Le_monde_diplomatique_-_janvier_2019.pdf

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H

C O M M E N T L’ É TAT C H I N O I S N O T E S E S C I T O Y E N S –

pages 4 et 5

À WIGAN, SUR LES PAS DE GEORGE ORWELL PAR GWENAËLLE LENOIR Pages 20 et 21.

5,40 € - Mensuel - 28 pages

N° 778 - 66 e année. Janvier 2019

DOSSIER : LE SOULÈVEMENT FRANÇAIS

VOTRE BROSSE À DENTS VOUS ESPIONNE

Quand tout remonte à la surface

Un capitalisme de surveillance

À

PAR SERGE HALIMI

PARIS, le 15 décembre 2018, trois « gilets jaunes » se relaient place de l’Opéra pour lire une allocution adressée « au peuple français et au président de la République, Emmanuel Macron ». Le texte annonce d’emblée : « Ce mouvement n’appartient à personne et à tout le monde. Il est l’expression d’un peuple qui, depuis quarante ans, se voit dépossédé de tout ce qui lui permettait de croire à son avenir et à sa grandeur. »

En moins d’un mois, la colère inspirée par une taxe sur les carburants a ainsi débouché sur un diagnostic général, à la fois social et démocratique : les mouvements qui agrègent des populations peu organisées favorisent leur politisation accélérée. Au point que le « peuple » se découvre « dépossédé de son avenir » un an et demi après avoir porté à sa tête un homme se targuant d’avoir balayé les deux partis qui, depuis quarante ans justement, s’étaient succédé au gouvernement.

Et puis le premier de cordée a dévissé. Comme, avant lui, d’autres prodiges de son acabit, eux aussi jeunes, souriants, modernes : MM. Laurent Fabius, Anthony Blair et Matteo Renzi, par exemple. Pour la bourgeoisie libérale, la déception est immense. L’élection présidentielle de 2017 – un miracle, une divine surprise, une martingale – lui laissait espérer que la France était devenue une île heureuse dans un Occident tourmenté. À l’époque du couronnement de M. Macron sur

D ERRIÈRE

L’industrie numérique prospère grâce à un principe presque enfantin : extraire les données personnelles et vendre aux annonceurs des prédictions sur le comportement des utilisateurs. Mais, pour que les profits croissent, le pronostic doit se changer en certitude. Pour cela, il ne suffit plus de prévoir : il s’agit désormais de modifier à grande échelle les conduites humaines.

© ADAGP, PARIS, 2019 - GALERIE OLIVIER WALTMAN, PARIS

Avec les « gilets jaunes », un pouvoir trop sûr de lui et prétendant servir de modèle à l’Europe a dû céder devant la révolte de groupes sociaux jusque-là peu mobilisés collectivement. En un mois, transports, fiscalité, environnement, éducation et démocratie représentative ont été remis en cause.

C

FRANÇOIS BARD. – « Cours ! », 2018

fond d’Hymne à la joie, l’hebdomadaire britannique The Economist, parfait étalon du sentiment des classes dirigeantes internationales, le représenta, tel Jésus, marchant sur l’eau, en costume éclatant et le sourire aux lèvres.

La mer a englouti l’enfant prodige, trop confiant en ses intuitions et trop méprisant de la condition économique des autres. Pendant une campagne électorale, la détresse sociale n’intervient que comme un décor, en général pour expliquer le choix de ceux qui votent mal. Mais, ensuite, quand les « colères anciennes » s’additionnent et que, sans considération pour ceux qui n’en peuvent plus, on en suscite de nouvelles, le « monstre », comme l’appelle M. Christophe Castaner, ministre de l’intérieur, peut surgir hors de sa boîte (1). Alors, tout devient possible.

(Lire la suite pages 14 et 15, et notre dossier pages 13 à 19.) (1) « Un monstre qui est né de colères anciennes », Christophe Castaner, Brut, 8 décembre 2018, https://brut.live/fr

LA BATAILLE NAVALE CONTRE L’U KRAINE

La Russie s’affirme en mer Noire

L

Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, la Russie renforce son emprise militaire sur la mer Noire. La Turquie s’en accommode. Maîtresse des détroits du Bosphore et des Dardanelles, elle a longtemps joué le rôle de verrou contre l’expansion russe vers les mers chaudes. À couteaux tirés avec Washington, Ankara et Moscou tiennent désormais à distance les forces navales occidentales.

PAR IGOR DELANOË *

E 25 NOVEMBRE 2018, les gardescôtes russes arraisonnaient trois navires de guerre ukrainiens qui tentaient de franchir le détroit de Kertch. Partie d’Odessa, la flottille avait mis le cap sur la mer d’Azov, où Kiev dispose de quelques centaines de kilomètres de côtes. Au-delà de l’incident lui-même, cette escarmouche navale est intervenue dans un contexte sécuritaire régional où la Russie a pris la main depuis qu’elle a annexé la Crimée, en mars 2014.

* Directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe (Moscou).

La rivalité pour l’accès à une mer fermée s’ajoute désormais à la longue liste des griefs qu’entretiennent Russes et Ukrainiens. L’incident du 25 novembre est le dernier, et le plus grave, d’une série d’arraisonnements et de contrôles inopinés de navires auxquels ils se livraient en mer d’Azov depuis le début de l’année 2018.

En vertu d’un accord signé en 2003, cette mer est, en droit, un condominium russo-ukrainien. Le texte accorde une liberté de circulation totale aux navires

civils et militaires des deux pays dans les eaux du détroit de Kertch. Toutefois, en s’emparant de la Crimée, la Russie s’est rendue de facto maîtresse de l’accès à la mer d’Azov, dans la mesure où elle contrôle désormais les deux rives du détroit qui y mène. Sa supériorité militaire sur l’Ukraine tend par ailleurs à transformer l’espace maritime azovien en « lac russe ». En mai 2018, la Russie a inauguré un pont qui la relie à la péninsule. (Lire la suite page 12.)

PAR SHOSHANA ZUBOFF *

ETTE JOURNÉE de juillet 2016 fut particulièrement éprouvante pour David. Il avait passé de longues heures à auditionner les témoins de litiges assurantiels dans un tribunal poussiéreux du New Jersey où, la veille, une coupure d’électricité avait eu raison du système d’air conditionné. Enfin chez lui, il s’immergea dans l’air frais comme on plonge dans l’océan. Pour la première fois depuis le matin, il respira profondément, se servit un apéritif et monta à l’étage afin de s’accorder une longue douche. La sonnette retentit au moment même où l’eau commençait à ruisseler sur ses muscles endoloris. Il enfila un tee-shirt et un short, puis dévala les escaliers. En ouvrant la porte, il se retrouva nez à nez avec deux adolescents qui agitaient leurs téléphones portables sous son nez.

– Hé ! Vous avez un Pokémon dans votre jardin. Il est pour nous ! On peut aller l’attraper ? – Un quoi ?

* Professeure émérite à la Harvard Business School. Auteure de The Age of Surveillance Capitalism : The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power, Public Affairs, New York, 2019.

Ce soir-là, David fut dérangé encore quatre fois par des inconnus impatients d’accéder à son jardin et furieux de se voir congédiés. Ils poussaient des cris et scrutaient sa maison à travers l’écran de leur smartphone, à la recherche des fameuses créatures de « réalité augmentée ». Vue à travers leurs appareils, cette portion du monde laissait paraître leurs Pokémon, mais aux dépens de tout le reste. Le jeu s’était emparé de la maison et du monde alentour. Il s’agissait là d’une nouvelle invention commerciale : une déclaration d’expropriation qui transforme la réalité en une étendue d’espaces vides prêts à être exploités au profit d’autres. « Combien de temps cela va-t-il durer ?, se demandait David. De quel droit ? Qui dois-je appeler pour que cela cesse ? » Ni lui ni les joueurs pendus à sa sonnette ne soupçonnaient qu’ils avaient été réunis ce soir-là par une logique audacieuse et sans précédent : le capitalisme de surveillance.

(Lire la suite pages 10 et 11.)

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JANVIER 2019 – LE

MONDE diplomatique

2

L’honneur perdu du « Guardian » ?

E

C O U R RIE R DES LE C TE U R S

N NOVEMBRE 2018, une maladresse administrative des autorités américaines confirme que Washington a bien instruit en secret un dossier d’accusation contre M. Julian Assange. Voilà plusieurs années que le fondateur de WikiLeaks, réfugié depuis 2012 dans l’ambassade d’Équateur à Londres, se dit menacé d’extradition vers les États-Unis, où il redoute de purger une interminable peine de prison pour espionnage, voire pis (1). C’est dans ce contexte que, le 27 novembre, le Guardian, quotidien britannique de centre gauche, choisit de publier un « scoop ». Il révèle que M. Paul Manafort, ancien directeur de campagne du candidat Donald Trump, a rencontré trois fois M. Assange à Londres : en 2013, en 2015 et en 2016.

La nouvelle fait d’autant plus de bruit que, en 2013, M. Trump ne s’était pas encore déclaré candidat à la présidence des États-Unis. Aussitôt, CNN, MSNBC, le New York Times se lèchent les babines. Puisqu’ils soupçonnent M. Assange d’avoir œuvré de concert avec les autorités russes pour diffuser des informations embarrassantes pour Mme Hillary Clinton, ses entretiens avec un proche de M. Trump confirment l’existence d’une collusion de longue date entre le président américain et M. Vladimir Poutine. En somme, M. Assange a servi d’agent de liaison entre les deux hommes. Seulement voilà : les trois rencontres entre M. Manafort et le fondateur de WikiLeaks ont-elles eu lieu ? A priori, impossible d’en douter : le Guardian est un quotidien respecté dans le monde entier, en pointe dans la dénonciation des fake news. Or son article du 27 novembre n’est pas rédigé au conditionnel : il affirme. Les preuves sont donc là, les rencontres certaines. Et puis, un doute s’installe. On se souvient qu’un des rédacteurs de l’article, Luke Harding, nourrit un grief personnel contre M. Assange. Et on découvre que le nom d’un des deux autres responsables du scoop, l’Équatorien Fernando Villavicencio, adversaire actif de l’ancien président Rafael Correa, qui avait accordé l’asile à M. Assange, a été aussitôt effacé des éditions en ligne du Guardian ; que le titre initial de l’article, « Manafort a eu des entretiens secrets avec Assange à l’ambassade d’Équateur », est modifié quelques heures plus tard pour y ajouter « selon des sources ». Quant à la rencontre entre les deux hommes, elle devient la « rencontre présumée »... Comme si tout cela ne suffisait pas, l’ancien consul d’Équateur à Londres, M. Fidel Narváez, réfute formellement les trois visites du conseiller de M. Trump ; WikiLeaks engage des poursuites contre le Guardian ; M. Manafort publie un démenti catégorique. Aucune trace de son passage n’apparaît dans les registres de l’ambassade d’Équateur, aucune image non plus de ses entrées ou de ses sorties dans un des lieux les plus surveillés et les plus filmés de la planète. Le journaliste américain Glenn Greenwald résume toute cette affaire avec un humour cinglant : «Il est certainement possible que Paul Manafort, et même Donald Trump, aient rencontré secrètement Julian Assange à l’ambassade. Il est possible que Vladimir Poutine et Kim Jong-un se soient joints à eux» (The Intercept, 27 novembre)... Possible, mais peu probable : le Guardian n’aurait jamais raté un tel scoop.

S ERGE H ALIMI . (1) Lire « Pour Julian Assange », Le Monde diplomatique, décembre 2018.

Azote

En complément à notre article « Les engrais azotés, providence devenue poison» (décembre), plusieurs lecteurs signalent la dimension énergivore de la production de ces engrais et de la mécanisation de l’agriculture associée. M. Guillaume Kormann ajoute qu’il faudrait repenser les structures du monde agricole : La conversion des fermes françaises à l’agriculture biologique, quels que soient les différentiels de rendement mentionnés dans l’article, remettrait en cause l’essentiel des filières de production, en particulier les filières céréalières. Les fermes conventionnelles qui disposent de terres labourables ont, dans les grandes largeurs, un assolement composé pour moitié de blé tendre d’hiver, justement parce que l’usage des engrais azotés le permet, cette culture représentant souvent un revenu conséquent pour les agriculteurs. Les fermes en agriculture biologique ont quant à elles au maximum un sixième, un septième ou un huitième de leur surface en blé, précisément parce que les besoins en azote de la culture sont importants et nécessitent l’introduction de légumineuses dans la rotation. Ce simple déséquilibre déstabiliserait fortement les coopératives agricoles, qui ne laisseront pas les choses se passer ainsi, car, la production de blé étant exportée à plus de 50 %, cette culture représente une manne financière pour les structures d’export. L’article de Patrick Herman « Pratiques criminelles dans l’agroalimentaire » (septembre 2017) rappelait la puissance de ces institutions, leur capacité à échapper au contrôle démocratique des agriculteurs sociétaires, et surtout leur dépendance aux profits que constitue notamment la vente d’engrais azotés et de pesticides de synthèse. Ces structures restent en France

le principal obstacle au changement des pratiques agricoles.

Impôts et sans-culottes

M. Michel Mourereau complète l’article d’Alexis Spire «Aux sources de la colère contre l’impôt » (décembre) par un rappel historique : Dans son célèbre discours posthume (prononcé par Robespierre à la Convention le 13 juillet 1793), Louis-Michel Le Peletier de Saint-Fargeau préconisait un monopole d’État sur l’instruction du premier degré, financé par tous. Ce député de la noblesse, proche des Montagnards et assassiné six mois plus tôt, avait pris appui sur le profit que la collectivité tout entière retirerait de l’instruction d’un peuple nouvellement instruit. Il déclarait donc fondé en justice d’exiger des « contributions » inégales : « Le pauvre met très peu, le riche met beaucoup ; mais lorsque le dépôt est formé, il se partage ensuite également entre tous ; chacun en retire même avantage, l’éducation de ses enfants. » Tout était dit : l’impôt écrasait l’individu ; il disparaît, remplacé par les « contributions ». Injuste, l’impôt est de droite. Assises sur les « facultés » de chacun, les contributions portent le sceau de la gauche solidaire et redistributrice. S’adressant à la Convention, Robespierre (discours du 24 avril 1793) avait posé le principe de la progressivité en ces termes : « En matière de contributions publiques, est-il un principe plus évidemment puisé dans la nature des choses et dans l’éternelle justice que celui qui impose aux citoyens l’obligation de contribuer aux dépenses publiques progressivement, selon l’étendue de leur fortune, c’est-à-dire selon les avantages qu’ils retirent de la société ? » Enterrée le 9 Thermidor avec la chute de Robespierre,

la progressivité revient en 1913, pour financer la guerre. La progressivité légalisée, la fraude fiscale s’impose alors pour pérenniser le privilège.

Cameroun

Pour M. Bahdon Mohamed Abdillahi, la crise politique du Cameroun présentée dans notre édition de décembre (« Déliquescence du pouvoir camerounais ») vient de loin : La déliquescence du pouvoir camerounais n’est pas nouvelle. C’est un fait qu’on note depuis plusieurs décennies. Elle s’est renforcée dans un contexte de dégradation économique, de montée des conflits sociaux et d’utilisation de la violence comme moyen de résolution des conflits politiques. Comme chez les voisins d’Afrique centrale, ce qu’on a appelé la « transition démocratique » des années 1990 a conduit à un renforcement du régime autoritaire, qui a mis à profit la crise anglophone et les attaques de Boko Haram. Par ailleurs, les élections législatives et présidentielle ne constituent pas pour celles et ceux qui contrôlent le système un mécanisme neutre d’acquisition du pouvoir et de la légitimité des dirigeants politiques ; c’est plutôt une mascarade pour satisfaire l’opinion occidentale, et en particulier la France, qui a appuyé la dictature de Paul Biya comme celle de son prédécesseur.

Vous souhaitez réagir à l’un de nos articles : Courrier des lecteurs, 1, av. Stephen-Pichon 75013 Paris ou [email protected]

RECTIFICATIF L’émission spéciale « Bye bye Belgium » décrite dans notre article sur les conseils de presse (« Quel recours contre les dérapages médiatiques ? », décembre) était présentée par François De Brigode, et non par Philippe Dutilleul (réalisateur de l’émission).

LE SABRE CONTRE LE GOUPILLON

Alors que Pékin a renoué des relations avec le Vatican, le gouvernement traque les protestants et les Églises non autorisées. Le quotidien de Hongkong South China Morning Post signale qu’« un raid de soixante policiers a fondu sur une classe d’enseignement de la Bible » dans une église protestante clandestine à Canton (16 décembre 2018).

