que les te x te s q u ’on veut reco n stitu er so n t presque tou­ jours des textes anciens, écrits dan s une langue m o rte ou dans une form e très ancienne d ’une langue vivante. Ï1 faut com prendre la langue du texte; donc, l’éd iteu r a besoin d ’études linguistiques et gram m atica­ les; d'autre part, le te x te fournit souvent à ces études un m atériel fo rt précieux; c’est sur la b ase des anciens tex tes que la gram m aire histo ri­ que, l’histoire d u développem ent des différentes iangues, a pu se développer; elle y a trouvé des form es anciennes q u i o n t perm is aux érudits du 19e siècle do se faire une idée n ette, n o n pas seulem ent du développem ent de telle ou telle langue, mais aussi d u développem ent linguistique en ta n t que phénom ène générai. N o u s y reviendrons dans notre chapitre sur la linguistique. Même quand on sa it lire u n texte, e t qu’on com prend la langue dans laquelle il est écrit, cela ne suffit souvent pas pour e n saisir le sens. O r, il faut com prendre d an s to u tes ses nuances un tex te qu’ori veut publier; com m ent juger, san s cela, si u n passage douteux e st co rrect et au th en ti­ que? Ici, la porte s ’ouvre largem ent; il n ’y a pas de lim ites à poser aux connaissances qui peuvent être dem andées à l’éditeur, selon les besoins du cas; connaissances esthétiques, littéraires, juridiques, historiques, thcologiques, scientifiques, philosophiques; su r to u t ce que le texte contient, l’éditeur d o it se pro cu rer tous les renseignem ents que les recherches antérieures on t fournis. 11 faut to u t cela pour juger de quelle époque, de quel au teu r tel texte anonym e peut être; pour décider si tel passage douteux est d an s le styîc et les idées de l’au teu r en question, si telle leçon est bien d an s le con tex te d e l'ensem ble, et si, en pren an t en ü

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LA. LINGUISTIQUE

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considération l’époque et les circonstances où il fut écrit, tel passage doit être lu p lu tô t dans la version que p résen te le m anuscrit A que dans celle que présen te B. Bref, l’édition du te x te com porte to u tes les con­ naissances que dem ande so n explication; il e s t v rai q u ’il e st le plus souvent im possible de les posséder toutes; un éd iteu r scrupuleux sera souvent obligé de dem an d er conseil à des spécialistes. A insi l'édition des textes est intim em ent liée aux au tres parties de la philologie et parfois à bien d ’au tres b ran ch es du savoir; elle leur dem ande du secours, et elle leur fournit, très souvent, un m atériel précieux.

B. L A L I N G U I S T I Q U E .

C e tte p artie de la philologie, to u t en é ta n t aussi ancienne que l’édition des tex tes (c’est-à-dire q u ’elle fut développée d’une m anière m éthodi­ que depuis les éru d its d ’A lexandrie, au 3e siècle av a n t J.-C.), a com plète­ m ent changé d’o b je t e t de m éthodes dans les tem ps m odernes. Les raisons e t les différents aspects de ces changem ents so n t m ultiples et fo rt com pliqués, ils tien n e n t à des changem ents dan s les idées philosophiques, psychologiques e t sociales; m ais le ré su ltat en p eut être résum é d ’une façon assez simple. La linguistique a pour o b jet la stru ctu re du langage, ce q u ’on appelle com m uném ent la gram m aire; or, ju sq u ’au com m encem ent e t m êm e ju sq u ’au milieu du 19e siècle, elle s ’occupait presque exclusivem ent de la langue écrite; la langue parlée en était presque entièrem en t exclue, ou du moins elle n ’éta it envisagée que comme œ uvre d ’a rt oratoire (rhétorique), donc com m e littératu re. La iangue parlée de tous les jo u rs, su rto u t celle du peuple, m ais aussi la langue ordinaire des gens cultivés, fut en tièrem en t négligée; il va de soi que les dialectes et les parlers professionnels le furent aussi. C e côté littéraire et aristo cratiq u e de la linguistique ancienne se m ontre to u t d ’abord dans le but q u ’elle poursuit: elle tend à étab lir des règles su r ce qui est juste e t faux; c’est-à-dire qu’elle veut se ren d re arb itre de la m anière d o n t il faut parler et écrire: elle est norm ative. Bien entendu, une telle linguisti­ que ne pouvait se b aser que sur l’usage des «bons auteurs» et de la «bonne société», ou m êm e sur la raison. Elle éta it nécessairem ent restrein te à quelques langues de peuples de haute civilisation, et encore à leur langue littéraire e t à l’usage d ’une élite sociale. T o u t le reste n ’existait pratiqu em en t pas. P a r conséquent, elle é ta it n ette m e n t sta ti­ que, considérait to u t changem ent linguistique com m e décadence et

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LA P H IL O L O G I E ET SE S Ü I F F É K E X T E S FOliMES

essayait d’établir un m odèle im m uable de correction e t d e beauté stylistique. D e plus, elle avait to u t n aturellem ent la tendance de com ­ prendre le langage com m e une réalité objective, e x ista n t en dehors de l'hom m e; car elle ne l’étu d iait que d an s les textes, comm e oeuvre d ’art, c’est-à-dire dans une form e objectivée. T o u t cela a com plètem ent changé depuis plus d’un siècle, e t des changem ents de conception so n t toujours en cours; de nouvelles m éthodes, de nouvelles idées se développent presque d’année en année. D ans les derniers tem ps, on aime à rem placer le m ot «grammaire», qui rappelle un peu les anciennes m éthodes, p ar le m ot «linguistique». Ce qui est com m un à toutes les conceptions m oder­ nes, c’est qu’elles considèrent le langage avant to u t comme langue p a r­ lée, comm e une activité hum aine et spontanée, indépendam m ent de toutes ses m anifestations écrites; q u ’elles le considèrent sous tous ses aspects, dans toute son étendue géographique et sociale; et qu’elles le considèrent comm e quelque chose de vivant avec l’hom m e et avec les hom m es qui le créent perpétuellem ent — donc, comme une création perpétuelle qui, p ar conséquent, se trouve dans une évolution p erp étu ­ elle. Les idées concernant le langage com m e activité de l’hom m e et comm e création, perpétuelle o n t été déjà énoncées, d ’une m anière plutôt spéculative, par V ico ( t 1744) et p a r H erd er (1744—1803), plus tard par W. von Huvnboldt (1767— 1835); depuis la prem ière m oitié du 19e siècle, on com m ence à en tire r des conséquences p ratiq u es pour les recherches linguistiques. U n linguiste m oderne est te n té de m épriser quelque peu ses ancêtres, e t il so u rira un peu en lisan t une gram m aire scientifique du com m encem ent du !9e siècle, où l’au teu r confond le concept du son avec celui du caractère. C ependant, c’est à la gram m aire traditionnelle que nous devons ce travail énorm e d ’analyse qui sert encore de base aux recherches m odernes. La définition des parties de la phrase (sujet, verbe, com plém ent etc.) e t de leurs rap p o rts, les cadres de la flexion (déclinaison, conjugaison etc.), la description des différents genres de propositions (principales e t subordonnées; positive, négative, in terro g a­ tive; subdivisions des subordonnées; discours direct et indirect; etc.) et bien d’autres choses du m êm e genre, résu ltats acquis p ar le travail plu­ sieurs fois centenaire d ’un e sp rit rigidem ent logique et analytique, sont comme des piliers sur lesquels rep o sera l’édifice de la linguistique ta n t qu’il y aura des hom m es qui s’en occuperont. Les tendances m odernes, malgré leurs résu ltats précieux e t éto n n a n ts acquis en quelques décades, auront peut-être bien des difficultés à créer quelque chose de com parable, pour sa valeur fondam entale et sa stabilité, à ces conceptions.

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La linguistique p eu t s'occuper des langues en général et de leu r com ­ paraison: c'est alors la linguistique générale, d o n t le fo n d ateu r fut le san scritiste F. Bopp (1791— 1867); ou bien d ’un groupe de langues apparentées: linguistique rom ane, germ anique, sém itique etc.; ou enfin d’une langue particulière: linguistique anglaise, espagnole, tu rq u e etc. Elle peut envisager la langue qui fait l’o b jet de ses recherches dans une certaine époque fixée, p ar exem ple d an s son é ta t actuel: c’est alors la linguistique descriptive, ou, selon une expression du linguiste suisse F. J e Saussure (1857— 1913), synchronique; elle p eu t en envisager l’histoire ou le développem ent, e t c’est alors la linguistique historique, ou, selon Saussure, diachronique. Q u an t à ses parties, on a généralem ent accepté la subdivision en phonétique (étude des sons), recherches concernant le vocabulaire, m orphologie (étude des form es du verbe, du nom, du pronom etc.) et syntaxe (étude de la stru ctu re de la phrase). L’étude du vocabulaire se subdivise en deux parties: l’étym ologie ou recherche de l’origine des m ots, et la sém antique ou recherche de leur signification. La révolution de la linguistique d o n t j ’ai parlé a com m encé au début du 19e siècle par la d écouverte de la m éthode com parative, faite p ar Bopp (Systèm e de la conjugaison du sanscrit, 1816). Presque en m êm e tem ps quelques érudits inspirés p ar l’esp rit du R om antism e allem and ont conçu l’idée du développem ent linguistique, ce qui leur a perm is d’observer dans plusieurs langues u n e évolution régulière d es so n s e t des form es à trav ers les siècles. Les principaux phénom ènes de c e tte évolu­ tion o n t été constatés p o u r les langues germ aniques p a r Jak o b G rim m (D eutsche G ram m atik, 1819—37), e t p o u r les langues ro m an es p a r F ried ­ rich D iez (G ram m atik d er rom anischen Sprachen, 1836—38). C ela leur a perm is de poser su r des bases plus ex actem ent scientifiques la linguistique historique dan s son ensem ble, su rto u t l’étym ologie qui, av an t la découverte des faits principaux du développem ent phonétique, ne pouvait ê tre que du dilettantism e. T outefois G rim m , D iez et les prem ières générations de leurs élèves n ’étaien t pas encore des linguistes purs dan s le sen s m oderne du m ot; ils basaient leurs observations linguistiques sur des te x te s littéraires. C e furent su rto u t des éd iteu rs e t des co m m entateurs de tex tes anciens; c’est dans ccs tex tes q u ’ils avaient recueilli les m atériaux pour leurs recherches linguistiques; to u t im bus q u ’ils étaien t de la conception de l’évolution linguistique, ils ne l’étudiaient pas dans la langue parlée; e t leur façon de juger les phénom ènes linguistiques avait gardé quelques

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traces des m éth o d es anciennes: elle était souvent plu tô t logique et ab straite que psychologique et réaliste. Depuis, cela a en tièrem en t changé, et les raisons les plus diverses o n t contribué à ce changem ent; j ’en veux énum érer quelques-unes. C’est d ’abord l’influence de l’esp rit positiviste des sciences naturelles qui a voulu faire de la linguistique une science exacte, e t qui a favorisé la conception du langage com m e langage parlé, comm e p ro d u it du m écanism e physio-psychologique de l’homme, de la collaboration de son cerveau et de son sy stèm e articulatoire: c’e s t ensuite l'esp rit dém o­ cratique e t socialiste, qui co m b attait l’aristocratism e littéraire de la linguistique ancienne, s ’in téressait à la langue du peuple et ten d ait à expliquer les phénom ènes linguistiques p ar la sociologie; c’est encore le traditionalism e régional qui aim ait, cultivait, propageait l’étude des dialectes; c’est en co re l'im périalism e colonisateur des grandes puissances européennes qui m enait à l’étu d e d es langues de peuples relativem ent prim itifs, n ’av an t aucune litté ra tu re , étude extrêm em en t intéressante, fournissant du m atériel e t des observations inconnues auparavant, et d o n t les résu ltats fu ren t salués avec d ’a u tan t plus d ’enthousiasm e que le goût du prim itif é ta it la grande m ode en E urope depuis la fin du 19e siècle; c’e st encore le nationalism e des p etits peuples qui voulaient cul­ tiver leur tra d itio n nationale, s ’ado n n aien t à l’étude de leur langue e t y étaient souvent so u ten u s p a r i’un ou l’a u tre de leurs gran d s voisins qui tro u v ait là un m oyen d e les flatter san s grands frais; c’est enfin l’impressionism e intuitioniste e t esthétique qui se plaisait à com prendre le langage comme créatio n individuelle, com m e expression de l’âm e humaine. C e tte énum ération est bien incom plète e t som m aire, m ais elle m ontre suffisam m ent à quel degré les m otifs qui o n t am ené la révolution en linguistique so n t h étérogènes dan s leurs origines e t dans leurs buts. Mais tous o n t coopéré pour co m b attre l’esp rit exclusif, aristocratique, littéraire et logique des m éth o d es anciennes. U n m atériel énorm e, incom parablem ent plus g ran d e t plus exact que celui des époques antérieures, com p ren an t les langues de la terre entière, a été am assé et classé; il a servi à des recherches com paratives e t sy n th étiq u es extrêm e­ m en t in téressan tes, précieuses aussi pour la psychologie, l’ethnologie e t la sociologie. P o u r les m éth o d es nouvelles en linguistique, nous nous bornerons à une analyse som m aire de celles qui o n t considérablem ent influencé le dom aine d es é tu d es rom anes. D epuis la seconde m oitié du 19c siècle il y a des rom anisants lin­ guistes d o n t les recherches ne se b asen t plus uniquem ent su r l’étude des textes littéraires; m entionnons to u t d’abord H . S chuchardt (1842— 1927),

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un des esp rits les plus larges de la linguistique m oderne; ses nom breux travaux (M. L. S pitzer en a publié une anthologie, le Schuchardt-B revier, 2e éd. 1928) trah isse n t une conception extrêm em en t riche du caractère spécifiquem ent hum ain du langage, conception qui s’est form é chez lui d an s la lu tte qu'il m enait co ntre les ten d an ces de ceux qui voulaient établir dans la linguistique un sy stèm e de lois su r le m odèle des sciences naturelles de c e tte époque. L’oeuvre énorm e de W . M eyer-Liibkc (1861— 1936) n 'e st pas aussi précieuse p a r les idées générales d o n t elle s’inspire, m ais elle résum e et com plète le travail fait au 19e siècle dans le dom aine de la linguistique rom ane (citons sa G ram m aire des langues rom anes, 1890— 1902, et son D ictionnaire étym ologique des langues rom anes, 3e éd. 1935); ses écrits p résen ten t un asp ect beaucoup m oins littéraire que ceux de la plu p art de scs prédécesseurs; il a subi l’influence des courants qui favorisaient l’étude de la langue vivante, p articulière­ m en t celle des dialectes. D epuis l’ap p aritio n de ses prem iers éc rits un grand nom bre de courants, de m éth o d es et de tendances se so n t m ani­ festés, difficiles à classer à cause du grand nom bre de spécialistes distingués qui, consciem m ent ou inconsciem m ent, com binent dans leur travail des tendances souvent hétérogènes. Je crois to u tefo is pouvoir dégager, dans la linguistique rom ane des d ern iers 50 ans, tro is cou­ ran ts principaux. La tendance sy stém atique se m anifeste dans une form e m o d e rn e chez le fondateur de l’école genevoise, F. de Saussure (C ours de linguistique générale, posthum e, 1916, 3e éd. 1931). Saussure e st consciem m ent ré­ actionnaire, en ce se n s q u ’il n ’accepte pas le p o in t de vue exclusivem ent dynam ique de la linguistique historique m oderne; il é tab lit à côté d ’elle, et m êm e au-dessus d ’elle, une linguistique sta tiq u e , décriv an t l’é ta t d ’un e langue à u n m om ent donné, sans considérations d ’ord re h isto ri­ que; bien entendu, il n ’ap p o rte pas, dans les recherches de ce genre, l’e sp rit esth étiq u e e t n o rm atif de la gram m aire ancienne, m ais l’e sp rit rigidem ent scientifique du positivism e m oderne qui se co n ten te de con­ s ta te r les faits à l’aide d ’expériences et de les relier, a u ta n t que possible, d an s un systèm e. De plus, sa m éthodologie s ’efforce d ’isoler l’o b je t de la linguistique de to u r ce qui, selon sa théorie, n ’e st pas lui; d e l’e th n o ­ graphie, de la préhistoire, d e la physiologie, de la philologie etc.; pour lui, la linguistique est une p artie de la 'sém iologie», science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale; e t m êm e c e tte vie sociale a chez lui un caractère assez général et ab strait. 11 a réussi à appro fo n d ir les conceptions du fonctionnem ent du langage p a r u n systèm e de classem ents très n e tte m e n t définis; p arm i eux, quelques-uns o n t été

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particulièrem ent féconds p o u r les recherches actuelles; p a r exem ple la distinction e n tre la langue — fait social, som m e des im ages verbales em m agasinées chez tous les individus, élém ent statiq u e du langage — et la parole — acte individuel de volonté et d'intelligence, dans lequel l’individu utilise, d ’une m anière plus ou m oins personnelle, le code de la langue, et qui constitue l’élém ent dynam ique du langage; et la distinction entre la linguistique synchronique, qui étudie un é ta t de la langue à un certain m om ent donné, et la linguistique diachronique, qui en étudie révolution d an s la succession des époques. Saussure essaie de d ém o n trer quo ces deux linguistiques so n t opposées l’une à l’autre, que leurs m éthodes e t leurs principes so n t foncièrem ent différents, de sorte qu’il serait im possible d e réunir les deux p o in ts de vue d an s une même recherche. P ar contre, les deux autres co u ran ts d o n t je veux parler sont n e tte ­ m ent dynam iques, toutefois d ’une façon très différente. L’école dite idéaliste de M. K, V ossler (né en 1872), influencée p ar des idées sur les époques de l’histoire q u ’avaient énoncées des philosophes et d es histo­ riens allem ands, inspirée su rto u t p a r l’esth étiq u e de M. B. C roce (né en 1866), voit dans le langage l’expression des différentes form es individuel­ les de l’hom m e, telles qu’elles se développent, dans une évolution p erpé­ tuelle, à trav ers les époques successives de l’histoire. M. V ossler et ses adh éren ts étu d ien t donc, selon la term inologie de Saussure, uniquem ent la parole, ils n ’étu d ien t pas la langue; ils considèrent uniquem ent le p o in t de vue histo riq u e; ils essaient d e reco n n aître d a n s ies faits de l’évolution linguistique des tém oignages de la civilisation des différentes époques; e t ce qui est particulièrem ent caractéristiq u e pour ce groupe d’érudits, ils s ’in téressen t m oins à la civilisation m atérielle qu’aux te n ­ dances profondes, à la form e totale des idées, des im ages, d e s instincts que la langue exprim e e t révèle à ceux qui savent l’in terp ré ter; ils cherchent dans les phénom ènes linguistiques le génie particulier d es individus, des peuples e t des époques. C ’est le groupe linguistique de la «G eistesgeschichtc» d o n t nous reparlerons à p ro p o s de l’histoire lit­ téraire (voir p. 29). H a exercé une grande influence, m êm e su r beaucoup de ses adversaires, m ais il a éprouvé de g ran d es difficultés à tro u v er une m éthode exacte et une term inologie claire. P our le développem ent de ses m éthodes p ratiq u es e t la richesse de ses résultats, le troisièm e co u ran t est le plus im p o rta n t de tous. C’est celui qui se ra tta c h e à l’étu d e des dialectes. L’idée d ’enregistrer les phénom ènes dialectaux su r d es cartes géographiques d a te du milieu du 19e siècle: un hom m e de génie, fuies G iliiéron (1854— 1926), au teu r de

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l’A tlas linguistique de la France (avec E. E dm ont, 1902—12), en d écou­ v rit la portée en tiè re et fut le fo n d ateu r d e la géographie ou, si l’on veut, de la stratig rap h ie linguistique. La m icroscopie d es phénom ènes dialectaux a perm is d’étu d ier d e plus p rès le fonctio n n em en t des chan­ gem ents linguistiques, et d ’en dégager des o b serv atio n s générales aussi intéressantes du point d e vue de la linguistique pure que de celui de l’histoire et de la sociologie. G illiéron a, lui aussi, une conception e n ­ tièrem ent dynam ique du langage; m ais sa conception s’e st inspirée de la biologie, et ce n’e s t pas la vie de l’hom m e, m ais celle des sons, des m ots et des form es qu i! envisage; il la considère com m e u n com bat entre fo rts et faibles où il y a des vainqueurs, des m alades, des blessés e t des m orts. G râce à ses m éthodes, lui et ses successeurs o n t révélé un grand nom bre de facteurs psychologiques et sociologiques qui agis­ sen t sur le développem ent du langage (l’influence du prestig e qu’exerce sur les dialectes la langue des gens instru its, plus proche de la langue officielle et littéraire, p ar exem ple); découvertes qui o n t puissam m ent contribué à modifier les conceptions tro p étro ite s et tro p rigides sur les «lois phonétiques» ay a n t cours dans la seconde m oitié du 19e siècle, et qui nous on t perm is une com préhension beaucoup plus riche et plus vraie des faits linguistiques. En outre, on a com biné l’étu d e géographique des m ots avec celle des o b je ts qu’ils d ésignent («W ôrter und Sachcn»), ce qui a donné lieu à des recherches fécondes su r la civili­ sation m atérielle, précieuses su rto u t po u r l'h isto ire de l’agriculture et des m étiers. Enfin, la géographie linguistique a gagné u n e im portance considérable comm e science auxiliaire de l'h isto ire générale. Puisque les dialectes conservent souvent des traces d ’un é ta t a n terieu r d e la langue, parfois m êm e d ’un é ta t trè s ancien, d es recherches savam m ent com binées, com plétées p ar l’étude des nom s de lieu e t p a r les fouilles archéologiques, o n t pu fournir les bases d ’une histoire d e la colonisation du pays en question, des peuples qui so n t venus l’h ab iter, se su p e r­ poser aux h ab itan ts antérieurs, se m êler plus ou m oins avec eux au cours des siècles. L 'h isto ire m atérielle du développem ent des langues rom anes p en d an t l’époque des invasions germ aniques d o n t n ous don­ nerons un résum e au chapitre suivant se base presque en tièrem en t sur tics recherches de géographie linguistique. En relevant ces trois co u ran ts comm e les plus im p o rta n ts de la lin­ guistique rom ane contem poraine je n ’ai pas voulu d ire que Saussure, G illiéron e t M. V o ssler soient les plus gran d s linguistes de la dernière génération; on ferait to r t à bien d ’au tres; je ne citerais q u ’u n seul nom , celui de M. M enéndez Pidal, le grand historien de la langue espagnole;

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e t q u an t aux linguistes de la génération actuelle, beaucoup d ’e n tre eux ne se so n t p as engagés en tièrem en t dans une de ces tro is écoles. Mais il est bien v rai q u ’elles o n t form ulé les problèm es e t fourni la base des m éthodes de la linguistique rom ane contem poraine. (Je me suis abstenu, dans ce tte esquisse rapide, d e parler d ’u n m ouve­ m ent m oderne e t fo rt in téressan t, qui se ra tta c h e p ar l’esprit qui l’anim e au courant saussuricn; c’est la phonologie, élaborée p a r quelques lin­ guistes russes et organisée dan s le «Cercle linguistique d e Prague». A u tan t que je sache, la phonologie n ’a pas encore eu d e répercussion im portante d an s le dom aine des études rom anes.)

C. L E S K E C H E R C H E S L I T T E R A I R E S . I.

B ib lio g ra p h ie et b io g ra p h ie .

L’histoire littéraire est une science m oderne. Les form es d ’études lit­ téraires qu’on a connues e t p ratiq u ées avant le 19e siècle so n t la biblio­ graphie, la biographie et la critique littéraire. La bibliographie, outil indispensable de la science littéraire, dresse des listes des auteu rs avec leurs oeuvres, et les dresse de la m anière la plus systém atique possible. C e travail p eu t se faire le plus facilem ent d an s une grande bibliothèque, où une grande p artie, quelquefois même la totalité du m atériel se tro u v e réunie. A ussi fut-ce à A lexandrie, d a n s la célèbre bibliothèque d e c e tte ville, que la bibliographie antique s ’est développée. L ’activité bibliographique est restée to u jo u rs une p artie im p o rtan te du dom aine des lettres. La bibliographie d ’un au teu r do it contenir d’abord la liste de ses oeuvres authentiques, avec to u tes les éditions qu’on en a faites; ensuite les oeuvres douteuses qu’on lui attrib u e; enfin les études que d ’autres lui o n t consacrées. Si la liste ainsi dressée co n tien t des m anuscrits, il faut signaler l’en d ro it où le m anuscrit se tro u v e et d o n n er une d escrip tio n détaillée de sa form e; pour les livres im prim és, i! fau t indiquer, à côté du titre exact, le lieu et l’année de la publication, le nom bre de l’édition (p. ex. «5e éd. revue et corrigée»), le nom de celui qui a fait l’édition critique ou com m entée ou la traduction, ie nom de l’im prim eur ou de la m aison éditrice, le nom bre des volum es et des pages de chaque volum e, le form at; quel­ ques bibliographies d o nnent encore d ’au tres indications su pplém entaires qui v arien t selon les besoins du cas. L’organisation m oderne de la

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bibliographie est bien plus v aste e t v ariée que celle d e l’an tiq u ité. A côté des catalogues im prim és des g ran d es b ibliothèques (B ritish Mu­ séum de L ondres, Bibliothèque N a tio n a le de Paris, B ibliothèques alle­ m andes, L ibrary of C ongress à W ashington) qui peuvent serv ir de biblio­ graphies universelles, il existe des bibliographies spéciales pour chaque science, pour chaque branche, po u r to u te s les grandes litté ra tu re s n atio ­ nales, pour les périodiques, pour beaucoup d ’écrivains célèbres (D ante, Shakespeare, V oltaire, G o eth e etc.); les o rganisations des libraires ou de l’E ta t en A ngleterre, en France, en A llem agne, aux E tats-U n is etc. publient pour chaque jour, chaque sem aine, po u r chaque mois et chaque année des listes de to u t ce qui a paru dans leur pays; les périodiques scientifiques d onnen t la bibliographie des publications récentes de leur branche, souvent avec un bref com pte-rendu; la plu p art des disciplines scientifiques disposent d ’un ou de plusieurs périodiques consacrés ex­ clusivem ent à la bibliographie et au com pte-rendu. La biographie s ’occupe de la vie des auteu rs célèbres, ou p lu tô t des hom m es célèbres en général. Elle aussi fut cultivée par les anciens G recs, depuis le 5e siècle avant J.-C.; e t dans l’époque hellénistique, au 3e siècle, les données sur la vie des p o ètes et écrivains furent m étho­ diquem ent collectionnées et rédigées. D ’un recueil de biographies bien ordonné une véritable histoire de la litté ra tu re p eu t se développer; mais il sem ble que la civilisation antique n ’en ait pas p ro d u it; elle n ’a donné que des dictionnaires et recueils de biographies, comm e on en a fait aussi dans les tem ps m odernes. Bien entendu, la biographie co n tien t aussi, du m oins d an s l'im m ense m ajo rité d es cas, des renseignem ents bibliographiques; on ne sa u ra it guère p arler de la vie d ’u n a u teu r san s m en tio n n er ses oeuvres, leur d a te e t la m anière de leur publication. T a n t qu’elle se borne à réunir et à classer les n o tio n s su r la vie ex ­ térieure des auteurs, la biographie reste, com m e la bibliographie, plu tô t une science auxiliaire; biographie e t bibliographie, to u t en d em an d a n t au sav an t qui s ’en occupe toute la p rép aratio n technique requise pour le travail érudit, ne lui perm ettent, pas de m ettre en évidence ses propres idées e t sa propre force créatrice, s ’il en a.

11. L a c r i t i q u e e s t h é t i q u e .

I! en est to u t au trem en t pour la critiq u e esth étiq u e, qui est, en ellem êm e, oeuvre individuelle et créatrice de celui qui la fait. C ’est la seule m anière d ’envisager les oeuvres d ’a rt litté ra ire que l’antiquité, le m oyen

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âge et m êm e la R enaissance aient connue et pratiquée (m ais le mot «esthétique3 n’est qu’une création du 18e siècle); quelques ébauches an­ térieures exceptées, l’histo ire littéraire pro p rem en t dite est un produit des tem ps m odernes, qui p o u rta n t n ’o n t nullem ent abandonné la critique esthétique. Ii est vrai que la critiq u e esthétique m oderne est dans l'en­ sem ble to u t autre chose que celle des tem ps anciens; elle est influencée par l’histoire littéraire, c’est-à-dire p a r des considérations historiques, relativistes et subjectives. L’ancienne critique esthétique qui dom inait depuis l’antiquité gréco-rom aine ju sq u ’à la fin du 18e siècle, fut dog­ m atique, absolue et objective. Elle se dem andait, quelle form e une oeuvre d’a rt d’un certain genre, une tragédie, une comédie, une poésie épique ou lyrique d ev ait avoir pour être parfaitem en t belle; elle tendait à établir pour chaque genre un m odèle im muable, et jugeait les oeuvres d’après le degré dans lequel elles approchaient ce m odèle; elle essayait de donner des p réceptes e t des règles pour la poésie et pour l’a rt de la prose (poétique, rh éto riq u e) et envisageait l’a rt littéraire com m e l’im i­ tation d ’un m odèle — m odèle co n cret s’il existait une oeuvre ou un groupe d ’oeuvres («l’antiquité») considérées parfaites — ou m odèle imaginé, si le critique p lato n isan t exigeait l’im itation de l'idée du beau qui est un des a ttrib u ts de la divinité. Il ne faut p o u rta n t pas croire que l’ancienne esthétiq u e n ’ait pas connu e t adm iré l’inspiration et le génie poétique; c’était p récisém ent dans l'âm e du poète inspiré que se réalisait ie m odèle parfait, de sorte que son oeuvre d evenait p arfaitem en t belle; il est vrai que d an s les époques trè s rationalistes cette esthétique a parfois voulu réduire la poésie à u n sy stèm e de règles q u ’on pouvait et dev ait apprendre. M ais l’idée de l’im itation d ’un m odèle parfaitem en t beau était p a rto u t d o m inante, a u ta n t chez ies théoriciens de l’antiquité que chez ceux du m oyen âge e t de la Renaissance, et encore chez ceux du 17c siècle. M algré to u te s les divergences d e goût, les théoriciens de ces differentes époques étaien t d ’accord su r ce p o in t fondam ental, qu’il n ’existe qu’un e seuie beau té p arfaite, e t to u s essayaient d ’établir, pour les différents genres d e poésie, les lois ou les régies d e ce tte parfaite beauté qu’il fallait attein d re. P a r conséquent l’ancienne critique e sth é ­ tique é ta it e n général une esth étiq u e d e s genres poétiques. Elle sub­ divisait la poésie en genres, et fixait po u r chaque genre le sty le qui lui convenait. La subdivision d e l'an tiq u ité, obscurcie p en d an t le moyen âge, reprise par la R enaissance et encore fo rt im p o rtan te p o u r nous, est généralem ent connue: elie com prend la poésie d ram atique (tragédie, comédie), épique et lyrique, d o n t chacune sc subdivisait encore en plu­ sieurs parties. La prose a rtistiq u e fur, elle aussi, subdivisée p a r genres:

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histoire, tra ité philosophique, discours politique, discours judiciaire, conte, etc. — et pour chacun de ces g en res on essayait d e fixer les règles et la form e idéale. O n leur a ttrib u a it aussi un sty le du langage plus ou m oins élevé: la trag éd ie p ar exem ple, de m êm e que la grande épopée, l’histoire e t le discours politique a p p arten aien t au sty le sublim e; la comédie populaire, la sa tire etc. au sty le bas; et en tre les deux il y avait le sty le «moyen» qui com prenait, entre autre, la poésie bucolique et am oureuse où les gran d s sentim ents devaient être tem pérés p ar une certaine dose d ’enjouem ent, d ’intim ité e t de réalism e. C e n ’est qu’un tableau bien som m aire et grossier que j ’esquisse ici; l'ancienne critique esthétique e s t un vaste systèm e, len tem en t élaboré au cours des siècles, plein d e sagacité e t de finesse; p en d an t l’antiquité et la R enaissance, elle a créé les conceptions esthétiques fondam entales de l’E urope qui, même après la chute de leur dom ination absolue, serv en t encore de base aux idées qui les o n t rem placées. Si l’on v eu t y réfléchir u n peu, on se ren d ra com pte q u ’il existe u n certain parallélism e e n tre la lin­ guistique ancienne don t j ’ai parlé antérieurem ent, et l'ancienne critique esthétique d o n t il s’agit ici; car elle est, elle aussi, dogm atique, aristo ­ cratique et statique. Elle est dogm atique, en ce qu'elle é ta b lit des règles fixes d’ap rès lesquelles l’oeuvre d ’a rt doit être faite e t jugée; elle est aristocratique, non seulem ent parce qu’elle institue une hiérarchie des genres et des styles, mais aussi parce que, en essay an t d ’im poser un m odèle im m uable de beauté, elle considérera n écessairem en t chaque phénom ène littéraire qui ne s ’y conforme- pas com m e laid. A insi, les Français du 17e e t encore du 18e siècle — qui o n t é té les d ern iers e t les plus extrém istes re p résen tan ts d e l’ancienne form e de la critique littéraire — o n t jugé le th é â tre anglais, e t en p articu lier Shakespeare, laid, san s goût e t barbare. Elle est enfin statiq u e, c’est-à-dire a n tih isto ­ rique; car ce que je viens de dire co n cern an t une oeuvre contem poraine, m ais étrangère (Shakespeare), s ’applique aussi aux phénom ènes litté ­ raires du passé, su rto u t aux soi-disants prim itifs e t aux origines. U n Français du 17e ou du 18e siècle m ép risait com m e b arb a re e t laide l’ancienne poésie française qui ne suivait pas le .m odèle d e b eau té qu’il s’éta it forgé, qu’il considérait comme absolu, et qui n ’é ta it en v é rité que l’idéal de la bonne société de son pays e t de son époque. D epuis la fin du 18e siècle, l’ancienne critique esth étiq u e tom be en ruines; la révolte contre elle, longuem ent préparée, éclata d ’ab o rd en Allem agne, m ais gagna rapidem ent ies a u tres pay s européens, même la France qui avait été longtem ps la citadelle du goût co n serv ateu r et dogm atique. Com m e dans la lutte co n tre la gram m aire ancienne, les

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raisons d e la révolution fu re n t e t so n f m ultiples. C e fut to u t d ’ab o rd la réaction d 'u n groupe de je u n e s p o ètes allem ands contre la ty ran n ie du goût exercée p a r le classicism e français, réaction qui, en se rép an d an t, constituait le R om antism e européen. O r, le R om antism e s ’in téressait à l’a rt et la litté ra tu re populaires e t anciens, su rto u t aux origines; il a fini p ar introdu ire dan s la critiq u e le sen s historique, ce qui voulait dire qu’il ne reconnaissait plus une seule beauté, u n idca! unique e t im m ua­ ble, m ais se ren d a it com pte que chaque civilisation et chaque époque av ait sa conception p a rticu lière de la beauté, qu’il fallait juger chacune selon sa p ropre m esure, e t com prendre les oeuvres d ’a rt en ra p p o rt avec la civilisation d o n t elles é ta ie n t issues; que Shakespeare est beau d ’une autre m anière que Racine, m ais ni plus ni m oins; que, pour em prunter quelques exem ples au dom aine des beaux-arts, la beauté d ’une sculpture grecque n’exclu t pas celle d ’un B ouddha indien, ni la beauté des m onu­ m ents de l’A cropole celle d ’une cathédrale gothique ou d ’une m osquée d e Sinane. O r, p en d an t le 19e siècle, la connaissance des oeuvres de l’O rient, du m oyen âge européen, des civilisations étrangères e t plus ou m oins prim itives augm entait énorm ém ent; la facilité d es voyages, la vulgarisation d es recherches, le développem ent des m oyens de rep ro ­ duction stim ulaien t le goût des nouveautés; le socialism e a u ta n t que le régionalism e cultivaient l’a r t populaire, sp o n tan é et libre de la dom ina­ tion des règles; chez les élites, ce n ’é ta it plus l’au to rité des m odèles, mais un extrêm e individualism e qui régnait; les form es nouvelles de la vie donnaient naissance à une foule de nouveaux genres, e t tran sfo r­ m aient les anciens d ’une m anière parfois très surprenante. Il est clair que devant les faits nouveaux e t l’horizon élargi l’ancienne critique esthétique ne pouvait plus être m aintenue, et il est indubitable que le sens historique qui p erm et de com prendre et d ’adm irer la beauté des oeuvres d’a rt étran g ères et les m onum ents du passé est une acquisition précieuse de l’esp rit hum ain. D ’autre part, la critique esthétique a perdu p ar ce développem ent to u te règle fixe, to u te m esure établie et univer­ sellem ent reconnue pour ses jugem ents; elle est devenue anarchique, plus su jette à la m ode que jam ais, e t ne sait au fond alléguer aucune raison pour ses ap p ro b atio n s ou ses condam nations si ce n ’e st le goût du m om ent ou l’in stin ct individuel du critique. M ais ceci nous mène à la critique esth étiq u e m oderne; on ne peut en parler qu’en exposant la form e nouvelle que le 19e sit-cle a trouvée pour tra ite r les oeuvres littéraires: l'histo ire de la littératu re. C 'est ce que nous allons faire dans ie paragrap h e suivant.

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III. L’histoire de la littérature. D epuis le 16e siècle o n p eu t c o n sta te r chez les é ru d its u n in té rê t g randissant pour l’iiistoire de la civilisation d e leur pays, et cela les conduit à recueillir des m atériaux pour une histoire littéraire. O n en trouve des ébauches en France, p a r exem ple, d a n s les recherches de P asquier e t de Fauchet. A u 18e siècle, ces recherches furent poursuivies m éthodiquem ent. Les B énédictins de la congrégation de Saint-M aur se m iren t à com piler leur énorm e «H istoire litté ra ire de la France» (conti­ nuée au 19e siècle avec des m éthodes plus m odernes), et e n Italie, le savant Jésuite T iraboschi rédigeait sa n o n m oins énorm e «Storia délia le tte ra tu ra italiana». C es deux oeuvres adm irables considéraient leurs pays p lu tô t com m e unités géographiques que nationales, e t com pre­ n aien t p ar conséquent d an s leur plan l'h isto ire de la litté ra tu re latine écrite su r ie soi d e leurs pays av an t la fo rm atio n littéraire des langues nationales. Elles, e t quelques au tre s sem blables, so n t, d e n o tre po in t de vue, plutôt des com pilations e t des recueils que de l’histoire pro p rem en t dite. Pour nous, l’h istoire est un essai de reco n stru ctio n des phénom ènes dans leur développem ent, dans l’esprit m êm e qui les anime, e t nous désirons que l’historien de la litté ra tu re explique, com m ent tel phéno­ mène littéraire a pu n aître, so it p ar les influences an técéd en tes, so it par la situ atio n sociale, histo riq u e et politique d ’où il so rtait, so it p ar le génie particulier de son au teu r; e t dan s ce d ern ier cas, nous dem an­ dons qu’on nous fasse se n tir les racines biographiques e t psycho­ logiques de ce génie particulier. T o u t cela n ’est p as en tièrem en t ab sen t des recueils d o n t je viens de p arler; on ferait to rt, su rto u t à T iraboschi. de le p réten d re; m ais la com préhension de la v ariété des différentes civilisations e t époques, le se n s h istorique e t les m éthodes plus exactes pou r étab lir les étapes d ’un dévelo p p em en t leur faisaient d éfau t; le génie des époques, l’atm osphère p articulière qui rem plit cha­ cune d ’elles e t qui se fait se n tir d an s chaque au teu r im p o rtan t, leur échappait. C ’est depuis le com m encem ent du 19e siècle q u ’on écrit l'h isto ire dan s le sens m oderne: n i com m e am as de m atériaux d ’érudition ni comm e critique esthétique, ju g ean t les phénom ènes e t les époques à la m esure d ’un idéal présum é absolu — m ais en essayant de co m prendre chaque phénom ène et chaque époque dans sa pro p re individualité, et en essayant en m êm e tem ps d ’établir les rap p o rts qui ex isten t e n tre elles, de com ­ pren d re com m ent une époque est so rtie des données de celle qui la précédait, et com m ent les individus se form ent p ar une coo p ératio n d es

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influences d e leur épo q u e e t de leur milieu avec leu r caractère p a rti­ culier. Bien entendu, cette m anière d ’écrire l’histoire ne se b o rn a it pas à l’histoire littéraire; nous avons d é jà parié d e la m anière nouvelle de concevoir l’histoire du langage; de la m êm e façon on com m ençait à écrire l’h isto ire politique e t économ ique, celle du d roit, de l’art, de la philo­ sophie, des religions etc O r, la tâche d ’écrire l’h isto ire littéraire su r une telie base peut être conçue et exécutée de beaucoup de m anières différentes, e t en fa.it le 19e et le 20e siècles m o n tre n t les ten d an ces les plus diverses chez les savants qui y o n t travaillé. Les d écrire toutes dem anderait une étude d 'au tan t plus longue et com pliquée q u ’elles sc so n t perpétuellem ent in­ fluencées l’une l’autre. M ais on peut les classer, un peu som m airem ent il est vrai, en deux groupes: 1) Le groupe de l’école rom antique ou historique en Allem agne, qui fut l’ancêtre de to u t le m ouvem ent, e t qui a exercé une grande influence sur toute "E urope. 1! considérait les activités d e l'esp rit hum ain et en particulier to u t ce qui é ta it poésie et a rt com m e une ém anation quasi m ystique du 'g é n ie des peuples» (V oîksgeist). P ar conséquent, il éta it intéressé su rto u t et d ’ab o rd à l’étude de la poésie populaire et des origines; il avait une certain e tendance à diviniser l’histoire, et à voir dans sa m arche la lente évolution de «forces» obscures e t m ystiques d o n t les m anifestations, dans chaque époque e t dan s chaque grand individu, constituent une révélation, parfaite en so n genre, d ’un des innom ­ brables asp ects de la divinité; et la tâch e de l’h istorien consistait à découvrir e t à faire resso rtir pleinem ent le caractère particulier de chacune d ’elles; c’est le phénom ène individuel qui est le b u t visé p ar les savants de ce groupe. M algré l’horizon m étaphysique et m ystique qui planait au dessus de to u tes leurs recherches, ils o n t accom pli un énorm e travail de philologie exacte, d ’ab o rd dans le dom aine médiéval, ensuite pour les différentes littératu res nationales d es tem ps m odernes. Les dé­ b u ts du m ouvem ent rem o n ten t à la jeunesse de H erd er et de G oethe, aux environs de 1770; son apogée fut au début du 19c siècle (les frères Schlegel, U hland, les frères G rim m etc.; pour la France, l’historien M ichelet; en Italie, F. De Sanctis). influencée et quelque peu modifiée par le systèm e de la philosophie de Hegel (m ort en 1831), la tendance rom antique et m étaphysique fut plus ou m oins refoulée pen d an t la se­ conde m oitié du siècle p ar la tendance positiviste d o n t je parlerai to u t à l’heure. Mais depuis 1900 elle se déclare de nouveau, encore en A lle­ magne, dans une form e rajeunie, enrichie p ar les m éthodes de ses ad ­ versaires positivistes, mais g ardant intacte sa conception sy n th étiq u e et

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quasi m étaphysique des forces historiques. C e rev irem en t e s t dû à des courants m ultiples, parm i lesquels je veux relever l'influence de deux penseurs: W ilhelm D ilthey (1833— 1911) e t B en ed etto C roce (né en 1866), et celle d’un poète, Stefan G eorge (1868— 1933). En A llem agne, la ten­ dance qui continue la trad itio n rom antique p rit le nom de «Geistesgeschichte»; pour l’h istoire littéraire, son rep ré se n ta n t le plus connu fut Friedrich G undolf (1880— 1931). 2) Le groupe positiviste, qui se rattach e à l’oeuvre d ’A uguste Comte, re je tte to u t m ysticism e dans la conception d e l'histoire, et veut rap p ro ­ cher les m éthodes des recherches histo riq u es et. littéraires au ta n t que possible de celles des sciences naturelles; il vise m oins la connaissance des form es historiques individuelles que celle des lois qui gouvernent l'histoire. Pour l’histoire littéraire (de mêm e que pour l’h isto ire générale) son prem ier rep résen tan t fut H ippolvte T aine (1828— 1893). Pour l’ex­ plication exacte des phénom ènes h isto riq u es et littéraires, la tendance positiviste eut recours à deux sciences présum ées exactes que le p ositi­ visme français du 19e siècle aim ait et développait p articulièrem ent: la psychologie e t la sociologie; to u t le m onde sait quel essor ccs deux sciences ont pris au siècle dernier. Les explications psychologiques (et récem m ent psychanalytiques) des phénom ènes littéraires telles que les savants positivistes les o n t parfois données tra n c h e n t d ’une m anière presque brutale su r le spiritualism e des rom antiques; p ar ieur esprit d’analyse et leur conception plu tô t biologique de l'hom m e, ils o n t sou­ v en t choqué l’esp rit d e ceux qui co n sid èren t l’âm e hum aine com m e Cjuelque chose de sy n th étiq u e, d’inanalysable et en d ern ier lieu de libre, et d o n t les profondeurs so n t inaccessibles à la recherche exacte. Il en e s t de m êm e pour l’ex p lication sociologique: les m o tifs sp iritu els par lesquels les rom antiq u es expliquaient ies phénom ènes fu ren t re je té s au second plan ou m êm e écartés, e t on m e tta it à leur place des faits éco­ nom iques; en expliquant, p a r exem ple, les croisades non pas p ar une poussée d’enthousiasm e religieux, m ais p a r l’in té rê t que quelques grou­ pes puissants, féodaux e t capitalistes, p ren aien t à une expansion vers l’orient. N aturellem ent, l’explication sociologique d e l’h istoire fut acueiilie à b ras ouverts p a r le m ouvem ent socialiste; quoique l’origine m oderne des idées socialistes n e réside p as d an s le positivism e, mais, assez paradoxalem ent, dan s une in te rp ré ta tio n m atérialiste du systèm e de H egel; tan d is que le pro m o teu r du positivism e dans les recherches historiques, T aine, fu t p lu tô t co n serv ateu r d a n s scs idées politiques. L’ap p o rt du positivism e po u r les étu d es h isto riq u es e t les le ttre s est très im p o rtan t e t précieux; il nous a appris à re ste r su r ’la terre en expliquant

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les actions e t les oeuvres de l ’hom m e, et que, s'il est. v rai que les faits m atériels ne suffisent pas to u jo u rs e t en tièrem en t à expliquer les phé­ nom ènes littéraires, il est absurde de vouloir les expliquer sans en tenir com pte. De plus, les m éthodes que le positivism e a trouvées nous per­ m etten t de situer plus ex actem ent les phénom ènes littéraires dans le cadre de leur époque, d ’établir avec plus de précision leurs rapports avec les autres activités contem poraines et de com pléter les biographies des auteurs par to u t ce que la science m oderne, p ar exem ple 1 hérédité, peut fournir. A ussi la p lu p art des savants du p rem ier groupe, du groupe de la G eistesgeschichte, ont-ils adm is les m éthodes et les résu ltats posi­ tivistes dans le cadre ie leur recherches — to u t en co n tin u an t la tra d i­ tion rom antique q u an t à leur conception spiritu aliste de l’histoire. En général, la grande m ajo rité des sa v a n ts m odernes com binent les deux courants de diverse m anière, de so rte que les étu d es d ’h istoire littéraire en E urope e t en A m érique p résen ten t actuellem ent u n aspect d ’une richesse et d’une variété extrêm es. M êm e pour le 19esiècle, on au rait beaucoup d e difficultés à faire en trer chaque éru d it im p o rta n t dans l’un ou l’au tre d e ces groupes. A p a rt ceux qui, dès la seconde m oitié d u siècle, o n t voulu consciem m ent com biner les deux m éthodes, com m e l’A llem and W ilhelm Scherer, — à p a rt aussi le grand nom bre de ceux qui o n t fait de l’érudition pure e t sim ple sa n s se soucier de conceptions gén érales,et qu i n ’en o n t été touchés qu’inconsciem m ent, san s se rendre com pte d ’où so rta ie n t e t quelle signification exacte avaient les term es généraux d o n t ils é ta ie n t to u t d e m êm e obligés de se servir — il y eut quelques é ru d its fo rt distingués qui se so n t frayé un chem in à eux, et qui n ’o n t subi que fo rt superficiellem ent l’inlluence des deux groupes. Je citerai com m e exem ple l’histo rien suisse Jakob B urckhardt (1818— 1-897), l’a u teu r de la «Culture de la R enaissance en Italie», des «C onsidérations su r l’histo ire universelle» et de plusieurs autres ouvrages im portants. Ce fut p eut-être i’éru d it le plus clairvoyant et le plus com préhensif de son époque. V iv an t une vie bourgeoisem ent tranquille, la passant presque en tièrem en t à Bâle, sa ville natale, où il a enseigné p en d an t plus de quarante ans, il a prévu to u tes les c a ta stro ­ phes qui se prép araien t en Europe. Il n ’a accepté ni les conceptions m ystiques et idéalistes des rom antiques, ni la philosophie de Hegel, ni ies m éthodes psychologiques e t sociologiques des positivistes. Sa vaste érudition, qui em b rassait l’histoire générale, l’h istoire de la litté ra tu re et de l’a rt des époques de l’an tiq u ité e t de la Renaissance, ia précision e t la richesse de son im agination com binatrice, et la n e tte té de son juge­ m ent lui o n t perm is d’écrire des livres d ’une sy n th èse puissante et exacte

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à laquelle il a donné lui-même le nom d ’h istoire de la cu ltu re — Kulturgeschichte. La «Kulturgeschichte» de B u rck h ard t se distingue de la «G eistesgeschichte» en ce que ses conceptions générales trè s élastiques n ’im pliquent aucun systèm e de philosophie de 1 h istoire ni aucune m ysti­ que historique; et elle se distingue des m éthodes positivistes parce que B urckh ardt n ’a pas besoin des procédés de la psychologie ou de la socio­ logie — une connaissance v aste et exacte des faits, dom inée p a r le juge­ m ent instinctif d'un esprit non prévenu, lui suffisent. I! a trouvé un suc­ cesseur qui lui e s t com parable po u r la m éth o d e e t po u r l’esprit, dans l’érudit hollandais J. H uizinga, au teu r d ’un livre devenu célèbre su r le déclin du m oyen âge (prem ière édition, hollandaise, en 1919). Ce que je viens d’esquisser, c’est un classem ent de l'histoire littéraire d’après ses m éthodes e t l’esp rit qui l’anim e; on p eut la classer aussi d ’après les différentes tâches qu’elle accom plit ou q u ’elle se propose. C ela n’est pas m oins difficile, car ces tâches so n t fo rt variées. O n a écrit des his­ toires de la littératu re m ondiale; d es histoires d es litté ra tu re s nationales (anglaise, française, italienne etc.); d es histo ires d es litté ra tu re s des différentes époques, du 18e siècle, p a r exem ple, so it pour l’Europe en­ tière so it pour un pays. O n écrit aussi des m onographies, consacrées à un personnage im portant, p. ex. D ante, Shakespeare, Racine, G o eth e — ces m onographies se distinguent de la biographie sim ple en ce q u ’elles ne d onnent pas seulem ent les faits extérieurs d e la vie du personnage en question, m ais essaient d e faire co m prendre la genèse, le développe­ m ent, la stru ctu re et l’esp rit d e ses oeuvres; so u v en t les m onographies o n t l’am bition de donner plus que le titre n e pro m et: bien d e s m ono­ graphies su r D an te ou Shakespeare veu len t faire revivre l’époque en­ tière dans laquelle leur héros vivait. Ensuite, il faut nom m er l’histoire des genres littéraires: de la tragédie, du rom an, etc.; elle p e u t se spécia­ liser — et c’est la règle — su r un pays e t su r une époque; comm e genre iittéraire, on peu t tra ite r aussi la critique; il y a plusieurs livres con­ sacrés à l’histoire de la critique esthétique, e t s ’il n ’existe p as encore, à ce que je sache, une h istoire générale de l’h isto ire littéraire, de nom ­ breuses recherches qui la p rép aren t o n t été publiées, e t en fait il y a au m oins un livre im p o rta n t su r l’histo ire de l’h istoriographie générale (par M. C roce). A côté de l’histoire des genres littéraires, il fau t m en­ tionner l’h isto ire des form es littéraires; de la m étrique, de l’a rt de la prose, des différentes form es lyriques (ode, sonnet). Enfin, il ne faut pas oublier l’histoire littéraire com parée, d o n t l’o b je t est la com paraison des époques, des courants e t des auteu rs (R om antism e français e t R om an­ tism e allem and, par exem ple). V oilà à peu p rès épuisées les différentes

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m atières qui peuvent fournir un su je t pour les grands livres cl histoire littéraire. M ais si vous feuilletez un des nom breux périodiques, vous y trouverez bien d ’au tre s choses encore. V ous y trouvez d ’ab o rd beau­ coup de publications de tex tes inédits, lettres, fragm ents, ébauches, retrouvés dans les bibliothèques, d an s les archives, chez les parents, héritiers et amis de l’auteur en question; ceci re n tre plu tô t dans le d o ­ m aine de l’édition des tex tes d o n t nous avons parlé dans no tre prem ier chapitre. Ensuite, vous y trouverez beaucoup d ’articles sur la question des sources: où, p. ex., G o eth e a-t-il trouvé le su je t de Faust, ou S hake­ speare celui de H am iet? Sur quoi se base D ante en p eignant C ésar avec des yeux d'oiseau de proie, ou H om ère avec un glaive à la m ain? Les différentes sources so n t recherchées, com parées, jugées selon la p ro b a­ bilité que l’auteur a pu les co n n aître et utiliser; il s’y rattach e la question des influences: quelle influence Rousseau a-t-il exercé sur les oeuvres de jeunesse de Schiller, ou la poésie am oureuse des A rabes a-t-elle pu influencer l'idéal de l’am our courtois chez les p o ètes provençaux du 12e siècle? «Sources» et «influences » fournissent une m atière inépuisable aux érudits: il en est de m êm e pour la question des «motifs» qui est à peu près du m êm e genre: le m otif de l’avare à qui on a volé un tréso r caché, le m otif de la fem m e innocente, calomniée, tuée p ar un m ari jaloux, les innom brables m otifs de ruses de fem m es qui tro m p en t leur m ari: d’où viennent tous ces m otifs, où ont-ils été traités pour la p re ­ mière fois, com m ent sont-ils venus d ’un pays à l’autre, quelles so n t les variantes d es différentes versions, et com m ent se sont-elles influencées l’une l’au tre? U n a u tre genre d'articles, plu tô t esthétique, que vous trouverez dans les périodiques parle de l’a rt des auteurs: leur façon de com poser un e oeuvre, leur a rt de caractériser les personnages, de peindre les paysages, leur style, l’em ploi q u ’ils fo n t des m étaphores et des com paraisons, leur versification, le rythm e de leur prose; on peut faire de telles recherches pour un seul auteur, avec ou san s com paraison avec d’autres, e t pour une époque entière. D ’a u tres articles s’occuperont de quelque problèm e de fond, particulièrem ent in téressan t pour un auteur ou une époque: p. ex. la pensée religieuse de M ontaigne, ou l’exo­ tism e au 18e siècle — d ’au tres de particu larités p lu tô t stylistiques (la form ation de m ots nouveaux d an s l’oeuvre de R abelais) qui peuvent avoir une répercussion pro fo n d e su r la m anière de com prendre l’auteur en question. U n grand nom bre d ’articles parie de détails biographiques, des rap p o rts en tre deux p erso n n es p a r exem ple, si ces rap p o rts so n t in téressan ts pour la genèse d ’une oeuvre: plusieurs é ru d its on t fait des recherches sur le séjo u r de G o eth e à W etzlar où il a connu des personnes

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qui lui o n t servi de m odèles pour son W erth er. U n gro u p e de su je ts très en vogue actuellem ent tra ite des questions d e sociologie en ra p p o rt avec la litté ra tu re ; c’e st su rto u t la questio n du public, c’est-à-dire du groupem ent hum ain auquel fu t ad ressée e t destinée telle ou telle oeuvre, qui est vivem ent discutée dans les d ernières armées. Enfin, comm e je l’ai d it dans mes rem arques su r la bibliographie, des périodiques so n t consacrés entièrem ent ou en p artie au com pte-rendu, ju g ean t et discu­ ta n t les diverses publications — il y a des com ptes-rendus qui ne p a r­ lent que d ’une seule publication récem m ent parue, il y en a d ’au tres qui font un rap p o rt d ’ensem ble su r les recherches et les résu ltats obtenus p en d an t plusieurs années d an s un certain dom aine, em b rassan t p a r exem ple to u tes les publications récentes sur Shakespare, ou su r le Ro­ m antism e. Î1 va san s dire que l’h istoire littéraire se s e rt souvent, d an s ses recher­ ches, de n otions linguistiques. Elle en a besoin p o u r to u tes les inv esti­ gations concernan t le sty le d ’u n a u teu r ou d ’une époque. L es questions linguistiques so n t particulièrem ent im p o rtan tes d an s les dicussions sur l’authenticité des oeuvres d ’a ttrib u tio n douteuse. Q uand les preuves do­ cum entaires m anquent, de telles discussions peuvent se décider souvent p ar des considérations d ’ordre linguistique: est-ce que le vocabulaire, la syntaxe, le sty ie de l’oeuvre douteuse ressem blent plus ou m oins à ceux des oeuvres authen tiq u es de l’écrivain en qu estio n ? M ais l’im portance de la linguistique en histo ire litté ra ire n ’est p as lim itée à c e tte so rte de problèm es. Les oeuvres d ’a r t litté ra ire so n t des oeuvres faites en lan­ gage hum ain; le d ésir d e s’en app ro ch er le plus près possible, d ’en sai­ sir l’essence mêm e, a donné, d an s ces d ern ie rs tem ps, u n nouvel essor à l’analyse des tex tes littéraires, an alyse d o n t la base est linguistique; ce n’e s t plus uniq u em en t pour en com prendre le contenu m atériel, m ais pour en saisir les bases psychologiques, sociologiques, histo riq u es et su rto u t esthétiques qu’on pratiq u e actuellem ent l’analyse ou l’explication des textes. C om m e elle tie n t le milieu en tre l’histo ire littéraire e t la linguistique, et que so n développem ent m oderne me sem ble trè s im por­ tan t, je lui consacrerai u n p aragraphe à part.

L ’E X P L I C A T I O N D E S T E X T E S .

L’explication des tex tes s’est im posée depuis que la philologie existe (voir p. 15); quand on se trouve d ev an t un te x te difficile à com prendre, il faut tâch er de l’éclaircir. Les difficultés de la com préhension peuvent

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être de plusieurs so rte s: ou bien p urem ent linguistiques, quand il s'ag it d'une langue peu connue, ou h o rs d ’usage, ou d ’un sty le particulier, de l’em ploi des m ots d an s un sens nouveau, de constructions périm ées, arb itraires ou artificielles; ou bien elles peuvent concerner le contenu du texte; il contient, p ar exem ple, des allusions qu’on ne com prend plus, ou des pensées difficiles à saisir, d o n t la com préhension exige des con­ naissances spéciales; l’auteur p eu t aussi avoir caché le véritable sens de so n texte sous une apparence trom peuse; cela concerne su rto u t (m ais pas exclusivem ent) ia litté ra tu re religieuse; les livres sacrés des diffé­ ren tes religions, les traités de m ystique et de liturgie contiennent presque tous ou so n t présum és contenir un sens caché, et c’est p a r l’ex­ plication allégorique ou figurative qu’il faut tâ ch e r de le saisir. L’explication des textes, appelée aussi «com m entaires quand il s’agit d'une explication suivie de toute une oeuvre, fut pratiquée depuis l’an ­ tiquité, et acquit une im portance p articulièrem ent grande au m oyen âge et dans la R enaissance; une grande p artie de l’activité intellectuelle du m oyen âge s ’exerçait sous la form e du com m entaire. Si vous ouvrez un m anuscrit ou une édition ancienne im prim ée des livres religieux du christianism e ou d ’A risto te, ou m êm e d ’un poète, trè s souvent vous ne trouverez su r chaque page que peu de lignes du texte, en grands carac­ tères: et ces quelques lignes so n t entourées, à d ro ite, à gauche, en h aut e t en bas de la page p ar un com m entaire abo n d an t, écrit ou im prim é, dans la plu p art des cas, en caractères plus p etits. 11 existe aussi beau­ coup de m anuscrits et de livres qui ne co n tien n en t que le com m entaire sans le texte, ou qui in sèren t les p hrases de ce d ern ier successivem ent com m e titre s d e p arag rap h es d an s le com m entaire. Le com m entaire p eu t contenir to u te so rte de choses: explications de term es difficiles; résum és ou paraphrases d e !a pensée de l’au teu r: renvois à d ’autres pas­ sages ou l’auteur a d it quelque chose de sem blable; références à d ’au tres auteurs qui o n t parlé du mêm e problèm e, ou em ployé une tou rn u re d e style sim ilaire; développem ent de ia pensée, où le com m entateur fait en tre r ses prop res idées en expliq u an t celles de l’au teu r; exposition du sens caché, si le tex te e s t ou e s t présum é ê tre sym bolique. D epuis la R enaissance, le com m entaire allégorique tom be peu à peu en désuétude, e t le développem ent qui donne les idées p ro p res du com m entateur dis­ p a ra ît; d o rénav an t les é ru d its p référaien t d ’au tres form es pour énoncer leurs propres idées. Le com m entaire d evint plus n e tte m e n t philologique, et il est resté tel jusqu’à ce jour. U n co m m en tateu r m oderne des le ttre s de C icéron ou de la C om édie d e D an te donne d’a b o rd des explications linguistiques po u r les passages où un m o t ou une construction en

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L’EX PLICA TIO N DES TEX TES

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dem andent; il discute les passages d o n t la ten eu r e s t douteuse (voir A ); il donne des précisions su r les faits et personnages m entionnés dan s le texte; il essaie de faciliter la com préhension des idées philosophiques, politiques, religieuses, ainsi que des form es esth étiq u es que l'oeuvre contient. Bien entendu, un com m entateur m oderne se serv ira du travail de ceux qui l’ont précédé dans la m êm e tâche, e t les citera souvent textuellem ent. Mais comm e je viens de le dire à la fin du parag rap h e précédent, l’explication des textes, depuis quelque tem ps, se s e r t d ’au tres procédés e t vise d’autres buts. Q u an t aux procédés, leur origine d o it être cher­ chée, à ce qu’il me semble, dans la p ratiq u e pédagogique des écoles. U n peu p arto u t, e t su rto u t en France, on faisait faire aux élèves l’analyse de quelques passages des écrivains q u ’on lisait en classe; c’était rare­ m ent une oeuvre entière, m ais des poèm es ou des passages choisis q u ’on leur faisait analyser. L’analyse serv ait d ’abord à la com préhension gram ­ m aticale; puis, à l’étude de la versification ou du ry th m e de la prose; ensuite, l’élève devait com prendre et exprim er p a r ses p ro p res paroles la stru ctu re de la pensée, du sen tim en t ou de l’événem ent que le pas­ sage contenait; enfin, on lui faisait découvrir ainsi ce qu’il y avait dans le texte de particulièrem ent caractéristique pour l’au teu r ou p o u r son époque, so it en ce qui concerne le contenu, soit en ce qui concerne la form e. D es pédagogues intelligents arriv aien t m êm e à faire com prendre aux élèves l’unité du fond e t de la forme, c’est-à-dire com m ent, chez les grands écrivains, le fond se crée nécessairem ent la form e qui lui con­ vient, et que souvent, e n changeant ta n t so it peu la form e linguistique, on ruine l’ensem ble du fond. C e procédé av ait l’avantage de rem placer l’étu d e purem ent passive des m anuels e t des leçons du p ro fesseu r p a r la sp o n tan éité de l’élève qui découvrait lui-m ême ce qui fait l’in té rê t et la beauté des oeuvres littéraires. O r, cette m éth o d e a été considérable­ m en t développée et enrichie p ar quelques philologues m odernes (parm i les rom anisants, il fau t citer su rto u t M. L. Spitzer), e t elle se rt chez eux à des fins qui d épassen t la pratiq u e des écoles; elle se rt à une com ­ préhension im m édiate e t essentielle des oeuvres; elle n ’est plus unique­ m ent, ce qu'elle était pour l’école, une m éthode de c o n stater et de voir confirmé ce qu’on savait auparavant, mais un in stru m en t de recherches et de découvertes nouvelles. Plusieurs courants de la pensée m oderne ont contribué à favoriser son développem ent scientifique; l’esth étiq u e «comme science de l’expression et linguistique générale» de M. B. C roce; la philosophie «phénoménologique* de E. H usserl (1859— 1936) p a r sa m éthode de p a rtir de la description du phénom ène particulier pour

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arriver à l'intuitio n de so n essence; l’exem ple des analyses de l’h istoire d’a rt telles qu’elles fu re n t données p a r u n des u niversitaires les plus p re ­ stigieux de la dernière génératio n , H . W ôlfflin(1864— 1945); e t bien d ’autres courants encore. L’explication littéraire s ’applique de p référence à un texte d ’une éten d u e lim itée, et elle p a rt d ’une analyse pour ainsi dire m icroscopique de ses form es linguistiques e t artistiques, des m o tifs du contenu et d e sa com position; p en d an t cette analyse, qui d o it se servir de to u tes ies m éthodes sém antiques, sy n tax iq u es e t psychologiques ac­ tuelles, il faut faire a b stractio n de to u tes les connaissances antérieures qu’on possède ou qu’on cro it p o sséd er su r le te x te e t l’écrivain e n ques­ tion, sur sa biographie, su r les jugem ents e t opinions en cours su r lui, sur les influences qu’il p e u t av o ir subies, etc.; il ne fau t reg ard er que le texte lui-même, e t l’ob serv er avec une a tte n tio n intense, soutenue, de so rte qu’aucun des m ouvem ents de la langue e t d u fond ne vous échappe — ce qui est beaucoup plus difficile que ceux qui n ’o n t jam ais pratiqué cette m éthode ne sau raien t l’im aginer; bien regarder, et bien distinguer les observations faites, é tab lir leurs ra p p o rts e t les com biner dans un ensem ble cohérent, c ’est presque un art, e t son développem ent naturel est encore entrave p a r le grand n om bre d e conceptions toutes faites que nous avons accum ulées dans n o tre cerveau e t que nous in tro ­ duisons dans nos recherches. T o u te la valeur d e l’explication d e s textes est là: il faut lire avec une a tte n tio n fraîche, sp o n tan ée e t soutenue, et il faut scrupuleusem ent se g a rd e r des classem ents prém aturés. Ce n’e st que quand le te x te en questio n e st en tièrem en t reconstruit, dans tous ses détails e t d an s so n ensem ble, qu’on d o it p rocéder au x com ­ paraisons, aux considérations h istoriques, b iographiques e t générales; par là, la m éthode s ’oppose n e tte m e n t à la p ratiq u e des sa v a n ts qui dé­ pouillent un grand n om bre de te x te s p o u r y rechercher une particularité qui les intéresse, p a r exem ple «la m étap h o re d an s le lyrism e français du iôe siècle», ou «le m otif du m ari tro m p é d an s les contes de Boccace». P ar une bonne analyse cl’u n te x te b ien choisi, o n arriv era presq u e to u ­ jours à des résu ltats in téressan ts, parfo is à d es découvertes en tièrem ent nouvelles; et, presq u e toujours, les ré su ltats e t découvertes au ro n t une portée générale qui p o u rra dépasser le te x te lui-même, e t fo u rn ir des renseignem ents s u r l’écrivain qui l’a écrit, su r so n époque, su r le développem ent d ’u n e pensée, d ’une form e artistiq u e, e t d ’une form e de la vie. 11 e st v ra i que si la prem ière p a rtie de la tâche, l’a n a ­ lyse du texte elle-même, est fo rt difficile, la seconde, celle d e situ e r le texte dans le développem ent histo riq u e e t d e bien évaluer la p o rtée des observations qu’on aura faites, l’est en co re davantage. I! est possible c

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des tex tes

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(le form er m êm e un d éb u ta n t à l’analyse des textes, de lui ap p ren d re à lire, de développer sa faculté d ’observation; cela lui fera m êm e plaisir, puisque la m éthode lui p erm et de déployer dès le d éb u t d e ses études, av an t d’avoir ram assé péniblem ent dans les m anuels une foule d e con­ naissances théoriques, une activité sp o n tan ée e t personnelle. M ais dès qu’il s ’agit de situ er et d ’évaluer le tex te et les observations faites sur lui, il faut évidem m ent une érudition trè s v aste e t un flair q u ’on ne trouve que fort rarem ent, pour le faire sans trop d ’erreur®. C om m e les explications de tex tes fournissent assez so u v en t des résu ltats nouveaux et des m anières nouvelles de poser un problèm e — c’est précisém ent par là qu’elles so n t précieuses — le philologue désireux de bien saisir e t de faire resso rtir la p o rtée de ses o bservations ne trouve que rare­ m ent dans les travaux an térieu rem en t faits des points d ’appui pour l’aider dans sa tâche, et il sera obligé de faire to u te une série de nouvelles ana­ lyses de textes pour co n stater la valeur histo riq u e de ses observations; s'il ne p a rt que d'un seul texte, des erreurs de perspective so n t presque inévitables; aussi sont-elles fréquentes. L’explication des textes, malgré sa m éth o d e très n e tte m e n t circon­ scrite, peut servir à des intentions assez variées, selon le genre de tex­ tes qu’on choisit et selon l’a tten tio n qu’on p rête aux différentes obser­ vations qu’on p eu t y faire. Elle p eut viser uniquem ent la v aleu r a rti­ stique du texte, et la psychologie particulière d e so n auteur; elle p eut se proposer d’approfo n d ir la connaissance que nous avons d e to u te une époque littéraire; elle p eu t aussi avoir com m e b u t final l’étu d e d ’un p ro­ blèm e particulier (sém antique, syntaxique, esthétique, sociologique etc.); dans ce d e rn ier cas, elle se distingue des anciens procédés en ce q u ’elle ne com m ence pas p a r isoler d e leur entourage les phénom ènes qui l’in­ téressent, ce qui d on n e à ta n t d e recherches anciennes un a ir de com ­ pilation m écanique, grossière e t dénuée d e vie, m ais q u ’elle les considère dans le milieu réel d an s lequel ils se tro u v e n t enveloppés, en n e les en dégageant que peu à peu et sans en détru ire l’aspect particulier. D ans l’ensem ble, l’analyse des te x te s m e sem ble la m éthode la plus saine et la plus fertile parm i les procédés d ’investigation littéraire actuellem ent, en usage, a u tan t du po in t d e vue pédagogique que pour les recherches scientifiques.

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38 SECONDE PARTIE LES O R I G I N E S D ES L A N G U E S R O M A N ES . A. R O M E E T L A C O L O N I S A T I O N R O M A I N E .

Rome fut une ville fondée p a r les Latins, tribu indogerm anique entrée en Italie lors de la grande invasion indogerm anique en Europe. P en d an t un développem ent plusieurs fois séculaire, la ville acquit l’hégém onie sur tous les peuples h a b ita n t la péninsule d es A pennins: population fo rt mêlée, puisque, su r une couche préindoeuropéens, des Indoeuro­ péens de différents groupes s ’é ta ie n t établis. A côté de p aren ts relative­ m ent proches des L atins (les Italiq u es du groupe osco-om brien), il y avait au sud des colonies grecques; d an s plusieurs régions, su rto u t dans la T oscane actuelle, des E tru sq u es qui étaien t d ’une couche p réin d o ­ européenne; e t dan s la vallée d u Pô, au no rd de la péninsule, les Celtes ou G aulois. O n com prendra p a r ce tableau fo rt som m aire que k con­ quête e t l’assim ilation de tous ces peuples a duré longtem ps; elle fut favorisée, dès les débuts, p a r l’excellente situ atio n stratég iq u e et com ­ m erciale de Rome. D ans la p rem ière m oitié du 3e siècle av a n t J.-C., Rom e dom inait l’Italie à l’ex cep tio n de la vallée du Pô, où les G aulois restaien t indép en d an ts; elle é ta it devenue u n e grande puissance dans le bassin occidental d e la M éditerranée, et com m e telle, une rivale dangereuse d e la riche ville com m erçante de C arthage, fondation phéni­ cienne sur la côte africaine. L a lu tte e n tre les deux villes rivales a duré 60 ans; vers 200, elle éta it décidée en faveur de Rome, qui fut d o rénavant la m aîtresse incontestée du bassin entier. La Sicile, la Sardaigne, la C orse, une grande p artie de l’E spagne et peu à peu aussi la vallée du Pô furent soum ises à sa d om ination; p e n d a n t le s d eu x siècles qui sui­ virent, la puissance rom aine s ’infiltra d ’ab o rd d an s le re ste de 1 Espagne et dans la partie m éridionale d e la France (appelée à cette époque la G aule transalpine), ensuite, v ers 50 av. J.-C., d an s se s parties centrales e t septentrionales. P arto u t, les R om ains tro u v èren t une situ atio n e th ­ nique et politique assez em brouillée, et p a rto u t ils arriv èren t peu à peu à unifier e t à s’assim iler les différents peuples. P en d a n t la m êm e époque, c’est à-dire p en d a n t les deux siècles qui su iv iren t les guerres co ntre C arthage, la situ atio n politique e n tra în a it les R om ains aussi vers l’est de la M éditerranée, où l’o rd re créé p a r A lexandre le G ran d e t ses successeurs s’était len tem en t désagrégé; Rome arriv ait ainsi à dom iner

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ce q u ’on appelait alors l’orbis terraru m , le m onde connu. M ais tan d is que les conquêtes occidentales aboutissaient n o n seulem ent à une do­ m ination politique, m ais aussi culturelle e t linguistique, l’O rien t, sous l’influence de la civilisation grecque, la plus riche et la plus belle de l’antiquité, to u t en se so u m e tta n t à l’adm in istratio n rom aine, re sta it inaccessible à la pén étratio n culturelle; il re sta it grec, e t il exerçait m êm e une profonde influence su r la civilisation des co n q u éran ts rom ains. D ès lors, l’em pire eut deux langues officielles, le latin e t le grec, e t il d evint l’h éritier e t le p ro te c te u r de la culture grecque; m êm e en latin, les scien­ ces, les lettres, l’éducation se m odelaient d ’ap rès la form e grecque. Ce fu t un p rofond changem ent d an s la vie des R om ains, qui avaien t été. jusque là, des paysans, des m ilitaires et des ad m in istrateu rs; e t cela coïncidait avec un changem ent fondam ental de leur organisation poli­ tique. R om e avait été une ville, une «cité», avec u n e organisation oligar­ chique, com m e presque to u tes les villes ind ép en d an tes de l’antiquité; ce cadre suffisait de m oins en m oins à une adm in istratio n aussi vaste. P a r une série de révolutions, presque in interrom pues p e n d an t un siècle (133 à 31), Rome se tran sfo rm a en m onarchie, et la cité d evint p a r sa constitution ce qu ’elle éta it de fait: u n em pire. La m onarchie a encore élargi les frontières de la dom ination rom aine: de v a stes territo ire s en G erm anie, d an s les A lpes, en G ran d e B retagne, et les pays au to u r du cours inférieur du D anube fu ren t conquis sous les em pereurs; mais dans l’ensem ble, la politique des em pereurs te n d a it p lu tô t vers la stabilisation q ue vers l’expansion de la puissance rom aine. D epuis la fin du 2e siècle, cette tâche devient de plus en plus difficile; l’em pire, depuis ce tem ps, est n ettem en t su r la défensive; po u r des raisons sur lesquelles on a beau­ coup discuté, ses ressources s’épuisent, tan d is que la pression d u dehors s ’accroît, s u rto u t du côté des G erm ains au n o rd et d es P a rth e s à l’est. T outefois, la lu tte fut longue et dure; après les catastro p h es d u 3e siècle, D ioclétien e t C o n stan tin (prem ier em pereur chrétien) réu ssiren t pour une dernière fois à réorganiser l’adm in istratio n et à consolider les fron­ tières; ce ne fu t q u ’au 5e siècle que la p artie occidentale de l’em pire, avec l’ancienne capitale, s’écroula définitivem ent (476); l’em pire oriental, d o n t la capitale fut C onstantinople, s’est m aintenu encore p en d an t un m illénaire, ju sq u ’à la conquête tu rq u e au 15e siècle. Q u an t à l’occident, la chute de l’em pire n ’a pas m is fin à l’influence culturelle rom aine; elle éta it tro p profond ém en t enracinée. La langue latine, le souvenir des in­ stitu tio n s politiques, ju ridiques e t ad m inistratives rom aines, l’im itation des form es littéraires et artistiq u es de l’an tiq u ité ont survécu; jusque dans les tem ps m odernes, chaque réform e, chaque renaissance de la

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LES O RIGINES DES LANGUES ROMANES

civilisation européenne s’est inspirée de la civilisation rom aine, qui re­ p résentait, p o u r l’E urope cen trale e t occidentale, la civilisation antique to u te entière; car to u t ce qu’on p o uvait sav o ir su r la G rèce antique p arvenait en E urope, ju sq u ’au 16e siècle, p a r l’interm édiaire de la langue latine. Les R om ains ne so n t pas une n atio n ou un peuple dans le sens mo­ derne de ces m ots; le «peuple romain» cesse b ien tô t d ’être une notion géographique ou raciale, p o u r d evenir un term e ju ridique désignant un sym bole politique et u n systèm e de gouvernem ent. Cela est facile à com prendre ; les descendants d es h a b ita n ts d ’une p etite ville ne suffisent pas à conquérir e t à gouverner to u t un m onde, et ce qu’on appelle plus tard «les Romains», c’est un am algame de populations différentes, suc­ cessivem ent rom anisées. A l’origine, Rom e avait été une cité où des citoyens de plein d ro it civil, d ’autres sans d ro its politiques, et des esclaves cohabitaient, com m e c’était le cas d an s la p lu p art des com ­ m unes de l’antiquité. D ans la suite, les révolutions et les conquêtes, en élargissant de plus en plus le cadre de ceux qui étaien t «citoyens ro ­ mains», ont peu à peu d étru it l’ancienne unité m unicipale qui n ’éta it à la fin qu'une fiction. D éjà d a n s les dern iers tem ps de la république presque tous les h ab itan ts libres de l’Italie é ta ie n t citoyens rom ains;, quand l’arm ée com m ençait à se recru ter parm i les provinciaux, le titre de «civis romanus» se rép an d ait d e plus en plus; sous la m onarchie, il se détachait entièrem en t de sa base géographique: d es provinciaux de toutes les partie s de l’em pire l’acquéraient, e t au troisièm e siècle il fut conféré, à ce qu’il sem ble, à tous les h a b ita n ts libres d e l’em pire. D es G recs, des G aulois, des Espagnols, d es A fricains e tc. o n t joué u n grand rôle dans les lettres; depuis l’établissem ent d e la m onarchie, des p ro ­ vinciaux e n traie n t au s é n a t et arriv aien t aux plus h au tes charges; la plupart des em pereurs, p e n d a n t les d ern iers siècles, n ’ét-aient pas des Italiens. Les généraux qui dan s la dernière crise essayaient de défendre l’em pire contre les G erm ains, éta ie n t eux-m êm es pour la p lu p art d ’origine germ anique; tandisque les prem iers co n q u éran ts germ aniques d e l’Italie se faisaient conférer, p a r la cour d e C onstan tin o p le, d es titre s qui les encadraient d an s le sy stèm e rom ain. Plus ta rd , depuis C harlem agne, beau­ coup de rois allem ands v e n aie n t à R om e se faire couronner «em pereur rom ain»; ce titre , sym bole de la dom ination universelle, n’a disparu qu’en 1803, d an s la crise napoléonienne. Si le term e «peuple rom ain» n ’e s t pas un concept racial, il y a to u t de m êm e quelques qualités de l’ancienne race latine qui o n t rendu possible la form ation de cet em pire devenu le m odèle e t le sym bole de la û

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puissance politique e t des m éthodes de gouvernem ent. C es qualités, répandues et infiltrées p a r une forte tra d itio n aux différents groupes d’hom m es qui, changeant de g énération e n génération, o n t form é la classe régnante de l’em pire, so n t su rto u t d ’o rd re ad m in istratif, juridique e t m ilitaire. Rome ne do it pas sa puissance à une conquête rap id e; pen­ d an t six siècles, d ’étap e en étape, su b issan t des revers terrib les e t des révolutions sanglantes, le peuple rom ain a accom pli une tâch e d o n t il ne se d o u tait guère dans se s débuts, e t ori p o u rra it penser à u n e su ite d e hasards, si chaque fois, d an s les conditions les plus différentes, quelque­ fois dans des situatio n s où to u t sem blait perdu, la su p ério rité politique du génie rom ain ne s ’é ta it révélée d’une façon éclatante. Ils n ’o n t pas voulu se so u m ettre le m onde; leur s o rt les y a en traîn és p resq u e malgré eux. La ténacité, le bon sens, un courage sou ten u e t froid, un conserva­ tism e extrêm e dans les form es jo in t à une capacité d ’ad ap tio n qui ne reculait d e v an t aucune révolution fondam entale, un instinct divinatoire pour le p o in t im p o rta n t d ’une situ atio n com pliquée — ce sont, à ce qu’il m e sem ble, les qualités principales qui les o n t conduits là où ils sont parvenus, et qui o n t pu co n trebalancer l’effet d ’innom brables erreu rs et h ésitations particulières, d ’une co rruption p arfois énorm e et d e querelles intérieures presque in interrom pues jusqu’à la fin de la république. A cause de la stru c tu re particulière d e l’E ta t rom ain, d e sa base de plus en plus juridiq u e e t idéologique, d e m oins en m oins raciale et géographique, la colonisation rom aine se distingue n e tte m e n t de la p lu p art des colonisations antérieu res et p ostérieures, p a r exem ple de celle des G erm ains. La colonisation rom aine fut une «rom anisation», c’est-àdire que les peuples soum is devinrent peu à peu des Rom ains. T o u t en éta n t souvent cruellem ent exploités p a r les fonctionnaires et le fisc, ils gard èren t en général leurs terres, leurs villes, leur culte et m êm e très souvent leur adm inistration locale; com m e ce n ’éta it pas un peuple avide de terres qui les avait soum is, la colonisation ne se fit pas p ar des colons rom ains qui s ’em paraient du pays; de telles «colonies rom aines» ne furent fondées que dans des cas relativem ent rares, pour des raisons politiques et m ilitaires spéciales. D ans l’im m ense m ajo rité des cas, la rom anisation s’effectuait len tem en t et d ’en h aut. D es officiers de la garnison, des fonctionnaires, des négociants ven aient s’établir dans les chef-lieux du peuple soum is; c’étaien t des R om ains ou d es gens antérieurem ent rom anisés. Les écoles, les établissem ents de plaisir, de sport, de luxe, un th é â tre les suivaient; le chef-lieu devenait une ville. La langue de l’adm in istratio n et des grandes affaires devenait le latin; ainsi, le prestige de la civilisation rom aine et l'in té rê t coopéraient pour

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LES O RIGINES DES I.ANGDES ROMANES

faire accepter le latin, d ’ab o rd p a r les classes élevées du peuple, qui, pour faciliter la carrière de leurs fils, les envoyaient aux écoles rom aines; le p e tit peuple les suivait, et, la ville une fois devenue rom aine, la cam ­ pagne qui d épend ait encore plus que de nos jo u rs de la ville centrale, se rom anisait elle aussi, bien que beaucoup plus lentem en t; cela a duré souvent plusieurs siècles. L’u n ité économ ique e t ad m in istrativ e de l’em pire favorisait ce développem ent; m êm e les cultes se rapp ro ch aien t l’un de l’autre; on identifiait les dieux du pay s à Jupiter, à M ercure, à V énus etc. 1! est v rai que clans le bassin oriental de la M éditerranée la langue com m une re sta ie grec qui y jo u a it ce rôle depuis longtem ps; son prestige fu t m êm e supérieur, peut-être, à celui du latin. M ais d a n s les provinces occidentales, la langue latine a peu à peu d étru it ju sq u ’aux derniers vestiges des différents parlers in d ép en d an ts en usage av a n t la conquête rom aine; dan s la plu p art d ’e n tre elles, le latin s’est m aintenu définitivem ent; ce sont ces pays q u ’on appelle les pays rom ans, ou, par un nom apparaissan t pour la prem ière fois d an s des tex tes latins entre 330 et 442, la R om ania. C e so n t la péninsule ibérique, la France, une partie de la Belgique, l’ouest e t le su d des pay s alpins, l’Italie avec ses îles, et enfin la Roum anie. P our ce tte dernière qui est le seul pays de l’E urope orientale définitivem ent rom anisé, elle le fu t beaucoup plus ta rd que les au tres pays et dan s des conditions spéciales d o n t nous p arlerons prochainem ent. —■ 11 faut ajo u ter à la liste des pays rom ans en E urope les colonies transocéaniques que ces pays o n t fondées, m êm e si ces colonies o n t acquis plus ta rd l’indépendance politique, puisque leurs h ab itan ts continu en t de parler la langue de la n atio n colonisatrice. D e ce nom bre so n t les pays am éricains colonisés p a r les E spagnols e t les Portugais, e t le C anada français. D ans tous ces pays, européens et transocéaniques, on parle u n e langue néolatin e ou rom ane.

