Temps, temporalité, chronologie Conférence de Muriel SALLE ATER à l’Université Lyon 1-IUFM de Lyon 20 novembre 2008
Définitions du TEMPS Dans le dictionnaire Grand Robert de la langue française : « Milieu indéfini où paraissent se dérouler les existences dans leur changement, les événements et les phénomènes dans leur succession. »
Dans le dictionnaire Littré : « 1° La durée des choses en tant qu’elle est mesurée ou mesurable » « 2° Le temps du point de vue des philosophes » « 3° La durée bornée, par opposition à éternité »
Définitions de la TEMPORALITÉ « Caractère de ce qui est dans le temps, de ce qui appartient au temps ; le temps vécu ; conçu comme une succession, considéré dans son ordre "avant-après" et dans le fait qu’un "après" devient un "avant" » (Grand Robert de la langue française) « Expression du temps » au sens grammatical. La marque du temps sur le verbe par exemple.
Définitions de la CHRONOLOGIE 1° Science de la fixation des dates des événements historiques. 2° Succession des événements dans le temps.
Anachronis me
Diachronie / Synchronie
L’histoire 1° Expérience vécue par les hommes du passé = Historie (P) 2° Écriture a posteriori de cette expérience = Geschichte (p)
P (le passé) H = (l’histoire) p (le présent de l’historien)
Le temps pour les historiens « Leur matériau fondamental » Jacques Le Goff, Histoire et mémoire (1988)
« Le plasma dans lequel baignent les phénomènes et comme le lieu de leur intelligibilité » Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou le Métier d’historien (1941)
L’histoire a temporelle
toujours
« une dimension irréductible »
Antoine Prost, Douze leçons sur l’histoire (1996)
« L’histoire est la science des hommes dans le temps » Marc Bloch L’historien est « un régisseur du temps ». « Il est le passeur qui procède à l’inscription du passé dans le présent, établissant ainsi un pont vers l’avenir et légitimant une relecture indéfinie des sources à la recherche du sens » François Bédarida (1998)
Problématique l’exposé Qu’est-ce que le temps pour les historiens ? Quel rôle joue-t-il dans la pratique historienne ? Décliné en temporalités, quels rapports le temps entretient-il avec l’écriture de l’histoire ? Et enfin, à quoi sert la chronologie dans le cadre de l’appréhension du temps par un regard historien ?
et
plan
de
I. Le temps, → concept équivoque II.Les → temporalités historiques → III. Chronologies et
I. Le temps, concept équivoque Jean Leduc, Les historiens et le temps. Conceptions, problématiques, écritures (Seuil, 1999).
A. Les grands aspects du temps Temps cyclique Dans les sociétés "traditionnelles" Éternel recommencement
Temps linéaire Imposé par le christianisme
En linguistique, Benveniste distingue : - le temps physique temps continu uniforme, infini, linéaire, segmentable à volonté temps objectivable (mesurable, avec des instruments adéquats: clepsydre, pendule, montre…)
- le temps chronique,
il comprend une double dimension, subjective (multiplicité des temporalités individuelles) et objective
- le temps linguistique manifestation de l’expérience humaine du temps par le biais de la langue
B. Les temps de l’historien sont multiples
Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen au temps de Philippe II (1946)
Le temps long, temps des structures « histoire quasi immobile, lente à couler, presque hors du temps ». Le temps intermédiaire, temps des conjonctures « histoire lentement rythmée, vagues de fond ». Le temps court, temps de l’événement « histoire traditionnelle, histoire événementielle, agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses.
Une question de RYTHME, pas une tranche chronologique plus ou moins longue ! Rythme lent : le temps géographique Rythme intermédiaire : le temps social Rythme rapide : le temps individuel
Pluralisation relative du temps historique ➝ Temps à la fois cyclique, linéaire et stationnaire ➝ Privilège de la longue durée / dévalorisation du temps court. Nouveau déterminisme chronologique : une histoire immobile ? ➝ Rien à voir avec les temps intrinsèques des processus (la leçon de la sociologie)
C. Temps mémoriel et temps historique Histoire
Mémoire
Temps historique factice parce que extérieur et mort
Vécu transtemporel, ménageant la coprésence de l’expérience passé et de l’expérience Cultive les actuelle ressemblances,
Recherche de ce qui change, introduit des coupures, des périodes
passage continu du passé au présent
Projet inscrit dans un projet d’universalité, dans un temps unique
Projet propre groupe, multiple
à
chaque
Va-et-vient entre présent et passé, qui cherche à mettre ce dernier à distance
Présence vivante, sensible et recherchée du passé dans le présent
II. Les historiens et leur rapport au temps Passé
Présent
Avenir
Notion de temporalité François Hartog et les « régimes d’historicité »
A. Que faire du présent ? • Chez les méthodiques : une histoire-récit ➝ Pour une mise à distance (préférence pour la période antique ou médiévale) Thiénot (milieu XIXe siècle) : « L’histoire ne naît pour une époque que quand elle est morte toute entière. Le domaine de l’histoire, c’est donc le passé. Le présent revient à la politique et l’avenir appartient à Dieu ». ➝ Oublier le présent par peur de l’anachronisme Temps linéaire, cumulatif. Téléologie orientée par la notion de progrès.