La fermeture [de cette église] intervient après que les autorités chinoises ont dissous l’éminente Église de Sion, forte de 1 500 membres, à Pékin, en septembre, et l’Early Rain Covenant Church de Chengdu, qui compte 500 membres, la semaine dernière. (...) Ces raids s’inscrivent dans le cadre d’une répression plus large des Églises non enregistrées, que Pékin a intensifiée cette année. (...) Les responsables locaux disposent désormais de davantage de pouvoirs pour agir et pour imposer des peines plus lourdes contre les rassemblements religieux non autorisés.

DISCIPLINE

Qui menace le plus la démocratie ? Le nouveau président brésilien Jair Bolsonaro, un homme d’extrême droite pour qui les dictateurs latino-américains auraient dû assassiner davantage ? Ou son homologue mexicain de gauche, M. Andrés Manuel López Obrador ? Le Financial Times n’hésite guère (27 novembre).

La plus grande menace pour la démocratie libérale ? Sans hésitation, M. López Obrador, en dépit de son slogan «Amour et paix », et pas M. Bolsonaro, qui promet pourtant une politique plus répressive. (...) [M. López Obrador] jouit d’un vaste soutien populaire, il contrôle son gouvernement, il a hérité d’une économie saine qui le libère dans l’immédiat de la pression des marchés. (...) M. Bolsonaro va trouver une situation inverse. Sa marge de manœuvre est limitée. (...) Il fait face à des médias agressifs, à une justice violemment indépendante, et va se trouver soumis à la discipline des marchés, étant donné la situation économique du Brésil.

MODÈLE ALGÉRIEN

Le site Tout sur l’Algérie (TSA) relève des similitudes entre la répression policière du mouvement des « gilets jaunes » en France et les méthodes expéditives utilisées par les forces de l’ordre algériennes à l’heure du « printemps arabe » de 2011 (16 décembre 2018).

Le choix d’une réponse brutale pour mater un mouvement social comme cela ne s’est jamais fait en France ne va pas sans rappeler le choix d’Alger pour endiguer la vague du «printemps arabe» en 2011. Dans les deux cas, d’ailleurs, les taxes ont servi de mèche. Carburant en France, huile et sucre en Algérie, où elles furent vite annulées. (...) Les émeutes maîtrisées au prix de cinq morts et de centaines de blessés, des dirigeants de l’opposition ont tenté de donner un prolongement à la contestation en organisant des manifestations. C’était tous les samedis à Alger. Comme c’est le cas aujourd’hui pour les «gilets jaunes» à Paris. (...) Le chiffre évoqué à l’époque par les opposants était de trente mille policiers

rien que pour Alger. En tout cas, il était suffisamment dissuasif pour contenir les protestataires, qui se retrouvaient face à des murs hermétiques de policiers qui les confinaient à chaque fois autour de la place du 1er-Mai. Comme cela [s’est fait] à Paris, les forces de l’ordre opéraient aussi loin de la capitale pour empêcher les manifestants d’y arriver. Il y avait des fouilles sur les routes, des interpellations préventives et des procédures de flagrance en justice.

Selon Global Times, le tourisme médical se développe. Il a attiré en Chine 138 millions de personnes en 2016 (15 décembre 2018).

« Le tourisme médical est à la mode », a déclaré M. Li Jiangbin, responsable de l’administration d’État de la médecine traditionnelle chinoise (MTC). (...) « Cela constitue un moyen utile d’introduire la MTC dans le monde et de permettre aux habitants de plus de pays d’en bénéficier », a-t-il ajouté.



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RÉPARTIR LES REVENUS OU SE LIBÉRER DU MARCHÉ ?

LE MONDE diplomatique – JANVIER 2019

’EST POURQUOI le sociologue Richard Titmuss défendit l’idée selon laquelle l’objectif d’un État social était d’inculquer et de préserver l’« esprit de Dunkerque » – l’expression renvoyait au sauvetage de centaines de milliers de soldats alliés sur les côtes françaises en maijuin 1940 grâce à une flottille de centaines de navires civils, un événement qui eut un impact très important au RoyaumeUni (2). Titmuss voyait là les germes de la « société généreuse » à venir. À l’été 1940, écrit-il, avec Dunkerque, « l’humeur du peuple changea et, avec elle, les valeurs. Puisque les dangers devaient être partagés, il devait en être de même pour les ressources ». Cependant, ce nouvel ordre, loin de se limiter à une simple redistribution des revenus, visait à créer les institutions démocratiques capables de vaincre ce que William Beveridge, économiste britannique et théoricien de l’État social, appellerait dans un rapport célèbre, en 1942, les cinq « géants » – pauvreté, insalubrité, maladie, ignorance et chômage –, afin de promouvoir la solidarité au-delà du seul contexte de la guerre.

Par conséquent, l’« esprit de Dunkerque » étendra notablement le rôle assigné à l’État, en particulier pour garantir à sa population des droits sociaux à visée universelle (à la santé, à l’éducation, au travail, au logement...). Cette révolte du corps social contre le « laisser-faire » empruntait une voie médiane entre les législations sociales mises en œuvre en Allemagne par le chancelier Otto von Bismarck dans les années 1880 et la socialisation à grande échelle conduite en Union soviétique depuis octobre 1917.

Une part croissante des salaires est alors socialisée pour financer d’imposants systèmes de sécurité sociale. Les taux d’imposition élevés appliqués aux plus aisés permettent la création de services publics, lesquels forment la base d’une nouvelle « propriété sociale ». Cette notion, utilisée en France à la fin du XIXe siècle, avait pour objet de conjurer le spectre d’une guerre civile déchirant * Chargé de recherches FNRS en sociologie à l’Université libre de Bruxelles ; auteur de Foucault et le néolibéralisme, Aden, Bruxelles, à paraître en 2019 ; a dirigé avec Mateo Alaluf l’ouvrage collectif Contre l’allocation universelle, Lux, Montréal, 2017.

une société où seuls les propriétaires disposaient de la pleine citoyenneté. Juxtaposée à la propriété privée existante, une propriété sociale mettrait « à la disposition des non-propriétaires un type de ressources qui n’est pas la possession directe d’un patrimoine privé, mais un droit d’accès à des biens et à des services collectifs qui ont une finalité sociale (3) ».

Les institutions de l’État social doivent donc être comprises comme un prolongement de l’impératif démocratique, faisant de la reproduction physique et sociale des individus une question politique, permettant de décider collectivement du type d’humanité que la société veut constituer. Cette perspective explique l’importance que les services publics, plutôt que les transferts monétaires, prendront pour nombre d’économistes du début du XXe siècle. Là où le « laisser-faire » a failli à garantir la reproduction matérielle de la population, il revient à l’État d’agir. Ainsi, en 1950, le sociologue britannique Thomas Humphrey Marshall n’hésitait pas à écrire que « l’égalité fondamentale » ne pouvait être « créée et préservée sans porter atteinte à la liberté du marché concurrentiel ».

Cette nouvelle compréhension du rôle de la puissance publique sera promue dans le monde entier. En 1944, la déclaration de Philadelphie, qui réaffirme les objectifs de l’Organisation internationale du travail (OIT), souligne que « le travail n’est pas une marchandise » et pose comme objectif fondamental « l’extension de la sécurité sociale ». Au-delà du monde industrialisé, des dirigeants postcoloniaux comme Jawaharlal Nehru en Inde, Kwame Nkrumah au Ghana ou Léopold Sédar Senghor au Sénégal s’engagent alors à réaliser les promesses que l’État social semble porter au-delà des frontières du monde impérial.

C’est dans l’Amérique des années 1960 que la préoccupation croissante pour la seule pauvreté a commencé à remodeler les idées sur la justice sociale. Lorsque, en mars 1962, le militant socialiste Michael Harrington publie son ouvrage à succès The Other America, les programmes de l’État social font à ses yeux partie du problème. L’Amérique pauvre, écrit-il, « est passée à côté des acquis

Au début des années 1970, l’éclatement spectaculaire du « problème de la pauvreté » favorise une conception de la justice sociale axée sur la seule dimension monétaire. La mise en place d’un seuil sous lequel personne ne devrait tomber va rapidement marginaliser les discussions sur la construction de plafonds de revenus ou sur la réduction de l’espace dans lequel se déploie le marché. C’est à ce moment que les propositions d’allocation universelle ou les programmes d’impôt négatif promus par l’économiste monétariste Milton Friedman (5) séduisent des hauts fonctionnaires et des partis politiques, comme un moyen de lutter enfin directement contre la pauvreté. En France, Lionel Stoléru, conseiller au ministère des finances et futur secrétaire d’État de M. Valéry Giscard d’Estaing et de François Mitterrand, considère que l’accent mis sur la pauvreté produit la seule politique sociale raisonnable au sein d’un système de libre marché. Comme l’écrira Friedman lui-même, une telle politique, « tout en opérant par l’intermédiaire du marché », « ne fausse pas le marché ni n’entrave son fonctionnement » (6). Dans cette conception des politiques sociales, la préservation des mécanismes de marché et du système des prix devient une préoccupation centrale. Si la « main invisible » du marché conduit à une situation indésirable, la solution privilégiée doit être celle de transferts monétaires plutôt que celle d’interventions étatiques.

Cette idée connaît une diffusion rapide dans les institutions internationales sous la houlette de Robert McNamara. Ministre de la défense sous John F. Kennedy et Lyndon B. Johnson, il est nommé en 1968 à la tête de la Banque mondiale. Il y met en place une stratégie contre la pauvreté fondée non plus sur la redistribution, mais sur « l’aide aux pauvres pour qu’ils atteignent leur potentiel productif (7) ». Comme l’analyse l’historien Samuel Moyn, « la justice sociale a été mondialisée et minimisée », ce qui a favorisé l’établissement d’une ligne sous laquelle «personne n’est autorisé à sombrer», tout en permettant de s’opposer fermement aux récits égalitaires des dirigeants

postcoloniaux (8). Dans les années 1980, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) ainsi que l’Organisation des Nations unies (ONU) reprennent l’approche de McNamara. Hier conçue pour protéger les populations des effets du marché, la justice sociale sera désormais une intervention visant à permettre à tous d’y participer.

La longue éclipse de l’inégalité comme thème dominant du débat public a pris fin dans le sillage de la crise financière de 2008. Le mouvement Occupy Wall Street en 2011 et le slogan des « 99 % » ont capté l’imaginaire et mis un nom sur l’extrême polarisation des revenus et des patrimoines survenue au cours des décennies précédentes. Toutefois, comme l’a fait valoir l’historien Pedro Ramos Pinto, ce succès n’a pas conduit à rompre avec les définitions strictement quantitatives et monétaires. Si le retour de ce thème dans le débat public marque une amélioration par rapport à la focalisation sur la pauvreté, il se circonscrit néanmoins aux attributs individuels plutôt qu’à des catégories et relations plus politiques : on s’emploie « à déplorer les effets, plutôt qu’à chercher les causes (9) ».

Comment devrions-nous dès lors nous préoccuper des inégalités? Deux réponses classiques dessinent deux horizons politiques opposés. Une conception limitée aux effets, et donc axée sur la stricte disparité de revenus, conduit à accroître l’égalité en réduisant l’écart monétaire entre les riches et les pauvres. Il en résulterait un monde où la concurrence économique serait toujours impitoyable, mais où nul ne craindrait la privation matérielle. Un monde qu’aucun des penseurs socialistes du XIXe siècle n’aurait jamais imaginé, tant ils associaient fermement l’inégalité au problème du libéralisme économique.

Une seconde conception cherche à atteindre l’égalité par la démarchandisation et la démocratisation de biens comme les soins de santé, l’éducation, les transports, l’énergie, etc. Un monde qui, en socialisant et en garantissant l’accès de tous aux éléments les plus importants de notre existence, réduirait la dépendance au marché, et donc au mécanisme qui se trouve à l’origine des inégalités (10). Longtemps, ce projet n’a pas été considéré

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sociaux et politiques des années 1930 ». Non seulement les institutions de sécurité sociale, le salaire minimum, les lois du travail ou les syndicats ne seraient pas conçus pour les déshérités, mais ils contribueraient même à leur « rejet ». Pour Harrington, la pauvreté constitue une condition spécifique, détachée de la question du travail ou du marché. Située non plus au sein mais à côté du rapport salarial, cette pauvreté diffère radicalement du paupérisme du XIXe siècle. Si le pauvre « forme un système distinct », il constitue dès lors un problème spécifique. Comme l’écrira le journaliste du New Yorker Dwight Macdonald dans le compte rendu qu’il fera du livre de Harrington en 1963, « l’inégalité de la richesse n’est pas nécessairement un problème social majeur en soi » ; « la pauvreté, si » (4). Désormais, la principale préoccupation sera d’établir un plancher de revenus plutôt que d’universaliser la sécurité sociale.

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Qu’il s’agisse de la production, du travail ou, plus généralement, des relations humaines, la « société de marché », comme l’appelait l’économiste et anthropologue Karl Polanyi, était considérée comme une menace pour la démocratie dans la mesure où elle laissait le marché façonner l’ordre social plutôt que l’inverse. Ce type de société avait non seulement éliminé du débat politique la question de l’allocation des ressources, mais également modifié la nature des transactions sociales en tant que telles.

DJAMEL KOKENE-DORLÉANS. – « Nous », 2009

: PHOTOGRAPHIE UM PHOTOS ANDERSON/MAGN CHRISTOPHER

La meilleure façon de comprendre cette évolution est de parcourir l’un des classiques du socialisme, Le Capital. Aussi surprenant que cela puisse paraître, le terme « inégalité » n’apparaît pas plus de quatre fois (cela varie selon les traductions) dans le volumineux chef-d’œuvre du philosophe allemand. Jusqu’à la fin du

XIXe siècle, aucun penseur ne s’était en effet préoccupé de placer chaque individu sur un axe et le revenu total sur un autre pour en mesurer la distribution. Comptaient les différences entre les classes et les facteurs de production, plutôt que celles existant entre les individus. Ce n’est qu’avec le travail du sociologue italien Vilfredo Pareto (1848-1923) qu’émergent des outils modernes de mesure de l’inégalité. Pour Marx, le problème n’était pas d’envisager comment répartir les revenus entre les individus, mais d’imaginer une société délivrée du marché.

S 2018 N° 157 /// FÉVRIER-MAR

ARU EN 2013, le livre de Thomas Piketty Le Capital au XXIe siècle s’est vendu à plus de deux millions et demi d’exemplaires à travers le monde. Depuis ce succès phénoménal, l’inégalité est largement perçue comme le grand problème moral de notre temps. Aux États-Unis, Karl Marx figure parmi les meilleures ventes de la catégorie « Free Enterprise » d’Amazon, et le jeune magazine américain de gauche Jacobin est à présent une publication grand public. On peut cependant se demander dans quelle mesure cette mode s’accorde avec les idées de Marx. En réalité, la notion d’inégalités de revenus était rarement utilisée au XIXe siècle, et sa centralité dans le débat public a considérablement appauvri notre façon de penser la justice sociale (1).

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« Des riches plus riches et des pauvres plus pauvres. » De ce constat cent fois formulé on peut déduire des solutions politiquement opposées : adoucir le capitalisme, disent les uns ; socialiser la richesse, rétorquent les autres. Avant de resurgir dans les slogans d’Occupy Wall Street, ce débat a traversé le XXe siècle. La mise en avant des inégalités dans le discours public a elle aussi une histoire.

© ADAGP, PARIS, 2019 - PHOTOGRAPHIE : DJAMEL KOKENE - CIRCONSTANCE GALERIE, NICE

Déplorer les inégalités, ignorer leurs causes

comme scandaleusement utopique, même par les réformateurs les plus modérés.