B. L E L A T I N V U L G A I R E .

T o u t le m onde peut faire l’o bservation qu’on écrit au trem en t que l’on parle. D ans une le ttre fam ilière, le style approche parfois du langage parlé; du m om ent que l’on écrit à des étrangers, et su rto u t quand on écrit pour le public, la différence devient beaucoup plus m arquée. Le choix des expressions e s t plus soigné, la sy n tax e est plus com plète et plus logique; les locutions fam ilières, les form es abrégées, spontanées et affectives qui ab o n d en t clans la conversation sont rares; to u t ce que c

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l’intonation, l’expression du visage e t les gestes fo n t com prendre quand on parle e t écoule, le te x te écrit d o it y su p p léer p a r la précision e t la cohérence du style. C ette différence en tre la parole et le tex te é crit fu t bien plus g rande et plus consciente dans l’an tiq u ité que d e nos jo u rs. D e nos jo u rs, on aspire à écrire le plus «naturellem ent» possible; il est vrai que la p lupart des sciences, avec leur term inologie spéciale, fo n t exception, e t il est vrai aussi, qu’une partie d es grands p oètes m odernes, su rto u t des grands lyriques du dernier siècle, o n t écrit leurs poèm es dans un sty le extrêm e­ m ent choisi e t raffiné, fo rt éloigné d u langage courant; m ais à côté d’eux il existe un a r t littéraire bien plus répandu, com m uném ent appelé «réalisme», qui essaie d’im iter le langage parlé, s’efforce de suggérer au lecteur les in to n atio n s et les gestes, et utilise m êm e les dialectes e t les argots; et qui fait to u t cela n o n pas seulem ent dan s des oeuvres com i­ ques, m ais aussi, e t su rto u t, quand il s’agit de su je ts trag iq u es e t trè s sérieux — on n ’a qu’à p en ser au rom an m oderne. O r, ce fut to u t a u tre chose dans l’an tiq u ité. J ’ai d é jà fait m ention, dans le chapitre précédent, de la d o ctrin e des différents genres de style don t il fallait se se rv ir p o u r chaque genre litté ra ire ; cette doctrine, élaborée dans tous ses détails p a r une longue tra d itio n d o n t les origines rem o n ten t jusqu'aux écrivains grecs du 5e siècle av. J.-C., n ’a d m ettait l’usage de la langue parlée que dans le sty le «bas» d e la com édie popu­ laire d o n t il ne nous e st conservé que peu de chose; po u r to u t le re ste des oeuvres littéraires, on ne ten d ait pas à im ite r le langage p arlé d e tous les jours, m ais au con traire à s ’en éloigner. Le latin que les élèves des lycées ap p ren n en t m ain ten an t, c’e st le latin litté ra ire de l'époque d’or de la litté ra tu re rom aine; les m odèles d e sty le qu’on leur recom m ande sont en prem ier lieu l’écrivain M arcus T ullius C icero (106—43 av. J.-C.), célèbre p ar ses discours p olitiques et judiciaires, se s tra ité s s u r l’a rt oratoire et sur la philosophie, et ses lettres et le poète Publius V irgilius M aro (71— 19 av. J.-C.) qui a écrit l’épopée natio n ale d e l’em pire rom ain, l’Enéide, e t qui p assait au m oyen âge, à cause d ’une de ses poésies bucoliques où il célébrait la naissance d ’un e n fan t m iraculeux, pour un pro p h ète du C hrist. Ces auteurs et leurs sem blables écrivent un style purem ent littéraire — fo rt nuancé, il est vrai, car C icéron, par exemple, se se rt parfois d an s ses lettres d ’un sty le fam ilier; m ais c’est une fam iliarité élégante e t artistique. F.n tous les cas, le la tin qu’ils écri­ vent est fort éloigné du langage courant. M ais le latin qui a servi de base aux différentes langues rom anes et qui en e s t la form e originaire, ne fut pas ce latin littéraire; ce fut, comme

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c’est to u t naturel, la langue pariée courante. Pour désigner ce latin parlé, les érudits se serv en t d u term e «le latin vulgaire». Ce ne so n t pas, il est vrai, les savants m odernes qui o n t inventé l’expression; dans la basse antiquité déjà, e t dans les prem iers siècles du m oyen âge, on désignait le langage du peuple p a r opposition au langage litté ra ire comme langue «rustique» ou «vulgaire» (lingua latin a rustica, vulgatis); et ainsi on a appelé longtem ps le,s langues rom anes elles-mêmes p ar ce term e; pour un Italien, un Espagnol, un Français du m oyen âge sa propre langue m aternelle fut longtem ps «la langue vulgaire»; D ante a donné à un de ses écrits, où il parle de la m anière de com poser des oeuvres littéraires en langue m aternelle, le titre «De vulgari eloquentia»; ju sq u ’au seizième siècle, c’est-à-dire ju sq u ’à ia Renaissance, cette m anière de désigner les langues rom anes était courante, et de fait, elles ne sont que la forme actuelie du développem ent du la tin vulgaire. C’est une des n otions fo ndam entales de la philologie rom ane que les langues rom anes ou n éolatines se so n t développées d u latin vulgaire E ssayons m ain ten an t de décrire un peu plus ex actem en t ce q u e cela veut dire. Q u’est-ce .que le latin vulgaire? C 'e st le la tin parlé — donc, ce n’est pas quelque chose de fixe e t de stable. Q u a n t aux différences locales, elles furent, dan s la p lu p a rt des pays, bien plus considérables avant l’époque de l’im prim erie e t de l'enseignem ent obligatoire. A u ­ jo u rd ’hui, les journaux, les publications officielles et les m anuels de l’école prim aire écrits dan s la langue littéraire com m une du p ay s entier p o rten t p a rto u t la conscience et la connaissance de ce tte langue com ­ m une: la lecture de ces im prim és, en dev en an t accessible à tous, sta n d a r­ dise dans les esp rits l’im age de la langue n ationale e t contribue à m iner peu à peu les différences locales ou dialectales. Elles su b sisten t po u r­ tan t; elles se m ain tien n en t m êm e m algré le ciném a et la radio; mais elles étaien t bien plus p ro fo n d es a v a n t l’époque de l’im pri­ merie. Im aginez m ain ten an t les différences locales du latin vulgaire; on le parlait en Italie, en G aule, en E spagne, en A friq u e du N o rd e t dans bien d 'autres pays encore; e t dan s chacun de ces pays, il s’é ta it super­ posé à une autre langue, la langue ibérique ou celtique p a r exemple, que les h ab itan ts avaient parlée av a n t la co nquête rom aine; il s’e st super­ posé chaque fois, pour m e servir du term e scientifique, à une au tre langue de su b strat. La langue d e su b stra t, en cessan t peu à peu d ’être parlée, avait laissé un résidu d ’h ab itu d es articulatoires, de procèdes m orphologi­ ques e t syntaxiq u es que les nouveaux rom anisés faisaient e n tre r dans !a langue latine qu’ils parlaient; ils gardaient aussi quelques m o ts de leur ancienne langue, .soit parce qu’ils étaien t tro p profondém ent enracinés

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so it parce qu’on ne tro u v ait pas d ’équivalents en iatin; c’est le cas su r­ to u t pour les dénom inations des p lantes, des in stru m en ts agricoles, d es vêtem ents, des m ets etc. — b ref de to u te s les choses qui s o n t é tro item en t liées aux différences de clim at, aux h ab itu d es rurales e t aux trad itio n s régionales. T a n t que l’em pire rom ain fu t in tact, la com m unication p erm an ente en tre les différentes provinces — le com m erce d an s la M éditerranée éta it trè s florissant •— em p êch ait une sép ara tio n lin­ guistique com plète; on se co m prenait m utuellem ent. M ais ap rè s la chute définitive de l’em pire, depuis le 5e siècle, les com m unications d evenant difficiles e t rares, les pay s s’isolaient, et, d e p lus e n plus, chaque région suivait so n développem ent p articulier; com m e en m êm e tem p s la culture littéraire, qui au rait pu continuer de serv ir de lien e n tre les différentes parties du m onde rom anisé, to m b a it dans une extrêm e décadence, il ne restait plus rien pour co n treb alan cer les p ro g rès de l’isolem ent lin­ guistique, auquel coopérait encore la d iversité des év énem ents et développem ents h istoriq u es dan s les différentes provinces. V oilà pour la différenciation locale du la tin vulgaire; considérons m ain ten an t la différenciation tem porelle. L es langues v iv en t avec les hom m es qui les p arlen t e t changent avec eux. C haque individu p arlant, chaque famille, chaque groupe social ou professionnel crée des form es linguistiques nouvelles, d o n t une p artie e n tre dan s la langue com m une de la n ation; une nouvelle situ a tio n politique, une nouvelle invention, une nouvelle form e d'activité (le socialism e, la radio, les sp o rts p. ex.) fo n t surgir de nouvelles expressions et parfois to u t un ry th m e nouveau de la vie qui modifie la stru ctu re générale du langage. D onc, chaque langue se modifie de génération en génération. U n exem ple bien connu en T urquie est fourni p ar les Juifs espagnols qui y so n t a rriv é s il y a q u atre siècles, et qui o n t continué p e n d a n t to u te c e tte p ério d e à p arler espagnol; m ais com m e leur co n tac t avec l’E spagne é ta it in tero m p u , leur langue s ’est développée d’une façon trè s différente d u développem ent en E spagne; elle a mêm e conservé quelques p articu larités archaïques que l’espagnol d’a u jo u rd ’h u i ne possède plus, de so rte que les spécialis­ tes étudient le judéo-espagnol pour reco n stru ire l’é ta t linguistique de l’espagnol au 15e siècle. O r, on com prend facilem ent q u e la langue parlée change beaucoup plus v ite que la langue écrite e t litté ra ire ; cette dernière est l'élém ent conservateur et re ta rd a ta ire du développem ent. La langue littéraire tend à être correcte; cela veut dire qu'elle te n d à établir une fois pour toutes ce q u i est ju ste e t ce qui est faux; l’o rth o ­ graphe, le sens des m ots e t d es to urnures, la sy n tax e d e la langue lit­ téraire obéissent à une tra d itio n stable, quelquefois m êm e à une régie-

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m entation officielle; elle h ésite à suivre rév o lu tio n linguistique qui, elle, e st en général (il y a des exceptions) l’oeuvre à d em i inconsciente du peuple ou d e quelques groupes du peuple. La langue littéraire n ’adopte, en règle générale, les in n o v atio n s linguistiques que longtem ps ap res leur entrée dans l’usage c o u ran t de la langue parlée. A n o tre époque cela s’e s t modifié quelque peu, parce que beaucoup d ’écrivains ch erch en t à s’em parer au plus vire d es innovations populaires, et mêm e à les devan­ cer par leurs p ro p res inn o v atio n s — m ais c’est un phénom ène to u t récent. D ans i’an tiq u ité (et d a n s to u tes les époques fo rtem e n t influencées p ar les idées an tiq u es su r la langue littéraire) celle-ci fu t extrêm em ent conservatrice; elle h ésitait longtem ps à suivre le développem ent popu­ laire, et dans la plu p art des cas elle ne le suiv ait p as du to u t. Q u ’on se rappelle ici ce que j ’ai d it antérieu rem en t (p. 24) sur la critique e sth é ti­ que de l’antiqu ité: elle considérait le beau com m e un m odèle stable, parfait, e t qui ne pouvait que perd re une p a rtie de sa beauté p ar un changem ent; cela s’appliquait, bien entendu, aussi à la langue littéraire. Le latin parlé (ou vulgaire) a p a r co nséquent changé beaucoup plus vite et plus radicalem ent que le ia tin littéraire. Les tendances conservatrices n’ont pas réussi à p ro tég er en tièrem en t le latin littéraire de to u t change­ m ent; lui aussi s ’e st modifié au cours des siècles. M ais ces m odifications so n t insignifiantes q uand on les com pare aux changem ents pro fo n d s qu’a subis le latin vulgaire, et qui, jo in ts aux différenciations locales, en ont fait peu à peu le français, l’italien, l’espagnol etc. Les sons, les form es, le sens de la plu p art des m o ts re ste n t inchangés d an s le la tin littéraire des époques p ostérieures, oe n ’est que la stru c tu re d e la p h ra se qui change considérablem ent; tan d is que, dans le latin vulgaire, to u te la phonétique, la m orphologie, l’em ploi et le sens des m ots, e t bien entendu la sy n tax e so p t en tièrem en t bouleversés. Si l’on v e u t é tab lir d ’une m anière som m aire une classification des form es les plus im p o rtan tes du latin, on p eut distinguer: 1) le iatin littéraire classique, d o n t l’époque d’apogée va d’à peu p rès 100 av. J.-C. jusqu’à peu près 100 ap rès J.-C., e t qui fut im ité, com m e nous v erro n s plus tard , p a r les hum anistes de la R enaissance; 2) le iatin littéraire' du déclin de la civilisation antique et du m oyen âge, appelé en général »bas-Iatin« ou latin d e l’Église, parce que c’éta it e t que c’e s t to u jo u rs la langue de l’Eglise catholique; 3) le latin vulgaire qui est le latin parlé de to u te s les époques de la langue latine, et qui évolue graduellem ent v ers ses différentes form es néo­ latines ou rom anes. D e l’exposé que nous venons de faire sur la différenciation locale et tem porelle du latin vulgaire, il résulte que ce n ’est pas u n e langue, mais

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une conception com p ren an t les p arlers les plus différents. U n paysan rom ain du 3e siècle av. J.-C. p arlait to u t au tre m e n t qu’un paysan gaulois du 3e siècle après J.-C., e t néanm oins to u s les d eu x p arlaien t le latin vulgaire. O n p eu t ap p ren d re le latin iittéraire, so it le latin classique so it le bas-latin; m ais on ne p e u t pas a p p re n d re le latin vulgaire; on peut seulem ent étudier l'une ou l’autre de ses form es, ou essayer d e co n stater quelles qualités ou quelles tendances so n t com m unes à to u tes ses form es connues. A u fond, c'est la m êm e chose po u r to u tes les langues vivantes et parlées. U n T u rc qui apprend l’allem and ap p ren d l’allem and actuel tel qu’on l’écrit et tel que les gens cultivés dans les grandes villes le parlent; m ais ce n’e st pas l’allem and en tier; il n ’apprend pas le m oyen h a u t allem and du 12e ou du 13e siècle, ni l’allem and de la R enaissance; il n ’apprend pas non plus les nom breux dialectes parlés actuellem ent en Prusse orientale, en R hénanie, en Bavière, en Suisse, en A u trich e etc. L’étude d’une langue parlée dans son ensem ble com porte des recherches longues et difficiles, pour lesquelles on a besoin d ’une form atio n lin­ guistique spéciale. Elle est encore beaucoup plus difficile po u r une langue de l’antiquité que pour une langue m oderne; d ’abord parce que, comme je viens de l’expliquer, la différence e n tre la langue littéraire e t la langue parlée était plus grande qu’au jourd'hui; or, nous possédons un assez grand nom bre de docum ents de la langue litté ra ire d e l’a n tiq u ité latine, m ais nous m anquons presque com plètem ent de sources po u r étu d ier la langue parlée; ce n ’est que p a r des h asard s que quelques vestiges nous en so n t conservés. O n n e pen sait pas à la fixer p o u r la p o stérité, car on ne l’en jugeait p as digne, e t on n e d isposait p a s d ’in stru m en ts exacts pour le faire m êm e si on l’a v a it voulu; les d isques sur lesquels nous fixons aujo u rd ’hui les langues e t d ialectes parlés qui nous in téressen t n’existaient pas encore. E t la difficulté prim ordiale, bien en te n d u , c’est qu’on ne parle plus le la tin vulgaire. O n p eu t étu d ier la langue pariée des Français, des A llem ands ou des A nglais au m oins dan s to u tes ses form es actuellem ent en usage, com m e le fo n t ceux qui p ré p a re n t les atlas linguistiques — le latin vulgaire ne vit plus que dan s les langues rom anes qui ne so n t pour ainsi dire que se s petites-filles, se s d escen ­ d an tes lointaines. T outefois, l’étu d e com parée d es langues rom anes est n o tre source la plus riche po u r la connaissance du latin vulgaire; ce qu’elles possèdent en comm un, soit p o u r l’évolution d e s sons, so it pour les form es m orphologiques, so it p o u r le vocabulaire, so it enfin pour la stru ctu re de la phrase peut être attrib u é avec beaucoup de vraisem blance au latin vulgaire des .époques où la différenciation linguistique des p ro ­ vinces de l’em pire n ’avait pas encore fait assez de p rogrès pour

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em pêcher la com préhension m utuelle e t le se n tim e n t qu’on p arlait une seule langue. M ais nous possédons aussi quelques sources anciennes et directes pour le latin vulgaire. D es parlers vulgaires d o n t on retrouve les traces d an s les langues rom anes so n t fréq u en ts d an s les com édies du poète P laute (vers 200 av. J.-C.); on en tro u v e p arfois dans les le ttre s de C icéron; un écrivain co ntem porain de N éron, P étrone, a com posé un roman, d o n t la p artie conservée co n tien t la description satiriq u e d ’un festin de nouveaux riches p arla n t u n jarg o n d ’hom m es d'affaires tout rempli de vulgarism es; sur ies m urs de Pom péi, ville ensevelie p a r l’érup­ tion du V ésuve en 64 après J.-C., et revenue à la lum ière grâce aux fouilles des dern iers siècles, on a trouvé un grand n om bre de griffon­ nages qui, dépourvus d ’am bition littéraire, souvent grivois, d o n n en t une image fidèle bien que très incom plète de la langue parlée contem poraine; on trouve aussi d e s vulgarism es dans les écrits qui nous so n t conservés sur des su jets techniques et p ratiques, p ar exem ple su r l'architecture, l’agriculture, la m édecine ou la m édecine v étérinaire, car ceux qui les com posaient n ’étaien t souvent pas des gens posséd an t une form ation littéraire, e t leurs su jets ies forçaient parfois à se serv ir de term es et de locutions de la langue courante. P en d an t la période du déclin de la civilisation antique, les sources du latin vulgaire deviennent m êm e un peu plus abondantes, car beaucoup d ’écrivains d e cette période écrivent des vulgarism es m algré eux, leur éducation littéraire é ta n t insuffisante pour leur p erm ettre d ’écrire un style pur. O n trouve aussi beaucoup de form es vulgaires dans les écrits de quelques pères de l’Église, dans les traductions latines de la Bible, d an s les inscriptions d e to u te sorte, su r­ to u t funéraires, répandues un peu p a rto u t d an s les provinces d e l’empire. Il nous est conservé une relation d ’u n voyage qu’une religieuse probablem ent originaire de la France m éridionale a fait en Palestine, probablem ent au 6e siècle (ni l’origine de la religieuse n i l’époque du voyage n ’ont pu ê tre exactem ent établies); ce rap p o rt, p eregrinatio A etheriae ad loca sancta, tra h it p a rto u t les form es de la langue parlée; il en est de m êm e pour l’H istoire des Francs écrite vers la fin du 6e siècle par l’évêque G régoire de T ours. D ’au tres tém oignages nous proviennent des écrits des gram m airiens: soucieux de sauver la bonne tradition, très m écontents de la décadence du style élégant, ils com ­ posaient des m anuels du langage correct, et les form es qu’ils citen t en les condam nant comm e fausses nous révèlent ce qui éta it effectivem ent l’ur-age parlé. D e tous ces tém oignages, jo in ts à ceux que nous fournis­ sen t ies langues rom anes, nous pouvons reco n stitu er une image du latin û

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LE CH RISTIAN ISM E

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vulgaire qui to u t en é ta n t fo rt incom plète e t som m aire, nous p erm et d en éiudier les tendan c es e t les q ualités principales. M ais pour continuer n o tre exposé su r le développem ent des langues rom anes, il nous fau t p arler ici d e deux faits h isto riq u es qui o n t eu une répercussion profonde su r la civilisation des peuples rom anisés, e t p a r conséquent aussi sur leurs langues: l’expansion du christianism e et l’invasion des G erm ains.

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CHRISTIANISM E.

Les Juifs en Palestine vivaient depuis les d ern iers tem ps de la rép u ­ blique sous l’hégém onie rom aine. Beaucoup d ’e n tre eux n e résid aien t pas en Palestine, m ais vivaient d an s les grandes villes de l’em pire, su r­ to u t dans sa p artie orientale. M ais parto u t, la p lu p art des Juifs se tenaient séparés du reste de la population, se refu saien t à l’hellénisation ou à la rom anisation, et gardaient avec une jalousie farouche leu rs tr a ­ ditions religieuses. C es traditions, to u t en a y a n t subi d an s les époques antérieures des influences étran g ères diverses, s ’étaien t à la fin cristal­ lisées sous une form e qui tra n c h a it d ’une m anière c h o q u an te avec les habitudes de leur entourage, et su sc ita it en m êm e tem ps so n m épris, sa haine, sa curiosité et son in térêt. Leur culte sem b lait étrange a u ta n t du po int de vue de la form e que du rond. E x térieurem ent, ils se d istin ­ guaient de leur entourage p a r leur coutum e de circoncire ies m âles e t par leurs préceptes extrêm em ent rigides co n cern an t la nou rritu re, p ré­ ceptes qui ren d aien t im possible to u te vie en com m un avec eux; pour le fond de leur croyance, ils ad o raien t un seul dieu qui to u t en n ’éta n t nullem ent corporel (ils d é testaien t l’im agerie religieuse, et l’un de leurs com m andem ents principaux défen d ait expressém ent de se faire une image de D ieu) n’était pas non plus une conception philosophique et abstraite, mais un personnage trè s n ette m e n t caractérisé, p ro fessan t des prédilections et des colères souvent incom préhensibles, seul tout-puissant, ju ste, et néanm oins inscrutable pour la raison hum aine: un dieu jaloux. O r, les G recs et les Rom ains, ou, pour mieux dire, les peuples hellénisés ou rom anisés du bassin de la M éditerranée, com prenaient fo rt bien l’adoration des im ages des dieux de la religion populaire; ils com pre­ naien t aussi, du m oins les gens in stru its parm i eux com prenaient le culte d’une divinité philosophique, sy n th èse de la raison ou d e la sagesse p a r­ faites, pure idée incorporelle et im personnelle. M ais un dieu qui n ’éta it

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ni l’un n i l’autre, ni im age concrète ni idée philosophique, qui é ta it un être personnel san s corps, d o n t les volontés étaien t inscrutables e t qui dem andait une obéissance aveugle — c e tte conception leur é ta it é tra n ­ gère, suspecte, inquiétante, e t ex erçait néanm oins su r beaucoup d’en tre eux, su rto u t parm i la population grecque, un certain charm e suggestif. C ependant la haine e t le m épris prévalaient, d ’a u tan t plus que les Juifs atten d aien t l’arrivce d ’un roi libérateur, d’un Messie qui les délivrerait de la dom ination étran g ère e t les ren d rait, eux e t leur dieu, seuls m aîtres du m onde. Du reste, to u t en se te n a n t rigoureusem ent séparés de tous ceux qui n’étaient, pas de leur religion, ils n ’étaient, e n tre eux, nullem ent d ’accord q u an t à l’in te rp ré ta tio n de leur dogme, et ils a p p o rtaien t dan s ces lu ttes intérieures un esp rit de fanatism e pointilleux qui les ren d ait fort antipathiqu es aux au tres peuples, pour la plu p art to léran ts à cette époque en m atière de religion et plu tô t curieux d’expériences religieuses nouvelles. S urtout les fonctionnaires rom ains chargés de l’ad m inistration de la Palestine, inquiétés à to u t m om ent p ar des troubles d ’o rdre reli­ gieux dont ils ne com prenaient pas le sens sem blent avoir franchem ent d étesté ce peuple difficile, inassim ilable e t farouche. D ans les classes régnantes des Juifs en Palestine il y a v a it deux p artis opposés l’un à l’autre, et, à p a rt cela, de fréq u en ts m ouvem ents populaires suscités par des prophètes extrém istes com pliquaient la situation. D ans les dernières années du règne du second em pereur, T ib ère (14—37), un groupe d ’hom m es venus du n o rd du pays, gens sim ples et peu instruits, disciples d’un d e leurs com patriotes, Jésus d e N azareth, causèrent des troubles à Jérusalem e n pro clam an t que Jésus é ta it le Messie. L a sim plicité et la force des paroles de Jésus, ses m iracles et sa doctrine de la ch arité frap p è re n t les esprits, et il sem ble q u ’il ait gagné, p endant quelques m om ents, beaucoup d ’ad h éran ts à Jérusalem . M ais les deux g rands partis, quoique en général désunis, se liguèrent contre lui, espéran t p ar sa p e rte ruiner to u t le m ouvem ent; car le Messie, tel qu’eux e t la grande m ajo rité des Juifs le concevaient, devait être un roi victorieux; si Jésus succom bait, c’éta it la preuve q u ’il é ta it un im pos­ teur. D onc, ils le firent arrê te r, arrach èren t au gouverneur rom ain une sentence de m ort, et Jésus fut crucifié après av o ir subi un traitem en t extrêm em ent ignom inieux. M ais les groupes rég n an ts fu ren t trom pés dans leur a tte n te ; le m ouve­ m ent ne fut pas détru it. Il sem ble q u ’apres un m om ent de désespoir et de découragem ent les disciples les plus fidèles de Jésus — le personnage ie plus n ettem en t saisissable parm i eux fut Simon Képhas, le futur ap ô tre Saint-Pierre — se rap p elèren t q u ’il avait lui-même p réd it sa passion, et G

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uu’il l’avait p réd ite com m e u n événem ent nécessaire, u n e p a rtie essen­ tielle de sa m ission. D es visions qui les assu raien t que Jésus n ’é ta it pas m ort, m ais ressuscité et élevé au ciel, les confirm èrent d a n s leu r croy­ ance, et une conception beaucoup plus p ro fo n d e du M essie — celle de Dieu se sacrifiant pour rach eter le péché des hom m es, s’in carn an t dans la form e hum aine la plus hum ble, souffrant les plus terrib les e t les plus ignom inieuses to rtu re s pour le salut du genre hum ain — se form a dans leur esprit. L idée d ’un dieu sacrifié n ’éta it pas to u t à fait neuve, elle se trouve sous diverses form es dans les m y th es antérieu rs; m ais d an s cette com binaison avec la chute de l’hom m e p a r le péché, liée à un événem ent actuel, soutenue par le souvenir du personnage e t des paroles de Jésus, elle fut une révélation nouvelle, ex trêm em ent suggestive e t féconde. Le m ouvem ent sc rép an d it parm i les Juifs palestiniens, m algré l’opposition de l’orthodoxie officielle. C ependant, il n ’au rait pro b ab lem en t jam ais dépassé les lim ites d ’une secte juive, si un nouveau personnage, le futur apôtre Saint-Paul, n’avait donné au développem ent une to u rn u re nouvelle et im prévue. Saint-Paul n ’é ta it pas Palestinien, c’é ta it un Juif de la dia­ spora, natif de la ville d e T a rso s en Cilicie, issu, à ce qu'il sem ble, d ’une famille aisée et respectée, puisque déjà son père, com m e lui-m ême, éta it citoyen rom ain. C ’était un hom m e bien plus in stru it que les prem iers disciples de Jésus, et qui avait une connaissance du m onde et un horizon bien plus large qu’eux — il sav ait le grec, com m e la p lu p a rt des Juifs h ab itan t hors de Palestine, e t avait étudié la théologie juive chez un célèbre professeur à Jérusalem . 11 éta it trè s o rthodoxe, et fu t p arm i les persécuteurs les plus acharnés des prem iers chrétiens. M ais u n e crise subite, provoquée p a r une vision, l’ébranla p ro fo nd ém en t; il d ev in t chrétien, et conçut, p ar un développem ent in térieu r d o n t les d étails nous échappent, l’idée de prêcher l’évangile à l’univers e n tier — n o n seule­ m ent aux Juifs, m ais aussi aux payens. 11 est v rai que p a r c e tte résolution il ne fit que tirer la conclusion inévitable de la d o ctrin e de la charité qu’avait prêchée Jésus — m ais il sem ble qu’aucun des au tre s ju ifs de­ venus chrétiens n’ait im aginé une idée tellem ent révolutionnaire. C a r elle com portait une séparation n e tte des form es et m êm e d ’une p artie du fond judaïques. Sans doute, Saint-Pau! conservait du judaïsm e la conception de Dieu qui to u t en éta n t esprit, donc incorporel, n ’éta it n ullem ent une abstraction philosophique, mais un être personnel qui m êm e avait pu s’incarner dans un hom m e. Mais il fallait ren o n cer à la circoncision e t aux préceptes sur la nourriture; et Saint-Paul alla plus loin; il enseigna que to u te la religion juive n ’était q u ’une étape p réparatoire, que sa loi était devenue nulle p a r l’arrivée du M essie, e t que seules la foi en Jésus-

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C hrist e t la charité com ptaient. U n e telle d o ctrin e ne provoqua pas seulem ent la fureur de l'orth o d o x ie juive, m ais aussi une opposition fo rte et tenace chez les prem iers ch rétien s d e Jérusalem qui, p o u r croire en Jésus-C hrist comm e Messie, ne voulaient pas cesser d ’être des Juifs fidèles à la lo i M ais Saint-Paul n’é ta it pas seulem ent un inspiré qui agitait les âmes p ar une éloquence to u te personnelle e t extatique, c’éta it encore un politicien fo rt habile, capable d ’évaluer et de m e ttre en jeu les forces de la société, les ten d an ces et les passions des hom m es; c’était enfin un caractère aussi courageux que souple, p rê t à faire face aux situ a­ tions les plus difficiles. P en d an t une vie de voyages qui fut très agitée, d o n t les étapes se reflètent dans scs lettres et dans les A ctes des A pôtres, en b u tte à la persécution irréconciliable de l’orthodoxie juive, ay an t toujours à com pter avec l’a ttitu d e h ésitan te e t parfois hostile des Judéo-chrétiens d e Jérusalem , avec la méfiance des a u to rités rom aines, avec l’incom préhension, le m épris e t p arfois avec les violences des payens auxquels il prêcha l’Evangile, avec les faiblesses et les défaillan­ ces des nouveaux convertis, il a réussi, avec l’aide de quelques colloborateurs, à fonder des com m unautés chrétiennes dans beaucoup de villes im portantes de l’em pire — et à établir ainsi la base de l’organisation universelle du christianism e. P en d an t les tro is siècles qui suivent, le christianism e s’est répandu graduellem ent dans to u t l’em pire rom ain, parfois très rapidem ent, parfois d ’un ry th m e plus h ésitant. Il avait fini par em brasser une trè s g rande p artie de la population, quand l’em ­ pereur C o n stan tin en fit la religion officielle de l’em pire (325). Les raisons de ce succès éclatan t ne so n t pas faciles à résum er en quelques m ots. L’ancienne religion populaire des G recs et des R om ains ne suffisait plus, depuis longtem ps, aux besoins religieux d u peuple; les systèm es philo­ sophiques qui propageaient un théism e ratio n aliste ne convenaient q u ’à une m inorité de gens instru its; e t parm i les différentes religions basées sur une révélation m ystique, to u tes d ’origine orientale, qui s’infiltraient à cette époque d an s l’em pire rom ain, le christianism e é ta it la plus sugge­ stive, à cause de sa d octrine en m êm e tem ps m ystique e t sim ple, ou, comme s ’exprim aient les P ères de l’Eglise, en m êm e tem ps sublim e e t hum ble; la d o ctrin e de ia foi e t d e la charité, de la chute et de la ré­ dem ption que tous com prenaient éta it liée à la conception m ystique de Dieu qui s’incarn ait et se sacrifiait; et c e tte conception se rattach ait à un événem ent h istorique et concret, à un personnage lui aussi sublim e e t hum ble, e t qu’on pouvait aim er com m e un hom m e to u t en l’a d o ran t com m e Dieu. Il fau t y ajo u te r que les écrits ch rétien s donnaient, à l’aide de la trad itio n juive q u ’ils in te rp ré ta ie n t d 'u n e façon figurative, une

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explication de l'histoire universelle qui frap p ait par so n unité, sa sim plicité e t sa grandeur. Les persécutions ne servaient en som m e q u ’à fortifier la foi; c’é ta it une gloire de souffrir le m artyre, d ’a u ta n t plus qu’on im itait e n le subissant la passion d u C h rist; beaucoup de cro y an ts am bitionnaient une telle m ort, fo rçan t p ar des faits et des paroles provocatrices les autorités à les condam ner, et refu san t to u t m oyen de se sauver. En principe général, les auto rités rom aines étaien t to léran tes et évitaien t les persécutions religieuses. M ais dans les prem iers tem ps le culte chrétien revêtait le caractère d'un m ysticism e secret; or, to u t É ta t policé d éteste les sociétés secrètes; d 'a u ta n t plus qu’une p artie de la population, les Juifs d’abord, ensuite les p rêtres payens et to u t le com m erce intéressé aux sacrifices et au culte ancien, im putaient aux chrétiens to u te so rte de crimes. D ’au tres com plications surgissaient du fait que les chrétiens refusaient de sacrifier devant l'im age de l’em pereur, ce qui éta it la forme officielle de professer sa loyauté envers le gouvernem ent. Enfin, quand par son expansion grandissante le christianism e m enaça de devenir un facteur im p o rtan t dans 'la politique, to u tes so rtes d 'in stin c ts tra d itio ­ nalistes, d ’intrigues et de passions e n trè re n t en jeu, e t des ten tativ es fu ren t faites su r une large échelle pour a rrê te r ses progrès p ar la vio­ lence. Q uand au com m encem ent du 4e siècle sa victoire fu t définitive, la tâche de fixer le dogm e et de réorganiser l’Eglise s ’im posait. D epuis le second siècle, les disputes su r 1 in terp ré ta tio n du dogm e avaien t é té très vives; de nom breux co u ran ts philosophiques e t religieux tra v e rsa ie n t le m onde p en d an t la fin de l’an tiq u ité; le christianism e les a peu à peu évincés, m ais ils exerçaient leurs influences su r les théologiens chrétiens en m ultipliant les dissensions. La stab ilisatio n du dogm e et l’organisation de l’Eglise fu ren t l’oeuvre des gran d s conciles du 4e et du 5e siècles et des Pères de l’Eglise; dan s l’occident, les plus im p o rta n ts parm i ceux-ci furent Saint-Jérôm e (av an t 350—420), le principal tra d u c te u r de la Bible en latin, et Saint-A ugustin (354— 430), le génie le plus p u issan t du déclin de l’antiquité. N é payen, m ais d ’une m ère ch rétien n e qui p en d an t sa jeunesse eu t une g ran d e influence su r lui, il étu d ia les le ttre s et devint professeur de rhétoriqu e d ’abord en A frique, son pay s natal, puis à Rom e et à M ilan; c’est dans cette époque de sa vie qu’il arriva à tra v e rs beaucoup de crises intérieu res — plusieurs co u ran ts philosophiques et m ystiques se d isp u taien t son âme — à em b rasser définitivem ent le chris­ tianism e (387). à q u itte r sa chaire et à se faire p rê tre ; le déclin p ro ­ gressif de la puissance rom aine et de la civilisation an tiq u e p e n d a n t sa vie "im pressionna profondém ent. C ’est un grand écrivain; ses oeuvres —

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citons ses livres su r la T rin ité, su r la doctrine chrétienne, sur la cité de Dieu, ses C onfessions, ses le ttre s e t se® serinons — reflètent le com bat qui se livrait alors en tre la tra d itio n antique et le christianism e; elles en d o n n en t une solution qui, to u t en éta n t pro fo n d ém en t chrétienne, utilise to u tes les ressources de la civilisation antique; e t elles créent une conception de l’hom m e beaucoup m oins rationaliste, beaucoup plus personnelle, intim e, v o lo n tariste et synthétique que celle des systèm es philosophiques antérieurs. 11 m ourut en 430, évêque d ’H ippone au nord de l’A frique, p en d an t le siège de cette ville p ar la trib u germ anique des V andales. Son influence fut des plus grandes, n o n seulem ent sur ses contem porains, non seulem ent su r le moyen âge, m ais su r toute la cul­ ture européenne; toute la tra d itio n européenne de l’introspection sp o n ­ tanée, de l’investigation du m oi rem onte à lui. Du reste, ni les conciles ni les P ères de l’Eglise ne réussirent à écarter définitivem ent les dissensions sur le dogme; les troubles e t les schism es continuaient. O n p eut d ire que p en d an t sa longue h istoire le ch ristia­ nism e n’a eu que de rares époques de calme e t de concorde intérieure; il s’est développé e t a vécu en tra v e rsa n t les lu tte s et les crises les plus terribles, et je crois que c’e s t p lu tô t à cause d ’eiles que m algré elles qu’ii a pu garder si longtem ps sa force e t sa jeunesse, en se tran sfo rm an t avec les hom m es, les situ atio n s histo riq u es et les idées. O n a réussi toutefois à créer, p en d an t les d ern iers siècles de l’an tiq u ité une certaine unité de l’Eglise d’occident, avec Rom e p o u r centre. L’évêque de Rome, succes­ seur de l’apôtre Saint-Pierre, qui y avait passé les d ernières années de sa vie et y avait so u ffert le m arty re , jouissait depuis longtem ps d ’un grand prestige; il s’y a jo u ta it le prestige de la ville même. C ’est l’origine de la papauté; et Rom e, d o n t la puissance politique ne fu t désorm ais qu’un sym bole et u n souvenir, acq u it une puissance spirituelle qui, pour ê tre spirituelle, n ’en avait p a s m oins d ’im portance pratiq u e. Rome, siège de la papauté, fut un c en tre d ’organisation; c’e s t de là que furent fondés e t dirigés les centres provinciaux d ’où p a rtire n t les m issionnaires chargés de convertir les p ayens barb ares; à la rom anisation succéda !a ch ristia­ nisation, qui, elle aussi, fu t une so rte de rom anisation. C ’est à cette même époque que rem o n te l’o rganisation des couvents en occident (règle do Saint-B enoît, vers 529), c’est-à-dire l’organisation des com m unautés de ceux qui veulent q u itte r le m onde po u r se consacrer entièrem en t au service de Dieu. I.cs couvents eu ren t une grande im portance pour la civilisation occidentale. D an s le déclin de la culture antique, ies couvents furent le seul centre de l’activité littéraire e t scientifique; c’est là qu’on conservait et copiait ies oeuvres de l’antiquité, et c’est là que se c

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développaient ies activités qui p rép a ra ie n t l’a rt, la litté ra tu re e t la philo­ sophie du m oyen âge chrétien. M ais les couvents e u ren t aussi des tâches bien plus pratiques. D ans u n m onde où, ap rès la chute de l’em pire ro ­ m ain e t les invasions des b arb ares la no tio n du d ro it privé avait presque cessé d'exister, où la violence individuelle dom inait, ils étaien t un centre de paix, d ’asile et d ’arbitrage; souvent, ils fu ren t aussi un c en tre éco­ nom ique: ils enseignaient les m eilleures m éth o d es d ’agriculture, e n tre ­ p ren aien t des défrichem ents, favorisaient ies m étiers et pro tég eaien t les restes du com m erce qui av aie n t survécu d an s la débâcle des voies de com m unication. C ertainem ent, on tro u v ait aussi dans les couvents to u te so rte de vices, e t su rto u t les vices particu liers de cette époque: la vio­ lence, l’avarice, l’am bition d a n s se s form es les plus prim itives et les plus féroces. M ais l’idée qui les in sp irait fu t plus fo rte que les im perfections des hom m es, et on peut su p p o ser que sa n s leur activité — et sa n s l’ac­ tivité pratique et organisatrice de l’Eglise en général — l’idée m êm e de la civilisation e t de la justice a u rait péri. O n v o it de to u t ce que nous venons de dire que l’Eglise ch rétienne occidentale, d a n s l’époque qui suit la chute de l ’empire, p ren d un développem ent n ette m e n t pratique et organisateur, dans un co n traste très m arqué avec l’époque précédente, rem plie de discussions subtiles sur le dogme. O n peut c o n stater ce nouvel é ta t d’esprit dans les écrits du d ern ier des grands Pères de l’Eglise, du pape G régoire 1er (!e G rand, m o rt en 604) qui fut un orga­ nisateur du trav ail p ratiq u e e t de l’enseignem ent de l’Eglise catholique. C ’est aussi du p o in t de vue p ratiq u e qu’il fau t considérer l’influence linguistique de l’Eglise occidentale. La langue de la liturgie en O ccident fu t le latin; to u te l’activité intellectuelle s’e x p rim ait dan s c e tte langue. P a r là, l’Eglise a conservé la tra d itio n d u latin com m e langue littéraire, bien q ue ce ne fû t plus le latin classique; se s écrits fu ren t com posés d an s un latin litté ra ire quelque peu modifié, appelé le bas-latin (voir p. 46). Le bas-latin ecclésiastique, longtem ps m éprisé p a r ies savants m odernes sous l’influence de l’hum anism e, m ais redécouvert au dernier siècle et fo rt goûté depuis, a p ro d u it des oeuvres d e la plus grande beau té et de la plus haute im portance. C ’est d ’ab o rd la poésie religieuse, les hym nes, d o n t la tra d itio n rem o n te au m oins ju sq u 'à Saint-A m broise, évêque de M ilan (4c siècle). Elle a fleuri p e n d a n t to u t le m oyen âge; to u te la poésie européenne repose su r le systèm e m étrique q u ’elle a em ployé, e t qui e s t en tièrem en t différent d e celui de lu poésie antique; ceiie-ci est basée s u r la q u a n tité des syllabes (longues ou brèves), tandis que la versification des hym nes chrétiennes, et en su ite celle d e la poésie européenne postérieure se base su r leur qualité (accentuées ou atones).

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sur leur nom bre e t su r la rime. Q u a n t à la prose du bas-latin, elle n'a développé que peu à peu sa form e pro p re; elle est devenue un in stru ­ m ent vigoureux et souple, d ’un caractère fo rt p articulier; la philosophie et la théologie du m oyen âge y o n t trouvé leur in stru m en t aussi bien que les grandes chroniques des historiens. N ous aurons l’occasion d ’y revenir. Mais il y a un au tre côté de l'influence ecclesiastique, plus im p o rtan t pour te développem ent des langues rom anes. La langue de la liturgie fut, com m e je i’ai dit, le bas-latin, donc un latin littéraire. Mais il est arrivé un m om ent, pro b ab lem en t même assez tô t, où la différence entre ce latin littéraire et la langue parlée (le latin vulgaire, ou plu tô t les langues rom anes n aissantes) fut telle que le peuple devint incapable de com prendre les paroles du service divin. N éanm oins l’Eglise catholique a continué — et continue ju sq u ’à ce jo u r — à m aintenir le service divin dans sa forme traditionnelle latine. T outefois, il fallait -créer un m oyen de com préhension im m édiate: ce furent les serm o n s que les p rêtres adressaient au peuple, et les p arap h rases des tex tes sacrés, com posées en langue vulgaire. Il est v ra i que nous possédons des docum ents de ce genre seulem ent d ’une époque relativ em en t tard iv e: les p araphrases les plus anciennes qui nous so ien t p arvenues dan s une langue rom ane d a te n t du 10e siècle, e t p o u r les serm ons, nous n ’en possédons guère qui soient antérieurs au 12e. M ais on sa it (p. ex. p a r le tém oignage de l’édit d e T ours, 813) qu’on a prêché en langue vulgaire beaucoup plus tô t; ces serm ons ne nous so n t pas conservés parce q u ’on ne les a pas jugés dignes d ’être fixés par écrit dans leur form e vulgaire. En fait, il n ’y a qu’un nom bre assez restrein t de serm ons conservés en ancien français, et encore sont-ils souvent retrad u its du latin. O r, ces prem iers serm ons et paraphrases donnaient à la langue vulgaire une so rte de dignité nouvelle; c’était un prem ier essai de ce qui allait se créer plus ta rd : la form e littéraire des langues vulgaires. C ar p o u r exprim er en langue vulgaire, m êm e très sim plem ent, les m y stères de la foi, l'h isto ire de la naissance, de la vie et de la passion de Jésus-C hrist, il fallait créer to u t un nouveau voca­ bulaire et adop ter un style plus h au t e t plus soigné que celui qu’elle possédait jusque là, é ta n t em ployée seulem ent pour les besoins pratiq u es de la vie; c’éta it un com m encem ent d ’usage littéraire. O n p eut s ’en rendre com pte p a r le fait que beaucoup de m ots de la sphère ecclésias­ tique (p. ex. passion, charité, trin ité ) se so n t conservés dan s une forme beaucoup plus p ro ch e du latin que d ’au tres m ots phonétiquem ent semblabes, ou qu’ils o n t développé des le m oyen âge une form e littéraire à côté do la form e co u ran te (ch arité à côté de cherté). De plus, une p artie im portante des parap h rases vulgaires d ’hisioirer. sacrées fut com posée

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dans une form e dram atique; ces parap h rases d ram atiques, qui m ettaien t en dialogues des scènes de la Bible serv aien t à expliquer et à rendre populaires l’histoire sacrée e t le dogme; c’est le com m encem ent e t le germ e de to u t le th é â tre européen. Ce début de style littéraire dans les langues vulgaires, créé p ar le besoin qu’énrouvait le clergé d’établir un con tact linguistique d irect avec le peuple e t de lui rendre plus fam ilières les vérités de la fo i,se distingue très n ettem en t des conceptions littéraires de l’antiquité. C om m e dans le dom aine linguistique, où j ’en ai fait plusieurs fois m ention, le goût antique professait aussi dans le dom aine littéraire — en ce qui concerne la m anière d o n t il fallait tra ite r les su je ts — u n certain aristocratism e: on devait éviter, dans les su je ts tragiques et «sublimes'», to u t réalism e, et su rto u t to u t bas réalism e. Les personnages tragiques, d an s l’antiquité, étaien t des dieux, des héros de la m ythologie, des rois e t des princes; ce qui leur arrivait é ta it souvent terrible, m ais il fallait que cela re stâ t dans le cadre du sublim e; le bas réalism e, la vie q u otidienne et to u t ce qui pouvait sem bler hum iliant en était exclu. O r, p o u r les C hrétiens, le m odèle du sublim e e t du tragique, c’é ta it l’h istoire de Jésus-C hrist. M ais Jésus-C hrist s ’éta it incarné dans la perso n n e d ’u n fils de ch arp en ­ tier; sa vie sur la te rre s’éta it passée parm i d es p ersonnes d e la plus basse condition sociale, des hom m es et des fem m es du peuple; sa p as­ sion avait été to u t ce q u ’il y a d e plus hum iliant; e t p récisém ent dans cette bassesse et dans cette hum iliation co n sistait le sublim e de so n p e r­ sonnage et de l’Evangile que lui et ses apô tres avaien t prêché. Le sublim e de la religion chrétienne éta it in tim em ent lié à so n hum ilité, et ce carac­ tère de mélange du sublim e et d e l’hum ble, ou p lu tô t c e tte nouvelle con­ ception du sublim e qui se base su r l’hum ilité, rem plit to u tes les parties de l’histoire sainte et to u tes les légendes des m arty rs et des confesseurs. P ar conséquent, l’a rt chrétien en général, e t l’a rt litté ra ire en particulier, ne sav aien t que faire de la conception antique du sublim e; un nouveau «sublime» s’établit rem pli d ’hum ilité, a d m e tta n t les personnages du peuple, ne reculant d evant aucun réalism e quotidien; d ’a u tan t plus que le but de cet a rt n’é ta it pas de plaire à un public d ’élite, m ais de rendre H iistoire sainte et la do ctrin e chrétien n e fam ilières au peuple. C 'est une nouvelle conception de l’hom m e qui s’établit, conception dont j ’ai déjà parlé à propos de Saint-A ugustin qui en a n e tte m e n t entrevu e t formulé les conséquences littéraires. Ces conséquences furent trè s im p o rtan tes pour l’E urope, elles se so n t étendues bien au-delà de l’a rt chrétien p roprem ent d it; to u t ie réalism e tragique européen en dépend; ni l’art do C ervantes et du th éâtre espagnol, ni celui de Shakespeare, pour ne

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nom m er que les exem ples les plus connus, ne sau raien t être imaginés sans cette conception réaliste de l’hom m e tragique qui est d ’origine chrétienne. C e ne furent que les époques im itan t consciem m ent les théo­ ries de l’antiquité (p ar exem ple le classicism e français du 17e siècle) qui ont repris la conception ancienne.

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En p arlan t du latin vulgaire, j ’ai d éjà expliqué com m ent l'influence des langues de su b strat, c’est-à-dire des parlers en usage av an t la colo­ nisation rom aine, avait donné au latin vulgaire une certain e variété, et qu'il y av ait ries différences considérables e n tre ses m ultiples form es régionales. P en d an t la longue agonie de l’em pire, l'indépendance des provinces s’accrut, et l’influence de la ville de Rome dim inua; la classe cultivée tom ba en décadence, et fut rem placée p ar des groupes d ’offi­ ciers sans instruction, souvent d ’origine barbare; des changem ents de la structure sociale, changem ents qui différaient dans les différentes p ro ­ vinces. influaient su r la langue; bref, toute une série de phénom ènes dé­ centralisateurs co n tribuaient à affaiblir l’unité de la langue latine. T o u te ­ fois, il est probable que ccttc unité éta it encore consciente d an s la partie occidentale de l'em pire ju sq u ’à l’époque où celui-ci s’effo n d ra sous le coup des invasions germ aniques, e t où de nouvelles créatio n s politiques, presque to u tes peu durables, n aq u iren t s u r ses ruines (une stab ilisatio n relative n e fut atte in te que dan s l’époque carolingienne). C ’e st p en d an t cette seconde m oitié du prem ier m illénaire, problablem ent d éjà p e n d an t le 6e e t le 7e siècle, que l’unité du la tin vulgaire fu t définitivem ent détruite, et que les parlers régionaux d evinrent des langues ind ép en ­ dantes. Les G erm ains qui envah iren t et finalem ent an éan tiren t l’em pire d ’Oecidenr n ’étaien t p as un peuple uni; c’éta it un grand nom bre de peu pladcs et de tribus, occupant le no rd , le cen tre e t quelques parties du sud-est de l’E urope; des m ontagnes e t des fleuves sép araien t les tribus l’une de l’autre, e t leur organisation politique et m ilitaire é ta it encore peu développée. M ais ils aim aient la guerre et étaien t facilem ent en­ clins à q u itte r leur pays po u r chercher ailleurs du butin, des te rre s plus fertiles et une vie plus douce. D es invasions germ aniques avaient menacé Rom e depuis le Ier siècle av an t J.-C.; p en d an t les prem iers siècles de la m onarchie les Rom ains o n t dû m ener contre les G erm ains G

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un grand nom bre do guerres offensives e t défensives (m ais l’offensive n’était, de leur côté, qu’une défense p réventive). T outefois, aucune de ces guerres n ’avait été sérieusem ent dangereuse, ju sq u ’à ce qu’en 167 une tribu germ anique, les M arcom ans, poussés eux-m êm es p a r d ’autres peuplades germ aniques, fit irru p tio n d an s la province rom aine de P a n ­ nonie (dans l’angle du D anube, au sud de la ligne V ienne-B udapest, ju sq u ’à la D rave). L’em pereur M arc-A urèle, le célèbre philosophe stoicien, réussit à les repousser dans une guerre qui a duré 14 ans. Au 3e siècle, ce furent su rto u t les réglons du D anube inférieur et la G aule qui eurent à souffrir des invasions germ aniques. En 271, les Rom ains furent obligés d ’abandonner la province au n o rd du D anube inférieur, la Dacie, aux G o th s; elle av ait étc conquise 170 ans au p ara­ v ant et rapidem ent rom anisée p a r des colons, m éth o d e rad icale de rom anisation que les Rom ains appliquaient ici pour assurer la fro n tière menacée. Ce fut la seule province entièrem en t rom anisée d an s la p artie orientale de l’em pire, e t la prem ière qui fut perdue. M ais ni l’occu­ pation par les G o th s ni les nom breuses invasions p o stérieu res par d ’autres peuples (G erm ains, Mongoles, Slaves, T urcs, M agyares) n ’o n t pu détruire la population rom anisée: ce so n t les R oum ains actuels; to u te ­ fois on no sa it pas avec certitu d e s’ils so n t restés p e n d a n t tous ces siècles su r leur ancien territo ire, ou s ’ils on t réim m igré ap rès l’avoir auparavant quitté; l’histoire des Balcans, en tre le 3e et le 13e siècle, ne fournit que peu de docum ents su r eux; aux 10e, l i e et 12e siècles des populations rom anes so n t atte sté e s en M acédoine, en T h race, en G alicie et en T hessalie, où il n ’y en a plus m ain ten an t, tandisque p o u r la Rou­ m anie, le plus ancien tém oignage sur leur présence ne d ate que du Î3e siècle. (A côté des Roum ains, on con n aît encore quelques au tre d éb ris de R om ans balcaniques; les M orlaques, q u ’on tro u v e encore actuellem ent en îstrie, et le groupe dalm atique, b ranche in d ép en d a n te des langues rom anes, d o n t le d ernier rep ré se n ta n t m ou ru t en 1898 su r l’île de V eglia.) Q uant à la G aule, c ’étaien t les A lem ans (tribu germ anique dont le nom a passé, en français, p o u r le peuple allem and to u t en tier) qui a ttaq u aien t les positions tran srh én an es des Rom ains, dan s le Bade et le V /urtem berg d ’aujo u rd ’hui; c’éta ie n t des positio n s avancées, appelées, d’après le systèm e d ’im pôts qui y é ta it en vigueur, agri decum ates, cham ps payant la dîm e; les R om ains d u ren t les ab an d o n n er vers 260; dès lors le R hin fut la frontière, comm e à l’est le D anube. La fin du 3e sièclo et une p artie du 4c furent plus tranquilles; il est v rai que la pén étratio n du territo ire rom ain p a r les G erm ains continue, m ais c’est p lu tô t une p énétratio n pacifique; ils passent la frontière en grands

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groupes, l'adm in istratio n rom aine leur donne d e s terres, et ils s ’établis­ sen t com m e colons; ils e n tre n t d a n s l’arm ée rom aine; une grande p a rtie des officiers et m êm e d es généraux rom ains de la dernière période de l’em pire, so n t d’origine germ anique. M ais to u t cela ne fut qu’u n prélude. V ers 375, les H uns envahirent l’Europe, déclenchant le m ouvem ent qu’on appelle la m igration des peuples. Presque toutes les trib u s germ aniques, directem en t ou in ­ directem ent touchées p ar la poussée mongole, q u itte n t leurs terres et se dirigent vers le sud et l’ouest; l’em p ire d'O ccident succom be à cette catastrophe. E num érons rap id em en t les plus im p o rtan tes parm i les m igrations des tribus germ aniques: 1) Les V andales, e n tre 400 e t 450, trav ersèren t la H ongrie, les pays alpins, la Gaule, l’Espaigne (où le gouvernem ent rom ain leur assigna des terres, et parm i elles la région qui p o rte leur nom, l’A ndalousie) et p a s­ sèrent enfin en A frique où ils é tab liren t un royaum e in d ép en d a n t; ils. conquirent aussi la Sicile, la S ardaigne et la C orse; mais ils ne furent pas assez nom breux pour coloniser et po u r conserver leurs conquêtes; leur royaum e fut anéanti p ar les B yzantins, en 533, et ils disparurent. 2) Les V isigoths, eux aussi originaires de l’est, trav ersen t les Balkans, arrivent jusqu'au Péloponnèse, reto u rn en t, envahissent plusieurs fois l’Italie, poussent ju sq u ’en C alabre, reviennent, p assen t en G aule, e t en tren t en Espagne. Là, iis c o m b a tte n t quelque tem ps au service de Rome co n tre d’autres G erm ains, so n t ensuite rappelés p a r le gou v ern e­ m ent im périal en G aule, e t établis, com m e «fédérés», au sud-ouest de ce pays; Toulouse, A gen, B ordeaux, Périgueux, A ngoulêm e, Saintes, P oitiers leur échoient; en 425, ils a cq u iè ren t l’indépendance, e t T oulouse devient la capitale de leur royaum e. Q uatre-vingt ans après, en 507, ils sont chassés par les Francs, e t se re tire n t en Espagne, m ais beaucoup de nom s de lieu en F ran cs m éridionale rappellent leu r présence. En Espagne, ils se fondent en tiè re m e n t avec la p opulation rom ane; leur royaum e, hispano-gothique ci catholique, sem ble d é jà avoir développé quelque chose comme un se n tim e n t national d a n s le sen s m oderne. A p rès deux siècles, e n 711, ce royaum e est d étru it p a r les A rabes, d an s la bataille de Jérez de la F ro n tera, p rè s d e Câdiz; les C h rétien s p erd en t toute l’E spagne à l’exception de la région des A sturies, dans les m o n tag ­ nes du nord-ouest do la péninsule, e t c’e s t de là q u ’ils p a rte n t po u r la «reconquista» qui a duré presque h u it siècles. 3) Les B urgondes qui, v en an t de la vallée du Main, avaient passé le R hin v ers 400, s ’établirent, com m e fédérés des Rom ains, dans la région de W o rm s e t de Spire. D e là, ils fu ren t chassés e t presque anéantis p a r e

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les H uns (c’e st l’origine de la célèbre épopée allem ande des N ibelungen). Les survivants fu ren t établis en Savoie, p eu t-être aussi dans la région entre les lacs de N euchâtel e t de G enève; ils re stè re n t fédérés e t furent en bons term es avec la population rom ane; ils se c o n v ertiren t au catholieismo, ayant adhéré auparavant, com m e beaucoup de tribus germ aniques de cette époque, à une hérésie trè s répandue aux 4e e t 5e siècles, l’ari­ anisme. P en d an t l’effondrem ent de l’em pire, depuis 460, ils avancent vers le nord, l’ouest et le sud, p ren n e n t Lyon, occupent la B ourgogne et la vallée du R hône ju sq u ’à la D urance; ils so n t a rrêtés p ar les V isigoths qui leur barren t l'accès des côtes de la M éditerranée, m ais chassent les A lem ans de la Franche-C om té. D epuis 500, l’a tta q u e des F ran cs qui se dirige contre les au tres peuples germ aniques en G aule les e n traîn e dans des guerres sanglantes; ils résisten t plus longtem ps que les V isigoths, mais sont incorporés définitivem ent, en 534, dan s le royaum e des Francs. 4) Les A lem ans, établis près du lac de C onstance, essaient d ’abord île se fixer en Franche-C om té, so n t repoussés p ar les B urgondes et s’infiltrent vers 470 en Suisse du N o rd , dans la province rom aine de Rhétie. P ar leur avance, les A lem ans coupèrent le contact linguistique entre la G aule e t le reste de la Suisse; car ils ne se ro m an isèren t pas comm e la plupart des autres G erm ains vivant sur l’ancien te rrito ire de l’empire, au contraire, ils g erm anisèrent le pays, qui, avant la conquête rom aine, avait été celtique. Ils so n t aussi re sté s payens p e n d a n t très longtem ps. P a r cette germ anisation du nord des p ay s alpins (car le même développem ent se poursuivit plus à l’est, d a n s le T y ro l actuel, par l’avance de la tribu des B ajuvares) les p arlers rom ans fu re n t refoulés vers le sud, isolés en p etite s parcelles dan s les h a u te s vallées des A lpes, e t eurent une évolution à p art; ce so n t les langues rhétorom anes. 5) En 476, un h au t officier de l’arm ée rom aine, G erm ain d e la tribu des H érules, O doacre, renversa le d ern ier em pereur d ’O ccid en t, e t se fit proclam er roi, sous le p ro te c to ra t p urem ent fictif d e l’em pereur byzantin. Ce fut la fin de l’em pire d ’O ccident, car O d o acre ne dom inait que l’Italie; les quelques provinces restées ju sq u e là sous l’ad m in istra­ tion rom aine se ren d ire n t indépendantes, l’une d ’elles, la G aule sep te n ­ trionale, sous un générai rom ain. T reize ans plus tard , O d o acre fut vaincu et tué dans la guerre contre la tribu des O stro g o th s qui e n trè re n t en Italie sous leur roi T héodéric (c’est le «D ietrich von Bern» de la légende allem ande; B ern veut d ire V érone). Le royaum e des O stro g o th s en Italie, très puissan t p en d an t 40 ans, n ’y a pas laissé de traces p ro ­ fondes; seuls quelques nom s de lieu le rappellent, pour la p lu p a rt dans la vallée du Pô et dan s le nord de ia T oscane; il sem ble que c’e s t là.

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près des frontières to u jo u rs m enacées, que la p lu p art d e s O stro g o th s s ’établirent. D e 535 à 552, dan s une longue guerre, des arm ées byzan­ tines renversèren t le royaum e, e t la tribu disparut; les hom m es qui su r­ vécurent en trère n t d a n s l’arm ée byzantine. L ’Italie fu t p e n d an t 25 ans province byzantine, sous le nom d’E xarchat; en 568, de nouveaux con­ quérants germ aniques a p p aru ren t su r la scène, les L angobards, dont nous parlerons plus tard. 6) D epuis le 3e siècle, des p irates germ aniques du litto ral de la m er du N o rd harcelaient les côtes de la G aule et de la province Britannia, la G ran d e Bretagne d ’a u jo u rd ’hui. Ils étaien t de la tribu des Saxons. E n 411, Rome re tira ses d ernières légions des îles b ritanniques, e t dès lors la population indigène celtique fu t refoulée; une grande p artie du pays échut aux G erm ain s d ’outre-m er, Saxons et Angles. U ne p artie de la population celtique (ou b reto n n e) passa la m er et s’étab lit sur le continent, dans une péninsule peu peuplée, l’A rm orique, qui depuis porte leur nom : la B retagne. Ils n ’avaient pas encore été rom anisés, et ont gardé leur langue celtique ju sq u ’à ce jo u r (les paysans en Bretagne p arlen t toujours breto n ); ta n d is que les C eltes originaires de la G aule étaien t depuis longtem ps rom anisés quand ces cousins plus conserva­ teurs s’établiren t su r leur littoral. 7) Les Francs, grand peuple germ anique com posé de plusieurs tribus, étaient établi, dan s la prem ière m oitié du 5e siècle, sur la rive dro ite du Rhin, au nord de Cologne. V e rs 460, ils s ’em p aren t de c e tte ville (qui était situ ée sur la rive gauche) e t poussent plus av an t d an s les pays transrhénans. U n e coalition de plusieurs de leurs tribus, so u s le jeune roi C lovis (de la fam ille d es M érovingiens) s’em pare en 486 de la p ro ­ vince rom aine qui av a it g ardé son indépendance ap rès la chute de l’em pire (voir 5, p. 61); les F ran cs arriv en t ainsi dan s les vallées d e la Seine e t de la Loire. E n 507, C lovis d éfait les V isigoths (voir 2, p.60) et pousse jusqu ’aux Pyrénées. L es d ernières années de sa vie se passent en com bats contre d ’a u tres chefs de trib u s franques; il m eu rt en 511, roi de tous les Francs. Ses fils ren v ersen t le royaum e des Burgondes (voir 3, p. 60) e t p ro fiten t de l’a tta q u e byzan tin e c o n tre les O stro g o th s (voir 5, p. 61) p o u r occuper le sud-ouest du pays, qui jusque là avait etc sous la p ro tectio n des deux peuples goths; depuis 536, la dom ination des F rancs s ’éte n d ju sq u ’à la M éditerranée. Il est vrai que la Provence, c'est-à-dire la région du litto ral à l’est d u R hône, resta relativem ent in d ép en d a n te e t ne fut en tièrem en t soum ise que deux siècics plus tard, quand l’avance arabe eut affaibli sa force économ ique. M ais dans l'ensem ble les F rancs so n t, depuis le 6o siècle, m aîtres du

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pays qui a pris leur nom — la France, que les R om ains appelaient la G aule. O n a beaucoup d iscu té la question de leu r influence raciale, linguistique e t culturelle. C om m e ils se so n t rom anisés su r to u t le te r­ rito ire gallorom an, les é ru d its du 19e siècle, su rto u t les h istoriens, on t pensé p o u r la p lu p a rt que l’influence d es F ran cs n e fu t que su p er­ ficielle; que les Francs en France ne fu ren t q u ’une couche peu nom ­ breuse de m aîtres, et n o n pas des colons. Les recherches linguistiques et archéologiques des derniers tem ps o n t co nsidérablem ent modifié cette opinion. L’étu d e des nom s de lieu a dém ontré qu’un assez grand nom bre est d ’origine francique, su rto u t au n o rd de la Loire; dan s la m êm e aire, la term inologie de l’agriculture a accueilli beaucoup d e m ots franciques; tan d is que seuls les m ots franciques c o n cern an t l’ad m in istra­ tion ou la guerre o n t dépassé ce tte lim ite, e t se so n t rép an d u s aussi dans le midi. C ela sem ble p ro u v er que les Francs se so n t établi comm e colons en assez grand nom bre au n o rd du pays, tandis qu'au sud de la Loire leur activité était p u rem en t adm inistrative e t m ilitaire. La politique des rois m érovingiens te n d a it à une fusion en tre F rancs et G allorom ans; ils attira ie n t l’aristo cratie gallorom ane à leur cour et leur don n aien t des charges comm e aux gran d s de leur p ro p re peuple; ils u tilisaient des in stitu tio n s de l’ad m in istratio n rom aine; les titre s des h au ts fonction­ naires étaien t en g ran d e p artie rom ans (duc, com te); il en est de même pour la term inologie m ilitaire et juridique; il est to u tefo is in téressan t de n o ter que le d ro it germ anique s ’e st peu à peu im posé au n o rd de la Loire, tan d is que le m idi a conservé le d ro it rom ain (c e tte différence du d ro it s’est m aintenue ju sq u ’à la grande révolution d e 1789) — cela encore prouve que l’influence des F ran cs su r la vie p ratiq u e fut bien plus grande au nord du pays. L a fusion e n tre F ran cs e t G allorom ans fut favorisée p a r la conversion de C lovis e t d e se s su je ts francs au catholicism e; le ré su lta t fut, san s doute, u n e ro m an isatio n des Francs, m ais m êm e dans le dom aine culturel et psychologique ils o n t fourni à la langue quelques term es im p o rtan ts (orgueil, hon te). D an s l’ensem ble, il faut supposer que la colonisation des Francs, trè s faible au sud de la Loire, fut au n o rd du p ay s bien plus im portante, e t m êm e plus im­ p o rtan te que la colonisation germ anique dans les a u tre s pay s de la Rom ania; le linguiste suisse W . von W artb u rg l’évalue à environ 15 à 25 % de la population entière, d ’a u tres é ru d its v o n t bien plus loin; ils croient quo le n o rd de la France fut presque com plètem ent germ anisé, et que la fro n tière actuelle e n tre le français et les langues germ aniques est le résu ltat d’une lente rérom anisation postérieure, e n tre le 6e e t le 8e siècle, .fl sem ble en to u s les cas que l’invasion des F ran cs ait co ntribué à

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détruiro l’unité linguistique du pays gallorom an: à sa suite, un nouveau type du rom an, devenu plus ta rd le français, s’est form é au nord; tandis que le midi, très peu influencé p ar les. G erm ains (les V isigoths n’eurent pas d ’influence durable) et beaucoup plus conservateur, garda et développa un ty p e différent, b ien plus près du latin par sa stru c tu re phonétique, appelé la langue d ’oc ou le provençal. Il est probable que la différenciation e n tre les deux types du gallorom an fut déjà préparée par le développem ent antérieur, puisque la côte m éd iterranéenne a été touchée par la civilisation antique et p ar la rom anisation longtem ps avant le nord; mais il sem ble bien que l’invasion des F rancs l’a fo rte ­ m ent accentuée e t l'a rendue définitive. La fro n tière actuelle e n tre le français et le provençal (c’est, bien enten d u , une fro n tière e n tre des langues parlées, et su rto u t p ar les paysans, car la langue littéraire, et de plus en plus aussi la langue parlée dans les villes, e st au jo u rd ’hui p arto u t la même, le français du nord) p art de Bordeaux, com prend, dans une vaste courbe vers le nord, le M assif central, passe le Rhône un peu au n o rd de V alence e t continue vers l’est en direction des A lpes. A u com m en­ cem ent du m oyen âge, elle p assait plus au nord, et com prenait la Saintonge, Le Poitou, le sud du B erry, le B ourbonnais e t une p artie du M orvan dans les parlera du Sud, ne laissant à ceux du N o rd que les pays fortem ent colonisés p ar les Francs. A l’est du te rrito ire gallorom an, une aire linguistique (au to u r des villes de G enève, de L yon et de G renoble) a une situ a tio n à p art, in term édiaire e n tre le français et le provençal, appelée le franco-provençal; sa form ation est peut-être due à la colonisation des B urgondes (voir 3, p. 60). 8) Les Langobards, v e n a n t de la Pannonie, poussés eux-m êmes p ar le peuple m ongol des A vares, e n trè re n t en Italie, alors byzantine, en 568 (voir 5, pp. 61/2). Ils co n q u iren t la plaine du Pô, ch o isiren t Pavie pour capitale, et co n tin u èren t leur avance vers le sud. Ils se re n d iren t m aîtres de la T oscane; au sud de la péninsule, ils fondèrent les duchés de Spolète et de B énévent qui fu ren t p ratiq u em en t in d ép en d a n ts du roi résidant à Pavie. B yzance ne pu t m ain ten ir sa dom ination que dans quelques territo ires dispersés, d o n t les plus im p o rta n ts furent Rome et Ravenne avec leurs environs, la Pouille m éridionale et la C alabre. Les deux partis ch erch èren t à sauvegarder leurs com m unications, les By­ zantins celles e n tre Rome et R avenne, les L angobards celles entre la Toscane et les duchés; la contrée de P érouse d ev in t par conséquent un centro stratégiq u e où les deux p artis étab liren t des fortifications. Les L angobards, do n t l’organisation centrale éta it faible, et qui, au d ébut de leur dom ination, avaient tra ité cruellem ent la population rom ane, c

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su rto u t l'aristocratie, c o n t p as réussi à d o n n er à l’Italie une unité poli­ tique; ils n ’o n t pas su p ro fiter de l’antagonism e cro issan t en tre la po­ pulation et Byzance, et de l’affaiblissem ent de la puissance byzantine. C ’est l’évêque de Rome, le Pape, qui devint le centre de l’Italie rom ane; quand, deux siècles après la conquête, en 754, un roi langobard s ’em para de Ravenne et se tourna contre le Pape, celui-ci dem anda l’aide des Francs, chez qui la famille des M érovingiens avait é té rem placée p ar celle des C arolingiens. Les F rancs affaiblirent d ’abord, puis d é tru isiren t la dom ination langobardc (C harlem agne en 774), se re n d ire n t m aîtres d’une grande partie de l’Italie, et ré ta b lire n t le Pape à Rome; le sud du pays (la Pouille, la Calabre, la Sicile) re sta aux B yzantins. — D onc, pen­ d an t deux siècles, les L angobards o n t dom iné une grande p artie de l’Italie, occupant le nord, la T oscane, l’O inbrie, s’é ten d a n t, p a r leur duché de B énévcnt, jusque d an s la région de Bari. Ils o n t été fortem ent rom anisés, eux aussi, p en d an t cette époque, m ais ont laissé d an s la langue et la civilisation italiennes des traces trè s im po rtan tes, bien que m oins profondes que celles des Francs au nord de la France. L’influence langobardc se fait sen tir dan s la co nstitution agraire et com m unale des pays occupés par eux (su rto u t au nord), et c’e st à eux q u ’est dû, selon l’opinion des sav an ts m odernes, le grand développem ent des com m unes en L om bardie et en T oscane. Les nom s de lieu d ’origine langobardc sont m assés en grande p artie autour de la capitale, Pavie; les m ots langobards en trés dans la langue italorom anc, m oins nom breux que les m ots franciques en français, m ais beaucoup plus nom breux e t plus im ­ p o rtan ts que les m ots gothiques dans les langues de la France m éridio­ nale e t de l’Espagne, concernent su rto u t la vie m atérielle: m aison, ménage, m étiers, anim aux, conform ation du sol, vêtem ents, p arties du corps; quelques ad jec tifs m arq u en t des nuances psychologiques, comme gram o (triste) et lesto (rapide, agile, subtil, rusé); mais, d an s l’ensem ble, le vocabulaire dos classes élevées sem ble n ’en avoir été presq u e pas touché. La répartitio n des m ots langobards d an s les parlcrs italiens est assez singulière; on com prend que so u v en t ils so n t lim ités à une ou à quelques régions, m ais il arrive parfois que leur aire dépasse les fro n ­ tières de la dom ination politique des L angobards; il s’en trouve aussi dans la Romagna, la région au to u r de R avenne, terre byzan tin e et plus ta rd papale, qui ne fut jam ais langobardc. La fréquence des m o ts lango­ bard s dim inue quanti on descend vers le sud; d an s la région de N aples, en C alabre e t au sud de la Pouille il ne s’en tro u v e plus du tout. 9) A la fin du septièm e siècle, les A rabes, p a r leur avance au nord de l’A frique, y d étru isiren t la civilisation rom ane et la langue latine

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qui, jusque là, sem blent avoir résisté d a n s la p artie occidentale de la côte m éditerranéenne à to u tes les catastro p h es antérieures. A u com ­ m encem ent du huitièm e siècle, les A rab es p én é trè re n t en Espagne, et renversèrent en une seule bataille, à Jérez de la F ro n tera, en 711, le royaum e romaniisé des V isigoths (voir 2, p. 60). C e fut un to u rn a n t de l’histoire européenne; le bassin occidental de la M éditerranée cessait pour longtem ps d ’être *un lac européen»; le centre de la civilisation chrétienne et rom ane se tran sférait définitivem ent vers le nord. Les A rabes continu èren t leur avance e t passèren t les Pyrénées; m ais en 732, C harles M artel, chef des Francs et grand-père de Charlem agne, les arrêta p ar sa victoire en tre T o u rs et Poitiers. D ès lors ils se retirè re n t au sud des Pyrénées. Les restes de l’arm ée hispano-visigothe qui s'étaient réfugiés dans les m onts cantabres, au nord-ouest du pays, y avaient fondé le royaum e des A sturies. D epuis le neuyièm e siècle, les rois des A sturies avançaient vers le sud et regagnaient peu à peu le pays jusqu’au D uero; leur capitale fut Léon, et la région reconquise, la Vieille-Castille (de castellum, place-forte) fut le cen tre de leur force. En mêm e tem ps, les Francs avancèrent v en an t du nord-est. C ependant, dans le reste de la péninsule, la civilisation rom ane e t chrétienne ne fut pas détruite; les A rabes m usulm ans, fo rt to léran ts dan s les prem iers siècles de leur dom ination, vivaient bien avec leu rs su je ts rom ans; ceux-ci restaien t pour la plu p art ch rétien s e t continuaient d e p a r­ ler rom an. D ans la suite, le développem ent d e la «reconquista» qui a duré jusqu ’à la fin du 15e siècle, pro d u isit une scission des parlers rom ans de La péninsule en tro is groupes. Le groupe du c en tre est celui des conquérants qui p a rtire n t des A stu ries e t de la V ieille-Castille; ils furent politiquem ent, m ilitairem ent e t m oralem ent les plus fo rts, et im posèrent leur langue, le castillan, à la plus grande p artie de la p én in ­ sule, m êm e aux provinces du sud, ju sq u ’au d é tro it de G ib ra lta r; c’est l'espagnol actuel. A l’ouest, un groupe, p a rti de la G alicie, conquit peu à peu la côte de l’A tlan tiq u e; sa langue, le galicien, appuyé p a r la p uis­ sance du m arqu isat de Portugal (d ’ab o rd vassal des rois de C astille, indépendant depuis 1100 ), g ard ait u n caractère particulier; c’e st le portugais. E t à l'est, la «marche espagnole» de l’em pire des F rancs res­ ta it en relation é tro ite avec la France m éridionale; q uand elle d evint indépendante des F rancs (m arquisat d e Barcelone, prin cip au té de C a­ talogne, v ers 900), e t mêm e après, q u an d elle fut réunie d ’ab o rd à l’A ragon, ensuite à la C astille (1479), sa langue, plus proche du provençal que de l’espagnol castillan, se m ain tin t vivante; c’est le catalan. O

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M algré la longue cohab itatio n des R om ans e t des A rab es su r la p énin­ sule ibérique, qui p en d a n t de longues pério d es fu t entièrem en t paisible, auoune des d eux langues qu’ils parlaient n ’a pu gagner la su p rém atie sur l’autre; les A rabes ne furent pas rom anisés com m e les G erm ains le furent sur l’ancien territo ire de l’em pire; m ais ils ne réu ssiren t pas non plus, m algré leur dom ination politique et leur brillan te civilisation, à arabiser la population rom ane; cela peut s’expliquer p a r la différence des religions, qui, toutefois, n ’a pas em pêché un certain degré de mélange racial. Le seul résidu linguistique de la dom ination arabe fut un assez grand nom bre de m ots ad o p tés p a r les parlers rom ans, su rto u t p ar le castillan et le portugais. 10) D epuis le huitièm e siècle, des G erm ains de Scandinavie, les N o r­ m ands ou V ikings, envahissaient les côtes européennes, jo u a n t un rôle assez sem blable à celui d es Saxons e t des A ngles quelques siècles auparavant. A ux 9e e t 10e siècles, ils p é n é trè re n t plusieurs fois ju sq u ’à Paris; depuis 912, ils so n t établis, sous la souveraineté du roi franc, dans la région qui p o rte leur nom , la N o rm an d ie; là, ils sc sont rom anisés rapidem ent. Au l i e siècle, ces N o rm an d s de la côte française envahis­ sen t l’A ngleterre (bataille de H astings, 1066); leur ro i et son entourage y form èrent une couche régnante, p arla n t un dialecte français (l’anglonorm and) dont l’im portance littéraire fut considérable au m oyen âge. T outefois, cette seconde rom anisation de l’A n g leterre ne fut q u e su p e r­ ficielle; elle coïncida avec l’apogée d e la chevalerie féodale au 12 e siècle, et d isp aru t après. — D ’au tres N o rm a n d s s’éta b lire n t aux l i e e t 12c siècles au su d de l’Italie e t en Sicile, co m b a tta n t to u r à to u r les B yzan­ tins, les M usulm ans, le P ape e t différents seigneurs territo riau x . D epuis 1130, leur dom aine s ’appelait le royaum e de N ap les et de Sicile; il échut à la fin du 1 2 e siècle p a r h éritag e à la m aison im périale allem ande d es H ohenstaufen; m ais ces N o rm an d s d ’Italie n ’o n t p as exercé une in­ fluence linguistique im portante. E ssayons m ain ten an t d ’indiquer brièv em en t le ré su ltat p olitique et culturel de ces g ran d s m ouvem ents. L ’unité de l’em pire é ta it détru ite; le seul lien qui unissait l’O ccident européen é ta it l’Église catholique qui av ait réussi à é carter d a n s cette partio du m onde to u tes les hérésies dangereuses, e t qui lentem ent, tenacem ent, continu ait à c o n v ertir les peuples re sté s payens. T oute l’activ ité intellectuelle et littéraire sc co n cen trait d an s l’Église; les écrivains, poètes, m usiciens, les philosophes et les professeurs d e cette époque so n t tous du clergé, et l’influence ecclésiastique dans les cours

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des differents princes germ aniques devint de plus en plus im portante. A côté des barons, com tes et ducs, ee sont les évêques et les abbés qui sont les conseillers des rois; ce so n t eux qui p ren n en t souvent non seulem ent la direction des affaires ecclésiastiques et spirituelles, mais aussi do l'adm inistration e t de la politique. Sans aucun doute, l’Figlise a contribué beaucoup, p ar son prestige, aux progrès rapides de la romani sation chez ia plu p art des co n q u éran ts germ aniques. De ccs royaum es germ aniques, aucun, excepté celui des Francs, n'a pu se m aintenir longtem ps. Celui des V isigotbs en Espagne fu t renversé par les A rabes; les V isigotbs en France, et les Burgondes entre Lyon et les lacs de G enève et de N euchâtel furent soum is p ar les Francs; les O strogoths en Italie furent an éan tis par Byzance, et les Langobards qui leur avaient succédé d urent, deux siècles après, céder eux aussi la place aux Francs. Les A lcm ans e t les B ajuvares aux nord des A lpes vivaient égalem ent sous ia souveraineté des Francs; ceux-ci avaient étendu leur dom ination aussi vers l’est, en sou m ettan t des tribus germ aniques jusque là indépendants au nord et au centre de l'A llem agne actuelle. Sou.-. Charlem agne, le plus grand parm i les rois des Francs, qui se fit couronner em pereur rom ain en 800, il sem blait un m om ent que l’unité politique de l'Europe prit être restaurée; il dom inait la France, l’Allem agne jusqu'à l'F.lbe, une grande p artie de l'Italie et m em e une région au nord est de l'Espagne. Mais sous ses successeurs son em pire se divisa; en 870, la partie germ anique du dom aine transalpin sc sépara définitivem ent do la p artie rom ane; l'une devint l'A llem agne, l’au tre la France; et l'Italie fut abandonnée pour longtem ps à une histoire très m ouvem entée. Mémo en France et en A llem agne les rois n ’eurent pas une puissance suffisante pour cen traliser l’ad m in istratio n de leurs pays; et ccci est dû à uno stru ctu re politique e t économ ique qui laissait beaucoup d e liberté aux seigneurs régionaux, en p artie séculiers — ducs, com tes, barons —. en partie ecclésiastiques — évêques et prieurs de couvents. C ’est le systèm e féodal, d o n t les racines rem ontent aux derniers tem ps de l’em ­ pire romain, mais dont le développem ent fut favorisé p ar les habitudes ries conquérants germ aniques, et qui s’établit definitivem ent sous les derniers Carolingiens. L’appauvrissem ent de la population de l'em pire rom ain depuis le 3c siècle avait amené beaucoup de gens à abandonner leurs terres et à q u itter leur m étier ou leur fonction pour se so u straire aux charges que l’E ta t et l'arm ée leur im posaient. Les em pereurs essayaient d'y rem édier par des restrictio n s de la liberté de m ouvem ent; le paysan d evint un colon attaché au sol ; personne n ’eut plus le d ro it de changer de profession ;

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m étiers e t professions d e v in re n t héréditaires, la stru c tu re de la société p e rd it to u te souplesse, se pétrifia e t d ev in t un systèm e d e classes n ettem en t séparées l’une de l’autre. Les g ran d s bourgeois des villes, d éten teu rs h éréditaires e t honoraires, c'est-à-dire n o n payés, des charges m unicipales — on les appelait curiales — succom bèrent d an s cette crise; le dépérissem ent du com m erce, causé p a r les révoltes, les inva­ sions e t la piraterie su r les m ers les ruinait, e t les ruinait d ’au tan t plus vite q u ’ils n ’avaient plus le d ro it de q u itte r leurs charges qui ieur im po­ saient des dépenses souvent excessives. Seuls, un p e tit groupe de grands propriétaires fonciers survivaient, m ais préféraien t q u itte r les villes qui s’appauvrissaient de plus en plus — ce fu t la fin de la civilisation urbaine de l’an tiq u ité — et vivre su r leurs terres, parm i leurs colons h éréditaires, quoique originairem ent libres; grâce à la déchéance du pouvoir central et à la ruine des com m unications, ils y vivaient en p etits seigneurs indépendants, essayant de pourvoir à leurs besoins p ar la production locale et se form ant de leurs colons une g arde m ilitaire. A insi surgis­ saient, un peu p arto u t su r le territo ire do l’em pire, d ’innom brables p ar­ celles économ iquem ent e t m ilitairem ent au tarq u es; les seigneurs y exer­ çaient m êm e la juridiction. Le régim e dom anial de l'époque m érovingicnnnc et carolingienne ne sem ble être que la contin u atio n de cet é ta t de choses. Le grand domaine seigneurial, cultivé p ar les colons, constitue un p etit m onde fermé, n’ayant que peu de relatio n s avec le d ehors; le seigneur est parfois un com te ou baron, G erm ain ou Roman, parfois un évêque ou le prieur d’un couvent. Les grands dom aines ont été d ’une stabilité extraordinaire; il y en a en France qui sc sont m aintenus depuis l’époque gallo-rom ane à trav ers les tem ps m érovingiens e t carolingiens ju sq u ’à la fondation de la m onarchie française, e t souvent les com m unes françaises actuelles rep résen ten t le territo ire d ’un de ces anciens grands dom aines. Bien entendu, les propriétaires o n t souvent changé, et beaucoup de grands dom aines ne se so n t form és qu’après la co nquête germ anique, puisque les rois récom pensaient les services m ilitaires par îles dons de terres conquises (bénéficia ou fiefs), to u t en se réservant la suzeraineté du territo ire ainsi que le dévouem ent personnel et le service m ilitaire du bénéficiaire. Celui-ci devient ainsi vassal du roi; il a des vassaux à lui, à qui il donne des terres comme fiefs sous des conditions analogues, dem andant aussi des p restatio n s en n ature ou même en argent; et ainsi de suite; les colons, attach és à la glèbe, so n t au bas de l’échelle. La p ro ­ priété ecclésiastique, fo rt accrue p ar les dons des dévots qui croyaient par là rach eter lem.s péchés, ad o p tait ce systèm e; la p ropriété foncière

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libre disparut peu à peu, ou d evint rare. La nobiesse se rattach e au fief, elle devient quelque chose de m atériel; depuis le 10 e siècle, le chevalier est celui qui est établi dans un fief p a r un suzerain, à la charge de servir à cheval; com m e le fief est p ratiq u em en t héréditaire, une nouvelle noblesse, attachée au fief, se form e. O r, dans un m onde où les comm uni cations sont lentes e t difficiles, où l’organisation d ’un vaste territo ire com m e la France ou l’A llem agne pose des problèm es adm inistratifs difficiles à résoudre, il va de soi que les liens féodaux so n t bien plus faibles en haut de l'échelle qu’en bas; voilà ia raison d e la faiblesse du pouvoir central dan s l’époque m érovingienne et carolingienne, pendant que le systèm e féodal s'établissait, et des longues lu ttes que les rois du m oyen âge o n t dû so u ten ir p o u r resta u re r ce pouvoir centrai et pour unir leurs pays. L’établissem ent du sy stèm e féodal ne s ’est pro d u it que peu à peu, ses form es ne so n t pas p a rto u t identiques, e t bien des questions qui s’y ra t­ tachent so n t encore fo rt contestées. Mais personne ne doute que le régim e dom anial ne soit à sa base, et que ce développem ent n ’ait causé la faiblesse du pouvoir central d an s les m onarchies prém édiévales. L’éparpillem ent du pouvoir, l’au tarq u ie des régions et des grands do maines, le parcellem ent des activités hum aines so n t les particularités les plus caractéristiques de cette époque qui va de la chute de l’empire rom ain jusqu’au com m encem ent des croisades, un peu av an t 1100. Seule, l'activité littéraire, re stre in te à une p e tite m in o rité (car très peu d e gens savaient lire e t écrire), en tièrem en t d a n s les m ains de l’Eglise, gardait une certaine unité; l’Eglise éta it la seule force in tern atio n ale (ce m ot ne convient guère, p u isqu’il n ’y avait pas encore de nations dans le sens m oderne) de cette époque. D ans ces conditions l'unité du latin vulgaire som bra définitivem ent, e t ii se form a un trè s grand nom bre de parlers régionaux qui, p o u r des raisons politiques et géographiques, ont donné quelques groupem ents relativem ent hom ogènes; ce so n t les langues rom anes, le français, !c- provençal, l’italien etc. Longtem ps refoulées par ie latin de i’F.glise qui p assait pour !a seule langue littéraire, clics n ’o n t pu développer une litté ra tu re qu’à p a rtir du lie siècle; mais la trace la plus ancienne sous form e de docum ent écrit rem onte à 842, date à la­ quelle deux rois carolingiens, en concluant une alliance à Strasbourg, p rêtaien t serm ent, l’un en français, l'au tre en allem and, devant leurs arm ées. U n historien contem porain a inséré le texte authentique de ces serm ents dans sa chronique latine; le serm en t français est le plus ancien texte que nous possédions d an s une langue rom ane. c

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Les langues rom anes, q u an d on les com pare au latin classique, m o n tren t dans leur d év eloppem ent beaucoup de tendances com m unes; il y a d’autres tendan ces qui so n t p articulières à un groupe d ’e n tre elles ou à une seule. J ’aurais donc dû parler des tendances com m unes à toutes plus haut, dans le chapitre su r le latin vulgaire, et ne réserver pour le chapitre p résen t que les tendances particulières d o n t on peut supposer qu’elles ne se so n t développées que plus ta rd , quand le contact linguistique e n tre les différentes p a rtie s de l’em pire fut définitivem ent rom pu. M ais j ’ai préféré résum er ici to u t ce que je veux dire su r la stru c tu re des langues rom anes av an t leur ap p aritio n littéraire; ce procédé perm et plus de sim plicité et de cohésion, et p erm et aussi d’éviter les questions, parfois fo rt discutées, su r l’époque exacte où tel ou tel changem ent linguistique s ’e st produit. Je ne donne ici que quel­ ques principes e t exem ples de l’évolution linguistique; ce livre n ’est pas un m anuel, m ais un précis synoptique.

1. P h o n é t i q u e . a. V o ca lism e. Remarque. Nous distinguerons dans la suite voyelles ouvertes et fermées, surtout pour e et o. Notre transcription pour les ouvertes sera ç, o. pour les fermées p, o. E ouvert se trouve dans les mots français bref, fa is; e fermé dans blé; o ouvert dans porte, cloche; o fermé dans mol, eau. Notez bien que la graphie n'importe pas; il s’agit du son. L’agent principal de la tran sfo rm atio n des voyelles fut l’accent. Les peuples parlant les idiom es du latin vulgaire accentuaient les syllabes avec beaucoup plus d ’inten sité que la société rom aine de l'époque classi que; celle-ei avait distingué les syllabes p lu tô t d ’après leur durée (longues ou brèves), le peuple les distinguait d ’après l’accent. L’accent populaire tom bait avec une grande force su r les syllabes qu’il frappait, en dilatait les voyelles et les d iphtonguait souvent; tandis que les autres syllabes du mot, atones, négligées p a r l’articulation, s’affaiblissaient, et que leurs voyelles s ’effacaient plus ou moins. u) Le premier de ces phénomènes, la dilatation et diphtongaison des voyelles sous la pression de l’accent, concerne surtout les voyelles qui

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terminent la syllabe (non entravées); toutefois, sur la péninsule ibérique, il frappe parfois aussi les voyelles en position entravée. En outre, la dilatation et diphtongaison frappent quelques voyelles, le q et le q, plus universellement que les au tres; toutefois, quelques langues rom anes, sur­ tout le français du nord, étendent le phénomène sur e et p, qui sont diphtongues, et même su r a, qui est allongé et changé en a (pourvu toujours que ces voyelles soient accentuées et ne soient pas entravées). A insi, le mot latin petra, où le r ouvert est accentué et term ine la syllabe, a donné en italien pietra, en français pierre, tandisque dans la péninsule ibérique on trouve la forme sans diphtonque pedra (port.) et la forme diphtonguée piedra (csp.); dans le mot latin terra, où le e est entravé par le premier r qui termine la syllabe, la diphtongaison ne s'est produite ni en français ni en italien, (terre, terra) mais bien en espagnol (fierra). I.a situation est presque exactem ent la même pour q, diphtongué, dans les fnêmcs conditions en uo ou ne. A u nord de ia France, e et o ont été respectivem ent diphtongués en ei et ou, s ’ils étaient accentués et term inaient la syllabe, et a v est devenu dans les mêmes conditions e (Latin mare, it. mare, esp. mur, mais français mer). O r, le i et le u bref du latin classique ont été prononcés depuis le 3e siècle généralement comme e resp. o ; il n'y a donc que i et u longs qui, sous l’accent, soient p artout restés inchangés, encore que le u ait pris, sur une aire très étendue, la prononciation ü, fS) Le second phénom ène, l'effacem ent des voyelles atones, s ’est m ani­ festé d ’une m anière frap p an te p o u r les m o ts de tro is syllabes, d o n t la prem ière p o rte l’accent: ils p erd en t souvent la seconde syllabe et devien­ nent bisyllabiques; e t aussi po u r les m ots de q u a tre syllabes, où la seconde, atone e n tre deux syllabes pius ou m oins accentuées, ten d à disparaître. D éjà à l’époque classique du latin on disait caldum pour calidum (fr. chaud, it. caldo etc.), valde p o u r valide et dom nus pour dom inas. Plus tard , les langues de l’ouest, c’est-à-dire celles de la G aule e t de la péninsule ibérique, o n t réd u it p resq u e tous les m o ts de trois syllabes, d o n t la prem ière p o rte l’accent, en bisyllabiques, tandisque celles de l'est fu ren t plus conservatrices; com parez la form e du latin fraxinus dans les différentes langues rom anes: it. jrassino, roum ain frasine, m ais esp. fresno, provençal fraisse. fr, (rêne. P our les syllabes entre deux tons (dans les m ots latin s de q u atre syllabes), le français n’en conserve que celles d o n t la voyelle éta it a q u ’il affaiblit en e «muet» (ornam entum > o rnem ent); d an s certaines conditions m êm e cet e d isparaît (sacram enium > serm ent); pour les a u tres voyelles dan s cette position, le français les supprim e com plètem ent: p. ex. lar. blasiimare (form e littéraire biasphemare), fr. blâmer, mais csp. îasiimar; ou iat. c

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radicina, fr. racine, m ais roum . radacinà. O n vo it p ar ces exemples qu’ici encore d 'au tres langues so n t plus conservatrices que le français; cependant, il y a beaucoup de cas où la syllabe entre deux tons est supprim ée p a rto u t ou presque parto u t, p, ex. lat. verecundia, alicunum, bcnitatem : it. vergogne, alcuno, bonfà; esp. verguenza, nlguno, bondad; fr. vergogne, aucun, bonté. Les syllabes san s accent à l'initiale e t à la fin du m ot ont m ieux résisté; en français cependant les syllabes finales non accentuées ont to u tes disparu, à l’exception de celles d o n t la voyelle fut a; celles-ci o n t survécu avec la voyelle affaiblie en e m uet (lat. portum , fr. port; m ais it. porto, esp. puerto; lat. porta, fr. porte, m ais it. porta, esp. puerta).

b. C o n s o n n a n tis m e . N o ta tio n s p h o n étiq u es: 1‘ (français f/eux, lieu) s (fr. c /ia n t): z (fr. zèle, besoin) : /. (fr. jo u r) ; x (allem . ac/i).

Pour les consonnes, les fa its les plus saillants du développem ent co n ­ sisten t dans une tendance à l’affaiblissem ent des consonnes occlusives so it m uettes (k, t, p ) so it so n o res (g, d, b) à l’in térieu r des m ots, su r­ tout si elles se tro u v en t e n tre deux voyelles ou e n tre voyelle et con­ sonne liquide (l, r) — et d an s une ten d an ce d ’assibilation ou de palatali­ sation, c’est-à-dire d’articulation au palais, qui frappe sous certaines conditions les consonnes le e t g et un grand nom bre de groupes consonriantiques. D e ce nom bre so n t les occlusives suivies de 7, les groupes co ntenant un y consonne, puis gn, ng, k t, k s et autres. D an s to u s ces cas. ii existe une tendance à broyer, à décom poser les consonnes ou groupes consonnantiques en leur su b stitu a n t un son frieatif palatal. Ici encore, pour les deux tendances, les changem ents o n t été ics plus p ro ­ fonds en français.

