Alain Badiou, Jean-luc Nancy_ Jan Völker (ed.) - La Tradition Allemande Dans La Philosophie-lignes.pdf

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LA TRADITION ALLEl\IIANDE DANS LA PHILOSOPHIE

Cr-lEZ LI' \1Ï:\IE EDITELR

AL\I~ B.-\DfOL

ClrcoJZStances) 8 : Un parCOlll'S grec) 2016 Circonstances) 7 : Sarkozy : pire que prévu. Les ail tl'es : prévoir le p1.
2007

AI
Entretien platomâell) avec Maria Kakogianni) 2015 L;Idée du C07ll1ll111Z1SJIl(, II (dir. avec S. Zizek) 20I l l}Idée du cOIJlIllunisme) 1 (dir. avec S. Zizek) 20IO l}Explicatioll) avec Alain Finkielkraut) 20 IO JEAN-Lec NANCY, EN COLLABORATION

Proprement dit, avec Mathilde Girard) 2015 Sur « Le Ciel du Centaure )) de Hugo Samiago (avec A. Badiou et A. Garcia Düttman)

2016

© Pour l'édition originale en allemand: Tierlag iVIatthes & Seùz) 20I7 © Pour la présente édition: Lignes) 20I7

Alain Badiou - Jean-Luc Nancy

LA T'RADI'TION ALLEMANDE DANS LA PHILOSOPHIE Édition et poszface de Jan Voll~e1'

lignes

La rencontre (' La tradition allemande dans la philosophie a eu lieu le 30 janvier 2016 à l'occasion d'un colloque organisé à l'université des Arts de Berlin (Universiüit der I<..ünste U dI<..). Mes remerciements vont en premier lieu à Alain Badiou et Jean-Luc Nancy, qui ont accepté cette discussion d'envergure et qui ont également eu la gentillesse de retravailler le texte de sa transcription, en précisant et corrigeant certains points de détail. Ils ont en outre bien voulu aborder deux questions complémentaires, l'une sur Adorno et l'autre sur l'actualité de la philosophie, questions qui ont été intégrées au présent volume. Le congrès de l'UdI<.. a été financé par la DFG, que je remercie également d'avoir soutenu matériellement ce projet. Ma gratitude va enfin à Alexandre Garcia Düttmann, qui, par son implication décisive, a permis que cette rencontre ait lieu. »

Jan Vollœr

JAN V OUŒR : Pour commencer) je voudrais poser une question assez générale. Pour vous deux) la philosophie allemande joue un rôle important dans vos œuvres. Ainsi que la question de la présence de la philosophie) de factualité et de son intervention dans le temps contemporain. Comment est-ce que vous jugez fétat) pour le dire ainsi) des relations philosophiques entre la France et I)Allemagne ? ALAIN BADIOU : Je pense que la philosophie existe de manière discontinue. Il y a, je crois, des moments philosophiques. L'idée d'une continuité, d'une tradition, est quand même une idée académique. Quant à l'idée qu'il y a de la philosophie partout et toujours, que l'homme est un animal philosophant, c'est une conviction du journalisme contemporain. Il y a des moments philosophiques, discontinus, et on peut les repérer dans l'histoire. Il y a eu naturellement le grand moment grec de la philosophie. Il y a eu un grand moment arabe, greffé sur le moment grec. Je pense qu'il y a eu au dix-septième siècle un moment français à partir de Descartes et avec Malebranche, Spinoza et Leibniz même si Leibniz était allemand et Spinoza un juif flamand. Fin dixseptième, début dix-huitième, il y a eu un moment anglais avec Locke, Hobbes, Hume. Et puis il y a eu un moment allemand, connu sous le nom de l'idéalisrne allemand, avec Kant, Fichte, Schelling, Hegel. Il me semble qu'au vingtième siècle, il y a eu quelque chose comme un moment francoallemand. Et ce moment franco-allemand a gravité autour de la phénoménologie. Il a commencé assez tôt, avec Husserl, puis Heidegger et, en France, nous avons eu Sartre, qui

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est allé à Berlin juste avant la guerre, et Merleau-Ponty. La situation aujourd'hui, peut-être est-elle celle de - je prends un risque de la fin d'un moment français. « The french touch ), comme disent les Américains, qui ont largement contribué à la popularité académique de ce moment français lequel, du reste, est peut-être franco-slovène, à y regarder de près: n'oublions pas Slavoj Zizek et sa descendance. Ce moment a commencé, je l'ai dit, dans la phénoménologie et plus encore dans un rapport complexe à Heidegger, avec Derrida, Lacoue-Labarthe, Nancy, Ricœur. Il s'est continué en traversant le structuralisme français, ponctué notamment par Lacan et Foucault. " Et vous avez ici deux représentants tardifs, deux survivants, de cette tentative. Alors qu'est-ce que c'était que ce moment français qui est né comme un moment franco-allemand, et s'est lentement francisé, au point de représenter la France en Amérique? C'était, je crois, la tentative d'installer la philosophie dans ce que j'appellerai: un nouveau lieu. Il s'agissait de ne pas la circonscrire académiquement, de la mettre en relation avec son extérieur de façon très vivante, de la nourrir de littérature, de peinture, de cinéma, de mathématiques, de psychanalyse, et aussi de ranimer le vitalisme de Nietzsche et de Bergson, comme le fit Deleuze. Ce faisant, tous ces penseurs désiraient aussi installer la philosophie dans une position critique renouvelée, ce qui entraînait un rapport serré avec la politique. Il y a eu naturellement des tendances différentes. Il y a eu la déconstruction, avec Derrida. Il y a eu les postmodernes, avec Lyotard. Il y a eu l'école de Strasbourg, avec Lacoue-Labarthe et Nancy. Et puis il y a eu des entreprises particulières, comme la mienne, entreprise que j'assume volontiers comme néoclassique. Au terme de ce survol, je pense que la relation philosophique entre la France et l'Allemagne a traversé une période de grands échanges, de grande proximité, entre les années trente et les années soixante, ou un peu au-delà, en tout cas pendant une assez

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longue séquence qui a assez bien traversé, chose remarquable, la deuxième guerre mondiale. Où en sommes-nous maintenant? Probablement, je pense, à la fin de cette période. Et que nous ne savons pas où nous allons. L'incertitude est grande quant au destin de la philosophie en général, et notamment en ce qui concerne, dans ce champ, la relation franco-allemande. Une vérité: il me semble que la situation de la philosophie aujourd'hui, reflétée dans la question du rapport franco-allemand, est une question qui va dépendre de vous. Je veux dire, vu l'endroit où nous parlons, de vous, les jeunes Allemands, mais évidemment aussi de jeunes Français intéressés à la philosophie. Je voudrais le rappeler, et je terminerai là-dessus: je suis personnellement partisan depuis longtemps de la fusion de la France et de l'Allemagne. Je ne suis pas un chaud partisan de l'Europe. L'Europe, au fond, qu'est-ce que c'est, sans la Russie, sans la Turquie, crispée dans un rapport défensif et très peu créateur à sa grandeur impériale passée ? Non. Ce que je souhaite, c'est la fusion de la France et de l'Allemagne. Un seul pays, un seul État fédéral, deux langues dominantes ... C'est parfaitement possible. La France est un pays trop vieux, écrasé par son histoire, devenu recroquevillé autant que prétentieux sans motif de l'être. Et l'AlleInagne est un pays trop incertain. Elle ne sait pas ce qu'elle est, elle se cherche désespérément, depuis toujours. Si nous fusionnons la France et l'Allemagne, nous mettrons fin à la vieille France, et nous donnerons une vraie jeunesse à l'Allemagne. Dans ce contexte que sera la philosophie? Eh bien, elle sera vraiment, je pense, franco-allemande. Et ce sera peut-être sa période la plus glorieuse. C'est mon mythe contemporain. JEAN-Luc NANCY: Il y a d'abord un paradoxe. Nous parlons de la philosophie entre France et Allemagne ou à la franco-allemande comme Alain vient de le prophétiser et

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nous sommes des Français. Bizarre quand mème! Mais peutètre pas tout à fait aussi bizarre que cela paraît parce que je pense que, entre nous deux, il y a quelque chose de très ténu, peu visible, marqué comme une mèmeté française et qui pourtant fonctionne comme une diffërence entre plutôt France d'un côté, plutôt Allemagne de l'autre. Je ne sais pas si vous en ètes d'accord, mais ... ALAIN BADIOU : Alors moi, trop français, et toi trop allemand? JEAN-Luc NANCY: Trop ... fl/arum nicht ? Je ne sais pas. En tout cas je crois que je pourrais très bien reprendre tout le parcours historique que tu faisais mais j'y ajouterais quelque chose, et en mème temps j'en changerais un peu le fonctionnement. Par exemple, en particulier à partir de ce que tu as deux fois repris en disant: « malgré la guerre ) ou : « autant que la guerre ). Moi, j'aurais tendance à penser que ça n'était pas « malgré la guerre ), que c'était justement lié à la guerre. C'està-dire que la France s'est germanisée philosophiquement en effet beaucoup entre les deux guerres. L'introduction de Hegel en France par Kojève, les proximités de Bataille - elles sont mal connues mais elles existent - avec Heidegger dans la pensée, et beaucoup de choses comme ça. Je crois que ce n'est pas du tout par hasard que, en mème temps que la guerre - la première guerre mondiale, qui a quand mème été le premier grand ébranlement, le commencement de la fin de l'Europese soit produit ce croisement qui, essentiellement, s'est marqué par une importation en France de la philosophie allemande, qui était jusque-là, on peut dire curieusement, inconnue en France. Alors, ce n'est pas qu'il n'y avait pas de possibilités de communications, mais enfin il n'y avait pas beaucoup de transmissions de pensées. Ensuite la seconde guerre a correspondu d'abord au départ d'Allemagne d'un certain nombre de philosophes et, en mème temps, juste après et mème déjà

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pendant la guerre, à l'innervation de la pensée française par ce qui venait de l'Allemagne. Or, ces phénomènes-là, je pense qu'on peut les faire remonter un peu plus loin dans l'histoire, que tu as rappelée, de la philosophie. C'est-à-dire qu'on peut ajouter ceci, que de l'idéalisme allemand, du grand idéalisme allemand, d'ailleurs aussi du romantisme, du premier romantisme allemand, il a souvent été dit qu'ils faisaient contraste avec la France, parce qu'en France on faisait la révolution et, en Allemagne, on ne la faisait pas, il n'y avait pas lieu de la faire - justement parce que l'Allemagne n'était pas encore l'Allemagne. Mais les philosophes à partir de Kant, jusqu'à Hegel au moins en passant par Holderlin, de manière très frappante, se sont pensés de manières différentes - comme en manque de révolution, ou en attente d'une autre révolution, ou comme en train de faire la révolution de manière non politique mais spéculative. Ce phénomène a très souvent été commenté. Et je pense que cela touche à quelque chose de la pensée. C'est comme si l'Allernagne, justement parce qu'elle n'était pas encore unifiée, alors que la France l'était depuis déjà très longtemps si longtemps même que c'est pour cette raison, là je suis entièrement d'accord avec toi, que maintenant la France fléchit, souffre, parce qu'elle est trop vieille -, c'est pour cette raison, donc, que l'Allemagne a développé en pensée (Fichte, HegeL .. ) ce qu'elle n'avait pas encore réalisé comme État. Mais, d'autre part, ce qui a été la Révolution française était une opération en fait philosophique. Il y a toute une pensée qui venait là se réaliser, se pratiquer, et tandis que, en Allemagne, on pensait être au moins en partie impuissant devant l'hypothèse d'une révolution, ou bien on la regardait avec une certaine distance. Je pense à Kant, qui, à la fois, va plus loin que sa promenade ordinaire pour recevoir le courrier de la révolution, mais qui, en même temps, déclare qu'on n'a quand même pas le droit d'abattre le souverain. Il y a là quelque chose qui est peut-être important, parce que ça veut dire que le rapport franco-allemand a été de longtemps un rapport philosophique

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il faudrait aussi introduire l'Angleterre, tu as raison, bien sûr, d'en parler, mais là ça deviendrait très compliqué, parce que ce qui se passe en Angleterre joue aussi un rôle dans l'affaire politico-économique à l'intérieur de laquelle se passe ce déplacement philosophique. Je ne veux pas rentrer dans une analyse raffinée de tout ça, c'est un autre objet, mais je me suis demandé, avant cette rencontre, quel est le trait que je pourrais retenir du côté allemand ? Qu'est-ce que la philosophie allemande, quand elle est venue innerver la France, comme je disais tout à l'heure, a porté essentiellement? Je dirais que, s'il y a peut-être quelque chose qui apparaît en effet et n'apparaît qu'avec la philosophie allemande, déjà de manière très peu visible chez Kant, mais ensuite de plus en plus visible chez Hegel, Schelling, Holderlin, etc., jusqu'à Heidegger, c'est une préoccupation de ceci : que le dire de la philosophie, son énonciation, le mode de son énonciation même, sa « voix si l'on veut, soit présente dans le dit. Si je prends le couple du « dire » et du « dit », sans en faire forcément une référence à Levinas, on peut remarquer que là où la philosophie française, depuis Descartes et en passant par les idéologues, qui sont les philosophes de l'époque de la Révolution, se comportait plus selon le mode d'un discours et d'une énonciation en quelque sorte neutres, maniant des objets, la philosophie allemande, elle, a tout de suite mis la langue dans la pensée. Leibniz a été le premier à déclarer que l'allemand serait la meilleure langue philosophique, mais n'était pas encore assez mûre. Aucun Français n'a rien dit de tel. Et après, à l'autre bout, nous avons ce que Heidegger a pu dire être les privilèges de la langue allemande. Je dirais donc maintenant que, dans le couple franco-allemand - toi, tu l'as dit d'une autre façon, qui se recoupe avec ce que j'essaie de dire -, l'allemand est plutôt un dire dans le dit, c'est-à-dire un discours philosophique qui est déjà par lui-même une action, qui est déjà par lui-même quelque chose de propre. Qui, bien sûr, n'est pas la praxis tout »

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court, mais qui est aussi lui-même une praxIs. Dans ce sens, il yen a un que tu n'as pas nommé, c'est Marx! Ah, tu l'as fait exprès! Marx est d'ailleurs peut-être le premier philosophe presque franco-anglo-allemand. Or justement, chez Marx, il y a un grand discours qui manie des objets, mais aussi il y a une voix qui parle, qui veut, qui veut se faire entendre. Qui veut faire résonner un appel, une sensibilité. ALAIN BADIOU : Marx, il est si peu allemand ! Peut-être aussi n'est-il pas exactement un philosophe. Quand même, laissons Marx. ]ANVOLKER : Jean-Luc, tu as repris la question de la Révolution et de l'idéalisme, et tu as aussi évoqué Kant. J'aimerais bien repartir de là. Toi,Alain, tu as toujours tenu Kànt pour un philosophe de lafinitude, et tu ne l'apprécies pas trop. Malgré cela, on pourrait croire que la réfutation de l'existence du Tout, la distinction entre savoir et vérité qui correspond à la distinction que Kant opère entre la raison et l'entendement, ou bien encore le fait de comprendre l'idée comme idée régulatrice exercent une influence sensible sur ta propre philosophie. On pourrait également te poser la question, Jean-Luc, de l'éventuel héritage kantien dans ton œuvre. Ta thèse portait sur Kànt, mais Heidegger ou Hegel occupèrent par la suite le devant de la scène. En fait,je me suis toujours demandé si tu serais d'accord pour comprendre un moment d'interruption, d'arrêt du mouvement dans chaque liaison ou dans chaque mouvement, comme un point kantien ? Y compris dans le mouvement comme praxis que nous venons d'évoquer. ALAIN BADIOU : En vérité je n'aime pas Kant. Je l'admire, il est d'une ténacité et d'une subtilité extraordinaires. Mais admirer et aimer, ce n'est pas la même chose, surtout dans le champ terriblement discontinu des grandes œuvres