On peut se demander, bien sûr, pourquoi réclamer davantage qu’une réduction des inégalités de revenus à un moment où même ce modeste objectif semble impossible à atteindre. Pourtant, au lendemain de la chute du mur de Berlin, le francparler idéologique a fait un retour en force, surtout du côté de la droite. Dans le contexte de cette évolution dramatique, la gauche devrait promouvoir une vision plus audacieuse d’un monde dépassant l’utopie du marché. Le pouvoir des grandes idées, c’est qu’elles ne visent pas simplement à redistribuer certaines cartes, mais à changer les règles du jeu. Cette vision prometteuse d’un avenir moins individualiste et plus fraternel avait donné, en décembre 1942, sa publicité au rapport Beveridge. Elle incita des milliers de personnes à faire la queue dans le froid pour acheter ce texte aussi sec que technique, dont les ventes atteignirent pas moins de 635 000 exemplaires. « Un moment révolutionnaire dans l’histoire du monde, notait l’auteur, est un temps pour les révolutions, pas pour les raccommodages. » (1) Pedro Ramos Pinto, « Inequality by numbers : The making of a global political issue ? », dans Christian O. Christiansen et Steven B. Jensen (sous la dir. de), Histories of Global Inequality : New Histories, Palgrave, Londres, à paraître. (2) Lire « “L’esprit de Dunkerque”, quand l’élite cède...», dans «Royaume-Uni, de l’Empire au Brexit», Manière de voir, no 153, juin-juillet 2017. (3) Robert Castel, «La propriété sociale : émergence, transformations et remise en cause », Esprit, no 8-9, Paris, août-septembre 2008. (4) Dwight Macdonald, « Our invisible poor », The New Yorker, 19 janvier 1963. (5) L’idée de l’impôt négatif développée par Friedman du début des années 1940 est une variante de l’allocation universelle. Le principe est de garantir à tous un seuil de revenus à travers le système d’imposition. (6) Milton Friedman, « The distribution of income and the welfare activities of government », conférence au Wabash College, Crawfordsville (Indiana), 20 juin 1956. (7) Rob Konkel, « The monetization of global poverty : The concept of poverty in World Bank history, 1944-1990», Journal of Global History, vol. 9, no 2, Cambridge, juillet 2014. (8) Samuel Moyn, Not Enough : Human Rights in an Unequal World, Harvard University Press, 2018. (9) Pedro Ramos Pinto, « The inequality debate : Why now, why like this ? », Items, Social Science Research Council, 20 septembre 2016, https://items.ssrc.org (10) Lire Bernard Friot, « En finir avec les luttes défensives», Le Monde diplomatique, novembre 2017.

JANVIER 2019 – LE

MONDE diplomatique

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Bons et mau

Public ou privé, local ou national, individuel ou sectoriel, un système de notation appelé « crédit social » se déploie en Chine. À l’origine, il imitait le système américain, qui attribue une bonne note aux emprunteurs payant régulièrement leurs échéances. Puis il s’est étendu à d’autres types de comportements. Reportage à Hangzhou, siège de l’entreprise Alibaba, et dans les campagnes du Shandong.

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PAR NOS ENVOYÉS SPÉCIAUX RENÉ RAPHAËL ET LING XI *

A SCÈNE se déroule sous nos yeux près de l’entrée annexe de l’Hôpital du peuple no 1 de Hangzhou, au sud de Shanghaï, dans la province du Zhejiang. La rue est calme. Une femme âgée fait le pied de grue sur un trottoir séparé de la chaussée par une petite barrière qui lui arrive aux genoux. Elle semble attendre un taxi. Les dosd’âne se succèdent et les voitures, telle cette berline allemande, roulent au pas. Soudain, la femme enjambe la barrière, descend du trottoir, s’incline sur le capot, puis bondit comme un cabri avant de s’asseoir au sol, les bras croisés. Le jeune conducteur sort de son véhicule et s’approche, fébrile. S’ensuit une heure de palabres, en présence d’infirmiers songeurs et d’un policier qui passait par là, jusqu’à la négociation d’une indemnité compensatoire.

Cette scène est un peng ci – littéralement : « toucher la porcelaine » –, une tentative d’extorsion pour faux accident, devenue si banale en Chine que les plates-formes de vidéos en ligne regorgent de compilations parfois hilarantes, souvent dramatiques. La colère monte face à ces actes, qui s’ajoutent à bien d’autres entourloupes : scandales sanitaires ou alimentaires, contrefaçons, etc. De sorte que tout ce qui promet d’éradiquer les margoulins a le vent en poupe auprès de la population. Ainsi, le système de surveillance appelé « crédit social » peut se déployer tranquillement. D’ailleurs, depuis l’été dernier, les mots «honnêteté» (cheng) et « crédibilité » (xin) fleurissent sur les affiches de propagande qui accompagnent cet ensemble de mécanismes privés et publics d’évaluation des individus, des officiels, des entreprises et des secteurs professionnels, récompensant les bons et pénalisant les mauvais. Lin Junyue, chercheur pékinois, est l’un de ses théoriciens. En 1999, il intégrait une équipe de travail à la demande du premier ministre d’alors, M. Zhu Rongji, qui le nommait ingénieur en chef. « Des entreprises américaines lui avaient demandé de créer des outils pour en savoir plus sur les entreprises chinoises auxquelles elles voulaient passer commande. Avec mes collègues, nous avons donc fait des voyages d’études aux États-Unis et en Europe, et nous avons compris qu’il nous fallait construire mieux que ça : un système solide pour documenter la solvabilité des citoyens et des entreprises chinoises. Notre rapport, baptisé “Vers le système national de gestion de crédit ”, est sorti en mars 2000, juste avant les [réunions des] deux Assemblées (1). Le terme “crédit social ” est apparu en 2002, quand un officiel a suggéré une symétrie lexicale avec la Sécurité sociale », nous explique-t-il. * Journalistes.

En 2006, la Banque populaire de Chine – la banque centrale – adopte le principe du credit score (« cote de crédit »), comme aux États-Unis, où cette note démarre généralement à 300 (très médiocre) et plafonne à 850 (très bon ) (2). Puis Lin Junyue a poursuivi ses travaux. « Nous voulions explorer un crédit au sens large, avec une collecte d’informations beaucoup plus étoffée, émanant par exemple du ministère de la sécurité de l’État ou de celui des télécommunications. Ce projet a été validé en 2012 par la Commission pour le développement et la réforme, qui a aussi trouvé les villes-pilotes. » Le chercheur rejette toute comparaison facile avec la série télévisée orwellienne Black Mirror (3), très populaire en Occident, et dément l’hypothèse d’une note individuelle nationale (4) : « Nous n’en sommes pas là, même si nous allons plus loin que l’évaluation standard de la solvabilité. Des informations de tous ordres vont être progressivement rassemblées sur un individu ou un organisme. Cela va surtout permettre à des gens ou à des entreprises irréprochables, mais n’ayant aucun historique économique, d’accéder, grâce à de nouveaux critères, à l’emprunt, à des appels d’offres et à beaucoup d’autres nouvelles chances. »

Programmes « Filet du ciel » ou « Yeux perçants » Quarante-trois municipalités-pilotes testent le dispositif jusqu’en 2020. Chacune a sa batterie de critères, son système de lettres ou de points, et choisit même son nom : « Crédit social de la fleur de prunier » pour Suzhou, « Crédit social de jasmin » pour Xiamen. Presque toutes tirent parti des données collectées sur les réseaux sociaux ou sur les applications de smartphones, mais aussi d’une vidéosurveillance toujours plus sophistiquée. En 2020, la totalité des lieux publics urbains majeurs devraient être dotés de caméras à reconnaissance faciale : c’est le programme « Filet du ciel ». À la campagne se déploie le programme « Yeux perçants », qui permet aux paysans de relier leurs téléviseurs ou leurs smartphones aux caméras de surveillance placées aux entrées du village. « Le sentiment de sécurité est le meilleur cadeau qu’un pays puisse offrir à son peuple », avait déclaré le président Xi Jinping dans un documentaire diffusé à la télévision nationale à partir du 10 juillet 2017, avant le XIXe Congrès du Parti communiste chinois. Le

film rappelait que près d’une caméra de vidéosurveillance sur deux (42 %) dans le monde se trouvait en Chine. Lin Junyue, quant à lui, surveille comment les municipalités pionnières s’emparent de son dispositif de crédit social. « À Suqian, le respect du code de la route est apparu comme essentiel dans la notation. À Rongcheng, on se concentre sur la moralité, le civisme. À Hangzhou, on bâtit une réputation de ville innovante et connectée. Notre équipe observe ce processus de près, tout en planchant sur la protection des données personnelles, car il faudra un cadre. Il existe d’ailleurs une norme internationale à ce sujet : l’ISO/TC 290. Mais, trop protectrice, elle est un frein à l’économie. » Et de conclure : « En 2020, les règles seront mises en place, les punitions et les gratifications inventées. L’infrastructure sera créée, et le pays pourra l’épouser. » Pour Pékin, ce sera en 2021. La ville de Hangzhou conjugue deux systèmes de notation depuis 2015. L’un est municipal, toujours embryonnaire et inconnu de tous les habitants que nous avons pu interroger. L’autre est privé, populaire et très prisé des autorités : le crédit Sésame d’Ant Financial, la branche financière d’Alibaba, fleuron de l’e-commerce chinois dont le siège est à Hangzhou. Ce crédit privé attribue des notes allant de 350 à 950 aux usagers de l’application de paiement Alipay (Zhifubao en chinois), très populaire en Chine et monopolistique ici. Les bien notés se voient offrir des « privilèges » et peuvent accéder à de juteux produits financiers ainsi qu’au microcrédit à la consommation – le service Huabei d’Alipay. Dessiné par des architectes de Seattle, l’immeuble Z Space est le deuxième bureau en quatre ans d’Ant Financial. La société n’emploie pour le moment « que » 3 600 personnes, mais l’édifice peut en accueillir 8 000. Des vigiles à oreillette, taillés comme des militaires de la garde d’honneur, surveillent les flux de jeunes salariés en bermuda bariolé équipés d’écouteurs Beats dernier cri, qui déboulent à vélo électrique ou en voiture de sport. Alipay est l’une des poules aux œufs d’or du groupe et revendiquait 700 millions d’utilisateurs actifs en septembre 2018, contre 500 millions un an plus tôt. Son principe consiste en un code QR (pour quick response, un codebarres en deux dimensions) à scanner. Adieu la mitraille : même des mendiants arborent un code QR autour du cou. Choisir Alipay, c’est aussi laisser Ant Financial amasser une avalanche d’informations personnelles, comme le détail de ses courses en taxi et de ses achats à la supérette, ses factures médicales, sa générosité. À l’image d’un Facebook générant des publicités à partir des interactions de ses utilisateurs, le crédit Sésame est établi à partir des achats frénétiques effectués par le biais d’Alipay. Et bien au-delà. « Avec le consentement de l’utilisateur, Sésame collecte et analyse cinq types de données, recueillies via la plate-forme Alipay, mais aussi via d’autres grandes plates-formes partenaires. Ces données sont les transactions d’achat, le remboursement de petits prêts à la consommation, le patrimoine immobilier et les produits financiers de l’utilisateur, son profil personnel – tel que son niveau de diplôme et ses loisirs – et ses transferts d’argent effectués auprès d’autres utilisateurs Alipay », nous explique M. Le Shen, un porteparole d’Ant Financial, avant de préciser : « Sésame ne s’intéresse pas aux données GPS de l’utilisateur, ni à sa messagerie ou à son historique d’appels. »

En février 2015, Li Yingyun, directeur de la technologie du crédit Sésame, expliquait le calcul de la note dans le magazine économique chinois Caixin : « Quelqu’un qui joue à des jeux vidéo [en ligne et payants] dix heures par jour, par exemple, sera considéré comme une personne paresseuse, alors que quelqu’un qui achète fréquemment des couches-culottes sera présumé être un parent, qui aura donc un sens plus aigu des responsabilités (5). » Depuis, aucune autre information n’a filtré sur ce que capte l’algorithme. Ces tempsci, les bien notés du crédit Sésame n’intéressent plus seulement Ant Financial. Des entreprises, et même des consulats, cherchent à attirer ces individus prometteurs. Ainsi, le service de rencontres en ligne Baihe met en avant les célibataires les mieux notés. De grandes chaînes d’hôtels, les principaux opérateurs de vélos partagés ou les loueurs de voitures épargnent le montant de la caution, particulièrement élevé en Chine, aux scores supérieurs à 650. Une plateforme de location de matériel photographique, vidéo et informatique leur est réservée. Un bon Sésame peut même appuyer une demande de visa pour Singapour ou pour le Canada.

Florilège d’incivilités sur la chaîne locale Depuis 2004, la municipalité de Hangzhou octroie une « carte de citoyen » à chaque résident âgé de 16 ans et plus : un badge magnétique multifonctions, qui fait office de carte de Sécurité sociale, de carte de transports, de moyen de paiement des amendes routières aux bornes appropriées, et qui permet l’accès gratuit aux parcs de la ville. À l’époque, les autorités annonçaient vouloir créer par ce biais une vaste base de données pour mieux cerner les besoins des habitants. Depuis juin 2018, le détenteur de cette carte citoyenne peut, s’il le souhaite, basculer vers une application smartphone offrant les services équivalents. Pour s’identifier, il lui faut renseigner son crédit Sésame, lequel est détecté par reconnaissance faciale. Cette manipulation technique apporte la preuve formelle d’une passerelle entre Alibaba et l’administration de Hangzhou. Un bon crédit Sésame certifie, aux yeux de celle-ci, que vous êtes un bon citoyen. De son côté, la banque centrale, qui, en 2015, n’avait réussi à attribuer une cote de crédit qu’à un quart de la population chinoise, a longtemps laissé Sésame et sept autres entreprises financières accéder à toutes les informations bancaires et fiscales de la population. « Elle a fini par lancer son propre credit score, baptisé Baihang, en mai 2018, avec ces huit entreprises comme actionnaires minoritaires », précise Lin Junyue. Il faut voyager plus au nord, jusqu’à la ville portuaire de Rongcheng, dans la province du Shandong, pour prendre la mesure de ce qu’est (1) L’Assemblée nationale populaire et la Conférence consultative politique du peuple chinois se réunissent séparément une fois par an, en mars. (2) Lire Maxime Robin, «Aux États-Unis, l’art de rançonner les pauvres », Le Monde diplomatique, septembre 2015. (3) Lire Thibault Henneton, « Science et prescience de Black Mirror », dans « Écrans et imaginaires », Manière de voir, n° 154, août-septembre 2017. (4) Cf. Jamie Horsley, « China’s Orwellian social credit score isn’t real », Foreign Policy, Washington, DC, 16 novembre 2018. (5) Cité par Celia Hatton, « China “social credit” : Beijing sets up huge system », BBC News, Pékin, 26 octobre 2015.

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LE MONDE diplomatique – JANVIER 2019

NOTATION DE SES CITOYENS

GALERIE MICHAEL SCHULTZ, BERLIN

vais Chinois

HUANG MIN. – « Mountain River, Landscape Series No 1 » (Torrent, de la série Paysage no 1), 2006-2007

un crédit social municipal pleinement opérationnel et chapeauté intégralement par la force publique. « Si Hangzhou construit sa marque autour des entreprises de high-tech et fait la part belle au crédit Sésame, Rongcheng est plutôt connue pour sa gestion active du crédit des citoyens. La ville se focalise sur l’élévation morale des habitants. Vous constaterez qu’ils ont fait beaucoup en matière d’incitations », nous prévient Lin Junyue. À Rongcheng, en effet, se mêlent zèle, conviction et... beaucoup de bricolage. En cette fin de journée, le parc entourant la mairie est quasi désert. Un vieux couple aux tuniques rapiécées nous en explique la raison : « C’est l’heure de “La vie du peuple 360 ”. Beaucoup se précipitent devant leur téléviseur. » Chaque soir, la chaîne locale diffuse un florilège de comportements inciviques saisis par la vidéosurveillance au cours des dernières vingt-quatre heures. Des culottes accrochées aux grilles d’un lotissement, un vieux canapé abandonné sur un trottoir ou, pis encore, des chauffeurs qui ne ralentissent pas aux passages cloutés ou des piétons qui traversent n’importe où : les séquences s’enchaînent à un rythme haletant. Les numéros de plaque minéralogique, les visages et parfois les noms des trublions sont exhibés, entre deux mises en garde de policiers impassibles, les yeux rivés sur un prompteur. Bienvenue à Rongcheng, connue pour sa pêche, son industrie de la caravane et sa réserve hivernale de cygnes mongols. Une bourgade devenue une ville en six ans, avec l’absorption des villages à vingt kilomètres à la ronde. À Rongcheng et dans la quasi-totalité des 919 villages dépendant de sa juridiction, le crédit social a été mis en place dès 2013, entraînant une évolution palpable des comportements et des interactions sociales. Les habitants disposent d’un capital de départ de 1 000 points et figurent d’office dans la catégorie A. Au gré des points qu’ils glanent ou qu’ils perdent, ils montent vers A+ ou tombent vers les catégories B, C ou D. Il suffit de perdre un point pour se situer à un score de 999, glisser vers le B et se voir refuser un prêt immobilier par la banque. C’est à la mairie, dans un bureau flambant neuf, que l’on vient récupérer sa note, sous la forme d’un certificat dûment tamponné. Depuis qu’un détritus abandonné vaut le châtiment d’une perte de trois points, les trottoirs comme les bus sont d’une propreté confondante. Pas un mégot ni une canette vide à l’horizon. Et nul besoin d’être pris en flagrant délit par un agent pour être sanctionné : les nombreuses caméras Hikvision – le leader mondial de la télésurveillance, dont l’État chinois est l’actionnaire majoritaire – y suppléent. Traverser la rue n’est plus une gageure : sur les artères principales, les automobilistes s’arrêtent à l’approche du piéton – un fait rarissime en Chine. En cas de manquement, la sanction est rude : 50 yuans d’amende, trois points retirés du permis de conduire (qui en compte douze) et cinq points de crédit social en moins. « C’est arrivé d’un coup, au printemps 2017. Du jour au lendemain, les voitures s’arrêtaient devant nous. Je ne savais plus quoi faire ! », se souvient Mme Yuan, au fort accent mandchou. De nombreux quartiers de la cité ont aussi adopté une charte de bonne conduite, signée par les riverains. Celui de Qingshan, par exemple, affiche son savoir-vivre sur de larges panneaux bleus. Parmi les priorités : bannir les films ou livres dits « jaunes » (c’est-à-dire érotiques), ne plus faire pousser ses légumes dans la rue, fuir les églises non enregistrées, cesser d’être grossier avec ses voisins ou de se pavaner en voiture de luxe lors

des mariages ou des funérailles. Y déroger, c’est prendre le risque de voir sa note dégringoler.