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a) L’affaiblissem ent des consonnes occlusives à l’intérieur du mot entre deux voyelles ou entre voyelle et liquide se tra h it des la fin du 2 e siècle par des graphies fautives su r les inscriptions espagnoles telles que im m udavit pour im m u ta vit ou Zébra pour lepra: déjà à Pom péi, on trouve pagatus pour pacatus. 11 s’est répandu ensuite; parto u t, d an s la position décrite, k, p et t (il faut se rap p eler que k en latin s'écrit c) tendent à passer à g, b et d; c’est le phénom ène que nous retro u v o n s en espagnol dans saber. mudar, seguro pour latin sapere. m ut are, securum. Mais on voit que le phénom ène ne s’est pas to u jo u rs réalisé en italien

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qui a sapere, m utare, sicuro, en disant, toutefois, padce pour lat. patrem ; et l’on voit aussi q u ’en français l’évolution a considérablem ent dépassé les form es espagnoles, car le b, p ro v en an t de p, s’est encore affaibli en v dans savoir, e t d, p ro v en an t de f, a com plètem ent disparu d an s m uer, de m êm e le g, p ro v en an t de k, dans sëur, forme m édiévale du m ot m oderne sûr. P arfais le k se conserve comm e y consonnantique; pacaius, ital. pagato, a donné en français payé, ce qui est un phénom ène de palatalisation (voir la suite). Q u an t à g, b et d originaires, le c? s’affaiblit en provençal e t devient z (lat. videre, prov. vezer); l’italien l’a conservé in tact (vedere), m ais l’E spagne et la France (esp. ver, fr. voir) l’ont perdu; le g originaire, conservé à l’Est, est parfois m aintenu, parfois abandonné en Italie (reale, de regalem à côté de legare p ro v en an t de ligare), de m êm e que dans la péninsule ibérique; il est tra ité en français comme celui qui pro v ien t de k, c’est-à-dire q u ’il s ’est effacé dans la plupart des cas (lier; palatalisation dans royal); enfin, le b originaire a passé très tô t à v (lat. caballus, it. cavallo, fr. cheval, prov. cavall; mais esp. cabalio, et, par contre, roum . cal). fi) Les phénom ènes de p alatalisation so n t bien plus com pliqués. P ar ions d’abord de ceux qui concernent les consonnes k et g simples. D evant e et i elles se p alatalisen t p a rto u t excepté en Sardaigne, et même assez tô t; mais Se résu ltat n ’est pas p a rto u t id entique; à l’est c’est fs, parfois s, mais à l’ouest fs, plus tard s. Ainsi, à l’initiale du m ot, le !< du latin caelum (p rononciation classique ketum ) a d onné en français ciel, prononcé siel, et en espagnol cielo, prononcé avec un s quelque peu différent, mais l’italien cielo se prononce fselo, A 1 intérieur du mot, le développem ent est le mêm e, sau f qu’à l’ouest le s se sonorise e t devient z; lat. vicinus (vikinus) donne en italien vicino (vifsino ou visino), mais en ancien esp. vezino et en français voisin d o n t le s se prononce z. Pour g initial d e v a n t e ou i, il d e v in t d ’ab o rd y, ce qu’il est resté par exemple en espagnol (lat. generum , esp. yerno); m ais d an s la plupart des autres pays, ce y s ’est renforcé en d y pour aboutir à c!z ou i , ce qu’on peu t vérifier p a r la p rononciation des m ots italiens et français correspondants genero et gendre. A l’in térieu r du m ot, c’est encore la même chose pour l’italien (lat. legem donne it. legge, prononcé avec d ï) , en espagnol et en français, la syllabe finale est tom bée, et le g devenu y a form é diphtongue avec la voyelle précédente: osp. ley, prov. et ancien fr. lei, fr. m oderne loi, d o n t la p rononciation actuelle est relativem ent récente Longtemps apr s, la palatal sation s’est étendue aussi sur k et g devant a, m ais seulem ent au n o rd de la G aule et dans les pays alpins. C ’est une c

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des p articularités caractéristiq u es qui distin g u en t le français du pro v en ­ çal e t de la p lu p art des au tres langues rom anes. Le ré su ltat de la palatali­ sation d ev an t a fut s po u r k e t z pour g: lat. carras, voiture, d onne char en français, e t gam ba donne jam be, tandis que presque p a rto u t ailleurs ce k ou g devant a resten t intacts, comme p ar exem ple en italien carro, gamba. Q uant aux groupes de consonnes qui subissent des palatalisations, je ne donnerai que quelques exem ples qui m o n tre n t la tendance générale. Les groupes kl, g;, pl, bl, fl à l’initiale sont assez fréquents en latin (clavis, glanda dérivé de glans, plenus, blasiimare, flore de ftos). Ici, le français est m oins révolutionnaire que la p lu p art des autres langues rom anes; il a conservé ces groupes intacts: clef, glande, plein, blâmer, fleur; (il y a toutefois des p alatalisations dans certains dialectes). Mais l'italien a palatalisé ces groupes: chiave (prononcé kyave), ghianda (gyanda), pieno, biasimare, fiore. L’espagnol est allé plus loin; il a p a r­ fois com plètem ent perdu l'élém ent occlusif, su rto u t d ev an t l'accent, de sorte que nous avons les form es llave, lleno, d o n t le son initial est un / mouillé; tandisque le latin placera (it. piacere) a gardé son pi in tact dans l’esp. placer, dont l’accent est, com m e en latin, sur la seconde syllabe. A l’intérieur des m ots, kl et gl se sont palatalisés m êm e en français; le latin oculus, devenu oclus d ’après ce que nous avons dit sous a, /? (p. 72), est représenté en italien p ar occhio (pron. okyo), en espagnol par o/o ( 0 7 0 ), et en français où la désinence est tom bée p ar œ il (ôy, avec y consonne). — Les groupes de consonnes com posés originairem ent avec un y contien n en t d an s ce son un élém ent qui favo­ rise leur décom position. Les plus caractéristiq u es so n t k y e t ty ; le m ot latin facia (form e classique faciès; p rononciation fa k y a ) a d onné en français face, prononcé avec s, mais en italien faccia, prononcé fatsa. Pour ty, choisissons l’exem ple du la tin fortia (forfya), qui donne en italien for/.a, en espagnol fuerza, en français force; le z des graphies en italien et en espagnol a la valeur phonétique fs, le c du m o t français la valeur s; quand le ty se trouve e n tre voyelles, il ab o u tit en français à un z (sonore), p. ex. dan s priser prov en an t du la tin pretiare; il y a en­ core d’au tres variantes de ce phénom ène. — M entionnons enfin le groupe gn, qui a donné presque parto u t un n palatal; lat. lignum , ancien fran­ çais teigne, it. legno, esp. leno; dans les tro is langues, la p rononciation est la mêm e; (la signification du m ot est «boïsq parfois «navire»); com m e exem ple du français m oderne je citerai en co re agneau, provenant du latin agnellus.

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Evidem m ent il y a beaucoup d e palatalisations que je n ’ai pas m en­ tionnées, et dans celles d o n t j ’ai parlé il y a bien des nuances auxquelles je n’ai pas fait allusion. M ais je crois que celui qui lira atten tiv em en t ce que j ’en ai dit, co m prendra la n atu re du phénom ène qui est un des plus im portants dans l'évolution des langues romanes.

11. M o r p h o l o g i e e t s y n l a x c .

Le latin, d’ap rès ses origines indogerm aniques, est une langue flexionnelle; ses m ots essentiels (nom , verbe, adjectif, pronom ) p résen ten t deux parties différentes; une p artie fixe, qui donne le sen s du m ot isolé, et une désinence variable, que sert à le fléchir, c’est-à-dire à ex­ prim er ses rap p o rts avec d ’au tres m ots dans la phrase. O n déclinait en latin hom o, hoininis, hom ini, hom ine, hom inem au singulier, et hom ines, hom inum , hom inibus, h o m m es au pluriel; on conjugait au p ré ­ sent amo, amas, am at, am amus, arnatis, am ant. O r, si vous envisagez m aintenant une langue rom ane — prenons le français, qui, ici encore, a le plus radicalem ent tran sfo rm é la stru c tu re latin e — vous vous rendez com pte q u ’il a perdu presque to u te s les désinences. Le m o t ho m m e est le mêm e dans tous les cas; m êm e le s, signe du pluriel, n ’est qu’un sy m ­ bole graphique; on ne le prononce pas, si ce n ’est d a n s le liaisons devant voyelle. Pour le p résen t du verbe aim er, les personnes du singulier e t la troisième du pluriel sont phonétiquem ent identiques (qm); seules, les deux prem ières du pluriel, aim ons, aim ez, o n t conservé des désinences distinctives. D ’autres langues rom anes sont relativem ent plus riches en désinences; l’italien, p ar exem ple, possède une conjugaison flexicnnelle com plète au présen t: amo, ami, ama, amiamo, am aie, amano; mais pour la déclinaison de uom o, il ne distingue plus les cas, mais seulem ent le nom bre; pour le singulier, la seule form e est uom o, et pour le pluriel, uomini. Là où les term inaisons avaient disparu, les langues rom anes se so n t servi de m ots auxiliaires — prépositions, articles, pronom s — ; c'està-dire qu’elles o n t eu recours à des procédés sy n tax iq u es pour agencer leur déclinaison et leur conjugaison. C ’est pourquoi, en résum ant les tendances les plus im p o rtan tes du développem ent linguistique, j ’ai réuni m orphologie et sy n tax e dans un m êm e chapitre. La disparition d ’une grande p artie des désinences latin es a ruiné presque entièrem en t le sy s­ tèm e Rexionnei de la déclinaison et entam é sérieusem ent celui de la conjugaison; on y a su b stitu é un au tre systèm e, originairem ent syntaxique et analytique; il est v rai qu’en pou rrait l’in te rp ré te r aussi, dan s sa c

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Fonction actuelle, com m e une flexion p a r préfixes; par exem ple clans la conjugaison française, où les anciens p ronom s je tu il ils o n t depuis longtem ps perdu toute valeur pronom inale; d an s cette fonction, ils ont etc rem placés p ar m oi to i lui eux; ils ne se rv e n t plus que d e préfixes pour la conjugaison. P our résum er, le sy stèm e d e flexion p ar désinences a disparu presque entièrem en t d an s la déclinaison française; et il a perdu beaucoup de son im portance dan s la conjugaison. Q u an t à la déclinaison des pronom s, quelques restes des anciennes form es flexionnelles se so n t conservés (lui, leur com m e d atif); m ais d a n s l’en­ sem ble. le systèm e s ’est suffisam m ent désagrégé po u r ne plus pouvoir se passer d'auxiliaires syntaxiques. Parfois, c’est uniquem ent l'o rd re des m ots dans la phrase qui fait co m prendre leurs rap p o rts; p a r exemple dans la phrase Paul aime Pierre ou le chasseur tua le loup, c’est p a r la position seule qu’on com prend que Paul et le chasseur so n t sujets, et Pierre et le loup objets. En latin (où le verbe se place de préférence à la fin de la phrase) on avait le choix en tre Paulus Petrum am at et Petrum Paulus amat. Q uelles so n t les causes de cet abandon du systèm e de la flexion? On peut en citer plusieurs. D ’abord, le systèm e flexionnel du latin était assez com pliqué. Le latin avait q u atre séries de ty p es pour la conjugai­ son; et cinq pour la déclinaison; en dehors d e ces séries, il existait une foule de particularités et de soi-disantes exceptions, c’est-à-dire d e cas isolés. Q uand le latin se rép an d it, e t que des m asses d e plus en plus nom breuses com m encèrent à s ’en servir, un sy stèm e tellem ent com pliqué leur d evint incom m ode; le peuple confondait e t sim plifiait; une foule de changem ents analogiques se produisaient. C ’est un fait p lu tô t psycho­ logique et sociologique que racial, puisqu’il s ’est p ro d u it d an s l’em pire entier; toutefois, les changem ents varien t beaucoup selon les régions. En voici quelques exem ples: à côté de la série des su b stan tifs en a, tous Féminins (rosa), le latin possédait une série de quelques su b stan tifs fém inins en es, p. ex. faciès, m ateries; ils furent, presque tous et presque parto u t, changés en facia, m ateria, et traites comm e les fém inins en a; le mêm e changem ent se p roduisit pour un grand nom bre de neutres pluriels en a qui furent considérés comm e des fém inins singuliers (p. ex. folia, la feuille). En latin, le verbe venire faisait p a rtie d ’une a u tre série que le verbe tenere; quelques régions, p a r exem ple la G aule, o n t traité /encre d’après le m odèle do venire, et ainsi nous avons en français tenir à côté de venir. L’analogie a joué un rôle fo rt im p o rtan t dans l’évolution de la m orphologie rom ane; or, le résultat de ta n t de changem ents analogiques fut une certaine confusion dans la flexion, qui contribua

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à l’affaiblir. — U n e au tre raison, plus im portante, e s t d ’o rdre phonétique: c’est qu’en latin vulgaire les désinences avaient une position articulatoire très faible. C ela se fit se n tir dès l’époque du la tin classique où, selon le tém oignage des gram m airiens, le m final, fo rt im p o rtan t comm e signe de l’accusatif, ne fut plus prononcé; dans la p a rtie orientale de la Romania, en R oum anie et en Italie, le s final, aussi essentiel pour la Flexion, eut le même sort. En français, le s final s ’est m aintenu très longtem ps, jusqu'au 14e siècle, de so rte q u ’o n d istinguait iusqu’à cette époque le nom inatif m urs (m urus) de l’accusatif m ur (m urum ); p ar contre, le fran­ çais avait perdu ou considérablem ent affaibli les voyelles des syllabes finales sans accent; m urus, porta, cantat, qui d o n n e n t en italien e t en espagnol m uro, porta, canta (le t final avait disparu aussi, on ne le trouve que dans les prem iers siècles de l'ancic-n français) o n t en français la form e mur, porte, chante. P our expliquer ce développem ent phonétique, il faut se rappeler ce que nous avons d it plus h a u t sous î, a, /S (p.72): la dom ination de l’accent d ’intensité, en affaiblissant les syllabes sans accent, affaiblit to u jo u rs la dernière syllabe qui, en latin, ne p o rte jam ais l'accent. 11. est v rai qu’il existe en latin des désinences polysyllabiques dont la prem ière sylîabe p o rte l’accent (-amus, -atis, -abam etc.); aussi ont-elles beaucoup mieux résisté, mêm e e n français. Mais, à côté de ces causes p urem ent négatives qui contrib u aien t à m iner le systèm e flcxionnel, il y en a d ’autres, plu tô t positives, qui nous font sentir quels in stin cts poussaient les peuples rom anisés à préférer les nouvelles form es o riginairem ent syn tax iq u es de la déclinaison et de la conjugaison. E n disant ille hom o (l'h o m m e) au lieu de hom o, e t de illo hom ine ou ad ilium hom inem (d e l’h om m e, à l’ho m m e) au lieu de hom inis ou hom ini, on désignait pour ainsi dire du doigt le personnage en question (ille est originairem ent un pronom d ém onstratif), et l’on insistait -sur le m ouvem ent qui, au génitif, p a rt de lui et, au datif, tend vers lui. C ’est une tendance vers la concrétisation et m êm e v ers la d ra­ m atisation du phénom ène exprim é par les paroles; tendance q u ’o n p eu t observer dans un grand n om bre de faits du latin vulgaire. La langue latine classique, telle que nous la connaissons p a r ses oeuvres littéraires, est l’instrum ent d ’une élite de gens de haute civilisation, ad m in istrateu rs et organisateurs; leur langue visait m oins à la concrétisation des faits et actes particuliers qu'à leur disposition et leur classem ent synoptique dans un vaste systèm e ordonné; ils in sistaien t m oins sur la particularité sensible des phénom ènes, et l’effort de leu r expression linguistique s’ap­ pliquait en prem ier lieu à l’établissem ent n e t et lim pide des rap p o rts qui existent entre eux. L a langue du peuple, au contraire, te n d a it vers e

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la p résentation concrète îles phénom ènes particuliers; on voulait les voir, les sen tir vivem ent; leur ord re e t leurs rap p o rts in téressaien t m oins des gens qui vivaient une vie lim itée et quotidienne, et d o n t l’horizon n’em brassait plus, depuis la décadence et la chute de l’em pire, ni la te rre entière au sens géographique ni l’univers d es connaissances hum aines. La tâche qui s ’im posait à eux n 'é ta it plus celle des anciens m aîtres du inonde qui avaient à classer un trè s grand n om bre de phénom ènes d o n t une grande partie n’arriv ait à leur connaissance que d ’une manièreindirecte et abstraite, p ar des rap p o rts et p a r d es livres — m ais de bien saisir, sen tir et pén étrer un n om bre limité de faits qui se p assaient sous leurs yeux. C ’est une pro fo n d e tran sfo rm atio n do n t les suites peuvent être observées dans beaucoup de particu larités syntaxiques du latin vul­ gaire. A ussi bien que dans les nouvelles form es de la déclinaison, on sent le besoin de concrétisation et de d ram atisatio n dans celles de la conjugaison, c’est à dire dan s l’em ploi du pronom ego, tu, ille etc. devant les personnes du verbe: cet emploi d evint beaucoup plus fréq u en t en latin vulgaire qu’il ne l’avait été dans la langue classique. T outefois, il ne devint obligatoire que beaucoup plus tard , et seulem ent en français. Pour expliquer ce phénom ène, on se ra it ten té de reco u rir à la chute des désinences, beaucoup plus radicale en français q u ’aiileurs. M ais il a été établi récem m ent que dans la prose de l’ancien français l’em ploi ou l’om ission du pronom étaien t indép en d an ts des désinences; on le m e tta it régulièrem ent dans certain s cas longtem ps av an t leur chute; il sem ble qu’on s ’est laissé guider, p en d an t c e tte période de tran sitio n , p a r un sentim ent rythm ique. O n voit p ar ce p etit exem ple que l’explication d ’un phénom ène syntaxique est souvent assez com pliquée; d an s la plu p art des cas, plusieurs causes co o p èren t pour le produire. Le latin vulgaire s ’est servi encore d ’a u tres m oyens syntaxiques, de véritables périphrases, p o u r ren d re la m orphologie du v erbe plus con­ crète. Il a in tro d u it u n nouveau tem ps du passé, le passé com posé, à l’aide du verbe habere. C om m e on disait habeo culfellum bonum «j’ai un bon couteau», on po uvait form er ce même to u r avec u n participe du passif, et dire habeo cultellum com paratum «j’ai un couteau acheté», ce qui a pris b ien tô t le sens de «j’ai acheté un couteau». C ’est une form ation syntaxique, n ée d ’une concrétisation, qui s’e st in tro d u ite p a r­ tout; elle était d ’a u tan t plus fo rte et vitale qu’on pouvait en développer un plus-que-parfait com posé (habebam cultellum com paratum «j’avais acheté un couteau») et les subjonctifs co rrespondants. Q u a n t aux anciennes form es flexionnelîes, le p arfait (com paravi) s ’est conservé, e’est le passé sim ple des langues rom anes m odernes; ,son subjonctif

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(com paraverim ) a disparu, e t a été rem placé, comm e celui de l’im partait (com pararem ), dans presq u e to u tes les langues rom anes, par des form es dérivées de l’ancien su b jo n ctif d u plus-que-parfait (com paravissem ). l'ancien indicatif du pius-que-parfait, com paraveram , a laissé des traces dans îes langues rom anes du m oyen-âge; actuellem ent il n ’existe plus que sur la péninsule ibérique, e t dans la plupart des cas anciens et m odernes il n'a pins son sens originaire. IJuc évolution sem blable s’est pro d u ite pour le futur. Le futur du latin classique connaissait deux ty p es différents, cantabo de caniare (et des form es analogues en -ebo) et vendant de vendere. Le prem ier coïncidait souvent, à cause du changem ent de b en v (voir p. 74), avec les form es correspondantes du parfait (p. ex. fut. cantabif, parf. cantavit); le second avait l’inconvénient d ’être facile à confondre avec le présent du subjonctif (d o n t il était issu). En outre, le latin classique possédait une périphrase pour le futur prochain, cantafurus surn. Mais le latin vulgaire n 'a d o p ta aucune de ccs formes. A près avoir longtem ps hésité entre plusieurs périphrases (p. ex. volo caniare, 'j e veux chanter . tout comme en anglais, ce qui a survécu, pour les langues rom anes, seulem ent dans les Balkans), la g rande m ajorité des provinces en a adopté une d o n t le sens originaire avait été «j’ai à chanter»; caniare habeo. D e cette forme, changée peu à peu p ar le développem ent phone tique e t contractée, so n t issus les futurs des différentes langues rom anes (fr. chanterai, ital. canterô, csp. caniare, etc.). Enfin, le passif du systèm e flexionnel latin (am or, amaris, am aiur etc.) fut rem placé p a rto u t et dans tous les tem ps du v erbe p ar des péri­ phrases, d o n t le type le plus im portant, form é d ’ap rès l’analogie de bonus sunt, «je suis bon», et arnatus sum , «je suis aimé». P our la stru ctu re de ia phrase, je me bo rn erai ici à une considération d ’ord re général. Le latin classique disposait d ’un systèm e trè s riche de m oyens de subord in atio n , qui p erm e tta it de classer un trè s grand nom bre de faits, sous leurs rap p o rts réciproques, dan s une seule unitésyntaxique: une phrase parfois très longue, m ais néanm oins trè s claire et lim pide, qu'on appelle période. Les m oyens de su b o rd in atio n étaient m ultiples: con jo n ctio n s variées et richem ent nuancées, do n t chacune avait un sens précis (local, tem porel, causal, final, consécutif, conccssif. hypothétique etc.); p ropositions avec l'infinitif subordonne (crédit terrain esse rotundam , «je crois que ia terre est ronde»); constructions participiales de différentes espèces (p. ex. l'ablatif absolu). O r, nous venons de dire que !e latin vulgaire n ’éprouvait plus a u tan t le besoin de classer et d ’ordonner les faits; et p ar conséquent l’art de ia période G

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qui, par sa nature mêm e, se p rête plus à la langue écrite et au discours soigneusem ent préparé q u ’à la langue parlée du peuple, tom ba en déca­ dence. Les constructions participiales et les constructions avec l'infinitif subordonné furent m oins em ployées; le grand nom bre de conjonctions richem ent nuancées fut considérablem ent réduit; le sens dé celles qui survécurent p erd it beaucoup de sa n e tte té ; les rap p o rts e n tre les faits, su rto u t les rap p o rts de cause à effet, ne furent plus exprim és avec la précision classique. Le latin vulgaire et les langues rom anes dans leurs anciens docum ents m o n tren t une prédilection très m arquée pour les constructions coordonnées; les p ropositions principales prévalent, et les subordonnées sont d ’un ty p e très simple. Ce n ’est que beaucoup plus tard, quand les langues rom anes furent peu à peu devenues elles-m êmes des instrum ents littéraires, que cet é ta t de choses se modifia; les p re ­ m ières périodes qui d o m in en t un ensem ble de faits se ren co n tren t vers 1300, su rto u t dans les oeuvres de D ante. D ’autre part, en ce qui concerne les adverbes de tem ps et de lieu (ici, m aintenant etc.), les prépositions intro d u isan t un com plém ent circonstanciel de tem ps et de lieu (après, devant etc.), et enfin les conjonctions tem porelles ou locales (pendant que, depuis que, où etc.), le latin vulgaire ten d ait à les renforcer pour les ren d re plus concrètes, et pour m arquer p o u r ainsi, dire la m arche du m ouvem ent tem porel ou local sym bolisé p ar ccs m ots; soit par une image: m aintenant, pendant, soit p a r une accum ulation de plusieurs particules: avant, derrière, depuis, dorénavant (com posé de 4 m ots français: de, or, en, avant). C e d ern ier procédé fut p a rti­ culièrem ent fréquent. Q uelquefois, le ren forcem ent concret se fit à l’aide du m o t ecce, p ar exemple dans ici, qui p ro v ien t de ecce hic. Ecce a été su rto u t em ployé à d o n n e r plus de relief aux pronom s dém o n stratifs, d o n t les anciennes form es sem blaient tro p peu expressives; elles serv aien t à la form ation de l’article e t du pronom personnel. D ans to u tes ces évolutions, on co n state la m êm e tendance vers la concrétisation visuelle et sensuelle des phénom ènes particuliers, et l’abandon de l’effort qui tend à o rd o n n er et à classer les phénom ènes dans un ensem ble. III. Vncn bu la ir r. J ’ai déjà eu l’occasion de parler des faits les plus im p o rtan ts qui concernent l’élém ent non latin dans le vocabulaire d es langues rom anes. C ’est d’abord la présence d es m ots p ro v en an t des langues p arlées par les peuples avant la conquête rom aine (langues d e su b stra t, voir p. 44),

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parm i lesquelles la langue des anciens G aulois ou C eltes, le celtique, a fourni le plus grand no m b re (en français p. ex. alouette, bercer, chan­ ger, charrue, chêne, lande, lieue, raie, ruche, peut-être aussi chem ise et pièce). C ’est ensuite l’a p p o rt des langues des conquérants germ aniques, e t pour l’Espagne, des A rab es. Les langues de conquérants qui se sont superposées sur les langues antérieu rem en t établies so n t appelées, par les linguistes m odernes, langues de su p erstrat. Parm i les langues germ aniques qui on t fourni des m ots aux langues rom anes (celles des G oth s, des Burgondes, des Francs, des Langobards), le francique est la plus im p o rtan te; ensuite celle des L angobards. J ’en ai déjà donné quelques exem ples en p arlan t de l’invasion de ces peuples (pp. 62 ss. et 64 ss.); je veux ajo u te r ici une liste de quelques m ots français fort connus qui sont d ’origine germ anique. Il y en a qui se tro u ­ vent dans toute la R om ania occidentale comm e baron, éperon, fief, gage, garde, guerre, heaum e, m arche («limite»), maréchal, robe, trêve; ce so n t des term es de guerre e t de droit. 11 y en a aussi pour la vie courante, m êm e pour les parties du corps: banc, croupe, échine, gant, hanche, harpe, loge; des m ots a b stra its et d ’o rdre m oral: guise, honte, orgueil; parm i les adjectifs: riche, e t les couleurs blanc, brun, gris; parm i les verbes: bâtir, épier, garder, gratter, guérir. Plus spécialem ent français sont hache, haie, choisir, bleu. Q uelques-uns des m ots répandus aussi en dehors de la France avaient été déjà im portes avant les inva­ sions par des soldats d’origine germ anique; d ’autres, d 'ab o rd confinés au n o rd de la G aule, on t été accueillis plus ta rd p a r d ’autres langues rom anes. Bien entendu, cette p etite liste n e représente q u ’une fraction très faible de l'a p p o rt germ anique, qui p a ra ît encore bien plus considérable quand on étudie les dialectes des régions qui o n t été le plus intensém ent colonisés p ar les trib u s germ aniques. Enfin, en dehors des m ots fournis p a r les langues de su b stra t et de su p erstrat, il se trouve dans les langues rom anes un assez grand nom bre de m ots grecs qui vivaient comm e m ots d ’e m p ru n t d an s le latin courant de l’antiquité. T outefois, l’im m ense m ajo rité des m ots, dans les langues rom anes, est d'origine latine; et les m ots qui form ent la stru c tu re de la langue — articles, pronom s, prépositions, conjonctions, etc. — le so n t presque sans exception. C ependant les langues rom anes n ’o n t pas conservé tous les m ots du latin, il y en a qu’elles o n t abandonnés; il y en a d ’autres qui survivent, mais dont le sens a changé. D ans ces abandons et changem ents de sens, on peut observer quelques ten d an ces d ’ordre général: C

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TENDANCES DU DEVELOPPEM ENT LINGUISTIQUE

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a) O n co n state une ten d an ce à ab an d o n n er des m ots, n om s ou verbes, d o n t le corps phonétique fut tro p réduit p a r le développem ent historique des sons. E n français, p ar exemple, le m o t latin apis au rait donné ef, prononcé é ; il a été rem placé dans les différents dialectes so it p a r des dim inutifs, com m e abeille ou avette, so it p a r d es périphrases, p a r exem ple m ouche à miel. De la même m anière, le verbe edere, «manger», a été abandonne presque universellem ent, e t fu t rem placé so it p a r son com posé com edere (esp. corner), soit p a r un synonym e populaire m anducare (it. mangiare, fr. m anger); d ’au tres exem ples so n t os rem placé p ar bucca (fr. bouche, it. bocca, prov. cat. esp. port, boca etc.), et equus, rem placé par caballus (fr. cheval, it. caballo etc.). Bucca e t caballus sont, eux aussi, des m ots populaires et quelque peu grossiers. b) C ’est une tendance générale du latin vulgaire de p référer les m ots populaires, concrets, souvent même ceux qui o n t une nuance dépréciative, m oqueuse ou grivoise aux m ots littéraires et nobles. A côté des exem ples d éjà m entionnés on peut citer ici casa, «cabane» ou m ansio («lieu où l’on reste», «mauvaise auberge») pour désigner «maison» (prov. cat. esp. it. casa, fr. maison), tandis que le m ot classique, dom us, fut réservé aux grandes églises (it. duom o, fr. dôm e); dorsum («ce qui est derrière») au lieu de tergum , «dos» (it. dosso, fr. dos etc.); lesta, d'abord «tesson», puis «crâne», au lieu de caput au sens de «tête» (fr. tète, it. testa etc,), tandis que caput ne su rv it dans la p lu p art des parlers rom ans qu’au sens figuré (fr. chef, it. capo); crus, «jambe», fu t rem placé soit p a r gam ba (fr. jam be), d o n t le sens originaire é ta it «jointe», «paturon», soit p ar perna (esp. pierna), qui signifiait d 'ab o rd «cuisse», «fesse». Enfin, un m o t du langage am oureux, bellus, s ’est substitué aux m ots usités en latin classique pour «beau», do n t l’un, pulcher, a en tière­ m ent disparu, tandis que l’autre, form osus, n ’e st resté v iv an t que su r la péninsule ibérique (esp. herm oso, port, fo rm o so ) et en roum ain. c) O n co n state aussi un goût m arqué pour les dim inutifs e t les in ten ­ sifs; l'exem ple abeille a déjà été cité; on pou rrait y ajo u te r auricula pour auris (fr. oreille, it. orecchio etc.); genuculum pour genu (fr. genou, it. ginocchio, ancien esp. hin o jo etc.); agnellus (fr. agneau) pour agnus; avicellus (it. uccello, fr. oiseau) pour avis; cultellus (fr. couteau) pour culter, mais cutter survit dans quelques pays au sens «fer tra n c h a n t de la charrue» (fr. coulre). P our les verbes, citons quelques form es in ten ­ sives: cantare (chanter) pour canere, et adjutare (aider) pour adjuvare. d) Sans qu’on puisse parler de tendances bien définies, il s’est produit des changem ents et des glissem ents de sens fo rt intéressants, d o n t je veux citer quelques exem ples. C 'est une étude souvent passionnante

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l.ES ORIGINES DES LANGUES ROMANES

que la sém antique; presque chaque cas dem ande une explication particulière, et souvent il nous révèle des développem ents historiques, culturels ou psychologiques. — Q uelques m ots trè s usités du latin ont disparu, p. ex. res, «chose», qui survit p o u rtan t dan s quelques langues au sens de «quelque chose», ou, avec la négation, «aucune chose» (rien). Mais, dans son ancien sens, il fut supplanté p ar causa, dont la signification éta it originairem ent «raison», «question juridique», «procès», «affaire»: it. esp. cosa, fr. chose; la form e cause est une création postérieure et littéraire. Q uelques langues rom anes ont abandonné le m ot ponere au sens d e «placer», «mettre», et y o n t su b ­ stitué m iitere (fr. m ettre ); l’ancien sen s de m ittere était «envoyer»; et ce qui e st encore plus curieux, c’est que ponere subsiste dans quelques langues avec une acception limitée, spécialisée: fr. pondre (des oeufs). D es exem ples de restrictio n s analogues so n t fréq u en ts; necare, „tuer”. a été supplanté p ar d 'a u tre s m ots dans son sens général, mais se conserve dans un sons spécial: «tuer p ar l’eau -, tr. noyer, esp. port. cat. anegar, it. annegare; m uture, «changer-, rem placé p a r un m ot d ’origine celtique (it. cambiare, fr. changer etc.) se retrouve pourtant, p. ex. en français, dans un sens spécial, zoologique: m uer: et pacare. -apaiser», se spécialisa pour «l’ap aisem ent d ’un créancier»: payer. D es contam i­ nations se so n t produites: debiiis, «faible», e t flebilis, provoquant des larmes», «misérable» se so n t contam inés pour donner faible. Encore quelques au tres cas in téressan ts po u r les glissem ents de sens: captivus. «prisonnier», a passé au sens de «misérable», «mauvais (fr. chétif, it. ca ttivo ); d’un m ets fo rt goûté, «foie d ’oie engraissée avec des figues», ficaium iecur, se développa un nouveau m ot pour «foie», l’adjectif qui voulait dire originairem ent «engraissé avec des figues- : it. fegato, fr. foie etc.; et le porc m âle qui vit seul, singularis porcus, devint le San glier. T erm inons p a r un développem ent qui se ra tta c h e à l’histoire religieuse. En grec, le m ot parabole indique la com paraison, la «parabole»; m ettre un fait ou un o b jet à côté d ’un autre en les com parant. O r, le C h rist dans l’Evangile aim e â s ’exprim er en allégories par paraboles, et ainsi le m ot parabole fu t em ployé dans le sens «paroles du C hrist». C ’éta ie n t les «paroles» p ar excellence, et de cette façon le m ot s'e st généralisé; d ’où, en italien, parola et parlare, en français parole et parler, dérivés régulièrem ent de parabola (co n tracté en paraulo) et de paraulare (seconde syllabe ato n e tom bée, voir p. 72); le m ot français parabole est une form ation savante. E t les m ots qui en iatin classique avaient désigné «la parole» et «parler», verbum et loqui, disparurent ou ne survécurent que dans un sens spécial (fr. verve).

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Le latin vulgaire et les langues rom anes p en d an t leur h istoire ancienne o n t form é aussi des m ots nouveaux. D ans l'im m ense m ajo rité des cas, ce ne so n t pas de véritables créations, m ais des com binaisons nouvelles d’un m atériel d éjà existant. P our ces com binaisons, on distingue deux procédés: la dérivation et la com position. a) La dérivation est le procédé qui consiste à tire r d ’un ancien m ot un m ot nouveau à l’aide d'une term inaison, d ’un suffixe; très usité dans toutes les époques du latin, il a été co nstam m ent employé p a r les langues rom anes; son étude est d ’au ta n t plus in téressan te que les suffixes em ployés ont chacun un sen s spécial. Exem ples: les suffixes ator et -ar/u (fr. -eur, -fer) désignent l’agent (vainqueur, parleur; sorcier, cordonnier); le suffixe -aticu, fr. -âge, fut attach é, dans l'époque prcm édicvale, à des nom s pour désigner des redevances (ripaticum , taxe pour passer un fleuve), et acquit ensuite une valeur collective (rivage, village, chauffage); les suffixes -one, -asler, -ardu so n t en général péjoratifs, d ’autres so n t dim inutifs, intensifs etc. Il y en a aussi, bien entendu, pour form er des verbes ou des adjectifs. b) La com position se fait p ar agglutination de deux ou de plusieurs m ots qui, d’ordinaire, s’em ploient souvent ensem ble, so n t unis p ar un lien syntaxique et finissent p ar ne form er qu’un seul concept et u n seul m ot: tels les m ots rom ans désignant les jo u rs de la sem aine (fr. lundi de lunae dies etc.). C et exem ple m o n tre un nom com posé avec un autre nom au génitif; il y a encore plusieurs autres procédés de com position: ad jectif avec su b stan tif com m e aubépine de alba spina; citons aussi milieu, vinaigre, chauve-souris; quelques coordinations e t su b o rd in atio n s d o n t les form es peuv en t v arier considérablem ent; chef-d’oeuvre, cheflieu, arc-en-ciel; com positions avec préposition, en usage su rto u t pour les verbes (com battre, soulever, prévoir), m ais aussi p ou r les su b stan tifs: affaire, entrem ets. U n procédé particulièrem ent favorisé de la période rom ano prim itive, celui d e com biner un im pératif avec son com plém ent (garderobe, couvre-chef, crève-coeur), fut em ployé so u v en t pour form er des nom s de personnes tels que T aillefer ou Gagnepain.

F. T A B L E A U D E S L A N G U E S R O M A N E S .

C ’est à la suite des événem ents e t des tran sfo rm atio n s précédem m ent expliquées que les langues rom anes se so n t form ées. Je term ine ce tte partie p a r un tableau de leur rép artitio n en E urope, basé su r celui q u ’a

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donné M. v. W artb u rg d an s son livre récen t su r l’O rigine d e s peuples rom ans (Paris 1941, p. 192—94). 1) Le ROUMAIN, dont j ’ai raconté les origines à la page 59 se parle au jo u rd ’hui en Roum anie (fro n tières de 1939) et dans quelques régions lim itrophes ou isolées des p ay s avoisinants; il est trè s influencé par les parlers slaves. 2) D ans les Balkans, il existait ju sq u ’au 19e siècle une seconde langue romane, le D A L M A T E , parlé s u r la côfe de la Dalmatic et sur les îles avoisinantes de l'A driatique, 3) L ’IT A L IE N est parlé en Italie continentale et péninsulaire, dans la région de M enton, en C orse, e n Sicile, dans le can to n suisse du Tessin et dans quelques vallées suisses des G riso n s (pas en Sardaigne, voir 4). D ans les régions que l’Italie a gagnées p ar la prem ière guerre m ondiale il y en a d o n t la langue est l’allem and (au T yrol) ou le slave (en Istrie). V ers l’an 1 0 0 0 , une grande p artie de l’Italie m éridionale (la C alabre, la Pouille, la Sicile), anciennem ent colonisée par les G recs et longtem ps sous la dom ination byzantine, p arlait grec; en Sicile, où les A rabes s’étaien t fixés vers 900, l’arabe lui fit concurrence. C ependant, tous ces pays furent rerom anisés dan s la suite; quelques débris du grec survivent en C alabre ju sq u ’à ce jour. 4) La Sardaigne (et aussi la C orse) furent peu touchées, dans l’a n ti­ quité et au m oyen âge, p a r la circulation et le com m erce; une form e très archaïque des langues rom anes s’y est conservée, et e s t parlée encore aujo u rd ’hui d a n s la plus g rande p artie de la Sardaigne; c’est le SARDE. 5) Le RHÉTOROMAN (voir notre exposé su r les Alemans, p. 61) est parlé dans une p artie des G risons, d an s quelques vallées à l’e s t de Bolzano (T yrol) et d an s la plaine du Friaul; depuis quelques années, la Suisse l’a reconnu com m e q uatrièm e langue officielle du pays (à côté de l’allem and, du français et de l’italien). 6 ) Le PORTUGAIS, la langue de la partie occidentale de la péninsule ibérique (voir p. 6 6 ) est parlé dans le Portugal actuel et au no rd de ce pays, dans la province espagnole de Galicie.

7) L’ESPAGNOL ou le Castillan com prend l’Espagne d ’aujo u rd ’hui, à l’exception des pays p arlan t portugais ( 6 ) ou catalan (8 ), e t d'u n te r­ ritoire dans le coin du golfe de Biscaye, où une langue préindogerm anique, le basque, s'e st conservée. L’espagnol a quelques tra its fo rt p a rti­ culiers qui le distinguent des autres langues rom anes de la péninsule,

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TABLEAU DES LANGUES ROMANES

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e t des au tres langues rom anes en général. A l’initiale, dev an t voyelle, f devient h qui n’est plus guère prononcé au jo u rd ’hui (lat. filius; esp. hijo; p o rt, filho; cat. fill; fr. fils, etc.): d an s ce m êm e exem ple, on p eu t observer le développem ent spécialem ent espagnol d e li en j, prononcé (comme l’allemand lachen; cl à l’intérieur du m ot aboutit lui aussi au m êm e son (voir à. 75 ojo), tan d is qu’à l’initiale il se tran sfo rm e e n II palatal (voir à la m êm e p.); k t est palatalisé en ch, prononcé fs (lat. factum , esp. hecho, m ais p o rt, feito , kat. feit, fr. fa it etc.); et enfin, la diphtongaison de e et o accentués (voir p. 72) se p ro d u it aussi en posi­ tion entravée (esp. tierra, puerta, m ais port, e t cat. terra, porta; fr. terre, porte). 8) Le C A T A L A N est parlé en Catalogne, dans l a contrée de Valence, dans les Baléares, dans le d ép artem en t français des P yrénées O rientales e t dans la ville d’A lghero au n o rd de la Sardaigne. Sur ses origines, voir p. 6 6 s.

9) Le PROVENÇAL appelé aussi l’occitanien ou la langue d ’oc, est la langue du M idi de la France (pas seulem ent celle de la Provence). J ’ai déjà dit, à la page 64, que son dom aine actuel com prend la G as­ cogne, le Périgord, le Limousin, une g rande p artie de la M arche, l’A uvergne, le Languedoc e t la Provence, c’est-à-dire qu’il ne dépasse plus le n o rd du M assif C en tral; m ais qu’au com m encem ent du m oyen âge il s’étendait plus loin vers le N o rd . C 'e st une des langues littéraires les plus im p o rtan tes du m oyen âge; aujourd'hui, elle n ’a plus q u ’une im portance littéraire de second ordre, malgré quelques beaux essais de ressusciter sa poésie (M istral); la langue litté ra ire du midi de la France est depuis longtem ps le français du N o rd . 10) Le F R A N Ç A I S qui fut originairement la langue romane parlée au nord de la G aule est devenu la langue officielle e t littéraire de la France entière, et la langue parlée de la g ran d e m ajo rité d e ses h a b ita n ts; les parlers du M idi ne so n t plus que des patois. O n parle français, en outre, dans une p artie de la Belgique et de la Sui.sse, su r les îles norm andes ap p arten an t à l’A ngleterre, e t dans un p e tit territo ire italien des A lpes occidentales, au n o rd du M ont Cenis. D ’au tre p a rt, il y a en France des enclaves b retonnes (voir p. 62), flam andes (au to u r de D unkerque), alle­ m andes (en A lsace-Lorraine), italiennes (M enton), basques (BassesP yrénées) et catalanes (P yrénées orientales). U n e aire dialectale n e t­ tem ent caractérisée à l’est du pays, entre le D oubs et l'Isère, des deux côtés du Rhône supérieur, d o n t j ’ai parlé à la page 64, a une situ atio n interm édiaire e n tre le français e t le provençal; on appelle les p arlers de

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LES ORIGINES DES LANGUES ROMANES

cette aire le franco-provençal. De to u tes les langues rom anes occiden­ tales, le français s’est le plus éloigné d e son origine latine. C ela tie n t à quelques particularités phonétiques d o n t j ’ai déjà m entionné la plupart, mais que je veux m ettre en relief p a r une com paraison avec le provençal. a) Le français a le plus radicalem ent affaibli les consonnes occlusives infervocaliques: lat. lat. lat. lat. lat. lat. lat. lat. lat.

ripa sapere maturus vita pacare securus videre atigustus plaga

prov. prov. prov. prov. prov. prov. prov. prov. prov.

riba saber madur vida pagar segur vezer agost plaga

fr. rive fr. savoir ancien fr. mèur fr. vie fr. payer ancien fr. sëur ancien fr. vëoir ancien fr. aoust fr. plaie

fr. moderne mûr

fr. moderne sûr fr moderne voir fr. mod. août, p ro ­ noncé u

b) Le français a palatalisé k devant a: prov. canfar prov. camp

fr. chanter fr. champ

c) Le français a le plus radicalem ent affaibli les voyelles atones finales; il est vrai que le provençal l’a fait aussi pour o, mais il a conservé a. que le français a affaibli en e: ital. porto ital. porta

prov. port prov. porta

fr. port fr. porte

d) Le français a changé ou diphtongue les voyelles accentuées en position non entrav ée, sauf i e t u, tan d is que les au tre s langues rom anes ne l’o n t fait que pour e e t o ouverts, e t que le provençal, très conser­ v ateur pour les voyelles sous l’accent, a gardé in tacts même ces derniers: iat. lat. lat. lat.

pede qpera debçre flçre

prov. prov. prov. prov.

pe qbra dever jlor

fr. a. fr. fr. a. fr.

pied irçvre devoir f lotir

fr. mod. oeuvre fr. mod. fleur ;

et pour a: lat. cantare lat. faba

prov. cantar prov. fava

fr. chanter fr. fève

O n voit à quel po in t ces évolutions o n t tran sfo rm é le français et en o n t effacé le caractère latin. L’affaiblissem ent des consonnes intervocaliques a souvent d étru it la cloison e n tre deux syllabes, en a fait une

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TABLEAU DES LANGUES KOMANES

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seule et a donné au m ot une figure nouvelle; il est difficile de reconnaître m aturus d an s mûr, ou videre dans voir, ou augustus d an s août, su r­ to u t quand on ne considère que la prononciation. A cause de la chute des syllabes finales sans accent ou de leur affaiblissem ent en e m uet, l’accent des m ots français se pose uniform ém ent sur la dernière syllabe; cela a influencé l’accent de la phrase e n tière qui, elle aussi, p o rte p re s­ que toujours un seul accent syntaxique, celui qui se place à sa fin. ce qui donne au français un rh y th m e foncièrem ent d ifférent de celui du latin ou des au tres langues rom anes. Enfin, il possède un tim bre vocalique trè s spécial qui est dû aux changem ents des voyelles e t à la nasali­ satio n particulière au N o rd de la France. Les réductions phonétiques que beaucoup d e m ots o n t subies à la suite des contractions, affaiblis­ sem ents et nasalisations o n t causé la form ation d’une foule d ’hom o­ nym es; peu de langues en o n t au tan t; p. ex. plus, plu (de plaire), plu (de pleuvoir); ou sang, cent, sans, il sen t (de sentir) — m ots d o n t chacun a une origine toute différente des autres e t qu’on ne sau rait confondre dans aucune autre langue rom ane (p. ex. it. più, piaciuto, p iovuto; sangue, cento, senza, sente. U n e autre conséquence de ces changem ents fut un certain m anque d'hom ogénéité dans le vocabulaire français. C ela se produisit de la m anière suivante. Presque to u s les changem ents p honétiques d o n t nous avons parlé so n t survenus, ou du m oins o n t com m encé à se développer p e n d a n t la période p rélittéraire des langues rom anes. O r, depuis que le la tin m édiéval p erd it peu à peu son m onopole littéraire, et que les plus im p o rtan tes parm i les langues rom anes com m encèrent à produire à leur to u r des oeuvres littéraires, le vocabulaire se révéla comm e tro p pauvre, insuf­ fisant pour exprim er les sen tim en ts e t les idées des p oètes et écrivains; et encore une fois, on em prunta des m o ts à la seule source d o n t on disposait, au latin. C ’est une seconde latinisation qui se pro d u isit et d o n t l’apogée fut aux 14e, Lie, et 16e siècles. La seconde couche de m ots latins échappait, bien entendu, aux développem ents p h o n étiq u es qui avaient eu lieu av an t leur en trée dans les langues rom anes; ils furent acueilfis dans leur form e latine et adaptés à la m orphologie et la p ro ­ nonciation courantes. E n italien et en espagnol, cette seconde couche latine, les m ots «savants», se confondait assez facilem ent avec le voca­ bulaire ex istan t, m ais dan s la langue française, qui s ’é ta it tellem ent éloignée du latin, les nouveaux m ots form ent une couche à p a rt; on peu t vérifier cela le plus facilem ent dan s les cas où un m o t latin qui existait d éjà en français, m ais dans une form e fo rt changée, fut em ­ prunté une seconde fois; car on ne le reconnaissait plus d an s sa forme

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usuelle, d’a u tan t m oins que sa signification, dans beaucoup de cas, avait plus ou m oins changé elle aussi. J ’en citerai quelques exem ples. Le latin vigilare, qui existait dans la form e populaire «veiller», fut em prunté pour une seconde fois, e t d o n n a le su b stan tif «savant» vigilance; c’est la m êm e chose p o u r lat. fragilis, form e populaire frêle, form e savante fragile; pour lat. fides, ad j. lat. fidelis, form e populaire du su b stan tif foi, de l’ad iectif en ancien fr. fëoil, form e sav an te de l’ad jec tif fidèle, dont un su b stan tif fidélité; p o u r lat. directum , form e populaire droit, form e savante direct; po u r lat. gradus, form e populaire (de)gré, forme savante grade; et une foule d’au tres m ots. O n vo it bien que le term e «savant» ne s ’applique pas à l’usage actuel, m ais seulem ent à l’origine et la form ation des m ots; au contraire, parm i le grand nom bre d e m ots qui p én étrèren t dans le français p ar cette seconde latinisation il y en a beaucoup qui so n t e n trés rapidem ent dans l’usage quotidien e t courant, comme ceux que je viens de citer, et encore beaucoup d’autres: agri­ culture, captif (form e populaire chétif), concilier, diriger, docile, édu­ cation, effectif, énum érer, explication, fabrique (f. pop. forge), facile, fréquent, gratuit, hésiter, im iter, invalide, légal (f. pop. loyal), m unition, m obile (f. p. m euble), naviguer (f. p. nager), opérer, penser (m ot sav an t très ancien, em prunté longtem ps avant la R enaissance, f. p. peser), pacifique, quitte e t inquiet (em prunté l’un trè s tô t, l’a u tre p e n d an t la R enaissance du latin quietus, f. p. coi), rédem ption (m ot d'Église, f. p. rançon), rigide (f. p. raide), singulier (f. p. sanglier), social, solide, espèce (du latin species, f. p. épice), tem pérer (f. p. trem per), vitre (f. p. verre). O n p eu t v o ir p a r ce p e tit choix d ’exem ples que le vocabulaire françaiis pro v en an t du latin form e deux couches assez faciles à distinguer; e t on peut se ren d re co m p te que l’unité e t l’élégance du français m oderne reposent su r la fusion d ’élém ents h isto riq u es assez com posites. A la fin de ce tableau d es langues rom anes je tien s à rappeler au lecteur que l’unité de chacune d ’elles n ’est que relative (voir p. 70); chacune d’elles se com pose d e beaucoup d e parlers dialectaux; c’e st l'histoire e t la politique qui en o n t fait des groupes relativem ent unis, et d o n t l’unité se m anifeste dans la langue littéraire, com m une aux m em bres du groupe. Presque to u jo u rs un des d ialectes a été p rép o n ­ d éran t pour la form ation de la langue littéraire, com m e le toscan pour l'italien e t le dialecte de l’Ile-de-France pour le français.

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TRO ISIEM E PARTIE. D O C T R IN E G ÉN ÉR A LE DES ÉPO Q U ES LITTÉRAIRES. A. L E M O Y E N A G E .

I. R e m a r q u e s p r é l im in a i r e s . a) D ans la partie précédente, nous avons suivi le développem ent et la différenciation des langues rom anes ju sq u ’aux environs de l’an mille. A cette époque, elles n ’étaien t que des langues parlées, elles n ’étaien t pas encore des langues littéraires, et leur existence a u tan t que leur for­ m ation ne peuvent être dém ontrées que p ar des tém oignages indirects et quelques rares docum ents, tels que les S erm ents de S trasbourg. M ais depuis le début du second m illénaire elles e n tre n t peu à peu dans l’usage littéraire et commencent à se form er comme instrum ent général de la pensée et de la poésie des peuples qui les p arlent. C e n ’e s t p as d ’un jo u r à l’autre qu’elles so n t devenues des langues littéraires; ce fu t une longue évolution qui a duré p en d an t to u t le m oyen âge, un long com bat contre la langue intern atio n ale et universellem ent reconnue comme langue littéraire: le latin dan s sa form e médiévale, le bas latin. P en d a n t longtem ps, le bas latin a gardé sa place p ré p o n d éran te comm e langue écrite: la théologie, la philosophie, les sciences, la jurisprudence s’ex­ prim aient en latin, et le latin é ta it aussi la langue des docum ents p o liti­ ques et de la correspondence des chancelleries. Les langues rom anes, considérées comm e langues du peuple, sem blaient n e pouvoir serv ir qu’à la vulgarisation; m êm e la poésie qui n aissait peu à peu en français, en provençal, en italien, en castillan, catalan et portugais fut longtem ps considérée com m e quelque chose de populaire, indigne de l’a tte n tio n d ’un érudit. L 'érudition éta it uniquem ent ecclésiastique; to u tes les con­ naissances hum aines se subordonnaient à la théologie, e t ce n ’est que dans le cadre de celle-ci qu’elles pouvaient se faire jo ur; et comm e la langue de l’Église éta it le latin, c’était le latin seul qui éta it reconnu com m e instrum ent de la civilisation intellectuelle. Il est v rai que l’Église elle-même était parfois obligée de p arler la langue du peuple p o u r se faire com prendre p ar lui; m ais le plus souvent, on considérait de telles oeuvres, les serm ons par exemple, comm e indignes d ’ê tre fixées p ar écrit, ou si on les écrivait, ce fut, dans la plu p art des cas, en les re tra d u i­ sa n t en latin. Le fait que les langues du peuple n ’étaien t que des dia­ lectes, très nom breux, e t q u ’il n ’existait aucune au to rité capable d ’en

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fixer la form e écrite, c o n trib u ait à m ain ten ir cet é ta t de choses. C haque région avait développé so n p ro p re p arler p articulier, peu de gens sa ­ vaient lire e t écrire, e t ceux qui le sav aien t ép rouvaient d e grandes difficultés à fixer p a r écrit quelque chose d an s une form e si peu établie et qui serait déjà à peine com préhensible dans une province un peu éloignée. Le latin, p a r contre, éta it une langue fixée depuis longtem ps, p arto u t la mêm e, u n iquem ent destinée à l’activité littéraire; com prise cependant uniquem ent p ar une p etite m inorité internationale, le clergé. M algré to u t cela, les langues vulgaires o n t pu se créer peu à peu une existence littéraire. A p rè s l’an 1000, les oeuvres de vulgarisation ecclé­ siastique écrites dans la iangue du peuple deviennent plus fréquentes; et des le début du 1 2 e siècle il sc form e, d 'ab o rd d an s le dom aine du français, des centres de civilisation littéraire en langue vulgaire, d ’où surgit une litté ra tu re poétique écrite pour des gens qui ne sav en t pas le latin: c’est la civilisation des chevaliers, c’est-à-dire de la société féodale. Sa floraison com prend le 12e et. le 13e siècle; depuis la fin du !3e, une civilisation plus bourgeoise qui n ’est plus uniquem ent poétique mais em brasse aussi la philosophie e t les sciences lui succède. T o u te ­ fois, la prépondérance du latin d an s beaucoup de dom aines subsiste jusqu'au 16e siècle, époque où les langues vulgaires rem p o rte n t la victoire définitive. O r, le 16e siècle, c’est l’époque com m uném ent appelée la R enaissance; on p eu t donc qualifier, du po in t de vue lin­ guistique, le m oyen âge comm e l’époque p e n d an t laquelle les langues vulgaires acqu ièren t len tem en t une existence littéraire, m ais so n t regardées to u jo u rs comm e un in stru m e n t p lu tô t populaire, tandis que le latin reste la langue des savants, de la p lu p art des chancelleries et sur­ to u t la langue unique du culte religieux qui dom ine toutes les activités intellectuelles; tan d is que la R enaissance est l’époque où les langues vulgaires (non seulem ent les langues rom anes, m ais aussi les langues germ aniques) p re n n e n t définitivem ent le dessus, s’infiltrent dan s la philosophie e t les sciences, s’in tro d u isen t même dans la théologie, et détruisent ainsi la position d om inante du latin. Le développem ent que je viens d’exposer dans ses grandes lignes est, b ien entendu, une lente évolution; les tendances de la R enaissance d an s le dom aine linguistique e t littéraire se fo n t se n tir b ien av a n t 1500, et d 'a u tre p art, le latin, to u t en changeant de form e e t le fonction, a continué à jo u er un rôle assez im portant bien ap rès 1500. La situ atio n des langues vulgaires vis-à-vis du latin nous fo u rn it un des p o in ts de vue les plus im p o rtan ts pour caractériser le m oyen âge; bien entendu, ce n ’est p as le seul; ce n ’est qu’un des aspects d ’un ensem ble beaucoup plus vaste. c

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b) Du point de vue politique, le m oyen âge est l’époque où tes peuples européens gagnent peu à peu leur physionom ie et leur conscience n a tio ­ nales. A u com m encem ent de cette époque, ce so n t des régions et des tribus, organisées en p e tits territoires, so u s un seigneur féodal; ces te r ­ ritoires font partie de l’em pire d ’un em pereur ou roi d o n t la puissance réelle est souvent faible, e t qui réu n it souvent sous sa dom ination des sujets forts hétérogènes. Les gens ne se ren d en t pas com pte qu’ils sont Français, Italiens ou A llem ands; ils se se n te n t comm e C ham penois, Lom bards ou Bavarois; et ils se sen ten t toits chrétiens. Mais à la fin de l'époque, les grandes unités nationales so n t n ettem en t établies dans les esprits; même dans les pays où la réalisation politique de l’unité n a tio ­ nale ne s’est produite que beaucoup plus tard , comme p ar exem ple en Italie, la conscience nationale est profondém ent enracinée depuis la fin du m oyen âge. 11 est évident que le développem ent des langues vulgaires a beaucoup contribué à form er la conscience nationale, et ce n’est pas un hasard que les peuples aient senti leur individualité n ationale au même m om ent où ils sen taien t qu’ils possédaient une langue nationale comm une. M ais la form ation de la conscience nationale a encore d ’au­ tres raisons; ce n’est qu’en Italie qu’elle se base en p rem ier lieu su r la civilisation et la langue comm unes, et su r un passé glorieux dans l’antiquité. En Espagne, elle fut créée par un long com bat com m un contre les conquérants arabes; en France, p a r le prestige de la royauté qui pendant des siècles poursuivit tenacem ent une politique d ’unité n a tio ­ nale contre le féodalism e particulariste, p olitique où elle tro u v ait to u t naturellem ent des alliés dans les bourgeois des villes e t les paysans. La civilisation féodale arrive à son apogée au 12 e siècle: plus ta rd elle se désagrège lentem ent, et la bourgeoisie d es villes, devenue indépendante des seigneurs féodaux et s’enrichissant de plus en plus, crée u n e civili­ satio n à elle. Les origines de ce développem ent rem o n ten t aux croisades (1096— 1291) qui, to u t en é ta n t l’époque la plus g ran d e et la plus glorieuse de la chevalerie, donn en t un essor to u t nouveau aux com m uni­ cations, au com m erce e t aux affaires: d e telles en trep rises m ilitaires, m enées si loin de la base économ ique d es chevaliers de l'O ccident, ne pouvaient être m ises en oeuvre sans d es organisations bien plus com ­ pliquées e t plus vastes que ne furent les p etites régions au tarq u es de l’économ ie féodale; et to u t natu rellem en t ce furent en prem ier lieu les ports m éditerranéens de l’Italie qui en profitèren t; V enise p a r exemple, qui, lors de la quatrièm e croisade, é ta it assez forte po u r d éto u rn er les croisés de leur véritable tâch e e t les em ployer pour ses p ro p res b uts économ iques. C ’est ainsi que les villes du N o rd de l’Italie — V enise.

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Pise, G ênes, Florence et les villes lom bardes, d o n t la plus im portante fut M ilan — d o n n èren t le p rem ier exemple de la civilisation bourgeoise du m oyen âge; b ie n tô t les villes du N o rd de la France, des Pays-Bas et de quelques régions en A llem agne se développèrent dans le m êm e sens. L’évolution de l'a rt m ilitaire qui ten d ait à rem placer les com bats entre des chevaliers aux lourdes arm ures p ar l’a ttaq u e de l’infanterie des bourgeois ou des m ercenaires, évolution qui fut h âtée et term inée par l’invention d es arm es à feu, a beaucoup contribué à la déchéance de la société féodale; à la fin du m oyen âge, les bases de sa puissance étaien t ruinées. O r, la chevalerie féodale est p ar so n essence centrifuge et particulariste; sa puissance repose su r l’indépendance pratique et l’autarchie des p etits dom aines; tan d is que le bourgeois, intéressé au développem ent de son industrie, au comm erce et aux com m unications, a besoin de groupem ents organisés sur une plus vaste échelle; il ten d ait à se soustraire au régime féodal qui l’entravait, et à chercher de l’appui auprès du pouvoir centrai, l’em pereur ou le roi. Le m ouvem ent a mené dans beaucoup de pays, et au rait dû m ener p a rto u t en Europe, à l’établissem ent d e g rands groupem ents nationaux; dans quelques cas (Allemagne, Italie) des circonstances contraires en on t retard é le développem ent, et ont rendu l’union nationale plus difficile et plus problém atique. C ’est que dans ces deux pays les tendances particularistes étaien t plus fo rtes q u ’ailleurs, qu’il y avait deux puissances centrales, l’em pereur et le pape, et que to u te s les deux poursuivaient des b u ts p lu tô t universalistes que n ationaux; or, leurs aspirations universalistes qui o n t échoué, o n t contribué à m ain ten ir la désagrégation politique dans ces deux pay s ju sq u ’au 19e siècle. c) Du p o in t de vue religieux, le m oyen âge fu t l’époque de l’apogée et de la dom ination intégrale de l’Eglise catholique en Europe. M ais il ne faut pas croire que c e tte dom ination, m êm e d an s le dom aine religieux e t spirituel, ait été tranquille e t san s crises. P en d a n t to u t le m oyen âge, des courants hérétiques se so n t form és qui o n t so u v en t causé de graves troubles, et des doctrin es philosophiques qui s’intro d u isaien t dans le dogm e o n t sou v en t m enacé l’unité e t l’au to rité de l’Eglise. M ais p e n d an t longtem ps, jusq u ’à la fin du 15e siècle, elle a réussi à su rm o n ter toutes ces difficultés, e t à jo u ir d ’une suprém atie intellectuelle presque absolue. Elle doit la longue conservation de cette su prém atie à son élasticité qui lui a perm is de s’in corporer e t de se concilier les systèm es philo­ sophiques et scientifiques les plus divers; de plus, se b o rn an t à un nom bre restrein t de dogmes, elle a laissé beaucoup de liberté à l’in ter­ prétation, à la fantaisie populaire, aux visions m ystiques et aux c

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différences régionales du culte. Q uoique d éjà au m oyen âge la co rru p ­ tion et l’avarice du clergé aien t à plusieurs reprises gravem ent com prom is son prestige, elle a to u jo u rs trouvé en elle-m ême la force de se réform er et chacune d e ces réform es intérieures a déclenché un m ouvem ent im p o rtan t d es esp rits: telle fut la réform e de C luny au 10e siècle, celle de cîteaux au 12e, e t su rto u t la fondation d es o rd res m endiants, Franciscains e t D om inicains, au 13e. C es réform es et fondations o n t exercé la plus p ro fo n d e influence su r la m orale, la politique, l’économ ie et les a rts de leurs époques respectives; elles o n t inspiré l'architecture, la m usique, la sculpture, la peinture, e t aussi la littératu re, so it latine so it vulgaire. La vie religieuse du catholicism e m édiéval fut extrêm em ent forte, fertile et populaire; l’Eglise a réussi à réaliser p en d an t plusieurs siècles quelque chose qui n ’a pu être réalisé plus tard que fo rt incom plètem ent, e t qui, m êm e a u jo u rd ’hui, est loin d’ê tre réalisé dans la m esure q u ’on le so u h aitera it, une unité vivante de la vie intellectuelle de beaucoup de peuples et de to u tes les classes de la société. C ette u nité fut brisée dans la R enaissance; c’est en partie la faute de l’Eglise catholique qui n ’a plus trouvé, à cette époque, la force de s ’ad a p te r et de se réfo rm er assez vite pour sauver l’unité spirituelle européenne. d) L’activité intellectuelle du m oyen âge fut donc en tièrem en t dans les m ains de l’Eglise. D epuis la Renaissance, on a violem m ent critiqué et m éprisé la philosophie et la science m édiévales, et il est v rai que leurs m éthodes n’étaien t qu'une contin u atio n de celles d e la basse antiquité, form es déchues e t pétrifiées de la civilisation gréco-latine. O n ne rem ontait plus aux sources authentiques, aux tex tes des grands auteurs de l’antiquité; on se c o n te n ta it de m éthodes qui résum aient et simplifiaient, inventions sèches et sans vie des érudits de l’époque du déclin; on essayait de baser to u t le savoir sur l’au to rité des m aîtres et de l’organiser dans un systèm e fixe de règles im muables; on ne se servait plus de l’observation directe et de l’expérience vivante. La base de l’enseignem ent était le systèm e des sep t arts libéraux, inventé à A lex an ­ drie; il se com posait de deux parties: le trivium (gram m aire, dialectique qui correspond à ce que nous appelons logique, et rhétorique) et le quadrivium (arithm étique, m usique, géom étrie, a stro ­ nomie). Mais depuis le 12e siècle la vie spirituelle du christianism e fut tro p forte pour se laisser en trav er par ces m éthodes; le génie de quelques grands hom m es, soutenu par des influences venues du dehors, a créé des oeuvres qui to u t en é ta n t largem ent spéculatives et m étaphysiques, n ’ont guère leurs pareilles pour l’unitc d e la conception

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et la hardiesse des idées; ce so n t des oeuvres de théologie m ystique, comme celles de B ernard de C lairvaux e t de R ichard de Saint-V ictor au 12e, de B onaventure au 13e siècle, et des oeuvres de philosophie encyclopédique, appelée scolastique; cette philosophie m édiévale, d ’abord sous l'influence d'id ées néoplatoniciennes, fut entièrem ent bouleversée, depuis le com m encem ent du 13e siècle, p ar l'irru p tio n de l'aristotélism e arabe; c ’est des lu ttes su r l’aristotélism e que n aq u it la grande oeuvre de concordance en tre le christianism e et l'aristotélism e, l'oeuvre la plus im p o rtan te de la scolastique et de la philosophie catholique en général: la Sum nia thcologica de T hom as d ’A quin (1225— 1274) qui fonda le thom ism e; c’est la philosophie catholique par excellence, violem m ent attaq u ée p ar les courants qui, dans la Renaissance, o n t p réparé les m éthodes de la science m oderne. — La plupart des philosophes et des érudits du moyen âge furent des m oines; mais le centre des études se tra n sfé ra it b ientôt des couvents dans les grandes villes, et d ep u is le 12e siècle il s ’y Fondait des écoles générales de toutes les sciences, appelées u n iv ersitates (organisations générales des professeurs et des étu d ian ts; de là le nom «université»). Les pre m ières universités furent Bologna, célèbre su rto u t pour son école de droit, e t Paris, cen tre de la philosophie scolastique. L 'enseignem ent des universités se distribuait, d ’après le m odèle de Paris, su r q u atre facultés: les «artes* (c’est-à-dire les a rts libéraux comme prép aratio n générale; il fallait passer d ’abord par cette faculté avant d’étu d ier d an s une des autres; l’hum anism e de la R enaissance en a fait ce que nous appelons la faculté des lettres, ou de philosophie, égale aux tro is autres), la th éo logie, le d ro it et la m édecine. La R enaissance intro d u isit dan s les études !e reto u r aux tex tes des gran d s auteu rs de l'antiquité, abolit les m éthodes scolastiques et créa les p rem ières organisations scientifiques in ­ dépen d an tes de l’Eglise et du clergé. La p lu p art d es é ru d its du Î9e siècle o n t cru que la trad itio n antique était m o rte au m oyen âge, e t qu'elle ne fut ressuscitée qu’à l’époque de la R enaissance. Pius récem m ent, d ’im p o rtan tes recherches faites par des érudits européens e t am éricains o n t p rofondém ent ébranlé c e tte con­ ception. La trad itio n an tiq u e n ’a jam ais cessé d 'ex ercer so n influence en E urope; elle a été trè s fo rte au moyen âge, quoique souvent inconsciente. C ’est avec le m atériel légué p ar !a civilisation antique que ic m oyen âge a construit e t développé scs in stitu tio n s religieuses, politiques et ju rid i­ ques, sa philosophie, son a rt et sa littératu re. M ais à cause du change­ m ent to tal des con d itio n s de !a vie on n ’avait ni la possibilité ni le désir de conserver ia form e originaire de ces m atériaux: !e m oyen Age ies o

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a a d a p té s à ses besoins et les a fondus dan s sa propre vie; ils e n traien t ainsi dans un processus historique qui les décom posait, les a ltérait, et parfois les défigurait si com plètem ent qu’ils devenaient m éconnais­ sables, et qu’ils ne révèlent leur origine q u ’à l’aide d ’une analyse m éth o ­ dique. C ela ressem ble à l’évolution du latin devenu latin vulgaire: on peut élargir la conception du latin vulgaire, et appeler la civilisation médiévale -antiquité vulgaire»: une survivance inconsciente de la civili­ sation antique, tenace e t fertile, su je tte à des changem ents perpétuels, défigurée, e t qui ignore le désir (éprouvé par les hum anistes de la R e­ naissance) de reconstituer cette civilisation antique dans sa forme authentique et originaire. Ce n 'est pas tout. Même la connaissance et l’étude consciente de la civilisation antique, c’cst-à-dire l’hum anism e, n ’a pas été aussi étranger au m oyen âge qu’on l’a cru p endant longtem ps. Les philosophes et théo­ logiens du 12 e siècle avaient une connaissance très étendue de l’a n ti­ quité; l'érudition classique d ’un hom m e tel que le philosophe anglais .lohn of Salisbury est aussi large que profonde. Si les p récep tes de la rhétorique gréco-rom aine furent enseignés et appliqués, au m oyen âge, d'une façon souven t assez m écanique et corrom pue, il n ’en est pas moins vrai que le style latin d ’un hom m e tel que Saint-B ernard de Clairvaux ne cède en rien, pour l’art, la force et la richesse d e l’expression, aux meilleurs m odèles antiques. Ce ne so n t que quelques exem ples; on pourrait en citer beaucoup d ’autres. C ela n e doit pas nous étonner. Il est vrai qu’avant le 15e siècle presque perso n n e en O ccid en t n e savait le grec, et que même plusieurs parm i les g ran d s écrivains rom ains étaien t inconnus; m ais on avait Boèce, on avait les com m entateurs e t com pi­ lateurs tels que M acrobc e t A ulu-G elle, avec leurs citatio n s ab o n d an te s; et les philosophes-théologiens avaient leurs p ro p res m aîtres, les Pères de l’Eglise, Saint-A m broise, Saint-Jérôm e, e t su rto u t S aint-A ugustin: tous im bus de la civilisation antique, d o n t ils so n t les d ern iers grands représentants, qu’ils tran sm ettaien t soit en la co m b attan t so it en l’a d a p ­ ta n t au christianism e; ce sont eux qui probablem ent ont été la source principale de l'érudition classique au m oyen âge. N éanm oins, la conception qui sép are n ette m e n t la R enaissance du m oyen âge garde tous ses droits. C e n ’est que dans la R enaissance que l'hum anism e conscient a pu se développer m éthodiquem ent et large­ m ent, et que d’autres tendances, découvertes et événem ents se sont joints à lui pour créer une civilisation foncièrem ent différente de celle du m oyen âge. N ous en parlerons plus tard , dans nos rem arq u es préli­ m inaires sur la Renaissance.

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e) L ’a rt joue au m oyen âge un rôle bien plus grand que d an s les au tres époques d e l'histoire européenne. C ette assertio n p eut sem bler étonnante, m ais le fait est to u t naturel. D epuis la fin du prem ier m illénaire, les peuples européens so n t pro fo n d ém en t christianisés; l’esprit des m y stères du christianism e les rem plit et crée en eux une vie intérieure extrêm em ent riche et féconde. O r, cette vie intérieure n ’avait guère d’autre possibilité d 'expression que les a rts; car les peuples ne savaient ni lire ni écrire, e t ils ne sav aien t pas la langue latine qui seule éta it considérée com m e un in stru m en t digne d ’exprim er les idées religieuses. T o u te leu r vie in térieu re se réalisait dans les oeuvres d’art, et c’est par elles en p rem ier lieu que les fidèles apprenaient et sen taien t ce qui éta it la base mêm e de leur vie; au ta n t d u po in t d e vue actif, celui de l’artiste, que du p o in t de vue passif, celui du spectateur, l’a rt fu t la plus im portante, presque la seule expression de la vie intérieure des peuples. Il s’ensuit que l'a rt m édiéval est beaucoup plus rem pli de «signification» e t beaucoup plus doctrinal que celui de l’antiquité ou des tem ps m odernes. Il n ’est pas seulem ent beau, il n ’est pas uniquem ent une im itation de la réalité ex térieure; m ais il tend à concrétiser dans ses créations, m êm e dans l’arch itectu re et la m usique, des doctrines, des croyances, des espoirs; des choses p arfois très p rofondes e t subtiles, m ais qu’il fallait exprim er de la m anière la plus sim ple et la plus humble, pour que to u t homm e, en p a rta n t des réalités de sa vie quotidienne, puisse s ’élever v ers les v érités sublim es d e la foi. Il est donc indispensable, si l’on v eu t co m prendre le génie du m oyen âge européen, de s’intéresser à son art; ce qui est relativem ent facile, au jo u rd ’hui, puisque des repro d u ctio n s excellentes dans les publications d e l’histoire des a rts p e rm e tte n t à to u t le m o n d e d e se renseigner, ou du m oins d ’avoir des im pressions concrètes. — A ces rem arq u es générales je n ’ajo u terai que quelques indications plus spéciales, puisque le cadre de ce livre ne me p erm e t pas de m ’éten d re sur cette m atière, e t qu’il fau d rait de nom breuses p h o to s pour ren d re les explications com préhensibles. L’a rt du m oyen âge est p resq u e exclusivem ent chrétien. Les m onum ents im p o rtan ts de l’arch itectu re so n t presq u e tous des églises, e t les su je ts de la sculpture, des a rts déco ratifs et de la peinture so n t tirés presque san s exception de la Bible ou de la vie des Saints. Les prem ières oeuvres qui m o n tre n t un sty le caractéristiquem ent m édiéval d a te n t du l i e siècle, e t so n t françaises e t allem andes; on appelle leur style, qui a fleuri encore au siècle suivant, le sty le rom an. Lin profond changem ent se p répare depuis la seconde m oitié du I2e siècle, d ’abord en France, et il en résulte le style com m uném ent

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appelé gothique (cette dénom ination, u n iversellem ent acceptée, s e base sur une erreur d es é ru d its du 16e siècle; le style gothique, p urem ent français d ’origine, n ’a rien à faire avec la tribu germ anique d es G oths). C es dénom inations, sty le ro m an e t s ty le gothique, se ra p p o rte n t originairem ent à l’arch itectu re seule, m ais on les applique aussi à la sculpture et aux oeuvres des m iniaturistes. La différence principale entre les deux sty le s consiste, pour l’arch itectu re, en ceci: le sty le rom an, p esan t et massif, érige les m urs en une lou rd e m asse e t les tie n t n ettem en t séparés du to it ou de la voûte, ta n d is que le sty le gothique, en articulant richem en t les m urs et en co n tin u an t leur articu latio n dans le to it voûté, im prim e à l’ensem ble du b âtim e n t u n seul m ouvem ent de bas en haut. Bien entendu, ce n ’est qu’un résum é assez grossier. Le style gothique a dom iné, to u t en se d éveloppant considérablem ent, les trois siècles qui précèd en t la R enaissance. C ’est le style du m oyen âge et le sty le chrétien p a r excellence, e t il en exprim e p arfaitem en t le m élange de réalism e hum ble e t de sp iritu alité profonde. L a Renaissance, d o n t les tendances se fo n t sen tir en Italie depuis le 14e siècle, m ais d o n t la pleine éclosion ne d ate que du 16e, d onne à l’a r t une fonction toute différente, d o n t nous parlerons plus tard .

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L a l i t t é r a t u r e f r a n ç a is e e t p r o v e n ç a l e a) L e s p r e m i è r e s o e u v r e s

Les docum ents littéraires les plus anciens que nous possédions dans une langue rom ane so n t français; ce so n t des v ulgarisations d ’écrits ecclésiastiques que le h asard nous a conservées. U ne d’elles d a te m êm e du 9e siècle; c’est la chanson d e Sainte-Eulalie, p etite pièce de 25 vers assonances, c’est-à-dire jo in ts deux à deux n o n p ar u n e rim e com plète, m ais par l’id en tité d e la voyelle finale; elle raconte d ’une m anière presque abstraite, en ram en an t les faits à leur expression la plus sim ple, le m arty re d ’une ch rétienne qui refuse à l’em pereur p ayen d e «servir le diable», c’est-à-dire de sacrifier aux dieux payens. U n m anuscrit du 10e siècle, conservé dans la bibliothèque de C lerm ont-F errand, contient un poèm e sur la P assion du C hrist, en 129 stro p h es de q u atre vers assor.ancés deux à deux, et la vie d ’un sain t gaulois, L éodegar (form e ancienne française Letgier, form e m oderne Léger), en stro p h e s d e six vers; le vers de ces deux poèm es est de h u it syllabes, celui d e SainteEulalie de dix. Le p e tit poèm e sur Sainte-Eulalie est très p ro b a b le m e n t

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originaire de ia co n trée de V alenciennes, sur la frontière des dialectes picard e t w allon: p o u r les deux te x te s du m anuscrit de C lerm ontFerrant, il e st difficile d ’en é tab lir l’origine exacte. Le docum ent le plus in té re ssa n t parm i ces oeuvres archaïques est la chanson de Saint-A lexis d o n t trois m anuscrits nous so n t conservés, et d o n t il existe plusieurs rem aniem ents postérieurs. Ces m anuscrits ont été écrits tous les trois en A ngleterre, dans le dialecte anglonorm and, c’cst-à-dirc d an s le dialecte français parlé p ar les conquérants norm ands (voir p. 67). M ais il est trè s probable que ce ne so n t que des adaptations, et que la version originale fu t écrite, au milieu du li e siècle, en N o rm an d ie continentale. 11 s’agit ici d’un saint très populaire dans toute la C h rétien té: fils unique d ’une famille riche et noble de Rome, il q uitte, la n u it de ses noces, sa fiancée et la maison paternelle pour consacrer sa vie en tièrem en t à D ie u ;'il va dans des terres lointaines, vivant com m e un pauvre m endiant; longtem ps après, le hasard d’une tem pête le ram ène à Rome, où il continue sa vie, comme m endiant inconnu, sous l’escalier mêm e de la m aison paternelle, ému, mais non ébranlé dans sa résolution p ar le sp ectacie quotidien de la douleur de scs p aren ts et de sa fiancée. Enfin, il est reconnu apres sa m ort, e t une voix du ciel annonce sa sainteté. Le poèm e sc compose de 25 strophes, de cinq v ers chacune; les vers so n t de dix syllabes, assonaneés de m anière que chaque stro p h e ne contient qu’une- seule voyelle d’assonance, comm e plus ta rd dans les chansons de geste. C ’est une oeuvre très im p o rtan te et très belle, quoiqu’elle ne soit que la form e française d’une légende latine (d’origine syriaque) que nous possédons. C ar elle est de beaucoup supérieure à son modèle latin p a r la m anière saisissante et d ram atique do n t elle dépeint les m ouvem ents de l’âme; le discours que fait A lexis’à sa fiancée en la q u ittan t, les plaintes de la mère, et la ren co n tre d'A lexis après son reto u r avec son père qui ne le reconnaît pas com ptent parm i les plus beaux m orceaux de la poésie française. b) La l i t t é r a t u r e d e la s o c i é t é f é o d a l e d u 12e et l i e s i è c l e . 1. La chanson de geste. Jusque vers ÜOÜ, les rares poèmes en langue vulgaire ne tra ite n t que des su jets religieux: tous so n t des vulgarisations tic tex tes latins destinées à l’édification du peuple. M ais dès 1 100 , d ’au tres sujets, plus spontaném ent populaires, trahissant des inspirations autochtones. C

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apparaissent. Ce so n t de longs poèm es épiques, en stro p h es d e longueur inégales (laisses), chaque stro p h e assonancée sur une voyelle; les vers so n t de 8 , de 10 ou de 12 syllabes; les poèm es so n t d estinés à être chantés devant un auditoire d ’après une m élodie sim ple avec accom pagnem ent d’un in strum ent (la vielle, plus ta rd la chifonie). Le contenu de ces poèm es épiques est historique en ce qu’ils tra ite n t des hauts faits des héros du tem ps passé; ce so n t des com bats des époques m érovingienne et carolingienne, d ’une époque antérieure de plusieurs siècles; ce ne so n t donc pas des créations de pure fantaisie; mais, bien entendu, ils ne raco n ten t pas ces faits avec une exactitude historique; ils les raco n ten t dans une form e altérée p a r la légende populaire, où les sim plifications, les confusions e t les inventions abo n d en t; c’est la vie des grands héros telle q u e lle se reflète dans l’im agination populaire. Les chansons de geste apparaissent en grand nom bre depuis 1100, le douzièm e siècle en fou rnit une production abondante, et le genre est encore cultivé plus tard ; mais les oeuvres les plus anciennes sont aussi les plus belles; plus tard, la décadence sc tra h it par des longueurs et la répétition des m êm es m otifs. Beaucoup de ces chansons sc ra tta c h e n t à la personne de C harlem agne (m ort en 814), le plus célèbre et le plus grand des C arolingiens, le prem ier em pereur du m oyen âge. De ce nom bre e s t la C hanson de Roland, qui est devenue, depuis un siècle, le m onum ent littéraire le plus populaire du m oyen âge français. N ous en possédons plusieurs rédactions, d o n t la plus ancienne, to u t en ne d o n n an t certainem ent pas la plus ancienne form e de la légende, est généralem ent reconnue comm e la plus auth en tiq u e; c’est celle du m anuscrit d’O xford, écrit au milieu du 12e siccic en anglonorm and; m ais le lieu d’origine de la légende est trè s probablem ent l'Ile-deFrance, e t la date de la com position du poèm e sc place aux environs de 1100. La C hanson de R oland raco n te la m ort des douze pairs (com pagnons d ’arm es) de C harlem agne, d o n t le principal est Roland, au cours d’un com bat dans les Pyrénées, p en d an t le reto u r de l’arm ée des Francs d'une expédition victorieuse contre les M usulmans d ’Fspagne; la catastro p h e est due à la trahison du beau-père de Roland, CJanclon. C e G anelon, envoyé pour négocier la soum ission du d ernier prince sarazin qui résistait encore, lui avait, p ar haine contre Roland, suggéré un plan pour surprend re l’arrière-garde tics Francs, et avait engagé C harlem agne à confier le com m andem ent de celle-ci à R oland et aux pairs. T oute l’arrière-garde est m assacrée en se d éfendant héroïquem ent. Roland aurait pu la sauver en so n n an t son cor pour rappeler C harlem agne cl son arm ée, mais il s’v refuse ta n t qu’il est encore tem ps

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par excès de hardiesse e t p a r orgueil, et ce n ’est qu’en m o u ran t qu’il le fait; C harlem agne n ’arrive que pour le venger su r les infidèles, e t le poèm e se term in e p a r le procès de G an elo n q u i est m is à m ort. La C hanson de R oland qui com prend 4000 v ers d e 10 syllabes en laisses assonancées de longueur inégale, est une des créatio n s les plus belles du m oyen âge p ar l’u n ité de son style, d ’une raid eu r solennelle, qui dépeint les caractères, les situ atio n s et les paysages p a r des m oyens sobres e t forts; elle est aussi très im p o rtan te pour l'étu d e des coutum es de la guerre féodale, des rap p o rts e n tre su zerain et vassal, et des conceptions du m onde d e ces chevaliers qui com b in en t le féodalism e guerrier avec le christianism e, co n sid éran t la m o rt dans le com bat c o n tre les infidèles comm e un m arty re glorieux au service de Dieu. Mais to u tes ces coutum es et ces conceptions ne so n t pas celles du huitièm e siècle, de l'époque de C harlem agne et d e son expédition en Espagne, mais bien celles du com m encem ent du douzièm e, où le poèm e fut composé. La base historique des faits racontés est un com bat qui eut lieu en 778, quand C harlem agne éta it encore jeune (dans le poèm e il est trè s âgé); il fut livré dans les Pyrénées, non pas co n tre les M usulm ans, mais contre les B asques chrétiens qui assaillirent l’arrière-garde des Francs pour faire du butin. L’expédition d ’E spagne fut entrep rise p a r C harlem agne su r l’appel d ’un prince m usulm an qui dem anda son secours co n tre un autre; ce ne fut donc nullem ent une so rte de croisade telle que la C hanson de R oland la dépeint; C harlem agne fut en excellents rap p o rts avec des princes m usulm ans, et l’idée de la guerre sa in te c o n tre les infidèles n ’est pas de son tem ps. A insi, la C hanson d e R oland in tro d u it dans l’histoire des siècles passés l'e sp rit de sa p ro p re époque, l’esp rit de l’époque des croisades, non pas consciem m ent peut-être, m ais parce que le poète n ’im aginait pas que la situ a tio n e n tre C h ré tie n s e t M usulm ans a it jam ais pu ê tre a u tre qu'elle n ’é ta it à l’époque où il vivait. Il raconte une histoire ancienne, m ais avec les coutum es e t les conceptions de son p ropre tem ps. C ela n ous m ène à p a rle r d ’u n problèm e q u ’on a beaucoup discuté p en d an t le dern ier siècle, le problèm e d e l’origine d e la Chanson de R oland e t des chansons de geste en général. Les é ru d its influences p ar l’école rom antique o n t regardé la C hanson de R oland e t les épopées anciennes e t populaires en générai com m e une ém anation du génie des peuples (voir p. 28), qui, selon leur idée, y avait travaillé p en d an t des siècles, de so rte que l ’épopée serait n ée d ’une lente évolution, p ar la com binaison de chansons populaires, d e légendes etc., conservées longtem ps p ar une tra d itio n p u rem en t orale. Ils o n t essayé de prouver l’existence de com positions antérieures, plus proches des événem ents û

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racontés, soit poésies m i-lyriques m i-épiques, soit p etites épopées, soit légendes, qui au raient servi de base aux chansons de geste. P ar contre, les érudits plus positivistes o n t a ttrib u é beaucoup m oins d ’im portance à ce travail antérieur de la fantaisie populaire, e t o n t insisté po u r voir dans les chansons de geste des oeuvres de leur tem ps, c’est-à-dire du 12 e siècle, com posées p a r des poètes .individuels, créateurs, ne se serv an t de la tradition que dans la m esure où chaque poète qui traite u n tel sujet est obligé de s ’en servir. L’un de ces érudits, Joseph Bédier, auquel nous devons des études extrêm em ent précieuses et de m agnifiques rédactions d ’oeuvres anciennes en français m oderne, e n tre au tre s une traduction de la C hanson de R oland, a m êm e essayé de prouver que c'étaient les couvents du 1 2 e siècle qui o n t puissam m ent contribué à la rédaction des chansons de geste. A c e tte époque, l’habitude du pèlerinage dévot av ait pris u n grand essor en E urope; de nom breux pèlerins trav ersaien t les p ay s po u r p rier d ev an t la tom be ou les reliques de quelque sain t célèbre. O r, le long des routes les plus im portantes, les couvents qui fu ren t les hôtels de cette époque g ard aien t d es arm es et des souvenirs de héros populaires, cultivaient leur m ém oire e t se donnaient une sorte de publicité fondée su r eux. C ’est à p a rtir du 12e siècle qu’on peut co n sta te r l’in té rê t des couvents situ és su r les grandes routes de pèlerinage p o u r les h éros épiques, p a r exem ple de ceux de la route de Saint-Jacques de C om postelle en E spagne pour les h éros de la C hanson de R oland; et les nom s de lieu m entionnés dans les chansons de geste indiquent souvent des en d ro its où il y avait, au 12 e siècle, un sanctuaire ou un couvent célèbre. V u les é tro ites relations qui doivent avoir existé en tre le clergé e t les jongleurs récitateu rs des poèm es — ceux-ci dépendaient dans une large m esure du clergé, sa n s la faveur duquel ieur m étier était bien difficile — il e st très vraisem blable que le clergé a exercé son influence su r la chanson de geste et essayé d ’y faire en trer l’esprit de la dévotion des reliques et des croisades. La conception rom antique n e me sem ble p o u rta n t pas fausse; les chansons de geste ne peuvent être im aginées san s une longue tra d itio n qui se rattache- aux nom s des héros célèbres et aux grands événem ents historiques, e t cette tra d itio n a peu à peu déform é, simplifié, arrangé les faits selon le goût du peuple et de la société féodale qui était en train de se constituer, et sans doute aussi selon les tendances politiques du m om ent. P en d an t de longues périodes ce travail est resté caché, sans prendre une form e littéraire; l'Eglise avait été, à ce q u ’il sem ble, plu tô t hostile à la poésie en langue vulgaire; si elle la toléra et m êm e la protégea depuis le 11 c siècle, ce fut pour l’a d ap te r à ses besoins; et cela