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philosophiques. Je ne l'aime pas beaucoup parce que, premièrement, je n'aime pas le motif des « limites de la raison ». S'agissant de la Critique de la raison pure, je n'aime pas l'objectif proprement critique, qui est de fixer la limite de la raison pure, de la rationalité cognitive. J'affirme que la raison, y compris la plus pure - disons, la raison mathématique est sans limite, absolument. Deuxièmement, s'agissant de la Critique de la raison pratique, je n'aime pas l'idée de l'impératif catégorique. Je ne pense pas qu'il existe quelque chose de purement formel, comme l'est l'impératif catégorique, créant d'emblée une universalité de la morale. Certes, je pense qu'il existe des impératifs, au pluriel, liés à des situations et à des événements. Mais le ressort de ces impératifs, leur matière propre comme la subjectivité qu'ils requièrent sont dépendants des mondes où ils s'imposent. S'agissant de la Critique de la faculté de juger, je n'aime pas la distinction entre le beau et le sublime, parfait emblème de la touche « romantique de tout l'idéalisme allemand. On pourrait donc conclure que, finalement, je n'aime pas grand-chose, en tout cas dans le Kant officiel, le Kant ramené à quelques slogans. Et cependant je me sens constamment obligé de discuter avec Kant, de reprendre des mots de Kant, de parler de « transcendantal » dans ma Logiques des mondes, de me référer souvent aux différentes préfaces, introductions et projets kantiens. Pour tout dire, j'ai un rapport ambivalent à Kant, qu'on pourrait ainsi résumer: globalement c'est un philosophe dont les stratégies philosophiques ne me plaisent pas. Disons pour faire court: je n'aime pas le projet critique. L'idée qu'il faille trouver une voie théoriquement négative et pratiquement sublime entre le prétendu « dogmatisme », disons Descartes, et le très réel empirisme, disons Hume, n'est pas pour moi une idée enthousiasmante. En même temps, je sens bien naturellement qu'il y a là comme une espèce de coupure, de transition, de modernité neuve, un effort admirable. Il me fait »

penser à ces gens, dans notre entourage, qu'on admire d'un certain point de vue, parce qu'ils sont tenaces et subtils, mais qui, d'un autre côté, sont insupportables parce que ce sont des obsessionnels. C'est ce que je pense de Kant fondamentalement : c'est le philosophe obsessionnel par excellence. JEAN-Luc NANCY : Sauf le jour où il va prendre des nouvelles de la Révolution ... ALAIN BADIOU : Le seul jour! Ce jour-là, ô merveille, Kant est hystérique. De toute façon, il y a trois espèces de philosophes: Les hystériques, les obsessionnels, et les paranoïaques. Et Kant, c'est le plus grand des obsessionnels. Moi, je suis sans doute plutôt paranoïaque: l'Absolu, le système, tout ça. Mais en même temps la grandeur de Kant pour moi existe malgré tout comme grandeur possiblement presque incroyable de l'obsessionnel. Il est celui qui a réussi à faire de ses obsessions - on voit bien: l'obsession de la limite, des tiroirs de rangement catégoriel, l'obsession surmoïque du commandement, l'obsession de la distinction fine entre ceci et cela, l'invention de toutes pièces d'un vocabulaire ésotérique -, oui, il a réussi à en faire une œuvre philosophique neuve et incontournable. Mais toutes ces obsessions, dans la vie quotidienne sont insupportables. Imaginez ce que ça devait être de vivre avec Kant! JEAN-Luc NANCY: Personne n'a vécu avec lui, sauf son valet! ALAIN BADIOU : Personne ne l'a jamais fait, c'est en effet tout à fait impossible. Mais vous comprenez bien qu'un philosophe avec qui personne ne peut vivre, c'est quand même un problème! Peut-être est-il en train de recommander à tout le monde de ne vivre avec personne ? Descartes ou Hegel, on sent jusque dans leurs constructions conceptuelles les plus incertaines qu'on pourrait passer un été avec eux. Avec

ru lil/Litt/ol! LliiL'lliLll/dL' dUlls iu p//lioscJp/llc' Kant, il n'en est pas question. C'est le mauvais coté de la subjectivité obsessionnelle de Kant. Mais d'un autre coté, il y a, derrière la construction obsessionnelle et la thématique stratégique, une sorte de volonté opiniatre, une espèce aussi de modestie orgueilleuse. Quelque chose comme un professeur qui est en lui-même porteur de, quoique dépassé par, une éthique de la recherche proprement extraordinaire. Cela dit, je m'aperçois que je parle ici de Kant un peu indépendamment de la question de l'Allemagne. En vérité la question de l'Allemagne pour moi tu en as donné les raisons tout à l'heure commence plus tard, parce que l'Allemagne commence vraiment dans la méditation proprement historique de sa propre existence comme État indépendant et unifié, comme puissance mondiale. Ce qui est proprement l'invention d'un romantisme historique. Kant, certes, y a touché lors de sa crise d'enthousiasme pour la sublimité de la Révolution française, mais ce n'est pas au cœur de sa doctrine. Cela commence juste après. Dans cette question de l'acte à portée historique - oui, tu as raison, c'est la grande question, jusqu'à Marx inclus -, cette question de l'engagement du philosophe, de la destinée des peuples, s'impose évidemment la grande question : « Qu'est-ce que l'Allemagne? » Avec des réponses qui reviennent plus ou moins toutes à dire que l'Allemagne est la nouvelle Grèce, que l'Allemagne est la patrie de la pensée, que l'Allemagne est le lieu de la philosophie, donc des déclarations nationalistes et mégalomanes. Mais quand même : nouvelles, aussi, et qui installent dans la philosophie la question de l'Histoire. Et qui, ce faisant, ouvrent à la pensée universelle le continent de sa destinée historique. Mais alors, Kant est un cas particulier pour moi, antérieur à la question franco-allemande, et qui ne met pas immédiatement en question le problème des frontières historiques, langagières, politiques, de la pensée. D'où que j'aie avec lui un rapport extrêmement ambivalent, que je n'ai pas avec Hegel,

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lequel est pour moi une des trois ou quatre figures totalement essentielles de l'histoire de la philosophie. L'histoire du rapport vivant, concret, à la philosophie allemande en tant que telle, commence un peu plus tard. Juste après. JEAN-Luc NANCY: Je peux être d'accord avec ce que tu dis. Kant comme pas vraiment allemand, oui, il est prussien d'abord. Prussien et allemand, ça fait deux, quelle que soit l'importance de la Prusse évidemment dans l'engendrement de l'Allemagne. Mais je suis absolument en désaccord avec tout le reste! ALAIN BADIOU : J'espère bien! Sinon, ça va être calme, trop calme. JEAN-Luc NANCY: Tu dis que tu n'aimes pas Kant. Je comprends, Kant n'est pas très aimable, il n'est pas très agréable. Et aussi, d'ailleurs, parce qu'il n'écrit pas encore vraiment allemand. Il écrit avec ce qu'on a appelé la langue de chancellerie. Il adore un vieux latin, ranci, du Moyen-Âge, il aime cette langue scolastique ... Il y a chez Kant des trucs en latin qui sont absolument délectables, il y a un côté kitsch, mais - Kant est tout à fait conscient de ça - il est un des rares philosophes à se plaindre de ne pas avoir la langue qu'il faudrait pour exposer sa pensée. Il souhaite qu'un poète puisse venir et faire ce qu'il n'arrive pas à faire. Dans un passage de la Troisième critique - quand il parle de la possibilité d'une œuvre d'art sublime - il indique pour cela trois formes possibles: le poème didactique, la tragédie en vers, et l'oratorio. Et quand il dit: « poème didactique », je suis à peu près certain qu'il est en train de rêver à Lucrèce. D'ailleurs Lucrèce a fait rêver beaucoup de philosophes, comme, sur un autre registre, le dialogue a fait rêver aussi par exemple Hegel, qui dit que nous ne sommes plus capables de faire des dialogues comme les Grecs, parce que nous n'avons plus

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leurs grands modèles. Kant a au moins conscience que son dire ne correspond pas assez à ce qu'il voudrait dire. D'une part. D'autre part: tu dis que tu n'airnes pas les limites de la raison. Alors là, je m'insurge, Alain, il n'y a pas de limites de la raison pour Kant! Les limites de la simple raison c'est-àdire les limites qui sont dans le titre La Religion dans les limites de la simple raison -, ce sont les limites d'une raison qui se refuse à ce qu'il appelle la Schwarmerei, la fantasmagorie religieuse. Mais à part cela, par quoi en effet il voudrait arriver à élaborer une religion qui ne donne pas dans la fantasmagorie, à part cela Kant est le premier à dire que la raison est poussée par un Trieb. C'est-à-dire ce que nous, à cause de Freud, nous traduisons par « pulsion» et que longtemps on a traduit par « instinct » - que c'est une poussée. Une poussée vers ce que Kant appelle l'inconditionné. Mais - c'est du Badiou ! lXiIrum nicht? je ne sais pas ce que tu lui reproches par là ; tu me sembles victime d'une lecture un peu trop reçue de Kant, peut-être celle d'un certain néokantisme. Pour Kant, les limites de la raison, c'est-à-dire ce qui est surtout l'objet de la Première critique, se trouvent dans la délimitation de ce qu'il appelle l'entendement - Verstand - par rapport à la raison. Évidemment, dans la Première critique on peut avoir l'impression qu'on demande juste à la raison d'abandonner ses prétentions à la connaissance métaphysique. Ce n'est pas toi qui vas t'opposer à ça ? Alors, le moi, le monde, le dieu tout tombe sous le coup de la critique. Mais, quel est le sens de cette opération? Pour moi c'est vraiment ce qui ouvre à toute la modernité parce que le sens de cette opération c'est de dire: là il ne s'agit plus d'objets de connaissance. Je comprends que tu puisses ... te rétracter devant ça. ALAIN

BADIOU : M'inquiéter en tout cas!

JEAN-Luc NANCY: Mais que ce ne soient pas des objets de connaissance présentables dans l'ordre d'une connaissance

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d'objets justement n'empêche pas que toute la suite du travail de Kant est déjà dans la Première critique, dans la résolution des antinomies, et bien plus encore dans les deux Crùiques suivantes, et surtout dans le troisième. Tout le reste du travail de Kant consiste à essayer de penser ce qui est peut-·être pensable au-delà de l'objet, de l'objectivable de la connaissance. Je dirais: ce qui peut être pensé au titre du réel. Tu n'as pas parlé de ça, mais on a souvent l'habitude de considérer que, pour Kant, il y a les phénomènes et puis il y a la chose-en-soi, comme si la chose en soi était cachée quelque part. Je suis persuadé je ne me persuade tout seul, mais c'est aussi l'effet de beaucoup des lectures de Kant qu'il y a eues entre lui et nous, celle de Heidegger en particulier -, je suis persuadé, donc, que la chose en soi n'est rien d'autre que la position de la chose comme telle. Du fait qu'elle est posée, qu'elle existe: c'est l'existence. Et, deuxièmement, je suis aussi persuadé, encore une fois parce que, quand je relis Kant, parce que j'ai même relu Kant à travers Badiou si tu veux, je suis persuadé que cette existence, cette position de l'existence, elle est d'emblée, pour Kant, multiple. Il n'y a pas une chose en soi quelque part derrière le perçu des phénomènes .. , Il y a, suspendue à la ruine de la preuve de l'existence de Dieu - qui est quand même la pièce maîtresse de l'attaque contre une raison qui fantasme -, il y a une pure et simple existence de toutes choses, existence forcément multiple. Quelque part dans un fragment posthume, Kant dit: comment être assuré que tout ça n'est pas du rêve? Simplement, parce que quelqu'un peut en parler, alors - c'est là, il y a du réel. Je ne veux pas exagérer, mais pour exagérer un peu je dirais presque que Kant est le premier existentialiste. Au fond, toute son opération - mais là, c'est ta critique qui m'excite à aller plus loin ... ALAIN

BADIOU : Tu tires ! Vas-y!

L) lIuc/ir/on ullc'/Jlcll!tlc dans III p/lIlosofJ/llt'

JEAN-Luc NANCY: Je dirais, après tout, le grand rationalisme classique c'est-à-dire Descartes, Spinoza, Leibniz, et peut-être avec une impulsion qui lui vient plus particulièrement de Leibniz -, Kant est celui qui fait surgir sous une première forme, évidemment difficile, la question d'une réalité pure, bel et bien présente, effective, à laquelle on se cogne et devant laquelle la raison demande, selon son Trz'eb, l'inconditionné, qui demande la raison absolue de tout ça et qui sait qu'elle ne l'obtiendra pas. Elle le sait puisque, justement, au fond, elle ne peut la trouver que dans ce que Kant appelle la clé de voûte d'un système complet de la raison, etc. c'està-dire: la liberté. Et la liberté de Kant n'est pas simplement la liberté du libre arbitre classique, c'est la liberté, comme il dit, de commencer une nouvelle série de phénomènes. Une liberté qui engage aussi l'histoire. Et là, tu m'as surpris, parce que tu as dit: « Pour moi l'Allemagne, ça commence après, ça commence avec l'histoire.» Mais l'histoire commence avec Kant aussi, en philosophie. Il y a plusieurs textes de lui sur l'histoire. Voilà, mon Kant à moi. ALAIN BADIOU : C'est une belle différence! Juste un mot. Ce que je pense, moi, c'est que tout peut être absolument connu. C'est une belle sentence de Mao, si vous permettez cette irruption de la Chine dans une controverse franco-allemande: « Nous parviendrons à connaftre tout ce que nous ne connaissions pas auparavant. » Et Kant ne cesse d'expliquer pourquoi ce n'est pas possible. Même lorsqu'il ouvre un principe général d'accès à un réel, qui n'est pas réductible à la fiction d'une chose en soi cachée et inaccessible, même quand il le fait, c'est irnmédiatement dans un registre qui, de façon explicite, exclut le connaître, tu ne peux pas dire le contraire. JEAN-Luc NANCY: Oui, il l'appelle le Glauben ...

ALAIN BADIOU : C'est là ce que j'appelle oui, les limites de l'entendement, les limites de la raison, les limites de rationalité en général -, c'est en ce point-là que, retournant en réalité dans les champs assumés du classicisme, antérieur à la critique, je soutiens la thèse contraire: à la fin des fins, tout peut être absolument connu. JEAN-Luc NANCY: Mais il t'arrive pourtant de parler de quelque chose, au moins d'une chose, pas la chose en soi, dont tu es persuadé que ça doit exister, doit pouvoir exister, mais que tu ne connais pas. Tu l'appelles, tu peux l'appeler communisme ou bien la possibilité d'une existence pleine, remplie, du devenir existant d'une inexistence. J'ai des phrases, mais là je n'ai pas de textes ... je crois que tu penses ça l Quel est le « Je crois de Badiou ? »

ALAIN BADIOU : Je crois que tout peut. être absolument connu l Ton objection, qui est que je sais qu'il y a nombre de choses que nous ne connaissons pas encore, n'est pas une objection. Je ne dis pas que nous connaissons absolument tout. Je dis que l'axiome du connaître en tant que tel, c'est que nous pouvons tout connaître, voilà. Il y a du non-connu, il y a de l'inconnu, mais il n'y a pas, à proprement parler, de l'inconnaissable. JEAN-Luc NANCY: Que veut dire connaître? ALAIN BADIOU : Alors ça, c'est un mon maître Platon.

«

long détour

»,

dirait

JEAN-Luc NANCY: Mais, on a le temps ... ALAIN BADIOU : Prenons l'exemple canonique de Kant: l'être en soi. Il est désormais clair, c'est un point de convergence des sciences, que cet « être en soi », soit l'être pensé dans la pure dimension objective de son être comme tel,

n'est rien d'autre que le système général des formes possibles de la multiplicité. Or nous pouvons, ce système des formes possibles de la multiplicité, l'explorer mathématiquement. Et ainsi le connaître. Quelle que soit la question que tu me poses, je te donnerai le registre de sa connaissance possible. Je ne dis pas du tout que cette connaissance est entièrement déployée, parvenue à son absoluité, si l'on conçoit l'absoluité dans la forme duTout. Mais elle est constamment possible. Dès qu'on commence à dire qu'il y a une « chose » dont la nature propre est qu'on ne peut pas la connaître, on entre dans l'obscurantisme, on entre dans une périlleuse vision de l'existence selon laquelle nous devons nous accommoder, et vivre avec, des choses qui existent, qui sont là, mais que nous ne pouvons ni connaître ni même comprendre. Je pense que cette orientation est très présente dans toute sorte d'affirmations contemporaines. Par exemple quand un Premier ministre de mon pays prend la parole pour dire que tenter d'expliquer quelque chose, c'est déjà le justifier, il est en train de dire - oui, il l'a dit, il l'a dit! Il l'a dit à propos de ce que nous savons, le meurtre de masses de novembre dernier à Paris alors oui, il est en train de dire : si vous tentez de les expliquer, ces choses terribles, vous êtes déjà en train de les excuser. Il a dit : expliquer, donc chercher à connaître, à comprendre, c'est déjà excuser. Et c'est une idée très répandue. La lutte philosophique contre cette idée doit affirmer que ce type d'énoncé est un type d'énoncé obscurantiste et inadmissible. On doit universellement soutenir la thèse que la connaissance effective de ce qui se passe est possible. Kant, tout comme l'empirisme anglais peuvent être mobilisés pour soutenir le contraire, à savoir: il existe d'inflexibles limites à notre capacité cognitive, et donc il existe de l'inconnaissable. Bien sûr, Kant peut être lu à d'autres fins, si on part de la Raison pratique. Mais on ne peut éviter qu'il puisse servir, c'est une interprétation courante de la pensée « critique », à soutenir la thèse qu'il y a effectivement de l'inconnaissable, et que cet

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inconnaissable, après tout, est d'autant plus important qu'il est du côté de l'être-en-soi de tout ce qui existe. JEAN-Luc NANCY : Mais il ne s'agit pas, même pour Kant, de parler d'inconnaissable, il s'agit de parler d'inconnaissable sur le mode de la construction d'objet, d'un objet produit par une opération expérimentale sur la matière, avec comme modèle, comme tu le sais bien, le modèle de Galilée, Newton, etc. Et de cette connaissance-là, Kant veut absolument exclure les objets métaphysiques de Dieu, du Moi immortel et du monde comme totalité. C'est-à-dire qu'il ne dit pas du tout que ces choses sont inconnaissables, il dit qu'il s'agit d'une autre connaissance. Certes, il ne le dit pas comme ça, mais enfin, il dit qu'il s'agit d'un autre rapport de la raison avec ses objets. Et cet autre rapport, il a d'une part toujours dans les termes de Kant, je ne dis pas que je veux m'y tenir - l'allure de la deuxième Critique, c'est-àdire de l'impératif catégorique, que tu n'aimes pas, alors que l'impératif catégorique n'est rien d'autre que la raison s'enjoignant à elle-même de transformer infiniment les choses telles quelles sont, de façon à ce que toute action puisse se penser comme une loi universelle de la nature. Ce qui veut dire, pour Kant, se mettre dans la position d'un Dieu sans Dieu. Et d'autre part, dans la troisième Critique, il s'agit de penser les fins, toujours appelées les fins dernières, de les penser, justement, comme si on pouvait les penser comme des fins, alors que nous savons justement - et ça, c'est quelque chose que nous savons! - que ce ne sont pas des fins. Pourquoi? Parce que l'homme est l'être des fins. C'est quand même autre chose que de dire simplement: il y a du connu, et il y a de l'inconnaissable. JAN V OUŒR : Je vais essayer de continuer à jouer mon rôle d)agent provocateur. Parce que nous venons d)aborder la question des limites et de lancer le mot-clé de totalité) et

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parce que le nom de l<ànt entrazlze le nom de Hegel à sa suite) je dirai que Hegel) cJest un nom décisIf pour vous deux. JJaimerais alors vous poser la question de savoir quelle quantité de systèrne est nécessaire pour pouvoir penser la négativité? Dinquiétude du négatzf; pour citer le titre dJun texte de Jean-Luc J citant lui-même un mot de Hegel) est à tes yeux) Alain) toujours englobée dans fUn du système hégélien. La question serait donc: est-ce que la question de savoir si la négativité ne peut être pensée que dans fUn dJun système est la question hégélienne? QuJelle doit être pensée dans IJ un ? Ou qu Jelle ne peut pas IJêtre?