Avec les coordonnées des assesseurs pour signaler nos bonnes actions et réclamer les points. »

La vitalité du crédit social est encore plus manifeste dans les petits villages de l’agglomération. Une centaine d’entre eux disposent déjà d’une «place du crédit social», où des panneaux ludiques et colorés détaillent les commandements, affichent les visages des citoyens méritants et précisent les points ajoutés ou retirés durant le mois écoulé. À Dongdao Lu Jia, joli village aux ruelles fraîchement asphaltées, les habitants ont reçu, le 10 juillet 2018, un inventaire à la Prévert de la notation sociale. Douze pages où l’on apprend que tailler les arbres fruitiers du voisin rapporte un point ; amener un aîné à l’hôpital ou au marché, un point, avec une limite de deux trajets par mois ; sortir un véhicule du fossé : un point ; aider à relever les compteurs d’eau, prêter ses outils : un demi-point. Mais si les poules ne sont pas en cage, c’est 200 yuans d’amende et dix points en moins ; une bagarre, 1 000 yuans et dix points ; jeter ses déchets dans la rivière : 500 yuans et cinq points ; un graffiti ou un autocollant jugé hostile au gouvernement : 1 000 yuans et cinquante points. La peine la plus redoutable s’abat sur ceux qui partent pétitionner auprès de l’échelon supérieur, sans passer par le chef du village (6) : 1 000 yuans d’amende et un basculement automatique dans la catégorie B.

Son nom ne figure pas sur la petite liste des bons samaritains de ce mois d’août, affichée dans la cour de la salle communale, où l’on s’affronte au xiangqi (échecs chinois) dès l’aube, pour quelques yuans. « Je ne suis pas encore prête à les appeler pour raconter que j’ai dépanné ma voisine. » Elle susurre : « J’ai une amie dont le mari ne remboursait pas un prêt. Il a loupé une seule mensualité et s’est retrouvé sur une liste noire. Tous les voisins étaient au courant. Ce n’est peutêtre pas lié, mais ils se sont séparés depuis... » Mme Mu referme la porte. Elle fait sans doute référence à cette liste pour « délits économiques » que l’État chinois met à jour chaque mois sur le site Creditchina.gov.cn. On ne connaît pas le nombre total d’entreprises et de personnes qui y figurent, seulement les ajouts récents. En septembre 2018, 228 000 individus et 55 000 entreprises y sont apparus pour des prêts mal remboursés, des impôts, des amendes ou des condamnations pécuniaires impayés.

S’offrir une beuverie... dans le village voisin « Avant, le village payait des nettoyeurs, mais ils bossaient mal. Maintenant, on balaie nousmêmes. Ça rapporte des points et ça fait faire des économies », raconte M. Liu Jian Yi, 64 ans, plutôt jovial, en treillis et chemise à fleurs. Ce paysan a longtemps arpenté le pays et ses chantiers de construction, puis est revenu s’installer dans la maison de pierres grises où il est né. « Là, je viens de réparer la cheminée d’un voisin. Si je le déclare à notre chef du Parti et si mon ami confirme, photographie à l’appui, on devra m’attribuer un point. Les notes sont dévoilées chaque fin de mois sur une page WeChat, mais je n’ai pas de smartphone. » Il se dit que les bien notés recevront des bourriches d’huîtres et des bidons d’huile pour le Nouvel An chinois. « L’autre jour, un voisin m’a raconté que le chef avait rassemblé une équipe de vieux afin d’aller construire en ville un atelier pour travailleurs handicapés. Personne n’avait les qualifications. Pourtant, c’est passé quand même, avec quelques pots-de-vin. Et c’est lui qui est censé nous attribuer des points ? Je me demande si c’est sérieux ! » À Ximu Jia, 250 habitants, le village voisin, que traverse une rivière poissonneuse, on cultive le ginseng derrière d’épaisses toiles noires. La première maisonnette, identique aux suivantes et encerclée de tessons étincelants, porte une grosse croix rouge sur son toit en béton. C’est l’église protestante, ouverte deux fois par semaine pour une vingtaine de fidèles. Une dame trapue aux cheveux courts apparaît sur le seuil. Une plaque en émail est clouée au-dessus de sa porte, sur laquelle on lit : « Famille au crédit social exemplaire ». Pareil chez les voisins. « Ça remonte à trois ans, explique Mme Mu avec un raclement de gorge. Des officiels avaient récompensé l’est du village sans raison. Puis l’ouest l’année suivante. Ils avaient un quota à remplir. Cette année, c’est plus sérieux. On a tous reçu un livret avec ce qu’il faut faire ou ne pas faire, c’est comme à l’école.

Sur le réseau social Weibo, des contrevenants décrivent, au-delà de l’humiliation publique, les sanctions subies : interdiction de postuler à des appels d’offres pour les entreprises, de réserver une chambre dans les beaux hôtels, d’inscrire son enfant dans une bonne école du soir, de prendre l’avion ou le train rapide pendant un an. Faire retirer son nom de la liste en payant rubis sur l’ongle devient alors la priorité. Quelques kilomètres plus au sud, sur un menhir planté au bord d’une quatre-voies déserte, est gravé, en caractères rouges, qu’un village proche serait à l’avant-poste du crédit social. La gérante est aussi la cheffe de la fédération locale des femmes. Avec la fin de la politique nationale de l’enfant unique, Mme Yu Jianxia a perdu la charge du contrôle des naissances. Depuis mai 2018, elle décortique les rapports de ses trois assesseurs, des villageois de confiance à qui sont signalés faits et méfaits. « Je collecte leurs informations le 18 de chaque mois, j’envoie mon rapport au chef du village et du comté le 20, puis on se retrouve le 25 pour discuter et attribuer les points. Pour valider une bonne action, il faut au moins deux photographies ou une vidéo. Et ce sont les assesseurs qui s’en chargent, car ici, à peine cinquante habitants disposent d’un smartphone. » Elle prétend n’avoir jamais enlevé de points : « Quand une personne laisse un bric-à-brac sur son trottoir, je lui accorde un délai de trois jours pour nettoyer avant de toucher à sa note. Le but n’est pas de causer des ennuis aux gens, juste de les civiliser un peu. Notre slogan à nous, c’est “Hao Ren Hao Shi” [“Bonnes gens, bonnes actions”]. » Encore plus loin, au bout d’une haie de roseaux, se trouve le village de Mao Liu Jia. Des gens de la ville sont arrivés au chant du coq chez Mme Ma Yu Ling, 44 ans, pour grappiller quelques points. Depuis quinze ans, elle vit allongée sur son kang – un lit de béton chauffé par le dessous –, avec une gourde et la télécommande à portée de menton. La faute à une maladie des nerfs qui, mal opérée, s’est transformée progressivement en tétraplégie. « En 1998, Shandong TV est venu me voir pour m’offrir un fauteuil roulant. À l’époque, je pouvais encore marcher. Maintenant, je ne peux même plus bouger mon cou tellement c’est douloureux. » Deux fois par mois depuis deux ans, des âmes charitables – jamais les mêmes – arrivent donc de Rongcheng pour nettoyer sa maison lézardée et bichonner ses occupants. Une bonne action qui rapporte quatre points. Parfois, ces bénévoles offrent aussi des plateaux de raviolis

que le mari dépose au fond du congélateur. « Mais ça ne remplace pas la faible indemnité de ma femme – 3 000 yuans par an [386 euros] –, qui lui a été supprimée le jour où notre fils a atteint l’âge de travailler. Et sa couverture maladie ne rembourse ni les couches ni les pansements et les produits désinfectants, qu’elle consomme en grande quantité. Ça représente 6 000 yuans par an », rumine-t-il en servant un verre de tordboyaux. Mme Ma Yu Ling : « On ne quitte jamais le village, sauf pour rejoindre en camionnette l’hôpital du comté et faire remplacer ma sonde urinaire par une infirmière. Recevoir de la visite, me faire maquiller, parler avec des femmes de la ville, c’est beaucoup de douceur. Et je m’en fiche si elles font ça pour leur note. »

« Une note unifiée n’aurait aucun sens » Dans cette partie du Shandong, il semble exister autant de pratiques de crédit social que de villages. À Teng Jia, par exemple, les mauvais points et le nom de leurs titulaires sont scandés par haut-parleur, le vendredi soir. Une mise au ban qui pousse les habitants à aplanir un litige, ou à s’offrir une beuverie... dans le village voisin, pour échapper à leurs assesseurs devenus sentinelles. Jeremy Daum, chercheur américain à Yale, spécialiste du droit chinois et auteur du blog China Law Translate, traduit et agrège toutes les réglementations relatives au crédit social chinois (7). Un travail de titan. « Si une personne entre dans un restaurant, elle peut déjà connaître la notation émise par l’Agence de sécurité alimentaire concernant la propreté des cuisines. Cette personne n’a pas besoin de savoir si le cuisinier a conduit quatre fois sa grand-mère au marché ou s’il a voyagé en train sans ticket. Tout comme un banquier n’a nulle envie de savoir si son client figure parmi les plus mauvais trieurs de déchets ménagers avant de décider de lui accorder un prêt, même s’il peut avoir accès à cette information. » Et de préciser, ironique : « Peut-être qu’un jour une analyse fine des données prouvera qu’une fraude au billet de train prédispose à enfreindre les règles sanitaires, ou que les pollueurs deviennent toujours de mauvais payeurs ; mais, pour le moment, une note unifiée n’aurait aucun sens pour le gouvernement. Je crois que ce qui importe le plus, ce sont les listes noires et l’humiliation publique qu’elles entraînent ». Pour les entreprises et leurs dirigeants engagés dans l’import-export, la construction, le transport ferroviaire et aérien, les statistiques, le conseil juridique et notarié, l’événementiel et la publicité, les mutuelles, la protection de la propriété intellectuelle, l’organisation de mariages, des listes spécifiques distinguant les bons et les mauvais éléments voient actuellement le jour. Mais, pour les citoyens, l’opacité des opérations – qui n’a rien à envier à celle des géants du Web américains – pourrait transformer le crédit social en cauchemar.

RENÉ RAPHAËL ET LING XI. (6) En Chine, une vieille tradition permet d’aller porter sa réclamation ou sa protestation à l’échelon supérieur, de la commune au canton, puis à la préfecture, puis à la province. Lire Isabelle Thireau, « Les cahiers de doléances du peuple chinois », Le Monde diplomatique, septembre 2010. (7) « Legal documents related to the social credit system », China Law Translate, www.chinalawtranslate.com

JANVIER 2019 –

LE MONDE diplomatique

6 É TERNEL

CONFLIT ENTRE

Qui arrêtera Le soulèvement des « gilets jaunes » français suscite l’admiration de larges fractions de la population argentine. La politique menée par le président conservateur Mauricio Macri, au pouvoir depuis 2015, a fait monter en flèche les prix de l’énergie et des produits de première nécessité. Alors que la pauvreté augmente, la colère sociale couve sans provoquer d’explosion. Jusqu’à quand ?

NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

RENAUD LAMBERT

N NOVEMBRE 2015, l’élection de M. Mauricio Macri à la présidence de l’Argentine avait enthousiasmé le monde de la finance. Un chef d’entreprise à la tête d’un pays longtemps honni des marchés ? Le Forum de Davos venait de trouver sa star. Trois ans plus tard, une violente crise balaie l’Argentine, qui sollicite l’«aide» du Fonds monétaire international (FMI). Celui dont la prise de fonctions devait, selon le Financial Times, « marquer le début d’une nouvelle ère (1)» s’estime rattrapé par une fatalité propre à son pays : « Tomber, se relever, puis tomber à nouveau, encore et encore. »

Les courbes représentant la croissance économique de la plupart des pays se ressemblent : des collines, des vallons et, de temps en temps, un relief plus prononcé. Dans le cas argentin, le schéma évoque une succession de convulsions. 2002 : chute de 10,9 % ; 2003 : bond de 8,8 % ; 2007 : pic de 7,7 % ; 2009 : croissance nulle ; 2011 : nouvelle hausse de 7,9 % ; 2012 : tout juste 1 % (2). Au cours des soixante dernières années, Buenos Aires a cumulé quatre défauts sur sa dette, vingtsix accords avec le FMI et deux épisodes d’hyperinflation.

En 1983, l’économiste Marcelo Diamand analyse ce va-et-vient, manifeste depuis le début du XXe siècle. Ses travaux concluent que les mouvements erratiques de l’économie s’expliquent par un conflit

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politique entre deux parties incapables, pour l’heure, de se départager. L’Argentine n’est pas un pays mais un pendule, estime-t-il. Un pendule dont le mouvement éclaire l’élection de M. Macri, l’échec de sa politique économique et l’enjeu de l’élection présidentielle de 2019.

D’un côté du champ de bataille, le secteur agraire, qui naît avec la colonisation du pays. Son activité consiste à observer, de loin, le cupidon des amours bovines démultiplier les têtes de ses troupeaux. Alimenté par l’extraordinaire fertilité de la pampa, le flux continu des exportations garnit ses coffres. Cette oligarchie réside en Argentine mais pense en Europe. Elle y fait éduquer ses enfants ; elle en importe ses vêtements, ses meubles et ses idées.

Loin des grandes exploitations, un autre secteur, populaire, urbain, à la peau souvent mate. Il émerge au début du XXe siècle avec les manufactures, qui apparaissent ici plus tôt qu’ailleurs dans la région. Alors que la richesse du sol dote le secteur agraire d’une compétitivité naturelle, l’industrie souffre d’un retard trop important pour rêver d’exportations. Elle n’en a pas moins besoin de devises, afin d’approvisionner ses lignes de production en machines, par exemple. Ces livres sterling et ces dollars doivent donc provenir de l’unique secteur capable de les drainer : l’agriculture.

Le pouvoir colossal des exploitants agricoles

ARTICIPER à l’essor d’un pan d’activité dont on ne tire aucun profit et où s’activent des gueux ? L’idée fait longtemps sourire dans les palais de Buenos Aires, que l’oligarchie agraire a fait construire avec des matériaux européens (marbre de Carrare, verre de Murano, sculptures françaises...). Jusqu’à ce qu’entre en scène un certain Juan Domingo Perón. Le colonel d’infanterie devient secrétaire d’État au travail et à la prévoyance en 1943, avant d’être élu président en 1946. Le pendule argentin se met alors en mouvement.

La population vient de doubler en moins de trente ans, de quadrupler en cinquante. « Le modèle agraire, concentré et peu gourmand en main-d’œuvre, ne peut plus répondre aux besoins d’emploi et d’insertion de la population », nous explique l’économiste Mario Rapoport. «Au cours des années 1930, les Argentins ont connu la faim alors même que le pays était l’un des plus importants exportateurs de produits alimentaires du monde », renchérit l’économiste Bruno Susani (3).