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m ontre aussi qu’elle dev ait com pter avec elle, et qu’il lui sem blait désorm ais préférable de s’en serv ir que de la réprim er. D ans ses form es m étriques, la poésie ancienne en langue vulgaire n ’a d ’ailleurs jam ais été indépendante de la civilisation cléricale; les recherches récentes faites dans ce dom aine sem b len t p ro u v er que la versification des anciens poèm es français rem onte à celle des hym nes latines de l’Eglise, ou même à celle de la poésie latine classique, trad itio n qui n ’a pu être m aintenue que par l’Eglise. La versification des oeuvres religieuses en français dont nous avons parié au p aragraphe précédent, su rto u t celle de la chanson de Saint-A lexis, m o n tre une p a re n té étro ite avec les laisses des chan­ sons de geste. Q u an t aux influences de la technique poétique (images, figures rhétoriq u es etc.) de l’an tiq u ité qu’on a découvertes dans ces épopées, il m e sem ble q u ’elles ne so n t guère au tre chose que les traces d’une survivance affaiblie, obscurcie e t altérée comm e nous en trouvons parto u t dans la civilisation m édiévale, p articulièrem ent dans les traités de poétique. Telles qu’elles nous so n t conservées, les chansons de geste so n t des oeuvres de la fin du l i e et du 12 e siècle, im bues d e l’esp rit de la cheva­ lerie du tem ps d es p rem ières croisades: e sp rit guerrier, féodal, fanatique­ m ent chrétien, m élange p aradoxal de christianism e e t d ’im périalism e agressif; e sp rit né à ia fin du l i e siècle, et qui n ’av ait pas existé au­ paravant. 2. Le rom an courtois. V ers le milieu du 12e siècle, donc à peu près cinquante ans après les prem ières chansons de geste, il se révèle pour la prem ière fois une civilisation d’élite qui s’exprim e en langue vulgaire; ce fut celle de la chevalerie courtoise. Les chansons de geste, to u t en d o n n an t une im age de la féodalité, ne m o n tre n t pas de form es raffinées de la société; les m oeurs de leurs héros so n t sim ples et rudes; ce qui se crée m aintenant c’est une société élégante, à la vie luxueuse, aux habitudes soigneuse­ m ent établies. Les cen tres de cette civilisation se form aient d’abord dans le M idi de la France, où une poésie lyrique en langue provençale, d ’un sty le fort individuel et consciem m ent artistique, dont nous parlerons bientôt, a p p aru t depuis ie début du 1 2 e siècle. Le prem ier poète lyrique provençal fut le plus puissant seigneur du Midi, G uil­ laume IX de Poitiers, duc d ’A quitaine. Sa p etite fille, Eléonore, mariée d’abord au roi de France, plus ta rd au roi d ’A ngleterre, sem ble avoir beaucoup contribué à rép an d re l’e sp rit de ia chevalerie courtoise dans les c

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cours priiïcières du N o rd , et aussi en A ngleterre, où la cour des con­ q u éran ts n orm ands p arlait français à cette époque (voir p 67). Ses deux filles, M arie d e C ham pagne (protectrice d e C hrétien de T ro y es) et A lix de Blois o n t continué cette trad itio n . En s ’in tro d u isa n t dan s le N o rd , l’esprit de la chevalerie courtoise tro u v a une nouvelle m atière: son expression, plutôt lyrique dans le M idi, se m anifesta d an s l’épopée, en a d o p tan t un cycle de légendes d ’origine bretonne, donc celtique, qui devinrent fo rt à la m ode. Les légendes celtiques co n ten aien t beaucoup de m erveilleux; leur centre éta it un roi légendaire, A rtu s ou A rtu r; un écrivain breton, G alfred d e M onm outh, e n avait fait le h éro s de son H istoire des rois de Bretagne, écrite avant 1140 en prose latine. C e roi et son entourage, aussi légendaire que lui, fournissent la m atière p rin ­ cipale du rom an courtois; la cour du roi A rtu s devient la cour idéale de la société polie, et celle-ci se p la ît à décrire sa propre vie dan s le cadre «Table Ronde» du roi A rtus. Le rom an courtois se distingue de la chanson de geste par les p o in ts suivants; il n’est p as é crit en stro p h es assonancées, m ais en vers d e hu it syllabes rim es p ar paires; ses su je ts n’ont jam ais de base historique, m ais so n t des «aventures» purem ent fantaisistes, dans un m onde im aginaire; au-dedans de ce cadre fan tai­ siste, il décrit avec beaucoup de d étails e t avec beaucoup de réalism e la vie et les coutum es de la chevalerie féodale; son su je t principal est l’amour, l'adoration de la fem m e qui devient m aîtresse absolue dans la civilisation courtoise, tan d is que dans les chansons de geste ni la femme ni l’am our ne jo u en t aucun rôle; enfin, il sem ble que les rom ans cour­ tois aient été destinés à être récités sans accom pagnem ent musical, et m êm e à être lus. Le nom «roman» voulait dire d ’ab o rd «histoire en langue rom ane», c’est-à-dire en langue vulgaire. Les prem ières épopées appelées «romans» ne p ren n e n t pas encore leur s u je t dan s la «matière de Bretagne», m ais dans la légende de l’an tiq u ité gréco-latine (A lex­ andre, T hèbes, Enéas, T roie), ad ap té e à la civilisation m édiévale. T o u te ­ fois, l’esp rit de l’am our courtois et le goût du m erveilleux se fo n t déjà sen tir dans quelques-unes d ’elles. D ès 1160, le poète le plus célèbre de la m atière de Bretagne ap p araît; c’est C h rétien de T ro y es, un C ham pe­ nois; ses oeuvres principales (Ercc, Cligès, Lancelot, Y vain, Perceval) ont été écrites entre 1160 et 1180. Ce so n t des rom ans d ’av en tu res des chevaliers de la T able ro n d e du roi A rtu s, aventures m erveilleuses et féeriques, sans aucune base réelle ay an t lieu dans un m onde im aginaire dans lequel des charm es et des sorcelleries de to u te so rte opèrent, m onde qui sem ble être uniquem ent c o n stru it pour se rv ir de th é â tre aux aventures des chevaliers. C ependant. le style dev ien t pleinem ent

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réaliste du m om ent qu’il s ’agit de décrire l’élégance de la vie dan s les châteaux; c’est la haute société féodale de l’époque qui y est m ontrée telle q u ’elle vivait, ou telle qu'elle désirait vivre. Les fem m es e t l’am our y occupent une place im p o rtan te; C hrétien est un d es grands artiste s de la psychologie am oureuse: Inspiré dans sa jeunesse p ar les oeuvres du poète latin O vide do n t il a trad u it ou plu tô t rédigé quelques poèm es en ancien français, il y a jo u te une certaine grâce fraîche et naïve qui m anquait à son modèle, e t qui donne aux histoires am oureuses de ses rom ans un charm e to u t particulier. O r, la théorie de l’am our courtois telle quelle fut développée dans les cours d ’Eléonore d ’A n g leterre et de ses filles, com po rtait une dom ination absolue de la fem me; l’hom m e y est regardé comm e un esclave qui d o it obéir aveuglém ent à tous les ordres de sa m aîtresse et la servir, m êm e sans espoir de récom pense, jusqu’à la m o rt; tan d is qu’elle a le d ro it de le faire souffrir ou de le récom penser, comm e bon lui sem ble, san s aucun égard n i à ses so u f­ frances ni aux d ro its de son m ari; car l’am oureux n ’e s t jam ais le mari, mais un tiers; l’adultère devient u n d ro it de la femme. Il sem ble que C hrétien de T ro y es ait fait une certain e opposition aux form es les plus radicales de cette th éo rie qui répugnait à son bon sens. D ans sa dernière oeuvre, inachevée, Perceval, qui est la plus in téressan te de toutes, et qui décrit le développem ent d ’un jeu n e garçon n aïf vers l’idéal du chevalier parfait, C h rétien mêle aux m otifs du cycle b re to n une légende de la m ystique chrétienne, la recherche du G raal. Le G raal est un vase, dans lequel un personnage des Evangiles, Joseph d ’A rim athie, aurait recueilli le sang du Jésus-C hrist, e t qui possède des forces miraculeuses, p ar exem ple celle de guérir les blessures (corporelles e t spirituelles), et celle de faire distin g u er les b o n s des réprouvés; c’est u n sym bole de 1? grâce divine, e t ainsi, une nuance m y stiq u e s’in tro d u it dan s le rom an courtois. — Il fa u t réserv er une place à p a rt à u n e légende so u v en t traitée dans la poésie courtoise, d ’origine b reto n ne eile aussi, m ais ne se ra tta c h a n t pas d irectem en t au cycle d ’A rtu s e t qui donne de l’am our une vue plus profond e et plus forte. (T est la légende d e T rista n et Iseut, qui raconte l’histoire trag iq u e d e deux am ants liés indissolublem ent l’un à l’autre p a r un p h iltre m agique. N ous en possédons plusieurs rédactions françaises, d o n t la plus belle, conservée incom plètem ent, est due à un poète du nom de T h o m as qui écrivit vers 1160. U ne autre a été com posée p a r u n certain Béroul, e t deux poèm es su r la Folie de T ristan so n t conservés san s nom d ’au teu r; le T rista n d e C hrétien de T ro y es qu’il m entio n n e en énu m éran t se s oeuvres n e nous est pas parvenu. A côté des rom ans courtois, il existait des pièces épiques plus

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courtes, du m êm e style e t de la m êm e atm osphère: les «lais», p etits contes en vers qui ra c o n te n t un épisode d ’am our d a n s le cadre du m erveilleux breto n ; certains sont des chefs-d’œ u v re d ’une psychologie fine et douce, com posés p ar une poétesse v iv an t en A ngleterre, écrivant dans le dialecte anglo-norm an, e t connue so u s le nom de M arie de France. E t enfin il ex iste u n grand nom bre de p e tits rom ans d ’am our et d ’aventure, d o n t le plus célèbre e s t l’histoire d’A ucassin e t N ico lette, m êlée de prose e t de vers, charm ante, peu t-être u n peu tro p coq u ette et m ièvre; elle fu t écrite p robablem ent au com m encem ent du 13e siècle en Picardie. Les rom ans courtois eu ren t un grand succès, non seulem ent en France, m ais un peu p a rto u t en Europe. O n les im itait, et dan s quelques pays, su rto u t en A llem agne, des oeuvres très belles et trè s im p o rtan tes fu ren t écrites dans le m êm e style. Plus tard , des réd actio n s en vers et en prose, m êlant les m otifs du rom an courtois à ceux de la chanson de geste, fu ren t répandues d an s beaucoup d e pays; elles servaient, dans cette form e déchue, à am user les foules rassem blées aux foires; ainsi les épopées re latan t les h a u ts faits des chevaliers, leurs am ours et leurs aventures m erveilleuses e t parfois grotesques o n t vécu d ’une vie souslittéraire p en d an t une longue période, ju sq u ’au jo u r où des poètes italiens d e la R enaissance, tro is siècles ap rès leur p rem ière floraison, leur ont donné une vie nouvelle, l’élégance harm onieuse e t sereine d ’un jeu galant. 3. La poésie lyrique française et provençale. Les prem ières poésies lyriques en langue vulgaire qui nous so n t parvenues so n t à peu p rès contem poraines aux chansons de geste, donc du com m encem ent du 12e siècle. C ertain em en t il y en a eu longtem ps auparavant, m ais elles s o n t perdues. Parm i celles qui n o u s so n t con­ servées, les plus anciennes et les plus belles so n t d es chansons fran ­ çaises chantées p a r des fem m es po u r accom pagner leu r travail, tra ita n t toujours d’am our, m ais d ’u n am our sim ple, trè s loin d es raffinem ents e t de la dom ination des fem m es qui caractérisen t l’a m o u r courtois. O n appelle ces chansons rom ances, ou chansons de toile, ou chansons d’histoire; à côté d ’elles il ex iste différentes so rte s de chansons de danse, dan s le m êm e style archaïque. D ès le milieu du 12 e siècle, l’influence du Midi, de la poésie provençale se fit se n tir; c’est de là que provient le courant de la h a u te civilisation courtoise d o n t nous avons déjà parlé à propos de la poésie épique. U ne

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nouvelle form e de vie féodale e t une nouvelle form e d ’esp rit s’étaient développées dan s les cours du M idi, trè s différentes de l’ancienne rudesse des m oeurs. A im an t les élégances m atérielles et les raffinem ents du sentim ent, cette société codifiait, com m e to u te civilisation d ’une élite aristocratique, se s idées et ses coutum es dans un sy stèm e soigneusem ent élaboré. Le prem ier des grands p o ètes provençaux, G uillaum e IX de Poitiers (voir p. 104), un p uissant seigneur aim ant la guerre, les aventures et les fem m es, qui a écrit vers 1 1 0 0 . nous a laissé, à côté de chansons d’une inspiration gaillarde, capricieuse et parfois très réaliste, quelques poésies d’am our courtois. Ce dernier type, la chanson du troubadour im plorant la grâce de la dam e q u ’il adore, d o n t il est l’esclave, qui le rend m alheureux sa n s pouvoir ébranler sa fidélité, est devenu le genre classique de la lyrique courtoise qui se rép an d it à tra v e rs toute l’Europe; dans beaucoup de pays la langue provençale fu t la langue m odèle pour la poésie lyrique de l’époque féodale, com m e le français du N o rd le fut pour la poésie épique. O n a beaucoup discuté su r l’origine de cet esprit si particulier, qui fait de l’am our une adoration presque m ystique de la femme; tan d is que d an s d ’au tres genres de la litté ra tu re m édiévale, surtout dans les genres populaires ou m oralisants, la fem m e est plutôt m éprisée. O n a ram ené la conception quasi m ystique de l’am our soit à des influences antiques, so it à la m ystique religieuse contem poraine, soit m êm e à des co u ran ts sem blables de la civilisation arabe. Je crois que des inspirations néoplatoniciennes qui se fo n t sen tir en m êm e tem ps dans la m ystique chrétienne, y o n t été pour beaucoup; un grand m ouvem ent de renouveau m ystique rem p lit to u t ce 1 2 e siècle qui a p roduit les plus belles oeuvres de ia m ystique chrétienne, qui a entrepris l’aventu re fan tastiq u e des croisades e t qui a b â ti les prem ières cathédrales de sty le gothique. La poésie provençale a, en outre, ceci de particulier qu elle seule parm i les litté ra tu re s des langues vulgaires s ’est servie dès sa prem ière ap p aritio n d ’une langue littéraire; ses poésies ne so n t pas écrites d an s un dialecte différent pour chaque région comm e la littératu re m édiévale des autres langues, m ais le dialecte d e s prem iers grands troubadours, le lim ousin, s’est im posé à leurs successeurs; il est devenu une sorte de langue in tern atio n ale de la poésie lyrique, puisque m êm e dans d’au tres pays, su rto u t dan s la péninsule ibérique et en Italie, les poètes ont com posé des vers lyriques en provençal avant d ’im iter le sty le provençal dans leur p ro p re langue m aternelle. D ès la seconde m oitié du 12 e siècle l’im itatio n du style lyrique provençal se répand en France, en A llem agne e t dans les pays rom ans de la Méditerranée. A côté d e la chanson d ’am our dans sa form e classique, la poésie lyrique c

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provençale possède quelques autres genres qui eux aussi fu ren t im ités ailleurs; je vais énum érer les plus im p o rtan ts; l’aube, qui est une plainte de l’am ant (ou parfois de la m aîtresse) d ép lo ran t le lever du soleil qui les forcera à se séparer; la pastourelle, qui est une conversation entre un chevalier e t une paysanne (le chevalier lui dem ande son am our, m ais •' est, dans la plu p art des cas, repoussé); le sirventès, grande chanson morale, politique ou polém ique, serv an t aux occasions les plus diverses, mais to u jo u rs relice à un fait extérieur et contem porain (s’il s ’agit de plaindre la m o rt d’un personnage im p o rtan t, on l’appelle planh); les chansons de croisade, genre fo rt répandu, lui aussi sem blable aux sirventès; enfin la tenson ou le jeu-parti qui est une discussion poétique sur un su jet proposé, en général su r un problèm e d e psychologie am oureuse. La poésie provençale a p ro d u it aussi d e s oeuvres épiques et religieuses, mais leur im portance est bien inférieure à celle de la poésie lyrique qui a donné naissance à to u t le lyrism e européen. Mais la durée de sa floraison fut brève. Ses prem ières oeuvres, celles de G uillaum e de Poitiers e t de C ercam on, fu ren t com posées peu après 1100; le 1 2 c siècle com prend l’activité presque entière de leurs successeurs, d o n t les nom s les plus célèbres so n t M arcabru, Jau fre Rudel, B ernard de V cntadorn, A rn au t de M areuil, B ertran de Born, G ira u t de Bornelh et A rnaut Daniel. D ès le d éb u t du 13e siècle, la civilisation des grands seigneurs du Midi, et avec elle la poésie provençale périren t dans une catastrophe politique, une guerre m asquée en croisade co n tre une secte hérétique, les A lbigeois; ce fut la fin de l'indépendance de la civilisation du Midi de la France. C ependant, les genres lyriques du provençal s ’étaien t in tro d u its au N o rd de la France comme p arto u t ailleurs; un grand nom bre de poètes o n t fait des vers lyriques dans ce sty le en ancien français, au 12 c et au 13e siècle; parm i eux se trouve aussi C h rétien de T royes. Plus tard, au cours du 13e siècle, la poésie lyrique en France se fait plus bourgeoise et plus réaliste; nous citerons parm i les poètes de ce groupe postérieur deux personnages fo rts in téressan ts, le Parisien R utebeuf et le poète d’A rras A dam de la Halle sur lequel nous reviendrons en p arlant de la poésie dram atique. 4. Les chroniqueurs. L’histoire écrite en langue vulgaire ap p araît elle aussi depuis le 12e siècle. Ce so n t d ’abord des écrits plu tô t légendaires, com posés en vers de huit syllabes, à la dem ande d ’un grand seigneur; telle est la

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«G este des Bretons» ou «Brut» (ce qui v e u t dire B m tus) que le N o rm an d W ace écrivit po u r la reine E léonore, et la «G este d es N orm anz» ou «Roman de Rou» que le m êm e au teu r com posa, po u r le m ari d’Eléonore, H enri II d’A ngleterre. Les prem ières chroniques qui ra co n ten t en prose des événem ents contem porains auxquels l’auteur a pris p art lui-même d a ten t du com m encem ent du 13e siècle; telle e st la C onquête de C onstantinople, l’h istoire de la q uatrièm e croisade, com posée p a r un grand seigneur cham penois, G eoffroi de V illehardouin. U n chevalier m oins puissant, R o b ert d e C lari, n ous a égalem ent laissé d e s m ém oires sur la m êm e croisade; il sem ble que d ès cette époque l’idée d ’écrire un livre, en langue vulgaire bien entendu, n ’é ta it plus quelque chose de to u t à fait ex trao rd in aire pour u n chevalier. V illehardouin est un grand écrivain, d’un caractère hautain, d o n t le sty le et les idées reflétant la hiérarchie féodale, trè s intelligent toutefois, e t rem arquable p a r la force sobre, vivante e t u n peu raide qui fait le charm e des m eilleures oeuvres médiévales. A la fin du mêm e siècle, u n com pagnon du roi Louis IX de France (Saint-Louis), Jeh an de Joinville, lui-aussi grand seigneur cham penois, qui av a it pris p a rt à la sixièm e croisade, écriv it une histoire du roi et de sa croisade; il n ’a n i la force d ’expression n i l’ordre de V illehardouin, m ais il est plus aim able e t plus doux. L’historiographie se développe plus largem ent au 14e siècle; q uand elle parle du passé elle est purem ent fantaisiste e t légendaire (l’historiographie critique ne n a îtra que beaucoup plus tard ); m ais les chroniques contem poraines so n t parfois trè s précieuses; c’est le cas de celles de F roissart, bourgeois de V alenciennes, écrivain trè s doué e t g ran d ad m irateu r de la chevalerie qui, à son époque (fin du 14e siècle, guerre de cent ans), é ta it déjà en pleine décadence. c) L a l i t t é r a t u r e r e l i g i e u s e . 1. O euvres diverses. Pendant to u t le m oyen âge, la vie des Saints a fourni le s u je t de poèm es en langue vulgaire (voir p. 99); leur grand nom bre, la popularité de quelques uns d ’e n tre eux, les légendes, miracles, voyages m erveilleux etc. qui se ratta c h a ie n t à leur nom co n stitu aien t une m atière presque inépuisable. N ous possédons aussi une réd actio n poétique de la vie d’un sain t contem porain, écrite dans un style vigoureux e t sa i­ sissant, en stro p h e s m onorim es com posées de cinq vers de 12 syllabes; c’est la vie de S aint-T hom as archevêque de C an tcrb u iy , qui fut d ’abord C

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l’am i et le prem ier m inistre, plus ta rd l’ennem i im placable du roi H enri II.d ’A ngleterre; l’auteur qui écrivit peu de tem ps ap rès l’assassinat de son héros, survenu en 1170, s’appelle G arn ie r de Pont-Saint-M axence. U n grand nom bre de contes pieux, so u v en ts charm ants, ra c o n te n t la vie et les m iracles de la Sainte V ierge. C ertain es p arties d e la Bible o n t été trad u ite s en prose, p ar exemple le P sautier e t le C antique des cantiques: d ’au tres o n t étc rédigées en vers. M entionnons enfin les recueils de serm ons, beaucoup m oins nom breux qu’on n e le cro irait (on p référait les écrire en latin), e t un grand nom bre d’oeuvres d idactiques d ’in sp iratio n chrétienne. 2. Le th éâtre religieux. Parm i les création s d e la litté ra tu re religieuse de c e tte époque, le th éâ tre est certainem en t la plus im p o rtan te e t la plus vivante. Il est so rti de la liturgie, c'est-à-dire de la d ram atisatio n du te x te de la Bible lu p endant l’office divin. O n le rédigeait en dialogue, m éthode e x trêm e­ m ent efficace pour ren d re l’histoire sacrée fam ilière au peuple, e t ce dialogue fut b ien tô t chanté ou récité, en p artie au m oins, en langue vulgaire; plus tard , il s’élargissait, se ren d a it in d ép en d a n t de l’office dont il aurait brisé le cadre, et so rta it de l’église su r la place d ev an t le porche. Ç ’est là l’origine des grandes rep résen tatio n s religieuses qui em brassent to u te l’h isto ire du m onde telle qu’elle a p p a ra ît au chrétien fidèle, de la création du m onde, à tra v e rs la vie et la passion du C hrist, ju sq u ’au jugem ent dernier. A u début, ce fu re n t su rto u t deux scènes q u ’on aim ait à rep résen ter, les deux scènes principales de l’h istoire sacrée: la naissance du C h rist à N oël, et sa passion suivie de la résurrection à P âques; des tém oignages de telles représentatio n s, en langue latine e t dans l’église, nous so n t restées du lOème siècle po u r l’A ngleterre, d ’u n peu plus ta rd p o u r la France e t bien en ten d u aussi pour l’A llem agne. C es scènes, racontées dans l’Evangile avec beaucoup de d étails d ’un réalism e vivant, se p rê ­ ta ie n t fo rt bien à la représentation. Les prem iers tex tes qui contiennent des vers français entrem êlés à des vers latins d a te n t de la prem ière m oitié du 12 èm e siècle; ce so n t de p e tits dram es tra ita n t la résurrection de Lazare, l’histo ire de D aniel etc., e t su rto u t une pièce de 94 vers, le «Sponsus*, qui m et en dialogue la parabole des vierges sages et des vierges folles (M ath. X X V ). Le p re ­ m ier tex te en tièrem en t écrit en français nous e s t parvenu en d ialecte anglo-norm and, du milieu du 12ème siècle; c’est le Jeu d’A dam , c o n ten a n t

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l'histoire du péché originel, l’assassinat d ’A bel p a r C aïn et un défilé de prophètes; cela se rattach e, à ce qu'il sem ble, au cycle de Noël. La pièce est beaucoup tro p longue pour être jouée dan s l’église pen d an t l’office; elle est destinée à être rep résen tée su r la place d ev an t le porche par des clercs, avec un décor sim ple, m ais sym bolisant les différentes scènes de l’action; des rem arques su r la mise en scène, écrites en latin, en d o n n en t une idée assez n ette. La te n ta tio n e t la chute d ’Eve et d’A dam form en t la p a rtie la plus longue et la plus b elle de la pièce; cela est écrit avec une intelligence psychologique et une fraîcheur charm antes. Plus tard , ces so rte s de rep résen tatio n s furent très fréquentes; des associations d’a rtisan s (confréries) en d ev in ren t les organisateurs et les acteurs, et des pièces trè s longues, d e 30.000 à 50.000 vers, qu’on jouait pendant plusieurs jo u rs consécutifs, présen taien t au peuple l’histoire sacrée to u te entière avec ce qu’on appelle «le décor sim ultané»; c’est que les différents lieux où les événem ents se passent sont juxtaposés sur la scène, p. ex. le parad is à droite, différentes p arties de la terre au milieu, et la bouche de l’enfer à gauche. O n appelait ccs pièces «Mystères» ou «Passions»; leur apogée fut au 15ème siècle, où une association d’artisan s parisiens, les C o n frères de la Passion, avait un m onopole pour ces rep résen tatio n s à P aris e t dans ses environs. Deux particularités im p o rtan tes so n t à signaler pour ce genre dram atique: il ne con n aît pas d’unités, ni de licur ni de tem ps, n i d'action; e t il ne sépare pas ce qui est sublim e et tragique du réalism e quotidien. Q uant aux unités qui furent la prem ière e t la plus im portante règle du théâtre classique postérieur, et qui avaient été la base du th éâtre ancien grec et rom ain, Se th é â tre chrétien du M oyen A ge ne les observait pas; il com binait dans une mêm e pièce des événem ents qui se déroulaient dans les tem ps et les lieux les plus différents sans sc soucier de la vraisem ­ blance; ce n’éta it pas un seul conflit ou une seule crise q u ’on m ontrait au spectateur, mais, sur une même scène, les épisodes de l’histoire entière telle que le chrétien Fidèle la concevait, de la création jusqu’au jugem ent final; comme, pour ce fidèle, toute l’histoire se concentrait sur un seul conflit — la chute de l’hom m e par le péché originel rachetée par le sacrifice du C h rist — il n ’avait pas besoin d ’unité extérieure pour rattach er tous les événem ents à ce seul point central. Pour l’autre particularité, le m élange de scènes réalistes tirées de la vie quotidienne avec des événem ents trag iq u es et sublim es, elle aussi était inconnue du th éâtre d es anciens, e t l’esthétique du th éâtre classique français, plus lard, la condam na sévèrem ent: mais le m odèle de ce mélange fut fourni c

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au th éâ tre m édiéval p ar l’exem ple de l’E criture sainte qui raco n ta it la naissance du C hrist, sa vie et sa passion d ’une m anière trè s réaliste (voir p. 111). Le M oyen Age, pour ren d re ces histoires plus fam ilières au peuple, am plifiait e t élargissait encore le réalism e évangélique: on ne tro u v ait nullem ent choqu an t de voir, p o u r c iter quelques exem ples, que l’h isto ire où Jésus réssuscité ap p a ra ît à E m m aus d o n n â t Heu à une scène d’auberge fo rt savoureuse, ou que les tro is fem m es qui, ap rès la Passion, ach èten t des onguents po u r em baum er le corps divin de Jésus eussent avec le m archan d une p e tite d isp u te su r les prix. Le sen tim en t esthétique qui dem ande une sép aratio n n e tte e n tre ce qui e s t sublim e e t tragique et ce qui est réaliste et quotidien éta it étran g er aux hom m es du M oyen A ge; et il me sem ble qu’ils so n t en cela plus p rès de l’esprit du christianism e d o n t l’essence m êm e est la réunion du sublim e et de l’hum ble dans la personne et la vie de Jésus-C hrist. A p a rt ces grandes rep résen tatio n s d ’origine liturgique, le M oyen Age connaissait encore un autre genre de th é â tre religieux, les miracles, qui d ram atisen t des histo ires des S aints et de la V ierge; en général, il s ’agit, com m e le nom l’indique, d’in terv en tio n s m iraculeuses en faveur d ’un hom m e en danger. N o u s possédons quelques M iracles du 13ème et un grand nom bre du 14ème siècle; eux aussi sont parsem és d e scènes réalistes. Le th é â tre chrétien du M oyen Age, avec son m anque d ’u n ité ex ­ térieu r e t so n mélange de tragique e t d e réalism e, a eu une p ro fo n d e influence su r le th é â tre p o stérieu r en A n g leterre et en E spagne, tan d is qu’e n F rance une violente réaction, un reto u r aux idées an tiq u es s’est fait s e n tir depuis la R enaissance; c e tte réactio n se m anifeste parto u t, mais nulle p a rt ailleurs elle n 'a rem p o rté une victoire aussi com plète que d an s le classicism e français du 17ème siècle. A p a rtir d u 16ème siècle on se s e n tit choqué p a r l’excès d e réalism e dan s les rep résen tatio n s religieuses, et en 1548 le P arlem ent de P aris fit défense aux C onfrères de la Passion de jouer des m ystères sacrés. d) L e t h é â t r e p r o f a n e . N o u s som m es assez m al renseignés su r les origines du th éâtre profane en France. Il sem ble qu’il ne s’e s t développé lib rem en t qu’à l’époque où la civilisation bourgeoise d es villes av ait acquis quelque indépendance; parm i les su jets qu’il m et en scène on trouve d es m otifs trè s anciens d e folklore à côté d ’une trad itio n qui rem o n te aux farces de l’an tiq u ité gréco-rom aine. Les deux tex tes les plus anciens que nous

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possédions en français d a te n t de la seconde m oitié du Î3èm e siècle, et so n t dûs à un poète de la ville d ’A rras, A dam de le Halle surnom m é le Bochu (Bossu); ils so n t fo rt intéressants. L’un, le Jeu de la Feuillée, ressem ble à ce que nous appelons une revue; c’est un m élange de satire politique, de tableaux réalistes, de lyrism e et de fantaisie folkloriste; cela se passe à A rras, et l'au teu r lui-même s’y m et en scène. L’autre pièce, le Jeu de R obin et M arion, est une so rte d ’opéra idyllique; il s’agit de l’am our d ’un couple paysan q u ’un chevalier essaye de tro u b ler e n enlevant la fille, ce qui n e lui réussit pas; c’est donc quelque chose com m e une pastourelle dram atisée. U n e farce, le G arço n e t l’A veugle, assez brutale, un peu postérieure, a été probablem ent com posée et jouée dans la m êm e région, à T ournai. D u 14ème siècle il ne nous est pas resté grand chose; au 15ème siècle, il y eut une floraison du th éâtre profane populaire, et tro is genres n ettem en t distincts, se dessinent: m oralité, sotie et farce. L a m oralité est une pièce allégorique; ces époques avaient le goût de l’allégorie, d o n t nous allons parler plus am plem ent, b ien tô t, à p ropos du R om an d e la Rose; les m oralités sont des pièces d o n t les personnages so n t des q ualités m orales et des abstractio n s de to u tes so rte s: Raison, C hasteté, Patience, Folie, mais aussi D îner, Souper, P aralysie — il y a m êm e des personnages qui s ’appellent «D espération de p a rd o n 5 ou «H onte de dire ses péchés»; plus tard, on in tro d u isit p arfois des allégories politiques, m ais en général le genre avait un b u t de m orale et d ’édification; il nous sem ble extrêm em ent ennuyeux, m ais à la fin du m oyen âge il a joui d ’une longue faveur. La so tie est une pièce jouée p ar des fous; elle est probablem ent originaire d ’un culte ancien; il existait u n e fête des fous où des gens v êtu s d ’une ro b e m i-jaune m i-verte, coiffés d’un chapeau aux longues oreilles, disaient, sous le m asque de la folie, des vérités désagréables et grotesques aux auto rités et à leurs contem porains en général; à Paris e t dans d ’autres g ran d es villes les clercs du palais (c’est-à-dire les em ployés des bureaux de l'ad m in istratio n e t de la justice), les étu d ian ts e t d ’autres groupes de jeunes gens (par exemple les «Enfants san s souci») s ’em p arèren t du genre qui serv it su rto u t à la satire contem poraine e t politique. La farce est la form e purem ent réaliste et quotidienne du th é â tre com ique; eHe correspond comme form e dram atiqu e aux fabliaux épiques d o n t nous allons parler to u t à l’heure. La réalité q u ’elle m et en scène est basse et quelque peu bouf­ fonne; ses su jets p référés so n t les ruses et m auvais to u rs que les fem ­ m es et leurs am an ts jo u e n t aux m aris. Mais il y a aussi d ’an tres sujets; c

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la farce la plus célèbre, celle de M aître Patelin, n ous p résen te un avocat rusé qui devient à la fin victim e de ses p ro p res ruses. A u 15ème et su rto u t au 16ème siècle, après la défense faite à la C onfrérie de la Passion de jo u er des m ystères sacrés, il y eut aussi des ‘M ystères profanes», c’est- à-dire des su jets p rofanes dram atisés à la m anière des m ystères sacrés. Ils so n t longs et indigestes, mais il y en a qui ont joui d’une grande faveur. c) L e s c o n t e s r é a l i s t e s . D epuis le com m encem ent du 13ème siècle, c’est-à-dire depuis les débuts de la civilisation des villes, un nouveau genre m onte à 'la surface littéraire, genre qui, com m e on peut le présum er, a d éjà vécu longtem ps auparavant dans la trad itio n orale: ce sont les contes à rire en vers, appelés d ’après le term e picard fabliaux; ils sont com posés en vers de huit syllabes rim es p ar paires. Leurs su jets, presq u e to u jo u rs d ’un réalism e assez grossier, rem o n ten t parfois à des m otifs trè s anciens, souvent d’origine orientale; d ’au tres so n t pris à la vie contem poraine; les su je ts étrangers et anciens so n t adaptés eux aussi aux hab itu d es de la France médiévale. T rè s vulgaires parfois, m ais so u v en t trè s am usants, racontés avec une verve populaire, les fabliaux aim ent à se m oquer des m aris trom pés, des paysans naïfs, du menu clergé avide de fem m es et de biens te rre stre s; ils ra c o n te n t de m auvais to u rs q u ’on p e u t jo u er à quelqu’un; ils n’o n t aucun b u t m oral et so n t en général grossiers e t sans délicatesse. Ils so n t du m êm e niveau que les farces d o n t nous venons de parler. U ne form e plus élégante du conte réaliste, destinée à un public plus choisi, ne se développe en France qu’au 15è.me siècle, sous l’influence de Boccace e t de ses sussosseurs, donc sous l’influence italienne; ce so n t les nouvelles en prose. T outefois, les nouvelles réalistes en prose française du 15ème sièle se d istin g u en t de leurs m odèles italiens par un esprit plus bourgeois et plus familial; tels les Q uinze Joies du M ariage, de la prem ière m oitié du siècle, e t le recueil d es C en t N ouvelles N ouvelles, d e la seconde m oite. T o u t ce réalism e se déve­ loppe dans les villes du n o rd de la France, en Picardie e t en Flandre. U n autre genre satiriq u e e t réaliste, qui p rovient des contes populaires su r les anim aux, ap p a ra ît en France dans la seconde m oitié du 12e siècle; c’e st le R om an du R enart, qui n ’est pas, à vrai dire, un rom an avec unité d’action, m ais une su ite d e c o n tes (appelés ‘branches») réunis d ’une m anière libre et décousue. Ç ela donne une so rte d ’épopée (v ers de huit syllabes rim es p a r paires), où les anim aux vivent en société

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com m e les hom m es. Etes contes d ’anim aux, appelés «fables» ou «apolo­ gues», ex istaien t dan s l’an tiq u ité (Esope), e t le genre antique fut souvent im ité au m oyen âge com m e il le fut plus ta rd p a r La F ontaine; m ais le R om an du R en a rt se distingue des anciens m odèles e t de leurs im itations m édiévales p a r so n m anque de b u t m oral, son caractère n ettem en t satirique e t m êm e p arfois presque politique, e t p a r l’établissem ent de certains caractères fixés parm i les anim aux: le lion, roi orgueilleux, mais facile à tro m p er; le loup (Y sengrin), plein de violence et de convoitise; et su rto u t le renard, diplom ate rusé et hypocrite. C ela est écrit avec une finesse d 'o b serv atio n et une précision d’expression rem arquables; et c’est d ’une fraîcheur qui a donné au livre une sorte d ’im m ortalité populaire. O n p eu t en ju g er p a r le fait que l’ancien m o t français pour le renard, goupil, fut su p p lan té p a r le nom de personne qu’il porte dans le rom an: R enart. Q uelques passages du rom an donn en t une so rte de paro d ie bourgeoise de la société féodale e t d e s m œ urs du clergé. f) L a p o é s i e a l l é g o r i q u e e t l e R o m a n d e la R o s e . P endant le déclin de la civilisation an tiq u e , une so rte d e poésie didactique et allégorique fut créée p a r des hom m es qui étaien t p lu tô t érudits, collectionneurs, e t am ateurs de systèm es, que p o ètes de la nature, de la vie, e t de l’âme hum aine. Ce genre, plus ou m oins m is au service de l’Eglise chrétienne, avait végété p en dan t les prem iers siècles du m oyen âge, e t il ex istait, en b as-latin e t m êm e en ancien français, des poésies qui décriv aien t p a r exem ple un com bat d es vices e t d e s vertus, ou un d éb at e n tre le corps e t l’âme, ou encore les ailes d e la Prouesse (elles s’appellen t Largesse e t C ourtoisie, e t leurs plum es rep résen ten t chacune un© p a rtie de ces vertus). C e tte ten d an ce à l’allégorie fu t re n ­ forcée p a r la prédilection du christianism e p o u r la figure et la vision qui o n t besoin d ’in te rp ré ta tio n ; m ais tan d is que les allégories e t figures chrétiennes so n t presq u e to u jo u rs liées à des faits histo riq u es ou p ré ­ sum és tels, de s o rte qu’elles g a rd e n t quelque chose d e vivant, ces allégories im itées d ’ap rès les m odèles de la basse a n tiq u ité o n t un caractère de sécheresse a b stra ite qui nous sem ble fo rt ennuyeux; ce so n t des systèm es de doctrines, so u v en t niaises p a r elles-m êm es et fai­ sa n t resso rtir encore ce caractère de niaiserie p a r l’excès de systém ati­ sa tio n avec lequel on les a organisées p a r personnages allégoriques p arlan t e n vers. A ussi c e tte so rte de litté ra tu re allégorique fut-elle san s grande valeur, ju sq u ’au m om ent où elle s’em p ara d ’un su je t à la. mode c

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dans la société contem poraine, l’am our. N o u s avons d it p lus h a u t que d éjà la société féodale du 12 èm e siècle te n d a it à codifier ses hab itu d es et ses m anières de concevoir l’am our; le I3èm e siècle, d é jà b ien plus bourgeois et doctrinaire, cultivait cette tendance et la com binait avec l’allégorie; e t ainsi n aq u it une poésie am oureuse allégorique d o n t l’oeuvre la plus im p o rtan te fu t le R om an de la Rose. La p rem ière p a rtie de ce rom an fut com posée v ers 1230 p ar un clerc du nom de G uillaum e do Lorris, et com prend à peu près 4.000 v ers; la suite, 18.000 vers, trè s différente dans son caractère général, est due à un a u tre clerc, Jean d e Meun, qui écrivit 40 ans plus tard . Le vers du rom an est le m êm e que celui de la plupart des oeuvres de cette époque: en h u it syllabes rim ées par paires. C ’est le récit d ’u n songe, où l’am a n t e n tre au royaum e du dieu d’am our pour «cueillir la rose»; le rovaum e d ’am our est p rotégé par un haut m ur crénelé, orné d e dix statu es allégoriques (H aine, Félonie, C onvoitise, A varice, etc.); l’am ant est aidé d an s son en trep rise p a r un personnage qui s’appelle Bel Accueil, guidé e t p arfois retenu p a r «dame Raison», frappé par les flèches d ’A m our qui s’appellent Beauté, Simplesse, C ourtoisie, consolé p ar Espérance, D oux-Penser et D oux-R egard, et vivem ent com battu, repoussé même, p ar H onte, Peur, D anger, Malebouche, qui g ardent la rose; enfin Bel-Accueil e st enferm é p a r Jalousie dans une forteresse; la prem ière p artie se term ine p a r les p lain tes de l’am ant. C ette prem ière p artie est un «art d ’aimer» allégorisé, riche en observations psychologiques et en beaux paysages; elle g arde encore quelque chose de cette fraîcheur particulière aux m eilleures oeuvres du 12ème et du 13ème siècle; l’allégorisme n ’em pêche pas la lecture de quelques p arties du rom an d ’être agréable encore au jo u rd ’hui. La se ­ conde partie qui se term ine par la délivrance de Bel-Accueil e t p a r la conquête de la rose, est toute rem plie d ’élém ents didactiques, philo­ sophiques et satiriq u es; de nouvelles allégories so n t in tro d u ites d o n t les plus im portantes so n t N atu re, son p rê tre G énius et Faux-Sem blant, type de l’hypocrite. Jean de Meun est beaucoup m oins courtois, élégant et lyrique que G uillaum e de L orris; il est vigoureux, un peu grossier, railleur, polém iste et fo rt érudit. I! se se rt du cadre du poèm e po u r y faire en tre r to u t son savoir et to u tes les idées qui lui ten aien t à coeur. C ’est le prem ier spécim en d ’un type qui fut plus tard fo rt répandu en E urope: le type du bourgeois intelligent, d o n t l’intelligence est nourrie de connaissances solides, et qui les utilise pour co m b attre les puis­ sances et les idées réactionnaires qu’i! désapprouve; peu sensible, sans délicatesse, un peu péd an t, et avant to u t e sp rit critique. La tendre finesse de la prem ière p artie est supplantée p a r un réalism e souvent

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DOCTRINE G ÉN ÉRA LE DES ÉPOQUES LITTÉRAIRES

polém ique; Jean de M eun 6 e fait le cham pion de la n atu re et com bat to u t ce qui peu t en tra v e r l’épanouissem ent de ses forces; l’am our dont il parle n’est plus l’am our courtois qui adore la fem m e et en fait une reine (il n ’a pas trè s haute opinion de la fem me), c’est l'am our physique: il professe des idées politiques ex trêm em ent bourgeoises, il est fort peu ami de la noblesse féodale, e t ses conceptions philosophiques, tout en re stan t dans le cadre de la scolastique chrétienne qui subit alors une crise par l’irru p tio n de l’aristotélism e averrh o ïste (voir page 96), se rapprochent fort des idées extrém istes et presque hérétiques qui furent alors répandues p ar quelques théologiens à Paris. Le R om an de la Rose a été une des oeuvres les plus répandues du moyen âge; un grand n om bre des m anuscrits et de fréquentes allusions dans d ’au tres oeuvres en tém oignent. D ès l’invention de l'im prim erie, deux siècles plus tard, on en fit plusieurs éditions. T ra d u it ou imité en italien, en anglais, en flamand etc., il a donné lieu à un grand nom bre de polém iques et a exercé une grande influence sur des poètes tels que D ante et Chaucer. !i) L e dé c l i n. F r a n ç o i s \/ i!lon. O n a pu co n stater dans les derniers paragraphes que la plupart des genres et oeuvres de la litté ra tu re française du m oyen âge d aten t des 12ème et 13ème siècles; le 14ème n ’a presque rien ap p o rté de neuf, et ce n’est qu'au 15ème que certain s genres, le th é â tre e t la nouvelle par exemple, m o n tren t une évolution de quelque im portance. D e fait, le 14ème e t la prem ière m oitié du 15ème siècle n ’ont pas été riches en activité littéraire, ce qui tien t s u rto u t à la situ a tio n très m alheureuse dans laquelle la France sc tro u v ait à ce tte époque: elle fu t déchirée par des crises intérieures et p ar une longue guerre désastreuse, la guerre de cent ans contre les Anglais. C e tte crise, to u t en appauvrissant le pays; et en le désorgan isan t plusieurs fois com plètem ent, lui a donné à la fin son unité et sa conscience nationale; le sym bole de cette unité fut le personnage de Jean n e d ’A rc, la Pucelle d 'O rléans, jeune paysanne visionnaire, qui par la force de son inspiration à la fois religieuse et patrio tiq u e délivra la ville d ’O rléans m enacée par les ennem is et fit couronner le roi à Reims; plus tard , elle tom ba dans les m ains des A n g ­ lais et fut brûlée com ine h érétiq u e; depuis quelques années, elle est reconnue com m e S ainte p a r l’Eglise catholique. Les anciens genres, devenus de m oins en m oins courtois et d e plus en plus bourgeois, d om inent la litté ra tu re du 14èmc siècle; la poésie se c

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fait de plus en plus didactique et allégorique; elle s ’épuise e n raffine­ m en ts de form e parfois assez pédantesques. Les nom s de p o ètes les plus connus so n t G uillaum e de M achaut, qui fut aussi un musicien célèbre, E ustache D escham ps, et le chroniqueur F roissart; au d éb u t du 15ème siècle, C hristine de Pisan e t A lain C h artier. M ais dès le milieu du 15èmc siècle une so rte de sensualité nouvelle se déclare; ce n ’est plus la fraîcheur lim pide des prem iers siècles du m oyen âge, m ais u n am our de l’ornem ent riche, des fo rtes sensations, des jouissances voluptueuses aussi bien que des te rre u rs frap p an t 1 im agination. La volupté, l’am our, la vie réaliste et sensuelle en général et la m o rt so n t peints avec des couleurs fo rtes et p arfois criardes; l’im agination se plaît à pousser à l’excès les thèm es a n tith étiq u es (pourriture du corps et vie éternelle p ar exem ple) qui lui sont fournis par le christianism e. T out cela se m ontre à la fois dans des form es raffinées et populaires; c’est une époque d e transitio n , où la déchéance des form es m édiévales est apparente, et où les nouvelles form es de la R enaissance ne se so n t pas encore développées au n o rd des A lpes; époque qui a é té récem m ent analysée dans le livre m agistral de H uizinga sur le déclin du m oyen âge. L’esp rit d’une sensualité fo rte e t raffinée ne se déclare pas seulem ent dans la littératu re, m ais aussi dans l’a rt des m iniaturistes, des tapissiers, peintres et sculpteurs. Q uant à la littérature, nous avons d éjà parlé d es m y stères avec leur m élange de sacré et de réaliste; nous avons aussi parlé des farces, des soties, et des contes en prose de cette époque, d o n t quelques uns, p a r­ ticulièrem ent les Q uinze Joies du M ariage, so n t d un réalism e extrêm e et saisissant. D ans la poésie lyrique, une école qui florissait su rto u t à la cour bourguignonne, l’école des «rhétoriqueurs», p roduisit des oeuvres d’une form e raffinée parfois ju sq u ’à la niaiserie, avec des systèm es de rim es et des jeux de m ots tellem ent com pliqués q u ’un critique m oderne a appelé ces poésies «filles de la patience et du délire», m ais qui malgré leur fond assez insignifiant donn en t une im pression de richesse lourde et sensuelle. T outefois cette époque nous a donné aussi de véritables poètes: le prince C harles d ’O rléans, personnage sym pathique, d un lyrism e délicat et relativem ent sim ple d a n s sa form e, e t su rto u t F ran ­ çois Villon, le plus grand poète lyrique français du m oyen âge et l’un des grands poètes lyriques de tous les tem ps (né en 1431; on perd sa trace après 1463). Ce fut un Parisien, élevé par son oncle, u n chanoine de l’église Saint-B enoît; il étudia et d evint m aître-ès-arts, m ais com ­ m ença bientôt à m ener une vie désordonnée, ce qui, dan s cette époque de guerre et d'après-guerre, où to u t le pays était appauvri, désorganisé

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DOCTRINE G ÉN ÉRALE DES Él'OQÜES LITTÉRA IRES

e t m oralem ent déséquilibré, fu t le s o rt d e beaucoup d e jeu n es gens. V illon fut buveur, b rettcu r, courant les mauvais lieux, voleur et même hom icide; expulsé d e Paris, e rra n t à tra v e rs le pays, il fut souvent em prisonné, m is à la to rtu re e t m êm e parfois en grand danger d ’être pendu. A vec to u t cela, il g arda sa foi chrétienne, u n e grande candeur d an s la perversio n mêm e, e t une conscience saisissante et im m édiate de la condition hum aine. Ses su je ts so n t sim ples; la réalité concrète de sa vie, la douceur e t la v an ité des jouissances terrestres, la beauté et la pourriture du corps hum ain, la corru p tio n et l’espoir de l’âm e; des su jets simples, m ais fondam entaux et to u jo u rs conçus en antithèses. C ’est le prem ier poète p u rem en t poète, d o n t to u t le m érite réside d an s la sp o n tan éité avec laquelle les m ouvem ents de son âm e s’exprim ent; à la fois extrêm em en t réalistes et natu rellem en t lyriques, les plus beaux de ses v ers se fo n t com prendre im m édiatem ent e t ex ercent ieur charm e m êm e su r des gens qui n ’o n t aucune p rép aratio n spéciale p o u r la poésie m édiévale; il est v ra i qu’il y en a d ’a u tre s qui p ré se n te n t d es difficultés pour la com préhension à cause de leur form e linguistique e t des allusions à des faits et à des personnages contem porains peu connus. P ar sa m anière très personnelle d ’exprim er sa pro p re individualité, V iilon sem ble annoncer la Renaissance; m ais p a r ses idées e t la form e de ses vers, il ap p artien t au m oyen âge français d o n t il est le d ern ier grand représentant. La fin du 15ème siècle a p ro d u it encore un p ro sateu r distingué; c’est Philippe de C om m ines (de 1445 en v iro n à 1511), m in istre de Louis X I e t de ses deux successeurs. Ses M ém oires m o n tre n t u n m élange fort curieux de réalism e politique, d ’h abileté dénuée de scrupules, e t de dévotion chrétienne; c’e st l’atm o sp h ère de so n m aître Louis X I qu i fut un des fo n d ateu rs d e l’unité natio n ale française, e t d o n t le caractère présente le m êm e curieux mélange.

111. L a l i t t é r a t u r e it a l i e n n e . La litté ra tu re en langue vulgaire s ’est form ée beaucoup plus ta rd en Italie qu’en France, en Espagne ou en A llem agne. Les form es principales de la litté ra tu re m édiévale y so n t restées longtem ps inconnues; ni la chanson de geste ni le rom an co u rto is ni m êm e la lyriq u e courtoise ne se so n t développés su r so n sol; l’Italie n ’a pas eu de haute civilisation féodale; très tôt, l'in dépendance des villes s ’est m anifestée, e t les luttes politiques en tre les com m unes, les aifaires com m erciales e t les idées e

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universalistes in sp irées p a r le sou v en ir de la g randeur rom aine, p a r la papauté e t p a r les em pereurs o n t créé une atm osphère to u te différente de celle qui régn ait au n o rd d e s A lpes. L’ac tiv ité litté ra ire com m ence au 13e siècle p a r l’im itation d e la poésie lyrique provençale; les prem iers troubadours du n o rd d e l’Italie, com m e S ordello d e M antoue qui écrivit ses vers un peu ap rès 1 2 0 0 , se so n t serv is m êm e de la langue provençale, m ais au Sud, en Sicile, l’im itatio n de la lyrique courtoise se fit en italien. A P aïen n e résidait le d ern ier em p ereu r d e la grande m aison allem ande des H ohenstaufen, Frédéric II (T 1250), héritier, p a r sa g ran d ’m ère, une princesse norm an d e (voir p. 67), d u royaum e de Sicile e t d e N aples; c’est un des hom m es les plus rem arquables du m oyen âge. a u ta n t par ses idées politiques que p ar sa form atio n intellectuelle; lui, se s fils et son entourage o n t été les prem iers à com poser des poésies d ’in spiration provençale en langue italienne; ils o n t im ité la form e principale d e la poésie provençale, la grande chanson d ’am our, et ils o n t inventé, à côté d'elle, une form e plus b rève e t plus concise, qui est devenue la form e lyrique la plus usitée de la poésie lyrique italienne, e t qui, plus tard , fut im itée p a rto u t en E urope: le so n n et, poèm e en 14 v e rs d e dix syllabes, com posé de deux q u atrain s e t de deux te rc e ts su r deux rim es pour les q uatrain s et tro is po u r les te rc e ts (p. ex. ab b a abba cde edc). L’exem ple de l’école sicilienne fu t suivi au cours du 13e siècle p a r des p oètes v ivant dans les villes d u N o rd de l’Italie; ia poésie provençalisante, devenue to u tefo is un peu sèche e t bourgeoise, y fu t encore cultivée quand l’école sicilienne d isp aru t p ar la m o rt de F rédéric II e t la chute des H ohenstaufen. C ’est d an s les villes du N o rd que s’est développé le grand m ouvem ent d ’où est so rti D ante. A côté de ces déb u ts de la poésie lyrique artistiq u e, le treizièm e siècle nous révèle aussi les prem ières traces d e poésie populaire, e t nous fournit les prem iers docum ents de la poésie doctrinale et de l’épopée. La poésie doctrinale, trè s goûtée, so u v en t allégorique, et dan s ce cas influencée par le R om an de la Rose, a p ro d u it plusieurs oeuvres intéressantes de vulgarisation philosophique; q u an t à la poésie épique, elle n’est qu’ une im itatio n de l’épopée française, su rto u t de la chanson de geste, en différents dialectes; il s’éta it m êm e form é, p o u r c e tte poésie, une so rte de langue spéciale, m êlée de français et d ’italien, le francoitalien, dont se se rv aien t les jongleurs qui récitaien t ces épopées; elle a existé jusqu'au 15e siècle. En prose, on a des trad u ctio n s d e livres latins et français, d o n t les su jets s o n t pour la p lu p a rt d id actiq u es e t m oraux; on a aussi des oeuvres originales en prose, d o n t les plus vivantes so n t des recueils de contes et do «belles paroles»; ils

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em pruntaient leurs su je ts à d es trad itio n s antiques, o rientales e t aussi à des anecdotes contem poraines; le p lus connu parm i ces recueils est lcN ovellino, le recueil des C e n t N ouvelles A n tiq u es qui ne m anque pas d’élégance e t de charm e. H faut réserver une place à p a rt à la poésie religieuse du 13e siècle: elle s ’est form ée sous l’influence d ’un génie religieux qui a soulevé les âm es en Italie et ailleurs, Saint-François d ’A ssise, fondateur de l’ordre des Franciscains, m o rt en 1226. Sa dévotion, m ystique, lyrique, simple, populaire et forte, a déclenché un m ouvem ent spontané, à la fois lyrique et réaliste, dans l’a rt et d an s la littératu re; il fut poète lui-même, et son hym ne aux créatu res est un des gran d s tex tes île la langue italienne. U ne floraison de lyrism e religieux se ra tta c h e à son m ouvem ent. Le genre principal d e ce lyrism e religieux e t populaire e s t la laude (louange): un Franciscain, Jacopone d a T o d i (1230—1306), en a com posé les plus suggestives. C ertaines d ’e n tre elles, so n t en form e de dialogue, et il en est so rti une florissante litté ra tu re d ram atique, les sacre rappresentazioni. O r, vers 1260, u n p o è te ly riq u e de Bologne, ancienne ville universi­ taire (voir p. 96), du n o m d e G u id o Guinicelli. d onna à la poésie provençaiisante un esp rit nouveau et particulier: esp rit d ’am our m ystique et philosophique, so u v en t obscur, accessible seulem ent à des initiés, imbu d ’un aristo cratism e q u i n e se base pas sur la naissance (ces poètes n’appartenaient pas à une société féodale, ils so rtaien t du patriciat des villes), m ais sur la conception d ’une élite spirituelle (gentilezza). La conception provençale de l’am our courtois p ren d u n nouveau développem ent, beaucoup plus n e tte m e n t m ystique: la fem m e devient quelque chose comm e l’in carn atio n d ’u n e idée religieuse ou platonicienne: et à ce spiritualism e se jo in t u n fond de sensualité trè s subtilisée. Q uelques jeunes gens d an s les villes du N o rd de l’Italie, su rto u t en Toscane, im itèren t le sty le d e G uinicelli; ce fut le prem ier groupe de poètes, la prem ière école pu rem en t litté ra ire depuis l’antiquité. Parm i eux, le plus grand fut le F lo ren tin D an te A lighieri; il a donné au groupe le nom d o n t on le désigne depuis: D olce Stil N uovo, doux style nouveau. D an te A lighieri e s t le plus grand et le plus puissant poète du moyen âge européen, e t l’u n des plus gran d s créateurs de tous les tem ps. Il n aquit en 1265 d ’une fam ille de l’aristo cratie m unicipale de Florence, étudia la philosophie contem poraine, et fit des poésies dan s le sty le de Guinicelli. Parvenu à d es charges im p o rtan tes dan s le gouvernem ent de la ville, il fu t enveloppé, en 1301, dans une c ata stro p h e politique et dut q u itter Florence, il a passé le reste de sa vie en exil; il m ourut en 1321. à R avcnne. D éjà son oeuvre de jeunesse, la V ita N uova, récit d’un

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am our m ystique pour une femme qu’il nom m e Béatrice, so rt du cadre du D olce Stil N uovo auquel elle a p p artien t cep en d an t p a r sa conception de l'am our, sa term inologie e t la form e de ses v ers; l’unité du plan visionnaire e t la puissance d ’expression de ce p etit livre m êlé de prose e t de v ers ne se tro u v en t chez aucun a u tre poète du groupe. Plus tard, les oeuvres de D ante, to u t en ne d é m e n ta n t jam ais leur origine. 1 inspiration donnée p a r le style nouveau, sont parvenues à em brasser tout le sav o ir de son époque et to u t ce que les hom m es sur la terre ont jam ais éprouvé de passions e t de sentim ents; le style nouveau avait été purem ent lyrique et lim ité à un p e tit nom bre de m otifs d ’am our m ystique. Les écrits p ostérieurs de D ante so n t en p artie latins, en partie italiens; ies plus im p o rtan tes parm i ses oeuvres latines so n t le traité De vulgari eloquentia d o n t je parlerai to u t à l’heure, et la M onarchie, un traité de théorie politique, où il lu tte p o u r une m onarchie universelle sous la prédom inance rom aine; parm i les oeuvres italiennes il faut m entionner d'abo rd un grand nom bre de poésies lyriques que les éditeurs ont réunies so u s le nom de C anzoniere; ensuite le Convivio, destiné à être un com m entaire en prose à 14 de ses poésies philo­ sophiques, mais dont il n ’a écrit que l'intro d u ctio n et tro is chapitres, com m entant trois poésies; et enfin la C om édie qu’on a appelée plus tard divine. A vant d'en parler je dirai quelques m ots sur le traité De vulgari eloquentia. D ans ce traité, D ante s’occupe de la poésie en langue m aternelle; il cherche à établir les principes selon lesquels la langue litté ra ire italienne doit être form ée, et à fixer les sujets et les form es de la h au te poésie à laquelle cette langue littéraire doit servir. L'idée de la langue littéraire et celle de la haute poésie lui so n t inspirées par l'exem ple des langues de l’an tiq u ité et. su rto u t p a r la littératu re latine; mais il ne reconnaît plus la prim auté du latin, to u t en recom m andant les écrivains latins comm e m odèles; il veut cultiver et em bellir la langue italienne pour en faire le plus noble instru m en t de la poésie. Ce so n t les m êm es idées fondam entales que plus tard les hom m es de la R enaissance ont exprim ées et propagées, et qui paraissent ici pour la prem ière fois. Au cours de son exposé D ante arrive à form uler des conceptions très précieuses su r les langues en général, sur les langues rom anes et leur rap p o rt avec le latin, su r les dialectes italiens e t su r la poésie dans les différentes langues rom anes de son époque, ce qui nous p erm et de le co nsidérer com m e un an cêtre d e la philologie rom ane. La Divina Comincdia est la réalisation concrète de la théorie du De vulgari eloquentia: c'est un poème du plus h au t style, em b rassan t toutes

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les connaissances hum aines e t to u te la théologie, et écrit en italien. D an te l’appelle com édie, m algré sa form e qui nous p a ra ît épique,, parce qu’il finit bien, e t parce q u ’il e st é crit dan s le langage com m un du peuple; il su it en cela une th éo rie m édiévale; m ais parfois, ü l’appelle aussi «poème sacré», in d iq u an t ainsi q u ’il est du sty le sublim e. Le su jet du poèm e est la vision d ’u n voyage à trav ers l’enfer, le p urgatoire e t le ciel; sa form e est le tercet, groupe d e tro is v e rs d e dix syliabes, d o n t le prem ier e t le troisièm e rep ren n en t la rim e du second vers du groupe précédent (aba; beb; ede, etc.); il com prend tro is p arties, enfer, purga­ toire e t paradis; l’e n fer avec so n in tro d u ctio n se com pose d e trenteq u atre chants, les deux au tres p artie s chacune de tren te-tro is, de so rte que l’ensem ble en a cent. D ante, égaré dans une forêt qui sym bolise la corruption d e l’hom m e p erd u d an s les vices et les passions de la vie hum aine, est sauvé p a r le poète latin V irgile qui le conduit, p o u r son salut, à tra v e rs les royaum es des m orts, ju s q ’au som m et du purgatoire; au paradis, B éatrice dev ien t son guide; c’est elle qui avait envoyé V irgile à so n secours. Le rôle d e ce p o ète payen qui n ous sem ble étrange s ’explique p a r le fait que d ’une p art, il fut le p o ète de S’E m pire rom ain dans lequel D an te v o y ait la form e idéale e t définitive de la société hum aine; e t d’autre p art, parce q u ’il le considérait, avec to u t le m oyen âge, com m e pro p h ète du C hrist, en in te rp ré ta n t ainsi u n e poésie dans laquelle V irgile avait célébré la naissance d ’u n e n fan t m iraculeux (voir p. 43). O r, d an s ce voyage, D an te ren co n tre les âm es des m o rts de tous les tem ps, ainsi que celles d e scs contem porains m o rts récem m ent; elles lui parlent, e t il voit leu r s o rt étern el; e t ce qui distingue ces m o rts de tous les au tres m o rts q u ’o n av ait vus d a n s les descriptions de l’au-delà faites d an s l’an tiq u ité e t au m oyen âge, c ’e s t qu’ils n ’o n t pas une existence affaiblie, que leu rs caractères n e so n t nullem ent altérés ou désindîviduaüsés p ar la m o rt; au contraire, il sem ble que le jugem ent d e D ieu consiste, chez D an te, p récisém ent dan s la pleine réalisation de leur ê tre te rre stre , de so rte que p a r ce jugem ent ils so n t devenus pleinem ent eux-m êmes. T o u te s leurs jo ies e t leurs douleurs, to u te la force de leurs se n tim e n ts e t de leurs in stin cts s ’exhalent dan s leurs paroles e t leurs gestes, ex trêm em en t concentrées, aussi personnelles et plus fo rtes que celles d es hom m es vivants. D e plus, le voyage donne lieu à une explication de la créatio n entière, explication distribuée su r les différentes p artie s du poèm e selon les phénom ènes et les problèm es qui se p résen ten t à chaque statio n du voyage, conçue d ’ap rès un plan aussi riche que lim pide, d o n t la base est la form e th o m iste (voir p.96) do la philosophie aristotélicienne, puissam m ent poétisée p a r l’im agination c

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e t p ar la force de l’expression. P ar sa philosophie e t ses idées politiques, D an te est un hom m e du m oyen âge d o n t il résum e to u te la civilisation; par sa. conception individualiste de 1 hom m e, e t p ar se s idées su r la langue vulgaire, il est au seuil de la R enaissance. P o u r la langue littéraire de son pays, on p eu t dire que c’est lui qui i’a créée. Im m édiatem ent ap rès lui, le m oyen âge litté ra ire finit e n Italie; les deux grands écrivains du 14e siècle, P étra rq u e et. Boccace, so n t d éjà ce qu’on appelle des hum anistes; ils com m encent à rechercher les textes authentiques des au teu rs de l’an tiq u ité et à les im iter; ils com m encent, to u t en éta n t des caractères beaucoup m oins pu issan ts que D ante, à cultiver consciem m ent leur pro p re personnalité, et à voir dan s le poète ce que nous appelons au jo u rd ’hui un a rtiste ; tandis que le m oyen âge ne connaissait au fond que le jongleur ou le trouvère indoctes d ’une part, e t le philosophe de l’autre; D an te fut encore considéré comme «philosophe» p lu tô t que comme poète. Le cuite de sa propre personnalité fut très prononcé chez P étrarq u e, qui éprouvait aussi, contre les créations de la litté ra tu re m édiévale (m êm e co n tre D ante), cette aversion particulière aux hum anistes e t à to u te s les époques antiquisantes. Francesco Petracco, qui a changé son nom en P etrarca, fiis d ’un florentin exilé en m êm e tem ps que D an te, n aq u it d an s la petite ville d ’A rezzo en T oscane, e n 1304; il passa sa jeunesse d an s le Midi de la France, à A vignon, où résid ait à c e tte époque la co u r papale (elle y est restée de 1309 à 1376); c’é ta it alors le c en tre d ’une société exquise, m ais assez corrum pue. P lus ta rd , p o ète célèbre, protégé p a r les hom m es les plus puissants de so n époque, il voyagea beaucoup, en F rance, en A llem agne, en Italie, se re tira ensuite dan s u n e m aison q u ’il possédait près d ’A vignon, à V aucluse, e t fu t couronné poète s u r le C ap ito le à Rome, en 1340; il s'in té re ssa beaucoup à l’e n tre p rise d’u n révolutionnaire inspiré. C ola d i Rienzo, q u i voulut faire re n a ître la R om e républicaine, en trep rise qui finit p a r échouer. E n 1353, P étra rq u e q u itta définitivem ent la France pour vivre en Italie; il séjo u rn a à M ilan, à V enise, e t dans d ’au tres villes; il m o u ru t d an s sa m aison à A rqua, en 1374. C e bat un grand poète, délicat, choyé p a r ses contem porains, so u v en t m alheureux p a r sa p ropre âm e facilem ent déséquilibrée, e t fo rt vaniteux. ï! a beau­ coup parlé de lui-m ême; au fond, c’e st so n seul su je t; c’e st le p rem ier auteur depuis l’an tiq u ité qui a it laissé à la p o stérité d e s lettres personnelles (écrites e n latin). P étra rq u e est aussi le p rem ier d e s hum a­ nistes. Il collectionnait le s m anuscrits d es au teu rs anciens e t p référait ie latin à sa langue m aternelle; il av ait l’am b itio n d ’écrire n o n pas le iarin m édiéval, m ais celui des grands au teu rs de l’époque classique; il

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L IT T É R A IR E S

im itait le style de C icéron e t d e V irgile; il a com posé, à côté d ’un grand nom bre de le ttre s et de tra ité s latin s en prose, des poésies latin es bucoliques et une g rande épopée, l’A frica, qui ch an te en hexam ètres virgiliens la guerre des R om ains co n tre C arthage. C ’est su r ces oeuvres écrites en latin q u ’il v oulut fo n d er sa gloire, e t il n ’a parlé q u ’avec un certain m épris de ses poésies italiennes qui l’ont rendu im m ortel. C ’est un recueil d ’à peu près 350 poèm es, d o n t la p lu p art so n t des sonnets, appelé le C anzonicre; ils c h a n te n t presque tous u n e fem m e qu'il a aimée dans sa jeunesse. Laura, e t nous trah issen t, dan s ce cadre, to u s les m ouvem ents d ’une âme inquiète, en m êm e tem ps h autaine e t anxieuse, adorant l’antiqu ité e t p o u rta n t chrétienne, aim ant le m onde et la gloire, mais rapidem en t désenchantée e t ch erch an t la solitude e t la m ort. Ces poésies, très artiste s et p arfois m êm e artificielies p a r l’exagération des images et des m étaphores, so n t d ’une douceur, d’une m usicalité e t d ’un m ouvem ent rhythm ique irrésistibles. Le C anzonicre de P étrarq u e fut quasi le foyer où convergèrent les co u ran ts poétiques de la Provence et de l’Italie, e t d ’où leur ray o n n em en t se ré p a n d it su r la poésie postérieure en E urope; il réu n it en lui to u t ce que les Provençaux, le Dolce Stii N uov o et D ante avaien t créé comm e m otifs e t form es du lyrisme, et il y ajoute quelque chose de plus consciem m ent artistique, de plus intim e et une richesse plus personnelle des m ouvem ents de l’âme. La poésie de P étrarq u e fut le m odèle du lyrism e européen pour plusieurs siècles; ce n ’est que le R om antism e, vers Î800, qui s’est définitivem ent délivré de so n influence. Son contem porain et ami, G iov an n i Boccaecio, égalem ent florentin (mais né à P aris en 1313), a passé lui aussi les années décisives de sa jeunesse dans une société élégante et quelque peu corrom pue, celle de la cour do N aples. Selon la volonté de son père, il a u rait dû étu d ier le droit; mais il p référait la poésie, la lecture des auteurs latins classiques e t les aventures d’am our. Plus tard , il revint à Florence, m ais s ’en absenta souvent; il ne s ’y fixa qu’en 1349, ap rès la g ran d e peste qui ravageait alors l’E urope: c’est à c e tte époque qu’il se lia avec P étrarq u e. Il fut plusieurs fois em ployé au service diplom atique d e la République Florentine. V ers la fin de sa vie, son âm e im pressionnable fut troublée par des inquiétudes religieuses et p a r des rem ords; il d ev in t som bre et superstitieux. Il m ourut en 1375 à C ertakio, p etite ville cam pagnarde près de Florence d ’où sa famille était originaire. Com m e P étrarq u e, il fut un hum aniste, u n des prem iers ad m irateu rs et im itateurs des oeuvres authentiques de l’antiquité; comm e lui, il écrivit des traités en latin, et ü fut même un philologue éru d it d o n t les travaux m ythologiques et c

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biographiques ont longtem ps servi d 'in stru m en t de docum entation aux savants e t aux p oètes postérieurs. M ais lui aussi fut su rto u t un poète italien; e t ce qui le distingue de P étrarq u e, il fut un grand p ro sateu r, le prem ier grand pro sate u r de la langue italienne. Son génie est bien plus réaliste, plus gai et plus souple que celui de so n grand am i; to u t en é ta n t fo rt artiste (on p e u t dire que c’est lui qui a créé la prose rythm ique des tem ps m odernes), il avait le don de la satire e t du réalism e populaire qui m anquait en tièrem en t à P étrarq u e. A p rès les rom ans d ’am our en vers e t en prose qu’il écrivit d an s sa jeunesse, peu lus au jo u rd ’hui, mais qui co n tien n en t des passages d ’une sensibilité ch arm an te e t d ’une psychologie réaliste et fine, il com posa vers 1350 son chef-d’œ u v re , le recueil des cen t nouvelles, appelé le D ecam crone. La m atière des histoires lui v in t de p a rto u t; on y tro u v e des m otifs originaires de l’O rient, de l’antiquité, de la France, des anecdotes contem poraines et des légendes populaires; c’est la com position, le réalism e, la finesse psychologique e t le sty le qui d o n n en t à l’oeuvre sa valeur et son éclat. A v an t lui, il n’existait dans ce genre que des contes m oralistes, secs et sans vie, e t des contes populaires dan s le genre des fabliaux (v o irp . 115), am usants parfois, m ais .grossiers. Le recueil des C en t N ouvelles A ntiques (voir p. 122) e t quelques passages chez les chroniqueurs italiens écrivant en latin fo n t d éjà quelque peu p ressen tir de quelle v erve réaliste les Italiens, e t su rto u t les F lorentins é ta ie n t capables, m ais ce n ’est que d an s le D ecam erone que cette richesse, cette co nquête de la vie vivante se déploie pleinem ent. Le D ecam erone e s t u n m onde, aussi élégam m ent a rtiste que populaire, aussi riche que la D ivine Com édie, quoique dépourvu des grandes conceptions de D ante, et bien plus terre à terre dans sa m anière de tra ite r la vie hum aine; se n ta n t p a rto u t la saveur de xa réalité vécue, et im prégné d'une sensibilité fine et gaie qui le rend infinim ent aim able. Le cadre (quelques jeunes gens et jeunes filles qui, pour échapper à la peste, on t q u itté Florence pour la cam pagne et passent une partie de leur tem ps à ra c o n te r des histoires à to u r de rôle) contribue beaucoup à augm enter le charm e et la vie de l’ensem ble par la différence des caractères et des tem péram ents qui est p lu tô t esquissée que clairem ent exprim ée. La langue du D ecam erone est une adap tatio n de l’a rt de la prose antique à l’italien, un style en périodes, d ’une douceur et d ’une flexibilité incom parables, assaisonné p arfois p a r le parler naturel e t populaire des personnes du bas peuple qui figurent dans un grand nom bre de contes, et que Boccace fait parler avec une variété étonnante. — D ans sa vieillesse un peu triste et obscurcie par des terreu rs religieuses, Boccace a écrit une sa tire violente et fo rt réaliste

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contre les femme®, il C orbaccio. Il fut grand adm irateur de D ante, dont il écrivit une biographie, et d o n t il com m ença à com m enter la Comédie dans les d ern ières années de sa vie. L’influence européenne de son oeuvre ne fut guère inférieure à celle de P étrarq u e; le D ecam erone a servi de m odèle à un très grand n om bre de recueils postérieurs en Italie et ailleurs; l’a r t de raco n te r en prose a été fondé, en Europe, p ar lui. A p rès ces tro is g ran d es oeuvres — la C om édie de- D ante, le C anzoniere de P étrarq u e e t le D ecam erone de Boccace —, d o n t au m oins les deux d ern ières reflètent bien plus l’esp rit naissant de l’hum anism e et de la R enaissance que celui du m oyen âge, la littératu re italienne des 14e et 15e siècles n ’a plus rien p ro d u it de com parable, quoiqu’elle con tin u ât à se développer d ’une façon riche e t savoureuse. La poésie populaire, lyrique, épique, satirique, parfois dialectale, souvent grotesque, fleurissait; il y eu t u n grand nom bre de recueils de nouvelles à la m anière de Boccace; il y e u t des im itateurs de P étrarq u e; et la poésie chrétienne, ascétique, populaire, polém ique e t dram atique (les rappresentazioni, voir p. 1 2 2 ) p ro d u isit quelques oeuvres rem arquables. Mais ce qui donne à la civilisation italienne de cette époque son a tm o ­ sphère particulière, c ’est l'activ ité des «humanistes». D epuis la seconde moitié du 14e siècle, le m ouvem ent appelé hum anism e (le m o t provient du latin hum anitas, «humanité», «civilisation hum aine», «form ation digne do l’idéal hum ain») se p rép are en Italie. P étrarq u e et Boccace avaient été d éjà ce q u ’on a appelé plus ta rd hum anistes, e t la génération suivante développa pleinem ent le ty p e tel qu’il s e p résen te au 15e siècle en Italie, e t un peu plus ta rd au n o rd d e s A lpes. Le p o in t de d é p a rt d e l’hum anism e fut, bien e n ten d u , le culte d e l’an tiq u ité gréco-latine; les hum anistes m ép risen t le m oyen âge, la philosophie scolastique e t le bas-latin d an s laquelle elle s'ex p rim e; ils veu len t re to u rn e r aux grands classiques de l’âge d ’o r de la litté ra tu re latine, ils e n rech erch en t les m anuscrits, im ite n t leu r sty le e t a d o p te n t leur conception d e la litté ra ­ ture, hasée su r la rh éto riq u e ancienne. Ils ch erch en t m êm e à étu d ier les oeuvres de la G rè c e an tiq u e; les p rem iers é ru d its sa c h a n t e t enseignant le grec ap paraissen t e n Italie d ep u is 1400; ce fu re n t d ’ab o rd des professeurs grecs venus en Italie; il y en e u t m êm e av a n t la chute de C onstantinople, m ais ils fu re n t plus nom breux après; toutefois, au 15e siècle, beaucoup d ’h u m an istes italien s sa v aien t le grec assez bien p o u r l’enseigner e t p o u r trad u ire les oeuvres célèbres. A Florence (où une famille d e l’aristo cratie m unicipale, a im an t les a rts e t les lettres, les Medici, a rriv e n t au pouvoir d an s la seco n d e m oitié du 15e siècle), à la cour papale (un des p ap es du 15c siècle. Pie II, de son nom originaire o

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Enea Silvio Piccolomini, fut lui-même un hum aniste célèbre) et chez les au tres princes italiens les hum anistes so n t biem accueillis et jouissent d’un grand prestige. Ils so n t tous écrivains e t poètes en latin classique, collectionneurs, éd iteu rs et trad u cteu rs des oeuvres de l’an tiq u ité, to u ­ jours p rê ts à célébrer en vers virgiliens les gran d s qui les p ro tèg en t, à raconter dans un style élégant des anecdotes scabreuses, e t à poursuivre d ’invectives violentes leurs concurrents. Les hum anistes italiens de cette époque m éprisent e n général leur langue m aternelle, l’italien; cela les distingue de D ante et de Boccace qui avaien t aim é et cultivé l’italien (seul P étrarq u e avait affecté d e p référer le latin): et cela les distingue aussi de leurs successeurs, les hum anistes du 16e siècle qui, com m e nous verrons, joignaient à leur adm iration p o u r la civilisation an tiq u e e t pour la langue latine classique l’effort d ’élever leur pro p re langue, m aternelle au m êm e degré de richesse, de noblesse et de dignité que celle-ci, suivant ainsi les idées exprim ées po u r la prem ière fois d an s le tra ité D e vulgari eloquentia d e D an te. N éanm oins, les h um anistes italien s du 14e e t du 15e siècle é ta ie n t pour la p lu p art trè s nationalistes, c a r ils étaien t im bus de l’idée de la grandeur rom aine, e t co n sid éraien t le latin com m e la langue véritable e t authentique de leu r pays. Les recherches gram m aticales qu’ils poursuivaient o n t été d ’une g ran d e utilité m êm e pour l’italien e t les a u tre s langues vulgaires. L’hum anism e co nstitue aussi une étape im p o rta n te d an s le développem ent du ty p e professionnel de l’écrivain en Europe. D éjà P étrarque, com m e nous l’avons d it plus haut, n’avait plus été ni clerc, ni philosophe, ni trouvère, m ais poèteécrivain, e t il avait réclam é et trouvé to u t le resp ect e t la gloire d u s à cette qualité; après iui, il se form e to u te une classe de gens qui so n t écrivains, qui v ivent d e leur plume, et qui asp iren t à la gloire; la gloire littéraire devient u n b u t idéal. II est vrai que s ’ils vivaien t de leur plume, iis ne vivaient pas encore du public; il au rait fallu po u r cela une autre stru c tu re de la société, et la possibilité com m erciale d e m ultiplier et de faire circuler les p roductions littéraires; possibilité qui fut créée p ar l’invention de l’im prim erie vers 1450, m ais d o n t le plein développe­ m ent e t l'organisation n e se m o n tren t q u ’à p a rtir du 16e siècle. A insi, les hum anistes du 14e et d u 15e siècle dépendaient encore, d an s la p lu p art des cas, d ’un p ro tecte u r p uissant qui souvent espérait gagner lui aussi l’im m ortalité p ar les écrits de ses amis hum anistes. D ans l’ensem ble, l’hum anism e italien d e c e tte époque se distingue n e tte m e n t de la civili­ satio n m édiévale; c’est u n des co u ran ts im p o rtan ts de la R enaissance qui p araît en Italie depuis le milieu du 14e siècle.