JEAN-Luc NANCY: Hegel, c'est la négativité en tant que le mouvement. Le mouvement qui fait, comme il dit, que l'un est sa propre négation ou qui fait que l'être considéré comme la «( copule privée dJesprit» se supprime immédiatement. D'une certaine façon, c'est quelque chose cl' extrêmement simple, presque rien, mais dans ce rien il y a une mobilité, une activité, qui est ce que Hegel reproche à Kant d'avoir manqué. Quand il dit, dans Foi et savoir: Kant a construit une statue admirable, mais il n'y a pas de sang dans ses veines, et alors la statue s'effondre. Donc, la négativité hégélienne, pour moi, c'est le mouvement. C'est beaucoup moins le mouvement d'un système, encore qu'il y a système, je n'ai rien contre le système, simplement là je suis obligé de réciter juste un petit bout de Kant, qui dit que les systèmes sont des êtres vivants, qui se développent, qui croissent, etc. Je suis d'accord, il n'y a pas de pensée qui ne soit pas systématique, c'est-à-dire qui ne forme pas un ensemble. Qu'est-ce que ça voudrait dire, une pensée qui serait des morceaux ... Mais un système n'est pas du tout pour autant un édifice imposant. Je comprends qu'il y ait quand même pour toi un édifice qui procède des principes, qui permette de tout soumettre à ces principes. Je dirai au contraire que Hegel, pour moi, c'est aussi bien non pas l'anti-système, mais je ne sais pas comment appeler

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ça : l'hypersystème ? Qui ne s'arrête pas de se systématiser lui-même. Quand on parle de HegeL on a tout de suite, forcément, devant les yeux presque, la dernière page de la Phénoménologie de l'Esprit, avec la citation de Schiller (d'ailleurs un peu trafiquée par Hegel). Là, on peut dire un peu en allemand: «( Aus den J(elchen dieser Geister schdumt ihm seine Unendlichkeit. » Gibt es nicht darin auch ein bijJchen Badiou ? Le dernier mot de la Phén01nénologie de l'Esprit, c'est une écume, une écume qui rejaillit de ... non pas de lui, mais de ce calice ... Il y a la totalité. Une totalité qui prouve que la totalité n'est pas du tout une totalité fermée, close ... , mais qui rejaillit jusqu'à elle-même comme sa propre infinité. Voilà. Je reconnais en plus, c'est vrai, que Hegel a joué pour moi, dans ma formation, un rôle considérable, parce que - ce sont des hasards, des contingences -j'ai une fois rencontré quelqu'un qui enseignait en France Hegel avec une grande rigueur. J'y ajouterai autre chose. C'est que Hegel représente pour moi, avec Schelling, peut-être avec d'autres, mais surtout avec Schelling, quelque chose dont je pense que la philosophie aujourd'hui se trouve assez largement dépourvue et qui est représenté dans cette époque-là par ce qu'on appelle la philosophie de la nature, Naturphilosophie. Évidemment, philosophie de la nature, ça apparaît aujourd'hui un peu ridicule. Hegel donne le sens du tout, de tous les éléments; il explique ce qu'est la lumière, ce que sont le solide, le gazeux, le minéral, puis le végétal, puis le vivant, etc. Or cette Naturphilosophie, c'est aussi une manière de donner la parole à toute chose. Ou de traverser toute chose par la parole, et là, il me semble c'est quand même quelque chose que la philosophie veut faire, doit faire, cherche à faire. Voilà, donc, les deux choses: le mouvement et la parole à tout. ALAIN BADIOU : Je voudrais dire d'abord que je n'ai de relations vraiment passionnées qu'à trois philosophes: Platon, Descartes et Hegel. Pour moi, c'est le concentré systémique de l'histoire de la philosophie. Mon rapport à Hegel est donc

ru lÎudlll(lli lille/liLI/Ide Jum la p/lilosop/llc' tout à fait contraire à mon rapport à Kant. Je l'aime, Hegel, vraiment. Je l'aime y compris jusque dans ses folies, dont tu parlais. Il a quand même cherché à déduire comme un attribut de l'Absolu le nombre exact des planètes. Ce qui était prendre un risque majeur, un risque qui a aussitôt été récompensé par le fait qu'on a découvert une planète de plus. Ce qui normalement devrait faire s'effondrer tout le système! Parce qu'il n'y a pas de parties purement locales du système hégélien. Il y a un enchaînement général, et donc, si Hegel s'est trompé sur le nombre des planètes, il s'est peut-être trompé sur beaucoup d'autres choses. Mais, j'aime tout ça finalement. J'aime tout ça pour les raisons que tu dis. Parce que ce mouvement de traversée de toutes choses par la philosophie, par ce que tu appelles de façon un peu trop générale (< la parole », je l'approuve, c'est aussi ma vision. Ce qui, chez Hegel, fait que je ne peux pas m'installer vraiment dans sa pensée, y séjourner à l'aise, quel que soit mon amour pour lui, c'est le désir frénétique d'exhaustion, la passion iInpatiente de l'encyclopédiste, le désir de montrer que nous sommes déjà, ou que lui est en tout cas déjà, en état d'accéder à, par exemple, la totalité de ce que peuvent être les figures de la conscience, sans vraie place pour l'indétermination de l'avenir. Entre la sensibilité immédiate et le savoir absolu, Hegel pratique l'exhaustion de toute figure subjective. Et, comme tu le rappelais, c'est la même chose pour la Nature: l'idée d'une exhaustion de ses déterminations. Alors, j'ai le sentiment d'une clôture qui s'insinue à l'intérieur du processus dissolvant et créateur de la négativité. Non pas exactement comme totalité préalable, mais plutôt comme remplissement intégral, comme parcours complet. Oui, il pense vraiment, Hegel, que la philosophie, est un parcours complet. En fin de compte, l'Absolu est auprès de nous dès le début, et lui, Hegel, est capable de donner les étapes de la longue !narche qui fait que l'Absolu, qui est auprès des nous dès le début, va lui-même se subjectiver, pour, à la fin, absorber son parcours dans la modalité d'un recommencement

conscient. Comme il le dit dans une formule extraordinaire: à la fin, l'Absolu s'absout de sa propre absoluité. Néanmoins, on a l'impression, que cette absolution finale laisse intact le fait qu'on a parcouru l'ensemble de toutes les figures possibles de la subjectivation. Et donc, je pense que, malgré toutes les objections qu'on peut faire à cette vision totalisante, il y a chez Hegel le sentiment d'une fin. Au double sens du terme: la fin est la destination des figures de la conscience dans l'espace de la possibilité du savoir absolu et, en même temps, c'est aussi l'entrée en déshérence des étapes antérieures. Par exemple, si on prend l'art, on pourrait interpréter le motif de la fin de l'art, non pas du tout comme le fait qu'il n'y a plus d'activité artistique, ce n'est pas ça, mais dans le fait que l'art a cessé d'être une chose nécessaire pour le déploiement de l'esprit. Il a épuisé, en vérité dès la fin de l'art grec, son statut de figure historique de l'absolu. Du coup, Hegel peut dire que l'art « est une chose du passé ». Nous touchons là la limite de mon intériorité hégélienne qui, cependant, reste très grande. Pour tout le reste, le mouvement de la négativité, le sens extraordinaire de la transition qui est le sien quand il s'agit de penser le passage d'une chose à une autre, la lecture incroyable qu'il fait de l'histoire, dont il parle comme le ferait un superbe roman, avec la mise en suspens des étapes, de vrais coups de théâtre à l'intérieur de l'apparente détermination globale ... Avec aussi des erreurs monumentales, mais finalement sans importance, des mépris souverains mal justifiés, mais on passe à travers ... Tout ça a une espèce de beauté conceptuelle considérable, et là je rejoins ce que tu disais : c'est vrai, qu'il y a une figure d'engagement dans la construction prosodique elle-même qui est fascinante, et qui, bien sûr, est une invention. Une invention de caractère quasi esthétique, une authentique puissance de la parole, qui ne recule jamais devant l'emploi d'un jargon extravagant. La langue hégélienne, c'est une trouvaille constante. La meilleure preuve, d'ailleurs, c'est que, quand on essaie de le traduire, on finit par reprendre les mots allemands.

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Pour toutes ces raisons, Hegel est un horizon majeur pour moi, parce que c'est le vrai penseur de la négativité, non pas de la triste négativité négative, au sens de Adorno, mais de la négativité affirmative, de la négativité créatrice. Hegel est un immense inventeur, appartenant à une espèce dynamique, conceptuelle de façon intense, effervescente, surprenante, un peu jargonnant, mais avec génie. Pour tout cela, on se sent son contemporain. Sauf par cette idée qui n'est pas contemporaine, à mon avis, d'une exhaustion non pas seulement du réel, mais des possibles. JEAN-Luc NANCY: Une première remarque. Il faudrait dire quand même, qu'il s'agisse de Kant ou de Hegel, que nous ne pouvons pas nous rapporter à eux comme à nos contemporains. Nous sommes forcément après, nous les relisons. Toi, ce qui me frappe, c'est que tu dis: « Je n'aime pas Kant, j'aime Hegel. » Alors que moi, ce que je dis de l'un ou de l'autre, ce n'est pas d'abord une question d'affect, c'est une réception: je sais que je le lis à travers des lectures; je n'aurais pas ce rapport à Hegel s'il n'y avait pas eu Kojève, mais aussi Bataille, passant par-dessus Kojève, et puis tant d'autres, et Derrida. Il y a d'abord ça : on n'est pas en train de faire notre marché dans le supermarché de la philosophie, on est nous maintenant, aujourd'hui en 2016, et on prend des vues, on essaie des vues sur ce qui s'est passé, ce qui nous a produits. Deuxième remarque: l'exhaustion je ne suis pas SI sur. Parce que le savoir absolu n'est rien d'autre que le retour de l'esprit à travers toutes ses figures. Hegel ne prétend pas que toutes les figures sont achevées avec son présent. Bien sûr, il pense qu'il y a quelque chose qui est en train de s'accomplir. Cet accomplissement, il le voit beaucoup dans la figure de l'État. Dans l'État il voit un double accomplissement: il est le premier à montrer que l'État, et je pense que c'est très bien vu, c'est l'administration de la société civile, mais, en même

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temps, que c'est aussi ce qu'il appelle l'idée - siediche Idee. Ce n'est pas l'idée « morale» je crois que c'est traduit par « l'idée morale » -, mais « siulich », c'est l'idée éthique en acte. Et cette idée éthique en acte, à travers une représentation qui est historique, celle de son temps, elle prend la figure d'un monarque constitutionnel, jusqu'au point où, par sa seule personne, contingente et naturelle, Hegel insiste là-dessus, grâce au principe dynastique, il incarne matériellement l'Idée, tout en ne faisant, comme dit Hegel, que « signer son nom ». Mais, derrière cette signature du monarque, il y a le mystère de ce qu'il appelle l'Idée éthique. Seule la philosophie peut, dit-il, contempler cette majesté. Or cette phrase, que tu peux en effet tourner en exhaustion, signifie en réalité que, pour lui, la véritable politique, c'est la sur-politique ou l'hyperpolitique de la philosophie, et on peut dire qu'elle ouvre aussi bien vers la disparition de l'État au profit de quelque chose qui serait encore plus l'idée éthique en acte. Je veux dire qu'il y a chez Hegel quelque chose qui est toujours en train de déranger la possibilité d'exhaustion. Par exemple pour la contingence; la personne du monarque est contingente; et il y a ailleurs chez Hegel d'autres exemples du caractère irrécusable de la contingence. Dans l'Encyclopédie par exemple, où il s'en prend à quelqu'un - j'ai oublié son nom - en disant: « Monsieur Machin voudrait que je déduise la nécessité de la plume avec laquelle j'écris. C'est complètement ridicule, etc. » Donc, que ce soit le monarque ou ma plume, tout n'est pas déductible et tout ne mène pas à un système exhaustif. Je ne dis pas que n'existe pas cette tendance à l'exhaustion. Mais Hegel, c'est quand même celui qui mène non seulement à l'écUIne de la fin de la Phénoménologie, mais aussi à la fin de l'Encyclopédie où il dit, citant Aristote, que l'esprit jouit de lui-même. Hegel est peut-être, justement, le premier penseur de la jouissance infinie. D'ailleurs il l'est dans un âge où il y a une sorte de déchaînement ... Après Spinoza, avec lequel il a beaucoup de rapports, mais, chez Spinoza,

ça s'appelle la joie, mot qui est quand même le doublet de la jouissance. Or, la jouissance, dans Hegel- qui ne fait pas par hasard écho à l'écume -, c'est précisément ce qui ne peut pas s'arrêter, ce dont il n'y a pas d'exhaustion Ce qui s'arrête, qui est coupé, comme tu le dis très justement à un endroit où tu me critiques de penser, comme tu le dis, « une jouissance [ ... ] des anges », et tu ajoutes: « Mais attention, ça s'arrête quand même. » Je n'y contredis pas: la jouissance infinie est finie. Le fini s'ouvre infiniment. Je dirais que la jouissance dont parle Hegel, c'est sa manière de nommer le rapport au dehors d'un esprit je prends le mot de Hegel-, d'un esprit qui, justement, ne peut pas s'épuiser lui-même, ne peut pas parvenir à sa propre fin. Mais ne pas parvenir à sa propre fin est en même temps s'accomplir infiniment. Et qu'est-ce que c'est qu'un accomplissement infini? Ça, je te le demande. ALAIN BADIOU : Mais l'accomplissement infini est en relation immédiate avec le fait, précisément, que l'Absolu n'est rien d'autre que le sujet de son propre parcours. Donc, l'infini chez Hegel c'est le parcours lui-même en tant qu'il est subjectivé. Rien de cela ne se laisse enfermer dans une délimitation substantielle. Parce que l'écume, c'est simplement le fait que, parvenu au savoir absolu, l'esprit peut contempler et animer la totalité de ses figures dans leur dimension subjectivée. Certes, aucune n'est « achevée au sens d'une clôture qui en interdirait la visite. Néanmoins, il s'agit quand même d'une exhaustion des possibles. Cela dit, je voudrais faire une remarque de méthode, de lecture. Je pratique des auteurs, des constructeurs de philosophie, une lecture beaucoup plus naïve que la tienne. Je prends tout à fait au sérieux ce qu'ils déclarent eux-mêmes quant à ce qu'ils sont. Toi, tu dis: les interprétations successives modifient tout ça. Eh bien non, ça ne modifie pas les assertions explicites des philosophes quant à ce qu'est réellement leur projet. Tu ne peux pas nier, même si tu aimerais que ça ne soit pas vrai, que le projet de Hegel »

est celui d'une exhaustion des possibles historiques. Tu ne peux pas nier que l'Absolu soit la récollection subjectivée de son parcours « en figures », tu ne peux pas nier - tu viens de le dire d'ailleurs - que Hegel envisage que la figure absolue de l'État soit en définitive la bureaucratie prussienne, etc. Or, tout ça, moi, je pense que ça fait partie de la nécessaire singularité des philosophes. C'est un témoignage interne de ce que toute leur force, toute leur grandeur, est d'extraire d'un matériau historique aussi déterminé que précaire une certaine dose d'universalité. La grandeur des philosophes se verrait moins si on « corrigeait », si on gommait, dans leurs œuvres, les innombrables traces de contingence. Il n'est pas utile de corriger quoi que ce soit. JEAN-Luc NANCY: Il n'est pas utile, mais on ne peut pas faire autrement! Parce qu'il y a l'histoire, parce qu'on vient après. Je suis tout à fait d'accord avec toi, il faut en effet savoir ce qu'on veut faire, si on veut bien lire Hegel; la question est de savoir pourquoi on lit Hegel, parce qu'on n'est pas forcément obligé de tout le temps relire Hegel. Mais si on veut bien lire Hegel, bien établir ce qu'il y a dans Hegel, tu as entièrement raison. Ça veut dire aussi: il faut replacer Hegel devant son temps et, justement, dans le temps dont je parlais tout à l'heure d'ailleurs, ce temps où l'Allemagne, elle, n'est pas en train de faire son État, de moderniser complètement son État comme la France est en train de le faire. Ça, c'est une chose. Mais nous, qui sommes aujourd'hui, nous pouvons à peine prétendre lire Hegel comme si nous étions en mille huit cent. ALAIN BADIOU : Mais ce n'est pas du tout ce que je pense faire! Je veux lire naïvement Hegel en tant que lecteur naïf d'aujourd'hui. Et en faire ce que je veux, voilà, c'est tout. C'est ça ma position par rapport aux grands philosophes. À la limite, je ferais volontiers pour tous ce que je fais pour Platon, c'est-à-dire le réécrire.