• Dans les Annales : une histoire-problème ➝ Pour une prise en compte du présent de l’historien Lucien Febvre : l’historien « part du présent et c’est à travers lui, toujours, qu’il connaît, qu’il interprète le passé », en lui appliquant une « méthode prudemment régressive ». L’histoire-problème pose au passé les questions du présent. ➝ En collaboration avec d’autres sciences sociales spécialistes de l’analyse de la réalité contemporaine (sociologues, politologues ou géographes) ➝ Pour une histoire du présent, de l’actualité
B. Comment écrire l’histoire ? Posture « généalogique » : le temps sert de ressort à l’intrigue
Causes ⇒ Événement ⇒ Conséquences « Reconstruction rétrospective » ou « rétrodiction » (Paul Veyne)
Constat d’une situation
➝
Recherche d’une explication dans les faits antérieurs
Entre ces deux procédures de recherche, il y a comme une révolution : ce n’est plus le passé qui éclaire le présent, ni le présent qui permet de mieux comprendre le passé, mais c’est la confrontation passé / présent qui permet de produire le savoir historique (André Burguière) ➝ par la méthode récurrente (emprunt à la pensée géographique) ➝ par l’histoire-problème
Que doit faire l’histoire ? Ressusciter le passé (Michelet) Réactualiser le passé (Re-enactment de Collingwood) Entretenir un constant va-et-vient entre passé et présent (Marrou)
C. Les régimes d’historicité Le rapport qu’une société entretient avec son passé, la manière d’articuler le passé, le présent et l’avenir Emprunt à Reinhardt Koselleck La « formulation savante de l’expérience du temps qui, en retour, modèle nos façons de dire et de vivre notre propre temps ». François Hartog, «Temps et histoire. Comment écrire l’histoire de France ? », in Annales HSS, n°6, 1995, pp.1219-1236.
Il y a 3 régimes d’historicité : Le régime passéiste Le passé est indépassable et éclaire l’avenir (jusqu’à la fin du XVIIIe siècle)
Le régime futuriste Le passé est, par principe, dépassé et le futur (en réalité l’idée qu’on s’en fait) éclaire le passé (jusque dans les années 1960). Empreinte de la philosophie positiviste.
Le régime présentiste = présentisme Le présent est son propre horizon « sans futur et sans passé ou générant, presque au jour le jour, le passé et le futur dont il a besoin quotidiennement »
III. Découper le temps Périodiser : une démarche indispensable à l’historien Trouver des articulations pertinentes pour découper l’histoire en périodes, i.e. substituer à la continuité insaisissable du temps une structure signifiante Périodisations conventionnelles et périodisations « vives » : découper le temps n’est pas une opération anodine.
A. Les périodes « canoniques » Antiquité Moyen Age Temps modernes Période contemporaine
➝
XVIe siècle
➝
2e 1/2 XIXe siècle
Début de l’histoire : fin du 4e millénaire avant notre ère
Préhistoire
➝
Années 1830
(étude des sociétés sans écriture)
Le siècle
(Daniel Milo, Trahir le temps, 1991)
Sæculum : « âge », « époque », « longue période de temps » Fin du XVIe siècle : débuts du découpage de l’histoire en périodes centenaires (référence devenue courante seulement à l’époque napoléonienne) Variations de sens : - « siècle » a longtemps permis de qualifier une période éclatante (siècle de Périclès ou celui des Lumières) - désormais on s’en tient à la signification mathématique, dont la neutralité explique le succès Débuts des célébrations de centenaires : :fin XIXe siècle (1878, 1889)
B. Continuité ou discontinuité ? Simiand et la dénonciation de « l’explication chronologique » = « l’habitude de se perdre dans des études d’origines » (1903) « L’idole chronologique entraîne par suite à considérer toutes les époques comme également importantes, à concevoir l’histoire comme un rouleau ininterrompu où toutes les parties seraient semblablement établies, à ne pas s’apercevoir que telle période est plus caractéristique, plus importante que telle autre, […] à considérer tous les faits, tous les moments comme indifféremment dignes d'études et comme susceptibles d’une même étude ».
Pour Georges Poulet, l’histoire est une machine à produire de la continuité : « l’histoire a pour objet spécifique de mettre une continuité entre les différents moments du temps, de faire apparaître quelques principes en raison duquel ils procèdent les uns des autres » Paul Veyne : les historiens « bouchent les trous » Danger : le finalisme
C. Une périodisation universelle estelle possible ? « Description du présent, étude du passé et anticipation de l’avenir, l’histoire a toujours eu et elle garde ses dimensions chronographique, chronométrique, chronologique et chronosophique » (Kryzstof Pomian)
Les chronosophies (Saint Augustin, Hegel, Comte ou Marx) : l’histoire a une finalité, c’est une marche vers un accomplissement (= téléologie) ➝ L’avènement de la Cité de Dieu (Saint Augustin, La Cité de Dieu, Ve siècle de notre ère)
➝ La réalisation de l’Esprit absolu, i.e. d’un esprit du monde devenu conscient de lui-même par la philosophie, la construction de l’État prussien et la science.
➝ L’éclosion de l’âge positif, compréhension scientifique de la réalité succédant à l’âge théologique et à l’âge métaphysique, en vertu de la loi des 3 états (Comte, Cours de philosophie positive, mi-XIXe siècle)
➝ L’avènement d’une société sans classe, l’abolition de la propriété privée par la révolution communiste, et l’abolition de l’État (Marx, Le matérialisme historique, ) ➝ Analyse de l'essor et de la chute des civilisations dans une sorte de synthèse de l’histoire mondiale (métahistoire) (Toynbee, Étude de l’histoire, 1934-1961)
La
proposition
de
Robert
Bonnaud
:
« modéliser l’histoire universelle » et proposer une « systémique à l’échelle planétaire »
Une histoire à vocation prédictive, puisqu’il existe une loi des rythmes de l’histoire universelle
Problème : - Qui fixe les lois ? - Et peut-on affirmer qu’il existe une loi des rythmes de l’histoire, tout en restant évasif sur le sens de celle-ci ?