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DOCTRINE GÉNÉRALE D ES É PO Q U E S LITTÉRAIRES

IV. La l i t t é r a t u r e d a n s la p é n in s u le ib é r iq u e . U ne puissante originalité, un caractère en m êm e tem ps orgueilleux et réaliste, se d égagent d éjà des prem ières oeuvres de la litté ra tu re castillane; très médiévale, elle se distingue des a u tres litté ra tu re s qui représentent le m oyen âge européen p ar une atm osphère to u te p articu ­ lière, plus fière, m oins douce, et néanm oins plus proche de la réalité — atm osphère due, à ce qu’on peut présum er, au so rt particulier du pays, aux lu ttes contre les A rab es et à la race qui s’est form ée dans ces con­ ditions, La prem ière oeuvre que nous possédions, com posée vers 1140, m ais conservée dan s un seul m anuscrit défectueux écrit en 1307, est le C antar de m io C id; il raconte, en vers qui rappellent un peu ceux de la chanson de geste, m ais en diffèrent p ar leur longueur inégale, les faits d'un personnage qui avait disparu seulem ent un dem i siècle auparavant, Ruy (abbréviation de R odrigo) Diaz de V ivar, surnom m é p a r les C h ré ­ tiens el C am peador (le cham pion), et p ar les A rab es le C id (le seigneur). Le Cid, qui avait joué un rôle im p o rtan t dan s les com bats contre les A rabes et les rivalités de plusieurs princes chrétiens, e t qui s’était créé une position forte e t in dépendante, ap p araît dan s le poèm e avec tous les traits d ’un caractère réel: h ard i et rusé, orgueilleux et populaire, rigoureux dans ses m esures et néanm oins inspiré d ’un sen tim en t de justice et de loyauté, assez enclin à l’ironie; le lecteur ne se trouve pas dans une atm osphère de légende héroïque com m e c’e s t le cas pour les C hansons de geste, m ais d an s une situ atio n historique et politique bien définie. N o u s pouvons conclure des réd actio n s postérieures que le C an ­ ta r de mio C id rie fut p a s le seul poèm e ancien d o n t le C id fû t le héros, et il sem ble prouvé que d ’au tres su je ts aussi o n t é té tra ité s dan s le mêm e sty le; le sav an t espagnol R am on M enéndez Pidal a pu recon­ stitu er un de ces anciens poèm es (los Siete In fan tes de Lara) d ’après une chronique en prose, e t un fragm ent d ’un poèm e sur R oncesvalles (c’est le lieu où m ou ru t R oland, voir p. 115) fu t d éco u v ert récem m ent dans la cathédrale de Pam plona. Il sem ble aussi que les m onastères on t joué en E spagne le m êm e rôle qu’en France dans la form ation de l’époppée héroïque (voir p. 103). O n a des traces de poésie religieuse et did actiq u e depuis la prem ière m oitié du 13e siècle; G onzâlo de Berceo, le p rem ier p o è te espagnol do n t le nom nous so it conservé (m o rt vers 1268), fut un p rê tre qui raconta dans ses v ers sim ples, réalistes, dév o ts e t ch arm an ts la vie des S aints régionaux e t les m iracles de la V ierge; il se se rt de q u atrain s m onorim es com posés de vers de la form e (originairem ent française) de l'alexandrin

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épique, qui a une syllabe de plus dans la césure; on appelle cette forme en quatrains m onorim es, trè s répandue dan s la vieille littératu re espagnole, la cuaderna via, ou m ester de clerecia, p a r opposition à la form e plus irrégulière de l’épopée populaire, le m ester de yoglaria. C ’est dans cette forme, la cuaderna via, que so n t com posés la p lu p art des poèm es didactiques et épiques du 13e sièle; ils so n t écrits p a r les poètes plus savants et trah issen t l'influence d e sources françaises e t latines. La seconde m oitié du 13e siècle est m arquée p ar l’activité littéraire qu’exerça le roi de C astille et de Léon A lphonse X, surnom m é el Sabio (le Sage, 1252—84); c'est le créateur de la prose espagnole; il composa ou fit com poser en y collaborant un grand nom bre d ’ouvrages; p. ex. un code (las Siete Partidas), trè s riche en renseignem ents sur la vie et les coutum es des Espagnols de ce tem ps; des livres su r l’astronom ie, sur les pierres, sur les jeux, tirés en grande p artie de sources arabes; un très grand nom bre de trad u ctio n s im p o rtan tes; et su rto u t la C hronique générale qui fut plus tard continuée et im itée, et qui, ainsi, a fondé l'historiographie en langue espagnole. Le roi A lphonse s’in téressa aussi à la poésie lyrique qui florissait, à cette époque, en galicien-portugais; il fit lui-même des vers dans cette langue. Son successeur, S anche IV, encouragea les traductio n s et com posa, d ’ap rès des m odèles latins, un livre d’éducation pour son fils. Ce fut une époque de com pilations et de traductions, su rto u t d ’après des sources arab es; des recueils d e contes orientaux avaient été tra d u its m êm e av an t le tem ps d ’A lphonse et de Sanche. L ’influence de la civilisation arab e continue dans la prem ière m oitié du 14e siècle, qui a produit to u tefo is deux personnages et deux livres im portants: ce so n t l’infant D on Juan M anuel, au teu r du C onde Lucanor, e t l'archiprêtre Juan Ruiz de H ita qui a écrit le L ibro de Buen A m or; tous les deux so n t m o rts vers 1350. Le C onde Lucanor, appelé aussi L ibro de P atronio ou Libro de los Enxem plos, est un recueil de contes en prose, où le com te Lucanor dem ande à son sage conseiller Patronio ses opinions sur la m anière do n t il do it vivre et gouverner; Patronio lui répond chaque fois par un «exemple», c’est-à-dire par une histoire qui sert à illustrer son conseil. Le cadre m o n tre l’influence des recueils orientaux de contes moraux, tels que le livre des Sept Sages; il rappelle aussi le livre des 1001 N uits; toutefois la m anière de raconter et l’esprit qui anim e l’au teu r so n t n ettem en t espagnols; c’est un livre très bien écrit e t très réaliste; son style est p o u rta n t bien m oins libre, l’horizon de ses idées et de ses sen tim en ts bien plus re stre in t que chez Boccace, qui écrivit son D ecam erone vers la mêm e époque. Le Livre de l’arch ip rêtre de H ita, el L ibro de Buen A m or, est, à côté du C an tar de

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mio Cid, l’oeuvre la plus im p o rta n te du m oyen âge espagnol et une des créations les plus originales de l’ancienne litté ra tu re européenne. C ’est une so rte de rom an fo rt décousu, se serv an t de toute so rte de form es poétiques (le qu atrain m onorim e à côté de form es im itées de la poésie portugaise et française), e t qui em ploie to u te so rte de sty les et de gen­ res: poésie dévote, lyrism e, allégorie, satire, conte; extrêm em en t p e r­ sonnelle et réaliste, l’oeuvre est su rto u t consacrée à la description des am ours de l'arch ip rêtre, et le personnage le plus saillant en e st l’e n tre­ m etteuse T rotac o n v en to s (qui co u rt les couvents), m odèle de beaucoup de créations postérieures (la C eiestina, p a r exemple). M algré l’influence de la litté ra tu re française, on ne trouve pas, en Espagne m édiévale, beaucoup de traces du rom an courtois, du cycle A rth u rien e t de l’idéologie de l’am our m ystique qui s ’y rattach e; des traductions de rom ans courtois o n t été faites, il est vrai, et Ton trouve aussi des allusions aux personnages de la T able ronde; m ais au fond, le génie castillan s’est m ontré d ’ab o rd réfractaire à la civilisation courtoise; le seul poèm e original qui puisse ê tre considéré comm e rom an d ’aven­ tures, el C aballero C ifar, est p lu tô t n aïf et un peu grossier. T outefois, un s u je t du cycle de la T able ronde, l’histoire d’A m adis de G aula, devenue beaucoup plus ta rd ex trêm em en t célèbre, m odèle des rom ans de chevalerie de la R enaissance paro d iés p ar le D o n Q uijote de Cervantès, doit avoir été rédigé au 14e siècle; m ais on n e sait pas d ’une m anière certain e si ce fut en E spagne ou au Portugal. D ans la seconde partie du 14e siècle, le personnage le plus m a rq u a n t de la littératu re castillane fut le chancelier P ero Lôpez d e A yala (1332— 1407) qu i eu t une carrière politique fo rt m ouvem entée; il a écrit un poèm e satirique d ’une grande force, el R im ado de Palacio, e t une chronique d e son tem ps, d o n t les conceptions so n t en m êm e tem ps plus m odernes e t plus influencées p ar les h isto rien s de l’an tiq u ité (su rto u t T ite-L ive) que celles d e s chroniques antérieu res: ce fu t aussi un tra d u c te u r rem arquable. A u 15e siècle, l’influence italienne, en p rem ier Heu celle de D an te e t d e P étrarque, prév alu t; elle se m an ifeste p ar une poésie lyrique très artistiq u e e t raffinée qui n ous est conservée dans d e grands recueils; j ’en m entionne le C an cionero de Baena, rédigé v e rs 1445 en C astille, et le C ancionero d e Lope d e Stuniga, rédigé un peu plus ta rd à la cour aragonaise de N ap les (le royaum e de N ap les fut conquis p a r les A ragonais en 1443); une grande collection générale fut faite au com m encem ent du siècle suivant e t publiée en 1511 à V alenoia p a r H ern an d o de C astillo. L’influence italien n e se m anifesta au ssi p a r d es poèm es allé­ goriques et d id actiq u es im ités d e D a n te ; parm i les p o ètes influencés

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par celui-ci il faut citer le sa v a n t Enriquc de V illena, tra d u c te u r de D ante et do V irgile, et Ju an de M ena qui com posa v ers le milieu du siècle un poèm e allégorique, el L aberinto de F ortuna, e t d 'a u tre s oeuvres du m êm e genre. M ais l’écrivain le plus im p o rtan t de la prem ière m oitié du 15e siècle fut Inigo Lôpez de M endoza, M arqués de Santillana (1398 —1458), un p aren t du chancelier Lôpez de A yala; poète docte e t ch ar­ m ant, il fut collectionneur d e m anuscrits, un des prem iers critiq u es et historiens de la litté ra tu re m édiévale et réd acteu r d'un recueil de p ro ­ verbes populaires (refrancs). Les plus belles parm i ses poésies so n t les chansons gracieuses et légères de sa jeunesse (decires, scrranillas) dans le style bucolique; il a écrit à son ami, le C onnétable de Portugal, une lettre très précieuse pour nous, dans laquelle il d o n n e un aperçu général de la poésie dans les différentes langues rom anes. C e n ’est que d an s la seconde m oitié du 15c siècle que la poésie d ram atique religieuse ap ­ p araît dans l’oeuvre de G ôm ez M anrique, neveu de Santillana e t poète lyrique e t didactique de grand éclat; il a com posé un poèm e d ram a­ tique su r la naissance du C hrist. Il est vrai que ce genre de poésie doit être beaucoup plus ancien, d’ap rès les tém oignages in d irects qui nous sont conservés; m ais la seule pièce antérieure qui nous soit parvenue e st un fragm ent d ’un m y stère des R ois M ages qui d a te de la prem ière m oitié du 13e siècle. U n poète fo rt suggestif de la fin du m oyen-âge espagnol fut le neveu de G ôm ez, Jorge M anrique, m o rt en 1478, qui a com posé la plus belle p eu t-être des nom breuses poésies sur la m o rt que la fin du m oyen-âge a vues n a ître un peu p a rto u t en E urope; ce so n t les C opias p o r la M uerte de su P adre. Parm i les p ro sateu rs du 15e siècle nous nom m erons F ernan Pérez de G uzm an, lui aussi p aren t d’A yala e t de Santillana, m o rt vers 1460, a u teu r du M ar de H istorias, grand p o rtraitiste d e ses contem porains; et parm i les sa tire s politiques qui fu ren t nom breuses, su rto u t sous le règne m alheureux du roi E nrique ÎV (1454— 1474), la plus im p o rtan te fut écrite so u s form e de dialogue e n tre deux bergers; ce sont les C opias de Mingo Revulgo do n t on ignore l’auteur. A p a rtir de 1479, la plus grande p artie d e la péninsule (excepté le Portugal) form e une u n ité politique à la suite du m ariage d ’Isabelle de C astille avec F erd in an d d ’A ragon; c’est le com m encem ent de l’apogée de la puissance espagnole; l’E spagne é ta it devenue, p a r la chute du dernier royaum e arabe, celui de G renade, entièrem en t et définitivem ent un pays chrétien, européen e t occidental; elle devenait, p ar la décou­ verte d e l’A m érique, un em pire vaste e t extrêm em en t riche. C ’est en même tem ps ie com m encem ent de l’hum anism e espagnol qui, dès scs

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débuts, s ’intéressa à la langue vulgaire; le p rem ier grand hum aniste espagnol, A nton io de N ebrija (1444—1522), écrivit une gram m aire castil­ lane et un dictionnaire latin-castillan. C ’est encore à cette époque qu’on com m ença à recueillir la poésie populaire des Rom ances; ce sont des chansons derni-épiqucs dem i-lyriques d o n t l’origine est fo rt contestée, m ais qui ne so n t certain em en t pas des docum ents de la plus ancienne poésie espagnole comm e on l’a cru longtem ps; il y en a de trè s belles. Le prem ier recueil im prim é e st le C ancionero de R om ances d ’A nvers, paru vers le milieu du 16e siècle; un a u tre recueil célèbre fu t publié deux siècles plus ta rd ; c’est la Silva de R om ances (Z aragoza 1750/1). N ous ne consacrerons que quelques brèves observations à la litté ra ­ ture des deux au tres langues de la péninsule, la littératu re catalane et la littératu re galicienne-portugaise. Elles o n t été toutes les deux dès leurs débuts trè s influencées p a r la poésie provençale.. La poésie cata­ lane s’est mêm e longtem ps servie d ’une langue spéciale, interm édiaire entre le provençal et le catalan. A u 15e siècle, la poésie lyrique catalane eut une période de floraison, e t p ro d u isit des oeuvres d ’une fo rte origi­ nalité; le plus célèbre parm i les nom breux p oètes fut le V alencien Auzias M ard i (1397— 1459). P our la prose, écrite dès le d ébut en catalan pur, il y eut des chroniqueurs rem arquables, d o n t le plus connu est R am ôn M untan cr (1265— 1336), e t le philosophe R am ôn Lull (latinisé R aym undus Lullus, 1235— 1315), très influencé p ar la pensée arabe, et qui seul parm i les philosophes scolastiques du m oyen âge a composé non seulem ent un poèm e, m ais aussi ses écrits philosophiques d a n s sa langue m aternelle catalane; leur trad u ctio n latine est due, à ce qu’il sem ble, à ses disciples. A p rès la réunion de la C atalogne avec la C astille (elle faisait aup arav an t p a rt du royaum e d ’A ragon) la litté ra tu re c ata­ lane ne s ’est plus développée, e t le catalan p e rd it peu à peu son im por­ tance comm e langue littéraire; il fut ressuscité au 19e siècle p ar un groupe de poètes. La poésie lyrique- en galicien-portugais, elle aussi inspirée p ar le m odèle provençal, a p ro d u it ses plus belles oeuvres beaucoup plus tôt, au 13e siècle, sous le règne des rois A lphonse III (1248— 1279) et Diniz (1279— 1325). Elle nous est conservée d an s de gran d s recueils appelés C ancioneiros; le plus célèbre d ’e n tre eux e st le C ancioneiro de A yuda, m anuscrit écrit au 14e siècle (voir aussi ce que nous avons dit à la page 131 sur les collections faites p ar le roi de C astille A lphonse le Sage). L'influence castillane fut trè s fo rte aux 14e e t 15e siècles; ce n ’est que pendant la R enaissance que la litté ra tu re portugaise recom m ence à sc développer indépendam m ent. c

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J. R e m a r q u e s p r é l im in a i r e s . Le lôèm e siècle est généralem ent considéré comm e le com m encem ent des tem ps m odernes en Europe; et p en d an t longtem ps on a expliqué le renouvellem ent des forces hum aines qui s’est p ro d u it alors p a r le fait que d u ran t cette période on a redécouvert la civilisation gréco-rom aine, q u ’on a recom m encé à étudier et à adm irer les oeuvres de sa litté ra tu re et de son art, e t que p ar là les hom m es, en se délivrant des entraves qu’im posait à leur activité intellectuelle le cadre trop é tro it du christianism e médiéval, sont arrivés à développer pleinem ent leurs forces et à créer un nouveau type d 'hum anité: l’hom m e qui te n d p ar ses facultés intellectuelles et m orales à dom iner to u tes les ressources de la nature et à en profiter pour se faire une vie heureuse su r la te rre même, sans atten d re la b éatitu d e éternelle que la religion lui p ro m e tta it après sa m ort. C ontre cette explication, on a objecté, depuis quelque tem ps, que la Renaissance n 'était pas seulem ent un m ouvem ent de reto u r à la civilisation gréco-rom aine; que ce reto u r, d’ailleurs, avait com m encé bien avant le lôèm e siècle, au m oins d an s quelques pays; que la R enaissance était to u t aussi bien un grand m ouvem ent religieux et m ystique à l’intérieu r du christianism e m êm e; que des faits économ iques e t politiques, des inventions et des découvertes, o n t joué un rôle bien plus grand dans to u t le développem ent que les études classiques; et que, si la civilisation gréco-rom aine avait suffi à produire l'hom m e m oderne, cet hom m e m oderne au rait dû a p p araître dans cette civilisation m êm e, tandis qu’en réalité la civilisation antique, après avoir donné des résultats éclatants et incom parables dans le dom aine littéraire, artistique, philosophique et politique, a péri parce que, dans le dom aine p lu tô t pratiq u e des sciences et de l’économie, elle ne s’est pas développée assez pour accom plir les tâches que l’organisation de la société civilisée lui im posait. La discussion sur les causes de la R enaissance d u re n t en Europe depuis un siècle, depuis la publication des oeuvres de M ichelet et su rto u t de celles de Jacob B urckhardt; nous nous b o rn ero n s à exposer les faits les plus im p o rtan ts en les classant de no tre point de vue, c’està-dire du point de vue de la philologie rom ane. 1) D e ce poin t de vue, la R enaissance est to u t d ’abord l'époque p endant laquelle des langues rom anes (com me, du reste, aussi les autres langues vulgaires européennes, l’allem and et l’anglais p a r exem ple) acquièrent définitivem ent la position de langues littéraires, scientifiques

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et officielles, e t où la su p rém atie du latin est définitivem ent détru ite (voir page 91). C ela p eu t sem bler étrange, puisque la R enaissance est l’époque où on s ’est rem is à cultiver l’étu d e du latin classique. Mais c’est précisém ent p ar la culture du latin classique q u ’on a définitivem ent fait du latin un e langue m o rte; le latin du m oyen âge, le bas-latin, avait cté une langue relativem ent vivante et p ra tiq u e qui se p liait aux besoins de la pensée et de la science m édiévales; en le m éprisant, en reto u rn a n t à ïa langue des auteu rs classiques qui avaient écrit 1 500 an s auparavant, les hum anistes en faisaient une langue de valeur p urem ent esth étiq u e qui ne pouvait s ’em ployer san s difficulté que p o u r les étu d es classiques et à la rigueur pour quelques ouvrages d e philosophie et de polém ique. Les sciences e t l’adm inistration, la politique e t la poésie vivante ne savaient que faire d ’une langue qui, to u t en é ta n t d ’une très grande élégance e t d’un très grand charm e p o u r les connaisseurs, reflétait une civilisation m orte depuis longtem ps, et qui, en condam nant l’introduction de néologism es, se b a rra it à elle-même la possibilité de s’a d ap te r à la vio présente. D ’autre part, les hum anistes du 16ème siècle, qui p ar leurs études dans les langues classiques avaien t acquis une connaissance appronfondie de 1a gram m aire et de la stru c tu re de la langue littéraire en général, essayaient avec grand succès de réform er et d ’enrichir ieur propre langue m aternelle selon les expériences q u ’ils avaient faites en étudiant le latin e t le grec; il s ’est développé ainsi un m ouvem ent qu’on appelle «hum anism e en langue vulgaire» d o n t l’an cêtre est D ante (page 123). C e m ouvem ent d o n n a it aux différentes langues rom anes l’uniforinité de l’orth o g rap h e e t d e la gram m aire, un vocabulaire plus riche e t plus choisi, u n ry th m e plus élégant e t un style plus consciem ­ m ent artistiq u e. O r, deux a u tre s facteurs o n t puissam m ent contribué à littérariser et à sta n d a rd ise r les langues vulgaires. C ’est d ’abord la grande révolution religieuse qui a co n d u it à la form ation des Eglises p ro testan tes. Les peuples s’y in téressaien t passionném ent; on voulait savoir la v érité su r la d o ctrin e chrétienne, o n v oulait se renseigner soim êm e; la Bible fu t tra d u ite (la trad u ctio n allem ande de la Bible par L uther e s t la b ase de l’allem and litté ra ire m oderne), e t une foule d ’écrits, de controverses, p arfois en form e d e pam p h lets brefs, fu ren t publiés dans les langues vulgaires; beaucoup plus d e perso n n es qu’auparavant apprenaient à lire po u r pouvoir su iv re elles-m êm es ies con tro v erses sur !a foi. En m êm e tem ps une in v en tio n technique, celle de l’im prim erie, faite en Europe v ers le milieu du 15ème siècle, re n d a it possible la satisfaction de ce besoin, en p e rm e tta n t ia mise en circulation d es écrits d an s une m esure incom parablem ent plus large q u ’à l’époque

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précédente. O r, l’im pression n e facilitait pas seulem ent la dissém ination des écrits, m ais contribuait aussi à la stan d ard isa tio n de la langue littéraire; on s ’aperçut q u ’on possédait dans chaque pays, en Italie, en France, en A llem agne, etc., une langue n ationale com m une que les personnes p arlan t les différents dialectes régionaux pouvaient toutes com prendre si elles ap p ren aien t à lire; et nécessairem ent on éprouva le besoin d'unifier l’orthographe, la gram m aire et le vocabulaire d e cette langue im prim ée. A insi, à p a rtir du lôèm e siècle, les langues vulgaires deviennent l'instrum ent principal et plus ta rd l’in stru m en t unique de la vie in­ tellectuelle et littéraire; elles deviennent aussi peu à peu l’in stru m en t unique des publications officielles, des lois, édits, jugem ents, traités internationaux etc.; ce n ’est que l’enseignem ent univ ersitaire qui se m ontre longtem ps réfractaire e t qui garde longtem ps le latin comme languo principale; dans quelques pays, cela a laissé des traces ju sq u ’à la fin du 19ème siècle. M ais ce n ’éta ie n t que des résidus; dan s l’ensem ble, la victoire des langues vulgaires e st com plète au lôèm e siècle. P a r là, elles deviennent incom parablem ent plus riches et plus élastiques; leur force d’expression grandit, elles deviennent un o b je t de so in s e t d ’étude; et chaque peuple s ’efforce de faire de sa propre langue littéraire la plus belle e t la plus riche de tou tes; c’est à ce b u t qu’o n t servi les prem ières académ ies fondées aux lôèm e et 17ème siècles. 2) D epuis la fin du lôèm e e t su rto u t au lôèm e siècle, l’horizon in­ tellectuel des E uropéens s’ag ran d it su b item en t e t én orm ém ent à la suite des découvertes géographiques e t cosm ographiques. O n découvrit l’A m érique et la route m aritim e d es Indes, e t de gran d s m athém aticiens e t astronom es p rouvèren t que la te rre n ’é ta it pas le c e n tre d e l’univers, m ais seulem ent une p e tite planète d an s le sy stèm e du soleil, e t que ce systèm e n’é ta it qu’un d e s sy stèm es parm i d’in n o m b rab les m ondes d ’une étendue dont l'im agination é ta it incapable d e se ren d re com pte. O n s’aperçut que ce n ’éta it pas le soleil qui to u rn ait au to u r d e la terre im muable, m ais que c’é ta it la te rre qui, d ’un d o ub le m ouvem ent, to u rn ait autour d’clle-m ême e t au to u r du soleil- 11 est vrai que les découvertes cosm ographiques ne fu ren t pas to u t d e su ite com prises par les masses;” toutefois elles se divulguaient peu à peu, e t la découverte des continents du globe, h ab ités p a r des hom m es jusq u e là inconnus, ay an t leur vie, leurs hab itu d es e t leurs croyances, fu t à elle seule un choc qui ébranla toutes les h ab itu d es e t les croyances enracinées en E urope; to u t le systèm e de la création e t de l’o rganisation du m onde physique e t m oral, tel que la philosophie de l’Eglise l’enseignait, fut

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ébranlé, e t une fo rte im pulsion fut donnée à la v olonté hum aine de poursuivre les recherches scientifiques po u r se re n d re com pte de la situation exacte d e l’hom m e dan s l’univers. 3) E n m êm e tem ps (e t m êm e d éjà au p arav an t dans quelques pays comme l’Italie) l’hum anism e se m it à cultiver l'étu d e de l’antiquité gréco-rom aine. C e n ’é ta it p as seulem ent une question de beau style latin; c’éta it to u t un m onde nouveau qui, enseveli ju sq u e là dans l’oubli, réapparaissait; un m onde de b eauté harm onieuse, de liberté spirituelle, et une m orale qui p e rm e tta it de jo u ir d e la vie. A côté de la littératu re ce fut aussi la philosophie an tiq u e qui fu t ressuscitée, su rto u t celle de P laton e t de ses successeurs; les a rts de l’antiquité, l’a rch itcetu re e t la sculpture réapparu ren t. U ne nouvelle form e de vie, libre, harm onieuse, lum ineuse, sem b lait se p rép arer; l’im itation des form es de l’antiquité dans la litté ra tu re et dan s les a rts d o n n ait à l’E urope (et su rto u t à Ilta lic ) une atm osphère to u te différente de celle q u ’avaien t créée, auparavant, la philosophie scolastique et l’arch itectu re gothique. 11 sem blait aux artiste s e t aux hum anistes de la R enaissance que les hom m es sau raie n t enfin, sous l’im pulsion de l’an tiq u ité rem ontée à la surface, se délivrer de la lourdeur so m b re e t de la tristesse m é ta ­ physique du m oyen âge; e t un dédain p ire que la haine les rem plissait contre to u tes les m éth o d es d ’éd ucation sco lastiq u e (fo rt déchues depuis l’époque de Saint-T hom as d ’A quin); co n tre l’Eglise corrom pue, avec ses prélats rapaces et voluptueux, ses m oines sales e t ignorants, son culte m écanique e t ses su p erstitio n s ridicules; co n tre la sottise, le m anque de liberté, le refoulem ent de la vie sexuelle, l’hostilité envers le corps hum ain, la n atu re vivante et la b eauté artistique. Il ne faut p o u rtan t pas croire que la R enaissance ait été, dan s so n ensem ble, antichrétienne. C ertain em en t il existait, d an s c e tte période, beaucoup de personnes qui n 'é ta ie n t pius croyantes; m ais c’éta it des indifférents qui ne co m battaien t pas, et qui ne découvraient leurs pensées qu’à peu d’amis. L'im m ense m ajorité, m êm e des hom m es instruits, voulaient rester chrétiens, mais voulaient une réform e du culte e t une purification de l’Eglise. 4) E t ce fut la prem ière fois dan s sa longue h istoire que l’Eglise catholique occidentale ne su t pas se réform er et s'a d a p te r aux nouvelles circonstances quand il en éta it encore tem ps. C onduite p ar des -gens parfois trè s intelligents, m ais qui eux-m êm es étaien t im bus d ’idées sceptiques, aim aient les jouissances de la vie et poursuivaient des buts politiques égoïstes, enveloppée dan s un noeud inextricable d ’in térêts personnels e t d ’affaires, elle n ’aurait pu être sauvée de la cata stro p h e c

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q u e p ar un personnage p u issan t e t inspiré, p a r un sain t; e t ce sa in t lui m anqua d an s cette heure décisive. P arm i ses adversaires, on peut distinguer deux groupes; l’un, com posé de gens d e la plus haute civili­ sation, désirait un christianism e m oins dogm atique et plus pur, laissant plus de liberté à la dévotion individuelle e t sa c h a n t acco rd er le dogm e chrétien avec la pensée antique, su rto u t avec le platonism e fo rt répandu à cette époque; ce groupe, q u ’on appelait alo rs «les libertins spirituels» et d o n t le personnage ic plus connu éta it une princesse française, la Reine M arguerite de N av arre, fut peu dangereux pour l'Eglise et lui resta en général, du moins extérieurem ent, fidèle. L’autre groupe, auquel se rattach a bientôt un m ouvem ent populaire de la plus grande envergure dans tous les pays au no rd des A lpes, a tta q u a l’Eglise, après quelques hésitations, ouvertem ent e t de front. Le théologien allem and M artin Luther, professeur à l’U niversité de W ittenberg, publia d ’ab o rd une pro testatio n violente contre un abus scandaleux, la vente en gros de la rém ission des péchés (indulgences); et quand, grâce à la parfaite incom préhension de la cour papale, qui ne se ren d ait aucunem ent com pte de la disposition des esp rits au nord des A lpes, l’affaire s’envenim a, L uther sépara définitivem ent sa doctrine de celle de l’Eglise catholique, et, soutenu p ar une grande p artie du peuple et p ar plusieurs princes allem ands, fonda la prem ière Eglise p ro testan te. C es événem ents se produisirent e n tre 1517 et 1522, tandis q u ’en Suisse, à Z u rich et dans ses environs, un m ouvem ent parallèle se déclarait. D es désordres révolutionnaires ou des m o tifs économ iques se m êlaient aux tendances religieuses co n tre lesquels L u th er lui m êm e p rit parti, aggravaient la situation; m ais m algré ces difficultés et m algré l’opposition tenace des catholiques, le p ro testan tism e lu thérien s’é tab lit solid em en t en A llem agne e t en Scandinavie. U n au tre réform ateur, le P icard Jean C alvin, qui avait com m encé so n activité en 1532 à Paris, fonda son Eglise vers 1540 à G enève. C alvin tro u v a lui aussi beaucoup d ’a d h éren ts en A llem agne, m ais son influence s’exerça su rto u t en Suisse, en France, aux Pays-Bas et en Ecosse. Ce fut la fin de l’unité religieuse en O ccident, l’origine de beaucoup de tro u b les politiques e t un grave obstacle pour l’organisation de la société dans les différents pays de l’E urope; mais ce fut aussi l’origine d es idées les plus im p o rta n te s d e la société m oderne. La conception de la lib erté de la conscience, e t p ar conséquent celle de la liberté de la pensée, non m oins que celle de la to lérance se so n t form ées dans les lu tte s religieuses d u lôèm e et du 17cme siècle. C es conceptions auraien t pu se form er d ’une m anière différente, p a r exem ple à propos de co m b ats politiques ou scientifiques. M ais n i la

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politique ni la science n e fu ren t com prises à cette époque p ar les m asses de la population, tan d is que la foi é ta it le cen tre m êm e de leur vie; et dès qu’ils eurent com pris q u ’ils avaien t besoin d e liberté d an s ce dom aine qui les to u ch ait im m édiatem ent, e t que la liberté de la conscience religieuse é ta it liée indissolublem ent à la liberté générale, c’est-à-dire à la lib erté politique, ils fu ren t poussés nécessairem ent dans la voie politique; l’idée de la liberté politique, c’est-à-dirc de la dé­ m ocratie avec to u t ce q u ’elle com porte pour l’autonom ie et les droits de l’homm e, et avec to u tes .ses conséquences sur le dom aine adm inistratif, juridique, scientifique et économ ique, est issue en Europe de l’idée de la liberté de conscience, c’est-à.dire des luttes pour la Réform e. D ans un certain sens, hum anism e et réform e so n t nés d'un même besoin: celui de re m o n ter aux sources pures, en écartan t les décom bres de la trad itio n qui s ’y étaien t superposés; comm e l’hum anism e écarta la science m édiévale qui avait déform é et ad ap te à ses besoins la civilisation antique sur les ruines de laquelle elle s’était fondée, et chercha à retrou v er les te x te s et e n général les oeuvres au thentiques de celle-ci, la R éform e chercha à délivrer le christianism e lie to u t l’amas de trad itio n s secondaires d o n t un développem ent de quinze siècles, l’av ait recouvert, e t à re m o n ter aux sources pures des Evangiles. La R éform e condam nait ainsi le culte des Saints et de la V ierge, le pouvoir surnaturel des p rê tre s et l’au to rité du Pape; elle perm it au clergé le m ariage et abolit les couvents; elle é tab lit le culte religieux en langue m aternelle. T outefois, d an s son sein m êm e, des dissensions su rgirent sur l’in terp ré tatio n des Evangiles; L u th er qui fut un hom m e d ’un tem péram ent puissant, in tu itio n n iste, im aginatif, trè s attach é aux sy m ­ boles concrets de la foi, n e p u t jam ais s’accorder avec Calvin, caractère froid, rationaliste, m éth o d iq u e e t ab stra it; de so rte que ies deux g randes Eglises p ro testan te s re stè re n t séparées. L’Eglise catholique fit un grand effort pour se réorganiser e t p o u r regagner le terrain p erdu; ce fut le m ouvem ent de la C ontre-R éform e, m arqué d ’abord p a r la fondation de l’o rd re d es Jésu ites et organisé p a r le C oncile de T re n te (1545 à 1563). La C ontre-R éform e n ’a plus pu su p p rim er ni m êm e considérablem ent affaiblir le p ro testan tism e, m ais elle a réorganisé e t m odernisé l’Eglise catholique. 5) Le besoin d e rem o n te r aux sources, ressen ti a u tan t p a r les hum anistes que p a r les réfo rm ateu rs (beaucoup d ’hum anistes furent parm i ies principaux p ro m o teu rs do la R éform e) a cond u it à la fondation de la philologie; l’invention de l'im prim erie y contribua beaucoup; un

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grand nom bre d ’im prim eurs furent en m êm e tem ps d es hum anistes distingués, e t quelques-uns furent trè s a tta c h é s à la Réform e. C ’e s t à cette époque e t dan s cette situation, que la recherche e t l’éd itio n des m anuscrits, activité que j ’ai décrite su r les prem ières pages de ce livre, s’im posa et se développa to u t spontan ém en t. A côté de leur activité érudite, qui consista en éditions, en oeuvres su r la gram m aire e t le sty le du latin e t d e ieur p opre langue m aternelle, su r la lexicographie e t l’archéologie, ces philologues hum anistes accom plirent une tâche im ­ p o rtan te de vulgarisation: ils furent les tra d u c te u rs des g ran d es oeuvres de i’antiquité; p ar là, ils o n t donné au public, qui é ta it en tra in de se constituer, une idée de la civilisation gréco-rom aine, u n goût plus sû r et plus raffiné, et aux p oètes la possibilité d ’im iter ces chefs-d’oeuvre. 6) Disons, à ce tte occasion, un m ot su r le «public». A v an t la R enais­ sance, un public dans le sen s m oderne du m o t n ’existait pas; à sa place il y avait le peuple, sa n s instruction, n ’ay a n t com m e fo rm atio n in tel­ lectuelle que les v érités de la foi catholique que l’Eglise lui enseignait. D epuis la fin de la Renaissance, il se form a peu à peu une couche sociale, d’abord peu nom breuse, mais qui au g m entait continuellem ent, com posée d’aristocrates et d e bourgeois enrichis, qui sav ait lire et écrire, p ren ait p a rt à la vie intellectuelle, aim ait l’a rt e t la littératu re, se form ait un goût et devenait, sans être érudite, assez in stru ite e t assez puissante pour devenir peu à peu l'arb itre de l’a rt et de la vie littéraire La form ation du public in stru it e n E urope e t la lente extension de sa puissance, lente m ais ininterrom pue depuis ia R enaissance, extension qui a duré plus de tro is siècles et qui n ’a p ris fin que p a r le développem ent to u t récent où les peuples européens dan s leur to ta lité so n t devenus «public» e t o n t d étru it ainsi le caractère d ’élite que le public av ait eu d’abord, est un phénom ène des plus in téressan ts e t des plus im p o rtan ts de la civilisation m oderne. C e développem ent co m p o rte aussi la form a­ tion d’une nouvelle profession et d ’u n nouveau type hum ain: l’écrivain ou «l’hom m e de lettres» qui écrit pour le public e t qui v it de lui en lui v endant sa production so it directem en t so it p a r d es interm édiaires. A v an t la R enaissance, c e tte profession n’a u rait p as eu de base; ceux qui écrivaient ne dépend aien t pas du public (car ce public n’existait pas, et d’ailleurs, avant l’im prim erie, la possibilité de répandre les oeuvres en q u an tité suffisante m anquait), mais, ou b ien de l’Eglise, ou d 'u n grand seigneur, ou avaient d ’au tre s ressources po u r su b v en ir à leurs besoins; ce n’étaien t que les ty p es to u t au bas de l’échelle littéraire, les jongleurs et chanteurs des foires, qui vivaient dans un certain sen s du «public»;

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mais on voit bien que c’est a u tre chose que l’écrivain m oderne. Le développem ent de la profession d ’écrivain se fit aussi len tem en t que celui du public; le 16ème e t m êm e le 17ème siècle m o n tre n t encore bien des phénom ènes de tran sitio n ; ce n ’est q u ’au 18ème siècle que le type de l’écrivain v iv an t du public s'é ta b lit définitivem ent. 7) Bien entendu, to u s ces changem ents euren t une base économ ique dont nous ne parlero n s que fo rt som m airem ent. En Italie et dans quel­ ques au tres pay s européens, le com m erce e t l’activité industrielle su r une base plus large e t plus rationnelle s ’étaien t développés d é jà bien av an t le lôèm e siècle. M ais v ers 1500 un événem ent décisif entraîn a l’O ccident to u t e n tie r dans la voie du grand com m erce e t du régime capitaliste: ce fu ren t les g randes découvertes d ’outre-m er. D es m archan­ dises jusque là inconnues ou rares et peu consom m ées comm e le coton, la soie, 'e s épices, le sucre, le café, le tabac, p ro d u ites désorm ais à peu de frais par le travail forcé des esclaves noirs, e n tre n t en grande quantité en Europe et deviennent de consom m ation courante; d ’énorm es richesses nouvelles, su rto u t une q u an tité jusque là inim aginable d ’or et d ’argent, parviennent, to u t d ’abord en Espagne et au P ortugal (car ce fu ren t ces deux p ay s qui, com m e prem ières puissances coloniales, en eurent le profit im m édiat), et ensuite d a n s le reste de l’Europe, su rto u t aux Pays-Bas, m ais aussi e n A ngleterre, en France, en A llem agne. L’Espagne, qui posséd ait p resq u e to u tes les m ines d ’o r e t d ’arg en t découvertes en A m érique, essayait d ’en g ard er le pro d u it, m ais n ’ay an t que de faibles ressources' en elle-m ême e t voulan t profiter d e sa richesse pour élever le niveau d e vie de ses h ab itan ts, elle d u t échanger u n e grande p artie de ses m étaux précieux c o n tre les denrées et m archandises d o n t elle av ait besoin. L es m étaux précieux qui e n tre n t en E u ro p e y h â ten t le progrès du capitalism e financier e t to u t en p ro v o q u an t des crises terribles, d o n n e n t à une couche b ien plus large qu’a u p arav an t la possibilité d e s’enrichir; c ’est la classe «moyenne», la bourgeoisie m oderne qui co n stitu era le public d o n t nous avons parlé au p arag rap h e précédent. Le com m erce in térieu r et s u rto u t le com m erce extérieur e t m aritim e, en évoluant trè s rapidem ent, en co u rag en t l’esp rit d ’entreprise, m odernisent les procédés économ iques, créen t d es m éthodes nouvelles d’organisation et d e crédit, et font n a ître p a rto u t le goût des affaires, du travail économ ique, du gain et du luxe. 11 se fo rm ait aussi u n ty p e d ’hom m es qui considéraient le travail économ ique com m e u n d evoir austère e t l’acquisition des richesses com m e un signe visible d e la béné­ diction de Dieu, de so rte qu'ils com binaient l’esp rit des affaires avec

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une dévotion extrêm e, un m oralism e sévère e t une vie presque ascétique; ces gens, qui o n t créé cette éthique du travail qui est tellem ent caractéristique pour l’E urope m oderne, se tro u v en t d 'ab o rd su rto u t d an s les p ays où le calvinism e exerça une fo rte influence: en Suisse, aux PaysBas, dans les pays anglo-saxons e t chez les calvinistes e n France (huguenots). 8) D ans la plu p art des pays européens, l’évolution politique que j ’ai esquissée plus h aut (pages 93—94) e s t term inée au 16e siècle: les peuples o n t acquis leur conscience nationale, et le pouvoir particulariste de la féodalité est désorm ais détru it. M ais ce ne fut pas to u t de suite la bourgeoisie qui arriva au pouvoir; dans la plu p art des p ay s en question, le besoin de créer une organisation cen trale dans le dom aine politique e t économ ique e t de réprim er les graves d éso rd res qui prov en aien t des luttes religieuses m enait à une co n cen tratio n du pouvoir, jusq u e là inconnue, dans les m ains du m onarque; c’est l’absolutism e qui triom pha au tan t des seigneurs féodaux, réduits d o rén av an t au rôle de courtisans, que des organisations de la bourgeoisie; celle-ci, ay an t besoin d'être soutenue dans ses affaires p ar un fo rt appui politique, fut peu à peu obligée de renoncer, en faveur du m onarque, à 1 in d épendance acquise vis-à-vis des seigneurs féodaux. Ce n ’est, bien entendu, qu’une esquisse fo rt som m aire d ’un développem ent qui d ’ailleurs n e fu t pas identique dans tous les pays; l’absolutism e n ’é ta it établi au 16ème siècle q u ’en Espagne e t dans quelques principautés de l’Italie; en France il ne triom pha qu’au 17ème siècle: il ne réu ssit jam ais à s’é tab lir solidem ent ni en A ngleterre ni aux Pays-Bas; et q u an t à l'A llem agne, so n évolution fu t tro p com pliquée po u r être expliquée ici. M ais la ten d an ce à la con­ cen tratio n du pouvoir dan s les m ains du m onarque, c’est-à-dire à l’absolutiisme, fu t p a rto u t trè s forte, su rto u t depuis la seconde m oitié du 16ème siècle, quand l’enthousiasm e du p rem ier m ouvem ent intellectuel e t religieux e t l’ard eu r de la lu tte avaien t fait place à la fatigue, au scepticism e e t au besoin d ’ordre. O r, l’absolutism e m enait à u n nivel­ lem ent de la population; les anciennes castes — la noblesse féodale, le clergé, la bourgeoisie, les m étiers, les p ay san s — d o n t chacune éta it subdivisée encore en plusieurs groupes hiérarchiques, p e rd a ie n t peu à peu leur im portance politique, puisque to u s étaien t egalem ent su je ts du m onarque absolu qui gouvernait non pas, com m e au p arav an t, avec leur aide, e n se se rv a n t de leurs organisations, m ais d irectem en t p a r des personnes d ép en d an t entièrem en t de lui, p a r des fonctionnaires; cette profession de 'fo n ctio n n a ire d ’F.tat» com m ençait peu à peu à s’organiser.

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C ’e st une lc-ngue évolution, ce tte déchéance des castes anciennes; au lôèm e siècle, on n ’en v o it que le com m encem ent; elle m enait à une nouvelle form e de la société, d an s laquelle les hom m es ne se distinguent plus par castes, selon leur naissance e t leur profession, mais plu tô t par classes, leur situ atio n économ ique; ou, si l’on v eu t exprim er la même chose d ’une m anière différente, dan s laquelle u n e seule caste, la b o u r­ geoisie, survivan t elle seule com m e puissance politique, se subdivisait en classes. Mais, com m e je viens de le dire, c’est une longue évolution dont le lôèm e siècle ne tra h it que les prem iers sym ptôm es. 9) Plusieurs fois déjà, d an s les pages que je viens d ’écrire, j ’ai dû faire allusion à des développem ents qui, to u t en se dessinant depuis le lôèm e siècle, ne se so n t définitivem ent déclarés e t n ’o n t trouvé leur form e bien circonscrite que dans les siècles suivants. C ette qualité de fécondité en puissance, d ’évolution inachevée de ■germ e pour les floraisons futures, est peu t-être la qualité la plus caractéristique et la plus im portante de ce p rem ier siècle de l’E urope m oderne. D es individus d’une puissance créatrice presque surhum aine, ivres d ’idées et de visions nouvelles, apparaissent dan s presq u e tous les pay s de l’occident et exercent leur activité d an s tous les dom aines; liés néanm oins, d’une part, plus ou m oins consciem m ent, à la trad itio n médiévale, ne v oyant d’autre p art, aucune lim ite à l’activité créatrice de leur esprit, ils p ro ­ duisent sa u v en t des oeuvres hardies, fantastiques, utopiques; presque chacun d’eux est plein de co n trad ictio n s intérieures, e t q uand on en envisage plusieurs, leurs activités sem blent s’entro-croiser e t se com ­ b a ttre ; leur unité ne réside q u e d an s leu r dynam ism e éx u b éran t et dans la richesse des germ es co n ten u s d an s leurs oeuvres. P a r conséquent, ni en politique, ni en économ ie, ni d an s les sciences, ni e n philosophie, ni dans les a rts ou la litté ra tu re on ne tro u v e beaucoup de form es défi­ nitives, de m éth o d es b ien établies et de ré su ltats stables. S urtout dans les pays au n o rd des A lpes, to u t e st crise, m ouvem ent et germ e de l’avenir. D es groupes d e la p o p ulation se soulèvent, poussés en mêm e tem ps p ar des besoins religieux et m atériels, besoins qu’ils ne sav en t ni distinguer ni form uler n e tte m e n t; des excès terribles, a u ta n t d e la p a rt des révolutionnaires que des réactionnaires, so n t fréquents, et un débordem ent des passions hum aines se déclare tel q u ’on ne l’a vu que rarem ent av an t ou ap rès c e tte époque. D an s l’ensem ble le lôèm e siècle est l’E urope m oderne en puissance.

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II. L a R e n a is s a n c e en I t a l i e . L’aspect dynam ique, révolutionnaire e t troublé de la R enaissance d o n t je viens de parler se m anifeste en Italie m oins que dan s les pays au n o rd des A lpes; d ’ab o rd parce que le m ouvem ent s ’y préparait, com m e nous l’avons expliqué, depuis deux siècles, e t ensuite parce que l’Italie ne fu t presque pas touchée p a r le m ouvem ent religieux de la Réform e qui ébranla si p ro fondém ent les peuples de 1 E urope centrale et occidentale. L’Italie p résen te la forme la plus harm onieuse e t la plus belle de la R enaissance, et sa contribution la plus im p o rtan te e t la plus brillante, celle à laquelle on pense to u t d ’ab o rd en p ro n o n çan t le m ot Renaissance, consiste dans ses oeuvres d ’art, oeuvres d ’architecture, de sculpture et de peinture. A près deux siècles de prép aratio n , l’a rt parv in t au 16e siècle en Italie à un apogée sans exem ple; car si d 'a u tre s époques ont p roduit parfois des a rtiste s aussi grands que ceux de la R enaissance italienne, aucune ne m o n tre u n développem ent aussi in interrom pu et suivi r i une unité aussi naturelle et heureuse d an s l’ensem ble de sa p ro ­ duction artistique. Ce n’est pas ici le lieu d ’en p arler; il n ’y a que deux points de vue d’ord re général sur lesquels je voudrais insister, parce q u ’ils s ’appliquent à la littératu re a u ta n t qu’à l’a rt. D ’abord, to u te la R enaissance artistique en Italie repose, com m e celle d e la littératu re, sur l'im itation des principes généraux de l’a rt antique. La com plète réalisation des form es corporelles, su rto u t de celles du corps hum ain, leur pleine évidence dan s de m onde d ’ici-bas, l’équilibre harm onieux de la com position e t de l’articu latio n des différents m em bres d ’u n ensem ble, la pleine lum ière répandue su r le m onde d es choses visibles e t sensibles, so n t un héritage de l’a rt antiq u e; depuis le grand p ein tre du d é b u t du 14e siècle, G io tto , jusqu ’aux g rands a rtiste s du 16e, L ïonardo d a V inci, Raffael e t M ichel-Ange, u n effort continu v ers l’im itation de l’antiquité, qui fut en m êm e tem ps u n e im itation d e la n a tu re sensible d an s ses form es les plus belles et les plus p arfaites, fu t accom pli; l’effort v ers un tel b u t c o n tra stra it n ette m e n t avec l’esp rit du m oyen âge, d o n t l’a rt av ait été (voir p. 98) en m êm e tem ps beaucoup m oins e t beaucoup plus qu’une im itation de la réalité extérieure; il avait voulu exprim er, d an s les form es sensibles, p as a u tan t elles-m êm es que le sen s caché qu’elles sem blaient contenir, e t d ém o n trer dans chacune d e ses oeuvres, l’o rd re m étaphysique e t hiérarchique de la création divine. Bien entendu, la sép aratio n e n tre l’a rt sym bolique e t m étaphysique du m oyen âge et l’a rt im itan t la n atu re sensible de la R enaissance italienne n ’est pas aussi nette qu’elle sc présente dans un résumé de quelques phrases; bien

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des trad itio n s sym boliques du m oyen âge survivent au 16e siècle, e t le platonism e qui se répandait leur insufflait parfois une vie nouvelle; mais ce sym bolism e n ’em pêche plus la pleine éclosion des form es de la nature corporelle, et l’im itation de ces formes, héritage de l’antiquité, domine to u te l’activité a rtistiq u e de la R enaissance italienne. C ela im plique aussi une nouvelle conception de l’individu hum ain, conception qui se rapproche de celle de l’antiquité, et qui a été considérée p a r beaucoup de savants, surto u t p ar B u rck h ard t (voir p. 30), com m e la base de to u t le m ouvem ent de la Renaissance. T a n d is qu'au m oyen âge l’individu humain occupait une place dans l’ordre hiérarchique qui descend de Dieu à travers les anges, le m onde hum ain, la création physique jusqu’à l'enfer, c’est-à-dirc dans un classem ent vertical, la R enaissance lui as­ signait sa place dans le m onde d ’ici-bas, sur la terre, dans l’histoire et dans la nature, donc dans un ord re horizontal. C e tte idée est de toute prem ière im portance pour la com préhension de la R enaissance; seule­ m ent, il faut se garder de deux erreurs. D ’abord, il ne faut pas croire que la conception de l’individu soit devenue p a r là p a rto u t plus forte et plus puissante; car, dan s l'o rd re hiérarchique et vertical du moyen âge, l’hom m e se trouve d e v a n t Dieu, engagé d an s une lu tte qui s’ac­ com plit p en d an t sa co u rte vie te rre stre et d o n t l’issue décide irré ­ vocablem ent s’il sera un bienheureux ou un réprouvé; des forces o p ­ posées se d isp u ten t so n âm e dan s un com bat d ram atiq u e; dan s cette lutte to u t individuelle, l’individu se form e p arfois d ’une façon p articu ­ lière, énergique et puissante. C ertes, ni l’histoire ni la litté ra tu re du m oyen âge ne m an q u en t d e personnages d ’une forte individualité; elles en so n t aussi riches que la Renaissance. D e plus, to u te la d istinction entre l’individu m cdicval et l’individu de la R enaissance ne s ’applique, du m oins au 16e siècle, q u ’à l’Italie e t il une p etite m inorité au nord des Alpes. C ar, au n o rd des A lpes, les m ouvem ents religieux ten d en t p a r­ fois plus à reform er e t m êm e à ren fo rcer les liens religieux et m ystiques qui tiennent l'individu dans l’ordre vertical qu’à les d étru ire ; la tendance à l'en affranchir n ’a pu gagner du terrain que beaucoup plus lentem ent. -— Le second point su r lequel je voudrais insister à p ropos de l’a rt italien, c’est que son im itation de l’an tiq u ité n 'est pas servile comm e celle de l'hum anism e intégral, m ais s’ad ap te aux besoins et aux instincts du 16e siècle et du peuple italien de cette époque, com parable en cela à l’h u m a­ nism e en langue vulgaire (voir p. 136). O n n 'a qu’à penser aux M adones de Raffael, aux p rophètes et au jugem ent dernier de MichelA nge, aux nom breuses églises, pour se rendre com pte que les su jets chrétiens et les besoins du culte occupaient to u jo u rs la prem ière place c

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dans la production artistique. M ais ces su je ts fu re n t conçus e t ces besoins furent satisfaits d an s un esprit différent de celui du m oyen-âge: dans un esprit m ondain et séculier qui aim e et im ite les form es de la nature pour leur beauté; de so rte que la M adone fu t v raim en t une jeune femme avec son enfant, que Jésus dan s le jugem ent d ernier rappelait un dieu antique, et que les églises, im itan t les form es et l’esprit de l’architecture antique, ne gardaient plus rien de l’élan m étaphysique des églises gothiques. E t à côté de l’a rt serv an t aux besoins du culte, un autre art, purem ent séculier, qui n ’avait presque pas existé au p ara­ vant, se développe rapidem ent; des palais magnifiques surgissent, des su jets m ythologiques, histo riq u es et so u rto u t des p o rtra its so n t exé­ cutés p ar les peintres e t les sculpteurs, e t les a rts d écoratifs p ren n e n t un grand essor. T o u t cela s'inspire de l’esp rit e t des form es de l'antiquité, mais les ad ap te aux besoins actuels de l’Italie du 16e siècle. E n suite, c’est d an s le dom aine politique e t économ ique que l'Italie a développé la prem ière les idées de la R enaissance. D ans les villes de l’Italie septentrionale, à V enise, Fisc, G ênes, en Lombardie et en T o s­ cane, le grand com m erce et les in stitu tio n s du créd it bancaire se so n t établis; plusieurs form es m odernes d e g ouvernem ent y o n t trouvé leurs prem ières réalisations p ratiques: la république aristo cratiq u e à V enise, différentes évolutions du gouvernem ent populaire à Florence et ailleurs, et les débu ts d e l’absolutism e chez les ty ra n s plus ou m oins puissants qui se so n t étab lis depuis le 14e siècle d an s beaucoup de com ­ m unes, p. c-x. à V érone, à M ilan, à R avenne, à Rim ini etc. D epuis le 14c siècle les disputes sur la th éorie p olitique so n t trè s anim ées; ce n ’est pas par hasard que le prem ier écrivain m oderne qui a it considéré l’E tat et la politique d ’un p o in t de vue p u rem en t séculier e t hum ain, sans aucun rap p o rt avec les théories de l’Eglise et sans aucune allusion à la tâche de la société de p ré p a re r les hom m es à la b éatitu d e étem elle, et qui ait ouvertem ent déclaré que la puissance est en elle-m ême le b u t naturel de toute politique, e t so n expansion une asp iratio n norm ale de tout gouvernem ent sain et fort, fut un Italien: c’est N icolô M achiavelli (1469—1527), un Florentin, qui s’inspira des histo rien s rom ains, su rto u t de T ite-L ivc; il a écrit un dialogue sur l'a rt de la guerre, une biographie de C astruccio C astracani, capitaine célèbre, les «D iscours su r Tite-Live», une histoire de Florence e t le livre célèbre sur le prince, il Principe, com posé en 1513, publié en 1532; il écrivit aussi des com édies (voir p. 149). Pour la théo rie politique, do n t la form e la plus radicale est con­ tenue dans so n p o rtra it idéal du prince, il eut de nom breux successeurs

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et adversaires; la polém ique sur le «Machiavellisme» a duré plus de deux siècles. En p arlan t de Machiavelli, nous som m es en trés d an s le dom aine de la littérature. D epuis les hum anistes, des m ouvem ents m odernes, sav an ts et populaires, ap paraissent dan s la litté ra tu re italienne. A la fin du 15e siècle leurs principaux centres so n t Florence, N aples e t Ferrare. A Florence, le plus célèbre e t le plus doué des M edici (voir p. 128; la famille eut un grand éclat p e n d a n t la R enaissance; elle a donné deux papes et e u t une situ atio n presq u e royale dans la .suite), Lorenzo il Magnifico (1448—92), lui m êm e poète distingué, réu n it à sa cour des hum anistes, des philosophes e t des poètes; il fonda l’A cadém ie p lato n i­ cienne qui essaya de concilier l’esp rit de la beauté antique avec le christianism e, et qui eut une grande influence m êm e au delà des A lpes; la conception platonicienne de la b eauté corporelle e t terrestre comme image affaiblie et provisoire de la vraie beauté, incorporelle e t divine, e t de l’am our de la beauté te rre stre comm e achem inem ent v ers la beauté éternelle, fut une des idées les plus chères aux hom m es de la Renaissance qui aspiraient à un christianism e hum aniste. D es traités philosophiques, des poésies lyriques de plusieurs genres, sav an tes et populaires, e t un dram e m ythologique, avec des p arties lyriques très belles (l’O rfeo, com posé p a r l’hum aniste Poliziano) so n t so rtis d e ce groupe florentin. A N aples, à la cour des rois aragonais qui y régnaienl alors (voir p. 132), on cultivait la poésie latin e e t le lyrism e dans le style de P étrarq u e. A F errare, où gouvernait u n e a u tre fam ille princière célèbre, les E ste, ce fut, à côté du lyrism e e t du d ram e im ité de l’an ­ tiquité, la grande épopée qui y florissait. M ais le m ouvem ent littéraire ne restait pas confiné à ces tro is centres. Je vais d o n n er u n rapide résum é des tend an ces et des oeuvres les plus im p o rtan tes d e la litté ra ­ tu re italienne du 16e siècle. 1) Je com m encerai p ar le m ouvem ent d o n t j ’ai d éjà p arlé à plusieurs reprises, l’hum anism e en langue vulgaire; cette tendance (exprim ée déjà par D ante) don t le b u t éta it d'élever l’italien à la dignité d’une langue littéraire de la plus h au te perfection, fut consciem m ent cultivée en Italie avant de l’être dans les au tres pays, et un grand n om bre d ’écrivains distingués p riren t p a rt aux discussions que ce problèm e a soulevées. U n groupe puriste é ta it d ’avis que la langue litté ra ire florentine, telle qu’elle s ’était form ée p ar les oeuvres de P étra rq u e et de Boccace, devait seule servir de m odèle; un a u tre groupe, plus large d an s ses vues, voulait donner plus de place à la langue populaire et aux dialectes. Ce furent les puristes qui à la fin rem p o rtè re n t la victoire; le personnage le plus c

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im portant parm i eux fut le cardinal Bem bo (1470—1547), hum aniste e t écrivain célèbre, auteur d ’un traité sur la langue italienne (Prose délia volgar lingua), d ’un a u tre su r la poésie lyrique (A solani) et de poésies dans le sty le pétrarqu iste. La victoire des p u ristes p répara l’académ ism e, (lui essaya do réglem enter la langue littéraire, de la conserver p u re de toute influence populaire, d e la fixer une fois pour toutes d ’ap rès des m odèles qu’il fallait im iter; tendance qui a dom iné le goût littéraire p endant longtem ps, non seulem ent en Italie, m ais aussi dan s d ’autres pays, surtout en France; les classiques français du 17e siècle, de M al­ herbe à Boileau, so n t les h éritiers des p u ristes italiens de la Renaissance. 2) Parm i les im itatio n s des form es antiques que l'hum anism e en lan­ gue vulgaire fit naître, celle du th é â tre gréco-latin est la plus im p o rtan te et la plus révolutionnaire. En 1515, T rissin o publia la prem ière tragédie classique dans une langue vulgaire, Sophonisbe, im itation d e la tragédie grecque, avec unité d ’action, de tem ps et de lieu. Beaucoup d ’au tres lui succédèrent; on fit aussi des com édies dan s le style antique, et il y en a d’excellentes à cette époque; la plus am usante est la M andragola de Machiavclli (1513). N ous possédons aussi des com édies d ’A rioste. 3) Le m odèle le plus adm iré à côté des anciens fu t P étrarq u e. Sa lan­ gue, ses form es poétiques, ses m étaphores, sa term inologie am oureuse fu ren t im itées, cultivées e t parfois m êm e exagérées à un degré où l’artifice com m ence à s’ap p ro ch er de la niaiserie. T o u te la production poétique de la Renaissance, y com pris celle d es autres pays européens, fut sous l'influence du pétrarquism e; la langue d es précieuses du 17e siècle, e t m êm e la poésie des grands classiques français se re sse n te n t des effets de c e tte m ode puissante. 4) U ne autre tend an ce non m oins im p o rta n te de la poésie italienne, elle aussi en ra p p o rt é tro it avec l’im itation des anciens, fut la tendance bucolique: c’est-à-dire le goût des cadres cham pêtres pour la poésie am oureuse, a u tan t dans de p etites pièces dram atiq u es que dans le rom an; c’est la poésie bucolique de V irgile et quelques rom ans de l’an­ tiquité qui so n t les m odèles de cet art. D es p o ètes du m oyen âge, Boccace entre autres, avaient déjà com posé des poésies et des rom ans dans le cadre pastoral; p en d an t plusieurs siècles, ce déguisem ent poétique de leurs am ours eut un grand charm e pour la société élégante. Le goût pastoral se m anifeste p ar exem ple dans l’O rfeo de Poliziano (voir p. 148), e t sa vogue gran d it au cours du 16e sièle, su rto u t à la cour de Ferrare. Le chef-d’oeuvre du genre pastoral d ram atiq u e est l’A m in ta de Torq u a to T a sso (1573); une au tre oeuvre du m êm e genre, un peu postérieure, le P asto r fido (le berger fidèle) de G uarini ne fut guère m oins célèbre.

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DOCTRINE G ÉN ÉRA LE DES ÉPOQUES LITTÉRAIRES

C es oeuvres eurent un reten tissem en t européen; le cadre pastoral fut im ité p arto u t; il a servi m êm e aux idées m ystiques. P our le rom an p astoral en Italie, n ous m en tio n n ero n s l’A rcadia du N apolitain Sannazaro, im prim ée en 1502: il fut pour longtem ps le m odèle du genre; des im itations espagnoles (D iana enam orada p a r Jorge de M ontem ayor, 1542) e t françaises (l'A strée, p ar H onoré d ’U rfé, 1607) e u ren t une vogue presque aussi grande que lui. 5) La création la plus belle et la plus précieuse d e la poésie italienne de la R enaissance fut l’épopée, d o n t la m atière est m édiévale, mais dont l’a rt est to u t im prégné p ar l’esprit d ’une société m oderne et brillante. Les su jets de l’épopée du m oyen âge — chanson de geste et rom an courtois — étaien t depuis longtem ps déchus; corrom pus p ar des addi­ tions e t rem aniem ents innom brables, souvents phantalsistes ou gro­ tesques, ils ne se rv aien t plus q u ’aux jongleurs qui c h an ta ien t dev an t le public des foires (voir p. 107). U n poète florentin, Luigi Pulci, ami de L aurent le M agnifique, s’em para de ces su jets pour en faire une épopée grotesque pleine de verve (M organte, com posé vers 1480), d o n t le héros est un géant; ii em ploya une form e connue depuis Boccace, l’ottave; c’est une stro p h e de 8 vers à 10 syllabes, rim ée abababcc; ce fut la form e classique de l’épopée italienne de la R enaissance. U n peu plus tard, le com te M atteo M aria B ojardo, qui passa une grande p artie de sa vie à la cour des E ste, à F errare, publia son O rlando innam orato (depuis 1487), épopée d ’un sty le beaucoup plus élevé que celle de Pulci, mais, com m e elle, rem plie d ’av en tu res e t d ’épisodes innom brables qui se su iv en t e t s’em brouillent continuellem ent, d o n n an t ainsi au lecteur le plaisir de p erd re et de ressaisir à to u t m om ent les différents fils de l’action. Pulci e t B o jard o se so n t serv is du déso rd re in tro d u it p ar les jongleurs qui en tassaie n t les av en tu res m erveilleuses et invraisem blables, pour créer un canevas plein de v erve et d ’ironie; Pulci le fit d ’une m anière p lu tô t populaire e t grotesque; B ojardo d an s un style a risto ­ cratique et éiégant, en y in tro d u isan t des m otifs de la m ythologie an­ tique et l’atm osp h ère d e la société de son tem ps. Son continuateur, Lodovico A riosto (1474— 1533), lui aussi au service des Este, auteur de l’O rlando furioso (prem ière édition 1516), fu t le plus grand poète épique de la R enaissance et un des p o ètes les plus p urem ent artistes de tous les tem ps. Sans aucun b u t que celui du plaisir esthétique, avec un naturel plein d ’aisance, il nous raco n te les aventures de scs chevaliers héroïques et am oureux, de ses dam es galantes ou cruelles et m êm e guerrières; aventures d o n t l’invraisem blance est com pensée par la douce ironie du poète, p ar le réalism e ch arm an t de sa psychologie de l’amour,

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et p ar ta beauté incom parable de ses vers. M algré le cadre fantaisiste, to u t l’esp rit de la société de la R enaissance e s t contenu d an s ce poème, d o n t ta lecture est u n des plaisirs les plus p arfaits que la litté ra tu re européenne nous offre. — D ans la seconde p artie du siècle, u n autre grand poète, T o rq u a to T asso (1544—1595), com posa d an s la m êm e form e so n épopée G offredo, plus connue sous le nom de «G erusalem m e liberata» (publiée 1580). C om m e le titre l’indique, il s ’agit d ’un grand sujet historique et chrétien, de la prem ière croisade. M ais le s u je t n ’est nulle­ m ent traité d’une façon sévère et grave; des h isto ires d ’am our, des scènes idylliques, des caractères doux et languissants, b ref u n lyrism e extrêm e e t très raffiné fo n t to u t le charm e de l’ouvrage, e t le su je t principal s’oublie souvent parm i la foule des épisodes. Le T asse fut, lui aussi, longtem ps au service des E ste à F errare; ce fu t un hom m e très délicat, susceptible et m élancolique, m alheureux p a r tem p éram en t, et qui, à la fin de sa vie, devint fou. Son a rt a ta n t de douceur e t de volupté qu’il ne laisse pas de captiver les oreilles, su rto u t en Italie, où le son harm onieux de ses vers a to u jo u rs gardé un grand prestige; m ais pour beaucoup de lecteurs m odernes il est difficile d ’apprécier les m érites de ce poèm e d o n t l’esprit nous est devenu étranger; on a de la peine à goûter le lyrism e am oureux d an s un su jet chrétien, héroïque et dévot, e t l’excès des m étaphores recherchées, des an tith èses bril­ lantes et des artifices du son musical. U ne oeuvre pareille n’é ta it pos­ sible que dans la seconde m oitié du 16e siècle (les h isto rien s d e l’a rt appellent cette époque «le Baroque»), où le goût de la beauté sensuelle, poussé jusqu'au raffinem ent, serv it à la contreréforrne po u r créer une so rte de m ystique sensuelle. 6) Pour la prose, on p eut distinguer d es écrivains p u ristes tels que B em bo (voir sous 1), e t d’autres, plus libres, qui aim aient la sav eu r ex­ pressive du langage populaire et m êm e dialectal; le plus connu parm i ces d ern iers est M achiavelli d o n t n ous avons d é jà parlé. N o u s avons de c e tte époque d e nom breux recueils de nouvelles, d ’ap res le m odèle de Boccace; des oeuvres d ’histoire, com m e celles d e M achiavelli e t de so n im itateur distingué G uicciardini, F lorentin com m e lui; des le ttre s e t pam phlets de propagande politique e t satirique, tels que ceux de P ietro A retino, personnage fo rt mal fam é qui vécut à V enise; et des dialogues sur beaucoup de sujets, p. ex. su r l’am our, su r la langue et la littératu re; c e tte form e, d ’origine platonicienne, fu t trè s en faveur pen­ d an t la Renaissance. C est à ce genre q u ’a p p a rtie n t aussi un livre plato n isan t sur la vraie noblesse, trè s célèbre en so n tem ps: le C ortegiano (p arfait courtisan) du com te B aldassare C asüglione (1478— 1529).

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DOCTRINE G ÉN ÉRA LE DES ÉPOQUES LITTÉR A IR ES

D ès la fin du 16e siècle, la grande époque littéraire de la R enais­ sance italienne est term inée; une longue décadence, qu i a d u ré ju sq u ’à la seconde m oitié du 18e siècle, la suivit. Les raisons d e cette déca­ dence so n t m ultiples: le purism e outré des académ ies, l’excessive re­ cherche des form es du langage poétique d an s le pétrarq u ism e et chez les successeurs du T asse; ensuite, l’atm o sp h ère de lourdeur et d e con­ train te intellectuelle créée p a r 1 absolutism e et la contreréform e. T o u te ­ fois, au d ébut de c e tte période (fin du 16e, com m encem ent du 17e siècle), la prose philosophique et scientifique (G io rd an o Bruno, Campanelia, G alilei) p rit un grand essor; et quelques genres secondaires furent inventés ou développés, qui eu ren t un grand succès m êm e en dehors de l’Italie: l’épopée parodiée, l’opéra (qui fut d ’abord une p asto ­ rale dram atique avec m usique), e t la com édie im provisée avec des caractères-types (P antalone, A rlechino, Pulcinella etc.), appelée com m edia dell’arte.

III.

L e s e iz iè m e s iè c le en F r a n c e .

E n F'rance, l’époque d e la R enaissance com m ence p a r les guerres d’Italie à la fin du 15e e t au com m encem ent du 16e siècle. Le pays qui s ’était rem is des plaies causées p a r la guerre de cent ans (voir p. 118) sous le gouvernem ent d ’u n roi habile e t énergique, Louis XI, fut capable de m ener une p olitique expansionniste qui conduisit plusieurs fois ses arm ées au-delà des A lpes: so u s C harles V III, Louis X II e t su rto u t sous François Ier, le g ran d roi d e la R enaissance française (1515— 1547). François 1er fut un rival dangereux d u personnage le plus p uissant de so n époque, l’em pereur G harles-Q uint; il fut aussi u n im p o rta n t pro m o ­ teu r de l’hum anism e; c’est lui qui fonda, contre l’ancienne U niversité scolastique e t conservatrice, une so rte d ’université hum aniste à Paris, le Collège des lecteurs royaux, qui fut plus tard le C ollège de France. En Italie, les Français d o n t les idées et les coutum es avaient gardé jusque là le cadre é tro it et la raid eu r de la société m édiévale, connurent la vie et l’esprit de la R enaissance; ces nouvelles form es d e la vie et de l’a rt e n traie n t en France encore p a r une au tre voie, p ar celle du com m erce; la ville de Lyon, cen tre du com m erce italien, y a joué un grand rôle. P en d an t la prem ière m oitié du siecle, l’enthousiasm e est général; la F rance im ite l’a rt italien, le pétrarquism e, le platonism e; les le ttre s e t les étu d es d ’in sp iratio n hum aniste fleurissent. M ais la rési­ stance d e s groupes sco lastiq u es fu t b ien plus fo rte et plus ^tenace qu’en

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LA RENAISSANCE

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Italie; e t d ès que ies ten d an ces de la réform e se déclaren t, la situation intérieure du pays se trouble. U ne forte m inorité calviniste, appelée les H uguenots, qui essaie de s ’organiser, est cruellem ent persécutée; et depuis la m ort prém atu rée du fils de F rançois Ier, H enri II (1559), c’est la guerre civile, où to u te so rte d ’in té rê ts politiques et d ’intrigues s’a jo u ten t au fanatism e des deux partis. L es tro is fils de H en ri II, qui ont régné l’un après l’autre, d ’abord so u s l’influence de leur m ère C ath e­ rine de M édicis, n ’o n t pas réussi à rallier le pays e t à m e ttre fin aux désordres; sous le second, C harles IX, le m eu rtre atro ce de tous les P ro testan ts à Paris, connu so u s le nom de la nu it de Saint-B arthélem y, envenim a les esprits; e t quand, sous le troisièm e, il d ev in t clair que la m aison régnante s’étein d rait avec lui, la guerre pour la succession éclata en tre deux m aisons collatérales, d o n t l’une, les G uise de L orraine, était ultracatholique et appuyée p a r l’E spagne, l’au tre, les B ourbons de N a ­ varre, p ro testan te. A près beaucoup de troubles e t d e m eu rtre s ce fut le candidat de N avarre, H en ri IV de B ourbon, qui l’em p o rta d an s les dernières années du siècle. Il com pta parm i ses ad h é re n ts u n groupe de catholiques p atrio te s qui, dan s l’in té rê t du pays, é ta ie n t p lu tô t to lé ­ ran ts envers les P ro te sta n ts; on les app elait «les politiques»; c’étaient pour la plu p art des hom m es d e la g ran d e bourgeoisie qui te n aien t les hautes charges de l’ad m inistration (noblesse d e robe). H enri IV conso­ lida sa victoire en se co n v ertissan t au catholicism e, e t en a c co rd an t une certaine m esure de lib erté religieuse aux P ro te sta n ts calvinistes (E dit de N antes, 1598). Ce fut le roi le plus p opulaire que la France a it eu. — Les troubles de la seconde m oitié du siècle n ’o n t pas a rrê té le déve­ loppem ent littéraire et intellectuel de la France, m ais ils l’o n t em p rein t d’un caractère plus so m b re et plus scep tiq u e, m oins optim iste e t en­ thousiaste que celui de la prem ière période. N o u s do n n ero n s m ain ten an t un aperçu d es courants principaux e t des personnages les plus im por­ ta n ts de la vie littéraire. 1) N ous com m encerons p ar la langue. Sous l’influence italienne, l’hum anism e en langue vulgaire, c’est-à-dire la culture consciente du français littéraire su r le m odèle des langues anciennes, se développa rapidem ent; des gram m airiens, d e s h um anistes trad u cteu rs, d e s théo­ logiens e t des poètes y collaboraient; F rançois Ier y contribua, quand, par l’ordonnance de V illers-C otterets, il prescriv it que tous les actes et o p ératio n s de justice se feraient d ésorm ais en français. C ’est p ro ­ bablem ent à la théologie réform ée que le français est le plus redevable de son évolution littéraire, car ce so n t p ro b ab lem en t les éc rits th éo lo ­ giques qui o n t eu, à c e tte époque, le plus grand nom bre de lecteurs.

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DOCTRINE GÉNÉRALE DBS ÉPOQUES LITTÉRAIRES

Jean C alvin, en d o n n an t une version française (1541) de son oeuvre principale, l’Institu tio n de la Religion C hrétienne, a crée la prose th éo ­ logique e t philosophique; sa prose est claire e t forte, encore trè s influ­ encée p ar la syn tax e latine; le livre e u t d ’a u ta n t plus d ’im portance pour l’emploi littéraire du français qu’il obligea p ar so n exem ple ju sq u ’à ses adversaires catholiques à l’im iter. D an s la seconde m oitié du siècle, beaucoup d ’érud its et de sav an ts écrivaient en français, b rav an t parfois l’opposition violente de leurs confrères plus conservateurs; citons l’h u ­ m aniste H enri E stienne, les érudits P asquier et Fauchet, le grand th é o ­ ricien de la politique Jean Bodin, le chirurgien A m broise Paré, l’inven­ teur B ernard Palissy, l’agronom e O livier de Serres. O r, la langue fran ­ çaise n’était pas préparée à une expansion aussi rapide et aussi grande de son cham p d ’action; ni les ressources de son vocabulaire ni celles de sa syntaxe y suffisaient. 1! fallut l’enrichir, et une énorm e infiltration de m ots et de to urnures étrangères se produisit; ce n ’est pas seulem ent au latin qu’on fit de nom breux em prunts (ce qui, du reste, fut pratiqué largem ent dès le 14e siècle; vo ir p. 89), mais aussi au grec, et su rto u t à l’italien; on essaya de faire revivre des term es oubliés de l’ancien français, de m obiliser les ressources des dialectes, de forger de nou­ veaux m ots par com position ou dérivation; ce fut une évolution rapide et adm irable, m ais quelque peu désordonnée. Les italianism es s’in tro ­ duisirent en grande q u a n tité dans la langue française; l’italien éta it appuyé par la m ode du p étrarquism e, p a r le prestige de la civilisation et d e la litté ra tu re italiennes en général, et, depuis H en ri II, p ar l’in ­ fluence de sa fem me, la reine C atherine, princesse florentine, d o n t le tour d’esprit dom ina la société de la cour p e n d a n t longtem ps. Les traités sur la th éo rie d e la langue e t du sty le p o étiq u e abon d en t; le plus connu est la D éfense e t Illu stratio n de la Langue Française, so rte de program m e d’un groupe de p o ètes appelé la Pléiade, rédigé d ’ap rès un m odèle italien p a r Joachim du Bellay (1549). D an s la seconde m oitié du siècle, on co n state une opposition g randissante co n tre les excès de l’italianism e, su rto u t co n tre le langage italianisé de la cour; le rep résen ­ ta n t le plus im p o rtan t de ce tte opposition est H en ri E stienne, fils d ’un hum aniste qui fu t un im prim eur e t lexicographe célèbre, lui-même hel­ léniste distingué; il essaya de prouver que le français éta it plus a p p a ­ renté au grec qu’au latin. U ne réaction bien plus im p o rtan te contre l’enrichissem ent excessif et le désordre linguistique qui en résultait se déclara vers 1600; c’est la réform e de M alherbe d o n t nous p arlerons dans n o tre chap itre su r le 17e siècle. c

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2) La prem ière g énération du 16e siècle a p ro d u it un grand poète lyrique, C lém ent M arot (1495— 1544), qui est resté in d ép en d a n t du goût italien. C ’est le fils d 'u n rh éto riq u e u r (voir p. 119); il a su tire r du fond français mêm e un langage plein d’aisance et de grâce; génie aimable, d o n t la vie d ’abord heureuse fut d an s la suite obscurcie p a r so n pen­ chant pour la Réform e calviniste, qui to u t en a ttira n t son âm e sincère­ m ent dévote le reb u ta it p a r son excessive sévérité dogm atique. Il a fait des vers dans les form es traditionnelles (ballades, rondeaux); il a im ité les élégies, les épigram m es e t les ép îtres de la poésie antique, et il a tra d u it les psaum es. P a r son élégance sim ple et p ar sa belle m esure, c’est un précurseur des classiques. — Les influences italiennes, le pé­ trarquism e et le platonism e, dom inent dans l’école lyonnaise, d o n t le rep résen tan t le plus célèbre fut M aurice Scève, poète m ystique et sen ­ suel, d'une forte originalité, parfois obscur, qui m érite plus d ’atten tio n que la plupart des m anuels et des anthologies ne lui consacrent (m ort vers 1562); Lyon fut aussi la ville où vécut Louise Labé, qui com posa des sonnets d ’am our très suggestifs p a r l’ardeur de leur passion. — C ’est vers le milieu du siècle que se form a le groupe de la Pléiade qui a créé les plus belles poésies de la R enaissance française. C es p oètes étaien t tous influencés p a r l’hum anism e et la civilisation italienne (une grande partie de leur oeuvre lyrique est com posée dans la form e ita­ lienne du sonnet), m ais ils o n t donné une âm e française au p é tra r­ quisme. T o u t en é ta n t des p oètes doctes, to u t en im ita n t le style sublim e des anciens e t les m étaphores italiennes, ils o n t su faire en trer dans leurs vers une chaleur sensuelle, douce e t vivante qui m anque aux p étrarq u istes italiens; c’est le te rro ir e t le tem p éram en t français qui respirent dans leurs poésies. Les plus grands parm i eux fu ren t P ierre de R onsard (1524—85), reconnu de so n v ivant comm e le prince des poètes français, et Joachim du Bellay (1522—60); tous les deux furent égalem ent théoriciens de la poésie e t du langage poétique. R onsard ne fut pas seulem ent po ète lyrique; il écrivit des poèm es politiques pen­ d an t les guerres de religion, où il p rit p a rti pour les catholiques; sa grande épopée nationale, la Franciade, est restée inachevée; elle était d ’ailleurs tro p érudite et tro p guindée pour dem eurer vivante. Parm i les im itateurs p ro testa n ts de la Pléiade il y eut deux p o ètes épiques rem arquables: Du B artas, qui écrivit la Semaine, épopée religieuse sur la création du m onde, e t su rto u t A grippa d ’A ubigné (1552— 1630), pro­ te sta n t fanatique et m ilitan t, p artisan d e H en ri de N av arre: il fu t l’au­ te u r des T ragiques, épopée qui d écrit en sty le hum aniste e t biblique les guerres de religion de son tem ps; poèm e inégal, p arfo is prolixe, mais

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DOCTRINE G ÉN ÉRA LE DES ÉPOQUES LITTÉRA IRES

souvent d ’une force d'expression que nul a u tre p o è te français n ’a attein te; on p e u t en dire a u ta n t p o u r ses poésies lyriques. L es T ra ­ giques ne fu ren t publiées q u ’en 1616, époque où le s ty le d e la Pléiade n’é ta it plus à la m ode; p o u r deux siècles, le goût changea tellem ent que la poésie d e la Renaissance, à l’exception de celle d e M arot, fu t e n tiè re ­ m en t oubliée e t m éprisée; elle ne fu t redécouverte que p ar les R om an tiques (Sainte-Beuve, T ableau h istorique e t critique de la poésie fran ­ çaise et du th é â tre français au 16e siècle, 1828). 3) La Pléiade m arque aussi une étape im p o rtan te dans l’h isto ire du th éâtre français; elle a in tro d u it dan s les pièces les règles d e l’a n ti­ quité, l’unité de lieu, d e tem ps et d ’action, et l’o rdre classique des cinq actes. E tienne Jodelle écrivit la prem ière tragédie française, C léopâtre captive, représen tée en 1352 d ev an t la cour d ’H enri II; beaucoup d ’autres, catholiques e t p ro testan ts, l’im itèrent. D éjà ayant Jodelle, de® hum anistes avaient com posé en latin des pièce® dans le sty le des an­ ciens (les tragéd ies de Sénèque leur servaient de m odèle), pièces qui furent représentées su rto u t dans les écoles; et en italien on avait fait des tragédies longtem ps au p arav an t (voir p. 149). L’exem ple donné par Jodelle a peu à peu évincé les m y stères d u m oyen-âge (voir p. 112) et a jeté les bases du th é â tre français classique. D ans les tragédies de Jodelle et de ses successeurs au 16e siècle, la rh éto riq u e e t le lyrism e l'em portent su r l’action d ram atique, et lim ita tio n des anciens est tro p rigoureuse pour d o n n er des pièces v raim en t v ivantes; ce qu’on adm ire dans les tragédies du 16e siècle, su rto u t dans celles de G arn ie r e t de M ontchrestien, ce so n t les passages o rato ire s et lyriques. C e n ’est qu’au d éb u t du 17e siècle q u ’un poète e t régisseur habile, A lex an d re H ardy, établi dans l’h ô tel de Bourgogne où les confrères d e la Passion avaient ioué au p arav an t leu rs m y stères (voir p. 112 ), réussit à ad a p te r le style des auteurs insp irés p a r les anciens aux besoins d e la scène. — P our la com édie im itée de l’antiquité, c’est encore une pièce d e Jodelle (Eugène) qui l’introduisit en France. La com édie au 16e siècle fu t en tièrem en t sous l’influence italienne, tan d is que les différents genres d e com édies du m oyen-âge, s u rto u t la farce, co n tin u èren t à jo u ir de la faveur po­ pulaire. 4) En prose, n ous avons des nouvelles d an s le sty le italien, d e s tr a ­ ductions et des m ém oires; nous réserverons des paragraphes à p a rt p o u r Rabelais e t pou r M ontaigne. Le recueil de nouvelles le plus connu e st l’H eptam éron de la reine M arguerite de N av arre (1492— 1549), so eu r de François 1er, e t g ran d ’m èie d ’H en ri IV. M arguerite fu t u n e femme presque savante, trè s courageuse, de haute intelligence et de grand

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coeur; elle était la pro tectrice des h um anistes e t d es p artisan s p ersé­ cutés de la R éform e, q u ’elle ne réussissait pas to u jo u rs à sauver; favo­ rable to u t d ’abord à la Réform e, opposée to u te sa vie à la sécheresse de la théologie scolastique et à l’esp rit m onacal, elle ne p u t pas non plus s’accom m oder du dogm atism e de C alvin; elle se form a un christianism e il elle, to u t m ystique et p latonisant; elle fu t l’exem ple le plus illustre des «libertins spirituels» (voir p. 139). Elle a com posé un grand nom bre de poésies, m ystiques et autres; m ais ce n ’est que p ar l'H ep tam éro n qu’elle a survécu. C ’est une oeuvre d’éducation platonicienne e t d ’en ­ seignem ent moral, ce qui n ’em pêche pas que parm i les aventures q u ’on y raconte il n ’y en ait beaucoup qui so n t galantes et fo rt libres; c’était dans la tradition du genre qui rem o n te aux fabliaux et à Boccace, et d’ailleurs le 16e siècle avait une conception de la m orale sexuelle bien plus large que celle des siècles suivants; la gaillardise e t m êm e l’im ­ pudeur so n t dans les coutum es et dans le langage comm e une m arque du reto u r à la n atu re féconde e t bienfaitrice. P arm i les au tres recueils de nouvelles, citons les R écréations e t joyeux D evis de B onaventurc des Périers, h u m an iste et penseur fo rt hardi, ami de la reine M arguerite et d e M arot; d o n t les nouvelles so n t m oins inspirées p a r le goût italien, plus gauloises e t populaires que celles de la reine; et les oeuvres de N oël du Fail qui d o nnen t des tableaux d e la vie rustique et m e tte n t en scèno des paysans causant de leurs affaires. — L es trad u ctio n s des au te u rs anciens e t italiens ab o n d en t; on trad u isit m êm e les au teu rs grecs dès le d é b u t du siècle (T hucydide, p a r C laude d e Seyssel, 1527); la trad u ctio n la plus célèbre de l’époque est celle des V ies de P lutarque par Jacques A m yot, publiée en 1559. P lutarque, a u te u r grec, biographe e t m oraliste, m o rt en 125 ap rès J.-C., e s t un co n teu r élégant, am u san t et quelque peu vulgarisateur; A m y o t en fit un livre français charm ant, d’un sty le naïf et spon tan é, qui fut lu p arto u t, m êm e p a r les femmes, e t dont la vogue se m ain tin t p e n d a n t plus d'u n siècle. C 'est ce livre cjui a donné au public français sa conception de l’an tiq u ité gréco-rom aine e t do ses grands hom m es; conception peu t-être un peu tro p idéalisée, mais vivante et fertile. — Les m ém oires so n t nom breux à p a rtir de la seconde m oitié du siècle; nous m en tio n n ero n s les C o m m entaires de M onluc, général qui a com battu en Italie e t d an s les guerres de religion, livre sincère e t viril, q u ’H cnri IV a appelé, à ce qu’on raconte, la bible du so ld at; les V ies des gran d s capitaines et les M ém oires d e Brantôm e, soldat, aventurier e t courtisan, écrivain d e talen t, o b serv ateu r curieux e t parfois très frivole; enfin les M ém oires rem plis de fanatism e et

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d’am ertum e que îe p ro te sta n t A grippa d ’A ubigné (voir sous 2) a écrit pendant les dernières années de sa vie. 5) T o u t le m ouvem ent français du seizièm e siècle se résum e e t se reflète dans les oeuvres de deux personnages de grande envergure, tous les deux prosateurs, d o n t l'un rep résen te les débuts, l’au tre la fin de la R enaissance française: R abelais et M ontaigne. François Rabelais (1494— 1554), n atif de C hinon en T ouraine, fu t d ’abord m oine franciscain; mais, appuyé par des p ro tecteu rs puissants, il se déroba peu à peu à ses obli­ gations m onacales e t vécut ta n tô t com m e m édecin aux hôpitaux de plu­ sieurs villes, su rto u t à Lyon, ta n tô t en Italie, à la suite de grands seigneurs; à la fin de sa vie il fut pourvu de deux cures (celle de M eudon lui a donné son surnom , le curé de M eudon), san s toutefois exercer ses fonctions ecclésiastiques; il m ourut à Paris. O n voit par cette rapide biographie que ce fut un hom m e extrêm em ent habile,- et cette im pres­ sion se confirme quand on considère la hardiesse de ses opinions; il a su les professer ou du m oins les insinuer sans jam ais encourir de sé­ rieuses persécutions, tan d is que d ’autres, bien m oins hardis que lui, furent exilés, to rtu rés e t m êm e brûlés. Il a exprim é tout ce q u ’il voulait dire dans le cadre d ’un rom an grotesque qui raconte les aventures de deux géants père et fils, G arg an tu a e t P antagruel (Pantagruel 1532; G a r­ gantua, devenu le p rem ier livre de l'ensem ble, puisque G arg an tu a est le père, 1534; tiers livre, 1546; quatrièm e livre, 1552; cinquièm e livre, posthum e, don t l’auth en ticité est douteuse, 1562 e t 1564). Le cadre p ro ­ vient d’une légende populaire e t anonym e qui raconte d es histoires merveilleuses de géants, d ern ière ram ification des rom ans d ’aventures du m oyen âge. D ans ce cad re qui se p rê te particulièrem ent bien à sa verve fantaisiste et gaillarde et à son in ten tio n d ’exprim er des idées hardies et parfois dangereuses sans qu’on puisse l’en ren d re sérieuse­ m ent responsable, il a fait e n tre r to u t un to rre n t de vie joyeuse e t nou­ velle, basée sur une conception foncièrem ent an tichrétienne, conception qui est la racine de to u t le m ouvem ent activiste de l’E urope m oderne: que l’hom m e est né bon, et que dès q u ’on laisse libre cours au déve­ loppem ent de sa n ature, sa n s l’en trav er p ar des coutum es absurdes et des dogm es artificiels, il sera généreux, hum ain e t fécond en bonnes oeuvres; il aura le parad is su r la terre. T elle est le sens d e cette abbaye de Thélèm e que G arg an tu a fait bâtir, e t dont les religieux n ’o n t pour règle principale que le p récepte: fais ce que voudras. D ’autres on t ex­ prim é la m êm e idée, avec plus ou m oins de radicalism e, p ar des théo­ ries philosophiques ou sociologiques; Rabelais la ren d vivante dans son rom an, il lui im prim e, d an s ses personnages, u n e vitalité puissante. c

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énorm e, et .souvent grotesque. D ans cette oeuvre, les élém ents les plus hétérogènes form ent un ensem ble d ’une u nité p arfaite: R abelais est fort savant, a u ta n t dans les sy stèm es scolastiques qu'il bafoue cruellem ent que dans les lettres hum anistes; il l’est aussi en m édecine et dans les sciences naturelles de son époque; il n ’en est pas m oins incom parable­ m ent populaire, connaissant à fond les m oeurs et le langage de toutes les classes de la société, su rto u t ceux du peuple, des moines, des p ay ­ sans; im itan t aussi naturellem ent les extravagances du langage des sa­ vants scolastiques ou des sn o b s latinisants que les patois populaires; décrivant avec a u tan t de verve une dispute philosophique, que les p ro ­ pos ivres d’un festin, ou une scène de la vie quotidienne en T ouraine, et m êlant à to u t cela les aventures m erveilleuses, colossales et grotes­ ques de ses géants. Il est le cham pion d ’une m orale nouvelle, hum aine et raisonnable, et en m êm e tem ps il est d ’une im pudeur sans égal même à son époque, accum ulant les grosses farces et les jeux de m ots avec une im agination inépuisable, m êlant souvent le blasphèm e à l’im pudeur, et provoquant chez ses lecteurs un rire fou, énorm e et irrésistible. Ce qu’il hait et com bat av an t toute ohose, l’atm osphère m édiévale des cou­ vents, les m oines oisifs, ignorants et sales, il en est em p rein t lui-même, puisqu’il l’a connue dans sa jeunesse, et i! lui doit beaucoup d ’élém ents de sa verve populaire; et lui qui connait à fond l’érudition hum aniste de son tem ps, est le créateu r de néologism es m onstrueux qui sont ce qu’il y a de plus con traire au goût classique. L’idce de la b o n té origi­ naire de la n a tu re de l’hom m e, e t de la n atu re en général, est l’idée principale du livre, m ais elle n ’en est nullem ent la seule; il est to u t plein de suggestions et d e saillies d an s tous les dom aines, en pédagogie, politique, m orale, philosophie, sciences e t litté ra tu re ; inconcevablem ent créateur, fécond, optim iste, e t en m êm e tem ps d ’une intelligence mali­ cieuse, sournoise, parfo is m échante e t cruelle. C ’est u n livre d o n t on peut donner des p artie s aux e n fan ts qui y tro u v e ro n t un am usem ent sans pareil; qu’on p eu t feuilleter seul pour s'égayer q uand on e st triste; d o n t on p eut citer quelque passage e n tre cam arades, pour le gros rire qu’il provoque; d o n t on p eu t m éd iter longuem ent les idées philosophi­ ques e t m orales; et qui a donné lieu aux recherches les plus subtiles et les plus éten d u es en linguistique, en h istoire littéraire e t histo ire des m oeurs, en philosophie e t d an s beaucoup d ’au tres dom aines. P our la variété de ses élém ents e t po u r la force de son im agination, c’est le livre le plus riche et le plus puissant de la litté ra tu re française. 6) Michel E yquem , seigneur de M ontaigne (1533—1592), est issu du côté paternel d’une famille de riches com m erçants de Bordeaux, d ’origine

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portugaise; son grand-père s ’é ta it élevé à la noblesse p a r des fonc­ tions dans la m ag istrature (noblesse d e robe); sa m ère pro v en ait d ’une famille de Juifs espagnols. ïi fu t soigneusem ent élevé dans l’esp rit h u ­ m aniste, suivit les trad itio n s de sa famille en se faisant m ag istrat (con­ seiller au parlem ent), m ais donna sa dém ission après la m o rt de son père (1568) et se retira dans so n château de M ontaigne, où il consacra le meilleur d e son tem ps à la lecture e t à la m éditation; c’est là qu’il a peu à peu com posé, com plété et corrigé son grand livre, les Essais. 11 fut quelquefois interrom pu dans son travail: p a r les troubles de la guerre civile; p a r un grand voyage en trep ris po u r sa santé, m ais qui fut aussi un voyage d ’études, e t qui l’a m ené ju sq u ’à Rom e; p a r so n élection au poste de m aire de B ordeaux; p a r la peste qui ravagea le p ay s pen­ d ant plusieurs arm ées; m ais p e n d a n t la m ajeure p artie de son âge mûr. il a m ené la vie d ’un g ran d seigneur de province, d an s son château, lisant e t écrivant, se d éro b an t polim ent m ais tenacem ent à to u tes les obligations qui au raien t pu sérieusem ent tro ub ler son loisir, toutefois en hom m e de poids et d’autorité, fo rt en créd it au p rès de deux rois. 1! publia en 1580 les deux prem iers livres des Essais, en 1588 une édition augm entée d ’un troisièm e livre; l’édition corrigée e t com plétée qu’il prépara dans scs d ernières années ne p aru t qu’ap rès sa m ort. Les Essais so n t issus des vastes lectures de M ontaigne, e t ne fu ren t d ’ab o rd q u ’un recueil d ’an ecd o tes et d ’observations qui lui venaient à l’esprit à propos de tel ou tel passage des auteu rs q u ’il lisait. M ais, dans la suite, l'oeuvre se dégage de plus en plus d e c e tte buse, e t se tra n s­ form e e n une analyse de so n p ro p re personnage, e n le considérant au tan t en lui-m ême que d a n s se s rap p o rts avec le m onde d a n s lequel il est placé; c’est une analyse de M ichel de M ontaigne comm e exemple de la «condition hum aine», car, comm e il dit, chaque hom m e p o rte la form e en tière de l’hum aine condition. Com m e, de p ropos délibéré, il n ’y ap p o rte aucun o rd re m éthodique, — il cro it que l’hom m e e st un être changeant à to u t m om ent, san s form e définie, de so rte q u e p o u r le peindre .sincèrem ent et com plètem ent il faut s’a d ap te r à ses change­ m ents, e t que le hasard d es hum eurs successives est le m eilleur o rdre à suivre pour so n b u t — il e s t trè s difficile de d o n n er un com pte rendu exact d e so n livre, qui est, si l’on en com pare les différents passages traitan t le m êm e su je t (p. ex. la m ort), plein de co n trad ictio n s e t ex­ trêm em ent riche en nuances et en v ariantes; son unité, trè s forte, n ’est qu’à saisir instinctivem ent, et réside en tièrem en t d an s la puissante et savoureuse un ité de son personnage q u ’aucune form ule ne sau rait em­ brasser. Je vais to u t de mêm e essayer d ’en dégager quelques points de

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vue qui m e sem blent d e prem ière im portance. L’analyse de soi-même qu’en treprend M ontaigne n ’e s t su je tte à aucune form e ou idéologie établie, pas m êm e aux dogm es chrétiens; quoique il parle de ceux-ci avec to u t le respect possible, quoique il s’en serve p arfois pour appuyer des idées qui lui so n t chères (l’unité du corps et de l’âme, p. ex.), il raisonne comm e si ces dogm es n ’ex istaien t pas: il se considère comme un être jeté sur cette terre san s savoir d ’où il v ien t et où il va, et qui d o it chercher son chem in to u t seul. E n exam inant les in stru m en ts qui so n t à sa disposition, il ies trouve tous insuffisants pour co n n a ître la vérité su r quoi que ce soit; les sens so n t trom peurs, la raison faible, lim itée et sujette à toute sorte d ’erreu rs de p erspective; les lots n e so n t que des coutum es, les croyances mêm e n e so n t p as autre chose; lois et croyances varient selon les pays e t selo n les tem ps; ce ne so n t que des conventions qui peuvent changer à to u t m om ent. C ependant, si les instrum ents d e n t l’hom m e dispose ne suffisent n ullem ent à lui d o n n er une certitude sur ce qui e st en deh o rs de lui, ils suffisent fo rt bien à lui donner la connaissance de soi-même, pourvu q u ’il se d onne la peine de s ’écouter atten tiv em en t; il découvrira en lui-même sa p ro p re n atu re, et en elle il trouvera la n atu re d e la condition hum aine; ce qui lui suffira pour bien vivre. Là est to u t l’a r t auquel M ontaigne aspire: de bien faire son m étier d ’hom m e vivant, de jo u ir avec intelligence e t m o d ératio n de son p ropre être et de la vie qui lui est échue. O r, de ce p o in t de vue, so n scepticism e vis-à-vis des croyances e t des in stitu tio n s n e le conduit nullem ent à une attitu d e révolutionnaire; puisque to u t est incertain, su je t à changem ent et provisoire, il faut accep ter les cadres d an s lesquels n o tre vie est placée, il fau t s’y conform er, car to u t essai de changem ent volontaire ne v au t pas les troubles q u ’il pro v o q u erait néces­ sairem ent; la nouvelle situ atio n ne sera ni m eilleure ni plus stable, que l’ancienne. P ar conséquent, il accepte la n ature, non pas une n atu re ab straite et éternelle, m ais une n ature su je tte aux changem ents historiques, et il l’accepte telle q u e lle se p résente à lui, M ichel de M ontaigne, au m om ent de sa vie; il accepte ies coutum es e t les croyances, les lois et les form es de la vie, non pas parce qu’il y croit, m ais parce qu'elles existent, et que le jeu de vouloir les changer n ’en vaudrait pas la chandelle. E t il s’accepte aussi lui-même, non pas seulem ent son âme, mais aussi so n corps. L’idée que l’hom m e evst un to u t, un ensem ble com posé d ’âm e et d e corps, qu’on ne p eut pas sé p arer l’un de l'au tre sans grand danger m êm e en théorie, nul écrivain av an t lui n e l’a aussi concrètem ent e t pratiq u em en t poursuivie; il observe son corps au ta n t que son âme, il en décrit les plaisirs, les hum eurs et les m aladies, et

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cherche à se ren d re sa p ro p re m o rt douce et fam ilière en y pensant toujours. M ontaigne é ta it un p arfa it h o n n ête hom m e, spon tan ém en t généreux e t noble, ch aritable p a r instinct, fo rt p ro p re à to u te so rte d’affaires im portan tes q u ’il a su m en er avec une intelligence claire et une énergie calme; il était, à ce qu’il sem ble, très agréable dans son com m erce; mais, depuis sa jeunesse où il eu t un ami intim e (E tienne de la Boétie, écrivain e t tra d u c te u r hum aniste, m o rt jeune), il ne s ’est plus donné à aucune chose ni à personne, il s’est to u t au plus p rêté parfois; la seule chose qui l'ait p ro fondém ent intéressé, c’éta it lui-même et sa propre vie; il fut intelligem m ent, délibérém ent, intégralem ent égoiste. Q uand on com pare so n a ttitu d e à la verve de l'optim ism e révolution­ naire d e Rabelais, on se re n d com pte que son scepticism e, sa nonchalance, son conservatism e tra h isse n t la réaction de la seconde partie du siècle: désillusion, pessim ism e en ce qui concerne la société hum aine qui ne trouvera jam ais une solution définitive de ses problèm es; néanm oins, cet hom m e n onchalant qui ne sem blait penser qu’à lui-même a eu un succès énorm e et durable, to u t différent dan s ses effets de ce qu’i! a pu prévoir. Son livre fut la p rem ière oeuvre d’introspection écrite par un laïque p o u r des laïques; e t le succès du livre a prouve, on p ourrait m êm e dire trahi, p o u r la prem ière fois, qu’un tel public de laïques existait. O r, le charm e indescriptible de son style en m êm e tem ps vigoureux, savoureux et nuancé a opéré dans un sens beaucoup plus révolutionnaire e t activiste que ne fu t l’in ten tio n de l’auteur. Son prem ier im itateur, C h arro n , il est vrai, en a tiré une conclusion toute chrétienne (puisque nous ne pouvons rien savoir, puisque la raison est vaine, tenons-nous-en à la révélation); m ais les g én ératio n s suivantes o n t fait usage de l’esp rit d e relativism e e t de d oute qu’il insinue p a rto u t pour en tire r des conséquences activistes, p ratiq u es et subversives dans la lutte contre les dogm es religieux et politiques. C es lu ttes so n t te r­ m inées depuis longtem ps; M ontaigne, pour nous, n’est plus qu’un des hom m es les plus foncièrem ent, les plus réellem ent e t les plus délicieuse­ m ent intelligents qui aient jam ais vécu; il y a peu de livres aussi nourissants que le sien.