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JEAN-Luc NANCY: Mais toi, tu ne te gênes pas. En effet, tu dis: « Je prends ce qui est chez Platon et je le réécris tout à fait autrement ). Ça, c'est encore autre chose ... ALAIN BADIOU : Mais oui, je le réécris autrement à partir de ce que j'appelle la lecture effective et naïve de ce que, selon moi, il a fait dans le texte grec que je lis. Ce n'est pas du tout une herméneutique sophistiquée, qui consisterait à dire: en fin de compte, ce que Hegel a peut-être réellement voulu dire ... Là ce n'est pas vraiment ce que c'est ... Nous savons maintenant, grâce à la lecture de X, que Hegel n'est pas du tout ce qu'on a cru si longtemps qu'il était ... Nous savons que cette lecture naïve de Hegel, qui était peut-être la sienne, n'est pas tenable ... En réalité tu fonctionnes comme un avocat de Hegel, chaque fois que je l'attaque. Et aussi comme un avocat de Kant. Tu es en train de dire: « Oh, cher ami, ces attaques sont injustifiées, car s'il a dit cela, c'est à cause de son temps, en vérité, s'il avait su, il aurait dit autre chose. ) Tu le modernises toi aussi, mais pour le défendre. JEAN-Luc NANCY: Oui, je modernise, mais pas pour dire: ce qu'il a réellement dit ), ou « vraiment dit ) ; non, je dis: « Voilà ce que maintenant, après un certain nombre de .. , ) « Voilà

ALAIN BADIOU : Tu as dit quand même: « Ce qu'il a peutêtre dit ... ) Tu l'as dit. JEAN-Luc NANCY: Bon, d'accord. Chacun a ses mOlIlents de faiblesse. Je suis guidé par le sentiment, et plus que par le sentiment, qu'il y a un mouvement continu, qui est le mouvement de l'histoire, qui est celui, tu en as parlé avant, qui a conduit à des communications, des croisements, etc. entre la France et l'Allemagne, entre d'autres aussi. Tout ça, c'est l'histoire. Or Marx - tout à l'heure j'ai bien compris que tu demandais qu'on exclue Marx du débat, mais non, moi

je le revendique un petit peu quand même -, Marx, en tout cas, dit que les philosophes ne poussent pas de terre comme des champignons. Alors, tu n'es pas un champignon, je ne suis pas un champignon; ce n'est pas sûr qu'on soit des philosophes non plus ... Si, c'est sûr, admettons. Donc ce que les philosophes sont aussi chaque fois, comme d'ailleurs les artistes ou les savants et tout le monde, ils sont les fruits de leur temps. Qu'est-ce que c'est que leur temps? C'est un moment; il Y a des rythmes du temps, et donc il y a certains moments où quelque chose prend une certaine forme. ALAIN BADIOU : Ils sont des champignons en réalité! Des champignons compliqués. JEAN-Luc NANCY: Si tu veux. J'ai souvent pensé ça, parce que Marx se trompe un peu, parce qu'il a l'air de penser que les champignons surgissent par génération spontanée ... ALAIN BADIOU : Tu restitues la vérité du champignon ... JEAN-Luc NANCY: Alors que le champignon, en effet, il pousse à certains endroits, en particuliers les cèpes par exemple qui ne poussent pas n'importe où, c'est une affaire bien connue. Le champignon pousse dans certaines conditions, dont la lumière, l'humidité, etc. En ce sens-là, Marx a tort; alors il faut remplacer la formule par: les philosophes ne tombent pas du ciel, si tu préfères. Ça, tu préféreras. La question est: la philosophie n'est pas, non plus, une succession des singularités, qui viendrait se poser là - pourquoi c'est Kant et pourquoi c'est Hegel? C'est Kant parce qu'il y a un moment critique qui est arrivé, qui se marque à beaucoup de choses; qui se marque en Allemagne au Sturm und Drang, en France à Rousseau ... Un moment critique, où il faut faire bouger quelque chose dans tous les systèmes dominants de représentation de la raison. Hegel c'est autre chose.

Les philosophes, ils sont à la fois produits par leur temps, et produits par leur temps comme ayant la tâche de penser leur temps. C'est bien ce que dit Hegel: la philosophie vient quand une forme de la vie s'achève. Mais ce qui est intéressant, c'est que Hegel dise ça : qu'alors la philosophie peint son gris sur le gris - cette affaire est très triste, au fond. Mais ça l'est pour Hegel, triste, en effet, puisqu'il dit ailleurs dans 1!Esthétique que notre temps c'est son temps - est un temps qui manque des couleurs de la vie. C'est donc aussi déjà le premier penseur d'une forme de ... je ne dirais pas de déclin, ça serait vraiment trop dire de Hegel, mais, si tu veux, l'exhaustion dont tu parles, c'est aussi l'exhaustion au sens où quelque chose est en train de s'arrêter, de se suspendre. Et le gris, c'est une absence de couleur. En fait, Hegel aimerait bien qu'il y ait plus de couleurs devant lui. Chaque philosophe est aussi un symptôme. Tu me reproches de les moderniser; non, je ne les modernise pas, c'est plutôt que, à travers, par exemple Heidegger ou Derrida, il m'est possible de tirer de Hegel des fils qu'il n'a pas tirés en effet, mais qui ne sont pas en particulier les fils que Kojève croyait pouvoir tirer. JANVOLKER: Un nom qui n'a effectivement pas encore été évoqué pour l'instant, mais qui n)en est pas moins présent, par son absence même, dans votre entretien, est le nom de Marx. Jean-Luc, tu as pu décrire Marx comme une machine robuste et puissante. Le caractère déterminant de cette machine serait que le capitalisme se dépasse lui-même dans laforme de laJouissance. Pour toi, A Iain, le marxisme, et non Marx, s'avère essentiel dans la seconde séquence de l'hypothèse communiste. Mais tu as également pu dire que nous nous trouvons aujourd'hui dans une situation très semblable à celle de Marx, juste avant qu'il n'écrive le Manifeste. A partir d'un point de vue philosophique et contemporain, pouvez-vous nous dire sans quelle mesure nous manquons aujourd'hui de la différence pratique que

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NIarx introduisit daJls la philosopme ? La question porte donc sur le Mar"\' absent. Ou bien est-ce que NIarx marque plutôt une dijference interne à la philosophie? ALAIN BADIOU : Oui, j'ai une difficulté à inscrire Marx directement comme philosophe. J'ai la même difficulté à vrai dire pour Freud. Et je pense que, dans les deux cas, c'est lié à ce que la destination de la pensée est explicitement une pratique définie. Pas « la pratique en général, qui après tout est un concept, mais une pratique définie. Marx utilise des enchaînements philosophiques ou des provenances philosophiques, mais le but n'est aucunement de produire une œuvre philosophique. Le but est tout de même de participer à la lutte des classes de son temps, de tirer les leçons de l'échec des révolutions des années quarante, de reconstruire tout cela à partir d'une critique de l'économie politique et de créer, de diriger, une internationale ouvrière. Du reste, on sait bien que, dès le début, Marx propose une sorte de critique de la philosophie en général: les philosophes, dit-il, ont jusqu'à présent interprété le monde, il s'agit maintenant de le transformer. À ses propres yeux, il s'agit d'une rupture. Il me semble qu'il faudrait inventer une désignation particulière pour tous les cas où la philosophie est convoquée à seule fin de contribuer à la constitution, à la création, d'une pratique singulière, organisée et codifiée. Qu'il s'agisse d'une internationale communiste, avec l'ensemble des pratiques révolutionnaires qui lui sont liées, ou qu'il s'agisse du corps de la psychanalyse, avec la définition de la cure. Parce que, à proprement parler, il n'y a pas de pratique philosophique. Ce n'est pas la révolution ou la cure psychanalytique qui peuvent être décrites comme des pratiques philosophiques. Ce sont des pratiques qui, peutêtre, engagent des éléments philosophiques, mais ce ne sont pas des pratiques philosophiques. Car en vérité, l'existence de la philosophie, ce n'est rien d'autre, comme du reste l'existence de l'art, que l'apparition de grandes œuvres singulières, »

liées à des noms propres. Est philosophe, vraiment, quiconque crée une œuvre philosophique qui supporte l'épreuve du temps. Alors je veux bien qu'on dise: il y a de la philosophie dans Marx, sans que, pour autant, cela nous contraigne à dire que Marx est un philosophe. Du coup je pense qu'il y a toujours quelque chose de difficile dans les discussions philosophiques à propos de Marx, parce qu'elles ne peuvent pas être conduites comme les autres; ce n'est pas comme Hegel, comme Kant, comme Descartes ou même comme Platon. Je dirais la même chose de Freud ou de Lacan, comme de Lénine ou de Mao. Chez tous ces remarquables penseurs, des ingrédients philosophiques sont ordonnés à une fin singulière, rigoureusement définie, qui est en elle-même de nature extraphilosophique. Évidemment, on pourra demander : « Mais que faites-vous, alors, des jugements que Marx (ou Lacan) porte sur la philosophie? » À vrai dire, ce que je pense, c'est que la première partie du fameux énoncé de Marx dans les Thèses sur Feuerbach est tout simplement inexacte. Dire que les philosophes ont « interprété le monde » ne rend aucune vraie justice à la philosophie. La proposition conceptuelle de la philosophie se présente autrement que dans la figure d'une interprétation du monde. Elle peut croiser ce genre de tâche, mais elle ne s'y réduit nullement. L'interprétation du monde est bien plutôt l'essence des Mythes, des Religions, des Sagesses, toutes les choses de ce genre. La philosophie, essentiellement rationnelle, adossée aux sciences, et d'abord aux mathérnatiques, est conceptuelle, et non herméneutique. La philosophie, c'est un système des questions singulières, au cœur desquelles il y a, à mon avis, la question suivante : existe-t-il ou non, et si oui comment est-ce possible, quelque chose ayant une valeur universelle? D'autres philosophes la formuleront autrement, mais, en tout cas, eux aussi articuleront des questions singulières qui ne se présentent nullement comme des « interprétations » du monde. Il est alors vrai que les philosophes ne proposent pas, en tant que tels, un

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programme de transformation du monde, au sens politique du terme. Ils peuvent croiser ce genre de questions, mais ce n'est pas leur destination véritable, pas plus qu'ils ne proposent une interprétation du monde. Donc l'idée de passer de l'interprétation au changement me paraît, pour tout dire, à côté de la plaque. Et pourquoi? Parce que c'est un jugement pris dans la polémique politique. C'est un règlement de compte avec les vieux hégéliens d'un côté, conservateurs enragés, et avec Feuerbach de l'autre, à qui fait défaut l'analyse de classe. Le résultat, c'est que je tiens ferme sur deux points: premièrement, Marx n'est pas un philosophe à proprement parler, bien qu'il utilise la philosophie ; et, deuxièmement, le jugement qu'il porte sur la philosophie et qui semble devoir introduire dans la philosophie une coupure radicale - c'était un peu l'interprétation de Althusser par exemple - est un jugement à mon avis non pertinent et qui n'a du reste, en réalité, introduit aucune coupure radicale dans l'histoire de la philosophie. JEAN-Luc NANCY: Avec tes dernières phrases, je ne peux qu'être d'accord. Mais j'interprète autrement que toi l'ensemble de ce que tu dis. Je suis d'accord pour dire que Marx n'est pas véritablement un philosophe - quelle que soit la définition qu'on pourra donner de la philosophie. Moi, je peux ajouter un peu plus, pas plus que toi, pour dire que Marx n'est pas un philosophe parce que, précisément, il ne fait pas ce que fait chaque philosophe, il ne va pas jusqu'au bout de la possibilité, avec ses moyens, de tenter de poser, de dire, de nommer, de désigner ce qu'il ne cesse pas de revendiquer comme le but de l'action. Il ne nomme pas ce qu'il vise, fût-ce innommable ... Il y a deux exemples majeurs pour moi : la phrase très fameuse de Marx selon laquelle la religion est l'esprit d'un monde sans esprit. Phrase superbe, très efficace contre la religion, mais on ne fait pas assez attention à ceci que, s'il dit que ce monde est sans esprit, c'est qu'il sait qu'existe quelque chose sous le nom de « l'esprit »,

et qu'il constate que ce n'est pas là. Or, nulle part ailleurs Marx n'entreprend de dire: « l'esprit, je vais essayer de dire ce que c'est. » C'est la mêrne chose à propos de cette proposition qui se trouve deux fois, je crois, chez Marx, selon laquelle il ne s'agit pas, comme on l'a tellement dit ou cru, de la propriété collective: mais, avec la disparition de la propriété privée disparaît aussi la propriété collective, et apparaît la propriété individuelle. Or, la propriété individuelle, Marx la nomme, mais n'en dit rien. Parce qu'il ne dit pas ce que c'est que la propriété individuelle, il n'est pas philosophe. C'est là qu'on est d'accord. En même temps, si on retourne un peu en arrière du Capital, si on retourne au A1anuscrits de 1844, sans se soucier de la coupure épistémologique de Althusser, si on retourne là, on trouve quand même quelques éléments pour penser ce que c'est que l'individu. En particulier, j'ai relu récemment un passage des Manuscrits de 44 où il parle de la jouissance individuelle du travailleur, du producteur, à se trouver reconnu pour sa production, pour son travail. Dans son travail et pour son travail. On a là un petit élément de ce qu'il pense comme individu. Ce qu'il pense comme individu est très, très loin de ce nous appelons aujourd'hui « individu » et il pense peut-être, qui sait, un sujet qui pourrait aussi bien être collectif. Mais il pense en tout cas une jouissance. Une jouissance de sa propre valeur reconnue comme valeur. Et, à ce moment-là, cette jouissance c'est son mot, c'est Genuj3, geniej3en -, cette jouissance prend le sens ou la valeur de l'évaluation par soi d'une valeur. Mais une valeur qui s'évalue par elle-même, une valeur qui n'a pas besoin d'évaluation, une valeur qui vaut par elle-même absolument. J'ai quelques fois tenté de chercher à rnontrer que tout Marx repose sur une pensée de la valeur absolue. Que cette valeur absolue s'appelle l'homme -l'homme en tant qu'il est producteur de son existence et, en plus, producteur social ou collectif. Mais il ne développe même pas ça, il n'a peut-être pas les moyens de ça, mais ça communique quand même avec des images qui