Le 28 mai 1946, Perón crée l’Institut argentin de promotion de l’échange (IAPI). L’organisme est chargé de restructurer l’économie et repose sur une nationalisation de fait du commerce extérieur. Il jouit de fonctions élargies, que détaillent les économistes Facundo Barrera et José Sbattella : « Commerciales : il achetait aux producteurs les céréales qu’il se chargeait d’exporter. Financières : il distribuait des fonds pour l’acquisition de biens de capitaux [nécessaires à la production industrielle]. De régulation du marché intérieur : il achetait les excédents non vendus et fixait le prix de certains produits du panier alimentaire de base, ainsi que les taux de profit du secteur industriel (4). » Dans le même temps, Perón opère une large redistribution des revenus, met en

place une assurance-maladie, instaure les congés payés, les retraites, la couverture des accidents du travail et le droit de vote des femmes, développe l’éducation, l’accès au logement... Quelques années suffisent à cimenter la haine des dominants à son égard, qui ne disparaîtra plus. En 1955, les militaires prennent le pouvoir. Ils abolissent l’IAPI et détruisent l’industrie, coupable à leurs yeux de contribuer au développement d’une classe ouvrière mobilisée. Mais Perón a d’ores et déjà changé la donne en dotant la population d’armes qui lui permettent de lutter.

Depuis soixante-dix ans, le pendule argentin oscille donc entre agriculture et industrie, entre l’oligarchie et ce que Perón appelle « le peuple ». 1955, 1966, 1976 : à échéance régulière, des coups d’État interrompent des tentatives plus ou moins audacieuses de développement industriel. Après le retour à la démocratie, en 1983, le néolibéralisme se charge d’imposer l’ancienne feuille de route des militaires. Il conquiert même certaines franges du péronisme sous les mandats de M. Carlos Menem, entre 1989 et 1999. « Cette crise ne sera pas une simple crise de plus, mais la dernière », proclame M. Macri en 2018. La politique argentine ressemble toutefois à une succession de tables rases. En 1976, le ministre de l’économie de la junte, José Alfredo Martínez de Hoz, affirme déjà : « Ceci n’est pas un simple changement, du type de ceux, nombreux, que le pays a connus ces dernières années. Il s’agit de tourner une page dans l’histoire politique, économique et sociale du pays, ce qui signifie le début d’une nouvelle ère (5). » Presque trente ans plus tard, le péroniste de gauche Néstor Kirchner (2003-2007) promet à son tour la rupture avec une période noire qui, selon lui, englobe la dictature et les premières présidences du retour à la démocratie : « Nous sommes en train de

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PAR

mettre fin à un cycle qui a commencé en 1976, et qui a implosé en nous entraînant dans l’abîme en 2001 (6). »

M. Daniel Pelegrina se montre néanmoins optimiste. Le président de la Société rurale argentine (SRA) nous reçoit dans les bureaux de son organisation, qui représente les grands exploitants agricoles. Entre les édifices modernes qui bordent cette rue piétonne du centreville de Buenos Aires, le bâtiment détonne : une façade en pierre de taille, de larges fenêtres ornées de motifs fleuris, des balcons en encorbellement. L’immense porte d’entrée s’entrebâille sur un porche bordé de colonnes, que l’on traverse pour atteindre la réception. Le regard est alors aspiré par un escalier qui semble avoir été conçu pour accueillir des géants. Parcourant une à une les marches, les yeux se posent enfin sur le plafond garni de vitraux colorés, une vingtaine de mètres plus haut. Baigné de lumière, un buste en bronze trône au pied de l’escalier : celui de José Martínez de Hoz, fondateur de la SRA en 1866 et grand-père du ministre de l’économie de la dictature de 1976. « Nous avons retrouvé la confiance », s’enflammait M. Pelegrina lors de l’inauguration de la cent trente-deuxième Exposition rurale, le 28 juillet 2018, avant de faire ovationner le chef de l’État. M. Macri n’avait-il pas supprimé l’impôt sur les exportations, introduit en 2002 par l’éphémère président Eduardo Duhalde ? Imaginé au milieu des années 1950, le dispositif – baptisé « rétentions» – visait deux objectifs : inviter le secteur agraire à contribuer au financement de l’État et réduire le coût du panier de consommation des ménages. Le pays exporte en effet les mêmes produits que ceux qu’il consomme : en l’absence de mécanisme de correction, le prix d’un kilogramme de bœuf sur les étals argentins dépend donc du cours mondial de la viande, trop élevé pour les bourses locales. Les rétentions (environ 30 centimes pour chaque dollar perçu pendant la « période Kirchner ») réduisent mécaniquement le coût des produits exportables lorsqu’ils sont vendus sur le marché intérieur.

Un mécanisme « injuste », qui piétine le principe de la propriété privée, estime M. Pelegrina. C’est que, à la SRA, on ne badine pas avec la propriété privée, dont la pleine jouissance confère aux exploitants agricoles un pouvoir colossal. On le mesure en traversant la pampa. D’immenses bâches blanches y protègent le soja, déjà récolté. Elles permettent de conserver la céréale jusqu’à un an : transformé en spéculateur, l’agriculteur peut alors attendre les meilleurs prix et la plus forte valorisation du dollar pour écouler sa production. Quitte à priver le reste du pays des devises dont il a besoin. Cela lui est même bénéfique : moins les

dollars entrent, plus le cours du billet vert augmente, et plus la rente agricole enfle.

Un large sourire éclaire donc le visage de M. Pelegrina lorsque nous le rencontrons. M. Macri a épousé l’analyse du président de la SRA lors de son discours de juillet 2018 : le problème de l’Argentine découle de « la taille insoutenable d’un État inadapté à la réalité économique et productive du pays». La solution? Ajuster les dépenses de la nation à l’enveloppe qu’accepte de lui verser le secteur agraire. «Ne pas vivre au-dessus de nos moyens», traduisait M. Macri dans un discours, la mine contrite, le 3 septembre 2018.

« Dollars ! Euros ! Change ! Change ! » Sous les fenêtres des bureaux de la SRA, l’humeur est moins joyeuse. Comme chaque fois que la monnaie locale est sous pression, des spéculateurs à la sauvette bourgeonnent dans les rues du centre-ville. On les appelle arbolitos, « petits arbres ». Entre janvier et la fin septembre 2018, le cours du peso a chuté de 118 %, amputant un pouvoir d’achat par ailleurs gangrené par l’inflation, qui devrait frôler 50 % cette année. Ici, les logements et les voitures sont réglés directement en billets verts. Et rares sont les économies qui ne prennent pas

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la direction d’un arbolito, d’un bureau de change ou d’un compte libellé en devise américaine. « La Réserve fédérale a calculé que 20 % des dollars qui ne circulent pas aux États-Unis se trouvent en Argentine », relevait récemment le quotidien Clarín (22 octobre 2018), cependant que l’économiste Santiago Fraschina estime la fuite des capitaux à près de 109 milliards de dollars depuis l’élection de M. Macri, soit environ un sixième du produit intérieur brut (PIB) en 2017 (7). Alimentée par l’inquiétude des épargnants, cette hémorragie l’aggrave à son tour en aiguillonnant l’inflation.

Confrontée à ce cercle vicieux, la présidente Cristina Fernández de Kirchner (2007-2015) avait tenté de retenir les dollars en instaurant un contrôle des changes en 2011. M. Macri adopte une stratégie différente : offrir des taux d’intérêt stratosphériques aux investissements spéculatifs. Au mois d’octobre 2018, ceux-ci avoisinaient 70 %. Un scénario idéal pour que se mette en place le fameux effet boule de neige par lequel les emprunts d’hier doivent être remboursés par d’autres, plus coûteux encore. Or la dette a constitué l’une des clés de voûte de la stratégie de M. Macri : en Argentine, renoncer à imposer le secteur agraire laisse peu d’options.

Coupes budgétaires inédites

ANS un premier temps, le présidentchef d’entreprise a pu compter sur la bienveillance des marchés financiers, ravis du retour du pays latino-américain dans le giron des contrées accueillantes. Il ne s’est donc pas privé : « Le gouvernement [argentin] a plus emprunté que n’importe quel autre pays émergent depuis l’élection de M. Macri », constatait le Financial Times le 19 octobre 2017. « Environ 100 milliards de dollars en deux ans », calcule pour nous M. Axel Kicillof, ancien ministre de l’économie de la présidente Fernández de Kirchner. La dette, qui s’établissait à 40 % du PIB en 2015, dépasse désormais 75 %, après avoir bondi de vingt points de pourcentage au cours de la seule année 2018.

« Le programme de ce gouvernement sort tout droit de la boîte à outils des années 1990, poursuit M. Kicillof. À l’époque, la mondialisation financière mettait des capitaux financiers à disposition des pays périphériques. Tout cela a changé. » Depuis 2015, la Réserve fédérale américaine a procédé à huit hausses de ses taux directeurs, contribuant à détourner l’intérêt des investisseurs. Bientôt, le gonflement rapide des créances du pays alarme jusqu’aux spéculateurs les plus aventureux. Le gouvernement choisit alors de faire appel au FMI, qui lui accorde le plus important plan d’« aide » de l’histoire de l’institution : 57 milliards

de dollars. Les Grecs auraient pu raconter la suite, qui avaient eux-mêmes vu dans l’expérience argentine de la fin des années 1990 le cauchemar qui les attendait. « Si vous coupez les budgets de l’État et que vous augmentez les taux d’intérêt, vous étranglez l’économie, résume M. Kicillof. Sans surprise, le chômage a augmenté et la pauvreté a explosé. Tout comme l’inflation et la dette... » Chez les libéraux, on soigne l’austérité par une dose supplémentaire de rigueur.

(1) John Murray Brown, « Mauricio Macri, Argentina’s new president », Financial Times, Londres, 23 novembre 2015. (2) Source : Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc) des Nations unies. (3) Bruno Susani, Le Péronisme de Perón à Kirchner. Une passion argentine, L’Harmattan, coll. « Horizons Amérique latine », Paris, 2014. (4) Facundo Barrera et José Sbattella, « Regulación del comercio exterior y apropiación de rentas. Pasado y presente de la medida », dans Pablo Ignacio Chena, Norberto Eduardo Crovetto et Demian Tupac Panigo (sous la dir. de), Ensayos en honor a Marcelo Diamand. Las raíces del nuevo modelo de desarrollo argentino y del pensamiento económico nacional, Miño y Dávila editores, Buenos Aires, 2011. (5) Cité par André Gunder Frank, Crisis : In the Third World, Holmes & Meier Publishers, New York, 1981. (6) Cité par Bruno Susani, Le Péronisme de Perón à Kirchner, op. cit. (7) Santiago Fraschina, « Dibujovne », Página 12, Buenos Aires, 21 octobre 2018.

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LE SECTEUR AGRAIRE ET L’ INDUSTRIE

LE MONDE diplomatique – JANVIER 2019

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le pendule argentin ?

SERGIO MOSCONA. – De gauche à droite, « Baston de mando » (Bâton de commandement) 1, 2 et 3, 2016. Sergio Moscona exposera du 14 mars au 27 avril 2019 à la Galerie Claire Corcia, Paris.

En octobre 2018, le quotidien Clarín, proche du pouvoir, décrit les coupes budgétaires de M. Macri comme « réellement inédites » (23 octobre 2018). La suppression (ou la réduction) des subventions au transport ou à l’énergie provoque un accroissement soudain du coût de la vie. « Certains retraités consacrent désormais jusqu’à la moitié de leur pension au paiement de leur facture de gaz », relève Sbattella. La production industrielle a reculé de 11,5 % entre septembre 2017 et septembre 2018. Le tour de vis aggrave un tableau déjà sombre : à elle seule, la décision de laisser fluctuer le peso sur les marchés, le 17 décembre 2015, a provoqué une chute de la monnaie locale d’environ 40 % face au dollar en un jour. Conséquences : la pauvreté passe en un an de 29 % à 33 % de la population ; les recettes des exportateurs de produits agricoles bondissent de 40 %, en vingt-quatre heures (8).

En octobre 2018, certains députés s’interrogent sur l’opportunité d’inviter les grands propriétaires à payer l’impôt sur le patrimoine, dont ils sont exonérés. L’idée n’est pas retenue. Le FMI exigeant le retour de l’impôt sur les exportations (les « rétentions »), le président Macri obtient qu’il demeure « raisonnable » : 4 pesos par dollar, indépendamment de l’évolution du cours du billet vert. « Il faut bien que chacun fasse un effort », justifie M. Pelegrina.

La veille de notre rendez-vous à la SRA, diverses organisations sociales et syndicales avaient orchestré une mobilisation pour dénoncer la politique du gouvernement. La manifestation a été réprimée par la police. Avec l’arrivée au pouvoir de M. Macri, celle-ci a retrouvé le droit d’utiliser matraques et balles en caoutchouc. Lorsque nous évoquons l’événement, M. Pelegrina semble n’en avoir retenu, comme la plupart des médias, que les jets de pierres d’une poignée de manifestants encagoulés. Il ne s’agissait pas de manifestations, tranchet-il, mais d’« actes de violence orchestrés par des activistes pour déstabiliser l’État dans une perspective anarchiste ». « Comme un écho aux manifestations de 2008 ? », l’interroge-t-on.

À l’époque, les producteurs agricoles étaient également descendus dans la rue, contre un projet de hausse des « rétentions ». Le cours des matières premières agricoles s’envolait ; aux yeux du gouvernement de M me Fernández de Kirchner, rien de justifiait que les agriculteurs soient les seuls Argentins à en profiter. La SRA et ses alliés bloquèrent donc le pays pendant cent vingt-neuf jours, entravant l’approvisionnement des centres urbains. L’épisode fut émaillé de multiples actes de violence, notamment lorsque des groupes d’extrême droite décidèrent de soutenir les manifestants.

M. Pelegrina ne comprend d’abord pas notre question. Puis le rouge lui monte aux joues : « Mais cela n’a rien à voir ! Dans notre cas, les protestations ressemblaient à celles des agriculteurs français quand ils défilent avec des moissonneuses-batteuses sur les Champs-Élysées ! » On peine à se souvenir de telles manifestations, mais, sous les moulures de cet immense bureau, dans un bâtiment présenté fièrement comme « d’inspiration française », les propos de « monsieur le président » reflètent surtout une conviction largement partagée dans la bonne société argentine : ressembler aux Européens garantit de se ranger du côté de la civilisation. Un privilège inaccessible aux « têtes noires » de la rue.

Des « têtes noires » d’autant moins enclines à accepter le modèle économique qui sied aux propriétaires que, depuis Perón, elles disposent d’un atout de taille pour se défendre : les syndicats. « Sous Perón, le héros de la société n’était pas le soldat ou le curé, mais le travailleur, explique M. Horacio Ghilini, dirigeant du Courant fédéral au sein de la Confédération générale du travail (CGT). Mais

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attention : “travailleur” au sens large. Chez les péronistes, tous les citoyens sont des travailleurs : les ouvriers, bien sûr, mais également les retraités, les étudiants et les chômeurs – qui sont des travailleurs privés de travail. Même les patrons sont des travailleurs, dès lors qu’ils ne sont pas des exploiteurs. D’où les efforts de Perón pour doter les syndicats de pouvoirs, indépendamment de l’État. Car le péronisme, ce n’est pas l’étatisme. »

Les organisations de travailleurs – « organisations libres du peuple » en langage péroniste – collectent les cotisations salariales et patronales. Grâce à ces sommes, elles offrent à leurs membres crèches, équipements sportifs, hôtels de tourisme. Le syndicat des concierges s’est même doté d’un journal : Página 12, le seul quotidien national de gauche. Les syndicats gèrent des caisses de retraite ainsi qu’un système de protection sociale élargi aux familles des membres, les « œuvres sociales ». Sur quarante millions d’Argentins, « presque vingt millions sont couverts par les œuvres sociales syndicales », nous explique fièrement le syndicaliste Nestor Cantariño (9).