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p. 133); e t mêm e il avait acquis, grâce aux d écouvertes tra n s­ océaniques, des richesses énorm es, e t grâce au m ariage d ’une de ses reines avec un prince de la m aison im périale des H absbourg, une puis­ sance telle qu’elle sem blait à un m om ent donné pouvoir dom iner l’E urope entière. U n fils issu de ce m ariage fut l’hom m e le plus puissant de la R enaissance: C harles-Q uint réunit en ses m ains et celles de son frère de vastes territo ire s en Allem agne, la Bohème, la H ongrie, les Pays-Bas, l’Espagne avec ses dépendances en Italie (royaum e de N aples) et en A m érique, et p o rta de 1519 à 1556 la couronne im périale. O r, la trad itio n historique du long com bat m ené co n tre les M usulm ans avait contribué à conserver in ta c t chez les E spagnols l’e sp rit raciste, chevale­ resque et catholique; et quand les rois habsbourgeois, a u ta n t p a r tra ­ dition de famille que pour des raisons politiques, em b rassèren t la cause des catholiques contre les p ro te sta n ts e t la cause de l'absolutism e co ntre tous les m ouvem ents d ’indépendance, l’Espagne suivit avec enthousiasm e cette politique de ses rois, et fut, dans une harm onie et une u n ité p a r­ faites, le cham pion de la C ontre-R éform e catholique, d e l’unité m onarchique et des idées chevaleresques de bravoure, d ’orgueil e t de loyauté. C ela se p rép arait d éjà sous C harles-Q uint, e t s’accentua sous le règne de son fils Philippe II (1556/98), vrai Espagnol, qui co m b attit ses su jets p ro te sta n ts rév o ltés aux Pays-Bas e t qui essaya en vain d’affaiblir la puissance croissante de l’A n gleterre p ro testan te. L ’Espagne, toutefois, n’était pas assez fo rte pour so u ten ir longtem ps une tâche aussi lourde; so n em pire é ta it tro p grand, e t ses conquêtes acquises p ar la hardiesse de ses navigateurs e t p a r la brav o u re d e ses so ld ats, n e furent pas exploitées e t fécondées p ar le trav ail: la classe qui dans les autres pays européens fut le p rom oteur principal du développem ent économ ique, la bourgeoisie dans sa form e m oderne, ne se co n stitu a pas en E spagne ou du m oins ne parv in t pas à y jo u er un rôle im p o rta n t; u n appauvrissem ent lent m ais progressif ruina peu à peu l’cnorm e empire. C ette décadence se fait se n tir déjà vers la fin du règne de Philippe II et s’accentue p en d an t les longs règnes de ses tro is successeurs; dans la seconde m oitié du 17ème siècle, l’Espagne est un pays appauvri p ar l’oisiveté et la corruption. O r, dans un pays d ’une pareille structure, l’esp rit de la R enaissance tel qu’il se développa en Italie et au N o rd , ne pouvait pas p ren d re racine. L’hum anism e espagnol (voir p. 133/34), p ro fondém ent influencé par un m odéré, le célèbre hum aniste hollandais E rasm e de R otterd am , ne paganisa nullem ent les esp rits; l’influence italienne, trè s forte su rto u t dans la poésie lyrique, fit b ien tô t place à des conceptions n ette m e n t

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nationales, e t dès que les prem iers signes d e la Réform e religieuse se m anifestèrent, une vioiente réaction s'y opposa. L’inquisition qui fut un tribunal ecclésiastique c o n tre les h érétiq u es n’e u t nulle p a rt a u ta n t de puissance qu’en Espagne; le racism e s’y joignit, les Juifs e t les A rabes restés d an s le p ay s (nioriscos) fu re n t persécutés e t enfin chassés. U ne renaissance de la philosophie scolastique, de l’ascétism e e t le la m ystique chrétien n e se propagea. Parm i les philosophes de !a scolastique espagnole, m entionnons Franscisco Suarez. le d e rn ie r grand m éta p h y si­ cien catholique; parm i les théo ricien s d e la discipline ascétique, le fondateur de la Société de Jésus, Ifiigo de Loyola; e t parm i les m ystiques, T eresa d e Jésus e t Juan de la C juz, to u s deux écrivains fo rt suggestifs. C ependant ce n ’éta it plus i’esp rit du m oyen âge; les idées nouvelles, platonism e, rationalism e, criticism e, e t ta n t d ’au tres co u ran ts ne pou­ vaient pas être ignorés, il fallait les com battre, le s vaincre ou les encadrer dans !e systèm e catholique; le culte renouvelé d e la beauté sensuelle tro u v ait un terrain fertile chez ce peuple passionné, avide de spectacles e t ex trêm em en t im aginatif. A ces co n traste s e n tre la foi et les idées nouvelles, en tre la dévotion e t la sensualité, il s ’e n ajo u te un autre: cette natio n si orgueilleuse é ta it en m êm e tem ps, de sa n ature même, fo rt réaliste; ten d an c e qui se révèle d éjà, nous l’avons vu, dans sa litté ra tu re m édiévale et qui d evint plus forte e t plus consciente p e n ­ d an t l'époque d o n t nous p arlons m ain ten an t. C ’e st un réalism e fort populaire, parfois p rès du grotesque, et qui a toutefois quelque chose de fantaisiste et de recherché; il ne nous m ontre que trè s rarem en t la m oyenne de la vie de tous les jours, m ais p lu tô t des aventures dans les bas-fonds de la société, aussi rom anesque que celles des chevaliers dont elles form ent la con tre-p artie et le co n tra ste extrêm es. A scétism e et am our de la beau té sensible, réalism e e t illusionnism e, orgueil et dévotion, popularité e t raffinem ent esthétique: tous ces c o n traste s se tro u v en t dans le «siècle d ’or* de la litté ra tu re espagnole q u ’o n ne p eu t guère nom m er un e litté ra tu re de la R enaissance; car elle m anque entièrem ent d e cet équilibre harm onieux des o euvres de l’an tiq u ité d o n t on s’inspirait ailleurs; elle n ’en c o n n aît pas la sép aratio n n e tte en tre les dom aines du tragique e t du com ique; elle ne c o n n aît p as n o n plus le fond optim iste e t p ratiq u e qui se dév elo p p e ailleurs; elle v it d an s le co n traste d’un idéalism e ex trêm e e t d ’une désillusion pro fo n d e (desengano); ceci encore est u n e des a n tith èses caractéristiq u es cîe celte époque. M êm e chronologiquem ent, c e tte litté ra tu re n ’apparti& nt plus à la R enaissance, car elle ne se développe pleinem ent que dan s ia seconde m oitié du lôèm e siècle e t so n apogée d u re ju sq u ’à if. seconde m oitié du c

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17èrne, époque à laquelle la puissance espagnole était déjà très ébranlée; c'est p lu tô t une litté ra tu re d e la C ontre-R éform e ou, po u r em ployer le term e m is en vogue p a r les h isto rien s de l'a rt, du B aroque; oe qui veut dire que sa beauté consiste dan s le jeu ou dans la lu tte des contrastes. Les tro is genres principaux de cette litté ra tu re so n t la poésie lyrique, le th éâtre et la prose narrative. i) La poésie lyrique du lûèino siècle com m ence p a r une nouvelle irru p tio n de l’italianism e. Elle fut inaugurée p ar Juan Bosc&n, C atalan do naissance qui, su r le conseil d ’un ami italien, abandonna les form es m édiévales espagnoles et im ita celles de l’Italie, et qui fit une belle traduction du livre de C astiglione su r le p arfa it chevalier (voir p. 151). Le rep résen tan t principal du goût italien est G arcilaso de la Vega (1503/36), le prem ier des g ran d s p oètes lyriques espagnols, d o n t les so n ­ nets, églogues, élégies, canzoni, to u t en ay a n t une form e n ettem en t italienne, o n t servi de m odèle au lyrism e espagnol de la p ériode sui­ van te; ses poésies fu ren t com m entées e t im itées, et la réactio n conser­ vatrice, rep résen tée su rto u t p a r C astillejo, poète élégant, sa tiriq u e et parfois trè s réaliste, qui s ’en ten ait aux anciennes form es espagnoles, n’e u t pas d’influence durable. Le développem ent postérieu r se "base sur les form es italiennes, su r l'hum anism e e t le platonism e, to u t en y in tro d u isan t les ten d an c es m ystiques e t les raffinem ents a rtistiq u es particuliers au génie espagnol. U n poète ex trêm em en t a rtiste e t docte, dans les oeuvres duquel se réunissent des co u ran ts pétrarquistes, p lato n i­ ciens e t bibliques, fut F ernando de H errera (1534/97), n atif de Sevilla, d o n t le beau langage m élodieux p araît p o u rta n t presque sim ple quand on le com pare aux vers de la génération suivante, on peut dire la mêm e chose de son contem porain Luis de Leôn (1527/91), professeur de th éo ­ logie à l’université de Salam anca, qui fut longtem ps persécuté p a r l’inqui­ sition. à cause de ses opinions su r le te x te latin de l'ancien testam en t; ce fut un savant héb raïste, en m êm e tem ps trad u cteu r de poètes grecs et latins, e t un poète lyrique d o n t les plus beaux vers, philosophiques et religieux, p arlen t de la vanité du m onde e t du désir a rd e n t d ’élever i’âm e vers Dieu. Les vers de Juan de la C ruz (1542/91) so n t en co re plus passionném ent e t plus pro fo n d ém en t m ystiques; c’est le plus g ran d des m ystiques espagnols, do n t la ferveur rev êt souvent les form es d u sy m ­ bolism e de la poésie p asto rale ou du C an tiq u e des can tiq u es (Jésus berger am oureux se sacrifiant pour sa m aîtresse qui est l’âm e hum aine ou encore Jésus com m e époux e t l’âm e hum aine comm e sa fiancée). Les trois grands p oètes de c e tte génération (H errera, Luis de Leon, Ju an d e la C ruz) form ent com m e une échelle ascendante de recueillem ent

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intérieur, p laton isan t et m ystique, aux form es p étrarq u istes e t parfois pastorales; la poésie religieuse de cette époque a p ro d u it encore un chef-d'oeuvre anonym e dans un so n n et (N o nie mueve, mi D ios . . . ) qui exprim e la pensée que l’âm e est a ttiré e vers l’am our de Dieu même sans la prom esse du ciel et la m enace de l’enfer. — Le lyrism e de la génération suivante est n e tte m e n t baroque, c'est-à-dire extrêm em ent recherché dans son expression et enclin aux antith èses violentes, tra ita n t parfois on style sublim e des su jets qui nous sem blent frivoles e t niais, ou en sty le grotesque des su je ts héroïques e t m ythologiques, aim ant tous les ornem en ts du langage, ies saillies de l’esp rit e t les systèm es recherchés de sym boles. I! y a quelques p o ètes qui form ent une sorte de transition en tre la gén ératio n ancienne et la nouvelle, parm i lesquels on peut com pter Lope de V ega, g ran d poète dram atique, mais qui a com posé aussi de nom breuses poésies lyriques p a rfo is.trè s belles dont le style n’est en général pas aussi contourné que celui dés grands «conceptistes» et ^cultistes». C es deux expressions caractérisen t la poésie baroque espagnole, le conceptism e recherche les raffinem ents de la pensée (agudezas), le cultism e ceux d e la parole, c’est-à-dire les épithètes, m étaphores et com paraisons ex trao rd in aires; il autorise les néologism es, les changem ents du sen s des m ots, les hyperboles, une sy n tax e parfois arbitraire; ii est intentionnellem ent obscur. N i le conceptisme ni ie cultism e ne sont des phénom ènes to u t à fait nouveaux; la rhétorique des anciens les a créés (figurae se n ten tiaru m e t verborum ), les poètes provençaux et P étrarq u e se se rv e n t de leurs procédés; la scolastique par ses raffinem ents logiques et mêm e la m ystique p ar ses antithèses ont contribué à développer le conceptism e; m ais il est bien vrai que les Espagnols du 17ème siècle o n t poussé ces deux tendances ju sq u ’à l’extrêm e. Le po ète le plus im p o rta n t parm i les eonceptistes fut F ran­ cisco de Q uevedo (1580— 1645), esp rit fécond et diversém ent doué, qui fut sav an t diplom ate ei m inistre, écrivit des rom ans, des satires, des vies de saints, des vers lyriques e t beaucoup d ’autres choses, e t qui eut une vie fo rt m ouvem entée, d an s l’ensem ble assez m alheureuse; scs vers, satiriq u es et réalistes, p arfois m éd itatifs et dévots, so n t souvent très beaux. Q uan t au cultisme, il fu t inauguré p ar un poète m o rt jeune, en 1610, C arrillo, et eut son apogée dan s un des génies les plus étranges et les plus rem arquables de l'h isto ire de la poésie, Luis d e G ôngora (1561—1627), d’ap rès lequel on appelle le cultism e parfois gongorism e. Il rut d ’abord im itateu r du sty le relativem ent classique d e H errera. m ais changea sa m anière depuis 1611, probablem ent sous l'influence de C avallo. L’oeuvre principale d e son dern ier style, les Soîedades, sont, c

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m algré leur obscurité, singulièrem ent suggestives et m êm e savoureuses; elles ont attiré dans les d ernières années l’a tte n tio n des critiq u es les plus m odernes et les plus distingués. U ne réaction contre le concep­ tism e et le cultism e se fait sen tir chez quelques p oètes d o n t les plus connus so n t les frères Argensola. — A côté de la poésie lyrique arti­ stique, une riche floraison de poésies populaires existait p e n d an t toute cette époque; elle se distingue de la poésie artistiq u e en ce qu’elle n ’est pas destinée à être lue ou récitée, mais chantée avec accom pagnem ent de luth et plus ta rd de guitare; en ce que le nom bre des syllabes du vers est irrégulier; que ses su je ts so n t plus populaires et son langage plus simple; e t enfin qu’elle possède toujours une so rte de thèm e-refrain (estribillo). Elle a plusieurs form es d o n t les plus im p o rtan tes so n t le villancico et la rom ance. 2) N ous n'avo n s que peu de m onum ents du th éâtre espagnol avant la fin du lôèm e siècle (voir p. 133). La célèbre tragi-com édie de C alixto y M elibca est plutô t une longue nouvelle en dialogues q u ’un dram e; m ais dès 1492 nous pouvons suivre l’activité de Juan del Encina, prêtre, m usicien et dram aturge, qui sem ble avoir créé le th é â tre espagnol (et aussi le th éâtre portugais p ar son im itateu r G il V icente). 1! a écrit de p etites pièces en vers, religieuses e t profanes, et ses successeurs, parm i lesquels nous m entionnons T o rrcs N ah a rro dan s la prem ière e t Juan de la Cueva dans la seconde m oitié du lôèm e siècle, o n t développé ccs germ es p lu tô t dans le sens populaire e t n atio n al que d an s la m anière sav an te de l’im itation des anciens. Le th é â tre espagnol est n ettem en t populaire par so n m élange du tragique et du com ique, p a r ses su je ts et son esprit qui so n t p urem ent espagnols. Le g ran d C ervantes a é c rit des pièces qui annoncen t le développem ent p o stérieu r; m ais on ne peut d a te r la grande floraison du th é â tre que depuis l’activité de son con­ tem porain de quinze ans plus jeune, Félix Lope de V ega C arp io (1562— 1635), po ète extrêm em en t fertile; celui-ci a écrit 1500 com édies dont 500 so n t conservées, et e n outre beaucoup de pièces religieuses et d’«cntrcm escs»; il a com posé plusieurs rom ans et nouvelles; une oeuvre en prose qui est un m élange de rom an et de dram e, la D o ro tca: plu­ sieurs épopées; e t beaucoup de poésies lyriques; de tous les grands p o ètes européens, il est certain em en t celui qui a écrit avec le plus de facilité naturelle. C ’e st u n im provisateur génial, doué d ’un in­ stin c t inné pour la beau té du langage, pour l’effet d ram atique e t su r­ to u t pour la psychologie d u peuple espagnol. Les .sujets qui in té­ ressent ce public — religion, honneur, patriotism e, am our — rem plis­ se n t son ârne tout naturellem ent; il pense et se n t comm e ses auditeurs,

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e t peu d’écrivains o n t si co nstam m ent vécu en harm onie com ­ p lète avec leur public e t en o n t é té si co nstam m ent aim és et ap plaudis. Il d o it cela aussi au fait q u ’il représente p arfaitem en t ce mé­ lange d e réalism e intégral e t d ’illusionnism e p athétique, aventurier, che­ valeresque, qui em pêche le réalism e de jam ais devenir pratique et quo­ tidien; et encore cet au tre m élange, non m oins curieux, qui un it ia pas­ sion fervente dans les affaires d 'am our et d’honneur à la dévotion iné­ branlable, à la foi jam ais effleurée p ar le m oindre doute, aux sen tim en ts m ystiques qui lui so n t presque fam iliers. La C om edia espagnole est basée entièrem en t su r les co n trastes: l’héroïsm e du chevalier s’oppose au réalism e du G racioso, avec son bon sens et sa m orale terre à terre (c’est le personnage ridicule de la com edia); la dévotion m ystique s’oppose aux passions hum aines; et parm i ces dernières, l’honneur, étroitem ent lié à la jalousie, s ’oppose à l’amour. La com edia do Lope de V ega est souvent trè s lyrique san s cesser pour cela d ’être dram atique; sa psychologie est relativem ent sim ple, réduite à peu de m otifs, m ais ab­ solum ent conform e à celle des sp ectateu rs; c’est, si l’on veut, une litté­ rature pour les masses, m ais c’en est p eu t-être le specim en le plus p a r­ fait sur le co n tin en t européen. Le langage est baro q u em en t déclam a­ toire e t conceptistc-, sans cesser pour cela d ’être populaire; le peuple espagnol aim ait la déclam ation, et la m étaphore lui é ta it devenue fam i­ lière. Les p oètes d ram atiq u es d istinguent deux so rtes de comedios: com edias de eapa y e sp ad a qui o n t des su je ts contem porains e t so n t jouées d an s le costum e de l’époque, e t com edias de teatro , appelées aussi de cuerpo ou d e ruido, qui o n t des su je ts historiques, légendaires, etc., qui d em and e n t un costum e spécial; il v a sa n s d ire que m êm e pour ce second groupe, l’esp rit e t les se n tim en ts so n t n aïvem ent hispanisés. A côté do la com cdia, il ex istait deux au tres form es d ram atiq u es fo rt im portantes: les entrem eses, farces g rotesques qui furent jouées e n tre les actes des com edias e t d o n t quelques-unes, très belles, furent com ­ posées p ar C ervantes; e t les 'a u to s sacram entaies* (le m o t au to e st lin­ guistiquem ent identique à acte) qui so n t d es pièces religieuses en ra p ­ p o rt avec le m ystère de l’E ueharistie; to u te s so rte s de su je ts bibliques, historiques e t m êm e contem porains so n t adaptés, à l’aide de l’in terp ré­ tatio n figurative, au b u t de célébrer e t d ’expliquer ce m y stère et de m ontrer sa force m iraculeuse. Les autos sacram entales, d o n t la grande époque fut le 17ème siècle, (Lope de V ega en a fait plus de 40 et Calderôn encore plus) contin u en t la trad itio n m édiévale du th é â tre litu r­ gique et dt\s m ystères (voir p. 112 ss.), auxquels ils ressem blent p ar leur p résentation figurative et p ar leur mélange du sublim e et du réaliste;

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toutefois, ils e n different p a r leur form e plus concise e t p a r leur but plus n ette m e n t dogm atique. — Parm i les p o ètes d ram a tiq u e s co n tem ­ porains de Lope d e V ega citons G uillén de C a stro (1569— 1631), au teu r d es M ocedades del C id qui fu re n t le m odèle du C id d e C orneille; T irso de M olina (1570—1648), p o ète spirituel e t u n peu extrav ag an t, aim ant la satire, auteur probable du B urlador de Seviila, prem ier d ram e ayant pour su je t l’histoire du séd u cteu r ath ée D on Ju an que l’o p éra de M ozart a rendu célèbre; e t Juan Ruiz de A larcôn, p o ète m isanthrope, plus grave que ses co ncurrents (1581— 1639) q u i sans av o ir beaucoup d e succès parm i scs contem porains, eu t quelque influence, su rto u t su r le th éâtre français (le m enteur de C orneille e st une a d ap ta tio n d ’une pièce d ’A larcôn). D ans la génération suivante, le grand p o ète d ram atiq u e fu t Pedro C alderôn d e la B arca (1600—1681). P o ète beaucoup m oins sp o n tan é que Lope, et beaucoup m oins populaire dans la conception de son a rt, il eut p o urtant, lui aussi, beaucoup de succès; c’é ta it un a rtiste conscient, groupant les scènes e t les épisodes d a n s un ry th m e calculé, p arfo is assez com plique, to u jo u rs rich em en t varié, ap p ro fo n d issan t les problèm es, su rto u t les problèm es religieux, e t p longeant l’action, p a r les sym boles, par les songes, souven t p a r l’horreur, dans une atm osphère de pénom bre suggestive, ce qui a fait de lui u n des m odèles les p lus adm irés des poètes rom antiques du 19ème siècle. Il est p lus sav an t, p lus fin, beaucoup plus aristo cratiq u e que L ope d e V ega, m ais peu t-être m oins fo rt et m oins entier. 3) La prose n arrativ e a pro d u it, au d éb u t du 16ème siècle, deux oeu­ vres im p o rtan tes: la réd actio n d e l’A m ad is d e G aula (voir p. 132) p ar G arcia O rdonez de M ontalvo (1508) qui e st devenue le m odèle de tous les rom ans d e chevalerie d o n t s ’e st m oqué C e rv an te s (il en ex cep tait to u tefo is l’A m adis d e M ontalvo); e t l’adm irable T ragicom edia rie Calixto y M elibea, plus connue so u s le nom de «la C elestina», publiée vers 1500 e t attrib u ée à F ernando d e R ojas. M algré sa form e d ram atiq u e .— en 21 actes — c’est au fond une nouvelle en dialogues; c’est l’h istoire d’un am our m alheureux, fo rt réaliste, d o n t le personnage principal e st l'en trem etteu se C elestina; q u ’on se rappelle l’e n trem etteu se T rotaconventos dans l’oeuvre de l’arch ip rêtre d e H ita (voir p. 132); on retrouve là une ancienne trad itio n d o n t les m odèles sont les poèm es érotiques d ’O vide e t un dram e latin du 12ème siècle, Pam philus. Lope d e V ega a été probablem ent influencé p ar la C elestin a q uand il écriv it son «action en proses D orotea, où on a voulu d éco u v rir des tra its a u to ­ biographiques. — U n au teu r célèbre d e l’époque d e C h arles-Q uint fut A ntonio de G ucvara qui écrivit une so rte de rom an h isto riq u e et

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didactique su r M arc-A urèle, l'em pereur rom ain philosophe. D ans la suite, plusieurs genres de rom ans se so n t développés: le rom an pastoral, le rom an d’am our aventureux, le rom an réaliste dan s sa form e spéciale­ m ent espagnole (novela picaresca) et le rom an d e chevalerie. Q uant au rom an pastoral, im itan t S annazaro (voir p. 150), son chef-d’ocuvrc est la D iana enam orada de Jorge de M ontem ayor (1542); le genre eut beaucoup de succès, et les plus grands poètes s’y so n t essayés: C erv an ­ tes dans sa G alate a (1585) et Lope de V ega dans son A rcadia (1599); les nouvelles e t les épisodes p astoraux abo n d en t dans to u te la litté ra tu re narrative; le goût des cadres cham pêtres pour la poésie d 'am our fut à la m ode p arto u t en Europe ju sq u ’à la fin du 18ème siècle. Les rom ans d’am ours aventureuses se b asen t su r des m odèles grecs chéris p ar les hum anistes (su rto u t T héagène e t C hariclée p ar H éliodore, auteur du 3ème siècle après Jésus-C hrist); ce genre fut trè s cultivé depuis le milieu du lôèm e siècle: on p eut y ra tta c h e r la dernière oeuvre de C er­ vantes, Persiles y Sigism unda (161?) et le Peregrino en su p atria de Lope (1604). Le rom an réaliste a trouvé en Espagne une form e très particulière, le rom an picaresque: c’est la biographie d ’un gamin ou d’un to u t jeune hom m e très pauvre, trè s habile, de m oeurs douteuses, d o n t les aventures, les m auvais tours, les expériences d o n n e n t lieu à la critique satirique de to u tes les classes de la société e t à une description d e ses bas-fonds. T o u t cela est, dans les m eilleures oeuvres, fo rt vivant, et se base sur la réalité de la vie espagnole, où le travail régulier ne- constitu ait pour aucune classe un idéal; le genre est toutefois beaucoup tro p p itto resq u e pour être réaliste au sens m oderne du m ot; il s’oppose, p ar un co n traste violent, aux genres des rom ans chevaleresques et pastoraux, m ais il est to u t aussi fantaisiste. Le p re­ mier spécim en de ce groupe fu t la V ie du gamin m endiant Lazarillo de T erm es (1554), p etite oeuvre d o n t l’auteur n ’a pas pu être établi avec certitude; parm i le grand nom bre des rom ans picaresques postérieurs nous m entionnerons la V ida del picaro G uzm an de A Jîarache (1599, seconde partie 1604) par M ateo A iem ân, la V ida del Buscôn (1626) par le m êm e Q uevedo d o n t nous avons parlé comm e poète conccptiste, e t la Mija de C elestina (1612) p ar Salas B arbadillo où il s’agit d'une picara, donc d'une fem me. La vogue du rom an picaresque fut im mense, il fut im ité dans beaucoup d ’au tres pay s européens, par exemple en France, par le Ci! Blas de Le Sage. Parm i le grand nom bre des rom ans de chevalerie plus ou m oins im ités de l’Am adis, aucun n ’est digne de m en ­ tion; le genre fut d étru it par la puissante satire qui est devenue l’oeuvre la plus célèbre de la littératu re espagnole: l’histoire de l’«Ingenioso ü

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H idalgo D on Q uijo tc de la M ancha» p ar Miguel de C ervantes Saavedra (1547— 1616); la prem ière p artie du Q u ijo te p a ru t e n 1605, la seconde en 1615. C ervantes, d ’abord soldat, fut blessé grièvem ent à la bataille de Lepanto, resta cinq ans prisonnier en A lgérie, et eut après son re ­ tour en Espagne une vie assez difficile e t pénible. N ous avons déjù parlé de ses com edias et entrem escs, de ses rom ans G alatea et Persiles; ses chefs-d’oeuvres sont le D on Q uijote et les N ovelas ejem plares. D on Q uijote est to u t d’abord une satire contre les rom ans de chevalerie, et C ervantes en a touché le point essentiel: l’idéal chevaleresque dans un m onde com plètem ent changé depuis l’époque où la chevalerie avait une fonction réelle. O r, en o pposant perpétuellem ent son h éros à une réa­ lité qui n ’a plus aucun rap p o rt avec celle qui est vivante d an s son im a­ gination, si ferm em ent enracinée qu’aucune déception, aucune expé­ rience n 'est capable d e le détrom per, et en lui d o n n an t comm e écuyer le paysan Sancho Pansa, d o n t le bon sens réaliste se jo in t à une croy­ ance inébranlable aux idées e t aux prom esses de son m aître, C ervantes a dépassé les bornes d ’une sim ple sa tire des rom ans de chevalier; son oeuvre est devenue le v ivant sym bole du peuple espagnol, de son noble et brillant illusionnism e, de sa m anière particulière de com biner cct illusionnism e avec le réalism e, e t m êm e plus que cela: de to u t noble illusionnism e chez les hom m es, de la g ran d eu r et de la v anité d e la vie hum aine. Le rom an est parsem é de nouvelles e t de pièces lyriques de tout genre comm e la plu p art des longs rom ans de l’époque. C erv an tes a com posé, à p a rt cela, douze N ovelas excm plares (1613); en Espagne, le term e novelas est em ployé sans d istinction p o u r ce que nous appelons «roman» et 'nouvelle»; les N ovelas ejem plares so n t des nouvelles, et elles sont, à côté de celles de Boccacc, les m odèles classiques du genre en Europe. Elles so n t plus longues, m oins douces et m élodieuses que celles du D ecam erone; on sen t que c’est un esp rit plus ferm e et plus viril qui les inspire. Parm i les auteurs de nouvelles postérieures, nous citerons le conteur am usant C astillo Solôrzano, les Sucfios très satiriques de Q uevcdo (1637) e t le D iablo cojuclo d e Luis V êlez de G uevara (1641), im ité par Le Sage dans son D iable boiteux. — C om parée à cct apogée de la poésie n arrativ e en prose, l’épopée en vers n ’est pas très im portante au siècle d'or espagnol; la plus célèbre, l'A raucana de l'.rcilla (1566), raconte les com bats héroïques des indigènes du C hili contre les Espagnols, com bats auxquels l’auteur avait pris p a rt comme officier espagnol. La plus belle épopée de la péninsule ibérique est portugaise: ce sont les Ltisiadas de Luis de C am ées (1572). la grande épopée de

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l'occan, qui chante le voyage de V asco da G aina autour de l'A frique et la colonisation portugaise aux Indes. 4) Je term inerai ce chap itre p ar quelques m o ts sur le m oralism e espagnol qui a lui aussi un caractère fo rt particulier. 11 préfère l’aperçu bref, élégant et un peu obscur; la technique des «devises», explications spirituelles e t fragm entaires de dessins sym boliques (em presas, emblem as), fort à la m ode au 16ème siècle, l’a certainem ent influencé. Les plus brillants m oralistes espagnols du ÎVème siècle sont O uevedo, p ar sa Politica de D ios y gobiem o de C risto e t son M arco Rruto, e t su rto u t B altasar Gracdân (1601—1658), un des sty listes ies plus raffinés d e l’h i­ sto ire littéraire, pessim iste et réactionnaire, d o n t les aphorism es essayent de d resser l’im age de l'hom m e parfait, basée su r la foi, le m épris du monde, la subtilité de l’esprit e t la m aîtrise de soi-mêm e. Son livre le plus m ûr est le C riticôn, paru pour la prem ière fois en 165Î. L’oeuvre de G raciân a exercé une influence considérable m êm e en dehors de l’Espagne. A p a rtir de la seconde m oitié du 17èmc siècle, la litté ra tu re espa­ gnole, entraînée p a r le déclin économ ique et politique d u pays, tom ba dans une décadence d o n t elle ne s ’est relevée qu’au 19ème siècle.

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LES T E M P S M O D E R N E S .

I. L a l i t t é r a t u r e c l a s s i q u e d u 17e s i è c le e n F r a n c e . A u 17e siècle, la consolidation de la m onarchie absolue, la centralisa­ tion de l’adm in istratio n e t la faiblesse des voisins o n t p rocuré à la Franco l’hégém onie en Europe. Il en est résulté p o u r elle une supré­ m atie de civilisation, de langue et. de litté ra tu re qui a é té presque in ­ contestée jusqu ’à la fin du 18e siècle; m êm e au 19e, la civilisation fran ­ çaise occupe une place p ré p o n d éran te en Europe. Sous le règne de H enri IV et de ses successeurs, les forces qui, à l’in ­ térieur, essaient de s’opposer à l’absolutism e — pro testan tism e, féoda­ lisme, grande bourgeoisie — so n t dom inées, grâce s u rto u t à la politique énergique du cardinal de Richelieu, p rem ier m in istre du fils de H en ri IV, Louis X III. P en d an t la longue m inorité qui suivit la m o rt de ce roi, su r­ venue en 1643 p resq u ’en m êm e tem ps que celle de Richelieu, une d e r­ nière ten tativ e do révolte co n tre l’absolutism e fut entreprise p ar la grande bourgeoisie des p arlem ents e t p a r quelques grands seigneurs;

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elle échoua; c’é ta it la F ronde (1648— 1653), m ouvem ent sa n s idée con­ ductrice e t com pliqué p a r to u tes so rte s d ’intrigues, dirigé su rto u t contre le cardinal M azarin, successeur de Richelieu. A p rè s la m o rt de M azarin (1661), le jeune roi, Louis X IV , continue e t achève l’oeuvre de ses p ré ­ décesseurs en cen tralisan t l’ad m in istratio n ; il gouverne le pay s p a r ses fonctionnaires; il essaie d ’en diriger m êm e la vie économ ique. C ’est la ruine définitive d e la stru ctu re corporative du m oyen âge, où to u tes les castes et to u tes les professions avaient une vie à elles, e t la victo ire de l'organisation centrale: le roi e s t le c e n tre du p ay s vers qui to u t con­ verge. D onnons m ain ten an t une liste chronologique des règ n es du siècle: H enri IV , assassiné en 1610; Louis X III, 1610—1643, d’a b o rd sous la régence d e sa m ère M arie d e Médicis, depuis 1624 avec Richelieu com m e m inistre tout-puissant; Louis X IV , 1643— 1715, d ’ab o rd sous la tutelle de sa m ère A nne d’A utriche, d o n t le p rem ier m inistre est Mazarin: après la m o rt de celui-ci, survenue en 1661, c’est «le siècle de Louis XIV». — La consolidation du pouvoir perm it à la France une politique fo rt active en Europe; et com m e l’A n gleterre tra v e rsa it une crise religieuse et politique, que les forces de l’E spagne s’épuisaient et que l’A llem agne éta it com plètem ent ruinée p a r la guerre de tre n te ans et ses suites, la France réussit à éten d re son te rrito ire et à é tab lir son hégém onie politique a u tan t p a r sa force m ilitaire que p ar le p oids de sa puissance économ ique. D e tous les points de vue, on p eu t diviser le siècle en deux parties bien distinctes; la prem ière, qui va ju sq u ’à la m o rt de M azarin, com pre­ n an t les règnes de H en ri IV , de Louis X III e t la m in o rité de Louis X IV, époque p en d an t laquelle l’absolutism e tro u v e en co re des adversaires, où des troubles surgissen t de tem ps à au tre, où la su prém atie de la cour n ’est pas encore solidem ent établie, où celle-ci n ’e s t pas en co re le centre de la vie littéraire e t artistiq u e, e t où le goût e t l’esp rit public so n t e n ­ core assez indécis e t flo ttan ts; e t la seconde, com p ren an t le règne de Louis X IV , où l’absolutism e est incontesté, où le roi dom ine to u te l’ac­ tivité politique e t intellectuelle du pays, e t où l’esp rit public, se s te n ­ dances e t ses goûts so n t n e tte m e n t définis. P arm i ies gran d s hom m es du siècle, D escartes et C orneille ap p a rtie n n e n t à la prem ière époque; La Rochefoucauld e t Pascal à une p ériode d e tran sitio n ; La F ontaine, Molière, Bossuet. Boileau, Racine, La B ruyère et Fénelon so n t du siècle de Louis X IV . E ssayons m a in te n a n t de d écrire les principaux courants en suivant chacun d ’eux à trav ers les deux périodes. 1) Pour le développem ent du langage littéraire, le 17e siècle com ­ m ence par une- violente réaction contre l'esp rit du 16e, co n tre l’enrichis-

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sem ent exagéré du vocabulaire, le désordre de la «syntaxe, l’italianism e e t l’anarchie d e s form es poétiques. Il est v rai que, dans ce dom aine, le 17e siècle a, to u t com m e le 16e, tendance à im iter l’antiquité, e t que son esthétique e st une esth étiq u e d e m odèle, c’est-à-dire q u ’il conçoit le b u t de l’a rt comm e une im itation d ’u n m odèle p arfait; e t ce m odèle est, d an s la pratique, la langue e t la litté ra tu re d es grandes époques gréco-latines d o n t les oeuvres furent considérées com m e conform es a la n atu re m êm e; de so rte que le p récep te d ’im iter la n atu re coïncidait pratiquem ent avec l’im itatio n de l’antiquité. Mais le 17e siècle (e t en ceci il s ’oopose n e tte m e n t au 16e) procède, dans cette im itation, avec un esprit d ’ordre, de critiq u e e t de choix; si, to u t com m e les générations précédentes, il aspire à une langue littéraire form ée d ’après le m odèle des langues anciennes, il n ’accepte p o u rta n t p as to u tes les innovations et expériences faites p a r l’hum anism e en langue vulgaire et p a r les th é o ­ riciens de la P léiade; ii ne v eu t plus im iter les im itateurs italiens de l’antiquité; il v e u t a d a p te r l’im itation à une form e nationale e t française. En outre, le seizièm e siècle, dans son besoin d ’en rich ir la langue (voir p. 154), avait puisé larg em en t dan s la langue m édiévale et dans les dialectes: il aim ait les term es archaïques e t dialectaux, e t m êm e la saveur des parlers populaires e t professionnels; il favorisait les néologis­ mes et les com positions de m ots selon ie m odèle grec. Le 17e siècle s’oppose à to u tes ces ten d an ces; il poursuit un b u t de délim itation, de codification, de classem ent, de choix e t d e goût. Le prem ier rep résen tan t de ce nouvel esp rit d ’o rd re et de clarté fut F rançois d e M alherbe (1555—1628), p o è te et critique, hom m e d’un g o û t trè s fin e t sû r, d une parfaite h o n n ête té intellectuelle, m ais quelque peu p éd an t et é tro it dans ses vues. Il épura le vocabulaire, essaya de fixer le sens des m o ts e t la valeur exacte d e s ra p p o rts syntax iq u es; il é tab lit des règles pour la stru ctu re des vers {nombre des syllabes, césure, rim e, enjam bem ent), et choisit, parm i le g ran d nom bre des form es poétiques en usage, celles qui lui sem blaient les plus p ro p res au génie français; il condam na les néologism es, les term es dialectaux, populaires, archaïques, ies italianis­ mes, et toutes so rte s d ’extravagances. C e n ’est pas qu’il a it voulu consciem m ent sép arer la langue littéraire de sa b ase populaire; to u t au contraire, i! a d it que la langue du peuple d o it to u jo u rs lui serv ir de m odèle (les «crocheteurs de Saint-Jean»); sa m éthode fu t p lu tô t celle d’un jard in ier qui v eu t tirer du soi les plus beaux fru its en taillan t e t en ém ondant les arbres. T outefois, ce fu t un jard in , ce ne fu ren t plus les cham ps, les forêts, les m ontagnes. C ’est M alherbe qui p rép are la scis­ sion entre la langue littéraire (ou celle de la b onne société) e t la langue

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du peuple; c’est sous son influence que la langue française littéraire com m ence à d evenir ce qu’elle est restée longtem ps, et ce d o n t elle garde des traces ju sq u ’à ce jo u r: une langue extrêm em en t élégante et n e tte d an s ses contours, m ais quelque peu ab straite, trè s conservatrice, et parfois presque sèche. C ’est aussi de M alherbe que d ate la centrali­ sa tio n dictatoriale de la langue, qui décrète d ’une façon a u to ritaire ce q u ’il e s t perm is de dire e i d ’écrire; non p as pour le fond, m ais po u r la form e; on a pu co n stater so u v en t que les F rançais so n t beaucoup m oins révolutionnaires d an s leur langage q u ’en politique. Il est v rai que dès l’époque d e M alherbe une certaine opposition s’est déclarée; il fut atta q u é p a r les derniers p artisan s des idées de la Pléiade, su rto u t par un poète satirique trè s doué, M athurin R égnier; d ’au tres p o ètes du com ­ m encem ent du siècle se souciaient fo rt peu de ses p réceptes; la société aristocratique et la cour du tem ps d ’H enri IV et de Louis X III n ’ont pas appris g ran d ’chose du bon goût et du b o n sens m alherbiens. Mais comm e ces groupes n ’avaient à opposer à la réfo rm e de M alherbe rien de vigoureux, d e solide ou de populaire, m ais seulem ent du rom anesque et de l’extravagant, ils n 'eu ren t pas d ’influence durable. E n tre 1620 et 1650, la préciosité, c’est-à-dire la form e française du p étrarq u ism e outré, qui aim e les raffinem ents du langage, su rto u t les m étap h o res et com ­ paraisons recherchées, eut un prestige considérable; mais, bien que s’opposant à l’esprit de la réform e de M alherbe, elle lui fut p lu tô t utile p ar ses effets, en accoutum ant la b onne société à une form e soignée de l’expression. L’activité de l’A cadém ie française, fondée en 1634 par Richelieu, s’exerça en tièrem en t dans le sen s de la tra d itio n de M alherbe. Sa grande oeuvre, le D ictionnaire, n e p a ru t q u ’à la fin du siècle, mais son influence p u riste qui exclut to u t ce qui e s t irrégulier, extravagant, et to u t ce qui est savoureusem ent populaire se fit se n tir dès se s débuts. D ans le cadre de ces tendances, on p eut distinguer deux co u ran ts qui souvent v o n t ensem ble et se com plètent, mais qui p o u rta n t découlent de principes différents. L’un accepte comm e a rb itre l’usage, c’est-à-dire l’usage de la bonne société, qu’on appellait alors ‘les h o n n êtes gens» ou ‘la cour et la ville»; c’est le point de vue du livre le plus influent dans ce dom aine, les R em arques su r la Langue F rançaise de V augelas (1647), de la p lu p art de ses nom breux successeurs e t du public en général. L’au tre courant, plus rigidem ent logique, insiste su r la stru c tu re ratio n ­ nelle du langage, su r la raison; c e tte m anière de considérer le langage est inspirée p ar le rationalism e de la philosophie cartésienne dont l’e sp rit se rép an d it bien au-delà du cercle re s tre in t des philosophes et des savants, et favorisa le besoin de clarté e t de n e tteté de l’expression

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qui s’é ta it m anifesté déjà depuis M alherbe; la tendance rationaliste en m atière linguistique est particu lièrem en t forte dans la «G ram m aire générale e t raisonnée» d e Port-R oyal (voir p. 181), com posée p a r A rnauld e t L ancelot (1660). O n p eu t d ire que d an s l’ensem ble c’est «l’usage» qui dom ine; m ais puisque c’e s t l’usage d ’une m inorité très cultivée, to u t im bue de bon se n s et de raison, l’usage est fo rt raisonnable. C ette m inorité pleine de bon g o û t et de b o n sens, qui garde îa m esure en toute chose et évite to u te extravagance, se co nstitue définitivem ent comme a rb itre des form es de la vie, de la langue et de l’a rt vers "1660, quand Louis X IV arrive au pouvoir: le roi lui-même est le plus parfait représentant de c et e sp rit, e t c’est dans son en to u rag e que v ivait le grand théoricien d e la litté ra tu re française classique, le successeur le plus célèbre de M alherbe: N icolas B oileau-Despréaux (1636— 1711). Lui aussi avait ce g o û t fin et sûr, u n peu étroit, trè s français; de plus, c’était un hom m e très sav a n t, connaissant à fond la poésie antique, e t un poète satirique fo rt m alin, d ’une verve e t d'une justesse d ’expression qui donnaient à ses idées, m êm e q uand elles éta ie n t banales, de l’am pleur e t de i’éclat. Ses p récep tes ne se b o rn aien t pas au langage e t au vers; il insistait su r la différence des genres en poésie, à la m anière des th éo ri­ ciens antiques; il in sistait su rto u t su r la différence principale, la sép ara­ tion n e tte de to u t ce qui est trag iq u e du réalism e de la vie quotidienne; m êm e dans la com édie, du m om ent que l’action se passait dans un milieu d’ho n n êtes gens, il fallait exclure to u t le g ro tesq u e e t to u t le bas réalism e, adm is seulem ent dan s la farce que, d u reste, il détestait. C ’était, selon lui, une règle de la bienséance, que c e tte trip le sép aratio n des genres: le tragique sublim e, le com ique des honnêtes gens dans le langage de la conversation polie, e t le b as réalism e g rotesque de la farce; il ne concevait pas d ’a u tre réalism e populaire que les grim aces de la farce. E t s ’il in sistait su r la règle d es unités au th é â tre (tem ps, lieu, action), ce n’éta it p as seulem ent à cause de l’au to rité des anciens, c’éta it parce que, selon lui, le b o n se n s mêm e, la vraisem blance, le dem andaient. L’im agination, la force de l’illusion, le plaisir du peuple «ignorant» ne com ptent p as à se s veux; bienséance e t vraisem blance intellectuelles com ptent seules; s ’il dem ande qu’on im ite la nature, il en ten d p a r ce m ot les habitu d es e t usages des h o n n ê te s gens qui év iten t to u te e x tra ­ vagance; e t puisque, selon lui, les anciens avaien t é té fo rt h o n n êtes gens et très raisonnables, im iter la nature, chez lui, signifie en m êm e tem ps suivre la raison, l’usage des h o n n êtes gens e t les anciens. Com m e c’é ta it un hom m e très spirituel, excellent observateur, d ro it e t ferme dans ses idées, nullem ent ennuyeux, en harm onie parfaite avec les

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instincts de son époque, son influence fu t trè s grande; p en d an t plus d ’un siècle il fut le d ictateu r du goût en Europe. 2) D ans n o tre chapitre su r la R enaissance (p. 141/2) n ous avons parlé des prem ières traces d e la form ation du public m oderne. C e développe­ m en t ce poursuivit en France au 17e siècle dan s un se n s assez p a rti­ culier. A u 16e siècle, la litté ra tu re fu t ou bien savante ou bien p o p u ­ laire, quelquefois l’un et i’a u tre en m êm e tem ps; en France, au siècle suivant, le «savant» n ’a plus beaucoup de prestige, on a m êm e une cer­ taine tendance à le m épriser com m e p éd an t, s ’il ne réussit pas à cacher so n savoir ou to u t au m oins à le p résen ter d ’une m anière agréable et généralem ent com préhensible; q u an t au peuple, il e s t m uet, et les écri­ vains ne travaillent plus pour lui. M ais il sc form e un g roupem ent n o u ­ veau, la société polie, com posée de gens bien élevés et instruits, d o n t le savoir était parfois assez superficiel, m ais d o n t la form ation s ’a d ap ta it parfaitem ent aux besoins d ’une vie civilisée et élégante. Les connais­ sances que l’hum anism e avait laborieusem ent conquises, s ’éta ie n t d é­ sorm ais répandues; tous ceux qui, dans la bonne société, avaiènt un peu de goût et quelque am bition de passer pour «bel-esprit», pouvaient facile­ m ent se procurer quelques notions élém entaires su r la litté ra tu re a n ­ cienne, et il était encore bien plus facile de suivre les co u ran ts contem ­ porains de la m ode littéraire. L’idéal de cette société fu t l’hom m e qui sait vivre, c’est-à-dire vivre en bonne société; il fau t pour cela q u ’on ait des form es parfaitem en t agréables e t a d ap té es à la m ode, qu'on sache parfaitem ent la place q u ’on occupa datas la société (qu’o n «se connaisse» et qu’on «ne se m éconnaisse pas»), et qu’on n ’a it aucune spécialisation professionnelle, ou qu’o n sache la faire oublier; q u an d on ne p arv ien t pas à faire oublier en so ciété qu’on e s t juge ou m édecin ou m êm e poète, on devient vite ridicule. A condition de se co nform er à to u t cela, on est «honnête hom m e»; la naissance n’est p as indispensable, on p eu t fo rt bien ê tre h onnête hom m e san s être «homme de qualité». T outefois, il e st entendu qu’une telle form ation ne sa u ra it ê tre o b ten u e que dan s les milieux de la noblesse ou d e la bourgeoisie enrichie; celle-ci, à cette époque, am bitionnait d ’ab an d o n n er les professions qui l’avaien t enrichie, le com m erce ou l’industrie, et d ’ach eter une charge, so u v en t p urem ent nom inale, dans la «noblesse de robe». (La p lu p a rt des hom m es célèbres de cette époque so n t issus de fam illes de robe.) L’idéal de l’h o n n ête hom m e a d es racines m ultiples d a n s la civilisation a n tiq u e e t dan s la Renaissance, on trouve des phénom ènes sem blables d a n s d ’au tre s pays européens; m ais la form e française est assez p articulière e t a eu beau­ coup de prestige e t d ’influence m êm e en deh o rs d e France. M ontaigne

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î’avait déjà esquissée quand il se m oquait des sav an ts qui ne so n t que savants, et so n t déroutés dès q u ’ils q u itte n t le dom aine de leur savoir; tandis que l’hom m e «suffisant» est suffisant parto u t, même à ignorer. C ette conception fut ad ap tée aux besoins d e la société du 17e siècle, perdit son caractère individualiste et in d ép en d a n t e t d e v in t générale; elle produisit u n ty p e d ’hom m e de société p arfaitem en t «universel», to u ­ jours à so n aise e t plein de n aturel dan s son attitu d e , qui avait du goût et de l’esprit, de l’honneur e t de la bravoure, m ais g ard ait la m esure en toute chose et évitait de se d istinguer de se s pareils p a r tro p d ’origina­ lité; sans cela, il courait danger de passer p o u r un «extravagant». La société française d o it beaucoup à la préciosité, su rto u t à la prem ière et à la plus brillante des précieuses, la m arquise de R am bouillet, d ’origine à demi italienne, qui créa dans sa m aison la société intim e des salons (ce m ot ne s’em ployait pas encore dans le sens qu’il a pris plus tard, on disait au 17e siècie «ruelle» ou «alcôve»; c’est une forme de réunion qui n’existait pas auparavant, et d o n t la p articularité consiste dans son intim ité élé­ gante, et en ce q u ’elle réunit des gens de naissance diverse su r un pied d’égalité au m oins apparente, basée su r la b onne éducation, l’hom ogénéité du niveau m oral, intellectuel et esthétique, la galanterie, et la ferme résolution d’être agréable à son prochain ou du m oins de ne pas le blesser si ce n’est dans une form e im peccablem ent polie. A l’époque de Ma­ dame de R am bouillet (c’éta it la prem ière m oitié du siècle) la cour était encore très peu polie, le roi e t une g ran d e p a rtie de l’a risto cratie étaien t dem eurés assez grossiers dan s leurs m oeurs: l’intluence pédagogique de l’hôtel de R am bouillet fut considérable. M ais son groupe et les nom ­ breux im itateurs e t im itatrices de la civilisation précieuse avaient dans leur goût e t leu r m anière de se conduire et de s ’exprim er quelques traits qui p aru re n t plus ta rd ex trav ag an ts: l’am our du rom anesque av en ­ turier, l’exagération d an s l’em ploi des m étaphores, quelque péd an terie dans l’analyse des sentim ents; cela se v o it d an s les rom ans et les poésies inspirés p a r la préciosité; c’étaien t des m odes qui sem b laien t tolérables et m êm e charm antes quand elles éta ie n t nouvelles e t lim itées à une élite de la société, m ais qui devenaient p arfaitem en t ridicules q uand elles se rép andaient et que n ’im porte qui les im itait. O n sa it com m ent M olière s’en est m oqué. Ses Précieuses ridicules co ïncident avec l’arriv ée d e Louis X IV au pouvoir; à ce m om ent la m ode de la préciosité et l’em pire de ses salons avaient passé. Sous le jeu n e roi, la cour e t la société en général p erd ire n t le goût du rom anesque e t d e l’extravagance; la mesure, le bon sens, le go û t d e l’équilibre harm onieux, l’élégance, la bienséance furent à leur com ble, e t le seul centre de la société fut le roi. O r, <s

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Louis X IV fut lui-même l’idéal de l’h onnête hom m e; jam ais peut-être un roi ne fut si natu rellem en t élégant, m esuré, digne et m aître d e lui, to u t en ay an t beaucoup de charm e personnel; il y a peu d ’hom m es d o n t nous connaissons l’histoire qui aient eu des qualités e t des capacités si heureusem ent développées sans qu’aucune d ’elles n ’em p iétât su r l’autre. L’absolutism e, e t Louis X IV en particulier, o n t puissam m ent contribué à la form ation du public tel que je viens de le décrire; car en b risan t définitivem ent l’indépendance féodale, en fo rçan t les grands seigneurs à n ’ê tre que des courtisans entièrem en t d ép en d an ts de lui, en leur ô ta n t toute fonction in h ére n te à leur caste, le roi ne leur laissait plus aucune form e de vie au tre que celle d ’h o n n êtes gens un peu privilégiés; et q uant à la grande bourgeoisie, d o n t l’ancienne indépendance n ’éta it pas d avan­ tage tolérée, elle ne tro u v ait pas non plus d ,a ttitu d e plus convenable que celle d’honnêtes gens dégagés de to u te obligation professionelle, ou du m oins affectant de l’être. V oilà les deux p a rtie s qui com posent le public du siècle de Louis X IV , et de là v ient le nom q u ’on lui donne o rdinaire­ m ent dans les docum ents contem porains: la cour e t la ville. C e tte so ­ ciété com posée de courtisans et de grands bourgeois, le plus souvent m em bres de la Robe, fut l’arb itre de l’usage dans la langue, la litté ra ­ ture et les form es de la vie, d e cet usage d o n t n ous avons parlé dans n o tre dernier paragraphe. A jo u to n s encore que c’est P aris seul qui d o ­ m ine; la province ne com pte plus. 3) Les g ran d es lu tte s religieuses du siècle passé so n t term inées. La dernière résistance des p ro te sta n ts est brisée p a r Richelieu, e t dep u is ce tem ps la civilisation française redevient p u rem en t catholique. 11 est vrai que les H uguenots o n t joué un trè s grand rôle d an s la vie économ ique; quand Louis X IV les chassa en 1685 p a r la rév o catio n de l’éd it de N an te s (voir p. 153), il affaiblit considérablem ent les forces p ro d u ctric es du pays; ce fu t une d es fautes les plus graves d e son règne. A u d éb u t du siècle, u n m ouvem ent épicurien, m atérialiste e t athée se dessina, e t des groupes d’épicuriens ath ées surv iv en t m êm e p en d an t l’époque de Louis X IV ; m ais leur influence est insignifiante. C ’est donc, d an s l’en­ sem ble, u n siècle catholique, orthodoxe, trè s loin des h ardiesses de la R enaissance. L’activité catholique est considérable dan s tous les d o ­ m aines, elle l’est aussi dans le dom aine d e l’éducation, où l’Eglise, m odernisée à la suite du m ouvem ent de la C ontreréform e, fait une large p a rt à la form ation h u m an iste e t ne se m o n tre nulle­ m ent hostile aux recherches scientifiques et philosophiques; beau­ coup de cartésiens distingués fu ren t des hom m es d ’Eglise, par exem ple lo p ère o rato rie n M aiebranche. L’activ ité des congrégations

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catholiques fut trè s intense, e t l'a rt du serm on p arvint, sous Louis X IV, à un apogée sans égal d an s la litté ra tu re française; so n principal repré­ sen tan t, Jacques-Bénigne B ossuet (1627—1704), est un des plus grands orateurs européens e t l’un des gran d s artiste s de la prose française. C ependant, le m ouvem ent catholique n’a pas cet aspect vivant, im a­ ginatif et populaire qu’il av ait au m oyen âge e t qu’il g ardait encore au I7e siècle dans quelques au tres pays, p ar exem ple en Espagne; ses m ani­ festations o n t souvent quelque chose de rationaliste, un air de céré­ monie officielle qui frappe celui qui connaît les textes religieux antérieurs. Presque toutes les grandes oeuvres françaises de la litté ra tu re catho lique du 17e siècle, depuis Saint F rançois de Sales, grand théologien m ystique et grand préd icateu r quelque peu précieux (Intro d u ctio n à la vie dévote, 1608), ju sq u ’à Bossuet e t Fénelon, l’un m ort en 1704 et l’autre en 1715, s ’adressen t à la société e t n o n au peuple. L e u r style, leurs con­ ceptions, toute leur m anière de p rése n te r les vérités chrétiennes s’en ressentent; la dévotion telle qu'elle se reflète dans la littératu re, sur­ to u t celle des clames du grand m onde, to u t en é ta n t souvent fo rt sé rieuse e t mêm e rigide, exhale p arfois une atm o sp h ère de société polie, un air d ’âm es choisies qu’on ne re n co n trerait guère dans la vie catho lique des époques antérieures. — A Sexception d es troubles du com ­ m encem ent du siècle e t de la révolte des p ro te sta n ts dans les Cévennes après ia révocation de l'édit de N a n te s (les C am isards), il ne s’est plus produit de m ouvem ent an ticatholique; m ais de graves crises o n t surgi au sein m êm e de l’Eglise catholique e n France; la plus grave e t la plus im portante fut la lu tte e n tre les Jésuites et les Jansénistes. I-es Jésuites (voir p. 140) avaient eu une large p a rt dans l’oeuvre de la C ontreréform e; ils poursuivaient, e n tre autres, un b u t d 'ad ap tatio n de la morale chrétienne aux besoins de la vie m oderne; ils avaient, à cet effet, beau coup contribué à développer l’étude de la m orale dan s les cas particuliers et pratiques, la casuistique, et quelques-uns de leurs auteurs, p ar excès de sagacité, pour m o n trer ex actem en t les lim ites extrêm es de ce qui pourrait être perm is dans certains cas particuliers, avaient énoncé des opinions parfois étran g em en t relâchées; en outre, les Jésuites, d an s la discussion sur un des problèm es les plus graves de la théologie, ie pru blêm e de la grâce — où il s ’agissait de savoir si la grâce divine est à elle seule capable de ren d re l'hom m e ju ste e t le sauver de la dam nation éternelle, ou si le libre arb itre de l’hom m e y est pour quelque chose — étaient p artisan s de la d o ctrin e qui réservait une p art relativem ent large à la coopération du libre arbitre. O r, un évêque hoüundais, Jansénius, p artan t des doctrines de Saint-A ugustin et ex ag éran t encore le rigorisme o

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de ce dernier, avait so u ten u én ergiquem ent i’idée de la toutepuissance de la grâce divine, ce qui im plique u n e x trêm e pessim ism e concernant l’âm e hum aine, à elle seule incapable de se délivrer du péché qui lui est inhérent. U n de ses p artisan s français, Saint-C yran, gagna une abhesse, la m ère A ngélique A rnauld, qui co n v ertit son couvent (Port-R oyal) à la doctrine janséniste. O r, la haine des Jésuites était h éréd itaire chez les A rn au ld ; c’éta it une vieille famille de g rande robe, qui avait com battu les Jésu ites dan s les lu tte s politiques e t religieuses de la fin d u 16e siècle; to u te c e tte famille, d an s laquelle s’unissaien t la ferm eté du caractère, le rigorism e religieux e t un esp rit trad itio n n el d ’in­ dépendance bourgeoise, fu t convertie à la cause du Jansénism e; une p artie de leurs nom breuses relatio n s d an s la grande bourgeoisie des p arlem ents les so u tin t; ils gagnèrent des ad h é re n ts m êm e d an s la h au te noblesse; e t ainsi fu t form é le groupe du Jansénism e français, M essieurs de Port-R oyal. L eur chef fut un des A rnauld, A n toine, théologien distin ­ gué, esp rit ferm e, clair e t d ro it, fo rt obstiné; lui e t se s am is m en èren t une longue lu tte parfo is trè s d ram atiq u e c o n tre les Jésu ites su r les questions de la grâce et de la m orale; après la grande crise, qui dura de 1650 à 1670, la lu tte re p rit en 1679 et encore une fois au com m ence­ m en t du siècle suivant. L e gouvernem ent, so u p ço n n an t peu t-être un germ e de p arti politique d an s le m ouvem ent, appuya les Jésu ites à la cour papale et usa de so n influence pour faire condam ner les d octrines jansénistes. V e rs 1660, on essaya d e fo rcer les religieuses de P ort-R oyal à signer un form ulaire co n d am n an t le fo n d des idées jan sén istes; elles e t leurs ad h éren ts fu ren t persécutés, les écoles que Port-R oyal avait fondées furent ferm ées, A n to in e A rnauld fu t obligé, en 1679, d e q u itte r la France; le couvent des religieuses de Port-R oyal fut m êm e supprim é définitivem ent v ers 1710; m ais l’esp rit e t les idées des Jan sén istes eu ren t néanm oins grâce à la ferm eté de leur e sp rit de so lid arité e t à l’unité rigoureuse de leurs idées, une trè s g rande influence qui e u t so n apogée au 17e siècle et se prolongea, m algré les persécutions, ju sq u ’au d éb u t du dix-neuvièm e. Ils fu ren t aussi d’excellents pédagogues; leurs «Petites Ecoles» o n t exercé, m algré la brève durée d e leur existence (1643— 1660), une influence considérable su r les program m es e t les m éth o d es d ’e n ­ seignem ent en France. Les m anuels qu’ils o n t écrit po u r ces écoles ont été célèbres, su rto u t la Logique, com posée p a r A rn au ld e t N icole, et la G ram m aire que nous avons m entionnée au p rem ier p a rag rap h e de ce chapitre. D 'au tres livres im p o rtan ts, livres de théologie, de m orale, de polém ique so n t so rtis de leur groupe; et ils com p ten t p arm i leurs ad ­ h éren ts les plus ferv en ts u n des grands génies du siècle, Biaise Pascal

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(1623—62). Il éta it d éjà u n m athém aticien e t physicien célèbre quand il se convertit définitivem ent aux idées jansénistes; il d evint u n fanatique religieux e t u n écrivain d ’une puissance ex traordinaire. Il a écrit contre les Jésuites les L ettres provinciales, la satire la plus terrib le et en mêm e tem ps la plus am usante de la langue française, un des livres qui o n t créé la prose m oderne; e t les Pensées, fragm ents d ’une apologie du christia­ nism e qu’on a trouvés après sa m ort, et que les différents éd iteu rs ont classés de beaucoup de m anières diverses (l’édition critique qui perm et de suivre l’histo ire du tex te e s t celle de L. B runschvicg); c’est un livre saisissant. P a rta n t de la conception de M ontaigne sur la condition de l’hom m e (voir p. 160), Pascal essaie d e p rouver que la seule solution du problèm e de l’homm e, m isérable e t grand à la fois, placé e n tre les deux pôles de l’infinim ent grand e t de l’infinim ent p etit, e n tre l’ange et la bête, incapable de résoudre p a r sa raison les problèm es que la raison suffit to u t ju ste à lui poser, lui est fournie p ar le m y stère chrétien de la chute d ’A dam et de la rédem ption p a r Jésus-C hrist. T ragiquem ent paradoxales, les P ensées agissent su rto u t su r des esp rits enclins à ap p ro ­ fondir l’introspectio n e t conscients d e leur existence problém atique; d’autre p a rt elles on t p ar leur extrém ism e p aradoxal donné aux esprits positifs e t antireligieux l’occasion de se servir des données m êm es des Pensées pour réfu ter leurs conclusions chrétiennes (V oltaire). — U ne autre crise au sein du catholicism e français éclata à la fin du siècle au su je t d’une doctrin e d e dévotion m ystique appelée quiétism e. E lle in ­ téresse l’histoire littéraire parce q u ’elle p ro v o q u a une lu tte acharnée en tre Fénelon, p a rtisa n du quiétism e, et Bossuet, an térieu rem en t son am i e t protecteu r. B ossuet l’em porta, e t Fénelon d u t q u itte r Paris, ce qui eut de graves conséquences politiques; il re sta to u tefo is archevêque de C am brai, e t son influence fut to u jo u rs considérable. N o u s y revien­ drons en p arlan t de Fénelon. 4) D ans la litté ra tu re profane, ce so n t deux genres qui o n t fleuri au 17e siècle: le th é â tre et le m oralism e, c’est-à-dire la critique des m oeurs; la poésie lyrique e t l’épopée en v ers n ’o n t rien donné de v raim en t im ­ p o rtan t. P arlon s d ’a b o rd du th éâtre. A lex an d re H a rd y (voir p. 156 av ait réussi à ad a p te r le th é â tre sa v a n t de la Pléiade aux besoins de la scène, m ais ce n ’é ta it qu’un régisseur e t versificateur habile, ce n ’éta it p as u n poète; encore était-il forcé de faire beaucoup de concessions au goût de son public qui, au com m encem ent du siècle, se com posait non pas du peuple, m ais p lu tô t d e la populace parisienne. D u tem ps de Richelieu, la société com m ençait à s’in téresser au th é â tre ; le cardinal lui-même le protégeait. O n s’efforçait de relever son niveau m oral, social c

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e t esthétique; des pièces d ’un goût plus raffiné furent com posées et jouées; la m ode des com édies p asto rales e t d es tragicom édies rom anesques, rem plies d ’av en tu res invraisem blables dom inait, mais quelques p oètes essay aien t d é jà de suivre stric te m e n t les règles des unités sans sacrifier pour cela l’in té rê t d ram atique. E n 1636, Pierre C orneille (1606—84), originaire de R ouen, qui avait com posé auparavant quelques com édies d ’un réalism e beaucoup plus élégant que celui de ses contem porains, fit jo u er sa tragicom édie du C id, le p rem ier chef-d’œ uvre du classicism e français, œ uvre d ’une grande force d ram atique et d ’un rythm e puissant; il y avait, n o n san s quelque violence, et sans d ’ailleurs observer strictem en t l’unité de lieu, réd u it aux lim ites d ’une durée de 24 heures, un épisode des M ocedades del C id de G uillén de C astro (voir p. 189). 11 se conform a ex actem ent à to u te s les règles dans la série des tragédies qui se su ccédèrent dans les années suivantes et qui sont ses chefs-d’oeuvre: H orace, Cinna, Polyeucte, la m o rt de Pom pée, Rodogune; c’est le fo n d ateu r du th éâtre du 17e siècle et l’aîné des grands classiques; grâce à ses prem iers succès et à son prestige, le th éâtre devint définitivem ent un grand a rt et un div ertissem en t hon n ête de la bonne société et des fem m es du m onde. L’a rt de C orneille consiste à m ontrer u n conflit où la force de l’âme trio m p h e des in stin cts les plus naturels et spontanés (l’honneur, le patriotism e, la générosité, la foi triom phent de l’am our, des liens de famille, du désir de vengeance); sa conception de la grandeur d ’âm e s ’inspire de l’anthropologie cartésienne, qui exaltait la dignité m orale e t rationnelle de l’hom m e. C orneille est to u jo u rs grand, path étiq u e, sublim e; il est p arfois un peu raide, et un peu ex travagant dan s l’in vention de ses conflits surhum ains. 11 vécut longtem ps et continua d ’écrire d es tragédies; m ais il n e su t s’ad a p te r ni à la galanterie ten d re d es précieuses ni au goût antirom anesque et à la psychologie plus intim e e t plus hum aine de la g énération de Louis X IV ; to u jo u rs respecté et adm iré, il cessa d ’être à la m ode, il fut quelque peu négligé et oublié; dans les d ern iers tem ps de sa vie, il fut d ’hum eur m orose et très m alveillant envers se s successeurs, su rto u t en v ers Racine, de beaucoup le plus im p o rta n t d ’en tre eux. R acine é ta it son c a d e t de 33 ans (1639—99), le plus jeu n e des p oètes qui o n t illustré les d éb u ts du règne de Louis X IV . Elevé p a r les Jan sén istes d o n t l’e sp rit l’avait p ro ­ fondém ent im pressionné, il se brouilla m écham m ent avec eux, en deve­ n a n t «poète de théâtre», ce que leur rigorism e condam nait; m ais il en garda to u jo u rs le rem ords. R acine é ta it très in stru it, sa v a n t m êm e; tout son a rt se base sur une connaissance intim e d es gran d s classiques grecs; trè s passionné, très m échant quand on s’opposait à scs passions ou à sa

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vanité, extrêm em ent susceptible e t facile à blesser, il resta, avec toutes ses passions, ses vanités, ses triom phes e t ses biessures, un chrétien qui a tten d anxieusem ent la grâce divine. R acine fut le plus grand p o ète de so n époque, le seul qui, to u t en o b serv an t scrupuleusem ent les règles, la bienséance e t la vraisem blance, n e m o n tre jam ais ce fond de sécheresse qui. sem ble in h é re n t aux oeuvres du grand siècle; avec to u t cela, il fu t p arfait «honnête hom m es, et courtisan accom pli de Louis XIVI.a série ininterrom pue d e se s chefs d ’ceuvre qui p araissen t su r la scène de 1667 à 1676 — A ndrom aque, B ritannicus, Bérénice, B ajazet, M ithridate, Iphigénie, e t le plus accom pli d e tous, P h èd re — se com pose presque entièrem en t d e tragédies d ’am our-passion, d o n t la bienséance et le sty le élevé ne cachent n ullem ent qu’il s ’agit p a rto u t de l’am our sensuel dans sa form e extrêm e, celle où il touche à la folie, où il m éprise to u te autre considération, m êm e la dignité m orale et la Vie, et il déchire entièrem ent le personnage qui en est frappé ne laissant guère d’autre solution que la m ort. Les v ers de R acine so n t de bien loin les plus beaux de la langue française; La F ontaine et quelques m odernes (Paul V aléry) en appro ch en t parfois, m ais rien ne sau rait se com parer à la force soutenue et infinim ent variée du rh y th m e racinien, qui, p arfaite­ m ent correct, sans jam ais fran ch ir les lois les plus sévères d’une esthétique rigoureuse, enivre ou déchire le coeur m êm e de ceux qui dans leur vie n ’auraient jam ais éprouvé des passions d’une force pareille. Il est vrai qu’au jo u rd ’hui il fau t avoir, su rto u t quand on n ’est p as élevé dans la trad itio n française, une certaine form ation esthétique qui se p erd de plus en plus pour les g oûter entièrem en t. A leur époque et longtem ps après, les tragédies de Racine suscitaien t u n e adm iration im m ense; elles créaient un culte de la passion, d éjà p rép aré p a r C orneille e t les rom ans d ’am our, qui sem blait d ’a u ta n t plus dangereux aux hom m es les plus clairvoyants de l’Eglise catholique que la trag éd ie racinienne p résen tait la passion non pas comm e un vice laid ni comm e un désordre passager, m ais com m e une ex altatio n suprêm e de la n atu re hum aine, adm irable, enviable m algré ses conséquences funestes, com parable presque & l’um our m ystique p o u r Dieu. R acine lui mêm e, blessé p a r les intrigues de ceux qui lui enviaient sa gloire e t p ris de rem ords, se re tira du th éâtre après Phèdre, e t ne fut plus qu’un h onnête hom m e fo rt dévot. Il e u t une charge auprès du roi, se réconcilia avec les Jansénistes, épousa une femme qui ne co m prenait rien à la poésie et n ’écrivit plus de pièces que beaucoup plus ta rd , vers 1&90, quand M adam e de M aintenon, se­ conde épouse du roi, lui dem anda un d ivertissem ent po u r Saint-C yr, in stitu t qu'elle avait fondé pour l’éducation de jeunes filles nobles. c

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Racine écrivit pour elle E sth e r e t A thalie, pièces o ù il n ’y a p as d’am our, m ais qui m o n tren t q u ’il n ’av a it nullem ent p erd u le sen s des in stin cts et d es passions hum aines. A p rès lui, la trag éd ie n ’a plus rien d onné de grand. Le th é â tre com ique du 17e siècle est fo rt riche e t varié. A cô té des gran d s th é â tre s où l’on cherche, depuis C orneille, «à faire rire les hon­ n êtes gens san s personnages ridicules», c’est-à-dire à créer une com édie de salon sans plaisan teries grossières, on jo u e la vieille farce française d an s les foires, e t une tro u p e italienne rep résen te les com édies e t les farces de so n pays. L’im itation des Italiens e t aussi des E spagnols occupe une large place m êm e dans les pièces françaises; dans la seçende p artie du siècle, la m usique et le b allet se com b in en t avec la farce, ou avec la com édie pasto rale ou m ythologique p o u r les divertissem ents de la cour. Le nom bre des p oètes com iques e s t considérable, C orneille a écrit plusieurs com édies d an s sa p rem ière période (le M enteur), et R acine a fait la com édie ch arm an te des Plaideurs. Le grand poète com ique du siècle fut Jean-B aptiste Poquelin, d it M olière (1622—73) qui, ap rès des déb u ts pénibles e t un long apprentissage en province, reto u rn a avec sa troupe à P aris en 1658; il d evint v ite le favori du jeune roi (Louis av ait alors 20 ans); le roi le so u tin t c o n tre to u tes les attaq u es des envieux, de ceux d o n t il avait blessé la v an ité p a r sa satire, e t su r­ to u t d e la «cabale d es dévots», groupe trè s influent d e gran d s seigneurs qui suscita co n tre lui une intrigue fo rt dangereuse à p ropos du T artuffe. M olière fu t un acte u r com ique célèbre, u n régisseur et le chef d'une troupe; il faut to u jo u rs se rap p eler cela p o u r co m prendre son oeuvre; il est le poète principal de sa pro p re troupe, il m e t lui-m êm e les pièces en scène et il y joue lui-m ême un des rôles im p o rtan ts. C ’est un hom m e d ’un p arfait bon sens, avec un coup d ’oeil infaillible pour to u t ce qui est m atériellem ent ou m oralem ent ridicule, e t su rto u t avec un instinct incom parable pour la technique et les effets de la scène. Il ne suffit pas de lire ses pièces, il faut les vo ir jouées, e t b ien jouées; peu d e gens on t assez d’im agination pour voir la scène e t les gestes en lisant. L’a rt de M olière a un côté p urem ent farce, qui exploite avec une verve puissante tous les m otifs grotesques e t les jeux de scènes plus ou m oins grossiers de la trad itio n française e t italienne; et un côté m oraliste, qui dépeint et critique les ridicules de la société de son tem ps, avec beaucoup de réalism e, m ais en ch erch an t toujours, dans les différents personnages qu’il m et en scène — l’avare, l’hypocrite, le jaloux, le m isanthrope, l’hypocondriaque, le snob etc. — des ty p es hum ains qui auraient pu vivre dans tous les tem ps et parto u t. C ette tendance à chercher le général

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et à établir les ty p es é tem els d e la psychologie hum aine lui est com ­ mune avec to u te son époque, elle fait p a rtie de l’e sp rit classique, et elle contribue à lim iter le dom aine du réel quotidien dans l’a rt littéraire, dom aine d éjà fo rt restrein t p a r la sép aratio n des genres (voir p. 176) qui défend de tra ite r sérieusem ent et tragiquem ent la réalité de tous ies jours. T outefois, M olière e s t parm i les grand classiques celui qui est allé le plus loin dans l’effort de p rése n te r la réalité telle qu’il l’observe tous les jours, et ses ty p es s e n t p arfois fo rt individuels. Son Tartuffe, p ar exemple, n’est pas u n iquem ent le type de l’hypocrite, m ais aussi un sensuel dévoré de convoitises mal cachées, ce qui lui donne un caractère assez particulier; et il en e st de m êm e d e la plu p art de ses personnages qui so n t toujou rs des hom m es v ivant actuellem ent; et on s’est même parfois dem andé si son intention n ’a pas dépassé, dans quelques cas, le cadre de la com édie classique; on a voulu v o ir dans le 'h é ro s du M isan­ thrope, A lceste, un personnage p lu tô t sérieux et m êm e p lu tô t tragique que ridicule. C e tte in terp ré ta tio n est certainem ent fausse, du m oins quand on veut s ’en ten ir à l’in ten tio n de M olière; pour lui, A lceste est ridicule. M ais le fait que des critiques autorisés aient voulu la suggérer est déjà assez significatif. La m orale de M olière est celle d e s h onnêtes gens de son tem ps; il condam ne les vices et ies ridicules parce que ce so n t des extravagances, des écarts de la ligne droite, de la voie m oyenne, de la m esure hum aine im posée p a r la n atu re et la société. Il insiste un peu plus que la p lu p a rt d e ses contem porains su r les d ro its de la n ature; ce qui, chez lui, n ’est a u tre chose que le d ro it des jeu n es gens d'aim er e t d’épouser celui ou celle qui leu r p laît; e t il e s t parm i les g rands clas­ siques celui chez qui l’on sen t le m oins, en lisan t ses oeuvres, que c’est un chrétien qui les a écrites. Sa m orale n ’a pas la pro fo n d eu r d’une aspiration à la perfection, e t il n ’a pas non plus cet activism e révolu­ tionnaire qui va se développer au siècle suivant. C ’est m oins la laideur morale que le ridicule des vices qui fait l’o b je t de son art, e t il n ’espère guère les corriger; b ien entendu, il est loin d ’en chercher les raisons politiques ou sociales. Sa grandeur, com m e celle de tous les g ran d s clas­ siques français, consiste p récisém ent à se ten ir d an s les lim ites d ’une tâche bien circonscrite qui est, chez lui, la p ein tu re sur la scène des ridicules d e la société; rien d e plus, rien d e m oins; m ais on c ro it p a r­ fois sentir, sous sa g aîté pleine d e verve, une nuance de pessim ism e sec. 5) E n p arla n t de M olière, nous avons abordé le m oralism e. D ans sa forme française, au 17e siècle, c’est une critique de la société basée sur la généralisation de l’expérience, m ais lim itée aux expériences faites dans «la cour et la ville», faisant ab stractio n de foute recherche o

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théologique, spéculative, économ ique et politique, et cherchant, pour s’exprim er, la form e la plus concise et la plus élégante. M algré la base assez é tro ite de ses expériences, le m oralism e français cherche p a rto u t l’universel, le côté absolu e t étern el des phénom ènes. M ontaigne peut être considéré com m e l’an cêtre de ce m oralism e; toutefois, la b ase de son expérience e t ses vues so n t beaucoup plus larges. A u 17e siècle, le m oralism e devient général, to u te l’activité litté ra ire en e st em preinte; Pascal e t les Jansénistes fo n t du m oralism e sur une base théologique; M olière est un m oraliste dan s ses com édies; La Fontaine l’est dan s ses Fables. Jean de la Fontaine (1621—95) e s t un g ran d poète, com parable à A rioste par sa sp o n tan éité e t son n aturel, e t p a r l’ap p aren te facilité avec laquelle il arrive à la perfectio n ; il a p o u rta n t beaucoup étudié ses m o ­ dèles, su rto u t les anciens. Il a écrit des C o n tes charm ants, où il rédige en vers des su jets tiré s de Boccace et d ’au tre s conteurs anciens; et il a rajeuni le genre d e l’apologue, des p e tits contes d ’anim aux d o n t les personnages so n t com m e des hom m es déguisés, genre connu en Europe depuis le poète grec Esope, im ité aussi au m oyen âge (voir p. 116), et qui convenait à la n aïv eté malicieuse d e so n génie. Le recueil de ses fables que to u s les en fa n ts a p p ren n en t p ar cœ ur en France et dans les autres pays où l’on enseigne le français, est le livre le plus populaire de la litté ra tu re française. C ’est to u t un m onde de p etites com édies m o ra­ les, d ’une versification infinim ent variée, savoureusem ent réaliste e t se n ­ suel, riche en beaux paysages et parfois délicieusem ent lyrique; mélange de nonchalance charm ante, de sensibilité et de n e tte té lim pide qui va jusqu’à la co quetterie du tro p joli. Ce livre n ’enseigne certain em en t pas les gran d es vertus, ni la générosité, ni l’enthousiasm e, ni le sacrifice de soi-m êm e; m ais il enseigne à. être raisonnable, circonspect, m énager, à s'ad a p ter aux circonstances e t à être plus m alin que les autres. — Les m oralistes au sens pro p re du m ot o n t écrit en prose, et ils o n t créé ou développé deux form es p articulières du m oralism e; la maxim e et le p o rtrait, qui eurent, to u tes les deux, une vogue im m ense depuis le tem ps des précieuses. La m axim e est une p h rase co n ten a n t une observation m orale dans sa form e la plus générale et la plus frap p an te; le p o rtra it littéraire e st la description d’un personnage où l’on essaie de donner une analyse com plète et serrée de ses qualités physiques et m orales. Le plus célèbre des auteu rs de m axim es est F rançois duc de la R oche­ foucauld (1613—80), un grand seigneur qui fu t m êlé aux troubles de la Fronde (voir p. 173) et qui plus ta rd sous Louis X IV . déçu, vieilli et m alade, versa son désir inassouvi de gloire, son am ertum e, so n pessi-

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nrtisme e t son orgueil dans d e s p h rases d ’une suprêm e élégance. Le p o r­ trait, d o n t on trouve de nom breux exem ples dans les m ém oires, les rom ans et les com édies de la m êm e génération, se d étach a plus tard du personnage vivant; il ne décrivit plus tel ou tel contem porain, mais devint p o rtra it m oral d ’un caractère-type; cela co rresp o n d ait à l’esp rit généralisateur de la seconde p a rtie du siècle, e t fut favorisé p a r l’auto­ rité d'un modèle grec, les C aractères de T h éo p h raste, disciple d ’A ristote. V ers la fin du siècle, en 1688, Jean de La Bruyère (1645—-96) fit p araître une traduction des C aractères de T h éo p h raste, suivi de sa propre oeuvre, les C aractères ou M œ urs de ce siècle, com posée d e p o rtra its m oraux et de m axim es; ce fu t u n grand succès, e t les rééditions se suivirent rapidem en t; il en d onna sep t, corrigées e t augm entées, d u ran t les dernières années de sa vie. C ’est le livre le plus im p o rta n t du m ora­ lism e français; son influence fut pro fo n d e e t durable, elle se fit sen tir p arto u t dans la litté ra tu re du Î8e siècle. La B ruyère burine des ty p es de personnages de la cour e t de la ville; il y mêle des réflexions; son livre, bien que divisé en chapitres, n ’est qu’une suite de p etites esquisses rapides, d’une touche forte et p arfo is saisissante; l’observation, im m é­ diate e t vivante, y est Savam m ent classée et rédigée, de m anière à donner un ensem ble m oral qu'o n p eu t ex p rim er p a r u n ad jec tif quali­ ficatif ou p ar une brève parap h rase: le distrait, l’hypocrite, le nouvel­ liste, ie vieux qui agit com m e s ’il dev ait vivre éternellem ent, etc. M ais s’il est, lui-aussi, m oraliste généralisateur, e t s ’a b stien t d e toute critique politique, historique ou économ ique d e la société, ii est toutefois con­ scient de cette lim itation que la stru c tu re e t le goût de so n époque lui im posent; e t il a parfois, en p a rla n t du peuple, u n accent qu’on ch er­ ch erait e n vain ailleurs chez les m oralistes. C ’est u n observ ateu r p er­ spicace, qui sem ble p arfois ne p as dire to u t ce qu’il pense, fo rt hon n ête, e t d o n t le livre cache e t tra h it en m êm e tem ps une délicatesse e t une d ro itu re d’âm e trè s sym pathiques. 6) D ’autres genres, le rom an, les le ttre s et les m ém oires, san s avoir donné des chefs-d’œ uvre aussi célèbres que ceux du th éâtre e t du m oralism e, ont jo u i d ’une grande faveur au 17c siècle. Le rom an eut deux form es: la form e galante e t ten d re, parfois pastorale, parfois héroïque, inaugurée p a r l’A strée d ’H onoré d ’U rfé (voir p. 150) e t cul­ tivée su rto u t p a r la société précieuse; e t une form e g rotesquem ent réa­ liste (Sorel, Scarron); m ais les deux form es sem b laien t tro p «extravagantes* pour plaire encore à la gén ératio n de Louis X IV . Il y a to u te ­ fois. du tem ps d e Louis X IV , u n rom an réaliste qui e u n grand in té rê t docum entaire, le R om an bourgeois de Furetière (1666), et un p e tit c

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îo m an d ’am our qui est un chef-d’œ u v re d ’analyse psychologique, la Princesse de C lèves par M adam e de L afay ette (1678). — L a société du !7e siècle a fait revivre le genre d e la co rresp o n d an ce élégante e t fam i­ lière; depuis l’antiquité, on a rarem en t écrit les le ttre s avec ta n t d’aisance et de naturel. La plu p art des c o rresp o n d an ts célèbres so n t de la haute aristocratie: le com te d e Bussy-Rabutin (1618— 1693), disgracié pour des raisons plutô t personnelles et vivant su r ses terres, SaintE vrem ond (1613—1703), exilé politique v iv an t en A ngleterre, trè s in té­ ressant par ses jugem ents littéraires et ses opinions doucem ent athées et épicuriennes, et su rto u t M adam e de Sévigné (1626—96) d o n t les lettres fournissent l’image la plus com plète de la vie a risto cratiq u e au 17e siècle; elles sont adm irables p ar le n aturel e t la sp o n tan éité de leur élégance.— Les m ém oires abonden t au 17e siècle; m ais les plus im p o rta n ts au point de vue littéraire, ne so n t pas du sty le Louis X IV : ceux du cardinal de Retz (1613— 1679), qui fut un des chefs de la Fronde (voir p. 173), ont été com posés après 1670, m ais leur sty le et leur esprit so n t ceux de la société aristocratique, aventureuse, intrigante, rom anesque, précieuse et extravagante de la période précédente; et ceux de Louis duc de SaintSim on (1675— 1755) ne so n t com parables à rien. Fils d ’un père presque septuagénaire qui avait é té un favori de Louis X III, i! avait, é ta n t jeune hom m e, vu les derniers vingt-cinq ans du règne de Louis X IV e t s ’était lié à la cabale oppositionnelle; il fut un hom m e influent sous la régence, e t n’écrivit ses M ém oires qu’en plein 18e siècle. D ue et pair, c’est un aristo crate m aniaque, d o n t les idées so n t celles de l’épo q u e de Louis X III, d o n t la sy n tax e sem ble préclassique p a r so n m anque d ’équi­ libre et ses disparates b rusques; et c’est un trè s grand écrivain; q u o i­ qu’il ne connaisse guère autre chose que la cour, lui seul, d an s ces deux siècles, p arv ien t à saisir la vie concrète et im m édiate; il ne v o it pas les qualités e t les généralités, il voit les hom m es, e t il les donne. 7) La fin de ce brillan t règne fut triste. Le roi av ait engagé la n ation duns l’interm inable guerre de la succession d ’Espagne qui épuisait ses ressources; les grands hom m es du systèm e absolutiste é ta ie n t m orts; autour du roi et de so n épouse, M adam e d e M aintenon, une atm osphère de lourdeur cérém onieuse e t dévote se rép an d it. L’opposition, retenue longtem ps p ar le prestige du roi, com m ençait à se form er; elle m ettait toutes ses espérances d an s le petit-fils e t successeur préso m p tif du roi, le duc d e Bourgogne. L’âm e du m ouvem ent é ta it l’ancien p récep teu r
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exilé à la suite d e sa défaite d an s la querelle du quiétism e, que Fénelon exerça son influence qui ten d ait à un relâchem ent de l’absolutism e cen­ tralisateur, à un régim e plus patriarcal, m oins am bitieux e t m oins guer­ rier, tel qu’il l’a d é p e in t dans quelques chapitres d e son rom an péda­ gogique Les A v en tu res de T élém aque. Ce rom an, le plus connu de ses écrits, n ’est qu'une faible p artie d ’une œ uvre très volum ineuse; elle com prend des écrits théologiques, pédagogiques, esthétiques, littéraires, e t une grande correspondance p articulièrem ent intéressante. La ferm eté douce e t suggestive, le style souple et varié, l’intelligence vaste, subtile et hum aine e t la dévotion profonde, m ais dépourvue de raideur et de présom ption d o nnent à Fénelon un grand charm e et quelque chose d’essentiellem ent nouveau qui n ’est plus style Louis X IV, et qui s’ob­ serve aussi dans ses idées esthétiques; c’est m oins autoritaire, plus com­ préhensif, e t néanm oins trè s ferme. Fénelon éta it un hom m e capable de s’ad ap ter à beaucoup d ’idées e t de situations sans courir le risque de se perdre, et le so rt de la France aurait été probablem ent to u t autre s’il était arrivé au pouvoir; mais le duc de Bourgogne, et peu après Fénelon lui-même, m oururent avant le roi.