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sont toujours présentes à notre esprit. Tu sais bien, plutôt dans la Sainte famille ou dans l'Idéologie allemande: le travailleur libéré du travail aliéné, salarié, qui le matin travaillera, l'aprèsmidi ira pêcher à la ligne et le soir jouera du violon. Il y a là quelque chose qui redouble même la jouissance, parce que le travail du matin sera déjà reconnaissance de moi comme producteur, la pêche à la ligne sera ... , je ne sais pas très bien quelle reconnaissance ... , je ne suis pas assez pêcheur pour ça ... , et le violon, c'est évident. Il y a donc chez Marx, pour moi, quelque chose de cet ordre: jouir d'une valeur absolue. Dans cette mesure-là, je ne dirais pas que ce n'est pas un philosophe. C'est un philosophe qui s'est arrêté à un endroit, ou peut-être qui s'est laissé prendre par une tâche urgente et, après tout, on ne va pas le lui reprocher. De cette manière-là, Marx a fait beaucoup plus que de seulement protester contre les conditions abominables du travail et de la marchandise. Il a mis le doigt, un doigt philosophique - comment dire autrement -sur ce qui était en train de se coincer complètement. Je dirais que ce n'est pas simplement la mort de Dieu, mais la mort de la jouissance (de la valeur). Peut-être qu'entre Dieu et la jouissance il y a aussi un lien, mais on peut laisser ça. Dans cette mesure-là, je dirais: c'est un philosophe qui, quand même, a fait beaucoup de bien à la philosophie: ALAIN BADIOU : Là, je serai d'accord. Il l'a utilisée d'une façon qui était utile à la philosophie. L'emploi qu'il en a fait était utile. Je voudrais juste ajouter ceci: dans les Manuscrits de 1844, il Y a aussi quelque chose qui pour moi est décisif: c'est l'idée que la caractéristique de l'humanité qui est rrlÏse en évidence dans le temps historique qui est celui de Marx, mais qui est aussi le nôtre, d'une certaine manière, c'est ce qu'il appelle l'humanité générique. Et l'humanité générique, c'est une catégorie tout à fait philosophique, en réalité. Tout le problème est de repérer dans les sociétés existantes où est la trace, où est la figure reconnaissable

de cette humanité générique. Laquelle est connectée à l'idée que l'activité hUlTlaine elle-même doit être générique et non pas spécialisée. La critique, que tu as rappelée, de la division technique du travail, à la lumière de l'idée que tout individu doit devenir un travailleur polymorphe, l'idée aussi, extrêmement importante, de la fin de l'opposition entre travailleur intellectuel et travailleur manuel: il y a toute une anthropologie marxiste concernant l'avenir de la valeur de l'homme en tant que tel, valeur subordonnée à ce que l'on peut définir comme la dimension générique de l'humanité. Je suis tout à fait d'accord avec toi: tout cela, dans l'œuvre de Marx, est resté à l'état d'esquisse. Et le fait que ce soit resté à l'état d'esquisse entraîne une sorte de lourdeur dans le maniement de l'opposition critique entre communisme scientifique et communisme utopique. Notez, cher public, que c'est sur Marx que Jean-Luc et moi trouvons des points d'accord. e' est quand même un symptôme ! JEAN-Luc NANCY: À côté de Marx, il y a un autre point dans ce que tu as dit: la philosophie n'est pas une interprétation du monde, je suis entièrement d'accord avec toi, mais je la définirais autrement que toi. Moi, je dirais deux choses. Premièrement, je remarque que dire: « La philosophie n'est pas une interprétation du monde ), est-ce que ça n'est pas dire quelque chose d'assez proche de Heidegger parlant des Weltbilder, des images du monde, de « l'époque des conceptions du monde ) - on a traduit COInme ça en français; en allemand, c'est Weltbild, image. (Mais là, évidemment, j'enjambe sur la question à venir concernant Heidegger.) Je me demande s'il n'y a pas quand même là une proximité avec toi, la différence, énorme évidemrrlent, étant que, pour Heidegger, l'époque des conceptions du monde clôt aussi ce que justement il peut appeler la philosophie, dont il déclare la fin, pour parler d'une pensée qui serait encore à venir. 'Tandis que, pour toi, dire: « La philosophie n'est pas interprétation du monde ), c'est

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reprendre toute la philosophie, lui garder son nom et son caractère, comme tu as dit, de position persistante, minutieuse et attentive dans la question: «y a-t-il une valeur universelle ?» Mais, même si ça dérange un peu l'ordre des questions, j'aimerais bien te poser cette question: pourquoi la philosophie a-t-elle commencé? ALAIN BADIOU : Tu me la poses à moi ? JEAN-Luc NANCY: Oui ! À toi ! ALAIN BADIOU :Tu as raison de me la poser, car je sais très bien pourquoi elle a commencé. La philosophie a commencé, parce que les mathématiques avaient commencé. JEAN-Luc NANCY : Pourquoi les mathématiques ont commencé? ALAIN BADIOU : Ça, je ne peux pas te le dire. Si je pouvais te dire pourquoi les mathématiques ont commencé, ça voudrait dire que je suis moi-même dans la position d'une exhaustion des figures événementielles par quoi l'humanité parvient à sa figure générique, ce qui veut dire à l'absoluité d'elle-même. Le commencement des mathématiques est un événement, ça a une dimension historiale, comme dirait l'autre. Raison pour laquelle toutes les tentatives explicatives concernant cet événement, comme c'est le cas pour tout événement véritable, échouent. Pourquoi? Pour la raison qu'un événement est justement ce qui est en exception immanente aux lois d'une situation. Alors on peut faire toutes les supputations anthropologiques qu'on voudra, je les connais parfaitement: il y a des prémisses égyptiennes, il y a des prémisses babyloniennes, les mathématiques ne pouvaient naître que dans le contexte anthropologique ou politique de la Grèce, etc., etc. À la fin des fins, on cerne mieux la chose elle-même,

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mais personne n'est en état de dire pourquoi au sens radical du «( pourquoi » - la mathématique a surgi à ce moment-là, et dans ce lieu-là. JEAN-Luc NANCY : D'accord, mais je ne dis pas: « pourquoi radical? » Je dis: au moins un «( pourquoi » par défaut. Parce que, justement, tu viens de le dire, il y a les Égyptiens, les Babyloniens et, à un moment donné, il y a la véritable mathématique. Tout le monde en est entièrement d'accord. La question est plutôt, pourquoi un pareil changement, qui est un changement énorme, et auquel il ne suffit pas de dire: «( C'est le contexte anthropologique de la Grèce ». Parce que la Grèce elle-même, c'est la naissance des mathématiques, de la philosophie, de la politique. Mais cette naissance, elle a lieu parce qu'un monde a changé. ALAIN BADIOU : Évidemment. Mais comme tu ne peux pas distinguer entre le fait qu'un monde a changé et la nature du changement de ce monde, on retombe sur l'Événementiel. Je vais te demander pourquoi le monde a changé à ce moment-là. JEAN-Luc NANCY: Oui. Mais moi, je vais te le dire. ALAIN BADIOU : Tu vas me le dire ... JEAN-Luc NANCY: Parce que les dieux sont partis. Tu parles de l'Égypte, tu parles de Babylone. Tu peux parler de tout, de tout ce qui a précédé, tu parles d'ensembles toujours théocratiques, et il y en a eu plusieurs formes. Et ça renvoie au fait que Braudel disait qu'avant le neuvième siècle d'avant notre ère, c'est la nuit pour l'historien. Maintenant, cette nuit, elle se dissipe un petit peu: on en sait un peu plus sur l'énorme mouvement tourbillonnaire qui a agité la Méditerranée à la fin de l'âge de bronze et au début de l'âge du fer. Or je suis très

sensible au fait que - comme Hegel dit: « Avant il y a les mythes, la naïveté, etc., et apparaît enfin la raison » - nous soyons toujours suspendus dans cette espèce de naissance miraculeuse de la raison, qui est pour toi le mathème, le mathème qui apparaît dans toute sa splendeur grecque, et que tu prennes le grec comme justement déjà donné, donné en même temps. Or, moi je suis toujours hanté par le fait que, premièrement, il y ait un certain nombre des conditions: les techniques, le faire, la navigation, le calcul. Parce que le calcul babylonien ne peut sûrement pas être de la mathématique comme nous l'entendons. Seulement le calcul babylonien, c'est déjà beaucoup, de même d'ailleurs que le calcul, l'arpentage égyptien, etc. C'est déjà beaucoup dans un changement complet de civilisation: l'écriture alphabétique, etc. Pour résumer en un mot: tout d'un coup, dans cet endroit du monde, d'une Méditerranée plutôt orientale, il y a une humanité qui est en train de faire changer l'humanité générique. Il y a une humanité à qui ça n'est plus donné. Je ne nomme même pas ce qui n'est plus donné, le sens, la vérité, comme tu voudras - ça n'est plus donné. Alors naissent les mathématiques, la politique, et la philosophie. Et il ne faut pas oublier ... ALAIN BADIOU : La tragédie ... JEAN-Luc NANCY :Tout ça, ce sont des manières d'essayer de se donner, ou d'acquérir quelque chose là où ça n'est plus donné. Tu es d'accord avec ça ? ALAIN BADIOU : Je suis tout à fait d'accord. JEAN-Luc NANCY: Oui, mais ce n'est pas une naissance miraculeuse ! ALAIN BADIOU : Je n'ai pas dit que c'était un miracle. Mais tu n'as pas donné la moindre explication, toi non plus!

JEAl,,-,-Luc NANCY: Non, non! Je ne dis pas que je donne une explication. Je demande simplement que la philosophie tourne un peu la tête en arrière. Parce qu'il ne faut pas cesser de considérer, non pas une explication, mais le fait qu'à un certain moment le monde du donné qui comportait d'ailleurs quelque chose que j'ai oublié de nommer, qui comportait en particulier le sacrifice hUIIlain -, ce monde est fini et, de ce moment-là, de cet événement, par lui-même événement multiple, sort quelque chose, qui, aujourd'hui, est la civilisation. ALAIN BADIOU : Je suis d'accord, absolument. J'ai toujours insisté moi-même sur le fait que la mathématique n'est jamais que la forme la plus radicale et la plus concentrée d'un phénomène bien plus général, qui est le suivant : la question du parler-vrai n'est plus attribuable à une position énonciative prescrite. Ce que nous appelons, avec les classiques, «( la Grèce », c'est le moment où on cesse de penser que la valeur d'un énoncé est organiquement liée à celui qui le prononce. Avec «( la Grèce », on entre dans la période où, si l'on défend l'universalité de la vérité d'un énoncé, eh bien, il faut le soumettre à la discussion de tous ceux qui comprennent le sens de cet énoncé. La mathématique, c'est simplement le codage, à un niveau d'abstraction totale que je considère comme le niveau ontologique, de ce phénomène que je reconnais avec toi, de ce bouleversement considérable: on sort du monde où la légitimation, la valeur, de ce qui est dit renvoient à qui le dit. Et où «( qui le dit » renvoie finalement à un interprète des dieux, à un prophète, à un roi, à une autorité constituée. Avec «( la Grèce » apparaît quelque chose comme une nudité du vrai. Désormais, il faut argumenter. Si on soutient une thèse, si on défend une opinion, il faut argumenter. Et tout autant si on refuse une thèse, si on combat une opinion. Et la politique elle-mêrne va se situer dans cet élément-là, puisqu'il va falloir argumenter les propositions que l'on fait à l'assemblée délIlocratique des citoyens. Je suis

d'accord quant à la nature de cette mutation générale. Et quand tu dis: « D'un seul coup quelque chose n'est plus donné », je suis tout à fait en accord avec ta formule. Les mathématiques sont simplement l'expérimentation inscrite, abstraite, radicale, de ce point: une preuve est une preuve, et si quelqu'un prétend avoir prouvé quelque chose, eh bien, il faut qu'ill'inscrive, sa preuve, et que les collègues en discutent. On verra alors si c'est vrai ou si ce n'est pas vrai. C'est ça, « la Grèce ». Je suis d'accord avec toi. Mais tu ne l'as pas expliquée, tu n'as pas dit d'où ça venait, et pourquoi là et pas ailleurs, et pourquoi quelque part vers le cinquième siècle A.C. Tu as simplement dit que c'était ça. JEAN-Luc NAl'\JCY : Oui, d'accord. Mais c'est déjà bien, parce qu'on avance un peu si on dit: « C'est ça. Mais est-ce que toute l'entreprise de se donner ce qui n'est plus donné, l'entreprise de parler-vrai, je dirais l'entreprise de la vérification, est-ce que cette entreprise ne s'accompagne pas en même temps d'un sourd sentiment, que je ne sais pas comment nommer mais qui provient peut-être de l'expérience d'une perte, d'un manque de quelque chose, et que, jusqu'à nous, le fait que ça ne soit pas donné, ça nous travaille. Toi, en désignant la possibilité, et pas seulement la possibilité, de l'impossible - parce qu'au fond on peut résumer ton axe de pensée comme ça, en désignant la possibilité de l'impossible -, il me semble que tu rémunères, comme dit Mallarmé, tu rémunères le défaut du point de départ. Et si ce point de départ était dans une soustraction, dans la soustraction du donné, si ce point de départ qu'il est vraiment, et qui est pour nous reculé, absolument, indéfiniment, à savoir que Dieu ou les dieux sont vraiment morts - car ce n'est pas Nietzsche, ni même ni Jean-Paul, ni Luther qui ont inventé ça, il y a des Grecs déjà qui ont dit: « Les dieux sont partis ». Le fait lui-même que Platon nomme « theos » au singulier, au moins dans le Théétète - « Il faut fuir vers le theos (si bien que les traducteurs jésuites traduisaient »

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ra Tradltioll allelllLlllde Jalls la pizilosoplilc Dieu avec majuscule, les traducteurs laïques ont traduit dieu avec minuscule, et puis maintenant, plus récemment, on met « le divin ») ; je veux dire qu'avec ce « theos » anonyme ou métaphorique, les dieux avaient déjà disparu ...

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ALAIN BADIOU : Je pense que depuis les Grecs, avec des avatars considérables, les dieux n'ont cessé de mourir. Et de ressusciter, de-ci, de-là. JRAN-Luc NANCY: Mais s'ils ressuscitent vraiment, il y a aussi beaucoup des fausses résurrections. Est-ce que cela ne veut pas dire que la tâche de la philosophie ne peut pas simplement être celle de retrouver ou d'atteindre un point où cela serait à nouveau donné? « Cela » : la vérité. Parce que nous, nous pourrions Cà nouveau en somme) la savoir entièrement en tant que donnée? Ou bien parce que ça, le vrai, recommencerait à être donné? ALAIN BADIOU : Je pense que la tâche de la philosophie c'est de trouver des protocoles rationnels et partageables pour que la mort des dieux n'empoisonne pas l'humanité comme un deuil. JEAN-Luc NANCY: Parce que l'ombre de Bouddha reste mille ans devant sa caverne, comme dit Nietzsche. ALAIN BADIOU : Exactement. Mais il ne s'agit pas de travailler à combler la perte. Il s'agit d'habituer l'humanité tout entière à ce que sa propre constitution créatrice soit dans l'élément de cette perte. Ce qui n'est pas la même chose. La philosophie, à mon sens, est l'organisation d'un deuil qui prépare réellement l'oubli en s'installant dans la perte comme dans l'élément naturel de sa propre existence. L'élément réellement créateur est celui dans lequel une universalité partagée, partageable, est possible, précisément parce que les dieux sont

tous morts. Wagner a bien vu cela à la fin du Crépuscule des dieux: l'échec total, des deux côtés, du conflit entre les dieux « clairs » (Wotan) et les dieux « sombres » (Alberich) laisse à l'Humanité la tâche de créer une paix universelle.

JAN VOUŒR : Prenons un autre nom) une autre tradition) une tradition qui se voue) elle aussi) à l'héritage de Marx) pour le transformer en une critique philosophique - parlons de Adorno. En Allemagne) on s'est toujours irrité du fait qu'il n 'y a pas vraiment eu de discussion sérieuse entre la philosophie française dite poststructuraliste et la philosophie de la théorie critique. Uabsence de cette discussion semble se prolonger aujourd'hui. Dans un temps où le capitalisme se développe plus vite et de façon plus agressive) les questions de Adorno font retour) de rnême que celle) décisive) de la possibilité d'une critique de la réalité du capitalisme dans toute sa complexité. Alors je vous demande,' que faire de la théorie critique de la société) que faire de la dialectique négative ? Je sais bien que ces questions sont plutôt vastes) mais seriez-vous d'accord pour dire que le nœud problématique qui s'est formé entre la négativité) la critique et la relation qu'entretiennent philosophie et société est un problème urgent? Que c'est une question qui est à rouvrir après le déclin du communisme tel qu)on l'a connu?

ALAIN BADIOU : Ce que je dirai, pour ma part, c'est que, contrairement à ce que pensait Adorno, c'est de la dialectique négative qu'il faut faire le procès pour relancer l'hypothèse communiste. Ce qui a dominé sous Staline, c'est l'idée que pour résoudre un problème il faut chercher et, s'il le faut, créer - les ennemis et saboteurs qui nous empêchent de le résoudre. Autrement dit, l'essentiel de la tâche est confié à la négation la plus violente. L'urgence du moment est d'inventer les formes neuves de la dialectique affirmative. On peut le dire autrement: l'affirmation a été cantonnée dans

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le registre imaginaire, celui qui invente de vagues images d'un futur magnifique. Mais le registre réel a été l'obsession de l'ennemi et de la constante nécessité de sa destruction. Nous devons maintenant affirmer l'affirmation comme noyau de la dialectique, comme son présupposé réel, à partir duquel seulement peut se déployer une négation à la fois mesurée, contrôlée, et créatrice. JEAN-Luc NANCY: Pour ma part, je dirais que Adorno a en effet été relativement méconnu en France pour une double raison: d'abord sa pensée a été recouverte par l'abondance des productions françaises à partir du début des années 60, dans un pays où l'allemand est peu connu et les traductions lentes à venir, surtout quand il s'agit d'une langue aussi difficile que celle de Adorno. (La difficulté de son langage a été commentée et discutée en Allemagne même, elle ne peut qu'être accrue pour et par les traductions. Et il reste de toute façon, à mon sens, une question de fond à poser sur ce qui, certes, n'est pas un « jargon », mais un certain mode d'herméticité qui ne peut pas être tout simplement ignoré, à la différence des herméticités de Heidegger ou bien avec ce qu'on pourrait nommer les dyslisibilités de Derrida, voire de Deleuze. De toute façon il y a, sans nul doute, une question générale du langage philosophique contemporain. Badiou présente pour sa part un cas particulier, car l'hermétique chez lui est logée dans le mathématique et dans le psychanalytique, ce qui exonère au premier abord le philosophique mais n'empêche pas que celui-ci renvoie aux ressources du mathématico-psychanalytique. Pardon pour ce détour ... ) Ensuite, il y a une raison plus profonde, bien sûr. Elle nous reconduit au début de l'entretien: l'Allemagne a perdu ses philosophes après 1933 : ou bien ils ont émigré, ou bien ils ont quasiment tous fait silence, quand ils n'ont pas suivi le régime ; un seul est devenu « archifasciste » - mais celuilà avait soulevé la décisive « question de l'être ». La théorie

critique exilée en Amérique a gardé une continuité marxistecritique. En France, ce registre n'av::lit pas bénéficié des mêmes forces. On peut parler, comme Daniel Bensaïd, d'un divorce durable entre le radicalisme d'un mouvement social teinté d'ouvriérisme (dont l'héritage passe du syndicalisme révolutionnaire au parti communiste des années 30), et des intellectuels universitaires fortement imprégnés de tradition positiviste, obstinément réfractaires à la philosophie allemande et à la dialectique. En fait, la République d'une part et des marxismes marginaux de l'autre (Bataille, Lefebvre, etc.) ont favorisé plutôt l'émergence de l'ensemble complexe qui portait la critique sur un autre plan, largement tributaire de la déconstruction heideggérienne. C'est d'ailleurs un exemple très remarquable de la façon dont les philosophes ne poussent pas comme des champignons! Et il faudrait ici retracer tout le chemin de Althusser et du climat d'ensemble des années 60, de Althusser à Badiou justement, en passant par bien d'autres. C'est pourtant en même temps un paradoxe en ce qui concerne au moins Adorno lui-même. Car dans les mêmes années 60 qui sont aussi celles où il compose sa Dialectique négative -, il est beaucoup moins éloigné qu'on ne pense d'habitude de Heidegger, d'une part, et de tendances réputées « françaises » (et en partie « heideggériennes »), de l'autre. Je crois en particulier que ce qui séparait alors Allemagne et France se tenait surtout dans un certain rapport à la science et à l'épistémologie. Bachelard, Cavaillès, Canguilhem - pour ne retenir que les noms-phares - avaient représenté en France une émancipation non-métaphysique dont l'Allemagne n'a pas eu de répondant important. Une certaine idée de la science nous aimantait tous autour de 1960, tandis qu'en Allemagne la science pouvait plutôt être suspecte de se plier aux idéologies. Derrida inventait une « grammatologie » de manière à la fois ludique et sérieuse. Le mot « épistémologie » régnait (fût-il employé de travers ... ). Foucault parlait d'« épistémé » (ce qui répondait aussi à une fracturation de l'histoire).