Autoritarisme et intimidations

ELA nous donne un pouvoir énorme, même lorsque l’État est contre nous, renchérit M. Pablo Biro, responsable du syndicat des pilotes de ligne. Nous avons une capacité d’action dont ne jouissent pas les syndicats des pays voisins. » « D’action et de discipline », ajoute-t-il en sortant son téléphone portable. Tout en recherchant une photographie, il nous raconte : « Mon syndicat réunit des pilotes rémunérés 7 000 dollars par mois, qui travaillent pour Total, et d’autres qui gagnent à peine 400 dollars. Parfois, il est difficile d’obtenir la solidarité des uns envers les autres. Mais avoir un syndicat unique permet de s’assurer que, si le choix de participer ou non à une action demeure libre, il implique des conséquences. En 2005, nous avons décrété la participation de notre syndicat à une grève générale. Tous les membres ont suivi, sauf seize personnes. »

Il nous tend alors son téléphone. L’image qui s’affiche montre une plaque de marbre fixée au sol à l’entrée des locaux du syndicat. « Juste devant la porte : impossible de ne pas la voir », précise-t-il. Sur la plaque, ce message : « Le 7 juillet 2005, le syndicat des pilotes a décrété une cessation totale des activités de quarante-huit heures. (...) Pour nos enfants, pour les enfants de nos enfants et pour toutes les générations futures de pilotes, (...) nous consignons ici le nom des individus qui ont tourné le dos à la communauté des pilotes. » Suivent seize noms.

Quand Perón entre en scène, écrit le latino-américaniste Alain Rouquié, « la souveraineté populaire et le suffrage sont fermement dirigés par les représentants de l’élite établie. Ceux-ci n’ont jamais tout à fait cessé de penser, avec le ministre de l’intérieur Eduardo Wilde, que “le suffrage universel est le triomphe de l’ignorance universelle” (10) ». Au citoyen, l’oligarchie préfère le propriétaire ; Perón, le « travailleur ». Or « les revendications des travailleurs prennent davantage la forme d’une exigence de justice sociale que d’une demande de démocratie », estime M. Ghilini.

Il arrive donc que les combats syndicaux ne suivent pas la voie royale de l’émancipation balisée par les textes canoniques du « socialisme par les livres ». Clientélisme, autoritarisme, verticalisme, opportunisme, égoïsme, opacité, corruption ou intimidations à peine masquées (comme au sein du syndicat des pilotes) sont autant de défauts communs aux « organisations libres du peuple ». Des défauts que dénonce l’extrême gauche locale, aux bases sociales souvent rachitiques, et que reconnaissent volontiers les syndicalistes que nous rencontrons. Ces derniers interrogent cependant : le pouvoir peut-il exister sans prêter le flanc à ce type de dérive ? « Le péronisme est une structure de conquête du pouvoir, pas de défense d’une pureté idéologique », résume Sbattella. Entre pureté et efficacité, ses militants ont choisi.

Le camp adverse également. Le 28 avril 2018, une enquête du magazine Noticias révélait que l’actuel ministre de l’économie Nicolás Dujovne pratiquait l’évasion fiscale, tout comme le président, dont le nom apparaît dans les « Panama Papers ». « Dès ses premiers mois au pouvoir, Mauricio Macri a pris une série de décisions qui ont directement favorisé sa famille et ses amis », écrit la journaliste Gabriela Cerruti dans son enquête Big Macri (2018). Elle cite, entre autres exemples, l’annulation de la dette de la poste argentine (Correo Argentino), « une société appartenant à sa famille et qui devait 70 milliards de pesos [environ 5 milliards d’euros] à l’État ». « Quand une entreprise est aussi grande que la nôtre, ce qui s’y passe n’a plus vraiment d’importance, a expliqué le futur chef d’État à Cerruti avant son élection. Combien de nouveaux chantiers peut-on inaugurer ? Combien de voitures supplémentaires peut-on produire ? Au bout d’un moment, ce qu’il faut, c’est peser sur l’économie dans son ensemble. » Pourtant, à lire la presse, la corruption serait l’apanage des proches de Mme Fernández de Kirchner. Dans les principaux journaux (aux mains de l’oligarchie), pas une édition sans quelques pages consacrées au sujet, et aux procédures judiciaires dont l’ancienne présidente ferait l’objet si ses collègues sénateurs décidaient de la priver de son immunité. Ce qui ne signifie pas que le plumage des péronistes épouse la couleur des sommets andins : « La corruption existe dans tous les domaines, nous explique un cadre du Parti justicialiste (PJ, le parti péroniste). Un exemple : un ami avec lequel je militais a obtenu des responsabilités dans un hôpital. Quand il a eu besoin d’y faire réaliser des travaux de peinture, il m’a proposé de monter une équipe et de lui reverser 10 % du montant que je toucherais. C’est comme ça ici... »

Dans la perspective de la présidentielle d’octobre 2019, « le pouvoir, la justice et les médias tentent d’associer toute forme de redistribution de la richesse à la corruption », analyse le syndicaliste José Luis Casares. En d’autres termes, voter Fernández de Kirchner – que M. Macri a érigée en adversaire principale de sa politique, même si, pour l’heure, elle n’est pas candidate – reviendrait à entériner les malversations. Chez certains électeurs, l’argument porte, comme il a porté au Brésil. Chez d’autres, il fait sourire. « On dit que Cristina a volé, commente M. Hugo Damans, un retraité contraint à une activité professionnelle régulière pour boucler ses fins de mois. Peut-être qu’elle a demandé une commission ici ou là à des gens de “la haute”. Tant pis pour eux. À nous, les travailleurs, en tout cas, elle n’a rien volé. Au contraire. À nous, elle a beaucoup donné. »

Chez les péronistes, l’heure est à la négociation. « On n’écrit pas de programme, on ne fait pas de congrès : on discute, nous explique en souriant le dirigeant péroniste Mario Dieguez. D’abord, on se débrouille pour gagner l’élection. Ensuite, on décide du programme qu’on applique. » Les perspectives seront toutefois différentes selon que le PJ présentera M. Miguel Ángel Pichetto (héritier de M. Menem) ou Mme Fernández de Kirchner. Sans parler de la possibilité que, comme en 2015, les péronistes partent à la bataille divisés : la conception monarchique que se font du pouvoir l’ancienne présidente et son entourage a souvent irrité. « Dans la situation actuelle, je discerne deux scénarios, nous explique l’économiste Claudio Katz. Ou bien la crise économique se poursuit dans une forme d’agonie prolongée, à la grecque. Ou bien elle dégénère en explosion sociale, comme en 2001 » – lorsque le pays avait connu la plus sévère crise économique de son histoire. « Malheureusement, je ne suis pas sûr que le second scénario soit le meilleur. La possibilité de sortir de la crise avec une figure progressiste, comme cela avait été le cas avec Néstor Kirchner, dépend de circonstances nationales et internationales dont rien ne dit qu’elles soient rassemblées cette fois-ci. En 1989, par exemple, la crise avait conduit au remplacement d’un gouvernement de droite par un autre... plus à droite. »

Même s’ils concèdent que M. Macri jouit d’une singulière longévité – « avec la politique qu’il mène, d’autres auraient déjà dû s’enfuir en hélicoptère ! » –, certains péronistes, notamment syndicalistes, se préparent à la perspective d’une « rupture » : une crise politique suffisamment profonde pour « empêcher le pouvoir de se recycler sous une nouvelle forme». Discrètement, pour ne pas trop effrayer les marchés, des scénarios d’urgence sont échafaudés «pour lever, d’emblée, les obstacles sur lesquels nous avons toujours achoppé ». En nationalisant le commerce extérieur, en réglementant vigoureusement les secteurs des médias et de la justice... Une politique qui ne sera pas plus facile à mettre en œuvre en Argentine qu’ailleurs. «C’est vrai, nous répond l’un de nos interlocuteurs. Mais, si nous ne parvenons pas à pousser la démocratie au-delà des limites du social-libéralisme, nous nous retrouverons dans la même situation dans dix ou quinze ans. »

RENAUD LAMBERT. (8) Puisque leurs revenus sont libellés en dollars, mais liquidés en pesos. (9) Quatre travailleurs sur dix, en moyenne, sont membres d’un syndicat. Les négociations valent pour l’ensemble des salariés de la branche concernée. (10) Alain Rouquié, Le Siècle de Perón. Essai sur les démocraties hégémoniques, Seuil, Paris, 2016.

JANVIER 2019 – LE

MONDE diplomatique

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D IFFICILE

RETOUR DES EXPATRIÉS

La vie rêvée des « repats » guinéens raisons politiques. Ils ont senti qu’il y avait une ouverture après la mort de Touré.» Le père de l’indépendance, qui avait eu le courage de s’opposer au projet de communauté française proposé par le général de Gaulle en 1958, avait progressivement durci son régime, bridant l’opposition et autorisant la pratique de la torture.

Avec la croissance, l’Afrique assiste à un « retour des cerveaux ». Dans un État comme la Guinée, qui compte près de cinq millions de résidents à l’étranger et où 64 % de la population a moins de 25 ans, ce phénomène alimente un espoir de redressement économique. Mais il suscite aussi des déceptions, car il met en lumière les faiblesses structurelles de l’État.

Un projet qui se heurte aux envies de départ de l’entourage

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Au mouvement de retours lié à la fin de la dictature succède un phénomène économique et social. « Depuis les années 2000, c’est différent, poursuit Barry. Ce sont des enfants de hauts dignitaires qui reviennent après s’être formés à l’étranger. Leurs parents ont de bonnes positions ici. Cela facilite leur insertion dans le monde de l’emploi guinéen.» Mais tous ne bénéficient pas des mêmes chances. « Les pratiques d’empêchement sont légion, explique Dramé. Moi, on m’a mis des bâtons dans les roues, par jalousie, par médiocrité. La plupart de ceux qui enseignent ici n’ont qu’une licence, ou au mieux un master. Alors, ces cadres se sentent menacés quand surgit quelqu’un de plus qualifié qu’eux.» Les aspirations de ceux qui rentrent et les souhaits des recruteurs locaux s’accordent généralement. Souvent, les «repats» sont diplômés et issus des classes aisées; sur place, on recherche des manageurs, des ingénieurs, des cadres de la finance ou des télécoms, de l’industrie pharmaceutique ou du bâtiment.

M

ALGRÉ le ramadan et la chaleur suffocante de ce mois de mai, la salle de conférences de l’université privée Nongo de Conakry frise la saturation. Plus de trois cents étudiants se pressent pour assister à un séminaire consacré au « défi du marché de l’emploi et de l’employabilité des jeunes ». Vêtues de tissu wax, très répandu sur le continent, les cinq conférencières incarnent jusqu’au cliché la femme d’affaires entreprenante : jeunes, énergiques et souriantes, ne lésinant pas sur les anglicismes. Affichant une belle unanimité, elles affirment avec conviction que, pour bien « se positionner » professionnellement, il faut partir étudier à l’étranger. Après avoir conseillé la lecture de divers ouvrages de développement personnel, dont le succès international de Napoleon Hill Réfléchissez et devenez riche, l’une d’elles conclut : « N’oubliez pas que votre réussite ne dépend que de votre volonté personnelle. » Des applaudissements mitigés accueillent ces propos. Un étudiant hasarde une question : « Pourquoi ne parlez-vous que de ceux qui ont étudié à l’étranger ? N’y a-t-il pas de place dans le monde du travail pour les Guinéens qui étudient ici ? » La salle exulte.

Les intervenantes – l’absence d’hommes relève du hasard, nous dit-on – partagent la même expérience : elles ont bénéficié d’une bourse Fulbright (1), subventionnée par le gouvernement américain en partenariat avec cent soixante États, dont la Guinée. Parce qu’elles ont choisi de rentrer au pays, elles appartiennent à ceux qu’on appelle les « repats » : ce néologisme, construit sur le modèle d’« expat » (expatrié), désigne ceux qui reviennent vivre en Afrique après avoir travaillé ou étudié à l’étranger. Décrocher une bourse Fulbright est hors de portée de la majorité des Guinéens : pour présenter sa candidature, il faut justifier de quatre années d’études, de deux ans d’expérience professionnelle, ainsi que de la maîtrise de l’anglais. Seule une situation sociale privilégiée permet de réunir de tels atouts. * Respectivement doctorant en histoire contemporaine à l’université Paris Nanterre et journaliste.

PAR

NOS

ENVOYÉS

ABDOUL SALAM DIALLO De fait, toutes les conférencières sont issues de milieux aisés. Cela ne les empêche pas de soutenir, contre l’évidence, que leur réussite et le choix du retour tiennent à leur ténacité plutôt qu’à leurs origines sociales. Mais qui est dupe ? « Elle, je la connais, chuchote un étudiant en désignant l’une des oratrices. Son père avait un poste important dans l’administration de Lansana Conté » – le deuxième président de la Guinée, qui régna sans partage de 1984 à 2008 (2). Une autre intervenante confie en privé que ses parents sont d’anciens diplomates. À Conakry, les « repats » rencontrés se ressemblent. Ils ont eu les moyens d’aller vivre à l’étranger, puis d’assumer les coûts de la réinstallation.

Le signe d’une marche du continent vers la stabilité ? Si les raisons qui poussent de nombreux Africains à quitter leur pays sont connues (3), les motivations et le profil de ceux qui prennent le chemin inverse demeurent floues. D’abord, combien sont-ils ? Grâce à son programme Migrations pour le développement en Afrique, consacré à leur accompagnement, l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) affirme avoir aidé 356 Nigérians, 353 Ghanéens, 349 Angolais, 290 Marocains et 129 Soudanais entre 2008 et 2015 (4). Ces retours proviendraient principalement d’Europe et d’Amérique du Nord (5). Créée en 2016, la plate-forme Talent2Africa, qui se donne pour mission de mettre en relation des entreprises africaines et des candidats de la diaspora, compte

Bolloré rattrapé par les juges

E

N AVRIL 2018, la mise en examen de l’industriel Vincent Bolloré par la justice française pour corruption d’agent étranger, complicité d’abus de confiance, faux et usage de faux a fait l’effet d’une bombe dans le monde des affaires. Il aura fallu attendre 2018 pour que l’attribution controversée du terminal à conteneurs du port de Conakry au groupe Bolloré, en 2011, fasse la « une » des médias français. Pourtant, il y a presque onze ans déjà (édition du 11 février 2008), l’hebdomadaire guinéen Le Lynx, sous la signature de son rédacteur en chef Souleymane Diallo, journaliste connu pour sa pugnacité, soupçonnait le gouvernement de Lansana Conté de se préparer à offrir un cadeau inestimable à Bolloré Transports and Logistics : la concession du port sans appel d’offres.

Face au scandale grandissant, le gouvernement avait finalement respecté la procédure d’attribution des marchés publics. La société française Necotrans avait obtenu le précieux contrat. Mais, dès son élection, en 2010, le président Alpha Condé – dont l’amitié avec M. Bolloré est connue – s’empare du dossier. Il retire la gestion du port à Necotrans, en difficulté financière, pour l’attribuer autoritairement au groupe Bolloré. Necotrans se lance alors dans une longue bataille : elle se tourne vers la Cour commune de justice et d’arbitrage (CCJA) de l’Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires (Ohada), vers le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (l’instance arbitrale de la Banque mondiale), puis vers la justice française, qui finit par mettre en examen l’industriel. Entre-temps, Necotrans a été mise en liquidation judiciaire, et ses actifs stratégiques ont été rachetés par un consortium mené par M. Bolloré. Le 12 décembre 2018, c’est au tour du groupe Bolloré d’être mis en examen à Paris. Havas, une filiale de l’entreprise, aurait exercé ses activités de « conseil » auprès du président Condé et de son homologue togolais Faure Gnassingbé afin de décrocher la gestion des ports de Conakry et de Lomé.