IL Le d ix - h u itiè m e s iè c le . En ta n t qu’époque littéraire, le 18cme siècle s ’étend de la m o rt de Louis X IV jusq u ’à la révolution de 1789. D eux tendances le caractéri­ se n t su rto u t: une suprêm e élégance d an s les form es, a u ta n t de la vie que de l’art, élégance b asée su r les trad itio n s du siècle p récédent, mais s'o p p o san t à elles p a r une souplesse, une facilité, un enjouem ent, une frivolité qui é ta ie n t é tran g ers au siècle de Louis X IV ; e t un mouve­ m ent philosophique vulgarisateur qui m in ait les fondem ents politiques et religieux d e la société ancienne, m ouvem ent qui, d’abord plutôt am usant e t frivole, re sta n t dan s le cad re de l'e sp rit élégant, gagnant du poids e t du sérieux au cours du siècle, d evint peu à peu la grande affaire de l’époque, s’op p o san t d e plus eu plus à la prem ière tendance et la d étru isit enfin p a r l’écroulem ent de la société spirituelle et élégante dans la grande R évolution. D e cette façon, on peut diviser l’époque en deux parties: une prem ière, où l’élégance, l’esprit, la frivolité con tien n en t le m ouvem ent des id ées -dans leu r cadre, où ce m ouvem ent n ’est pas en­ core organisé et où il n ’a p as encore un caractère radicalem ent propa­ gandiste e t révolutionnaire; e t une seconde, où le m ouvem ent des idées s’organise e t triom phe, où il d é tru it l’esp rit de la société élégante et proc

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duit, à côté de quelques hom m es de génie, une atm osphère de vulgari­ sation lourde, souvent sentim entale et enflée. L’organisation de la G ran d e E ncyclopédie, v ers 1750, m arque la lim ite en tre les deux p ério ­ des. L’h isto ire politique d e la France p e n d an t ce tte époque, trè s in té ­ ressante du p o in t de vue adm inistratif, économ ique e t financier, n e p ré­ sen te pas de grands événem ents extérieurs. A près la m o rt de Louis X IV , p en d an t la m inorité de so n arrière-petit-fils Louis X V , c’e st le duc Phi­ lippe d’O rléans qui est régent, ju sq u ’à sa m o rt survenue en 172.3; cette brève époque, appelée la Régence, est célèbre p ar la frivolité et le relâchem ent des m oeurs, p a r une grande b an q u ero u te de l’E ta t et par le charm e du style dans les arts. Louis X V , d o n t le long règne ne finit qu’en 1774, n’a aucune im portance pour la litté ra tu re et le m ouvem ent des idées; son petit-fils et successeur, Louis X V I, n ’en a guère d avan­ tage; il fut décapité en 1793 p ar les révolutionnaires. — N ous essayerons, dans les pages suivantes, de décrire les principaux courants de l’époque. 1) Les grands principes de l’esth étiq u e et du goût ne changent guère; l’im itation d es m odèles, la séparation des genres, le purism e du lan­ gage, l’exclusion de to u t ce qui est profo n d ém en t et authentiquem ent populaire subsistent. M ais un relâchem ent se fait sen tir; le sty le sublime, l'atm osphère pom peuse de la cour de Louis X IV se p erd en t; l’am use­ m ent spirituel et brillant et un certain réalism e vif et coloré d om inent le goût; les petits genres tels que le rom an, la com édie, le co n te galant, un lyrism e am oureux et un peu frivole triom phent. C ’est une adap­ tatio n à l’esprit d e la société parisienne, devenue plus nom breuse, plus indépendante, m oins disciplinée, e t dégoûtée de la cen tralisatio n absolu­ tiste que le vieux roi av ait im posée m êm e d an s le dom aine d u goût; c’est une m odernisatio n qui s ’exprim e aussi d a n s une célèbre co n tro ­ verse qui avait éclaté longtem ps auparavant, au 17ème siècle, e t qui ne s ’est décidée qu’au d é b u t du 18ème: la querelle d es anciens e t d e s mo­ dernes, c’est-à-dire la querelle e n tre ceux qui reg ard aien t les grands auteurs grecs e t latin s com m e seuls m odèles dignes d ’ê tre im ités, et ceux qui p réten d aien t que les m odernes, les g ran d s écrivains d u 17ème siècle, aussi parfaits et plus p ro ch es d es sen tim e n ts e t du g o û t de l’époque actuelle, étaien t u n m eilleur exem ple à suivre. A u 17ème siècle, presque to u s les hom m es de génie avaient été du p arti des anciens; m ais depuis le début du 18ème siècle, ce so n t les m odernes qui l’em p o rten t; c’est un goût plus facile, m oins sublim e et m oins sévère qui prévaut, et c’est aussi l’idée du progrès, idée chère au 18ème siècle, qui se dessine d an s le program m e des m odernes. O n p e u t c o n sta te r m êm e un certain relâchem ent du principe fondam ental d e l’esth étiq u e classique, d e la

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séparation nette e n tre le réalism e e t le tragique; au théâtre» un nouveau genre s ’étab lit qui dépeint des scènes de famille touchantes, d es 'in té ­ rieurs»; ce ne so n t pas des tragédies, puisque la solution en est presque toujours heureuse, m ais des dram es bourgeois, des conflits dom estiques, auquels on a d onné ie nom de «Comédie larm oyante»; genre faux, cer­ tainem ent, mais où se trouve !e prem ier gertne de la tragédie bourgeoise du I96me siècle. Ce so n t to u jo u rs des conflits assez minces, d an s un •cadre conventionnel, où les v éritab es problèm es de la vie sociale et de i’âme humaine ne sont guère soulevés; on y aime des scènes de m élo­ dram e, rehaussées parfois d ’un certain p iquant érotique qui frise l’indé­ cence, mélange qui donne au genre quelque chose de particulièrem ent futile. L’érotism e joue un rôle assez grand au 18ème siècle, su rto u t dans les rom ans et ies contes en vers; ce n ’est plus la grande passion, c’est le piaisir des sens q u ’on présente, parfois avec beaucoup de grâce, so u ­ vent avec une psychologie subtile et fine; parfois il y en tre tro p de to u ­ chant sentim ental, ce qui, jo in t à la peinture du libertinage érotique, donne une im pression assez désagréable pour notre goût. T outefois, la psychologie de i’am our a p ro d u it quelques œ uvres fo rt belles et im p o r­ tantes: dans la prem ière m oitié du siècle les charm antes com édies de M arivaux (écrites e n tre 1720 et 1740) e t un rom an, M anon Lescaut, de l’abbé P révost (1735), in téressan t a u ta n t p ar la vivacité de ses tableaux de m œ urs que p a r sa psychologie qui parv ien t à nous p résen ter avec beaucoup de charm e, so u s un jo u r to u ch an t et presque tragique, les dés­ ordres de deux jeu n es p ersonnes do n t la corru p tio n facile m an q u e en­ tièrem ent de p oids e t de pro fo n d eu r; et v ers la fin du siècle, u n chefd’œ uvre de psychologie subtile e t froide, un rom an en lettres, les Liaisons dangereuses de C hoderlos de Laclos (1782). L’érotism e en tre même dans le grand m ouvem ent des idées: on aim e à p rése n te r ies idées sous form e d ’an ecd o tes souvent é ro tiq u es ou à les assaisonner de quel­ ques images un peu frivoles. C ’est parfois charm ant, parfois assez froid, toujours superficiel; i! en est de m êm e du réalism e de la vie quotidienne, qui, beaucoup plus vivant, plus varié et m oins généralisateur qu’au siècle précédent, n ’aspire guère à appro fo n d ir ies problèm es de la vie sociale. Le plus im p o rta n t parm i les auteu rs réalistes, A lain René Le Sage (1668— 1747), a é crit des rom ans (Le diable boiteux, GU Blas) et des com édies (T u rcaret); excellent sty liste e t observateur, il a im ité des sujets espagnols avec l’esp rit d ’un m oraliste français e t en peignant, au fond, les m œ urs françaises. Le cadre espagnol de ses rom ans nous rappelle une a u tre m ode du 18èmc siècle, l’exotism e, qui est, â cette époque, une form e déguisée d» m oralism e; or: aim e à taire la peinture c

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des m œ urs en costum e étranger, soit pour ren d re la description plus colorée, soit pour couvrir ses idées d ’un voile facile à percer, so it enfin pour donner le spectacle du reflet que p ro d u isen t les m œ urs françaises dans l’esprit d’un étran g er n aïf qui s’étonne d e to u t ce qu’il voit; c’est ainsi que des G recs, des Espagnols, d es P ersans, des C hinois, des Sia­ mois, des Indiens d ’A m érique défilent dev an t nos yeux; ce ne so n t souvent que des Français déguisés sous quelque apparence exotiqueou des e n fan ts de la n atu re tels qu'on ies im aginait alors. — La langue littéraire de la France arriv e au 18ème siècle à l’apogée de son prestige in ternatio n al; to u te la société européenne parle e t écrit en français, le goût du classicism e français est devenu p a rto u t le m odèle du bo n goût, la corresp o n d an ce internationale, m êm e dans le dom aine des sciences, se fait de plus en plus en français, d e so rte que le français occupe de plus en plus la place réservée a u p arav an t au latin ; de là date l’im portance longtem ps donnée un peu p a rto u t au français d an s r e n ­ seignem ent des langues étrangères. Il y e u t mêm e d es étran g ers qui furent des écrivains français distingués, p a r exem ple le roi Frédéric II de Prusse, am i de V oltaire. Le purism e, le despotism e de la bonne société en m atière linguistique, le souci de la bienséance e t de la clarté so n t aussi fo rts qu’au 17ème siècle, et po u r les «grands genres», la tragédie et l’épopée, la critique de l’expression est m êm e devenue plus pédan tesq u e qu’au paravant; m ais comm e ces gran d s genres n ’o n t plus guère d ’im por­ tance — les m eilleures tragédies du siècle so n t b rillan tes e t froides —, com m e dans les p e tits genres et aussi dans la prose historique, philo­ sophique e t propagandiste de nouveaux sujets, de nouvelles nuances et de nouvelles m éthodes s’in tro d u isen t rapidem ent, le vocabulaire s’élargit, la sy n tax e devient plus souple, e t l’aspect général d e la langue littéraire est plus riche, plus varié et plus flexible; la langue n ’a plus le grand air du 17ème siècle, m ais elle est plus légère e t plus élastique. Elle ne refuse plus de se servir de term es scientifiques e t m êm e professionnels; elle accepte des m ots étrangers, su rto u t anglais; i’in té rê t pour les sciences exactes et l’influence anglaise s ’y reflètent. T outefois, la base du goût classique e s t inchangée; la langue littéraire continue d ’être la langue de la bonne société et n ’a guère de con tact avec la langue du peuple. 2) Pour la stru ctu re de la société, il faut d ire d ’abord que la cour a perdu toute son influence sur la vie intellectuelle et artistiq u e; le grand centre q u ’avait été la cour de Louis X IV a disparu, la ville l’em porte, et un grand nom bre de salons parisiens tenus p a r des fem mes de l’a risto ­ cratie ou de la grande bourgeoisie dom inent le goût et l’activité littéraire. Les salons so n t bien plus libres dans leurs idées et leurs sen tim en ts

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que le g ran d roi; ils n ’o n t à re p ré se n te r e t à so u te n ir aucune grande conception politique ou m orale; ils accueillent avec bienveillance e t mêm e avec enthousiasm e chaque m ode nouvelle, chaque saillie spiri­ tuelle; pourvu qu’on a it de l’esp rit e t du savoir-vivre, on y p eu t to u t dire; toute chose devient su je t de conversation spirituelle, et l’esprit de la conversation, la facilité des m œ urs, les form es élégantes de la vie n’ont probablem ent jam ais été poussés à un degré de perfection com­ parable à celle d es salons du ïSèm e siècle. O n y parle de tout; les problèm es de l’histoire, de la politique, de la m étaphysique e t des sciences so n t discutés avec a u tan t d e vivacité e t d ’enthousiasm e que les questions littéraires et les actualités; la physique new tonienne par exem ple ou la co nstitution anglaise in téressaien t to u t le m onde. La conversation et la correspondance que les fem m es célèbres de cette époque soutenaient avec leurs am is absents rem plissaient une grande partie de leur vie, m ais il est in téressan t de n o ter que quelques-unes d’entre elles o n t été néanm oins fo rt m alheureuses; l’excès de leur a cti­ vité intellectuelle, cette curiosité infinie qui se répand en conversations leur a donné souvent un sen tim en t accablant de vanité et d ’ennui; leur âm e éta it restée vide, leurs relatio n s m ondaines et galantes ne su p ­ pléaient pas à des liens e t à des activ ités plus natu rels et su bstantiels; on n'a qu’à lire les le ttre s de la M arquise du D effand ou de M ademoiselle de Lespinasse p o u r s’en ren d re com pte. Q u an t aux gens de lettres, leur indépendance augm enta p ar la m o rt du grand roi e t p a r le fait que la société d ev in t plus nom breuse; il fu t possible de vivre de sa plum e en v en d an t ses livres au public, déjà assez large p o u r d o n n e r à un écrivain habile une base économ ique; les en trep rises des libraires et des éditeurs devenaient de plus en plus im p o rtan tes; de nom breux périodiques apparaissaient, et un com m encem ent de journalism e m oderne s ’esquis­ sait. tandis que le gouvernem ent p erd a it d e plus en plus le contrôle des publications. A u besoin, on im prim ait clandestinem ent quelque p a rt en France ou à l’étranger, su rto u t en H ollande, et le gouvernem ent était incapable d ’em pêcher le livre d ’e n tre r en F rance; l’anonym at protégeait l’auteur, quoique ce ne fût, d an s beaucoup de cas, qu'un se c re t que to u t le m onde connaissait. U n e nouvelle façon de se rassem bler e t de dis­ cuter, assez im p o rtan te po u r l’activité politique et littéraire, naissait avec la vogue des m aisons de café, nouvellem ent fondées, où l’on allait pour jouer aux échecs ou à d ’autres jeux, pour voir ses amis, et plus tard pour lire les journaux. Les cafés so n t un milieu bien plus populaire, bien m oins exclusif que les salons; toutefois, l’ensem ble de la vie litté ­ raire et du public donne en co re l’im pression d ’une élite, d'une m inorité, c

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où les gens de lettres jo u issen t d ’un prestige et d ’une lib erté plus gran d s cju’auparavant, m ais d ’où le peuple p ro p rem en t d it est to u jo u rs exclu. Il est vrai que de récen tes recherches o n t dém ontré qu’au cours du siècle le m ouvem ent d e s idées s’éta it infiltré m êm e dans le peuple et d an s les provinces. 3) C e m ouvem ent d ’idées n ’est pas p récisém ent créateur, m ais p lu tô t propagandiste. P resque to u te s les idées du ÏSème siècle français o n t été créées et exprim ées p en d an t les siècles précédents, mais c’est le 18ème qui leur a donné une form e claire, universellem ent com préhensible et active. E t de plus, il a fait converger to u tes ces idées vers un seul b u t: celui de co m b attre le christianism e, e t plus que cela: to u te religion révélée e t m êm e to u te m étaphysique. Parm i les personnages im p o rta n ts du m ouvem ent des idées de ce siècle, il y en a qui o n t poursuivi ce b u t plus ou m oins consciem m ent, e t avec plus ou m oins de radicalism e; m ais aucun d ’eux n’est sérieusem ent intéressé à la religion chrétienne, aucun non plus ne possède une com préhension sp o n tan ée et approfondie de ses m ystères; e t la p lu p a rt cro ien t que les religions en général et s u rto u t le christianism e c o n stitu en t le plus g ran d obstacle qui se so it opposé e t s ’oppose to u jo u rs à ce que les hom m es v iv en t selon la raison, en paix e t d an s l’ord re; le com bat co n tre la religion est donc chez ces philosophes un com bat p ra tiq u e e t philanth ro p iq u e, et leur incrédulité e s t p ro fondém ent op tim iste e t active. N o u s allons subdiviser n o tre résum é du m ouvem ent des idées en q u atre p arties: d ’abord les déb u ts avec la jeunesse de V o ltaire, ensuite M ontesquieu, puis l’Encyclopédie et V o ltaire à Ferney, et enfin Rousseau. 4) Les grandes découvertes géographiques, cosm ographiques et en général scientifiques du 16cme siècle avaient p rocuré à l’E urope un essor intellectuel et économ ique im m ense; ce m ouvem ent n’avait pas cessé depuis, l’expansion m atérielle e t intellectuelle de l’E urope contin u ait dans to u s les dom aines. P ar contre, l’autre grand m ouvem ent du lôèm e siècle, la R éform e, ne sem blait avoir causé que des m alheurs: u n réveil des superstitions les plus stu p id es et les plus atroces, des guerres lon­ gues et cruelles, ru in an t une grande p artie du continen t, et, ce qui fut m oins funeste m ais aussi préjudiciable à la religion, d ’interm inables polém iques et disputes e n tre le clergé des différents groupes. D epuis le léèm e siècle quelques écrivains éclairés prêch aien t la tolérance, to u te­ fois sans grand succès; leurs écrits re staie n t confinés à un public de philosophes et d e sa v a n ts. En 1697, un éru d it français o riginairem ent p ro­ testan t, persécuté en France, réfugié en H ollande, persécuté là aussi pour ses idées tro p libres, P ierre Bayle (1647—1706), publia le D ictionnaire

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historique e t critique d o n t l’in ten tio n originaire n ’avait été que de servir de supplém ent à un dictionnaire an térieu rem en t com posé p a r M oréri. C ’est, à prem ière vue, une oeuvre de sav an t com pilateur, co m prenant i’histoire, la littératu re, la philologie, la m ythologie e t su rto u t la théologie e t l'his­ toire du christianism e; ce so n t d ’ab o rd deux, plus ta rd q u atre énorm es volumes; rien ne sem ble m oins fait pour plaire au public; e t ce fut un des livres les plus répandus du siècle suivant. C ’est que Bayle, dégagé de tout préjugé, nourri de connaissances vastes et solides, anim é d ’une liberté d 'esp rit acquise p ar son trav ail personnel, excelle à p résen ter dans les questions de la foi les diverses opinions, sans décider, mais souvent avec quelque sym p ath ie pour des opinions hérétiques, e t to u ­ jours avec une im partialité p arfaite p o u r tous les p oints de vue, fussentils catholiques, luthériens, calvinistes, hérétiques ou irréligieux; e t de tout cela, i! se dégage l’idée q u ’aucun dogme religieux n’est assez certain pour être digne qu'on se fasse tu e r ou qu’on veuiile tu e r les autres pour lui; et la conviction n o n m oins im p o rtan te que la m orale est indépendante de la foi religieuse. Son sty le quelque peu bavard, entrem êlé de citatio n s grecques et latines, e t parfois d e gaillardises, est néanm oins agréable, et il est p arfaitem en t dans le goût du I8ème siècle qui aim ait ies panoram as variés de connaissances, pourvu qu’ils fussent anim és par des anecdotes. Le d ictionnaire de Bayle fut le rép erto ire des connaissances h istoriques e t théologiques du 18ème siècle. En mêm e tem ps le cartésianism e avait suscité depuis le siècle précédent, dans la société parisienne, beaucoup d ’in té rê t po u r les sciences; on p eut s ’en rendre com pte en lisant les Fem m es savantes de M olière. D es vulgari­ sations élégam m ent écrites pour les gens du m onde, su rto u t pour les femmes, avaient un g ran d succès; c’est le cas des E n tretien s su r la Pluralité des M ondes publiés en 1686 p a r Fonteneiie, un neveu de C orneille, qui écrivit aussi une H isto ire d es O racles, livre destiné à prouver que les oracles des anciens n e furent pas ren d u s p a r des dém ons; en se m oquant d es m iracles des religions anciennes Fonteneiie invite le lecteur à tire r lui-m êm e les conséquences p o u r les m iracles de la religion chrétienne. V e rs la fin du règne de Louis X IV et sous la Régence, il. y av ait beaucoup d ’a th ée s d an s le grand m onde; c’était l’athéism e de ceux qui m éprisaient ia religion pour se livrer sans rem ords à leur débauches, e t qui se m oquaient au tan t de la m orale que de Dieu; cet athéism e m anquait d ’activité et d’am bition réform atrice. T outefois, la société française é ta it bien p rép arée à l’idée du progrès scientifique, de la tolérance et m êm e de l’irréligion, quand le m ouvem ent prit, vers 1730, une allure plus p ratiq u e dan s les m ains d e l’hom m e qui devint 1-

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personnage le plus rep résen tatif du 18ème siècle. François A ro u et qui s’e s t donné le nom de V o ltaire (1694—1778), fils d ’un n o taire parisien, s’in tro d u isit to u t jeune, p a r ses v ers élégants e t la verve de son esprit, dans le grand m onde de la Régence et d es débuts de Louis X V ; il y d ev in t le poète à la m ode, rassem bla une g ran d e fortune en se liant avec les financiers célèbres de l’époque et p rovoqua to u te une série de poursuites et de scandales p a r l’effronterie de ses sa tire s personnelles e t politiques; oblige en 1726 de q u itte r la France, il se ren d it en A ngleterre où il resta tro is ans. L’A ngleterre, à cette époque, com m ençait à devenir ce qu’elle est restée depuis: une m onarchie co n stitutionnelle d o n t les h a b itan ts jouissaient d ’une grande liberté, un pays florissant p a r ses entreprises coloniales, son com m erce et son industrie, et h ab ité p ar des citoyens de religions e t de sectes différentes travaillant en com m un sur la base d ’une tolérance presque com plète. C ’est là que V o ltaire conçut les id ées qui l’ont guidé d an s son activité fu tu re: l’idéal de la bourgeoisie libre qui s ’enrichit p ar le travail; l’idée de la tolérance, fo n d em en t de toute lib erté e t d e to u te coopération; l’idée d ’une m orale basée sur l’in térêt, su r l’égoïsm e intelligent; som m e to u te, l’idéal de la bourgeoisie dém ocratique du 19ème siècle. E n A ngleterre, V o ltaire co nnut aussi la physique de N ew ton qui, dès lors, lui tin t lieu d e philosophie; il ad o p ta le systèm e em pirique, c’est-à-dire basé su r l’expérience, de la philoso­ phie anglaise, et co m b attit désorm ais non seulem ent la m étaphysique religieuse, m ais to u te m étaphysique spéculative, su rto u t celle d e D escar­ tes et de ses successeurs; n o to n s ici que le rationalism e français du 18cme siècle n’est nullem ent identique au ratio n alism e cartésien, il est assaisonné d’une fo rte dose d ’em pirism e, e t il est bien plus p ratiq u e que théorique d an s ses buts. C ependant, V o ltaire ne fu t p as un ath ée ni un pur m atérialiste; il garde une place à D ieu d an s so n systèm e; Dieu reste, chez lui, le prem ier m o teu r de la n atu re ; mais, bien enten d u , il re je tte to u s les dogmes. Enfin, V o ltaire co n n u t en A n g leterre la litté ra ­ ture anglaise, e t il con n u t su rto u t le th é â tre de Shakespeare, tellem ent différent de to u tes les tra d itio n s d u classicism e français. Il en reçu t une fo rte im pression qui, toutefois, ne fut pas durable; V o ltaire est resté toute sa vie un réactionnaire dans ses goûts esthétiques. D e reto u r en France, il se m it à don n er une large publicité à ses idées; il fut le p ro ­ pagandiste le plus habile des tem ps m odernes et peut-être de tous les tem ps. Sa force de travail est inépuisable; so n intelligence vaste, claire e t concentrée, est à la p o rtée de to u t le m onde; son style n et, rapide et plein de saillies, sait p rése n te r les problèm es les plus difficiles sous une form e im m édiatem ent saisissable, par une an tith èse ou une anecdote:

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co m b attan t pour la raison e t po u r la liberté, to u jo u rs bien renseigné, to u jo u rs neuf, frais, b rillant, il a à la fois suivi e t dom iné le goût de son siècle qui, malgré ses rancunes, ses scandales, sa vanité et bien d ’autres ridicules, l’a adoré comm e u n dieu. D an s les vingt-cinq années qui suivirent le voyage d ’A n g leterre il a continué à ê tre p o è te et à com ­ poser des tragédies, mais le poids de son activité se déplace et les écrits polémiques, philosophiques, satiriq u es e t h istoriques deviennent plus im p o rtan ts que les poésies. 11 a écrit dans cette période les L ettres philosophiques qui ren d en t com pte de ses im pressions anglaises, des traités expliquant sa philosophie et le systèm e de N ew ton, des poésies de propagande philosophique (le M ondain), une épopée qui p arodie l’histoire de la Pucelîe d’O rléans, le prem ier de ses p etits rom ans à thèse «Zadig» et beaucoup d ’au tres choses du m êm e genre; il a composé ou préparé p e n d an t c e tte époque ses g rands ouvrages historiques (H istoire de C harles X II, le Siècle de Louis X IV, l’E ssai su r les M oeurs et l’E sprit des nations), qui furent, parm i les livres d ’histoire m oderne et de synthèse histo riq u e destinés au g ran d public, les prem iers qui p a r­ te n t d ’un point de vue p urem ent laïque, sans in terv en tio n de la provi­ dence divine. D ans tous ses écrits, c’est l’esp rit actif du progrès, le goût de la civilisation e t du luxe q u ’elle com porte, la m orale d e l’utilité, la satire des dogm es e t des su p erstitio n s qui dom inent; c’est un m oder­ nisme bourgeois, un bon sens fo rt raisonnable et quelque peu su p e r­ ficiel. P e n d an t ces vingt-cinq ans, d o n t V o ltaire a passé une grande partie dans le château de C irey en L orraine, et quelques années à Potsdam , Chez son am i le roi Frédéric de Prusse, il d evint peu à peu célèbre dans l’E urope entière. V e rs 1755 il s ’é tab lit p rès de G enève, aux Délices, et en 1760, à Ferney, su r le territo ire français, m ais près de la frontière suisse; c’est là q u ’il a passé les dernières vingt années de sa vie su r lesquelles nous reviendrons. 5) Charles-Louis de Secondât, b aro n de la Brède e t de M ontesquieu (1689— 1755), issu d ’une fam ille de g rande Robe, de 1716 à 1726 p résident au P arlem ent de Bordeaux, se fit co n n aître p e n d an t la Régence p ar un rom an m oraliste, éro tiq u e e t exotique selon le goût du tem ps (voir p. 192/3): ce so n t les L ettre s p ersan es (1721), Plus tard , il fit dos voyages, visita la plupart des pays européens, su rto u t l’A n gleterre qui l’im pres­ sionna, lui aussi, p rofondém ent. D e re to u r en France il publia d ’ab o rd scs C onsidérations su r les C auses de la G ra n d e u r d es R om ains e t de leur D écadence; ce livre, en p o san t le problèm e d e la décadence de l’em pire rom ain, fut le p rem ier cl’une longue série d ’é tu d es consacrées au m êm e su je t p e n d an t deux siècles. En. 1748, M ontesquieu fit p araître o

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so n œ uvre principale, l’E sp rit des Lois. C ’e st u n livre su r les form es du gouvernem ent, e t un com prom is e n tre deux ten d an ces opposées: la tendance généralisatrice e t ratio n aliste q u i v e u t tro u v er une seule e t unique form e de gouvernem ent, la m eilleure p a rto u t e t en tous les tem ps, im posée par la n atu re mêm e; e t la tendance p lu tô t em pirique, basée sur l’expérience et la réalité, qui, p re n a n t en considération la diversité des circonstances e t reconnaissant com m e meilleure la form e qui s'ad ap te !e m ieux à ces circonstances d an s chaque cas particulier, d o it p a r conséquent ren o n cer à tro u v er une seule form e idéale de gou­ vernem ent. M ontesquieu sem ble, à prem ière vue, suivre p lu tô t la se ­ conde tendance, puisqu’il dem ande aux législateurs d e ten ir com pte du clim at, de la nature d u terrain , de l’esprit général, des m oeurs, de l’éco­ nom ie, etc. de chaque pays, différences auxquelles les lois d o ivent s’adapter pour être bonnes. C ’est en p rem ier lieu sur le clim at qu’il insiste et à lui qu’il a ttrib u e une grande influence su r le tem péram ent des hom m es. D e plus, il com m ence p a r étab lir non pas une, mais trois form es de gouvernem ent possibles — ty ran n ie, m onarchie, république — ou m êm e p lu tô t q u atre, puisqu’il distingue la république aristo cratiq u e de la république dém ocratique; e t son travail principal consiste à étu d ier les rap p o rts des lois avec ces différentes form es de gouvernem ent, c’est-à-dire à expliquer d an s le détail quelles lois conviennent le mieux à chacune d’elles. M ais ici, la tendance em pirique s’arrête, et l’au tre qui généralise se fait jour. C ar M ontesquieu é tab lit ses q u atre form es de gouvernem ent su r des p rincipes fixes, com m e m odèles im m uables; ce ne so n t pas chez lui des phénom ènes qui p araissen t parfois au cours de l’histoire, su je ts eux-m êm es à d es changem ents et à des développem ents infinim ent variés et im prévisibles, m ais des m odèles definis u n e fois pour toutes, p lan an t p o u r ainsi dire au dessus de l’histo ire; on a d it qu’il peint la république e t la m onarchie de la m êm e m anière que les m o ra­ listes du grand siècle s’efforçaient de p eindre le ty p e de l’h y p o crite et de l’avare. D e plus, si M ontesquieu vo it fo rt b ien les différences physi­ ques entre les divers pays, il voit beaucoup m oins clairem ent les diffé­ rences m orales, et il ne v o it point du to u t les différences historiques, c’est-à-dire la grande influence que l’histo ire elle-même exerce su r la form ation de chaque peuple. Son génie ne le p o rte pas à vo ir dans chaque peuple un individu unique, u n phénom ène historique foncière­ m ent différent des au tres, créan t son propre s o r t p ar un développem ent qui lui est particulier; m ais il considère chaque peuple d o n t il parle p lu tô t com m e exem ple de telle ou telle notion générale, p ar exem ple V enise comm e exem pie de la république aristo cratiq u e. M ontesquieu

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est donc, si on le com pare à d 'a u tre s théoriciens an térieu rs e t contem ­ porains. p lu tô t em pirique, m ais le côté généralisateur e t ratio n aliste e st néanm oins très fo rt chez lui: e t il n ’e st p o in t d u to u t fait po u r ap p ro ­ fondir l’étu d e d es form es individuelles des différents peuples. C ’est qu’au fond il c ro it aux lois, il c ro it que les hom m es et leur vie en dépendent, que les hom m es c h an g en t selon les lois p ar lesquelles ils so n t gouvernés; il cro it m oins aux hom m es q u ’aux lois, et il travaille pour trouver le ju ste dosage de lois qui convient à chacune de ses trois form es de gouvernem ent, à ch aq u e clim at e tc. M ais le b u t final q u ’il poursuit e t auquel to u te sa v o lo n té tend, est celui d ’assurer le plus de liberté possible à l’individu hum ain. II est loin d ’être révolutionnaire; c’est un aristo crate, il p réfère visiblem ent, parm i ses form es-types, celle de la m onarchie constitutionnelle avec classes privilégiées; mais c’est parce qu’il crain t la ty ran n ie des m asses a u tan t que celle des despotes. Il essaie de g aran tir à l’individu le m axim um de liberté, il h ait le despotism e dan s to u tes ses form es, e t il c ra in t la toute-puissance de la m achine gouvernem entale; c’est d an s ce bu t q u ’il a p erfectionné e t dé­ finitivement. form ulé une do ctrin e, esquissée av a n t lui p a r l’A nglais Locke, e t qui e s t devenue la b ase de la dém ocratie m oderne: la doctrine de la séparatio n des pouvoirs. P o u r d istrib u er la puissance gouverne­ m entale sur plusieurs organes qui se co n trô len t e t se lim itent l’un l’autre, il donne le pouvoir de faire les lois (pouvoir législatif) aux rep résen tan ts de la nation, le pouvoir de ju g er selon les lois (pouvoir judiciaire) à des juges indépend an ts, e t le po u v o ir d ’exécuter les jugem ents e t les dé­ cisions politiques (pouvoir exécutif) au gouvernem ent. Le m odèle de cette savante com binaison, d a n s laquelle aucun pouvoir ne doit em ­ piéter sur l’autre, lui est fourni p a r la co n stitu tio n anglaise; elle est restée depuis le principe co n stitu tio n n el fondam ental qui assure la liberté de l’individu d an s u n E ta t policé. Le livre sur l’E sprit des Lois, très clair d an s ses différentes p a rtie s, l’e st m oins q uand on le considère dans son ensem ble; il e st tro p riche en d étails e t en digressions pour qu’on en saisisse facilem ent la stru ctu re. M ais c’est précisém ent p a r là qu’il plaisait au public de son époque qui aim ait, comm e je l’ai déjà dit, les panoram as variés d ’idées et de faits; en outre, le livre est plein d ’e sp rit et d’allusions au sy stèm e gouvernem ental de la France de son tem ps. Il eut un grand succès, et qui fut durable; car en deh o rs de l’in­ fluence qu’o n t exercée ses idées, c’est un livre fo rt bien écrit. La clarté française se rt ici à une g ravité virile e t parfois sculpturale; la vanité, l’hyperbole, e t les in to n atio n s fausses en so n t absentes; M ontesquieu ne pense qu’à so n s u je t et U n 'a plus a u tan t qu’au p arav an t le défaut prin-

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cipal de sa jeunesse e t de to u te so n époque: le trop d ’esprit. C ’est le livre d 'u n hom m e de génie e t d ’u n caractère ferm e. 6) V e rs l’époque de la m o rt de M ontesquieu, q uand V o ltaire s’étab lit d an s ses te rres près de la frontière suisse, le m ouvem ent des idées s’éta it cristallisé a u to u r d ’une grande oeuvre com m une, l’Encyclopédie, d o n t le principal o rganisateur fut D en is D id ero t (1713— 1784). M ais le grand p a tro n du groupe des encyclopédistes fu t V o ltaire qui, protégé p a r sa célébrité, sa richesse e t ia proxim ité de la fron tière, se livrait d an s sa vieillesse à u ne polém ique hardie, effrénée e t extrêm em en t habile co ntre la religion chrétienne. Ii n ’a plus guère fait de grands livres: de p etits rom ans, de p e tits dictionnaires de poche, des brochures de toute sorte et une énorm e corresp o n d an ce inondent la France e t les pays européens, p ré se n ta n t V o ltaire e t ses idées sous mille déguisem ents différents to u ­ jo u rs su rp ren an ts e t am usants. G ran d bourgeois assez m odéré en poli­ tique, en m êm e tem p s g ran d jo urnaliste (san s journal, toutefois), m odèle du journalism e d es époques postérieures, il se s e rt de l’actualité, com bat l’intolérance (affaires C alas e t Sirven), p ren d p arti p o u r des réform es économ iques et sociales, Critique l’au th en ticité de la Bible ou l’o p ti­ m ism e de Leibniz; sa grande affaire, c’e s t le com bat co n tre le ch ristia­ nism e; mais il persiste à croire en un D ieu o rganisateur de la n atu re, et m êm e rém unérateur e t vengeur. E n ceci, il se distingue de ses amis encyclopédistes, d o n t la p lu p art furent n e tte m e n t athées et m atérialistes. L’E ncyclopédie, ou D ictionnaire raisonné des Sciences et des A rts et M étiers, p aru t e n tre 1751 e t 1772 en un grand no m b re de volum es e t fut un gros succès de librairie; les ennemLs de l’entreprise, le clergé, les cercles réactionnaires dans le gouvernem ent e t dan s la m agistrature, et aussi quelques écrivains envieux, étaien t tro p désunis po u r pouvoir en em pêcher la publication; ils ne réu ssiren t q u ’à créer quelques incidents qui la reta rd è re n t, m ais qui en m êm e tem ps serv iren t à stim u ler l’in té rê t du public. O riginairem ent, l’Encyclopédie n ’av ait été. qu’une entreprise p ro jetée p ar un libraire, san s idées philosophiques et révolutionnaires; m ais quand D id ero t, qui s ’associa le célèbre m athém aticien d’A lcm bert, fut chargé de l’organisation, l’œ uvre d ev in t i’in stru m en t le plus p uissant de la révolution des esprits. Son im portance consiste su rto u t dan s les p oints suivants: d’abo rd D id ero t distribua le travail à un grand no m b re de spécialistes distingués qui se co n stitu èren t com m e u n groupe, «une société de gens de lettres», ce qui é tab lit définitivem ent l’existence et la puissance d e cette nouvelle profession (voir p. 194/5); ce groupe fu t anim é d’un e sp rit com m un, celui de l’utilité publique, du progrès de la civilisation, do l’optim ism e anti-chrétien, du m épris de to u t dogm e

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religieux e t de to u te m étaphysique en général; l’en trep rise s ’adressa à to u t le m onde p o u r l’instru ire su r toutes choses, c’est-à-dire pour ré­ p andre toutes' les connaissances utiles, m êm e les connaissances d ’ordre technique, et pour inspirer à tous l’esprit de l’optim ism e progressiste et anti-chrétien; néanm oins tous ne p u ren t pas, à v rai dire, en profiter directem ent, m ais seulem ent ceux qui savaient lire et éta ie n t assez riches pour s ’abonner aux livraisons de l’œ uvre énorm e et p a r co nséquent fo rt coûteuse; c’est-à-dire u n public assez nom breux, m ais to u jo u rs m inoritaire, le public bourgeois; enfin l’E ncyclopédie classait les connaissances, sans distinction de dignité religieuse, m orale ou esthétique, p ar ord re alpha­ bétique, ce qui équivalait à une dém ocratisation extrêm e du savoir, tandis que les anciennes encyclopédies, celles du m oyen âge p a r exemple, étaient systém atiques, p arla n t de Dieu d ’abord et ensuite du m onde dans l’o rd re hiérarchique de la création; il est vrai q u e d ’A lem bert d is­ cutait dans un discours prélim inaire une classification m oderne des sciences su r une base sensualiste, c’est-à-dire basée su r l’idée que toutes les connaissances vien n en t des sens, m ais elle ne fut pas appliquée; et on n’a pas trouvé depuis de systèm e généralem ent reconnu pour y grouper l’ensem ble du sav o ir hum ain, d e so rte que la victoire de l’alphabet révolutionnaire qui dom ine depuis dan s les nom breuses en­ cyclopédies postérieures, est aussi une confession tacite du m orcellem ent e t du m anque d ’unité de l’esp rit m oderne. 11 faut ajo u ter que l’Encyclo­ pédie, par le grand n om bre de se s collaborateurs e t so n b u t p ratiq u e­ m ent vulgarisateur, a n écessairem ent en traîn é un abaissem ent du niveau stylistique, philosophique et intellectuel; elle ne m o n tre plus, dans l’ensem ble, l’élégance e t la lib erté d ’esp rit des g rands écrivains e t philo­ sophes de l’époque; so n sty le est so u v en t lourd, e t quelques-uns d e ses athées m atérialistes fu re n t aussi pérem p to ires e t in to léran ts que leurs adversaires théologiens. Parm i les collaborateurs e t am is de l’E ncyclo­ pédie que nous n ’avons pas en c o re m entionnés — nous parlerons sép aré­ m ent de D id e ro t e t d e R ousseau — nous citerons deux écrivains m atérialistes, athées, p rogressistes et philanthropes, H civétius et le B aron d ’H olbach, d o n t le second a écrit un fam eux livre d e vulgarisation des idées du groupe, le S ystèm e d e la N atu re ; le philosophe C ondillac qui a développé le sensualism e d ’une façon fo rt originale e t qui, par là, fut un des précurseurs d u positivism e m oderne; les économ istes Q uesnay e t T urgot, fo n d ateu rs de l'école d es p n y sio crates qui v oyaient dan s la nature, c’est-à-dire d an s le sol, la seule source des richesses, ne recon­ naissaient pas com m e pro d u ctrices les activités hum aines qui ne faisaient que changer les form es des richesses du sol, e t prêch aien t le fibre c

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échange. Le plus in téressan t des encyclopédistes, p o u r sa form ation d’esprit e t son style, fu t D id e ro t lui-même. Fils d ’un coutelier de Langres, longtem ps assez pauvre e t v iv an t de sa plum e, se d ép en san t en mille activités, intéressé à to u te s les sciences, extrêm em en t doué, a im an t le plaisir, facile à s’ém ouvoir et à s’enthousiasm er e t quelque peu vulgaire, c’est l’hom m e le plus riche en idées de son siècle; m ais il é ta it beaucoup m oins fait pour donner à ces idées une form e approfondie, concentrée et définitive. Son m atérialism e est poétique e t pan th éiste; il a une vision de la n atu re vivante; il a esquissé des théories physiologiques qui, préparées par quelques sa v a n ts de son époque, ne furent pleinem ent développées qu’au siècle suivant. C’est sur sa vision de la n atu re que se base sa m orale, une m orale de l’instinct qui croit que la n ature hum aine est bonne, que ce ne sont que les conventions qui p ervertissent l'hom m e; théorie qui à cause de son enthousiasm e d éb o rd an t pour une conception assez m édiocre de la vertu a chez lui quelque chose de bourgeoisem ent sentim ental et de tro p facile. C ’est enfin su r sa vision de la n atu re que repose son esthétique — ii a com posé des rom ans et des d ram es e t il a été critique d’a rt et de litté ra tu re — : im iter la n ature, chez lui, c’est im iter la vérité entière de la vie, le laid comm e le beau; il abandonne ainsi la théorie classique de la sép aratio n des genres qui d istinguait le tragique noble et le com ique réaliste, et il au rait p rép aré la grande révolution esthétique qui s ’e st p roduite au 19ème siècle, s’il n ’avait pas eu de la réalité hum aine une conception tro p facile et superficielle; c’est le to u ch an t des scènes de famille qui suscite so n enthousiasm e (voir ce que nous avons d it de la com édie larm oyante). D ans la peinture, D id ero t ad m irait les oeuvres de G reuze d o n t les tableaux co rresp o n d en t exactem ent à ce genre d e goût. T ro p facilem ent enth o u siaste e t o p ­ tim iste p o u r voir la grandeur et la misère de n o tre véritable vie, D id ero t n’a fait que rem placer une convention a rtistiq u e p ar une a u tre m oins noble. C ’e st un hom m e d ’une époque de tran sitio n , extrêm em ent intelligent, qui flaire les form es de l’avenir san s les saisir; il annonce l’avenir encore p ar le fait que to u t en é ta n t fo rt artiste, riche en pages adm irables, il est le prem ier des g ran d s écrivains français à n ’avoir plus le goût très sûr ni le sty le to u jo u rs clair. Ce q u ’il a écrit de plus beau, ce so n t quelques rom ans qui so n t m oins des rom ans que des dialogues pleins de saillies et d ’esquisses spirituelles: Jacques le F ataliste et son M aître, et su rto u t le N eveu de Rameau. 7) N ous retrouvons la même idée de la b onté d e la n ature, m ais bien autrem ent profonde et radicale, à la base des doctrin es de l'hom m e qui 3 donné, par la puissance de son génie, une direction to u te nouvelle au

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m ouvem ent des idées: Jean-Jacques R ousseau ( 1712—1778). 11 e st né p ro testan t, à G enève; fils d ’un horloger, orphelin de m ère, b ien tô t abandonné p a r sa famille, sa n s éducation suivie, m en an t dan s sa jeunesse une vie aventureuse e t m êm e quelque peu louche, il ne se se n tit jam ais à l’aise dans le inonde parisien où il d e v in t célèbre, vers 1750, p ar ses travaux de m usique e t p a r ses p rem iers écrits. D an s la bonne société et parm i les gens de lettres, il se se n tit à la fois déclassé par son passé et ses penchants, et supérieur p a r la force de son âme; il fut incapable de souffrir les frictions et les intrigues que son personnage et ses idées provoquaient; m éfiant envers to u t le m onde à un degré qui approchait la folie de la persécution, il v écu t fo rt m alheureux, changeant très souvent d e résidence, e t n ’a y a n t quelques m om ents d e paix que quand il se tro u v ait seul, à la cam pagne, d an s la rêverie solitaire au sein de la nature. II a développé sa d octrine dan s quelques écrits reten tissan ts: D iscours su r la question si le rétablissem ent des sciences e t des a rts a contribué à épu rer les m oeurs (1750), D iscours sur l’origine et les fonde­ m ents de l’inégalité parm i les hom m es (1755), L ettre su r les spectacles (1758), la N ouvelle H éloïse (1761), Emile ou de l’éducation (1762), Du C o n trat social (1762), les C onfessions (publiées ap rès sa m ort, 1782 à 1788). C ette doctrin e se base s u r quelques principes qu’on a résum és de la façon suivante: la n atu re a fait l’hom m e bon, la société l’a fait m échant; la n atu re a fait l’hom m e libre, la société l’a fait esclave; la nature a fait l’hom m e heureux, la. société l’a fa it m isérable. Ces idées n ’auraien t eu rien d e particulièrem ent révolutionnaire à une époque qui m ép risait d éjà av a n t lui e t sa n s lui les trad itio n s de l’histoire e t les données de la stru c tu re sociale, e t qui é ta it toute p rê te à se d é b a rra sse r d ’elles po u r réfo rm er la société selon la raison et la natu re, si R ousseau n’avait pas com pris le m o t «nature» dans un sens to u t à fait nouveau. P o u r les autres, la n atu re e t la raison étaien t identiques; s’ils co ndam naient l’am as des tra d itio n s e t des for­ m es p ar lesquelles l’h istoire av a it o bstrué le p rogrès de l’hum anité, ils ne condam naient n ullem ent la civilisation, les co n q u êtes de l’esp rit hum ain dans les sciences, les a rts e t les lettres, ni m êm e les com m odités de la vie, les agrém ents du luxe e t les charm es de la société polie; po u r eux, le progrès é ta it to u t intellectuel; c ’éta it le trio m p h e de la raison claire, spirituelle e t élégante. M ais cet intellectualism e élégant avait quelque chose de froid e t d e sec, il laissait inassouvis les âm es e t les in stin cts; cette n o u rritu re é ta it tro p peu su b stantielle po u r beaucoup de cœ urs; nous avons constaté, cela e n p a rla n t des fem m es célèbres de l’époque, on p ourrait le d ém o n trer p a r bien d ’autres sym ptôm es; c’est q u ’au c

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18ème siècle, avant R ousseau, les pro fo n d eu rs de l’âme, ses grands problèm es sem blaient m uets, e t l’on ne tro u v e guère d'accents tragiques dans to u te la litté ra tu re si ce n ’est dans les œ uvres du m oraliste V auvenargues (1715— 1747) qui re stè re n t presq u e inconnues. O r, pour Rousseau, la n atu re c’est le cœ ur de l’hom m e; elle n ’e st pas iden tiq u e à la raison; elle n ’est pas une force d istin c te de l'hom m e, n eu tre e t p a r­ fois cruelle; c’e s t sa m ère bienveillante et bonne, qui i’a créé p u r e t heureux, e t à laquelle il n ’a qu’à se co nform er p o u r rester tel. P o u r Rousseau, la n atu re a une âm e sensible, harm onieuse e t hum aine; elle a l’âm e de Jean-Jacques R ousseau; il s ’identifie avec elle, e t s’il d it q u ’il faut suivre la nature, cela signifie qu’il faut su iv re les m ouvem ents de l’âm e qui to u jo u rs so n t b ons si l’influence de la société ne les a pas corrom pus. L ’idée que nous avons plus ou m oins tous, que n o tre volonté est bonne, que nos in stin cts ne sauraient nous trom per, il la su it sans réserve, sans méfiance, jam ais d étro m p é p a r ses expériences douloureuses, d o n t il re je tte to u te la fau te su r la société qui a corrom pu la vertu origi­ naire des hom m es p ar ses in stitu tio n s e t p a r la raison froide et insensible. C ’e s t donc l’âm e hum aine, pure et in tacte (p our lui, la société assum e le rôle du péché originel des ch rétien s) qui est le juge suprêm e e t l’arb itre de la vertu; en identifiant la n a tu re avec l’âm e hum aine, et l’âm e hum aine avec la sienne pro p re, il fait de sa p ro p re âm e le juge universel. O r son âm e é ta it grande, belle e t m élodieuse; les blessures qu’elle avait souffertes en augm entaient encore la force e t la richesse d’expression; pour la prem ière fois depuis Racine on e n te n d a it la voix d’u n grand poète; on entendait une âm e qui parlait, e t ce tte âm e p arlait d es besoins im m édiats et actuels de la vie, d ’une nouvelle vie q u ’il fallait m ener, d'une renaissance entière de l’hom m e. Il é ta it beaucoup tro p intelligent pour vouloir réduire, com m e quelques contem porains le lui o n t reproché, la société m oderne à un é ta t prim itif; il v o y ait b ien que cela é ta it im pos­ sible; ce qu’il voulait, c’éta it la restau ratio n des sen tim en ts n atu rels e t sim ples, tels qu’il les en ten d a it, au milieu des données de la vie m oderne; c’éta it rétab lissem en t de l’âm e sensible, de l'aine de Jean-Jacques Rous­ seau et de ses sem blables, com m e arb itre suprêm e de la vie présente. E t c’est en écoutant la voix de la n a tu re qui éta it en réalité la voix d e son cœ ur qu’il a voulu réform er la m orale, l’éducation, la religion e t la politique. Ses conceptions pédagogiques te n d e n t à un développem ent sp o n tan é des forces du corps et d e l’âme, san s livres ni raisonnem ents, par les besoins e t les expériences de l’enfant, tels q u ’ils se p résen ten t dans la vie qu’il d o it m ener loin de la société ju sq u ’à la fin d e son adolescence. P résentées d ’une m anière fo rt u topique dans l’Emile, les

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idées pédagogiques de R ousseau so n t néanm oins devenues fon d am en ta­ les p o u r to u tes les réform es futures, à cause de leur principe que l’e n fa n t ne d o it pas ap p ren d re dans u n e form e p urem ent réceptive, m ais créer en lui-même les connaissances. L a religion de R ousseau com prend D ieu com m e être suprêm e, incom préhensible à la raison e t au-dessus de tous les dogmes, m ais révélé à to u t coeur sensible, v ivant dans la n a tu re et dans l’âme hum aine; il cro it à l’âme im m atérielle et im m ortelle, au libre arbitre et à la vertu basée su r la conscience. C e tte d o ctrin e se dirigeait autan t contre les philosophes encyclopédistes, tous plus ou m oins m atérialistes, sensualistes et ad h éren ts d ’une m orale u tilitaire, que contre les systèm es d ogm atiques des Eglises chrétiennes. L a m orale, au fond, c’est la n atu re elle-m ême qui la dicte; la n ature, p o u r Rousseau, e st vertueuse, e t capable de vaincre la corru p tio n et les crises que la société provoque; en rétab lissan t la famille, form e originaire, naturelle, idyllique de to u te société hum aine, elle ren d ra au genre hum ain son innocence et sa félicité prim itives. Pour la politique, R ousseau part, comme toujours, des données étem elles e t inaltérables de la n atu re et du coeur hum ain. L’hom m e est né libre; tous les hom m es so n t nés égaux; liberté et égalité so n t des biens inaliénables; et quand les hom ­ m es q u itten t l’é ta t d ’isolem ent p rim itif po u r vivre en société, cela ne peu t se faire que p ar un c o n tra t librem ent consenti, p a r lequel chaque m em bre, pour être protégé, lui et sa p ro p riété p a r la force com m une, s’unit à tous, to u t en n ’obéissant q u ’à lui-m êm e e t en re sta n t aussi libre qu’auparavant; e t cela se p ro d u it p a r l’aliénation to tale de chaque a s­ socié avec tous ses d ro its à to u te la com m unauté, de so rte que la volonté e t la liberté individuelles se fo n d e n t en tièrem en t dans la v o lo n té géné­ rale e t dans la lib erté e t l’égalité de tous. D onc chaque individu renonce entièrem ent e t sa n s réserve à to u s ses d ro its p o u r les retro u v er en ta n t que m em bre d ’une com m unauté d o n t la volonté est absolum ent sou­ veraine. C e tte d o ctrin e é ta b lit la souveraineté seule, inaliénable et in­ divisible de la v olonté générale, c’est-à-dire du peuple ou de la nation. Il en résulte que les gouvernem ents e t en général tous les m ag istrats ne so n t que les m an d ataires du peuple souverain; le peuple n e p eu t p as se d ém ettre de sa souveraineté, il n e peut qu’en déléguer la puissance exécutive à ses m andataires, e t il est libre de re tire r son m an d at à to u t m om ent, c’est-à-dire de se d o n n e r un autre gouvernem ent. Il en résulte, d 'au tre p art, que la volonté particulière de l’individu — appelé citoyen en ta n t que m em bre de la n atio n — est absolum ent nulle dès q u ’elle ne coïncide pas avec la volonté générale; elle do it se soum ettre, e t si elle ne se soum et p as volontairem ent, elle y se ra co n train te p a r la volonté o

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générale, ce qui ne veu t dire a u tre chose, d 'a p rè s Rousseau, sinon qu’elle sera forcée d’être libre. O n v o it que R ousseau, to u t en allan t bien plus loin que M ontesquieu d an s ses idées su r la lib erté et l’égalité naturelles, les g aran tit toutefois fo rt insuffisam m ent c o n tre les abus, et même contre la d estruction to tale; to u t dépend de la m anière d o n t on in terp rè te la conception de la volonté générale, et d es m éthodes d o n t on se se rt pour lui perm ettre de se prononcer. L’influence des idées politiques de R ousseau a été im m ense, comm e on sait, de m êm e que l’influence générale de son génie. D ’un coup, les forces sp iri­ tuelles de l’individu sen sib le furent rétablies, contre-balançant et mêm e évinçant le rationalism e et le m atérialism e des encyclopédistes. Sa N o u ­ velle H éloïse, rom an d ’am our-passion d ’une puissance d ’épanchem ent inconnue ju sq u ’alors, et ses Confessions, autobiographie où il étale avec une sensibilité p ath étiq u e et un peu criarde ses gloires et ses hontes, livre terriblem ent inju ste e t indiscret m ais p o u rtan t magnifique, o n t créé un lyrism e to u t nouveau, profond, personnel, intim e, à longue haleine, e t dont le côté idyllique n ’est plus u n jeu élégant, mais un besoin et un refuge de l’âm e humaine. 8) T ous les gran d s hom m es de la litté ra tu re du 18ème siècle sont m o rts av an t la R évolution que tous avaient co n trib u é à p rép arer, et qui s ’est réalisée d’une m anière beaucoup plus radicale qu’aucun d ’eux n ’a pu l’im aginer. Elle a com plètem ent changé l’atm osphère m orale et sociale de la France e t m êm e de l’E urope entière, puisque se s idées se rép an d iren t vite e t qu ’elle fu t suivie p a r les longues guerres de l’époque napoléonienne, p en d an t laquelle les arm ées françaises co n q u iren t presque to u t le continent. E n a n éan tissa n t l’ancienne société elle a interrom pu la vie littéraire, qui ne s ’e st réorganisée q u ’ap rès la chute de N apoléon en 1815. La litté ra tu re de la R évolution m êm e n ’a pas d onné d es œ uvres de prem ière im portance; B eaum archais, a v en tu rier et poète d e comédies, hom m e trè s doué e t brillan t, d o n t une com édie, le M ariage de Figaro (1784), eut un succès de scandale politique, n 'a guère com pris le fond des problèm es de l’époque; l’éloquence politique, qui ren aq u it ap rès deux siècles de silence, fut p arfo is vigoureuse e t passionnée (M irabeau), mais tro p enflée e t tro p rem plie d e clichés o rato ire s. Le sty le officiel de la R évolution e t de l’E m pire se développait d e plus vers une im itation assez froide d e l’an tiq u ité rom aine; c’é ta it le style de la v ertu e t de l hcroïsm e. La période du re to u r aux form es an tiq u es qui se place e n tre le sty le du 18e siècle e t celui des préro m an tiq u es a toutefois p ro d u it un grand poète lyrique qui p é rit jeune, victim e de la R évolution; c’est A n d ré C hénier (1762— 1794). Son œ uvre s ’in sp ire des élégiaques grecs.

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son goût e st classique, le fond de ses idées sensualiste et rationaliste; il n ’est nullem ent rom antique. Sa versification est p o u rta n t trè s différente de celle des classiques français: chez lui, très souvent, la coupe rythm ique ne coïncide plus avec la coupe gram m aticale; il aim e l’enjam bem ent, le rejet de quelques m o ts qui co m p lèten t le sens au v ers suivant ou même à la stro p h e suivante; il a des a rrê ts brusques au d ed an s du v ers qui ne coïncident pas avec la césure classique après la sixièm e syllabe. P ar là il annonce les ro m an tiq u es du groupe de V icto r H ugo qui l’o n t beaucoup adm iré et l’o n t considéré com m e u n précurseur.

III. L e R o m a n tis m e . Le R om antism e est un phénom ène intern atio n al e t fo rt complexe. Il se développe d an s tous les p ay s européens, e t su rto u t, avec plus de puissance et de pro fo n d eu r q u ’ailleurs, en A llem agne, où la litté ra tu re entière depuis la seco n d e m oitié du 18e siècle, (pas seulem ent celle qu’on appelle l’école rom antique allem ande) est inspirée p ar un m ouve­ m ent des esp rits qui m ontre les sym ptôm es de ce qu’on appelle ailleurs «rom antique». C es sym ptôm es so n t m ultiples e t p roviennent de sources très différentes; le fait qu’ils se co m binent pour co n stitu er d an s leur ensem ble une form e d ’a rt e t m êm e une form e de vie ne p eu t s’expliquer que par une analyse qui essaie de faire resso rtir leurs relations m utuel­ les et leur interd ép en d an ce historique. 1) T o u t d’abord, le R om antism e e s t une révolte c o n tre la p réd o ­ m inance du goût classique français en Europe. C e tte rév o lte éclata d’abord en A llem agne, où elle eut un profond reten tissem en t et p ro ­ voqua le m ouvem ent duquel est so rtie to u te la litté ra tu re de l’époque cle G oethe (1749— 1832). La révolte é ta it dirigée contre le rationalism e de la littératu re française; cette litté ra tu re sem b lait aux jeu n es A lle­ m ands artificielle, étro ite, fausse, loin de la n atu re et loin du peuple; il leur sem blait q u ’elle étouffait le génie p ar les règles et par la noblesse pétrifiée et sèche d u langage. Ils adoraient, eux, la poésie populaire et le th éâtre de Shakespeare; ils écrivaient des tragédies en m éprisant les unités de tem ps e t de lieu, m êlant le tragique au réalism e savoureux, se servant d’un langage vigoureusem ent populaire, n ’év itan t m êm e pas les expressions grossières, to u t en é ta n t p ro fondém ent et p athétiquem ent idéalistes. Ils découvraient l’antiquité à leur m anière, su rto u t l’a rt et la poésie grecques, et n ’y trouvaient, dans leur enthousiasm e, ni règles ni bienséance, mais la n atu re f o r t e , spontanée et jeune; ils redécouvraient

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m êm e le m oyen âge que l’esthétique du classicism e français avait m éprisé comme barbare. C e m ouvem ent, appelé dans sa prem ière phase „Sturm und D rang", se développa en A llem agne à p a rtir de 1770; il se modifia plus ta rd d ’une m anière assez com pliquée, m ais la p lu p art des écrivains n 'o n t jam ais abandonné leur a ttitu d e hostile, p arfois m êm e agressive, vis-à-vis de la civilisation classique de la France. Son influence se rép an ­ dit peu à peu en E urope, p én étra même en France par les œ uvres de M adam e de Staël, e t y triom pha, sous une form e quelque peu factice, dans l’a rt des rom antiq u es au to u r de V icto r Hugo, vers 1830. 2) U n au tre aspect p articu lier du R om antism e concerne l’a ttitu d e générale du poète dan s la vie. Le poète rom antique est u n étran g er parm i les hom m es; il est m élancolique, extrêm em en t sensible, il aime la solitude e t les épanchem ents du sentim ent, s u rto u t ceux d ’un vague désespoir, au sein de la nature. C ’est une a ttitu d e et u n é ta t d ’âm e qui ont été, si non créés, au m oins puissam m ent développés p a r l’influence de Rousseau. Préparée de longue m ain p ar u n e certaine' sensibilité idyllique au cours du 18e siècle, elle ne trouve que dans R ousseau sa pleine réalisation. La mélancolie solitaire d ev ien t la base d ’une grande poésie lyrique, et la fuite dans la vie idyllique de la cam pagne un besoin im périeux provoqué p a r le m alaise que les ro m an tiq ues ressen ten t dès qu’ils se tro u v en t dan s les villes et dans la société des hom m es. Les âm es distinguées s o n t des âm es incom prises, blessées p a r le vain tapage de la vie publique e t civilisée, par le m anque d e vertu, d e franchise, de liberté et de poésie de la vie m oderne. L’h isto ire de la révolution et de l’époque suivante a beaucoup contribué à faire ab an d o n n er aux hom ­ mes idéalistes le côté p ratiq u e e t réform ateur du m ouvem ent inauguré par Rousseau, et les a poussés à se cram ponner à son lyrism e solitaire; elle a prêté à cette attitu d e des raisons o bjectives plus que perso n n el­ les. O n avait espéré, av a n t la révolution, et m êm e encore au cours de son développem ent, pouvoir créer un m onde to u t nouveau, conform e à la nature, débarrassé de to u te s les en traves que seul, croyait-on, le fardeau des trad itio n s h istoriques opposait au b onheur des nom m es; e t une profonde d écep tio n , voisine du désespoir, s’em para des âmes délicates et idéalistes, q uand on vit q u ’ap rès ta n t d ’h o rreu rs et de sang versé il était bien vrai que to u t avait changé, m ais que ce qui éta it so rti de to u tes les catastro p h e s de la révolution et de l’époque napoléonienne n’était nullem ent un reto u r vers la n ature vertueuse et pure, m ais de nouveau une situation toute historique, bien plus grossière, plus b rutale et plus laide que celle qui avait disparu; et su rto u t quand on se ren d it com pte que la grande m ajorité des hom m es l’acceptaient, ex erçan t ou

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souffrant l’injustice, la violence e t la corruption com m e si l’on n'avait jam ais espéré a u tre chose. L orsque, après la chute d e N apoléon en 1815, un nouvel o rd re relativ em en t stab le s’é tab lit dans les principaux pays d e l’Europe, ce fut bien la bourgeoisie, la classe révolutionnaire d’autrefois, qui com m ença à d om iner d e plus en plus la vie publique, mais qu’elle é ta it devenue m édiocre, bassem ent u tilitaire, présom p­ tueuse e t craintive à la fois! Les e sp rits délicats, distingués, généreux et poétiques se se n ta ie n t é tran g ers d an s c e tte vie m oderne; ils se réfu­ giaient dans la m élancholie, le lyrism e, l’orgueil solitaire; parfois dans une ironie tragique e t paradoxale; so u v en t dans la réaction politique et religieuse. C et é ta t d ’âm e co n n aît beaucoup de variantes, selon les tem péram ents, les situations, les générations; on p e u t en étu d ier les différentes form es d an s la vie e t l'œ uvre des p o ètes (en France, p a r exemple, chez C hateau b rian d , dan s l’O berm ann de §enancour, dans l’A dolphe de B enjam in C o n stan t, chez V igny, d an s une form e plus douce chez L am artine, chez M usset aussi, e t chez b ien d ’au tres); ce fut une a ttitu d e presque générale, une m ode. Elle n ’est pas lim itée à la France, ni m êm e au rom antism e p ro p rem en t d it; on la trouve p a rto u t en Europe, en A llem agne, en Italie, en A ngleterre; elle se m aintient même, quelque peu modifiée, ap rès l’époque du R om antism e, ju sq u ’à la prem ière guerre m ondiale; parfois, elle se tran sfo rm e en haine, haine du bourgeois, haine d e la so ciété; p arfois elle dev ien t indifférence orgueilleuse, snobism e ou ésotérism e voulu; un culte outré de l’individu s’en dégage; les form es de c e tte attitu d e, originairem ent rom antique, so n t tro p variées po u r ê tre énum érées ici. M ais ce qui e st com m un à toutes, c’est l’abîm e qui s ’ouvre e n tre le poète e t la société; nous y reviendrons dans n o tre ch ap itre final. 3) Le R om antism e a créé une nouvelle conception de l’histo ire; il a in tro d u it de nouvelles m éthodes d an s tous les dom aines des études historiques; nous en avons parlé plusieurs fois dan s n o tre prem ier chapitre, à propos des étu d es linguistiques e t litté ra ire s (pp. 17 s-, 26, 28 ss.). La révolte co n tre le classicism e français ru in a définitive­ m ent la conception esth étiq u e du m odèle unique à suivre; e t on fit, à ce m om ent, une découverte de la plus h au te im portance; que la b eauté et la perfection artistiq u e n ’avaien t pas été réalisées une fois seulem ent, dans l’antiquité gréco-latine, m ais que chaque civilisation, chaque époque et chaque peuple av ait sa p ro p re individualité e t sa p ro p re form e d ’ex­ pression, capable de p roduire d es œ uvres d ’une suprêm e beau té en son genre; qu’il fallait p ar conséq u en t considérer les œ uvres d es différentes époques e t civilisations avec une intim e com préhension des données c

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h istoriques et de l’individualité qui so n t p ro p res à chacune d ’elles, sans les ju g er selon des principes absolus e t extérieurs. O n découvrit aiasi que le m oyen âge n’éta it nullem ent une époque de b arb arie e sth étiq u e, m ais qu’il av ait p ro d u it une civilisation e t une poésie, une philosophie e t des a rts riches et dignes d ’ad m iratio n ; com m e le rom antism e inclinait à p référer les époques prim itives, où les se n tim en ts e t les passions avaient encore leur force sp o n tan ée e t originelle, aux époques p lus civi­ lisées et polies, où des règles d’esth étiq u e et de bienséance endiguaient la nature, on v it n a ître un véritable culte des origines, des sources, des époques jeunes et prim itives ou présum ées telles. Les épopées et la poésie lyrique du m oyen âge et de la R enaissance, longtem ps oubliées et m éprisées, furent l’o b je t d ’un g ra n d enthousiasm e et d ’une im p o r­ tan te activité philologique. O n estim ait que p en d an t les époques prim i­ tives de la civilisation le génie poétique est plus sp o n tan é e t plus fo rt; que p en d a n t ces époques, où la raison e t les conventions de la so ciété so n t en co re peu développées, l’im agination créatrice p ro d u it chez les peuples des œ uvres plus grandes et plus pures, d o n t l’au teu r n ’est pas tel ou tel individu, m ais «le génie du peuple», et c’est ce génie du peuple, conception belle m ais vague, que l’on considérait comm e sourco de toute vraie poésie. Bien entendu, c e tte m anière de v o ir ne se b o rn ait pas à la littératu re; l’architecture, la sculpture, la peinture, m êm e les in stitu tio n s e t le d ro it des différentes époques anciennes, su r­ to u t la civilisation du m oyen âge to u t entière, fu re n t considérées du m êm e p o in t d e vue. D e telles id ées co m p o rte n t n écessairem ent un cer­ tain dynam ism e d an s les conceptions historiques. Si chaque peu p le e t chaque époque peuven t p roduire leurs p ro p re s form es d ’a rt e t de vie, p a rfa ites chacune en elle-même, s e dév elo p p an t chacune selo n ses p ro p res lois et son p ro p re génie, l’histo ire devient une évolution ex­ trêm em en t riche de form es hum aines, e t l’on est facilem ent am ené à y voir les réalisations successives des idées d ’un génie universel, de D ieu; conception aussi p ro fo n d e que dynam ique, e t qui donne une com ­ préhension du développem ent h isto riq u e bien au trem en t pro fo n d e, riche e t m ultiple que la conception du progrès continu su r une seule ligne, co u ran te au 18e siècle, où chaque nouvelle é ta p e de la civilisation sem b lait supérieure à la p récéd en te e t lui enlevait, en principe, to u te valeur p ropre. Les idées que je viens d e résum er se d essinaient en A lle­ m agne depuis H e rd e r e t le Sturm u n d D rang, donc depuis 1770 environ; elles p riren t un nouvel essor, en se développant pleinem ent à la su ite de la R évolution française, d o n t les effets leur don n aien t une directio n particulière, qui fut, to u t d ’abord, réactionnaire. La révolution, inspirée

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par les idées de V oltaire, d e M ontesquieu, des E ncyclopédistes e t de Rousseau, avait été n ette m e n t an tihistorique; elle avait voulu se débarrasser de to u tes les d o n n ées de l’histoire, d e to u te s les coutum es et institutions du passé; elle avait voulu faire tab le rase et reconstruire la société selon les principes de la raison ou de la n atu re; et ce tte -nature», elle l’avait considérée com m e quelque chose d'absolu, d ’inal­ térable, d o n t les préceptes étaien t fixes u n e fois p o u r toutes. O r, ii sem blait que la révolution n ’av ait p ro d u it que du désordre, de l’in ju ­ stice, des passions hideuses et du sang. La réaction, dan s toute l’Europe, fut violente, et «l’historisrne» des R om antiques s’en ressen tit; beaucoup de R om antiques d ev in ren t an tircvolutionnaires e t réactionnaires. Au rationalism e et à l’anti-historism e de la R évolution ils opposaient le culte des trad itio n s et le respect des forces im m anentes de l'histoire, à la révolution ils opposaient l’évolution, aux m asses-séd u ites p ar des agitateurs ils opposaient le peuple conservateur, v ivant dans ses habi­ tudes séculaires, d an s une évolution lente, près de la vraie n ature qui n 'est autre chose que l’esp rit de D ieu, e t qui se modifie n o n pas selon les idées arb itra ires de la raison hum aine, m ais selon un rythm e qu’il faut sen tir et suivre. Ces R om antiques étaien t donc à la fois popu­ laires et antirévolutionnaires, c ro y an t q u ’on fait violence au génie du peuple et qu’on en d étru it le fond en le p oussant à la révolution. La réaction des co n servateurs rom antiques était, à la vérité, bien différente des principes d e l’absolutism e ancien; elle é ta it opposée à la cen trali­ sation, elle voulait conserver les coutum es locales, les organisations professionnelles, les castes; elle é ta it a n tiratio n aliste; elle préférait le m oyen âge (don t on ignorait le côté rationaliste) aux époques d ’absolu­ tism e; e t elle se b asait su r l’idée d e l’évolution historique. O r, cette idée n’était, en elle-même, nullem ent réactionnaire; elle était d yna­ mique, e t fort susceptible d ’ê tre m ise au service de la révolution; on n’avait qu’a m o n trer que le changem ent radical des bases de la société était lui-même am ené e t postulé p a r la m arche de l’évolution h isto ­ rique à un certain m om ent donné; c’est le to u r qu'a donné plus tard Karl M arx à la philosophie d e H egel. — L’historism e d es R om antiques, leur enthousiasm e p o u r le m oyen âge, leur dégoût du rationalism e e t leur culte du sen tim en t o n t provoqué chez eux u n réveil des croyances religieuses; c’est encore u n e d es ten d an ces p a r lesquelles le R om an­ tism e s’oppose au 18e siècle. Ce fut en prem ier lieu une renaissance du catholicism e, plu tô t poétique, m ystique et lyrique que dogm atique, parfois en rap p o rt avec leurs idées politiques; elle ne fut p o u rtan t pas universelle; beaucoup de R om antiques n ’y p ren n en t pas part. Mais c

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l’atm osphère d ev in t plus favorable au sen tim en t religieux, et m êm e ceux qui re sten t étran g ers ou h ostiles aux in stitu tio n s d es Eglises so n t rem plis d ’une religiosité vague, m ystique ou panthéiste, fo rt éloignée du m atérialism e et du sensualism e qui avaient dom iné au 18e siècle.. M êm e les athées parm i les R om antiques d o n n en t à leur athéism e un air de désespoir lyrique qui garde quelque chose de religieux. 4) D ans l’ensem ble, le rom antism e p résen te p lu tô t une unité d ’atm osphcre poétique qu’une u n ité systém atique, d o n t on puisse n ettem en t délim iter les contours. Il est plein de co n trastes: sim plicité populaire e t raffinem ent individualiste, tendances conservatrices e t germ es révo­ lutionnaires, doux lyrism e et ironie am ère, dévotion et orgueil, e n th o u ­ siasm e et désespoir s’y tro u v en t mêlés, p arfois dans le m êm e p erso n ­ nage. Son influence fut profonde, malgré la rapidité de sa décom position et de sa corruption. Il avait été d ’abord une grande révolte du sen ­ tim ent, des profondeurs de l’âme hum aine, c o n tre la raison sèche et le bon sens superficiel; peu à peu, déchu de sa prem ière force, dém enti par le développem ent p ratiq u e de la vie m o d ern e qui fut économ ique, technique et scientifique, il se résigna au rôle d ’em bellir une vie fon­ cièrem ent étrangère à to u tes ses tendances: à fournir au bourgeois, pour ses heures de récréation, des épanchem ents ly riques e t d es décors de th éâtre; e t à lui procu rer la sen satio n d ’un idéalism e vague qui ne l'obligeait à rien. D ans ce rôle qui fu t funeste, les form es de l’a r t rom antique se so n t m ain ten u es p e n d a n t to u t le 19e siècle. M ais d an s ses débuts, ce fu t réellem ent u n e renaissance de la poésie e t des forces profondes de l’âme. L es cam pagnes e t les forêts, les lacs e t les fleuves, les m ontagnes e t la m er, le jo u r e t la nuit, l’aube et le coucher du soleil revivent com m e ils n ’o n t jam ais vécu d an s la poésie an térieu re, to u ­ jours en co n tac t é tro it avec l’âm e hum aine, reflétant ses jo ies e t ses douleurs p a r une sy m p ath ie m agique. D e m êm e, le R om antism e a fait re n a ître la poésie populaire e t app ro fo n d i la conception d u peuple et de sa force créatrice. Il a d onné à la langue littéraire, dan s to u s les p ay s européens, u ne richesse e t une liberté qu’elle av ait p erd u es sous la dom ination du classicism e français; il a créé ou rajeu n i d es genres littéraires inconnus ou négligés ou déchus: le lyrism e, la poésie milyrique m i-épique d es ballades, un th é â tre affranchi d es règles clas­ siques, suivant la tra d itio n de Shakespeare, e t ch erch an t à d o n n e r à scs su je ts le cadre e t l’atm osphère au th en tiq u es d e l’époque, le rom an historique, e t le rom an personnel, psychologique, individualiste, don­ n a n t la vie intim e e t l’évolution des personnages. Il a encouragé et cultivé la poésie dialectale, d o n n an t une fo rte im pulsion au régiona-

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D O C T R IN E G É N É R A L E D E S ÉPO Q U E S L IT T É R A IR E S

lism e m enacé p a r la cen tralisatio n m oderne. II a inspiré enfin, comme nous l’avons d éjà plusieurs fois m entionné, les étu d es histo riq u es et philologiques p a r sa conception plus vraie, plus vivant© e t plus large du développem ent; cela con stitu e to u te une philosophie nouvelle, cul­ tivée su rto u t en A llem agne, m ais qui e u t p a rto u t des répercussions p ro ­ fondes; le systèm e de Hegel, to u t en n ’é ta n t pas entièrem en t rom an­ tique, se base su r la conception rom antique du développem ent. 5) N ous term inerons ce chapitre p ar une esquisse rapide du R om an­ tism e en France e t en Italie. En France, la prem ière génération des Rom antiques, ou si l’on veut, des précurseurs im m édiats du Rom antism e, apparut au début de l’époque napoléonienne, vers 1800, sous la dom ina­ tion d ’un goût im itan t l’an tiq u ité rom aine, froid e t déclam ateur (voir p. 207). Le personnage le plus im p o rtan t de cette prem ière génération fut François-René de C h ateaubriand (1768— 1848), un grand poète, ennem i de la R évolution et de N apoléon, catholique fervent, orgueil­ leux, solitaire, d ’une m élancolie sublim e e t dévoré d'ennui m êm e dans sa gloire; il poétisa la n atu re solitaire e t l’histoire, su rto u t l’histoire chrétienne, et sa prose lyrique, sonore, à longue haleine, aux paysages magnifiques, rem plie de sentim ents e t de sen satio n s vécus, pro d u it dans l’àm c du lecteur un long écho; c’est au fond lui qui a créé le rythm e intérieur de to u t le R om antism e français. De la m êm e g énération furent M adam e de Staël (1766— 1817), qui a in tro d u it en France des idées sur la littérature et le goût inspirées p ar ses am is et scs relations en A lle­ magne; Benjam in C o n sta n t (1767— 1830) et Senancour (1770— 1846) qui ont écrit des rom ans d ’une grande valeur pour l'analyse psychologique du Rom antism e, A dolphe (1816) et O berm ann (1804). La seconde gé­ nération, l’école rom antique p ro p rem en t dite, se constitua sous la Re­ stauration, vers 1820; ce fut to u t un groupe de p oètes et d ’écrivains, parm i lesquels les gran d s lyriques L am artine (1790— 1869) et V igny (1797— 1863), le plus im p o rtan t des critiques français du 19e siècle Sainte-Beuve (1804— 1869), et su rto u t V icto r Hugo (1802— 1885), le plus puissant personnage de la litté ra tu re française de son époque. Il fut poète lyrique, épique, d ram atiq u e e t satiriq u e, d ’une force créatrice m erveil­ leuse, dom inant la langue et les form es poétiques; personne, au 19e siècle, n’a égalé sa gloire; toutefois, plusieurs critiques m odernes le co n ­ sidèrent comm e un esp rit assez creux, et ne goûtent guère sa rh éto riq u e sonore. Parm i les m em bres plus jeu n es du groupe m entionnons A lfred de M usset (1810—57), a u te u r de p etites com édies charm antes, m ais dont lo doux lyrism e n ’est plus aussi généralem ent adm iré q u ’autrefois; et T héophile G autier (1811— 1872), poète lyrique, auteur de plusieurs rom ans

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e t d’une histoire du R om antism e, d o n t l’a rt cherche à d onner des im ­ pressions exactes de sensations, ce qui n ’est plus rom antique. D ’au tres personnages, parm i eux des a rtiste s (le p ein tre D elacroix, p. ex.), ont été en relations plus ou m oins suivies avec le groupe rom antique, ou o n t subi plus ou m oins l’influence du R om antism e: le p am phlétaire Paul-Louis C ourier, le chansonnier Béranger, le co n teu r P ro sp er M é­ rimée. les créateurs du réalism e m oderne S tendhal e t Balzac, e t quel­ ques historiens, d o n t le plus grand fu t Jules M ichelet (1798— 1874), m er­ veilleux évocateur du passé de la France, su rto u t du m oyen âge, d o n t le tem péram ent et l’oeuvre so n t en tièrem en t rom antiques, quoiqu’il fût fanatiquem ent dém ocrate. E n Itaiie, les oeuvres d ’un grand écrivain-philosophe, de G iam battista V ico, précurseur des conceptions ro m an tiq u es de l’histoire, p aru ­ re n t déjà dans la prem ière m oitié du 18e siècle (Scienza nuova, 1ère éd. 1725). M ais le caractère du m ouvem ent de red ressem en t n ational, le R isorgim ento, qui se m anifesta dans la seconde m oitié du siècle, est p lu tô t classique que rom antique; c’est l’époque qui a p ro d u it les poésies de Parini, les com édies du V énitien G oldoni, e t les tragédies d ’Alfieri; des m otifs d’é tat d’âm e p rérom antique so n t toutefois indéniables dans l’œ uvre d’U go Foscolo. Le grand p o ète ro m an tiq u e d e l’Italie fu t A lessandro M anzoni (1785— 1873), poète catholique, a u teu r de tragédies et de très beaux hym nes; sa gloire in tern atio n ale repose cep en d an t su r son grand rom an historique I Promes-si Sposi, histo ire de deux am ou­ reux dans une peinture magnifique du M ilanais au 17e siècle. Son con­ tem porain G iacom o L eopardi (1798— 1837), m alade dès son enfance, e t d o n t la brève vie fut m alheureuse, est un des grands p oètes lyriques de l’Europe. O n le considère habituellem ent comm e un classique, à cause de ses idées antireligieuses et de l’influence des form es antiques qui se fait sen tir dans ses vers; on l’oppose ainsi à M anzoni et à son école. M ais son désespoir solitaire et individualiste p résente bien des sym ptôm es de l’é ta t d’âme rom antique.

IV. C o u p

d ’œ i l s u r l e d e r n i e r s i è c l e .

La restau ratio n de la d y n astie des B ourbons en France (1815) e t la p o ­ litique réactionnaire qui suivit p a rto u t en E urope la chute de N apoléon furent incapables d’a rrê te r le développem ent de la vie m oderne e t so n évolution politique et économique. Les idées d e la R évolution française

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D O C T R IN E G É N É R A L E D E S É PO Q U E S L IT T É R A IR E S

s ’étaien t répandues; deux in stitu tio n s d o n t l’origine rem onte à l’époque révolutionnaire e t napoléonienne, l’enseignem ent élém entaire e t le se r­ vice m ilitaire obligatoires, s ’in tro d u isiren t peu à peu d an s beaucoup de pays européens; elles co n trib u èren t à m obiliser les m asses e t à ies faire consciem m ent participer à la vie publique. Le p rogrès scientifique et technique m odifiait rap id em en t le rythm e et les conditions de la vie m atérielle; ii am enait une pro sp érité grandissante et un im mense accroissem ent des populations; il conférait à l’E urope et aux pays euro­ péanisés l’hégém onie m ondiale; il am enait aussi la dom ination plus ou m oins m anifeste de la bourgeoisie capitaliste, c’est-à-dire de la partie de la population qui éta it arrivée p a r son intelligence, son esp rit d ’entre­ prise, son application au travail, souvent aussi p a r les h asard s des fluc­ tuations économ iques, à co n trô ler l’industrie, le com m erce e t les orga­ nisations de crédit. Les guerres e t les révolutions n ’o n t guère entravé cette évolution; elles l’o n t quelquefois accélérée. D e 1871 à 1914, il n ’y eut en E urope ni guerres ni révolutions de quelque im portance; la prospérité et la sécurité étaien t parvenues dans quelques pay s à un degré que ceux qui n ’o n t pas vécu dans cette époque au ro n t de la peine à im aginer. M ais !a rapidité v ertigineuse du développem ent m atériel, scientifique et technique, d o n t le ry th m e s ’accélérait de plus en plus, a u tan t dans !a plu p art des pay s européens qu’en A m érique, créait des problèm es d’ad ap ta tio n de plus en plus urgents; des crises provoquées par des form es p olitiques arriérées, p a r l ’am bition et la concurrence des grandes puissances, p a r les asp iratio n s n atio n ales des p e tits peuples européens supprim és ou m enacés p a r une do m in atio n étrangère, p ar la surpopulation d a n s quelques pays, e t su rto u t p a r les différences du niveau m atériel de la vie e n tre les différentes classes se succédaient, e t se com binaient d ’une m anière so u v en t inextricable; la presse qui d o n n ait aux m asses la conscience d es problèm es en augm entait la portée. T outefois, l’im m ense m ajo rité des E uropéens espérait que i’ad ap tatio n se réaliserait p ar une évolution paisible; m êm e quand la guerre éclata en 1914, la p lu p art des hom m es, to u t effrayés qu’il étaien t do ce q u ’un tel événem ent ait pu se produire, ne so upçonnaient pas la foule des crises late n te s qui su rg iraien t à la surface, ni la longue série de catastro p h es qui se d éclencheraient sur l’E urope e t le m onde entier; ils n ’im aginaient p as dans quelle m esure la vie changerait. A u jo u rd ’hui, l’avant-guerrc, c’est-à-dire l’époque d ’av an t 1914, e s t tellem ent loin de ceux m êm es qui y on t encore consciem m ent vécu, qu’on p eu t en parler comm e d'une époque du passé. T outefois, com m e c’est l’époque qui a préparé celle dans laquelle nous vivons, on peut en in te rp ré te r les actic

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vités littéraires fort, diversém ent, selon les opinions qu’on s ’est form ées sur la situ atio n présente. Je m e bo rn erai à relever les ten d an ces e t les faits qui m e sem blent les plus im p o rtan ts, san s m ’a tta c h e r aux d é­ nom inations usuelles d'écoles littéraires (réalism e, naturalism e, sy m b o ­ lisme, etc.) qui ne conviennent guère à m on bu t. Je serai fo rt bref, car dès qu’on en tre ta n t soit peu dans les détails, on ne sa it plus où s ’arrêter; la production littéraire de ce tte époque est énorm e. 1) C ’est par ce phénom ène, la m asse énorm e de la pro d u ctio n litté­ raire, que je com m encerai. D epuis le 19e siècle, dans la p lu p art des pays européens, tout le m onde sait lire, to u t le m onde veut lire, et les progrès techniques de l’im prim erie p e rm e tte n t la satisfactio n de ce besoin de lecture. La presse, dont les éditions arriv en t une fois, deux fois, trois fois par jour, e t où, à côté des info rm atio n s politiques, on trouve des articles littéraires, d es rom ans, des nouvelles, des com ptesrendus; les périodiques littéraires ou dem i-littéraires, jo urnaux illustrés, m agazines etc.; enfin les livres: livres de poésie, th éâtre, rom ans, col­ lections d'essais, études critiques — quiconque a jam ais travaillé d an s l’adm inistration d ’une des grandes bibliothèques européennes e t a pu voir de ses pro p res yeux la m asse im m ense de p ap ier im prim é qui y e n tre jo u r par jo u r ne p eut guère se gard er d ’u n sen tim e n t d ’effroi. D epuis à peu près 30 ans, cependant, le ciném a et la radio com m encent à su pplanter graduellem ent la lecture; on s ’habitue peu à peu à la rem ­ placer par des im pressions visuelles e t auditives, et à ne plus lire que pour s’instruire et se renseigner. M ais le 19e siècle lisait p o u r le plaisir de la lecture; et il é ta it inévitable que le niveau esth étiq u e des p ro ­ ductions littéraires destin ées à une si grande m asse de consom m ateurs baissât, d’a u tan t plus que cette m asse n’avait p as encore une conscience n e tte de ce qu’elle était; ce q u ’elle d em an d a it e t ce qu’on lui fournissait, n’était pas une litté ra tu re v raim en t populaire, m ais une im itatio n affadie de la littératu re d ’élite; la fausse élégance, le m élodram e, l’invraisem ­ blance e t le cliché des sen tim en ts y dom inaient. 2) C ela a contribué à creu ser un abîm e e n tre les écrivains distingués et le grand public, abîm e d o n t nous avons déjà parlé à p ro p o s du R om antism e. B eaucoup d ’auteurs qui so n t parm i les plus rem arquables du 19e siècle ont profond ém en t m éprisé le com m un des lecteurs, c’està-dire la m asse de la bourgeoisie; ils ne pouvaient pas non plus se faire en tendre du peuple, puisque le peuple, en ta n t que public littéraire, n avait encore aucune autonom ie; il n ’arrivait que fort len tem en t à la pleine conscience de son existence politique, et encore plus len tem en t à la réalisation de son existence e t de sa volonté esthétiques: il restait.