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Les marxistes étaient en grande difficulté dans ce contexte, qui explique d'ailleurs la « rupture épistémologique » de Althusser. Mais Adorno n'était pas loin ; Lyotard, par exemple, le lisait avec attention. Miguel Abensour est loin de l'avoir ignoré. Alex Garcia Düttmann (qui est aussi français qu'allemand et catalan) a été très proche de Derrida et s'est toujours référé à Adorno. La théorie esthétique a sans doute pris le pas sur la dialectique négative - mais les deux sont liées. Adorno a surtout retenu l'attention, à côté de l'esthétique, de ceux que préoccupait la pensée d'une praxis détachée des schèmes traditionnels de théorie/pratique. Ce qui veut dire de ceux qui peuvent adhérer à une formule comme: « Rien ne peut être expérimenté comme vivant qui ne promet quelque chose qui transcende la vie » (( I8 e leçon de métaphysique »). Je sais bien que les mots « vie » et « transcender » font d'emblée reculer certains des supposés « post-structuralistes » ou « postmodernes » (pour me servir de ces étiquettes simplistes ... ). Il s'agit, entre Allemagne et France des années 60-80, d'une différence marquée de confiance dans les mots. Quoique de part et d'autre on ait été dans une exigence inquiète, parfois torturée, au sujet des mots, de leurs poids, de leurs dangers ou de leurs manques, les Français ont développé un goût prononcé pour la méfiance lexicale ou bien pour l'invention (sur le mode de Deleuze ou sur celui de Derrida), pour la création de styles d'expression philosophique. C'est aussi en partie un héritage de Heidegger. Adorno a aussi déployé un style, j'y ai fait allusion: mais c'est plus syntaxique que lexical. Quoi qu'il en soit, je conclus avec ce mot - transcender. S'il y a quelque chose qui ne cesse de questionner la pensée franco-allemande ou germano-française, c'est bien cette chose-là. Alain ne l'accordera pas, et pourtant je dirais que son immanence se transcende elle-même très manifestement. J'accorde aussi, cependant, qu'il vaut bien mieux se passer de ce couple: mais pas sans sauter au dehors, dans l'autre, l'ailleurs et l'infini ...

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JAN VOLKER : Prenons pour finir un nom délicat - Heidegger. Toi) Alain) tu as dit que Heidegger était un nazi) mais qu'il était aussi l'un des plus grands philosophes du xx e siècle. Peut-être pourrais-tu être d'accord avec ce point de vue) Jean-Luc? Mais est-ce que le nazisme de Heidegger est vraiment extérieur à sa philosophie ? Que faire avec Heidegger? Une deuxième question enchafne directement sur la première: est-ce qu'on peut concevoir une philosophie fasciste ? Est-ce que la pensée peut non seulement être corrornpue) mais être fondamentalement orientée sur la primauté d'un peuple ou d)une race) même dans sa conception de l'être et de son apparai'tre ? J'ajouterai encore une troisième question: est-ce qu'il y a) sous le nom de Heidegger) un certain décalage dans les relations philosophiques franco-allemandes, un décalage qui ne cesse de se décaler? ALAIN BADIOU : À propos de Heidegger je voudrais juste dire trois choses. Premièrement, Heidegger est celui qui a ramené dans l'espace de la philosophie contemporaine la question de l'être. C'était une question oubliée, perdue, notamment sous l'effet conjoint de la ({ critique » au sens de Kant et du positivisme dominant au xrxe siècle. Oui, oui, c'est un des méfaits de Kant, que tu ne veux pas reconnaître - il a quand même été celui qui a dit avec l'apparence de la plus grande rigueur : ne nous embarrassons pas de la question théorique de l'être en tant qu'être, car la pensée théorique ne peut ni formuler clairement ni résoudre ce problème. Bon, d'accord, ne rouvrons pas la question de Kant, j'ai tort de le faire. En tout cas, il a ramené, lui, le grand Heidegger, la question de l'être. J'accorde évidemment qu'il l'a ramenée, certes, comIne une question à la fois complexe et circonscrite, mais aussi comme une question enfermée dans un héritage allemand. Ce qui veut dire: il l'a fait revenir, cette question, comme étant essentiellement une question historiale.

Pas seulement, voire pas du tout, comme une question épistémologique ou philosophico-conceptuelle. Mais comme une question fondamentalement historiale. Pour Heidegger, la question de l'être devient au bout du compte quelque chose comme l'organisation secrète de l'historicité humaine. Je dois bien reconnaître que ce « jargon heideggérien » que stigmatise Adorno a eu sur moi une influence tout à fait importante. Je pense qu'il était bon, nécessaire, requis, de ramener à la surface de la pensée philosophique la question de l'être en tant qu'être. Même si, ensuite, la proposition que je fais sur ce point est totalement différente de la sienne (très grossièrement, la Mathématique contre l'Histoire), je maintiens que ramener la question à la surface des exigences philosophiques élémentaires a été et demeure un geste que je considère comme un geste essentiel. Le deuxième point c'est que, ramenant la question de l'être, Heidegger a introduit une espèce de torsion dans l'héritage phénoménologique. Il a excédé d'une certaine manière la figure husserlienne pure, qui restait en réalité, à certains égards, dans une dépendance de la psychologie, comme l'usage qu'en a fait Sartre le montrait clairement. Husserl suspendait l'interrogation herméneutique à la configuration constituante du sujet, du côté, non pas, comme Kant, des catégories transcendantales, mais de l'intentionnalité et de la temporisation. Heidegger quitte la question épistémologique et psychologique de la conscience pour une question qu'il formule comme la question du Dasein, laquelle est à la fois plus large et plus incisive, parce qu'elle se connecte justement à la question de l'être. Le troisième point, c'est que tout ce puissant matériel spéculatif a été exposé par Heidegger à une catastrophe identitaire. Je suis d'accord avec toi pour parler, sur ce point, à savoir: nationalisme allemand et antisémitisme grossier, d'une banalité de Heidegger. C'était vraiment un antisémite allemand conventionnel. Mais je ne peux effacer son geste théorique majeur - la réaffirmation contemporaine de la question de

l'être - sous le personnage social et politique du petit prof de province antisémite qui croit pendant quelques années que Hitler prépare pour l'Allemagne, et donc pour le professeur Heidegger, un destin qu'on ne pourra comparer qu'à celui de la Grèce de Parménide. JEAN-Luc NANCY: C'est extrêmement compliqué, mais je dirais peut-être, premièrement, que je ne pense pas qu'il suffise de dire: «( Heidegger, grand moment de pensée, question de l'être, mais, par ailleurs ... , ce qui montre une faute ou faiblesse ... non! Ça ne suffit pas. Par un côté, oui, c'est vrai, c'est comme ça. Ce côté, on peut aussi l'illustrer pas une phrase de Bataille, dans des morceaux posthumes, que j'aime beaucoup, où Bataille écrit: «( Finalement, Heidegger et moi, nous parlons de la même chose, mais la différence est que lui, c'est un prof. » C'est dit de manière moins agressive que la tienne, mais c'est quand même aussi très agressif de la part de Bataille. Mais quand Bataille dit: «( Heidegger et moi nous parlons de la même chose », au fond, de quoi veut-il parler? Je pense qu'on peut le dire avec un mot, qui est un grand mot de Bataille et qui est aussi un grand mot de toi, en fait qui est un mot que nous sommes nombreux à partager aujourd'hui, c'est l)impossible. Et l'impossible non pas au sens de ce qui n'est pas possible, mais au sens de ce qui ne relève pas du calcul des possibilités, ce qui excède le possible. Donc, je dirais que ce que Bataille intuitionne dans sa formule est très intéressant, parce que ça veut dire que Heidegger, oui, est peut-être le premier qui, dans la philosophie, introduise vraiment de l'impossible. Il ne le nomme pas comme ça ... bien qu'il n'en soit pas loin parfois (il dit aussi que «( vouloir le possible n)est pas vouloir »). En rnême temps, une solidarité existe entre ce qui n'est pas seulement l'événement nazi, mais ce qui fait le bouleversement de l'Europe et, dans l'Europe, du rapport même à la forme nommée «( politique ». Au fond, le fascisrne forme plutôt un congédiement de la politique, »

ou bien son absorption, une déclaration que « tout est politique ». Heidegger en était parfaitement conscient, et il a critiqué la formule: « Tout est politique. Heidegger n'a pas seulement fait ({ une grosse bêtise » comme il l'a dit luimême, la bêtise d'un esprit un peu limité. Il y a autre chose. Heidegger a résonné à son temps, à tout son temps. Et c'est pour ça qu'il a ramené la ({ question de l'être ». À ça il faut accrocher que Heidegger, s'il a été nazi - oui, on connaît la photo avec son insigne, il était au parti en effet -, il a, très vite, été un hyper-nazi. Philippe Lacoue-Labarthe l'appelait un archi-fasciste. Et hyper-nazi, ce qui serait encore pire. Mais en même temps, c'est autre chose aussi. Je laisse de côté la question de l'antisémitisme qui est en effet la question de la banalité. Là, d'accord, ça chute complètement. Mais, quand on lit les mêmes Cahiers noirs de Heidegger avec ces propos antisémites, quand on lit les Beitrage, il y a - je ne sais pas comment on pourrait appeler ça -, il Y a une sorte d'hyperbole philosophique, extraordinaire, et dont aujourd'hui, où on commence à être un peu loin après Heidegger, nous ne pouvons que dire: mais oui, mais il dénonçait aussi déjà cela devant quoi nous sommes aujourd'hui. Sauf que, peut-être, avec la question de la technique, il posait des questions dont, depuis lui, on n'a pas parlé, dont tu ne parles pas d'ailleurs, moi non plus, parce que c'est extrêmement difficile, mais dont je crois que nous, aujourd'hui, les philosophes, nous devons vraiment essayer de parler. Heidegger a bien perçu quelque chose: on réduit toujours sa pensée sur la technique à l'exploitation de la nature comme un stock, etc. Mais, ce n'est pas si simple, puisqu'il dit lui-même que la technique est aussi le dernier envoi de l'être ... Je ne dis pas qu'il faut oublier - pas du tout, du tout -l'antisémitisme, non. Mais il ne faut pas oublier non plus qu'il a voulu que ce soit publié. Et il ne faut pas oublier non plus que, dans les Schwarze Hefte, il y a des quantités de choses qui sont quelquefois incroyablement hystériques, parce qu'on sent que Heidegger »

est affolé, parce qu'il a vraiment le sentiment que le monde est en train de s'écrouler - or, il n'a pas été le seul à avoir ce sentiment, dans l'époque. Alors, maintenant, deuxièmement l'être. Oui, absolument. Seulement, ce qui me semble le plus important dans la question de l'être de Heidegger, c'est que ce qu'il demande - c'est quelque chose qu'il écrit peu, peu souvent, parce que ce n'est pas très maniable -, ce qu'il demande c'est que l'être ne soit pas plus un substantif, mais seulement un verbe. Et que ce verbe soit lui-même compris comme un verbe transitif - et ça, je dois dire que, pour moi, c'est quelque chose que je ne peux pas me décoller de la peau. Comment on peut articuler: « non l'être mais être, il est, c'est, ça est, est ) - « ça n'est pas mais ça fait exister )? Il Y a un endroit dans lXils ist das - die Philosophie ?, où il dit qu'on pourrait essayer peut-être un équivalent avec Lesen au sens de recueillir et évidemment de lire. Être = recuezllir, lire. Il dit aussi, dans La Parole d)Anaximandre, et puis dans le dernier volume paru des Cahiers noirs, il dit: l'être braucht l'étant. Brauchen, c'est utiliser et avoir besoin de. Et dans La Parole d'Anaximandre il commente un brauchen qu'il prend lui-même comme traduction du mot grec chreôn, dans le fragment d'Anaximandre, et il utilise le Fui, le fruor, qu'il prend chez Saint Augustin comme équivalent de brauchen. Ça donnerait: « l'être jouit de l'étant. ) Voilà, à nouveau, la jouissance ... Jouir de - est-ce que c'est exactement transitif? admettons-le, prenons ça comme une transitivité: « l'être jouit (de) l'étant ). Je ne sais pas quoi dire de ça. Mais il y a là quelque chose - évidemment, je sais bien que je m'écarte de plus en plus de toi - dont il me semble que l'inspiration est très puissante. Et cette inspiration pour moi la plus forte et la plus juste est aussi celle qui, peut-être, rencontre l'égarement politique et plus-que-politique qui a saisi Heidegger. Dans cet essai pour attraper ceci : que la totalité de l'étant, que tout ce qui est, et c'est bien ça qui nous intéresse toujours, nous autres philosophes, que la totalité de

l'étant est elle-même transie, si tu veux, non par un sujet, non par un être substantivé, mais transie, jouie ... - il Ya là quelque chose qui contient au moins un appel philosophique que je ne peux pas ignorer. Évidemment, je ne comprends pas. Je ne comprends ill.ême pas pourquoi Heidegger lui-même retombe constamment dans l'usage du substantif « être », moyennant l'écriture de Seyn avec un « y ». Quelquefois la croix pour le barrer revient aussi dans le quatrième volume des Schwarze Hefte. Mais il y a chez lui de drôles de contradictions internes entre l'être-n'est-pas, l'être-sous-rature, l'être qui doit s'écrire avec le « y qui devrait faire entendre quelque chose d'intérieur à tout concept, à toute substantivation de l'être, mais qui fonctionne quand même comme sujet de proposition - et être strictement pris comme verbe transitif. .. »

ALAIN BADIOU : L'extraordinaire difficulté de l'ontologie, c'est qu'il faut être froidement convaincu qu'atteindre une pensée effective de l'être demande qu'on reconnaisse qu'il est totalement indifférent, l'être, à ce qui nous arrive. Les dieux, quand on pensait l'Être sous leurs Noms, s'intéressaient à ce qui nous arrive de manière essentielle. Regardez le Dieu chrétien! Il va jusqu'à mourir sur la Croix pour nous sauver! L'être au sens de Heidegger est aussi au cœur du destin de l'Humanité, qui en est une époque. On voit donc bien que poser l'être comme tout à fait indifférent à ce qui arrive au bipède sans plumes, l'être comme la forme-multiple de tout ce qui existe et arrive, sans privilège pour quoi que ce soit, est une rupture encore à venir. Ça n'a rien de destinaI, ça n'est en rien lié à la singularité de l'humanité pensante, c'est au contraire le registre sous-jacent de notre être, tel quel, tel qu'il est en état d'indifférence absolue pour ce qui constitue le destin de l'humanité. Pour assumer cette figure d'indifférence, il faut penser et affirmer qu'il n'y a pas de l'histoire de l'être. Il y a son déploiement propre en tant que multiplicité indifférente de multiplicités. La limite du retour heideggérien à la

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question de l'être, c'est qu'il maintient, souterrainement, une vision phénoménologique, c'est-à-dire une vision qui consiste à maintenir qu'il y a un sens de l'être. Alors que l'être en tant que tel n'a rigoureusement aucun sens. Il a une vérité, que nous approximons dans les mathématiques, mais aucun sens. Je perçois dans le geste tout à fait important de Heidegger une espèce d'adhérence téléologique qui ferait que nous pourrions nous confronter au destin de l'être dans des figures comme l'oubli, l'oubli de l'oubli, ou un retournement primordial, etc. Mais, tout ça, à mon avis, est une fable néo-religieuse, parce que la vérité c'est que de notre destin à nous, les animaux humains d'une planète de taille moyenne tournant autour d'une étoile de grandeur ordinaire située dans une galaxie très quelconque, l'être n'a rien à en faire de particulier. Et la pensée de l'être en tant qu'être, c'est justement, dans la forme par exemple de la théorie moderne des ensembles, le comble de la pensée déconnectée de ce qui nous arrive. Il ne s'agit que de l'exploration, finalement à la fois rationnelle et gratuite, de ce qui constitue les formes possibles de la multiplicité quelconque. Cependant, je ne suis en définitive parvenu à cette vision mathématique de l'indifférence de l'être que dans un espace ouvert par la question heideggérienne. JEAN-Luc NANCY : Oui, mais plus tu parles, plus je trouve que tu frôles de plus en plus Heidegger lui-même. Si Heidegger dit que l'être jouit de l'étant, est-ce que ça ne veut pas dire justement quelque chose de l'indifférence dont tu parles ... ALAIN

BADIOU :

Je ne vois pas trop ...