A. S. D.

ET

R. G.

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SPÉCIAUX

RAPHAËL GODECHOT *

un peu moins de dix mille usagers, et ambitionne d’en atteindre deux cent mille d’ici à 2021. Ces chiffres paraissent dérisoires comparés aux dix-sept millions d’Africains qui vivaient hors du continent en 2017 (6). Mais correspondent-ils à la réalité, puisque beaucoup de retours s’effectuent de manière informelle ? Assiste-t-on à un véritable phénomène de « retour des cerveaux », symbolisant la marche du continent vers la stabilité politique et la croissance économique ? Signe de l’importance des phénomènes diasporique et d’émigration, tous les gouvernements africains consacrent un ministère (souvent lié à celui des affaires étrangères) à leurs ressortissants hors des frontières. Les « repats » rencontrés à Conakry affirment revenir pour contribuer à l’essor économique. La Guinée affichait en 2017 un taux de croissance alléchant de 8,2 %. Après des décennies de stagnation, les investissements étrangers ont bondi d’un peu plus de 100 millions de dollars en 2010 à 1,6 milliard en 2016, avant de retomber à moins de 600 millions en 2017. Mais le pays affiche un produit intérieur brut (PIB) par habitant de seulement 825 dollars (164e rang mondial) (7). «On manque de cadres. Notre génération doit se sacrifier pour que l’Afrique se relève», déclare Thierno Amadou Dramé, vice-doyen du département de droit à l’université Général Lansané Conté (UGLC) de Conakry, revenu après des études en France et au Sénégal. Les « repats » ne nient pas non plus l’attrait d’un niveau de vie supérieur à celui qu’ils auraient eu dans leur pays d’émigration. En effet, ils peuvent valoriser leurs qualifications par comparaison avec la maind’œuvre guinéenne : «Ici, on peut avoir une nounou, une cuisinière, des gardes... Ça facilite le quotidien», explique sobrement l’une des intervenantes du séminaire. Selon la Banque mondiale, 55 % des Guinéens vivent sous le seuil de pauvreté, et le chômage toucherait plus de 80 % des jeunes, tandis que près de 80 % de la population travaille dans le secteur informel. Autre motivation pour entreprendre le voyage du retour : en 2010, la première élection démocratique, bien que contestée, a suscité l’espoir à la fois dans le pays et au sein de la diaspora, la Guinée n’ayant connu que trois présidents depuis l’indépendance, en 1958 : Ahmed Sékou Touré, Lansana Conté et M. Alpha Condé. La perspective d’une vie politique stable, où l’alternance est acceptée par les partis, séduit les exilés. Enfin, ils affirment vouloir renouer avec leur famille et avec leur culture d’origine : ils évoquent souvent avec nostalgie la nourriture locale, l’usage de la langue et certaines pratiques culturelles et religieuses. Également conseiller du président Condé pour l’enseignement supérieur, le sociologue Alpha Amadou Bano Barry, de l’UGLC, rappelle que la Guinée a connu plusieurs vagues de « repatriements ». «En 1984, à la fin de la dictature de Sékou Touré, ceux qui sont revenus n’étaient pas forcément ceux qui en avaient les moyens, explique-t-il. C’étaient ceux qui avaient dû fuir le pays pour des

Contrairement aux « diaspos » (qui s’installent à l’étranger sans avoir l’intention de revenir), les « repats » suscitent souvent l’incompréhension de leurs proches. Leur envie de rentrer se heurte à un rêve de départ toujours prégnant chez les Guinéens qui n’ont pas connu l’exil. Tout retour, quel que soit le projet, est considéré par l’entourage comme un échec. En outre, si un « diaspo » représente une source de financement pour sa famille, ce n’est pas forcément le cas d’un « repat » : son arrivée peut poser un problème d’adaptation à l’entourage, voire être perçue comme une charge dans un premier temps. Parti depuis de longues années, habitué à d’autres pratiques sociales (horaires, loisirs, etc.), il fait parfois figure d’étranger dans son propre pays. Durant la campagne présidentielle de 2010, M. Condé avait lancé un appel : «Il y a de nombreux cadres dans la diaspora en Afrique, en Europe, aux États-Unis. Ce sont eux qui peuvent le plus nous aider. En revenant, ils seraient comme des assistants étrangers qui aideraient à remettre le pays en marche. Ici, tout est à faire (8). » Lui-même élu après avoir vécu en exil pendant deux décennies à Paris, il a inscrit le retour de la diaspora parmi ses priorités. Mais, au-delà des discours, aucune aide, aucun suivi n’est assuré. Le ronflant « ministère des Guinéens de l’étranger » semble brasser de l’air. Dramé, qui a répondu à l’appel du président, accuse aujourd’hui l’État d’immobilisme : « Il faut que le gouvernement prenne la mesure de ce problème, et inflige des sanctions à ceux qui dressent des obstacles devant nous. Pour l’instant, on est dans une situation d’impunité ; l’État laisse faire. C’est très dur de rentrer, lâche-t-il amèrement. Je connais des Gabonais, des Djiboutiens, des Ivoiriens qui, eux, ont été aidés par leur gouvernement. » Cela semble pourtant relever du fantasme : à ce jour, aucune étude ne le prouve. Peu de temps avant d’être nommé président de la Cour constitutionnelle, M. Mohamed Lamine Bangoura est lui aussi rentré au bercail après des études à l’étranger. «Les cadres de l’administration se montrent réticents envers ceux qui reviennent, raconte-t-il. C’est différent dans le privé, même si tout le monde voudrait bosser dans le public, puisque cela donne un statut, une sécurité de l’emploi, des droits.» Il reconnaît que la cooptation et les réseaux déterminent souvent le sort des (1) Le sénateur démocrate américain J. William Fulbright (19051995), favorable à la création des Nations unies et au multilatéralisme, est à l’origine du programme d’échange international d’étudiants qui porte son nom. Financé par le département d’État conjointement avec l’État partenaire, il attribue huit mille bourses par an dans cent soixante pays. Le sénateur est également connu pour son opposition au maccarthysme et à la guerre du Vietnam. (2) Lire Gilles Nivet, « La Guinée, d’un putsch à l’autre », Le Monde diplomatique, novembre 2009. (3) Lire Saskia Sassen, «Mais pourquoi émigrent-ils?», Le Monde diplomatique, novembre 2000. (4) Larbi Amine, « OIM : Le Maroc 4e en Afrique en matière de placement des “repats” », Conseil de la communauté marocaine à l’étranger, 8 juin 2015, https://www.ccme.org.ma (5) Cf. Julie Vandal, « Nigeria, le Far West des “repats” », Radio France Internationale, 28 février 2012. (6) Marie McAuliffe et Adrian Kitimbo, « Migrations africaines : ce que disent vraiment les chiffres », Forum économique mondial, 29 juin 2018, https://fr.weforum.org (7) Données : Banque mondiale, https://donnees.banquemondiale.org (8) «Alpha Condé : “En Guinée, tout est à faire” », Le Figaro, Paris, 16 novembre 2010.

LE MONDE diplomatique – JANVIER 2019

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TÉO JAFFRE. – Marché du Niger (page 8) ; avenue 6 (ci-dessus) ; port du Boulbinet (ci-dessous), Kaloum, Conakry, 2016

« repats », notamment dans l’administration, très ethnicisée. «Tout se fait par les relations. Il faut des contacts sur place. Il n’est donc pas surprenant que la majorité des Guinéens qui reviennent se tournent vers le privé. La sélection se fait sur la base de diplômes et de compétences, alors, quand vous êtes titulaire d’un diplôme étranger, vous êtes avantagé. » Si ces propos sont à nuancer, la cooptation existant évidemment aussi dans le privé, il est vrai que la fonction publique offre peu de perspectives, tant l’administration manque de moyens et demeure gangrenée par la corruption. La seule présence visible de l’État se manifeste aux points de contrôle militaires et policiers, où les pots-de-vin sont la norme. En dehors des zones urbaines, qu’il s’agisse de la santé, de l’éducation, de la fourniture d’électricité ou d’eau, il semble complètement absent. L’Agence guinéenne pour la promotion de l’emploi (Aguipe) encourage d’ailleurs sans vergogne la population à se tourner vers le secteur privé. Fin avril, lors du Salon de l’emploi et de l’entrepreneuriat guinéen à Paris, organisé par l’Association des jeunes Guinéens de France en partenariat avec l’État guinéen, les grandes entreprises – Bolloré et Orange en tête – recevaient les louanges des autorités, qui les présentaient comme le salut de l’emploi, particulièrement pour ceux qui ont étudié à l’étranger et souhaitent revenir au pays.

dans le pays, ils n’en servent pas moins de boucs émissaires. Ils tiendraient les pouvoirs économique, intellectuel et religieux ; s’ils prenaient le pouvoir politique, ils auraient tout en main ad vitam æternam. La méfiance à leur égard a été alimentée par Sékou Touré. Issu de l’ethnie malinké, l’ancien président a prétexté un hypothétique complot peul destiné à le renverser pour museler l’opposition. Cadre dans les télécommunications en France, M. Seydou Diallo a tenté de rentrer au pays en 2016. Comme son nom de famille l’indique, il est peul. Il est persuadé que son origine ethnique a joué dans l’échec qu’il a essuyé. Il souhaitait travailler à la modernisation des moyens de communication de l’administration. « Je suis arrivé à la conclusion suivante : je n’ai pas le bon nom, je n’appartiens pas à la bonne ethnie, ni au bon réseau. On ne regarde pas d’abord les

entreprise de communication, CBC Worldwide, et s’apprête à lancer la première émission de téléréalité guinéenne : «Un “America’s Next Top Model” version guinéenne », se réjouit-elle. La bandeannonce de l’émission propose une vision paradisiaque de la Guinée, avec sa nature luxuriante et ses plages de rêve. La pauvreté, la corruption, la pollution, tous les maux pourtant visibles au quotidien, en sont absents. Mme Camara reconnaît entretenir des liens plus que cordiaux avec le gouvernement : «J’ai travaillé avec le cabinet du premier ministre. J’ai fait des publireportages pour relancer l’économie post-Ebola. » Ce type de connivence s’observe également dans les multinationales. Les liens étroits et les soupçons d’appels d’offres frauduleux accordés par M. Condé au champion français de la logistique, M. Vincent Bolloré, en sont une illustration (lire l’encadré page 8).

De nombreux « repats » se heurtent aussi aux préjugés ethniques, bien ancrés en Guinée. Le régime de Lansana Conté a beaucoup joué cette carte pour se maintenir au pouvoir. Avec M. Condé, en dépit des discours, ce travers persiste, d’autant plus que le pays est très fragile économiquement et politiquement. Il suffit de circuler dans les rues de Conakry pour constater que le sujet demeure sensible. De grandes affiches proclament : « La Guinée sans ethnies, grand concert pour la paix ». En période d’élections, certains candidats n’hésitent pas à se proclamer porte-parole de leur ethnie. La cartographie électorale de la Guinée est à la fois régionaliste et ethnique (9). Rien de surprenant, donc, à ce que ce type d’argument soit opposé aux « repats ». Les Peuls font souvent les frais des préjugés. Bien qu’ils forment l’ethnie la plus représentée

La Guinée offre-t-elle de vraies perspectives de développement et de stabilité politique ? Comme chez les voisins malien, ivoirien et bissauguinéen, les élections sont souvent contestées par les partis d’opposition et par les électeurs. Pour autant, le pays a échappé aux guerres civiles qui ont ravagé les États frontaliers, en particulier le Liberia et la Sierra Leone dans les années 1990. Il n’a pas non plus connu de rébellions internes, comme la Côte d’Ivoire entre 2002 et 2011, ou comme le Sénégal, où les séparatistes de Casamance ont été actifs jusqu’en 2004. Néanmoins, la contestation sociale y a toujours existé. En témoigne la grève générale de 2007 contre le coût de la vie. Le chef de l’État n’avait alors eu d’autre choix que de nommer un nouveau premier ministre pour apaiser la colère populaire.

Des relations difficiles avec la France

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« Je n’ai pas le bon nom, je n’appartiens pas à la bonne ethnie » Un étudiant originaire de Conakry, qui préfère garder l’anonymat, ne cache pas sa réprobation. « Si la fonction publique dysfonctionne, s’il n’y a aucune autorité sérieuse en Guinée, les entreprises feront n’importe quoi, s’inquiète-t-il. Il faut qu’on traite l’intégration des jeunes dans le secteur public aussi, pas seulement dans le privé. Il faut des forums concernant la modernisation de l’administration, alors qu’elle est reléguée au second plan. On parle d’entrepreneuriat dans tous les pays du monde, c’est la mode. Mais à quoi cela sert-il d’inviter les entreprises étrangères s’il y a 100 % d’exonération fiscale ? » Et de s’interroger sur la solidité d’un développement pensé sur de telles bases.

accusés d’être inefficaces, d’appauvrir les États et de profiter de leur situation instable. Enfin, le lien entre les « repats » et les institutions internationales, dont les sièges sont aux États-Unis, accroît le risque d’un développement pensé loin des réalités du pays.

compétences, mais le nom de famille et les relations, explique-t-il. En fait, les gens qui gouvernent aujourd’hui sont les fils de ceux qui gouvernaient sous Lansana Conté ou Sékou Touré. Les retours se font par cooptation, et c’est tout. Après une année, je suis retourné en France. Personne ne m’a proposé de poste, personne n’a voulu travailler avec moi. » Les « repats » doivent également apprendre à vivre avec un État toujours autoritaire, malgré les changements politiques. Selon Amnesty international, en 2017, « les forces de sécurité ont fait usage d’une force excessive contre des manifestants. Des journalistes, des défenseurs des droits humains et d’autres personnes qui s’étaient exprimées contre le gouvernement ont été arrêtés arbitrairement. L’impunité demeurait monnaie courante. Le droit à un logement convenable n’était pas respecté (10) ».

Il existe cependant une autre voie pour les « repats » : travailler dans les projets de développement soumis à des appels à candidature ouverts. M. Thierno Iliassa Baldé travaille ainsi pour un programme éducatif financé par la Banque mondiale. « Dans ces projets, une unité de gestion autonome est mise en place, explique-t-il. Ils concernent la santé, l’éducation, l’agriculture, les mines, l’énergie, les infrastructures... » Les « repats » se tournent volontiers vers ces structures parce qu’ils peuvent plus facilement y valoriser leurs compétences et leur expérience professionnelle. De plus, les appels à candidatures étant publiés en ligne, ces postes peuvent être brigués depuis l’étranger, ce qui évite un retour chaotique et mal préparé. « Le risque de cooptation est réduit, car le processus implique à la fois les acteurs nationaux et ceux délégués par les bailleurs. Ce type de poste représente une aubaine pour les compatriotes qui sont loin du pays. »

Mme Diaka Camara a suivi une formation de journaliste à Houston, aux États-Unis. Diplômée en 2006, elle y a vécu et travaillé jusqu’en 2011. Comme Dramé, elle a choisi de rentrer à la suite de l’appel du président Condé. La jeune femme a fondé à Conakry son

Mais les projets financés par la Banque mondiale, le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque centrale guinéenne sont extrêmement limités. En outre, de par leurs politiques de prêts, les deux premiers sont souvent

Économiquement, la Guinée fait figure d’exception dans la sous-région, puisque, contrairement à ses voisins anciennement colonisés par la France, elle n’a pas adopté le franc CFA – un marqueur d’indépendance autant politique que monétaire. La rupture brusque des liens avec la France, en 1958, a façonné son histoire postcoloniale. Paris a usé de tous les moyens pour déstabiliser le pays, qui a dû lutter pour préserver une liberté chèrement acquise (11). Cela affecte grandement, jusqu’à aujourd’hui, les relations économiques et politiques, puisque la Guinée se classe au onzième rang des partenaires commerciaux de la France en Afrique, alors que la Côte d’Ivoire, le Sénégal et le Mali se situent respectivement à la deuxième, à la quatrième et à la sixième place. Si le gouvernement et la presse font des « repats » – sans pouvoir quantifier le phénomène – le symbole d’un pays qui va mieux, y trouvant de quoi alimenter leur propagande, les Guinéens demeurent très nombreux à quitter le pays clandestinement. Ils fuient la pauvreté et la corruption, la répression politique, ainsi que les problèmes sanitaires. En 2014 et 2015, le virus Ebola a fait plusieurs milliers de morts en Guinée, au Liberia et en Sierra Leone. Le pays figure au sixième rang de ceux dont les ressortissants demandent l’asile en France (12).

ABDOUL SALAM DIALLO RAPHAËL GODECHOT.