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DOCTRINE G ÉN ÉRA LE DES ÉPOQUES LITTÉRA IRES

esthétiquem ent, p e tit bourgeois. D ’autre p art, l’élargissem ent d es ho ri­ zons, le changem ent rapide du ry th m e de la vie, les mille germ es de l’évolution incessante e t les crises qui en résu ltaien t fu ren t plus rap id e­ m ent aperçus ou devinés p a r les gran d s artistes, e t pro d u isiren t chez eux d es images e t des form es d ’expression su rp ren an tes au prem ier abord; il y en avait aussi, su rto u t vers la fin de l’époque, qui, ay an t une vision plus ou m oins claire de l’instabilité de cette civilisation brillante et des catastro p h es qui la m enaçaient, exprim aient c e tte vision par des oeuvres étranges et vaguem ent terrifiantes, ou choquaient le public par des opinions paradoxales e t ex trém istes. Beaucoup d’e n tre eux ne se donnaient aucune peine p o u r faciliter la com préhension d e ce qu’ils écrivaient, so it p a r m épris du public, so it p ar culte de leur inspiration, soit par une certaine faiblesse tragique qui les em pêchait d ’ê tre à la fois vrais e t sim ples. I! en résu ltait que beaucoup d ’écrivains de prem ier pian (m ais aussi d es peintres, d es m usiciens etc.) on t vécu sans con tact avec le grand public, ou qu’ils n e l’o n t gagné q u ’ap rès beaucoup de lu ttes e t de m alentendus; e t que presq u e tous, su rto u t en France, o n t vu dans le public bourgeois o rd in aire leu r ennem i, l’o b je t de leur m épris et de leur haine. O n n 'a qu’à p en ser aux gran d s poètes sym bolistes (Baudelaire, Rim baud, M allarm é), à l’attitu d e d ’écrivains tels que Stendhal, Flaubert, B arrés ou G ide, au m ouvem ent des surréalistes, pour se ren d re com pte d ’une situ atio n presque tragique, à laquelle la stru ctu re du public et l’orgueil des écrivains o n t contribué égalem ent; on p o u rrait citer beaucoup d ’exem ples encore; l’on en tro u v e égalem ent un grand nom bre d an s les autres dom aines de l’art, et dan s les autres pays européens, particu lièrem en t en A llem agne. O n a m êm e cru que c’était une situ atio n nécessaire et inévitable et qu’elle av ait existé de to u t tem ps: qu’un grand poète ou un grand artiste ne pouvait nécessairem ent pas être com pris p a r la m ajo rité de ses contem porains, et que son génie ne pouvait se révéler q u ’aux générations futures; m ais c’est une erreur. Il y a bien eu, d e to u t tem ps, des cas où l’envie, les intrigues, des circonstances p articulières n ’o n t pas perm is à l’écrivain de génie d ’arriver à la gloire qu’il m éritait; il y a toujours eu des m odes pas­ sagères e t des erreu rs de perspective qui lui o n t opposé des rivaux bien inférieurs; m ais comm e une règle presque générale qui ne souffre que de rares exceptions, c’est un phénom ène particulier du dernier siècle avant les guerres m ondiales. 3) Ce fu t néanm oins une d es époques les plus riches et les plus brillantes pour l’activité intellectuelle et littéraire en Europe, e t elle doit cela, en prem ier lieu, à Sa liberté de pensée et de parole, qui jam ais o

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d an s les siècles antérieurs n ’avait pu se développer à un tel degré ni su r une base tellem ent large. L’opinion publique, de plus en plus forte et de plus e n plus libérale, ren d ait p ratiq u em en t im possible la suppres­ sion des idées p ar des m esures gouvernem entales, e t to u te s les te n ta ­ tives des forces réactionnaires p o u r ap p liq u er d e telles m esures furent vaines. La civilisation bourgeoise e s t basée su r le libéralism e; le prin­ cipe do la tolérance, du libre échange d es idées, du libre jeu des forces, est tellem ent inséparable de l’origine e t de l’essence m êm e de cette civilisation qu’elle se v oyait forcée de p erm e ttre l’expression d ’idées qui m inaient sa p ro p re vie et de p ren d re p a rt à leur discussion; c’est de so n propre sein que se so n t développées ces conceptions subversives, et s i le grand capital a réussi p en d an t longtem ps, grâce à sa puissance économ ique, à réprim er ou à endiguer le m ouvem ent socialiste, il ne p a r­ v in t pas à sup p rim er se s idées e t ses pro g ram m es qui engendraient nécessairem ent des ten tativ es d e réalisation de plus en plus hard ies et efficaces. Ce n ’e s t que dans un m om ent de danger m ortel que la civili­ satio n bourgeoise a abandonné, dans quelques pays européens, le principe de la pensée e t de la parole libres, et ce fut alors sa fin; par peur d’être assassinée, elle se suicida. T outefois ce suicide ne fu t pas com m is p arto u t; les pays anglo-saxons e t quelques au tre s o n t résisté; on verra b ie n tô t s’il se ra possible de conserver dans un m onde tra n s­ form é et sous une form e nouvelle cette liberté san s laquelle quiconque l’a connue ne voudrait vivre1. D ans la seconde m oitié du 19e et au d éb u t du 20e siècle elle fut presque illimitée; com m e le capitalism e bourgeois n ’était guère organisé du p o in t de vue intellectuel et artistique, les idées et les form es d ’a rt les plus variées, les plus hard ies et p arfo is les plus saugrenues tro u v aien t d es p ro tecteu rs e t d e s ressources; les résis­ tances ne faisaient que leur do n n er de la publicité, et le seul danger qui les m enaçait était l’indifférence. D ans la p roduction littéraire la liberté individuelle des form es e t d es expressions, favorisée p a r la variété presque anarchique des croyances e t des influences, e s t telle qu’il est difficile de classer les œ uvres d ’après leur style e t leurs tendances. C ep en d an t il est possible d e relever quelques d éveloppem ents p a rti­ culièrem ent im p o rtan ts qui se dessinent, parm i les pays de langue rom ane, le plus n ette m e n t en France. 4) Les form es de la poésie lyrique abo n d en t; on im ite celles de tous les tem ps et de tous les peuples, et on en invente d e nouvelles, plus libres. C ’e s t presque to u jo u rs e n France qu’on proclam e le p lus h a u te ­ m ent des réform es ou m êm e des révolutions en versification; toutefois, *) Ecrit en 1943

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il ne faut pas s ’y laisser p re n d re ; au fond, les Français, m êm e les plus révolutionnaires, so n t fo rt con serv ateu rs p o u r la langue e t le vers; beaucoup de poésies radicalem ent nouvelles q u an t à leur contenu et leur esprit o n t été com posées d an s une form e de vers classique et traditionnelle; le grand v e rs classique de 12 syllabes, l'alexandrin, a conservé sa position dom inante. Ce fut une révolution quand V ictor Hugo y in tro d u isit quelques nuances nouvelles, la licence de dép lacer la césure et celle de n e pas faire coïncider la fin du v ers avec une coupure syntaxique (enjam bem ent). M ais ce qui fu t en tièrem en t changé, ce fut le langage de la poésie lyrique, l’arsenal des com paraisons, im ages et m étaphores, héritage du p étrarq u ism e; to u t ce tré so r som bra avec l’ancienne société européenne, vers 1800. O n en trouve des restes chez quelques R om antiques, m ais d a n s l’ensem ble c’est avec eux q u ’un nou­ veau langage poétique se form e: plus personnel, plus im m édiat, plus pittoresque, avec d es paysages beaucoup plus variés, des com paraisons plus fam ilières e t plus actuelles. Les R o m antiques étaien t presq u e tous poètes des sen tim en ts de l’âm e individuelle, se n tim en ts qu’ils chantaient en longues m élodies p arfois sereines, parfois enthousiastes, le plus sou­ v ent plaintives e t m élancoliques, entrem êlées de soupirs, de cris, d’apostrophes, to u jo u rs so n o res; ils cherchaient à p rovoquer un long écho dans l’âm e du lecteur, la plongeant d an s le vague des sentim ents, des rêves, des enthousiasm es et des désespoirs sa n s lim ites; môme leurs poésies à su je t épique ou philosophique so n t des épanchem ents sonores de l’âme. V ers le milieu du siècle, une réactio n se déclare; quelques poètes, dégoûtés des épanchem ents et du vague des sentim ents, éprou­ vent le besoin d ’une beauté plus sévère, plus o b jective et plus précise; ils cultivent la p ein tu re exacte des sensations, en p référan t des sensa­ tions m ajestueusem ent calm es ou sauvages, qui n ’offrent aucune issue aux effusions personnelles. L e culte de la sen satio n pitto resq u e ou exotique avait d éjà été p ré p a ré p ar V icto r H ugo et quelques autres rom antiques, m ais il p ren d m ain ten an t une a ttitu d e d ’im passibilité froide qui s’oppose au R om antism e; c’est l’ccole qu’on appelle le Parnasse, et d o n t le m aître fut L econtc de Lisle, poète adm irable dans le cadre assez lim ité de son art. En mêm e tem ps, et en relation étroite avec le m ouvem ent des Parnassiens, le culte de la sensation évolue d’une autre façon bien plus intéressan te; quelques poètes, éprouvant des sensations ju sq u ’alors inconnues ou du m oins inexprim ées, suggérées souvent par l’ennui que 1a. civilisation m oderne et leur dépaysem ent au milieu d’elle leur causaient, e t ne tro u v an t plus, dans les form es usuelles du langage poétique, des in stru m en ts capables de satisfaire leur volonté c

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d ’expression, com m ençaient à m odifier p ro fo n d ém en t la fonction de !a parole en poésie. C ette fonction est double, et l’a été de to u t tem ps: en poésie, la parole n’est p as seulem ent in stru m en t de la com préhension rationnelle, elle a encore le pouvoir d ’évoquer d es sensations. La fonc­ tion évocatrice de la parole (qui du reste est in h é re n te au langage, et se m aintient m êm e à un certain degré dans le p arler de tous les jours) avait été très négligée ou utilisée seulem ent d ’u n e façon o m arn en tale et extérieure au 18e siècle: le rationalism e élégant: d e cette époque ne goûtait m êm e en poésie que ce que la raison pouv ait facilem ent saisir et analyser. M êm e les R om antiques, tout en d o n n an t beaucoup plus de valeur évocatrice à la p arole poétique, o n t m aintenu le caractère essentiellem ent rationnel de l’énoncé, de so rte que l’expression, même celle des sen tim en ts vagues et des effusions du cœ ur, restait accessible à la com préhension intellectuelle. M ais chez quelques poètes de la se­ conde m oitié du 19e siècle, chez les sym bolistes, la fonction évocatrice de la parole passe au prem ier plan, et son rôle comm e in stru m en t de com préhension intellectuelle dev ien t problém atique et parfois nul. C ette m odification radicale de la fonction de la p arole en faveur de sa capacité évocatrice et m agique n ’est pas sans exem ple, même dans les tem ps m odernes (on n ’a q u ’à rappeler G ôngora, voir p. 166); mais contem poraine des activités économ iques, scientifiques et techniques do la civilisation bourgeoise, la poésie des sym bolistes e st un p héno­ mène rem arquable et m êm e paradoxal. Le créa te u r d u sym bolism e fut un co ntem porain de L econte de Lisle, C harles Baudelaire (1821—67), les poètes les plus célèbres p arm i ses successeurs so n t Stéphane M al­ larm é (1842—98), Paul V erlaine (1844—96) et A rth u r R im baud (1854—91)F-n se b asan t su r l’exploitation im m édiate des se n satio n s e t d es visions que l’im agination p eut en tirer, les sym bolistes o n t beaucoup élargi le cadre d e s sensations que la poésie p eut ren d re: ils en o n t découvert qui étaient inconnues, subconscientes, ou qui paraissaien t laides, vul­ gaires, inadm issibles en poésie; ils o n t découvert des correspondances e n tre les im pressions provoquées p ar les différents sens; ils so n t p a r­ venus à exprim er, de ce tte m anière, des visions ém inem m ent suggestives révélant des é ta ts d ’âm e d ’u n e réalité saisissante; e t la d étresse m orale qui ap p araît ou qui se cache d an s leurs plus beaux vers, to u t en se p résen tan t d ’une m anière trè s particulière chez chacun d ’eux, fournit beaucoup de sym ptôm es d e la pathologie d ’une époque d o n t la b rillante civilisation co n tien t les germ es d ’une crise gigantesque. L’incom préhensibiiité ap p aren te de beaucoup de leurs vers, leurs im ages su rprenantes, leur attitude ésotérique, dédaigneuse vis-à-vis du grand public, parfois

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D O C T R IN E G É N É R A L E D E S É P O Q U E S L IT T É R A IR E S

brutalem ent révolutionnaire, le culte du vice que quelques-uns d 'e n tre eux affichaient o n t reb u té la bourgeoisie contem poraine qui fut à leu r égard indifférente ou h o stile; m ais l’élite de la génération suivante, de celle qui n aq u it e n tre 1870 e t 1900, fu t e n tièrem en t sous leur charm e, non seulem ent en France, m ais aussi à l’étranger, p articulièrem ent en Allem agne; la poésie m oderne se b ase su r leurs form es d’expression et sur leurs conceptions esthétiques. 5) La conquête littéraire qui me sem ble la plus im portante e t la plus fertile, au 19e siècle, est celle de la réalité quotidienne, d o n t la form e la plus répan-due fu t celle du rom an (ou de la nouvelle) réaliste- m ais les effets de ce tte co nquête se fo n t se n tir aussi sur la scène, au ciném a, et m êm e dans la poésie lyrique. T an d is que le rom an h istorique est une création originairem ent e t essentiellem ent rom antique, le rom an réaliste fut créé en France p a r quelques écrivains qui to u t en é ta n t contem porains d es R o m antiques se distin gu en t n ette m e n t d ’eux: Stendhal (de son v rai nom H en ri Beyle, 1783— 1842) e t H onoré de Balzac (1799— 1850). Le principe esth é tiq u e qui est à la base du réalism e m o­ derne av ait d éjà été proclam é p a r V ic to r H ugo e t so n groupe, vers 1830, un peu av an t la p u blication des prem iers rom ans réalistes: c’est le principe du m élange des genres qui p e rm e t de tra ite r d ’une m anière sérieuse et m êm e tragique la réalité quotidienne, dans to u te l’étendue de ses problèm es hum ains, sociaux, politiques, économ iques, psy ch o ­ logiques; principe que l’esth étiq u e classique condam nait, en sé p a ra n t nettem ent le sty le élevé et le concept du tragique de to u t co n tac t avec la réalité ordinaire de la vie présente, ne souffrant m êm e dan s les genres m oyens (com édie e n tre h o n n êtes gens, m axim es, caractères etc.) la peinture de la vie q u otidienne que dan s u n e form e lim itée p a r la bienséance, la généralisation et le m oralism e. V ic to r H ugo déclara hautem ent la guerre à to u te l’esthétique classique; m ais il conçut l’idée du m élange des genres d an s une form e trop superficiellem ent théâtrale, trop peu conform e à la réalité du 19e siècle: il a d it qu’il fallait m êler le sublim e et le g rotesque; on vo it p a r ces term es m êm es qu’il visait plutôt à une poétisatio n rom anesque qu’à la réalité de la vie. Le véritable créateu r du rom an réaliste m oderne fut Stendhal, avec son rom an «Le Rouge et le N oir» (1831); p resq u e en m êm e tem ps p aru ren t les prem iers volum es de la C om édie H um aine de Balzac qui s ’e s t p ro ­ posé d’y d o n n er un tableau d ’ensem ble d e to u te la vie contem poraine. O n n’a qu'à com parer quelques pages de S tendhal ou de Balzac avec n’im porte quelle oeuvre réaliste an térieu re (M olière, Furetière, Lesage, l’abbé Prévost, D id ero t) pour se ren d re com pte que la vie politique, c

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LES TEM PS M ODERNES

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économ ique e t sociale n ’est en trée dan s la litté ra tu re , d an s to u te son éten d u e e t avec tous se s problèm es, que depuis S tendhal et Balzac; e t que c’e s t la vie contem poraine e t actuelle, considérée n o n p a s d an s la form e généralisatrice e t sta tiq u e des m oralistes, m ais com m e un en­ sem ble de phénom ènes p résen tés avec leurs causes profondes, leur interdépendance, leur dynam ism e; on c o n state aussi que d es p ersonnes quelconques, sans distinction de position sociale, peuvent jo u e r u n rôle tragique, de m êm e qu’il ne faut plus u n milieu noble, royal ou héroïque com m e scène d’une action tragique. Ce so n t donc eux qui o n t réalisé les prem iers en France (on p eu t m êm e dire, avec quelques restrictio n s, en E urope) le mélange des genres dans sa form e m oderne. Ce m élange, appelé com m uném ent réalism e, me sem ble la form e la plus im p o rtan te et la plus efficace de la littératu re m oderne; suivant de près les change­ m ents rapides de notre vie, em brassant de plus en plus la to ta lité de la vie des hom m es su r la terre, il leur p erm et d ’avoir une vue d ’ensem ble de la réalité concrète dans laquelle ils v iv en t e t leur donne la conscience de ce qu’ils so n t ici. Les écrivains français o n t occupé lo n g tem p s la prem ière place dans le m ouvem ent réaliste; G ustave F lau b ert (1821—80) a donné d an s plusieurs d e ses œ uvres, su rto u t dans son rom an M adam e Bovary, une analyse m agistrale de la p etite bourgeoisie, e t Emile Z ola (1840—1902) a in tro d u it les m éthodes du m atérialism e biologique dans la série des rom ans qui d écrivent «l’h isto ire naturelle» d ’une famille contem poraine, les R ougon-M acquart. D epuis la seconde p a rtie d u 19e siècle, des écrivains Scandinaves e t s u rto u t les grands écrivains russes o n t exercé une p ro fo n d e influence su r le réalism e m oderne qui s ’est puissam m ent développé d an s tous les pays, n o tam m en t e n A llem agne et dans les pays anglo-saxons. Il a trouvé beaucoup plus de re te n tisse ­ m ent dans le grand public que l’a rt des sym bolistes, ce qui a provoqué une production en m asse pour le rom an, le th é â tre et le ciném a réalistes; cela a constitué e t con stitu e to u jo u rs u n d an g er ta n t que le public, ou p lu tô t le peuple, ne refusera pas sp o n tan ém en t les falsifications doucereuses, ou trivialem en t rom anesques, ou niaisem ent sim plifiées de la réalité. 6) V ers la fin d e l’époque d o n t nous parlons, les deux pôles de la civilisation m orale du 19e siècle, le su bjectivism e extrêm e d es élites et le collectivism e naissan t des masses, tra h isse n t une ten d an c e à se rap p ro ch er l’un d e l’autre. O n p eu t c ite r plusieurs sym ptôm es d e ce rapprochem ent, p ar exem ple le fait que quelques écrivains d o n t les débuts et la structure m entale furent n e tte m e n t et m êm e ex trêm em ent individualistes, se to u rn è re n t vers l’idée de la collectivité, e m b rassan t

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D O C T R IN E G É N É R A L E D E S ÉPO Q U E S L IT T É R A IR E S

soit la m ystique n ationaliste so it le com m unism e {citons, p o u r la France, B arrés et G ide). Le rap p ro ch em en t des deux pôles s’observe aussi dans un développem ent fo rt in té re ssa n t du réalism e. Le subjectivism e s ’in­ troduisit, comm e c’est to u t n atu re l (c’est m êm e dans la trad itio n stendhalienne), dans l’a rt réaliste: il y p roduisit des œ uvres qui d o nnaient de la vie hum aine des im ages trè s personnelles, parfois étranges; elles considéraient et groupaient les hom m es et les faits d'une m anière inso­ lite e t im prévue, en d o n n a ie n t l’analyse sociologique ou psychologique d ’un point de vue particulier, faisaient jaillir ia lum ière su r des p héno­ m ènes auparav an t inaperçus ou négligés. Ce développem ent, favorisé par quelque tendances de la philosophie m oderne, am enait u n e d é sin té ­ gration de la conception de la réalité; on cessait de la co n sid érer comme objective e t une. et on la com prenait de plus en plus comm e fonction de la conscience, de sorte qu’à la notion d ’une- réalité objective, com ­ mune à tous, se su b stitu aien t des réalités différentes selon la conscience des individus ou des groupes qui la contem plaient, e t qui eux-mêmes, changeant selon leur h u m eu r e t leur situ atio n , changent aussi d an s leur m anière de voir les phénom ènes de la réalité. A la réalité une et indivisible se su b stitu aien t donc différentes couches de la réalité, c’està-dire un perspectivism e conscient; des a u teu rs m odernes nous o n t m ontré, au lieu d ’un tableau o b jectif du phénom ène A , le phénom ène A tel qu’il se présen te d an s la conscience du personnage B à u n certain m om ent donné, q u itte s à nous présen ter une vue to u te différents de A soit dans la conscience du personnage C, so it d a n s ia conscience du personnage B lui-même- à un au tre in sta n t d e sa vie. Le prem ier écrivain qui ait appliqué d ’une m anière métihodique et so u ten u e la conception du m onde com m e fonction de la conscience fu t le rom ancier français M arcel P ro u st (1871— 1922), dans la série de rom ans qu’il a intitulée A la recherche du tem ps perdu. D ’a u tres écrivains, en E urope e t en A m érique, o n t suivi la m êm e voie, to u t en tro u v an t parfois des form es de perspectivism e assez différentes de celle de P roust. O r, l’élargisse­ m ent de n o tre ho rizo n q u i a com m encé au 16c siècle e t qui progresse dans un rythm e de plus en plus rapide, o u v ran t nos yeux à une m asse to u jo u rs g rand issan te de phénom ènes, d e form es d e vie e t d ’activités coexistantes, nous im pose le perspectivism e, to u t su b jectiv iste qu’il est dans ses origines, com m e la m éthode la plus efficace pour parvenir à une sy nthèse co n crète de l’univers d an s lequel nous vivons — cet univers qui est, com m e a d it P roust, vrai p o u r nous tous et dissem blable pour chacun. L’écran d o n t la technique p erm et de nous d o n n er en quelques in stan ts to u te une série d ’im ages qui con stitu en t un ensem ble c

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sim ultané de phénom ènes se ra p p o rta n t au m êm e s u je t a fourni au perspectivism e des m oyens d ’expression nouveaux, conform es à la réalité m ultiple de n o tre vie. L’a rt d e la p aro le n e p eu t p as o b te n ir de pareils résultats; m ais s’il e st incapable de pousser le perspectivism e des phénom ènes extérieurs aussi loin que l’écran, il est, lui, seul capable d’exprim er un perspectivism e synthétique de la conscience hum aine et d’en reconstruire ainsi l’unité.

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QUATRIEME PARTIE. GUIDE BJBLIOGAPHIQUE.

La liste -des livres que nous allons d onner dans les pages suivantes est destinée aux é tu d ian ts et aux déb u tan ts en général; elle contiendra donc su rto u t des in tro d u ctio n s e t des rép erto ires; on tro u v era d an s ces livres des bibliographies plus spécialisées qui p erm e ttro n t de se ren ­ seigner su r les problèm es particuliers qu’on v o u d ra ap profondir; on trouvera aussi, dans les indications bibliographiques des œ uvres d’his­ toire littéraire, les éditio n s critiques des différents auteurs. P our une étude scientifique, il faut se serv ir de la m eilleure édition critique qui existe de l’auteur en question; ce sera, e n règle générale, la plus récente. C haque citation d ’un auteur, d ’un livre d ’érudition ou d ’un article de revue doit être accom pagnée d ’une n o te en bas de page in d iq u an t exactem ent l'en d ro it où on l’a trouvée, (auteur, titre, édition, nom de la revue, lieu et date de la publication, volume, page, nom bre du chant e t du vers etc.). Si l’on em ploie des abbréviations p o u r citer des titres (p. ex. ThLL pour T hésaurus linguae latinae, ou R po u r la revue Romania), il faut en d onner une liste alphabétique; il v aut mieux éviter l’abbréviation 1. c. (lieu cité) pour épargner au lecteur le travail quelque­ fois assez long et pénible d e ch erch er la citation antérieure; il est préférable de ré p é te r b rièvem ent le titre. L’étu d ian t au ra so u v en t besoin d ’un renseignem ent qui n ’est p as du dom aine de la philologie rom ane, p a r exem ple su r u n e question d’his­ toire, de droit, d ’économ ie, d ’a r t etc.; s ’il n e sa it p as où le tro u v er, le mieux est d e consulter une des g ran d es encyclopédies m odernes (alle­ m andes, anglaises, françaises, italiennes); leurs articles so n t souvent excellents, e t ils d o n n en t to u jo u rs des indications bibliographiques abondantes.

N otre b ib lio g rap h ie sera com posée de d eu x p a rtie s: l'u n e p o u r la lin guistique, e t l’a u lrc p o u r la litlé ra lu re . A u 19e siècle, on a essay é p lu sie u rs fois de réu n ir ces d eu x p a rtie s île la philologie ro m an e d a n s une seule «encyclopédie». Nous citons la d ern ière e t la p lu s im p o rta n te de ces encyclopédies, d o n t plu sieu rs volum es son! to u jo u rs fo rt p ré c ie u x : G ro b er, G u s ta v (et co llab o rateu rs): G ru n d ris s d e r ro m a n isd ie n Philologie. S tra ssb u rg , 1838 e t ss.; p lu sieu rs volum es en seconde édition.

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227 A. LINGUISTIQUE I. L i n g u i s t i q u e g é n é r a l e e t m é t h o d o l o g i e l i n g u i s t i q u e Saussure, F. de: Cours de linguistique générale, Genève 1916, 3e éd. Paris 1931 (traduction espagnole Buenos Aires 1955). Meillet, .A.: Introduction à l’étude comparative des langues européennes, 7e éd. Paris 1935. Devoto, G.: Origini indoeuropee, Firenze 1962. Meillet, A.: Linguistique historique et linguistique générale, 2 vol. Paris 1921, 1936. Brunot, F.: La pensée et la langue. 3e éd. 1936. Bally, Ch.: Linguistique générale et linguistique française. Berne 19442. Grammont, M.: Traité de phonétique. Paris 1933, Wartburg, W. v.: Einführung in Problematik und Methodik der Sprachwisserischaft, Halle 1943, édition française, Paris 1946, 21962 (Tübingen). Hccket, Ch. F.: A Course in Modem Linguistics, New York 1958. Parmi les livres qui ont contribué à la formation de l’école idéaliste (p. 20) je citerai: Croce, Benedetto: Estetica corne scienza dell’espressione e linguistica generale. Bari. Première éd vers 1900, 3e en 1909 actuellement 6e ou 7e; traduit en alle­ mand, anglais, français. Vossler, K.: Gesammelte Aufsiitze zur Sprachphilosophie, München 1923. Vossler, K.: Geist und Kultur in der Sprache. Heidelberg 1925. Porzig, W.: Das Wunder der Sprache, Bern 1950, "1957. Borst, Arno: Der Turmbau zu Babel, I/IV, Stuttgart 1957—63.

II.

Dictionnaires

a) Latin Thésaurus linguae latinae. Leipzig, depuis 1900; en cours de publication. Forcellini-de-Vit: Totius latinitatis Icxicon. Prati 1858— 1875. Pour le latin des documents historiques du moyen âge: Ducange, Ch.: Giossarium mediae et infimae latinitatis. Ed. L. Favre. 10 vol. (le neuvième contient un glossaire d’ancien français). Graz 1954 (Copie photo­ typique de l’édition N iort 1883—87. La première édition parut à la fin du 17e siècle.) Biaise, A.: Dictionnaire latin-français des auteurs chrétiens, Strasbourg 1954. Soutcr, A.: A Glossary of later Latin. London 1949, *1957, (Oxford).

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G U ID E BIBLIO G RA H IQ U E

Mittcllateinisches Wôrterbuch bis zum ausgehenden 13. Jahrhundert, hgg. von der Bayerischen Akademie der Wissenschaften und der deutschen Akademie der Wissenschaften zu Berlin, München, en cours de publication depuis 1959. b) Langues romanes en général Meyer-Lübke, 'X7.: Romanisdtes etymologisches Wôrterb. 3. Aufl. Heidelberg 1935. c) Français 1. Dictionnaires étymologiques Wartburg, W. v.: Franzôsisches etymologisches Wôrterbuch, Bonn, plus tard Leipzig et Berlin, (depuis 1944 Bâle) en cours de publication depuis 1928. Compre­ nant tout le vocabulaire gallo-roman, y compris les dialectes et le provençal. Gamillscheg, E.: Etymologisches Wôrterbudi der franzôsischen Sprache, Heidelberg 1928. Bloch, O. (et W. von Wartburg): Dictionnaire étymologique de la langue fran­ çaise. 3e éd. refondue par W. v. W., Paris 1960. Dauzat, Albert: Dictionnaire étymologique de la langue française. Paris 1938. 7e éd. rev. et augm. 1947. 2. Dictionnaires généraux Dictionnaire de l’Académie Française. 8e éd. 2 vol. Paris 1932—35. (Première ed. 1694). Littré, F,.: Dictionnaire de la langue française. 7 vol. Paris 1956—58. Darmesteter, A., et A. Hatzfeld, avec la collaboration de A. Thomas: Dictionnaire général de la langue française. 2 vol. Paris 1895. 1900. Robert, P.: Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, en cours de publication depuis 1951. 3. Dictionnaires spéciaux pour certaines époques Godefroy, F.: Dictionnaire de l’ancienne langue française. 10 vol. Paris 1881— 1902. Tobler, A., und E. Lommatzsch: Altfranzôsisches Wôrterbuch. Berlin-Wiesbaden en cours de publication depuis 1925. Grandsaignes d’Hauterive: Dictionnaire d’ancien français. Moyen âge et Renaissan­ ce, Paris 1947. (Pour l’ancien français, on peut se servir aussi du petit glossaire de L. Clédat, du Wôrterbuch de Foerster-Breuer pour les oeuvres de Chrétien de Troycs, et des glossaires qui se trouvent dans la plupart des anthologies citées plus bas, sous B.) Huguet, E.: Dictionnaire de la langue française du 16e siècle. Paris, en cours de publication depuis 1925.

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I.INGUISTIQIIF.

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d) A ncien Provençal Raynouard, M.: Lexique roman ou dictionnaire de la langue des Troubadours . . . 6 vol. Paris 1838—44. Levy, E.: Provenzaüsches Supplementworterbuch. Fortges. v.C. Appel. 8 Tle,Leip­ zig 1894—1924. Levy, E.: Petit dictionnaire provençal-français. Heidelberg 1909 (réimpr. 1961). e) italien 1. Dictionnaire étymologique Battisti, C.: Alessio, G.: Dizionario etimologico italiano I/V, Firenze 1950—1957. Prati, A.: Vocabolario etimologico italiano, Milano 1951. 2. Dictionnaires généraux Vocabolario degli Accademici délia Crusca. 5a impressione, Firenze; Depuis 1863. Tommaseo, Niccolè e B. Bellini: Dizionario délia lingua italiana. Nouvelle édition. 6 vol. Torino 1929. Petrocchi, P.: Novo dizionario universale délia lingua italiana. Milano I/Il 1894—1900. Battaglia, S.: Grande dizionario délia lingua italiana, Torino depuis 1961. f) Espagnol 1. Dictionnaires étymologiques Corominas, J.: Diccionario critico etimologico de la lengua castellana, 4 vol, Berna 1954. Garcia de Diego, V.: Diccionario etimolégico espanol e hispânico, Madrid 1954. 2. Dictionnaires généraux Covarrubias: Tesoro délia lengua castellana. Madrid 1611, réimpr. Barcelone 1943. Diccionario de la lengua castellana . . . compuesto por la Real Aeademia espanola. Madrid, première édition 1726-39, 14e éd. 1914, 15e éd. 1956. g) Portugais 1. Dictionnaires étymologiques Antenor Nascentes: Dicionârio etimologico da lingua portuguèsa, 2 vol. Rio de Janeiro 1932—52. Caldas Aulete, F. J.: Dicionârio contemporâneo de lingua portuguèsa. 2a ed. 2 vol. Lisboa 1925. Caldas Aulete, F. J.: Dicionârio contemporâneo da lingua portuguèsa, V, Rio 1958. Figueiredo, C. de: Novo Dicionârio de Lingua Portuguèsa, 5a ed. Lisboa 1939. cd. h) Catalan Diccionari Català — Valencià — Balear, redactat d? Mn. Antoni Ma. Alcover y En Francesco de B. Moli, Palma de Mallorca X 1930—1962.

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G U ID E BIBLIO GRA HIQU E

R oum ain

1. Dictionnaires étymologiques Puscariu, S.: Etymologisches Worterbuch (1er rumânischen Sprache. Heidelberg 1905. Cioranescu, A.: Diccionario etimolôgico rumano, La Laguna, en cours de publica­ tion depuis 1958.

2. Dictionnaires généraux Diction-ami Hrr.hiï Romîne, IV, Bucuresti 1955— 1957. Dictionarv.1 iimbii romîne moderne, Bucuresti 1958. Dictionarul enciciopedic romîn, Bucuresti 1962 ff. Dictionarul Iimbii romîne literare contemporane. Academia Repubiicii Populare Romîne, 1955. k) Sarde Wagner, M. L.: Diziortario ctimologico sardo, Heidelberg, en cours de publication depuis 1957. l)

Rhéto-R om an

Dicziunari rumantsch grischun, publichà da la Socîètà Retorumantscha . . Cuoira, en cours de publication depuis 1939. m ) Terminologie linguistique Marouzeau, J.; Lexique de la terminologie linguistique, Paris 1933. Hofmann, J. B. et Rubenbauer, H.: Wôrtcrbuch der grammatischen und metrischen Terminologie, Heidelberg 1950. Lazaro Carreter, F.: Diccionario de términos fîlologicos, Madrid 1953. Sprachwissenschaftliches Worterbuch, hgg. von Johann Knobloch, Heidelberg, en cours de publication depuis 1961.

III.

Géographie linguistique

Gamilischeg, E.: Die Sprachgeographic und ihre Ergebnissc fur die allgcmeine Sprachwissenschaft, Bielcfcld und Leipzig 1928. Jaberg, K.; Aspects géographiques du langage, Paris 1936. Dauzat, A.: La géographie linguistique. Nouv. éd., Paris 1943. Coseriu, E.: La geografîa lingüistica, Montevideo 1956. Alvar, M.: Los nuevos atlas lingüisticos de la Romania, Granada 1961. Les Atlas linguistiques les plus importants pour les langues romanes sont les suivants: Atlas linguistique de la France, public- par J. Giih'eron et E. Ed/nont. Paris 1902— 1912.

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LIN G U ISTIQ U E

Sprach- und Sachatlas Italiens und der Südschweiz, von K. Jaberg und J. jud, Zofingen 3928 fî. Atlasul linguistic Român (sous la direction de SextU Puscariu), Cluj 1938 ss. (Ser. noua 1956 ff.) Griera, A.: Atlas linguistic de Catalunya. Barcelona 1923—26. Atlas lingüistico de la Penmsula ibérica. Madrid 1962 ss. Il existe, en outre, de nombreux dictionnaires de dialectes.

IV. a)

Grammaires

et

histoires

des

langues

romanes

Langues romanes en général

Le livre fondamental qui résume tout le travail du 19e siècle est Meyer-Lübke, W.: Grammaire des langues romanes, 4 vol. Paris 1890—1902. Lausberg, H.: Romanische Spradiwissenschaft, 5 vol. Berlin 1956 ff. (1er vol. *1963;. Kuhn, A.: Romanische Philologie, I. Die Romanischen Sprachen, Bern 1951. Tagliavini, C.: Le origini delle lingue neolatine, Bologna 1959. Elcock, W.—D.: The Romance Languages, London 1960. Meyer-Lübke, W.: Einführung in das Studium der romanischen Spradiwissenschaft, 3. Aufl. Heidelberg 1920 (il en existe une édition plus récente, revue et augmentée en espagnol) est beaucoup trop difficile pour servir d’introduc­ tion, comme le titre le promet. Plus accessibles aux débutants sont les livres suivants: Bourciez, E.: Eléments de linguistique romane. 3e cd. Paris 1930. C’est une gram­ maire historique. Wartburg, W. von: Die Entstehung der romanischen Volker, Halle 1939 éd. franç.: Les origines des peuples romans. Trad. de l'allemand. Paris 1941. Ce livre donne une histoire de la formation des langues et des civilisations, jusqu’à l’an 1000. Meier, Harri: Die Entstehung der romanischen Spradien und Nationen, Frankfurt 1941. lordon, I.: Einführung in die Geschichte und Methoden der Romanischen Sprachwissenschaft. Berlin 1962. Grandgent, Ch. H .: An introduction to Vulgar Latin. Boston 1907; trad. italienne 1914. (Très recommendable la traduction en espagnol de Fr. de B. Moll, Introduccion al latin vulgar, Madrid 1952). Battisti, C.: Avviamento allô studio del latino volgare, Bari 1949. Vossler, K.: Einführung ins Vulgarlatein, hgg. von H. Schmeck, München 1955. Sloccy, F.: Vulgàrlateinisches Übungsbuch. Bonn 1918. Hofmann, J. B.: Lateinische Umgangssprache. Heidelberg 1926.

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GU IDE BI3I.TO GRAHIQ UE

Maurer Jr., Th. H.: Gramatica do Latim Vulgar, Rio 1959. Sofer, J .: Zur Problematik des Vulgarlateins, Wien 1963. Vaanancn, V.: Introduction au latin vulgaire, Paris 1964. Maurer Jr., Th. H.: O Problema do Latim Vulgar, Rio 1963. Haadsma, R. A. et Nuchelmans, J.: Précis de Latin Vulgaire, Groningen 1963. Reichenkron, G.: Historische Gramrnatik des Vulgarlateins, Wiesbaden 1964 i?.

b) Langue française 1. Histoire de la Langue Brunot, Ferdinand: Histoire de la langue française. 13 vol. Paris, depuis 1905. Kukenheim, Louis: Esquisse historique de la linguistique française et de ses rapports avec la linguistique générale. Leiden 1962. Vossler, K.: Frankreichs Kultur und Spracne. 2 Aufl. Heidelberg 1929. Dauzat, A.: Histoire de la langue française. Paris 1930. Wartburg, W. von: Evolution et structure de la langue française. Paris 1934. 5e édition Berne 1958. Bruneau, Ch.: Petite histoire de la langue française, 2 vol.. Paris 1955—58. François, A.: Histoire de la langue française cultivée dos origines à nos jours. 2 vol., Genève 1959. 2. Grammaire historique Brunot, F., et Ch. Bruneau: Précis de grammaire historique de la langue française. Paris 1933. Nyrop, K.: Grammaire historique de la langue française. 6 vol. (dontle i eren 3e,le second en 2e. éd.) Copenhague 1908—30. Meyer-Lübke, W.: Historische Gramrnatik der franzôsischen Sprachc.2 vol.Heidel­ berg 1913—21. Régula, M.: Historische Gramrnatik des Franzôsischen. 2 vol., Heidelberg 1955—56. 3. Ancien français Anglade, J.: Grammaire élémentaire de l’ancien français, 3e éd. Paris 1926. Schwan, E. et D. Behrens: Grammaire de l’ancien français. Trad. française. Leipzig 1932. (L’édition originale, en allemand, a été souvent réimprimée). Foulet, L.: Petite syntaxe de l’ancien français. 3e éd. Paris 1930—41963. Alessio, G.: Grammatica storica francese, 2 vol. Bari 1951—55. Fouché, P.: Phonétique historique du français. 3 vol., Paris 1952— 1960. Rheinfelder, H.: Altfranzôsische Gramrnatik, Lautlehre 2e cd., München 1953 (M962). Vorctzsch, K.: Einführung in das Studium der nîtfranzôsischen Sprachc. 8e cd. bearbeitet von Gerhard Rohlfs. Tübingen 1955. Rohifs, G.: Vom Vulgarlatein zum Altlranzôsischen. Einführung in das Studium der nîtfranzôsischen Sprachc. Tübingen I960, =1963. C

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LINGUISTIQUE

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La plupart clés anthologies de l'ancien français citées sous B contiennent un tableau grammatical plus ou moins sommaire. 4. Différentes parties de la linguistique française. Grammoïït, M.: Traité pratique de prononciation française. 2e éd. Paris 1921. Tobler, A.: Vermischte Beitrâge zur franzôsischen Gramrnatik. 2. Aufl. Leipzig 1902—02. (S’occupe surtout de problèmes de syntaxe historique). Lerch. E.: Historische franzosischc Syntax. Leipzig, 1925—1934. 3 vol. Wartburg, W. von et Zumchor, P.: Précis de syntaxe du français contemporain. Berne 1947. Sneyders de Vogel, K.: Syntaxe historique du français. 2e éd. Groningue 1927. Gamillscheg, E.: Historische franzosische Syntax Tübingen 1957. Darmesteter, A.: La vie des mots étudiée dans leur signification. 15e éd. Paris 1925. Bréal, M.: Essai de sémantique. 4e éd. Paris 1908. Gamillscheg, E.: Franzosische Bcdeutungslehre, Tübingen 1951. Ullmann, S.: Précis de sémantique française, Berne 1952 (*1959). Dauzat, A.: Les noms de lieux, origine et évolution. 2e éd. Paris 1928. Vincent, A.: Toponymie de la France. Bruxelles 1937. Dauzat, A.: Les noms de personnes, origine et évolution. 3 éd. Pans 1928. Bally, Ch.: Traité de stylistique française. 2 vol. 2e éd. Heidelberg 1921. Bauche, H.: Le langage populaire. Paris 1928. c) Langue provençale Grandgent, C. H.: An outline of the phonology and morphology of old Provençal, Boston 1905. Schultz-Gora, O.: Âltprovenzalisches Elementarbuch. 3. Aufl. Heidelberg 1915. En outre, on peut recourir aux grammaires comparées des langues romanes, citées sous IV a, surtout aux livres de Meyer-Lübke et de Bourciez, et aux antho­ logies de Pançien provençal citées plus loin, sous B, qui contiennent presque toutes un précis de grammaire. d) Langue italienne Wiese, B.: Altitalienisches Elementarbuch, Heidelberg 1905. D’Ovidio, Fr., et V7. Meyer-Lübke: Grammatica storica délia lingua e dei dialctti italiani. Milano 1906 (L’original, en allemand, a paru dans la seconde édition du premier volume du Grundrift der romanischen Philologie de Grôber). Meyer-Lübke, W.: Grammatica storica comparata délia lingua italiana e dei dialetti toscani. Nuova ed. Torino 1927. (trad. de i’allem.) Bertoni, G.: Italia dialettale. Milano 19f6. Devoto, G.: Profilo di storia linguistica italiana, Firenze 1953. Rohlfs, G.: Historische Gramrnatik der italienischcn Sprachc, 3 vol. Bern 1949—54. Migliorini, B.: Storia délia lingua italiana, Firenze 1960.

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e) Langue espagnole Menéndez Pidal, R.: Orfgenes del Espnnol. 2a ed. Tomo I. Madrid 1929 (31950). Menéndez Pidal, R.: Manuai de Gramatica histdrica espanola, 4a ed. Madrid 1918 (s1949). Hanssen: Gramatica histdrica de la iengua castellana. Halle 1913. Zauner, A.: Altspanisches FJementarbuch. 2. Aufl. Heidelberg 1921. Entwistle, W. j.: The Spanish Language togethcr with Portugucse, Catalan and Basque. London 1951. Lapesa, R.: Historia de la Iengua espanola. 4e éd. Madrid 1959. Enciclopedia lingülstica hispanica, Madrid, en cours de publication depuis 1960. Baldinger, Kurt: Die Herausbildung der Sprachraume auf der Pyrenaenhalbinsei, Berlin 1958 (trad. esp. augm. Madrid 1964). f) Langue catalane Meyer-Liibke, W.: Das Kataianische. Heidelberg 1925. Huber, J.: Kataianische Grammatik, Heidelberg 1929. Fabra, P.: Gramatica catalana. 6a ed. Barcelona 1931. Fabra, P.: Abrégé de grammaire catalane. Paris 1928. Griera, A.: Gramatica historien del Català antic. Barcelona 1931. Badla Marguerit, A.: Gramatica histdrica catalana, Barcelona 1951. Moll, F. de B.: Gramatica histôrica catalana. Madrid 1952. g) Langue portugaise Leite de Vasconcellos, J.: Esquisse d’une dialectologie portugaise. Paris 1901. Huber, j.: Altportugiesisches Elemcntarbudi. Heidelberg 1933. Williams, E. B.: From Latin to Portuguese, Philadelphia 1938. Silva Neto, S. da: Histdria da llngua portuguêsa, Rio de Janeiro 1952 ss. h) Langue roumaine Densusianü, O.: Histoire de la langue roumaine. 2 vol. Paris 1901/14. Tiktin, H.: Rumanisches Eiementarbuch. Heidelberg 1905. Puscariu: Geschichte der rumanischen Sprache, iibersetzt von FI. Kuen, Leipzig 1944. Weigand, G.: Praktische Grammatik der rumanischen Sprache. 2. Aufl.Leipzig 1918. Tagliavini, C.: Grammatica délia lingua rurnena. Heidelberg 1923. Tagliavini, C.: Rumanische Konversationsgrammatik, Heidelberg 1933. Cartianu, A., Levitchi, L., Stefanescu-Dragânesti: A Course in Modem Rumanian, Bucuresti 1958 ff. (II) Pop, S.: Grammaire Roumaine, Bern 1948. Popinccanu, I.: Rumanische Elcmentargrammatik, Tübingcn SÎ962. i) Langue sarde Wagner, M. L.: La lingua sarcla: Forma, storia, spirito, Bern 1951.

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B. LITTÉRATURE

I . Généralités

(introduction, méthodes, stylistique littéraire, littérature latine du moyen âge)

Saintsbury, G.: A history of criticism and literary taste in Europe front the earliest texts to the présent day, 3. vol. 4th ed. I.ondon 1922/23. Wellek, R.: A History of Modem Criticism, I/II New Haven 1955 (Geschichte der Literaturkritik, Darmstadt 1959). Lanson, G.: Méthodes d’histoire littéraire. Paris 1925. Collomp, P.: La critique des textes. Paris 1931. Rothadter, E.: Einleitung in die Geisteswissensdiaften. 2. Aufl. 1930. Kayser, Wolfgang: Das sprachliche Kunstwerk. 5. Aufl. Bern 1959. Wellek, R. et Warren, A.: Theory of Literature. New York 1956; traduction alle­ mande Bad Homburg vor der Hôhe 1959 (livre de poche allemand 1962). Gadamer, H. G.: Wahrheit und Méthode, Tübingen 1960, 21964. Ingarden, R.: Das literarisdie Kunstwerk, Tübingen *1960. Pour la littérature comparée, on peut se renseigner dans les fascicules de la Revue de littérature comparée, que nous citerons dans notre liste de périodiques, et dans le guide bibliographique suivant: Betz, L. P. et F. Baldensperger: La littérature comparée. 2e éd. Strasbourg 1904. Pour l’analyse des styles littéraires, qui se développa sous l’influence des méthodes correspondantes de quelques historiens d’art (H. Wolfflin et M. Dvorak), on en trouve des exemples qui intéressent les romanistes dans les nombreux travaux de critique littéraire de B. Croce, K. Vossler et L. Spitzer. Un grand nombre d’articles de ce dernier, qui sont particulièrement instructifs à cause de leur base linguistique, sont réunis dans les recueils suivants: Spitzer, L.: Stilstudien, 2 vol. München 1928, *1961. Spitzer, L.: Romanische Stil- und Literaturstudien. 2 vol. Marburg 1931. Guiraud, P.: La stylistique, Paris 1954. Spitzer, L.: Linguistics and Literary History. Princeton, New Jersey 1948. Spitzer, L.: Romanische Literaturstudien 1936—1956,Tübingen 1959. Hatzfcid, H .: Bibliografia critica de la nueva estiltstica aplicada a las literaturas românicas, Madrid 1955. Un essai de suivre l’évolution de certains phénomènes littéraires à travers toute l’histoire européenne, en se basant sur l’analyse de textes, a été récemment publié: Auerbach, E.: Mimesis. Dargcstellte Wirklichkeit in der abendlandischen Litetatur. Bern 1946 (*1959). L’analyse des styles littéraires peut servir à donner une base philologique à la doc­ trine des époques, très approfondie partout, surtout en Allemagne, depuis les traveaux de W. Diltbcy. Le livre de M. Huizinga sur le déclin du moyen âge, que

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nous citerons plus bas, est le spécimen le plus brillant de ce genre d’études dans les derniers temps. Pour la littérature latine du moyen âge dont l’étude est indispensable pour la compréhension des oeuvres médiévales en langue vulgaire, je nommerai quelques manuels et anthologies: Manitius, M-: Geschichte der lateinischen Literatur des Mittelalters. 3 vol. München 1911— 31 (Handbuch der Aitertumswissenschaften). Strecker, Karl: Introduction to Médiéval Latin. Berlin 1957. Laugosih, Karl: Lateinisches Mktelaltci. Darmstadt 1963. Wright, F. A., et T. A. Sinclair: A history of later Latin literature, London 1931. Ghelünck, J. de: La littérature latine au moyen âge. Paris 1939. Gheliinck, J. de: L’essor de la littérature latine au 12e siècle, 2 vol. BruxellesParis 1946. Harrington, K. P.: Médiéval Latin. Boston 1925. Beeson, Charles H .: A Primer of médiéval Latin, Chicago 1925. Une anthologie publiée en Allemagne, sous ie titre Roma aeterna, contient dans son second volume des textes latins du moyen âge et de la Renaissance. Pour l’influence de la littérature latine médiévale sur les littératures en langue vulgaire, il faut consulter surtout les publications de E. Faral et ie volume de Curtius. E. R.: Europâische Literatur und lateinisches Mittelalter.Bern 1948 (’ 1963), Curtius, E. R.: Gesammelte Aulsâtze zur romanischen Philologie, Bern und Mün­ chen I960.

II.

Littérature

française

a) Bibliographie Lanson, G.: Manuel bibliographique de la littérature française moderne. 3e éd. Paris 1925. Pedern, R.: Répertoire bibliographique de la littérature française des origines à 1911. Leipzig und Berlin 1913. Giraud, J.: Manuel de bibliographie littéraire pour les 16e, 17e et 18e siècles 1921—1935: Paris 1939. Thieme: Bibliographie de la littérature française de 1800 à 1930. Paris 1933, 3 vol. 1930—39. (en cours de publication) Gcnf 1948. Cabeen, D. C.: A Critical Bibiiography of French Literature. 4 vol., Syracuse 1947. Bossuat, R.: Manuel bibliographique de la littérature française du Moyen Age. Melun 1951 (deux suppléments postérieurs). Cioranesco, A.: Bibliographie de la littérature française du seizième siècle. Paris 1959. Klapp, O.: Bibliographie der franzosischen Literaturwissenschaft. (trois vol. parus) 1er vol. Frankfurt I960. 2e vol. 1961. 3e vol 1963, 4e vol. sous presse. c

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LITTÉRATURE

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On peut consulter, pour des questions bibliographiques, des publications qui dépassent le domaine du français ou de la littérature p. ex. Brunet, J. C.: Manuel du libraire et de l'amateur de livres. 6 vol. 5e éd. Paris 1860—65 (Réimpression Berlin 1922). Catalogue général des livres imprimés de la Bibliothèque Nationale. (Auteurs.) Ont paru les vol. 1—171 (A-Sheip), en cours de publication. Eppelsheimer. H . W.: Handbudi der Weltiiteratur. Von den Anfàngen bis zur Gegenwart. 3e éd., Frankfurt 1960. de même que les catalogues correspondants anglais et américains (Catalogue of the prînted books in the Library of the British Muséum; a catalogue of books represented by Library of Congress printed cards). Pour la bibliographie des publica­ tions récentes, il faut consulter les périodiques. b)H istoires générales de la littérature française Elles sont nombreuses. Parmi les plus modernes il faut citer surtout les suivantes: Petit de Julleville: Histoire de la langue et de la littérature françaises des origines à 1900, publiée sous la direction de L. Petit de Juleville, 8 vol. Paris 1896—1899. Lanson, Gustave: Histoire de la littérature française. Paris (très souvent rééditée; la 21e éd. est de 1930). Ed. illustrée 2 vol. 1923. Calvet, J.: Histoire de la littérature française publ. sous la dir. de j. Calvet. 8 vol., Paris 1931—38. Bédicr, J. et Hazard, P.: Histoire de la littérature française illustrée, publiée sous la dir. de J. B. et P. H., 2 vol. Paris 1923 (1949). Bédier, j., A. Jeanroy, F. Picavct et F. Strowski: Histoire des lettres, 12e et 13c volumes de G. Hanotaux: Histoire de la nation française, Paris 1921—23. Mornet, Daniel: Histoire de la littérature et de la pensée françaises. Paris 1924 (traduction anglaise, New York 1935). Brunschvig, M. : Notre littérature étudiée dans les textes. 3 vol. 14e éd. rev. et augm., Paris 1947. Jan, E. von: Franzosische Literaturgeschichte in Grundzügen, 3e éd. Heidelberg 1949. The Oxford Companion to French Literature. Oxford 1959. Parmi les oeuvres antérieures, citons la plus ancienne de toutes: Histoire littéraire de la France par des religieux Bénédictins de la congrégation de S. Maur. 12 vol., Paris 1733—63. Continuation par les membres de l’Aca­ démie des inscriptions et belles-lettres, plus de 20 vol. depuis 1814: comprend la littérature latine de la Gaule, la littérature française et provençale jusqu’à la fin du moyen âge. Histoires de la littérature et collections d’essais comprenant plusieurs époques: Sainte-Beuve, Ch.-A.: Causeries du lundi. 15 v o l 3e (en partie 5e éd.) Paris

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i857—1876; Nouveaux lundis. 13 vol. Paris 1863—70; Portraits littéraires. 3 vol. Paris 1862—64. (nom. éd. La Pléiade, Paris 1952). Brunetière. F.: Histoire de la littérature française classique. 3 vol. Paris 1905—13. Brunetière, F.: L’évolution des genres dans l’histoire de la littérature française. Paris 1890. Van Tieghem, P.: Petite histoire des grandes doctrines littéraires en France. Paris 1946 (1962). Faguet. E.: Seizième siècle, Etudes littéraires. Paris 1893; Dix-septième siecle. Paris 1885; Dix-huitième siècle, Paris 1890; Dix-neuvième siècle, Paris 1887. c) Vers et prose dans la littérature française Tobler, A.: Vom franzôsischen Versbau alter und neucr Zeit. 6. Aufl. Leipzig 1921. Grammont, M.: Petit traité de versification française. 4e éd. Paris 1921. Grammont. M.: Le vers français. 3e éd. Paris 1923. Verrier, Paul: Le vers français. 3 vol. Paris 1931—32. Suchier, W.: Franzosische Verslehre auf historischer Grundlage. Tübingen 1952. Elwert, W. Th.: Franzosische Metrik. München 1961. Lanson, G.: L’art de la prose, 2e éd. Paris 1909. d) Le m oyen âge Dictionnaire des Lettres Françaises, sous la direction du Cardinal G. Grentes. Le moyen âge, Paris 1964. Paris, Gaston: La littérature française au moyen âge. 2e éd. Paris 1888. Paris, Gaston: La poésie du moyen âge, 2e éd. 2 vol. Paris 1885—95. Paris, Gaston: Poèmes et légendes du m. â. Paris 1900 — Légendes du m. â. Paris 1903. Paris, Gaston: Mélanges de littérature française du moyen âge. Paris 1912. Cohen, Gustave, dans: Histoire du moyen âge, tome V III: La civilisation occiden­ tale au moyen âge. Paris 1934. (Comprend le développement général des littératures européennes au moyen âge.) Pauphilet, A.: Le Moyen Age. Paris 1937 (Hist. de la lit!:, française p. sous la dir. de F. Strowski et G. Moulinier). Homes, Urban T.: A history of old Frendi literature. Chapel Hill, N . C., 1937 (réimprimé plusieurs fois). Zumthor, P.: Histoire littéraire de la France médiévale (VIe-XTVe siècles), Paris 1954. Bossuat, A.: Le Moyen Age. Paris 1958. Bossuat, R.: Le Moyen Age. Paris 1955. Viscardi, A.: Storia delle letterature d’oc e d’oil. Milano 1955. Kukenheïm, L. et H. Roussel: Guide de la littérature française du Moyen Age, Leiden 1957. Cohen, G.: La grande clarté du moyen âge, New York 1943. Langlois, Ch.-V.: La vie en France au moyen âge, nouv. éd. 4 vol. Paris 1926—28.

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Evans, J.: La civilisation en France au moyen âge. Paris 1930. Bédier, J.: Les légendes épiques. 4 vol. 3e éd. Paris 1926—29. Bédier, J.: Les fabliaux. 5e éd. Paris 1925. Jeanroy, A.: Les origines de la poésie lyrique en France au moyen âge. 3e éd. Paris 1925. Cohen, G.: Le théâtre en France au moyen âge. 2 vol. Paris 1928—31. Hofer, St.: Geschichte der mittelfranzosischen Literatur. 2 Bde. Berlin und Leipzig, 1933 If. (Grôber, Grundrid, Neue Folge). Huizinga, j.: Le déclin du moyen âge (trad. du hollandais). Paris 1932. L'édition allemande, parue à Munich, a été réimprimée plusieurs fois. Quelques anthologies de la litt. du moyen âge: Paris, G.; et E. Langlois: Chrestomathie du moyen âge. Paris (souvent réimprimé). Bartsch, K. et L. Wiese: Chrestomathie de l’ancien français (8e — 15e siècles) accompagnée d’une grammaire et d’un glossaire. 13e éd. Leipzig 1927. Henry, A.: Chrestomathie de la littérature en ancien français. Berne 1953. Parmi les nombreuses autres anthologies (Bertoni, Clédat, Constans, Glaser, Lerch, Studer-Waters, Voretzsch) je ne mentionnerai que Foerster, W. et E. Koschvitz.: Altfranzôsisches Übungsbuch. 7. Aufl. Leipzig 1932, parce que ce livre donne les plus anciens documents en reproduction diplomatique, c’est-à-dire en reproduisant exactement le contenu des manuscrits, ce qui permet à l’étudiant de se faire une idée de la tâche des éditeurs. e) La Renaissance Tilley, A.: The literature of the French Renaissance. 2 vol. Cambridge 1904. Lefranc, A.: Grands écrivains français de la Renaissance. Paris 1914. Simone, F.: Il Rinascimento francese Torino, 1961. Dictionnaire des lettres françaises, publié sous la direction du Cardinal Georges Greme, Le seizième siècle, Paris 1951. Darmesteter, A. et A. Hatzfeld: Le seizième siècle. Tableau de la littérature et de la langue, suivi de Morceaux choisis des principaux écrivains. Paris, souvent réimprimé. Il faut y ajouter le volume de Faguet sur le 16e siècle, mentionné sous b), et une petite anthologie: Plattard, J.: Anthologie du XVIe siècle français. London etc. 1930. Le premier ouvrage moderne traitant la littérature de cette époque fut: Sainte-Beuve: Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au 16e siècle, première éd. 1828. j)

Le i j e siècle

Les études d’ensemble sur la littérature française classique sont très nombreuses. Parmi celles qui sont contenues dans les histoires générales, mentionnées sous b), celles de Brunetière et de Lanson sont particulièrement utiles et intéressantes. Ici,

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je citerai d’abord un. chef-d’oeuvre célèbre qui embrasse beaucop plus de sujets littéraires que son titre r.e promet: Sainte-Beuve, Ch.-A.: Port-Royal, 5 vol., Paris 1840—59; 3e éd., 1867—-71, 7 vol.; souvent réimprimé, r. la nom. éd. (La Pléiade), Paris 1952. J’ajoute quelques livres sur la société, les doctrines littéraires et le théâtre. Pour la société de l’ancien régime (17e et Î8e siècle) il faut nommer d’abord les oeuvres de Taine (L’ancien régime et la révolution; Essais de critique et d’histoire; La Fontaine et ses tables). Parmi les livres plus récents je citerai: Magendie, M.: La politesse mondaine et les théories de l’honnêteté de 1600 à 1660. 2 vol. Paris 1925. Bray, René: La formation de la doctrine classique. Paris 1927 (1961). Âuerbach, E.: Pas franzôsische Publikum des 17. Jahrhunderts, München 1933. dans: Vier Untersuchungen zur Gesdhichte der franzôsischen Bildung, Bern 1951. Peyre, Henri: Le Classicisme français, New York 1942. Bénichou, P.: Morales du Grand Siècle. 6e éd Paris 1948. Tortel, J.: Le préclassicisme français, Paris 1952. Adam, À.: Histoire de la littérature française au XVlIe siècle, 5 vol. Paris 1956. Dictionnaire des Lettres Françaises, publié sous la direction du Cardinal Georges Grentes. Le Dix-septième siècle. Paris 1954. Sur le théâtre: Despois, F..: Le théâtre français sous Louis XIV. 2e éd. Paris 1882. Rigal, E.: Le théâtre français avant la période classique. Paris 1901. Lanson, G. : Esquisse d’une histoire de la tragédie française, Ncuv. éd. revue. Paris 1927. Lancaster, H . Carrington: A history of Frencn dramatic literature in the seventeenth century. 3 parts in 6 volumes. Baltimore and Oxford 1929—36. Enfin deux livres sur la fin du grand siècle: Tilley, A.: The décliné of the âge of Louis XIV or Frencn literature 1687—1715. Cambridge 1929. Hazard, Paul: La crise de la conscience européenne, 1680— 1715, 2 vol., Paris 1935. g) Le i8 e siècle Les chapitres de Lanson et le volume de Faguet sur le 18e siècle, mentionnés sous b), peuvent servir d’introduction. Un livre allemand Hettner, A.: Gesdiichte der franzôsischen Literatur im aditzehnten Jahrhundert. 7. Aufl. Braunschweig 1913 peut encore être cité comme étude d’ensemble. Du reste je ne vais citer ici que quelques études récentes et particulièrement intéressantes sur des problèmes d’in­ fluences et de courants. G

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Groethuysen, B.: Origines de l’esprit bourgeois en France. 2 vol. Paris 1927. (L’édition allemande a paru à Halle.) Cassirer, E.: Die Philosophie der Aufklarung, Tübingen 1932. Schalk, F.: Einleitung in die Enzyklopâdie der franzôsischen Aufklarung. München 1936. Schalk, F.-. Studien zur franzôsischen Aufklarung. München 1964. Hazard, Paul: La pensée européenne au 18e siècle, 3 voi. Paris 1946. Valjavcc, F.: Geschichte der abendlandischen Aufklarung, Wien-Miinchen 1961. Mornet, D.: Les origines intellectuelles de la révolution française (1715—1787) 4c ed. Paris 1947. Morner, D.: Le Romantisme en France au 18e siècle. 3e éd Paris 1933. Monglond, A.: Le Préromantisme français. 2 vol. Grenoble 1930. Dictionnaire des lettres françaises, publié sous la direction du Cardinal Georges Grente, Le dix-huitième siècle, 2 vol. Paris 1960. h) Le rye et le zoe siècle Sainte-Beuve, Ch.-A.: Chateaubriand et son groupe littéraire sous l’Empire. 2 vol. Paris 1861, nom. éd. p. M. Allem, Paris 1948, 2 vol. Souriau, M.: Histoire du Romantisme en France. 3 vol. Paris 1927—28. Strowski, F.: Tableau de la littérature française au 19e et au 20e siècle. Nouv. éd. Paris 1925. Thibaudet, A.: Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours. 1936. Raymond, A.: De Baudelaire au surréalisme. Paris 1933, !1946. Lalou, R.: Histoire de la littérature française contemporaine. 2 vol. Paris 1941. Friedrich, H .: Drei Klassiker des franzôsischen Romans. 4. Auflage Frankfurt 1961.

III. Littérature provençale Pillet, A.: Bibliographie der Troubadours. Halle 1933. Anglade, J.: Les troubadours, 4e éd. Paris 1929. Jc-anroy, A.: La poésie lyrique des troubadours. 3 vol. Paris 1934ss. Bartsdi, K.: Chrestomathie provençale. 6e éd. Marburg 1904. Appel, C.: Provenzalische Chrestomathie. 6. Aufl. Leipzig 1930. Crescini, V.: Manuale per l’avviamento agli studi provenzali. 3a ed. Milano 1926. Hill, R. Th. and Bergin, Th. G.: Anthology of the Provençal troubadours. New Haven, London 1941. Lommatzsch, E.: Leben und Lieder der provenzalischen Troubadours, mit einem musikalischen Anhang von F. Gennrich, 2 Bde, Berlin 1957 und 1959.

IV. L i t t é r a t u r e i t a l i e n n e De Sanctis, F.: Storia délia letteratura italiana. 2 vol.; Oeuvre célèbre, parue vers 1870, souvent réimprimée,, p. ex. Milano 1928 et Bari 1933. éd. allemande (Krôncr). Stuttgart 1940.

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GU IDE BI8LIO G R A H IQ U E

D’Ancona, Alessandro, et O. Bacci: Manuale délia letterature italiana. 3 vol. Firenze 1892—94. (Anthologie avec introductions.) Nouvelle édition (6 vol.) Firenze 1925. Monaci, E.: Crestomazia italiana dei primi secoli con prospetto grammatical e glossario. Città di Castello 1912. Flora, F.: Storia délia letteratura italiana, 5 vol., Milano 1940 et suiv. Sapegno, N.: Compendio di storia délia letteratura italiana, 3 vol. Firenze 1941 et suiv. Vossler, K.: Itaiienische Literaturgeschiehte, Berlin 1948. Friedrich, H.: Epochen der italienischen Lyrik, Frankfurt 1964. L’ouvrage moderne le plus important sur l’ensemble de la littérature italienne est la Storia letteraria d’ïtalia, 10 vol., Milano. Chaque période y est traité par une professeur différent; Les dernières éditions des différents volumes ont paru après 1930. Hauvette, H.: Littérature italienne. 5e éd. Paris 1921. Il est impossible d’énumcrer ici les nombreux volumes d’essais de littérature et de critique de Benedetto Croce, indispensables pour une étude approfondie de la littérature italienne.

V.

Littérature Espagnole

Foulché-Delbosc, R. et L. Barrau-Dihigo: Manuel de l’hispanisant. I. New York 1959. Simon Diaz, j a Bibliografia de la literatura hispanica, Madrid en cours de pub­ lication depuis 1950. Sévis, H.: Manual de Bibliografia de la literatura espanola. I. Syracuse, New Ybrk 1948. Fitzmaurice-Kelly, J.: Historia de la literatura espanola, trad. por A. Bonilla y San Martin. 4a ed. Madrid 1926. (L’original est en anglais). Trad. française 1904. Trad. allemande, avec des suppléments de A. Hamel, Heidelberg 1925. Hurtadc, J. y A. Palencia: Historia de la literatura espanola. 3a ed. Madrid 1932. Pfandl, L.: Spanische Literaturgeschiehte (Mitteialter und Renaissance). Leipzig 1923. Pfandl, L.: Geschichte der spanischen Nationaliiteratur in ihrer Blütezeit. Freihurg 1929. (Traduction espagnole Barcelona 1952). Valbuena Prat, A.: Historia de la literatura espanola 3 vol. Barcelona 1957. Garcia Lopez, J.: Historia de la literatura espanola. 5e éd. Barcelona 1959. Rio, Angel del: Historia de la literatura espanola. 2 vol. New York 1948 (Plusieurs fois réimprimé). Historia general de las îiteraturas hispanicas, publicada bajo la direcciôn de G. Diaz-Pîaja. Barcelona, en cours de publication depuis 1949. Diéz-Echarri, E. et Pvoca Franquesa, J. M.: Historia de la literatura espanola e hispanoamericana, Madrid 1960. c

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243

LITTÉRATURE

Blecua, j. M.: Historia y textos de la literatura espanola. 2 vol. Zaragoza 1950. Menéndez Pidal, R.: La Espana del Cid. Madrid 1929. Castro, Américo: La realidad historica de Espana, Madrid 1954. Parmi les nombreuses anthologies, je citerai: Menéndez y Pelayo,M.: Antologia de poetas liricos castellanos. Madrid 1890— 1908. Menéndez Pidal, R.: Antologia de prosistas castellanos. Madrid 1917. Fitzmaurice-Keliy, J.: The Oxford Book of Spanish verse. Oxford 1920. Rio, A. del y A. A. de del: Antologia general de la literatura espanola. Verso, Prosa, Teatro. 2 vol. New York, Madrid 1954. Mulertt, W.: Lesebuch der alteren spanischen Literatur von den Anfângen bis 1800. Halle 1927. Werner, Ernst: Blütenlese der alteren spanischen Literatur. Leipzig-Berlin 1926. V I.

Littérature

portugaise

Bell, A. F. G.: Portuguese Bibliography. London 1922. Bell, A. F. G.: Portuguese Literature. London 1922. Mendes dos Remédios: Historia da literatura portuguesa desde as origens até a actualidade. 5a ed. Lisboa 1921. Le Gentil, G.: La littérature portugaise, Paris 1935. Figueîredo, F. de: Historia literaria de Portugal (séculos X lï—XX). Coimbra 1944. Saraiva, A. J.: Historia da literatura portuguesa, 4e éd. Lisboa 1957. Grande dicionario das literaturas portuguesa, galega e brasileira (éd. Prado Coelho), Lisboa 1960. Lopes, O. et Saraiva, A. J.: Histéria da literatura portuguesa, Lisboa 1956. VII.

Littérature catalane

Silvestre, G.: Historia sumaria de la literatura catalana. Barcelona 1932. Riquer, M. de: Resumen de literatura catalana, Barcelona 1947. Ruiz i Calonja, J.: Historia de la literatura catalana. Barcelona 1954.

VIII. Littérature rhétoromane Decurtins, C.: Râtoromanische Chrestomathie. 13 Bde. Erlangen 1888—1919.

IX.

Littérature

roumaine

Hanes Petre V.: Histoire de la littérature roumaine. Paris 1934. Munteano, B.: Panorama de la littérature roumaine contemporaine. Paris 1938. Ruffini, Mario: Antologia rumena moderna 1940 (Instituto di fil. rom. di Roma) G. Lupi: Storia délia letteratura rumena, 1955.

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244 C.

LES PÉRIODIQUES

Je n’en peux donner qu’un dioix. Les deux revues les plus anciennes et pour ainsi dire classiques de la philologie romane sont: Romania. Recuil trimestriel consacré à l’étude des langues et littératures romanes. Fondée par P. Meyer et G. Paris, dirigée actuellement par F. Lecoy. Paris, depuis 1872. Zeitschrift fur romanische Philologie, Fondée par G. Grober, dirigée actuellement par K. Baidinger, Tübingcn, depuis 1877. Avec des volumes de supplément consacrés à la bibliographie et une série d’études nommée Beihcfte. Parmi les autres revues qui embrassent le domaine entier de la philologie romane, je nommerai: Romanische Forschungen. Frankfurt, depuis 1882. The Romanic Review, New York, depuis 1910. Archivum Romanicum, Firenze, 1917—1942. Volkstum und Kultur der Romanen, Hamburg, 1928—1943. Romance Philology, University of California Press, depuis 1947. Les Lettres romanes, Louvain, depuis 1946. Romanistisches jahrbuch, Hamburg, depuis 1948. Filologia Romanza, Torino, depuis 1954. Consacrés à la linguistique romane: Revue des langues romanes, Paris, depuis 1870. Wôrter und Sachen, Heidelberg, depuis 1909— 1940. Revue de linguistique romane, Paris, depuis 1925. Vox romanica, Zürich-Leipzig-Paris, depuis 1936. Consacrés surtout aux études françaises: Zeitschrift fur franzosisdie Spradie und Literatur, Jena et Leipzig depuis 1879. Studi Francesi, Torino, depuis 1957. aux études de littérature française: Revue d’histoire littéraire de la France, Paris, depuis 1894. Humanisme et Renaissance, Paris, depuis 1934 (pour le 16e siècle), aux études de linguistique française: Le Français moderne, Paris, depuis 1933. Consacrés aux études italiennes: Pour la littérature. Giornale storico délia letteratura italiana. Torino, depuis 1883. Italien. Evanston, Illinois, depuis 1924. pour la linguistique. Archivio glottologico italiar.o. Fondé par G. J. Ascoli et P. G. Goidanich. Torino, depuis 1873. L’Itaiia dialettale. Pisa, depuis 1925. Lingua nostra. Firenze, depuis 1939. Consacrés aux études espagnoles:

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LES PÉRIODIQUES

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245

Bulletin hispanique, Bordeaux, depuis 1899. Revista de filologia espanola. Madrid, depuis 1914. Hispanic Review. Philadelphia, depuis 1933. Revista de filologia hispaanica. Buenos Aires. 1939—1946. Nueva Revista de filologia hispanica, México, depuis 1947. Consacrés aux études portugaises: Boletim de filologia. Lisboa, depuis 1932. Bibles, depuis 1934. Revista de Portugal, depuis 1942. R ev ista P o rtu g u csa de Filologia, depuis 1947.

Consacrés aux études catalanes: Estudis universitaris catalans. Barcelona, depuis 1907. Consacrés aux études roumaines: Bulletin linguistique. (Faculté des Lettres de Bucarest.) Paris, Bucuresti, depuis 1933. Quelques revues importantes de philologie moderne (romane, anglaise et allemande) : Archiv für das Studium der neueren Sprachen. Braunschweig, depuis 1846. Modem Language Notes. Baltimore, depuis 1886. Publications of the Modem Language Association of America. New York (D’abord Baltimore and Cambridge Mass.), depuis 1885. Neuphilologische Mitteilungen. Helsinki, depuis 1899. Modem Philology. Chicago, depuis 1903. Les Langues modernes. Paris, depuis 1903. Modem Language Review. Cambridge, depuis 1906. Studies in Philology. Chapel Hill, North Carolina, depuis 1906. Germanisch-romanische Monatsschrift. Heidelberg, 1909—1943, et depuis 1950. Neophilologus, Groningen, depuis 1915. Studia neophilogica. Upsala, depuis 1928. Réservée au compte-rendu: Literaturblatt für germanische und romanische Philologie. Heiibronn, 1884—1943. Spécialisées pour les études médiévales: Studi medievali. Torino 1904—13; Bologna 1923—27; depuis 1928. Spéculum. Cambridge Mass., depuis 1926. Medium Aevum. Oxford, depuis 1932. Cahiers de civilisation médiévale, Poitiers 1958 ff. Pour la littérature comparée: Revue de littérature comparée, depuis 1921. Comparative Literature. Eugene, Oregon, depuis 1948. Mentionnons enfin quelques revues d’un caractère plus général, particulièrement importantes pour l’étude des lettres européennes: La Critica. Rivista di letteratura, storia e filosofia. Bari, 1908— 1944, 1945 Quaderni di Critica (1945/46). Dans cette revue on trouve tous les essais de B. Croce. Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte. Halle, 1925—1944, Stuttgart depuis 1949.

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246 TA B L E A N A LY TIQ U E

A bsolutism e 143, 147, 152, 172 s.. 179, 190s., 212 A cadém ie fran ç aise 175 A cropole 26 A dam , je u d* 111 s. A dam d e le H aie 109, 114 A lain v o ir C h a rtie r A larco n voir Ruiz A lbigeois 109 A lem ân, M ateo 170 A lem ans 59. 61, 68, 86 A le x a n d re le G ra n d 38 A lex an d re, ro m an d* 105 A le x a n d rie 9, 15, 22, 95 A lexis, chanson d ' ICO. 104 A lfieri, V ittorio 215 A lix de Blois 105 A llégorism e 114, 116 ss. A lphonse X (ei Sabio, roi d ’Espagne) 131 A lphonse î l l (de P o rtu g a l) 134 A m ad is 132, 169, 170 A m broise voir S aint-A . A m y o t, Ja cq u es 157 A ngles 62, 67 A nglonorm on (dialecte) 67. 109, 101, 107, 111 A nne d ’A utriche 173 A pologue v oir F a b le e t L afo n tain e A rab es 32, 60,65 ss., 68,82, 86, 130,164 A rch éty p e 11 A relin o . P ietro 151 A rgensola. L upercio et B artolom é 167 A rian ism e 61 A riosto, Ludovico 149, 150, 187 A risto te, aristo télism e 3 l, 96, 118, 188 A rm o riq u e 62 A rn o u ld , la fam ille, A ntoine, la m ère A ngélique 176, I8t A rn a u t D an iel 109 A ru a u t d e M arcuil 109 A rts lib é ra u x 96 A rtu s 105s. A u b e 109

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A ubigné, A grippa d* 155s., 158 À ucassin e t M icolette 107 A ugustin vo ir S ain t-A u g u stin A utos sa cra m e n ta le s 168 A uzîas, voir M ardi A vares 64 B aju v ares, les 61, 68 Balzac, H. de 215, 222s. B arres, M aurice 218, 224 B aroque (style) 151, 165, 166 B artas, G uillau m e de S allu ste d u 155 B audelaire, C h a rle s 218, 221 B ayle, P ierre 195 s, B éatrice 123, 124 B eaum archais 207 Bédier, J. 103 B ellay, Jo a d iim du 154, 155 Bembo, P ietro 149, 151 B énédictins 12, 27 B enoît v o ir S aint-B . B éranger, P ie rre Je an de 215 Berceo, G onzalo de 130 B e rn ard de O a i r v a u x 96, 97 B e rn a rt de V en iad o rn 109 B éroul 106 B e rtra n de Born 109 B eyle, H enri, voir S te n d h a l B ible 12, 48, 53, 57, 98. 111,136. 201 B ib lio th èq u e n a tio n a le 23 Boccaccio, G io v an n i 10, 36, 115, 125, 126 ss., 129, 132, 148, 149, 151, 157, 171, 187 B odin, J e a n 154 Boétie, E- de la 162 Boileau - D esp réa u x , N icolas 149, 173, 176 B ojardo 150 B on av en tu rc v o ir S a in t B. Bopp, F . 17 B oscan de A lm ogavcr, J u a n 165 Bossuet, Ja q u es-B cn ig n e 173, 180, 182 B ouddha 26 B ourbons Ï53, 215 B ourgogne, le d u c d e 189 s.

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T A B L E A N A L Y T IQ U E

Brantôme 157 Bretons, Bretagne 62 Brîtish Muséum 23 Brunsdmcg, L. 182 Bruno, Giordano 152 Burdckardt, J. 30, 31, 135 Btirgondes 60 s., 62, 64, 68, 82 Bussy-Rabutin, Roger de 189 Byzance 64, 65, 68 Cafés 194 Calderôn de la Barca, Pedro 168, 169 Calixto y Melibea, voir Celestina Calvin, calvinisme 139s., 143, 153, 154, 157 Camisards 180 Camôes, Luis de 171s. Campanella, Tommaso 152 Cancioneiro de Ayuda 134 Cancionero de Baena 132 Cancionero general (Hernando de Castillo) 132 Cancionero de Stiiniga 132 Carillo, Luis de 166 Carolingiens 65, 68, 70, 101 Cartésianisme, cartésiens voir Des­ cartes Carthage 38, 126 Castiglione, Baldassare 151, 165 Castillan 66, 67, 86 Castilio Solorzano, Alonso dei 171 Castillejo, Cristôbal de 165 Castro, Guillén de 169, 183 Casuistique 180 Catalan 66, 86, 87, 134 Caihérine de Médicis 153, 154 Catholique, catholicisme55 s., 67,94 ss., 138 s., 180 182. 212 Celestina 132, 167, 169 Celles 38, 40, 62, 82 Cento Novelle Antiche 122 Cent Nouvelles Nouvelles 115 Cercamon 109 Cervantes Saavedra, Miguel de 57, 132, 167, 168, 169, 170, 171 Chanson de croisade 104 Chanson de geste 100 ss., 105, 121, 130. 150

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Chanson de toile 107 Charlemagne 40, 65, 66, 68, 101s. Charles Martel 66 Charles d’Orléans 119 Charles VIII 152 Charles IX 153 Gharles-Quint 152, 163, 169 Charron, Pierre 162 Chartier, Alain 119 Chateaubriand 210, 214 Chaucer, Geoffrey 118 Chénier, André 207 s. Chrétien de Troyes 105 s., 109 Christianisme 9, 34, 49 ss., 95 s., 102 104, 135. 148, 195, 201 Christine de Pisan 119 Cicéron 34, 43, 48, 126 Cid, le 130, 183 Cifar, el Caballero 132 Cîteaux 95 Clari, Robert, voir Robert de Clari Clovis 62, 63 Cluny 95 Commedia delParte 152 Comédie larmoyante 192, 203 Commyncs, Philippe de 120 Composition 85, 154 Comte, Auguste 29 Condillac, Étienne de 202 Confrérie de la Passion 112, 113, 115. 156 Conjecture 12 Constant, Benj. 210, 214 Constantin le Grand 39, 52 Coneeptismo 166 Contre-Réforme 140,152, 163, 165, 179, 180 Copias de Mingo Revulgo 133 Corneille, Pierre 169, 173, 183,184,185, 196 Courier, Paul-Louis 215 Couvents 54 s., 96, 103 Croce, Benedetto 20, 29. 31, 35 Croisades 29. 70, 93, 102, 104, 109, 110 Cuadcrnn via 131 Cueva. Juan de la 167 C'idtisino 166

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Eglise 46, 53ss., 67 s., 70,91, 94s., 138s., 179 Egypte 10 Eléonore d’Aquitaine reine d’Angle­ terre 106, 110 Encina, Juan del 167 Encyclopédie 191, 195, 20! ss, 212 Eneas, roman d’ 105 Enrique IV roi d’Espagne 133 Entremeses 167, 168 Erasme de Rotterdam 163 Ercilla y Züniga, A. d* 171 Esope 116, 187 Este (la famille) 148, 150, 151 Estienne, Henri 154 Etrusques 38 Exotisme 192 s.

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T A B L E A N A L Y T IQ U E

Dacie 59 D’AIembert. Jean 201s. Dalmate 59, 86 Dante 10, 12, 23, 31, 32. 34, 44, 118, 121,122 ss., 127,128,129,132,136,148 Découvertes 137, 142, 195 Deffand, Mme du 194 Delacroix. Eugène 215 Dérivation 85, 154 De Sanctis, Francesco 28 Descartes, cartésiens, cartésianisme 173, 183, 196, 197 Desdiamps, Eustadie 119 Desengano 164 Despériers, Bonaventure 157 Dialectes 15, 18, 20, 21 Diderot, Denis 201 s., 203, 222 Diez, F. 17 Dilthey, W. 29 Diniz (roi de Portugal) 134 Dioclétien 39 Diphtongaison 71s. Dolce Stil Nuovo 122 s , 126

Fable 116, 187 Fabliau 114, Î15s.. 157 Fail, Noël du 157 Farce 114. 156 Faudiet, Claude 27, 154 Fénelon 173, 180, 182. 189 s.

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Féodalité 68, 69 s-, 93 s.. 102, 104 Ferdinand d’Aragon 133 Flaubert, Gustave 218, 223 Fontenelîe 196 FoscoJo, Ugo 215 Français 70, 72 ss., 87 ss., 153 s., 173 ss., 193 François d'Àssise, voir Saint-François François de Sales, voir Saint François f rancs 48, 60 61. 62ss., 65, 66,68,82 Franeoprovençal 64, 87 Frédéric 11 (Hohenstuufen, empereur allemand) 121 Frédéric II (Hohenzollern, roi de Prusse) 193, 198 Froissart, Jean 110, 119 Fronde 173, 187,-189 Furetière, Anto.ne 188. 222 Galfred de Moninouth 105 Galilei, Galileo 152 Galicien, voir Portugais Gama, Vasco da 172 Ganelon 101 s. Garcilaso de la Vega, voir Vega Garnier de Pont-Saint-Maxcnce 111 Garnier, Robert 156 Gaulois, voir Celtes Gautier, Théophile 214 Geistesgeschidite 20, 29, 30, 31 Génie du peuple, voir Volksgeist Géographie linguistique 2i George, Stefan 29 Germains 39,40, 41. 49, 58 ss., 64,67.82 Gide, André 218, 224 Giliiéron, Jules 20s. Giotto 145 Giraut de Bornelh 109 Goethe, J. W. von 23, 28, 3!, 32, 208 Goldoni, Carlo 215 Gôngora, Luis de 166 s., 221 Goths, (voir aussi Ostrogotlis, Visigoths) 59, 82, 99 Gothique (style) 99 Graal 106 Graciân, Baltasar 172 Grégoire le Grand 55 Grégoire de Tours 48

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TABLE ANALYTIQUE

Greuze, Jean-Baptiste 203 Grimm. Jacob 17, 28 Guarini, Bnltisia 149 Guevara, Antonio de 169s. Guicciardini, Francesco 151 Guiihem de Peiiieu 103, 108, 109 Guinizelli, Guido 122 Guise (famille) 153 Gundolf, Friedrich 29 Hardy, Alexander 156, 182 Hegel, G. W. F. 28, 29, 30, 212, 214 Héliodore 170 Helvétius 202 Henri 11 d'Angleterre 110, 111 Henri il de France 153, 154, 156 Henri IV 153,155, 156, 157,172, 173,175 Hcrder, J. G. 16, 28, 211 Herrera, Fernando de 165 Hita, l'archiprêtre de, voir Ruiz Hohenstaulen, les 67, 121 Holbach, le baron d’ 202 Homère 9, 32 Hugo, Victor 208, 209, 214, 220, 222 Huizinga, J. 31, 119 Humanisme 10.96, 97,128s., 133s., 136, 138, 140, 146. 148s„ 153 s., 165 Humboldt, W. von 16 Huns tO, 61 Husserl, Edmund 35 Imprimerie 13, 44, 129, 140s., 217 Inscriptions 48 Isabelle de Castille 133 Italien 70, 72 ss., 86 Italiques 38 Jacopone da Todi 122 Jansénius, Jansénisme 180ss„ 183s., 187 Jaufre Rudel 109 Jeanne d' Arc 118 Jérusalem 50ss, Jésuites 12, 140. 164, 180 ss. Jeu-parti 109 jodelle, Etienne 156 Joinville, Jehan de 110 Joseph d’Arimathie 106 Juan de la Cruz 164, 165

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Juan Manuel, Don 131 Juifs 49ss. Juifs espagnols 45, 169, 164 Labé, Louize 155 La Bruyère, Jean de 173, 188 Laclos, Ch. de 192 Lafayette, Madame de 189 La Fontaine, Jean de 116. 173,183,187 Lamartine, Alphonse de 210, 214 Lancelot, Claude 176 Langobards 62 64 s., 68, 82 Lara (los siete infantes de) 130 La Rochefoucauld, Françoisducde 173, 187 Laudi 122 Lazurillo de Termes 170 Lebrija, A. (le, voir Nebrija Leconte de Lisle, Charles 220s. Leibniz, G. VV. 201 Leopardi, Giacoino 215 Lesage, Alain-René 170, 171, 192, 222 Lespinusse, Mlle de 194 Libertins spirituels 139, 157 Lionardo da Vinci 145 Liturgie 34, 55, 56 Lodke, John 200 Lopez de Ayala, Pero 132, 133 Lorenzo de’Mediei (il Magnifico) 148, 350 ! .orris, Guillaume de 117 Louis IX (Saint-Louis) 110 Leui3 XI 120, 152 Louis XII 152 Louis XIII 172, 173, 175, 189 Louis XIV 173, 176, 178ss„ 183s„ 185, 188 s., 190s., 193, 196, 198 Louis XV 191, 197 Louis XVI 191 Loyola, Inigo de, (Suint-lguace) 164 Luis de Leon 165 Lull, Rarnôn 134 Luther, Martin 136, 139 s. Madiuut, Guillaume de 119 Machinvelli, Niccolô 147 s., 149, 151 Maintenon, Mme de 184, 189 Mnlebrunche, Nicolas de 179

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TABLE ANALYTIQUE

Malherbe, François de 149,154,174 ss. Mallarmé, Stéphane 218, 221 Mamique, Gômez 133 Manrique, Jorge 133 Manzoni, Alessandro 215 Marcabru 109 Murc-Aurèle 59, 170 March, Auzins 134 Marcomans 59 Margueritte de Navarre 139, 156s. Marie de Champagne 105 Marie de France 107 Marie de Médicis, reine de France 173 Marivaux, Pierre de 192 Marot, Clément 155, 156, 157 Marx, Karl 212 Mazarin, le cardinal de 173 Médicis (la famille de) 128. 148 Mena, Juan de 133 Menéndez Pidal, Ramôn 21, 130 Mérimée, Prosper 215 Mérovingiens 62, 65 Mcsler de clerecsa 131 Mcstcr de joglaria 131 Meun, Jean de 117s. Meyer-Lübke, W. 19 Mithelangelo 145, 145 Michelet, Jules 28, 135, 215 Mingo Revulgo, voir copias Mirabeau 207 Miracles 113 Molière 178. I8 5 s, 187, 196, 222 Montaigne, Michel de 13, 32, 158, 159 ss., 177, 182, 187 Montalvo, Garcia de 169 Montchrestien, Antoine 156 Montemayor, Jorge de 150, 170 Montesquieu 195, 198ss., 207, 212 Montluc, Biaise de 157 Moralisme, moralistes 186 s., 192 Moralités, les 114 Moréii 196 Moriscos 164 Morlaques 59 Moyen âge 9, 10,12. 24, 26, 31, 34, 43, 54, 55, 64. 91 ss., 145 ss„ 202. 209. 211s., 215 Mozart, \V. A. 169

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Muntaner, Ramôn 134 Musset, Alfred de 210. 214 Mystères 112, 115, 168 Nantes, édit de 153. 179, 180 Napoléon, époque napoléonienne 207, 210, 214, 215 Nebrija, A. de 134 Néron 48 Nicole, Pierre 181 Nibelungcn 61 Normans 67 Nouvelles, Cent Nouv., voir Cent Novela picaresca 170 Noveiliuo, voir Cento Novelle antiche Odoacre 61 Opéra 152 Ostrogoths 61, 62, 68 Ovide 106, 169 Palatalisation 73, 74ss. Paléographie 14 Palissy. Bernard 154 Pamphilus 169 Pannonie 59, 64 Pape, Papauté 54, 65, 67, 121 Papyrus 10, 13 Paré, Ambroise 154 Parini, Guiseppe 215 Parnasse 220 Parthes 39 Pascal. Biaise 13, 181 s„ 187 Pasquier, Etienne 27, 154 Passion de Clermont-Ferrand 99 Passions 112 Pathelin, la farce de Maître 115 Peregrinatio Aetheriae 48 Pérez de Guzman, Fernân 133 Pétrarque 10, 125s„ 127, 128, 129, 132, 148, 149, 166 Pétrone 48 Philippe 11 roi d’Espagne 163 Philippe d'Orléans (le régent) 191 Phonologie 22 Physiocrates 202 Pie 11, pape (Enea Silvio Picçoiomini) 528 s.

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TA BLE ANALYTIQUE

Pisan, Christine de, voir Christine Platon, Platonisme 138, 139, 146, 148, 151, 152, 155, 157, 165 Planh 109 Plautus 48 Pléiade 154, 155 s., 174, 175, 182 Plutarque 157 Politiques 153 Poliziano, Angelo 148, 149 Pompéi 48, 73 Port-Royal 176, 181 Portugais 66, 67, 86 Positivisme 18, 19, 29, 30, 202 Préciosité, précieuses 149,175,178,183, 187, 188 Prévost, l'abbé 192, 222 Protestantisme 139, 172 Proust, Marcel 224 Provence 62, 87, 126 Provençal 64, 70, 72 s , 87, 88, 104, 108 Public 33, 141 s„ 162, 177, 179, 194, 217s. Pulci, Luigi 150 Querelle des Anciens et des Modernes 191 Quesnay, F rançois 202 Quevedo, Francisco Gômez de 166, 170, 171. 172 Quiétisme 182, 190 Quinze Joyes du Mariage 115, 119 Rabelais, François 32, 158 s„ 162 Racine, jean 26, 31, 173, 183 ss., 205 Rambouillet, la marquise de 178 Raphaël 145. 146 Rappresentazioni, sacre 122 Reconquista 60, 66 Réforme 12, 138ss„ 145, 153, 157, 195 Régence 189, 191, 196s„ 198 Régnier, Mathurin 175 Renaissance 9, 10, 24, 25, 34, 44, 46, 92. 96s., 123, 128, 135ss., 211 Reiz, le cardinal de 189 R hé lie 61 Rhétoroman 61, 86 Rhctoriqueurs 119 Richard de Saint-Victor 96

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Richelieu, le cardinal de 172 s., 175, 179, 182 Rienzo, Cola di 125 Rimbaud, Arthur 218, 221 Risorgimento 215 Robe, noblesse de 153,160,177,179, 198 Robert de Clari 110 Roland (chanson de) 101 ss., 130 Roman (Style) 98s. Roman courtois 104ss„ 132, 150 Roman de Renard 115s. Roman de la Rose 114, llô ss., 121 Roman de Thèbes 105 Roman de Troie 105 Romances 107, 134, 167 Romantisme 17, 26, 28, 31, 33, 126, 208 ss., 217, 220 Ronsard, Pierre de 155 Roumains 59 Rousseau, Jean-Jacques 32, 194, 202, 204 ss., 209, 212 Ruiz de Alarcôn, Juan 169 Ruiz, Juan, Arcipreste de Hita 131s. Rutebeuf 109 Saint-Ambroise 55, 97 Saint-Augustin 53, 57, 97, 180 Saint-Barthélemy (nuit de) 153 Saint-Benoît 54 Saint-Bonavcnture 96 Saint-Cyran, 181 Sainte-Beuve, Charles-Augustin 156, 214 Sainte-Eulalie (la chanson de) 99 s. Saint- Evremond, Charles de 189 Saint-François d'Assise 122 Saint François de Sales 180 Saint-Jérôme 53, 97 Saint Louis voir Louis IX Saint-Maur (Congrégation de) 27 Saint-Paul 51, 52 Saint-Pierre 50, 54 Saint-Simon 189 Saint-Thomas, voir Thomas cTAquiu et Thomas de C anterbury Salas Barbadillo, Alonso Gcrônimo 170 Sanche IV roi d’Espagne 131

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Thomas (auteur de Tristan) 106 Thomas de C acterbury 110 Thucydide 157 Tibère 50 Tirabosdhi, Girolamo 27 Tirso de Molina 169 Torres Naharro 167 Trente (concile de) 140 Tïisc-iüo, Gian-Giorgio 149 Tristan et Iseut 106 Troie, roman ds 105 Turgot 202 Uhland, Ludwig 28 Universités 96, 152 Urfé, Honoré d ’ 150, 188 Valéry, Paul 183 Vandales 55, 60 Variantes 12 Vaugeias, Claude Fabre de 175 Vauvenargues 205 Vega, Garcilaso de la 165 Vega, Félix Lope de 166, 167 s., 169, 170 Vêlez de Guevara, Luis 171 Verlaine, Paul 221 Vico, G iam battista 13, 16, 215 Vigny, Alfred de 210, 214 Vikings. les, voir Norraans Villehardouin, Geoffroy de 116 Villena, Enrique de 133 Villers-Cotterets, édit de 153 Villon, François 118ss. Viigile 43, 124, 126, 133, 148 Visigoths, les 60, 61. 62, 64, 66, 68 Volksgeist 28, 102. 211 Voltaire 23, 182, 193. 195, 197 s., 201, 212

Vossler, S . 20, 21

T h c o d e ric 61

Wacc 110 W artburg, W. von 63, 86 Wôllrtin, II. 36

Théophraste 188 Thomas d’Aquin 96, 138

Zola, Emile 223

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T A B L E A NA LY TIQ UE

Sannazaro 150, 170 Santa Tercsa voir Te res a Santilfana (marqués de) 133 Sarde 86 Saussure, F. de 17, 19, 20, 21 Saxons 62, 67 Scherer W. 30 Schiller, Friedrich 32 Schlegel, August Wilhelm 28 Schuchardt, Hugo 18, 19 Scarron, Pierre 188 Scève, Maurice 155 Scolastique 96, 118, 138, 159, 164, 166 Senancour, Etienne de 210, 214 Seneca. Lucius Annaeus 156 Serres, Olivier de 154 Sévigué, Madame de 189 Seyssel, Claude de 157 Shakespeare, W. 14, 23, 25, 26, 31, 32, 33, 57, 197, 208, 213 Sigle 12 Silva de Romances 134 Sirventes 109 Sonnet 121, 126, 155 Sordello 121 Sorel, Charles 188 Soties 114 Spitzer. L, 19, 35 Sponsus 111 Staël, Madame de 209, 214 Stendhal (Henri Beyle) 215, 218, 222 s. Strasbourg serments de 70, 91 Sturm und D rang 209, 211 Suarez, Francisco 164 Substrat, superstat 44, 58, 81 s, Symbolisme 217, 218 Taine, Hyppolite 29 Tasso, Torquato 149, 151, 152 Tenson 109 Tercet 121, 124 Teresa de Jésus, Santa 164

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