JEAN-Luc NANCY: Mais si, mais si, parce que ça veut dire, puisque l'être n'est pas un sujet, et qu'il ne produit pas, que l'être est la jouissance - gardons ce mot un moment -, est la jouissance de la multiplicité dans son ...

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LI flud/nol! cl !ICi Il LI Il de Llems la pii/iosop/Ilc

AL'\IN BADIOU : Mais que vient faire la jouissance dans cette affaire? Une équation différentielle ne jouit de rien, vraiment. JEAN-Luc NANCY: Oui, mais ça, c'est tant pis pour elle. Ar.AIN BADIOU : Absolument, c'est tant pis pour elle, et tant pis pour nous, et tant pis pour ta jouissance surtout. JEAN-Luc NANCY: Ah non, pas du tout, parce qu'on peut jouir de l'équation différentielle. Ar.AIN BADIOU : Attention ! On peut jouir de l'équation différentielle, nous! Mais l'équation différentielle, elle, ne jouit pas. C'est nous qui jouissons quelques fois de l'indifférence de l'être, ça c'est toujours possible. Nous avons inventé toutes les perversions. JEAN-Luc NANCY: Si tu veux, jouissance, c'est là un mot qui, au fond, est un mot hyperbolique, qui est dangereux, qui vient au lieu du sens. Heidegger, la question de l'être, c'est la question du sens de l'être. Ar.AIN BADIOU : Pour Heidegger, oui, mais c'est là qu'il se fourvoie. La question de l'être, c'est tout au contraire d'avoir enfin le courage de se confronter de façon rationnelle à ce qui n'a pas de sens. Parce que, dans la descendance de Heidegger, ce qui n'avait pas de sens était presque intolérable, c'était l'absurde, c'était l'opération existentielle, terrible, de se confronter au non-sens, c'était la Nausée de Sartre. C'était ça, la question de l'être en tant que question du sens. Mais la vérité, c'est que l'être n'a aucun sens, c'est tout. Il est ce qu'il est en tant que nous pouvons rationnellement et gratuitement déployer une mathématique des multiplicités quelconques. Il y a ni jouissance, ni sens, ni rien de tel. Il y a des écritures savamment codées, c'est tout ce qu'il y a.

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Budlol!

JEAl'J-Luc NANCY: Mais tu oublies, en disant cela, Derrida, qui a pu reprendre la question de l'être comme question de la différence entre l'être et l'étant, en la nommant, cette différance avec un « a », la dijjërance de l'être ou l'être différant de soi. On a écrit sur ce mot, on a glosé, en faisant souvent la mauvaise tête, en voulant le comprendre comme une manière de différer toujours ce qui devrait arriver, on a pris Derrida comme s'il disait: « Demain on rase gratis » et « Demain on pense gratis », ou « Demain on jouit gratis ». Alors que, je crois, avec la différance avec un « a» - c'est aussi quelque chose qui s'écrit -, Derrida a justement essayé de faire entrer quelque chose à l'intérieur de la phrase de Adorno: « Pas dJêtre sans étant. » Bien sûr, pas d'être sans étant, mais c'est une phrase qui est aussi très fidèle à Heidegger mais à travers les temps, à travers la multiplicité. Qu'est-ce qui se passe? Il se passe des choses. Il se passe la multiplicité, dans sa contingence. Il se passe des événements, tu es le premier à insister dessus. On peut dire que l'être, l'être de Heidegger est repris autrement ou recompris, sa différance avec l'étant étant à la fois, je dirais, annulée, déplacée, transportée, dans la différance avec un « a » de Derrida. À laquelle tu accordes quelque chose quand même, toi, quand tu dis que tu vas écrire « inexistance » avec un « a », c'est-à-dire: tu accordes à Derrida quelque chose de ce qui fait un gérondif au lieu d'un substantif. Il y a là quelque chose qui est quand mêrne très important. Un gérondif, c'est ce qui est en train de se passer. Cette chose que l'anglais possède de manière tout à fait remarquable, jusqu'à faire qu'en anglais les gérondifs deviennent souvent eux-mêmes des substantifs. C'est le « en-train-de ». L'indifférence dont tu parles, jusqu'à l'indifférence de l'équation différentielle, cette indifférence, c'est le réel. C'est réellement en train de se passer. Ce réel que Lacan appelle « impossible », comme tu le rappelles de temps en temps. Est impossible au sens de ce qui ne relève pas d'un calcul des possibles. Pour moi, passer par l'opération de Derrida et la dijjërance, ça revient à penser

- pas sur le ton où tu le poses, toi, pas une indifférence qui ressemble à celle des dieux d'Epicure ce que je nomme « du sens )}. Epicure dit: « Les dieux, ils sont là-bas, ils s'en foutent bien de ce qu'il nous arrive. Non, ce n'est pas que l'être se foute bien de ce qui nous arrive, c'est que, comme il n'est pas quelqu'un, il n'a pas à s'en foutre ou à s'en occuper. Cette indifférence, alors, cette indifférence au sens d'un sens - parce que c'est peut-être une pure dispute de mots, parce que, toi, tu comprends « sens » comme « sens qui aboutit à une signification finale cette indifférence est aussi là où ça se passe. Moi, je n'ai pas d'autre mot; je comprends par « sens » le simple fait qu'il se passe quelque chose. Que ça renvoie d'un point à l'autre. Et ça, je le tiens aussi de Heidegger. Heidegger, quand il dit que le monde est une totalité de Bedeutsamkeit (Martine au a traduit par: significabilité), c'est une aptitude, une capacité de bedeuten, mais ce n'est pas de la Bedeutung donnée. Le monde est une totalité de Bedeutsamkeit ; ça veut dire simplement, c'est une totalité qu'il ne faut pas prendre en un sens totalitaire, c'est un ensemble de tout ce qui se passe, qui peut se passer et qui ne cesse pas de renvoyer à lui-même, comme l'impossible qui ne relève pas justement de tous les calculs de possibilité. J'appelle cela un sens, mais je ne revendique pas le mot. Tout de même, cela fait un écart de parler de sens au lieu de parler d'indifférence. »

»

-,

ALAIN BADIOU : C'est pour moi un écart considérable même. Entre indifférence et sens, je vois un véritable abîme. Mais je me demande s'il ne faut pas arrêter sur cet écart, parce que je sens que l'épuisement nous gagne!

JAN VOLKER: Une toute dernière question. Qui concerne l'écart entre l'être et le sens: est-ce qu'il existe une configuration contemporaine de cet écart, ou est-ce que cet écart n'est pas touché par la question du contemporain ? Quel rôle joue la figure du contemporain pour une philosophie

qui se base sur la question de l'être et la trimbale avec elle? Et pour toucher encore une fois à une problématique heideggérienne) sans pour autant rouvrir la question de Heidegger) est-il possible de demande)) de penser) s'ily a une tâche que la philosophie contemporaine doit accomplir et qui est spéczfiqueJnent liée à la tradition franco-allel1wnde de la philosophie? ALAIN BADIOU : Ce que je pourrais dire, c'est que le travail de la pensée, quant à l'écart entre être, sens, indifférence, ou encore entre rationalité conceptuelle et intuition historiale quant à la compréhension humaine de ce qu'est l'être en tant qu'être, est typique d'une sorte de connivence distancée, ou de contradiction fraternelle, entre pensée allemande et pensée française. Nous en témoignons ici : après l'engouement français pour la pensée allemande, symbolisé par Sartre ou Derrida; après la distance qui sépare le structuralisme français de l'herméneutique allemande, vient sans doute une nouvelle figure de ce travail de la pensée, dont je parlais, figure dont je crois qu'elle se tournera vers le problème suivant: comment, sur la base d'une ontologie qui accepte l'indifférence de l'être, reconstituer une dialectique affirmative ? Oui, je le crois, ce problème nous est commun.

JEAN-Luc NANCY: Je réponds très résolument « oui ). Car je pense que l'écart entre être et sens ou bien indifférence et sens, tout d'abord constitue manifestement un écart entre être et être ou un écart dans l'être. Cet écart que je repère chez Heidegger par la suggestion de jouer le verbe (transitif) contre le substantif, chez Derrida par le « a ) de « différance ), chez Adorno par le « pas d'être sans étant ), chez Badiou par le « quelconque ) de la multiplicité, cet écart est lui-même le fait du contemporain. Le contemporain, c'est ce temps devenu isomorphe et isochrone à lui-même, un temps qui ne se repère que de façon privative sur son passé et sur son

avenir, sans avoir pour autant d'éternité tangible, un temps de suspens sur une arête étroite. Ce contemporain est en même temps le temps du bouclage mondial d'une logique de civilisation - technique, économique, culturelle qui arrive au doute sur elle-même. Donc au doute sur ce que « l'être avait toujours impliqué depuis l' ousia de Platon (ce qui ne doit pas faire oublier que Platon parle aussi d'un epekeina tès ousias). Il semble très plausible que ce temps réponde à celui de Platon COlllme sa suspension et sa mutation. Vingt-six siècles, c'est assez pour une civilisation. De Marx et Nietzsche jusqu'à Heidegger, les signes n'ont pas manqué pour signaler l'ébranlement: Lénine, Freud, Einstein, HusserL .. Heidegger a représenté le point décisif parce que c'est à travers lui que le malaise s'est cristallisé autour de « être ». Là où chacun des autres voyait un progrès, une avancée, fût-elle critique, lui prenait en écharpe l'ontologie comme le nom de tout l'Occident. Avec lui on peut dire que le contemporain comme temps suspendu sur lui-même apparaît en tant que motif et mobile philosophique. Au point d'engager à parler de « fin de la philosophie ». Depuis son temps, nous sommes toujours dans le suspens. Non sans mouvement, certes, des mouvements difficiles, hésitants comme de juste dans une période où les assurances sont, pour le moins, ébranlées et suspectes. Même l'antisémitisme de Heidegger - c'est-à-dire son recours lamentable à une banalité de son temps - témoigne de quelque chose: car l'antisémitisme est de fondation dans notre culture romano-chrétienne. Et il y a à cela des motifs de fond, qui tiennent à une sorte de division et de rejet de soi de l'identité « occidentale » elle-même. Et Heidegger représente un point culminant de cette autocritique, voire auto-détestation, laquelle au demeurant était restée plutôt étrangère à la philosophie avant Marx et Nietzsche. Il y a là un trait remarquable et qui divise au fond Heidegger contre lui-même. Peut-être est-il possible de dire qu'une division entre être et sens - division complexe, chiasmatique marque en effet »

le contemporain d'une combinatoire franco-allemande où se joue la philosophie du moins celle qui ne renonce pas à l'être ou au sens, c'est-à-dire qui ne congédie pas l'ontologie simplement au profit d'une considération de « formes de langage » ou de « formes de vie ». Je ne récuse pas Wittgenstein, je pense simplement que la philosophie a un autre enjeu, qui se trouve dans un « réel non réductible à une fiction de chose cachée », comme l'a dit Alain dans notre entretien. J'adhère à cette exigence de réel-réel si je peux dire, exigence qui est bien plus qu'une exigence, qui est en somme la passion philosophique même (en quelque façon rappelée par l'injonction husserlienne d'aller « aux choses nzêJnes »). Le réel comme être et/ou sens, comme chiasme des deux. Et j'en veux pour preuve le fait qu'aujourd'hui domine, dans les contextes plutôt extérieurs à la combinatoire franco-allemande, une vogue en faveur du « réel sous des noms comme « nouveau réalisme », « réalisme spéculatif » ou « orientation sur l'objet » : cette tendance suppose que la philosophie se serait enfermée dans la subjectivité par rapport à laquelle tout aurait été considéré et relativisé. Or c'est une supposition extrêmement naïve : le « sujet d'une relation unilatérale à des « objets » n'a jamais été l'affaire de la pensée, même chez Descartes, même chez Kant. Tout a toujours commencé et recommencé par l'être-au-monde, l'être-jeté à un monde non donné, non garanti mais absolument existant. »

»

PHILOSOPHIE ALLEMANDE Jan Volker

Les remarques que l'on trouvera dans les pages qui suivent s'inscrivent dans le prolongement de la discussion que Jean-Luc Nancy et Alain Badiou ont eue à Berlin le 30 janvier 2016. Ces remarques sont une façon de remercier chaleureusement les deux intervenants, mais aussi tous ceux qui participèrent à la rencontre. Ce sont précisément trois remarques qui portent sur la question de savoir ce que cela signifie de mener, depuis une perspective française, une discussion philosophique sur la philosophie allemande. Nous investiguerons rapidement cette question en développant trois paradoxes. Commençons par la question de la discussion philosophique. Une conversation entre philosophes n'est pas un objet très facile à aborder. Gilles Deleuze et Félix Guattari ont su formuler le problème d'une façon qui est devenue une sorte de classique en la matière: « [ ••• ] le philosophe a fort peu le goût de discuter. Tout philosophe s'enfuit quand il entend la phrase: on va discuter un peu. Le philosophe Deleuze et le »

psychanalyste Guattari étaient persuadés que les discussions ne faisaient pas avancer les choses en philosophie, car les « discussions », ainsi justifièrent-ils leur position, « sont bonnes pour les tables rondes, mais c'est sur une autre table que la philosophie jette ses dés chiffrés. Les discussions, le moins qu'on puisse dire est qu'elles ne feraient pas avancer le travail, puisque les interlocuteurs ne parlent jamais de la même chose ».

Voilà qui ne constitue pas vraiment un très bon point de départ pour une discussion publique entre philosophes. Mais dans le jugement que nous venons de citer, conduire une discussion signifie quelque chose de bien précis: l'échange d'opinions individuelles, dans le but de parvenir à un résultat commun au sujet de quelque chose. Pour Deleuze

U/IClllclildc

et Guattari, le travail des philosophes consiste plutôt à créer des concepts, à échafauder une construction conceptuelle complexe autour d'un problème. Ce genre de travail échappe à la discussion, parce que celle-ci gagne progressivement en clarté et referme l'espace où peuvent se développer les choses vagues et les éventualités dont on peut discuter, l'espace de la comparaison, de la concession et de la négociation. Pour le dire en dramatisant un peu : dans son travail, la philosophie cherche précisément à engendrer ce qui échappe à la discussion. Partant de là, la question se pose de savoir si une discussion entre philosophes reviendrait forcément à avoir des participants qui, à tour de rôle, énonceraient des thèses closes sur elles-mêmes, lesquelles, à un moment ou un autre, par l'effet du hasard et sans véritable raison, finiraient par concorder. Beckett pourrait être le maître secret de ce genre de dialogues : à l'instar de ce qui se passe entre Vladimir et Estragon, une conversation pourrait s'engager sans qu'aucune base commune ne soit garantie et osciller entre des accords surprenants d'absurdité et des refus explicites de communication. De même qu'il ne faut pas prendre En attendant Godot pour la preuve de l'impossibilité d'une discussion, puisque la discussion que la pièce contient se développe justement avec obstination, il n'est pas non plus obligatoire de partager le pessimisme de Deleuze et Guattari. Il est vrai toutefois que la philosophie n'est pas particulièrement connue pour ses invitations à discuter. L'histoire de la philosophie serait plutôt riche d'éminents exemples de refus de la discussion. On pourrait par exemple penser à Socrate l'ironique, qui ne craint pas d'exposer la lenteur d'esprit de son interlocuteur et exige seulement de ce dernier qu'il maintienne l'apparence de la discussion et s'exprime en variant la formule: « Oui, il en est bien ainsi! » Mais il n'y a pas pour autant de discussion, ni comme échange d'opinions, ni d'aucune autre façon. On pourrait également penser à certains textes de Derrida ou de Adorno. Les efforts faits pour les comprendre, pour les interpeller en tant qu'ils nous sont adressés à nous, lecteurs, ont pour seul résultat de voir les textes se retirer

encore davantage en eux-mêmes et jouer leur propre jet::. À un moment crucial, ils se refusent à l'échange d'informations. On pourrait encore penser à Hegel, qui, dès le début de la Phénoménologie de l'esprit comprend le fait de penser individuellement ce que 1'on pense en opposition à la vérité qui vise au général: le langage dépasse l'opinion individuelle, parce qu'il exprime nécessairement une véritable généralité - et on ne peut donc même pas dire ce que l'on pense individuellement. La philosophie ne peut pas s'intéresser à l'opinion, et en outre, au-delà de l'opinion, elle n'a pas non plus vraiment besoin de discussion, car ce qui est général n'a aucune contrepartie. Refus de la discussion commune, refus de l'établissement d'un lien par le biais de la communication, refus de reconnaître un vis-à-vis ce sont trois stratégies qui permettent à la philosophie de torpiller toute base de discussion. Il est donc assurément vrai qu'une discussion qui consiste à n'échanger que des opinions au sujet de différentes formes de généralités constitue pour la philosophie une véritable aberration, une monstruosité bigarrée faite de tout et de n'importe quoi, devant laquelle n'importe quelle philosophie reculerait. La philosophie redoute de perdre sa « chose dans l'échange libéral et joyeux des pensées, dans la prise en compte amicale et prévenante des arguments de l'autre, dans l'ouverture chaleureuse des arguments que l'on avance soi-même et, au bout du compte, idéalement, dans la conception partagée, à laquelle on arrive ensemble, de la « chose ». La « chose » de la philosophie, c'est la distinction. La discussion des opinions prépare en réalité au consensus, et le consensus n'a jamais constitué une force de la philosophie. Il ne peut donc pas y avoir de résultats, de décisions, de décrets, aucune évaluation commune et pondérée des choses. La philosophie est toujours un peu altière, elle se tient légèrement à l'écart et ne se fait pas beaucoup d'amis. La philosophie se soustrait à la conversation par le biais de multiples techniques et elle redoute la discussion; mais ce n'est toutefois qu'un seul de ses aspects. Car en même temps la philosophie est toujours une adresse à tous et essaie de se »

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réaliser comme telle. C'est une affaire éminemment rationnelle, un discours de la raison et de l'argumentation, que l'on tient pratiquement dans la certitude de pouvoir parler à tout le monde. Elle évite par conséquent les pratiques con juratoires et les allusions à des sources que personne ne peut voir, des sources de l'au-delà, elle raisonne à partir de preuves compréhensibles et d'enchaînements logiques. En tant que discours rationnel, la philosophie cherche à comprendre l'autre, elle ne se refuse pas à l'argument justifié, elle s'efforce de progresser dans la pensée. Pour le dire autrement, elle vise, dans sa rationalité, la sphère publique, elle introduit cette rationalité dans la sphère publique et la soutient devant elle. Elle est alors une pratique rationnelle. Socrate n'a jamais esquivé la moindre confrontation discursive, toute sa philosophie est faite de discussions. De nombreux livres de Derrida ont d'abord été des conférences, Adorno parlait régulièrement et avec plaisir à la radio et Hegel lui-même était d'abord un philosophe conférencier. La philosophie ne peut pas s'en tirer sans la parole publique, elle cherche la présence publique, elle en a besoin. Elle est dans son essence un événement public et même le livre est un écrit adressé au public, un écrit qui reflète la praxis en la détricotant. De ce point de vue, il n'y a pas de philosophie privée, pas de philosophie qui ne soit d'emblée publique, qui n'ait, sitôt qu'elle commence à penser, déjà quitté le domaine du privé en cherchant une praxis. Mais qu'est-ce que cela peut réellement signifier, quand on dit que la dimension publique constitue une condition pour qu'elle pense? La philosophie a-t-elle besoin d'un vaste public, d'une place couverte par la foule? Une jolie scène dans le Protagoras de Platon explicite le problème : le jeune Hippocrate prie Socrate d'intercéder en sa faveur auprès du sophiste Protagoras, afin que ce dernier l'accepte comme disciple. Les deux décident d'aller rendre visite au sophiste, afin de s'entretenir avec lui et de faire le point sur ce qu'Hippocrate pourrait recevoir comme enseignement. Ils rencontrent Protagoras, lequel fait valoir que la conversation sur le contenu de ses enseignements ne peut que se dérouler en public, puisqu'il s'efforce, en tant que sophiste,

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d'éduquer les autres. On pourrait rajouter que le sophiste est l'orateur public par excellence, car son discours a pour but d'éduquer et qu'il a pour cela besoin d'avoir l'autre en face de lui. Et pourtant, dans tous les dialogues de Platon, on reproche aux sophistes de ne pas savoir de quoi ils parlent. Hippias, un autre sophiste, se perd dans ses tentatives de définition de la beauté, chacune d'entre elles s'appuyant sur un exemple particulier et ne parvenant pas à dépasser le plan des cas individuels pour accéder à celui du général. Les sophistes ne parviennent ni à fonder leurs convictions dans ce qui est essentiel, ni à réunir en une seule entité les différents avis sur le beau, la vertu ou la pensée, parce que leurs avis restent à chaque fois cantonnés au niveau des cas particuliers. Comme cela génère une situation impossible à contrôler, dans laquelle les exemples doivent être simplifiés ou la connaissance constamment affinée, le sophiste reste pris dans ce que l'on pourrait appeler le caractère privé des convictions particulières. Au bout du compte, le sophiste ne pense pas publiquement en public, mais de façon privée. Coincé par Socrate, le même Hippias est contraint de demander quelques minutes de réflexion. Il a besoin de prendre ses distances par rapport à la conversation, afin de pouvoir éprouver la solidité de sa conviction. Platon représente au sophiste qu'il enseigne publiquement, mais pense de façon privée, alors que le philosophe pense publiquement, mais n'a pas besoin d'avoir beaucoup de public - il pense dans la discussion. Oui, il pense la discussion et la distinction en tant que telles, ce qui explique pourquoi, à l'instar de ce que Socrate n'arrête pas de rappeler, il n'est pas en possession de contenus qu'il pourrait enseigner. Le philosophe vise la connaissance pour la questionner et éventuellement pouvoir la modifier, mais il ne dispose d'aucun savoir particulier et n'en représente aucun. En ce sens, le philosophe fait, pour le dire avec Kant, un usage public de sa raison. Mais celui qui pense ainsi publiquement, réfléchit toujours sur des choses publiques, parce que ce sont des choses qui impliquent de débattre avec quelqu'un. En ce sens fondamental, la philosophie est toujours une conversation, toujours une discussion.

La conversation est par conséquent un geste naturel pour le philosophe, et elle est spontanément publique. Cela dessine toutefois une image complexe de ce qu'est la philosophie: hautaine et détachée de la réalité, elle n'en constitue pas moins un acte de pensée public. La philosophie est une discussion raisonnable et publique avec tout un chacun, au sujet de choses publiques, discussion qui se soustrait non seulement à la discussion individualisée de ce qui a été dit, mais aussi au résumé pratique dans un savoir confié à la communication. On pourrait également dire que la philosophie dérange la communication publique dans un acte public et qu'elle a l'impertinence de le faire en toute transparence. Chez Platon, cette forme de conversation, cet acte de pensée public et contradictoire s'appelait « dialectique ». On constate aisément que l'opinion publique, au sein de laquelle la philosophie représente une voix d'exception, n'apprécie pas tellement cette attitude, et c'est tout particulièrement vrai de nos jours. La philosophie occupe une place qui n'est pas simple, parce qu'elle déstabilise le savoir, lui oppose un concept qui n'est pas directement mobilisable pour les questions du savoir. Elle produit des questions inutiles, elle produit des problèmes ou subdivise le temps qui semble être contemporain. Pour comble d'ironie, elle agit de façon rationnelle et structurée, déploie d'infinies complications des choses, leur ôte leur simplicité et leur usage natif, modifie même la connaissance que l'on en a. En un mot, elle discrimine. Le premier paradoxe de la conversation philosophique peut donc se résumer ainsi : la philosophie recherche une conversation raisonnable qui, en démultipliant les distinctions, se refuse si bien au résultat pratique et à la communication, que cette façon de faire obstacle se traduit aussi dans les formes de son discours. Elle est compréhensible, parce qu'elle est un discours rationnel, et elle est incompréhensible, parce qu'à force de distinctions, elle se soustrait à la communication. Il n'y a pas de philosophie sans discussion, le philosophe se trouvant en permanence dans la discussion avec la pensée et avec les choses qui lui font face. Une conversation entre deux philosophes est donc possible,

parce qu'ils ne parlent pas de la même chose. Mais cette conversation particulière ne se dessine pas dans les figures du consentement mutuel; elle se déploie plutôt le long des contradictions et au-dessus de ce qui est juxtaposé en toute liberté. En faisant ce détour, la conversation philosophique finit malgré tout par conduire à une communauté de vues ambivalente, qui concerne la chose partagée de la philosophie, sa volonté de distinction. Mais si la philosophie parle en discriminant, alors le caractère contradictoire de sa conversation annonce un autre élément contradictoire. La philosophie ne mène pas une seule forme de discussion, elle oscille sans cesse dans sa forme entre la parole et l'écrit. Elle vient de l'écrit, elle a 1'écrit pour but et elle a besoin de l'écrit pour dépasser la fugacité de la parole et entrer dans la réalité, par quoi elle est alors en mesure de résister au temps. Elle a donc besoin du livre. Ce n'est que sous la forme du livre que la conversation est pleinement elle-même, et cela est probablement dû au fait que le lecteur regrette de ne pas y avoir participé directement et sent alors une sorte de fossé se creuser. C'est pourtant dans cet écart celui du discours qui a l'écrit pour finalité, mais qui dans l'écrit se perd comme discours - que la philosophie prend son essor. Socrate aurait-il été philosophe, si Platon n'avait pas été là ? La réponse à cette question n'est pas si évidente. Osons cependant répondre: à proprement parler, non. Car le livre est une autre forme, qui appartient intrinsèquement à la philosophie. Une philosophie doit être saisie par l'écriture pour soutenir le présent qu'elle élabore dans la discussion. Ce présent de la philosophie est faible et menace de s'évanouir avec la conversation. Le livre, en revanche, épaule le présent de la philosophie, et la philosophie élabore un présent entre discours et écrit qui entre en discussion avec l'actualité qui 1'entoure. Les entrées qu'elle fait dans les livres ne sont pas des phrases intemporelles, mais des résultats puisés dans le temps qui l'environne, et donc dans la conversation qui roule sur des choses publiques. C'est pour soutenir cette faible voix que le livre est nécessaire, mais ce n'est pas non plus un achèvement, car il ne représente rien de plus qu'une adresse prolongée au public. C'est

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le problème du livre: il conserve cet aspect qui se soustrait au caractère fortuit de l'opinion individuelle et à l'aléatoire du déroulement temporel, mais il menace dans le même temps de transformer la philosophie en un savoir, qui semble se positionner en dehors du temps. La philosophie pourrait alors s'enseigner et n'aurait plus à rechercher constamment la discussion. La philosophie cependant vit de la discussion à laquelle elle se soustrait, de la même manière qu'elle écrit des livres, qui, en retour, ne cessent jamais d'avoir besoin de la discussion. Le livre fait avancer la discussion complexe, sinueuse, détournée de l'opinion, discussion qui se prolonge en dépit des contradictions et des juxtapositions sommaires il fait partie intégrante de la discussion. Et c'est là le second paradoxe de la discussion philosophique: elle a toujours le livre pour visée, parce qu'elle déborde toujours le moment, mais le livre ne constitue en aucun cas son achèvement, il n'en est qu'un tour supplémentaire. La figure de la conversation philosophique se dessine entre une opiniâtreté élitiste, qui se comprend comme allocution universelle, et un discours qui n'a d'autre visée que le livre, sans pour autant jamais en faire son achèvement: elle construit sa propre place en menant une discussion qui évite l'échange d'opinions et de savoirs en ricochant sur eux, et en faisant d'incessants allers-retours entre livre et parole. C'est une ligne en zigzag, qui ne circonscrit pas seulement un lieu très singulier, mais aussi une temporalité bien particulière. La chose de la philosophie, c'est cette place partagée, cette temporalité partagée. Cette partition s'exprime classiquement dans le concept: un peu comme Hegel partage avec Platon le concept de l'Idée. Mais elle s'exprime aussi dans le partage d'un problème: comme Derrida partage avec Adorno le problème du langage. Concept et problème renvoient sans cesse l'un à l'autre: quand le concept est l'instrument de la distinction, le problème renvoie à l'espace des concepts. La discussion se partage entre l'opiniâtreté du concept d'une part et la dimension publique d'un problème de l'autre, de la même façon que l'écriture entraîne le concept qu'elle inscrit en tant que discours dans un problème public. La chose partagée de la philosophie, dans l'espace et le présent qu'il

y a entre concept et problème, trouve une troisième expression dans une constellation, car elle est une explication avec d'autres personnes: un peu à l'image de Platon qui partage avec les sophistes l'espace public comme espace de controverse. Des concepts et des problèmes partagés ouvrent dans la constellation une période spécifique de la philosophie. Et c'est au cours de cette période que se dévoile finalement le troisième paradoxe de la philosophie, le déploiement spatio-temporel de son corps pensant. Ce déploiement n'a rien d'évident et il produit toute une série de noms problématiques : car que signifient exactement « idéalisme » ou « structuralisme » ? Ou, encore plus problématique, que signifient donc « philosophie allemande » ou « philosophie française » ? Ce genre de noms - que ce soit la philosophie « allemande », « française » ou « anglaise» irritent au premier abord. Des philosophies nationales? On aimerait penser que tout cela est derrière nous. Si l'on suit la philosophie le long des lignes ramifiées qui séparent les concepts, problèmes et constellations, comme le long des discontinuités qui se recoupent dans les discours et les livres, alors on est de plus en plus amené à se poser la question de ce que ces noms désignent. Est-ce qu'ils saisissent le commun d'une identité? Les expressions ({ philosophie allemande » ou « philosophie française » ne désignent-elles pas tout d'abord une constellation discordante? Badiou inaugure la conversation dont on a lu la retranscription en proposant de subdiviser la philosophie en moments discontinus, qu'il distingue comme moments « grec », « allemand » et « français » de la philosophie. Dans le moment « français » du XVIIe siècle, Badiou inclut par exemple Leibniz ou Spinoza. En retour, Nancy signale la difficulté de Kant à écrire dans une langue qui n'offrait pas encore suffisamment de possibilités pour que sa pensée se déployât comme il le désirait. Il était captif d'un allemand poussiéreux, mais auquel il tenait par ailleurs. Ce ne sont ni les frontières linguistiques ni celles des États nationaux qui déterminent le contenu de la philosophie « allemande » ou « française ». Ne comprenons donc pas trop vite les expressions « philosophie allemande ou « philosophie française comme des attributions d'identité, »

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mais plutôt comme le cadre de discussions compliquées. La philosophie comme adresse universelle ne se laisse pas enfermer dans les frontières d'une nation, ni même dans celles d'une langue, mais elle se manifeste dans une infinité de formes, dont le signe de reconnaissance extérieur est souvent la langue. À cela se rajoute que les figures comme celles de la « philosophie allemande » ou de la « philosophie française » réapparaissent en différents endroits à l'occasion de plusieurs études approfondies. La discussion qu'on a lue propose une étude approfondie de la « philosophie allemande» par la « philosophie française ». La « philosophie allemande » a incontestablement dans cette étude une forme qui lui est propre et qui se distingue d'autres apparitions que la « philosophie allemande » peut faire dans d'autres discours. Qu'est-ce donc que la philosophie « allemande » ou « française» ? Sans l'ombre d'un doute, ni l'une ni l'autre des apparitions, mais bien plutôt la somme des conséquences qu'elles ont engendrées. Sur cette dernière toutefois, il est rare de voir se faire l'unanimité. Nancy évoque le décalage bien connu qui s'est opéré en philosophie entre l'Allemagne et la France à cause de la Révolution française: une distance s'est manifestée dans la philosophie allemande, qui a pris la forme d'une attente pleine d'espoir, d'une crainte ou de la tentative de déclencher une autre révolution. Pour Badiou, c'est un recoupement similaire qui a fondé le moment de la « philosophie française » contemporaine : son commencement fut marqué par la lecture renouvelée qu'elle fit des philosophes allemands. Des noms tels que « philosophie allemande 1) ou « philosophie française » ne peuvent pas être réduits aux frontières étatiques ou linguistiques. Ce sont les noms que portent des constellations complexes, qui se réfèrent à des langues et à des États, mais dans lesquelles ce sont surtout des concepts et des problèmes partagés qui se présentent sous divers aspects. Peut-être est-ce pour cela qu'ils ne peuvent développer la totalité de leur contenu qu'au moment où ils émergent dans la traduction. Peut-être qu'ils n'apparaissent qu'alors dans leur structure propre: ils ne sont pas falsifiés comme dans tant de discussions, et ne constituent ni une orthodoxie ni une dogmatique comme chez les

croyants de la connaissance immuable; mais ils font retour à leurs contenus essentiels dans la traduction. La traduction de l'une de ces philosophies en l'autre prolonge ainsi ce qui la ramène à son propre contenu essentiel. Elle renouvelle, elle actualise en répétant. Elle mène une conversation, elle écrit le présent de la philosophie. Que signifie alors mener une conversation philosophique sur la philosophie allemande, depuis une perspective française ? Cela signifie d'abord faire la démonstration du présent de la philosophie, partager sa chose, développer des problèmes en discutant de concepts partagés. Mais cela reste surtout, en toutes circonstances, une allocution, une invitation, une adresse. Tmduù de l'allemand par Lambert Barthélémy

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