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(9) « Observer les élections présidentielles de 2010 en Guinée », The Carter Center, 2010 ; Joan Tilouine, « Guinée : Alpha Condé sur tous les fronts avant l’élection », Le Monde, 22 janvier 2015. (10) « Les droits humains en Guinée en 2017 », www.amnesty.org (11) Lire « Opération “Persil” », dans « Complots. Théories... et pratiques », Manière de voir, no 158, avril-mai 2018. (12) « Cartographie de la demande d’asile en 2017 », Cimade, 9 avril 2018, www.lacimade.org

JANVIER 2019 –

LE MONDE diplomatique

10 VOTRE

BROSSE À DENTS

Un capitalisme

IMAGE : BORIS SÉMÉNIAKO

TUNISIEN

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Le

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PROGRÈS en procès

REMIER responsable de la marque Google, M. Douglas Edwards raconte une réunion tenue en 2001 avec les fondateurs autour de la question « Qu’estce que Google ? ». « Si nous avions une catégorie, méditait M. Larry Page, cofondateur de l’entreprise, ce serait les informations personnelles (...). Les endroits qu’on a vus. Nos communications (...). Les capteurs ne coûtent rien (...). Le stockage ne coûte rien. Les appareils photographiques ne coûtent rien. Les gens vont générer d’énormes quantités de données (...). Tout ce que vous aurez entendu, vu ou éprouvé deviendra consultable. Votre vie entière deviendra consultable (2). »

La vision de M. Page offre un fidèle reflet de l’histoire du capitalisme, qui consiste à capter des choses extérieures à la sphère commerciale pour les changer en marchandises. Dans son essai La Grande Transformation, publié en 1944, l’économiste Karl Polanyi décrit l’avènement d’une économie de marché autorégulatrice à travers l’invention de trois « marchandises fictives ». Premièrement, la vie humaine subordonnée aux dynamiques de marché et qui renaît sous la forme d’un « travail » vendu et acheté. Deuxièmement, la nature convertie en marché, qui renaît comme «propriété foncière ». Troisièmement, l’échange devenu marchand et ressuscité comme « argent ». Les détenteurs actuels du capital de surveillance ont créé une quatrième marchan-

` MANIERE DE

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N° 159 /// JUIN-JUILLET 2018

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moteur de recherche. Dès lors que la pertinence se mesurait au taux de clics, l’excédent de données comportementales devenait la clé de voûte d’une nouvelle forme de commerce dépendant de la surveillance en ligne à grande échelle. L’introduction en Bourse de Google en 2004 révèle au monde le succès financier de ce nouveau marché. Mme Sheryl Sandberg, ancienne cadre de Google passée chez Facebook, présidera à la transformation du réseau social en géant de la publicité. Le capitalisme de surveillance s’impose rapidement comme le modèle par défaut du capitalisme d’information sur la Toile, attirant peu à peu des concurrents de tous les secteurs.

L’économie de surveillance repose sur un principe de subordination et de hiérarchie. L’ancienne réciprocité entre les entreprises et les utilisateurs s’efface derrière le projet consistant à extraire une plus-value de nos agissements à des fins conçues par d’autres – vendre de la publicité. Nous ne sommes plus les sujets de la réalisation de la valeur. Nous ne sommes pas non plus, comme d’aucuns l’ont affirmé, le « produit » que vend Google. Nous sommes les objets dont la matière est extraite, expropriée, puis injectée dans les usines d’intelligence artificielle de Google qui fabriquent les produits prédictifs vendus aux clients réels : les entreprises qui paient pour jouer sur les nouveaux marchés comportementaux.

Sous couvert de « personnalisation »

PHOTOGRAPHIE : BRUNO BARBEY/MAGNUM PHOTOS

IMAGE : STORMSTUDIOS

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Tous les ingrédients d’un projet lucratif se trouvaient réunis : excédent d’informations comportementales, sciences des données, infrastructure matérielle, puissance de calcul, systèmes algorithmiques et plates-formes automatisées. Tous convergeaient pour engendrer une « pertinence » sans précédent et des milliards d’enchères publicitaires. Les taux de clics grimpèrent en flèche. Travailler sur AdWords et AdSense comptait désormais autant que travailler sur le

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N° 158 /// AVRIL-MAI 2018

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GUERRE FROIDE

Le défi

Soudain autant que retentissant, le succès d’AdWords entraîne une expansion significative de la logique de surveillance commerciale. En réponse à la demande croissante de clics de la part des publicitaires, Google commence par

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La nouvelle

` DE MANIERE

8,50 EUR OS F RA NC E MÉTR OP OLI TAI NE

Théories… et pratiques

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PHOTOGRAPHIE : ROBERTO SALOMONE

COMPLOTS

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La logique d’accumulation qui assurera la réussite de Google apparaît clairement dans un brevet déposé en 2003 par trois de ses meilleurs informaticiens, intitulé : « Générer des informations utilisateur à des fins de publicité ciblée ».

N° 160 /// AOÛT - SEPTEMBRE 2018

` MANIERE DE

AFRIQUE CFA 5500 F CFA • ALLEMAGNE 8,90 € • ANTILLES-RÉUNION 8,90 € • AUTRICHE 8,90 € • BELGIQUE 8,90 € • CANADA 12,75 $CAN • ESPAGNE 8,90 € • ÉTATS-UNIS 13,50 $US • GRANDE-BRETAGNE 7,95 £ • GRÈCE 8,90 € • I TA L I E 8,9 0 € • J A P O N 1 6 0 0 ¥ • L I B A N 1 6 5 0 0, 0 0 L B P • L U X E M B O U R G 8,9 0 € • M A R O C 8 5 , 0 0 D H • PAY S - B A S 8,9 0 € • P O R T U G A L C O N T. 8,9 0 € • S U I S S E 1 3,8 0 C H F • T O M 1 7 0 0 X P F • T U N I S I E 1 1 ,9 0 D T. •

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Les utilisateurs apportaient la matière première sous la forme de données comportementales, lesquelles étaient récoltées pour améliorer la vitesse, la précision et la pertinence des résultats afin de concevoir des produits annexes comme la traduction. Du fait de cet équilibre des pouvoirs, il eût été financièrement risqué, voire contre-productif, de rendre le moteur de recherche payant pour ses utilisateurs. La vente des résultats de recherche aurait aussi créé un précédent dangereux pour la multinationale, en assignant un prix à des informations dont son robot indexateur s’était déjà emparé sans verser de rétribution. Sans appareils du type de l’iPod d’Apple, avec ses

PHOTOGRAPHIE : NANCY FOUTS

À l’époque, Google reléguait la publicité à l’arrière-plan : l’équipe d’AdWords, sa régie publicitaire, comptait... sept personnes, dont la plupart partageaient l’antipathie des fondateurs à l’égard de leur spécialité. Mais, en avril 2000, la fameuse « nouvelle économie » entre brutalement en récession, et un séisme financier secoue le jardin d’Éden de la Silicon Valley. La réponse de Google entraîne alors une mutation cruciale, qui va transformer AdWords, Google, Internet et la nature même du capitalisme de l’information en un projet de surveillance formidablement lucratif.

N° 161 /// OCTOBRE - NOVEMBRE 2018

En 1999, Google, malgré l’éclat de son nouveau monde, avec ses pages Web consultables en un clic et ses capacités informatiques croissantes, ne disposait d’aucune stratégie pour faire fructifier l’argent de ses investisseurs prestigieux.

L’invention de Google met au jour de nouvelles possibilités de déduire les pensées, les sentiments, les intentions et les intérêts des individus et des groupes au moyen d’une architecture d’extraction automatisée qui fonctionne comme un miroir sans tain, faisant fi de la conscience et du consentement des concernés. Cet impératif d’extraction permet de réaliser des économies d’échelle qui procurent un avantage concurrentiel unique au monde sur un marché où les pronostics sur les comportements individuels représentent une valeur qui s’achète et se vend. Mais surtout, le miroir sans tain symbolise les relations sociales de surveillance particulières fondées sur une formidable asymétrie de savoir et de pouvoir.

AFRIQUE CFA 5500 F CFA • ALLEMAGNE 8,90 € • ANTILLES-RÉUNION 8,90 € • AUTRICHE 8,90 € • BELGIQUE 8,90 € • CANADA 12,75 $CAN • ESPAGNE 8,90 € • ÉTATS-UNIS 13,50 $US • GRANDE-BRETAGNE 7,95 £ • GRÈCE 8,90 € • I TA L I E 8,9 0 € • J A P O N 1 6 0 0 ¥ • L I B A N 1 6 5 0 0, 0 0 L B P • L U X E M B O U R G 8,9 0 € • M A R O C 8 5 , 0 0 D H • PAY S - B A S 8,9 0 € • P O R T U G A L C O N T. 8,9 0 € • S U I S S E 1 3, 8 0 C H F • T O M 1 7 0 0 X P F • T U N I S I E 1 1 ,9 0 D T

chansons au format numérique, pas de plus-value, pas de marge, et rien à transformer en profit.

(Suite de la première page.)

D’où proviennent ces informations ? Pour reprendre les mots des détenteurs du brevet, elles « pourront être déduites ». Leurs nouveaux outils permettent de créer des profils par l’intégration et l’analyse des habitudes de recherche d’un internaute, des documents qu’il demande ainsi que d’une myriade d’autres signaux de comportement en ligne, même lorsqu’il ne fournit pas directement ces renseignements. Un profil, préviennent les auteurs, « peut être créé (ou mis à jour, ou élargi) même lorsque aucune information explicite n’est donnée au système ». Ainsi manifestent-ils leur volonté de surmonter les éventuelles frictions liées aux droits de décision de l’utilisateur, ainsi que leur capacité à le faire. Les données comportementales, dont la valeur a été « épuisée » du point de vue de l’amélioration des recherches, formeront désormais la matière première essentielle – exclusivement détenue par Google – à la construction d’un marché de la publicité en ligne dynamique. Ces informations collectées en vue d’usages autres que l’amélioration des services constituent un surplus. Et c’est sur la base de cet excédent comportemental que la jeune entreprise accède aux profits « réguliers et exponentiels » nécessaires à sa survie.

étendre le modèle au-delà de son moteur de recherche pour transformer Internet tout entier en un vaste support pour ses annonces ciblées. Selon les mots de Hal Varian, son économiste en chef, il s’agissait alors pour le géant californien d’appliquer ses nouvelles compétences en matière « d’extraction et d’analyse » aux contenus de la moindre page Internet, aux moindres gestes des utilisateurs en recourant aux techniques d’analyse sémantique et d’intelligence artificielle susceptibles d’en extraire du sens. Dès lors, Google put évaluer le contenu d’une page et la manière dont les utilisateurs interagissent avec elle. Cette « publicité par ciblage de centres d’intérêt » basée sur les méthodes brevetées par l’entreprise sera finalement baptisée AdSense. En 2004, la filiale engendrait un chiffre d’affaires quotidien de 1 million de dollars ; un chiffre multiplié par plus de vingt-cinq en 2010.

N° 162 /// DÉCEMBRE 2018-JANVIER 2019

La présente invention, expliquent-ils, vise « à établir les informations de profils d’utilisateurs et à utiliser ces dernières pour la diffusion d’annonces publicitaires (1) ». En d’autres termes, Google ne se contente plus d’extraire des données comportementales afin d’améliorer les services. Il s’agit désormais de lire dans les pensées des utilisateurs afin de faire correspondre des publicités avec leurs intérêts. Lesquels seront déduits des traces collatérales de leur comportement en ligne. La collecte de nouveaux jeux de données appelés « profil utilisateur » (de l’anglais user profile information) va considérablement améliorer la précision de ces prédictions.

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CORÉES

Enfin la paix ?

Tous les deux mois, un sujet d’actualité mis en perspective par l’équipe du Monde diplomatique Retrouvez les anciens numéros sur www.monde-diplomatique.fr/mdv

dise fictive, extorquée à la réalité expérimentale d’êtres humains dont les corps, les pensées et les sentiments sont aussi intacts et innocents que l’étaient les prairies et forêts dont regorgeait la nature avant son absorption par le marché. Conformément à cette logique, l’expérience humaine se trouve marchandisée par le capitalisme de surveillance pour renaître sous forme de « comportements ». Traduits en données, ces derniers prennent place dans l’interminable file destinée à alimenter les machines conçues pour en faire des prédictions qui s’achètent et se vendent.

Cette nouvelle forme de marché part du principe que servir les besoins réels des individus est moins lucratif, donc moins important, que vendre des prédictions de leur comportement. Google a découvert que nous avions moins de valeur que les pronostics que d’autres font de nos agissements. Cela a tout changé.

La première vague de produits prédictifs fut portée par l’excédent de données extraites à grande échelle sur Internet afin de produire des annonces en ligne « pertinentes». À l’étape suivante, il fut question de la qualité des prédictions. Dans la course à la certitude maximale, il apparut clairement que les meilleures prédictions devraient s’approcher le plus possible de l’observation. À l’impératif d’extraction s’ajouta une deuxième exigence économique : l’impératif de prédiction. Ce dernier se manifeste d’abord par des économies de gamme.

L’excédent de données comportementales doit être non seulement abondant, mais également varié. Obtenir cette variété impliquait d’étendre les opérations d’extraction du monde virtuel au monde réel, là où nous menons notre « vraie » vie. Les capitalistes de surveillance comprenaient que leur richesse future passait par le développement de nouvelles chaînes d’approvisionnement sur les routes, au milieu des arbres, à travers les villes. Ils tenteraient d’accéder à votre système sanguin, à votre lit, à vos conversations matinales, à vos trajets, à votre footing, à votre réfrigérateur, à votre place de parking, à votre salon. Une seconde dimension, plus critique encore que la variété, caractérise désormais la collecte des données : (1) NDLR. Pour les références, nous renvoyons à l’ouvrage de Shoshana Zuboff. (2) Douglas Edwards, I’m Feeling Lucky : The Confessions of Google Employee Number 59, Houghton Mifflin Harcourt, New York, 2011.

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LE MONDE diplomatique – JANVIER 2019

VOUS ESPIONNE

de surveillance connexion et de communication est désormais mobilisée au service de ce nouvel objectif. Ces interventions visent à augmenter la certitude en influençant certaines attitudes : elles ajustent, adaptent, manipulent, enrôlent par effet de groupe, donnent un coup de pouce. Elles infléchissent nos conduites dans des directions particulières, par exemple en insérant une phrase précise dans notre fil d’actualités, en programmant l’apparition au moment opportun d’un bouton « achat » sur notre télé-

Toutefois, les outils télématiques ne visent pas seulement à savoir, mais aussi à agir. L’assurance au comportement promet ainsi de réduire les risques à travers des mécanismes conçus pour modifier les conduites et accroître les gains. Cela passe par des sanctions, comme des hausses de taux d’intérêt en temps réel, des malus, des blocages de moteur, ou par des récompenses, comme des réductions, des bonus ou des bons points à utiliser pour des prestations futures.

M. Hanke a créé en 2010 sa propre rampe de lancement au sein de Google : Niantic Labs, l’entreprise à l’origine de Pokémon Go. Il caressait l’ambition de prendre possession du monde en le cartographiant. Il avait déjà fondé Keyhole, une start-up de cartographie virtuelle à partir d’images satellites financée par la Central Intelligence Agency (CIA) puis rachetée par Google, qui l’a rebaptisée Google Earth. Avec Niantic, il s’attelle à concevoir des jeux en réalité virtuelle qui permettront de traquer et de téléguider les gens sur les territoires que Street View a déjà audacieusement enregistrés sur ses cartes.

Ce jeu repose sur le principe de la «réalité augmentée» et fonctionne comme une chasse au trésor. Une fois que vous télé-

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Terrain de jeu grandeur nature

IX JOURS seulement après la sortie du jeu, Joseph Bernstein, reporter pour le site d’information en ligne BuzzFeed, conseillait aux utilisateurs de Pokémon Go de se pencher sur les quantités de données que l’application recueillait sur leurs téléphones. TechCrunch, un site spécialisé dans l’actualité des start-up et des nouvelles technologies, exprimait des inquiétudes similaires au sujet de la « longue liste d’autorisations requises par l’application ».

De la bouteille de vodka «intelligente» au thermomètre rectal connecté, les produits destinés à interpréter, suivre, enregistrer et communiquer des données prolifèrent. Sleep Number, qui fournit « des lits intelligents dotés d’une technologie de suivi du sommeil », collecte également «des données biométriques et des données relatives à la manière dont vous, un enfant ou toute autre personne utilise le lit, notamment les mouvements du dormeur, ses positions, sa respiration et sa fréquence cardiaque ». Elle enregistre aussi tous les sons émis dans votre chambre...

Nos maisons sont dans la ligne de mire du capitalisme de surveillance. Des entreprises spécialisées se disputaient en 2017 un marché de 14,7 milliards de dollars pour des appareils ménagers connectés, contre 6,8 milliards l’année précédente. À ce rythme-là, le montant atteindra 101 milliards de dollars en 2021. Commercialisés depuis quelques années, des objets absurdes se tiennent à l’affût dans nos intérieurs : brosse à dents intelligente, ampoule intelligente, tasse à café intelligente, four intelligent, extracteur de jus intelligent, sans oublier les couverts intelligents censés améliorer notre digestion. D’autres semblent plus inquiétants : une caméra de surveillance à domicile avec reconnaissance faciale, un système d’alarme qui repère les vibrations inhabituelles précédant un cambriolage, des GPS d’intérieur, des capteurs qui s’adaptent à tous les objets pour analyser le mouvement et la température, sans oublier des cafards cyborgs qui détectent les sons. Même la chambre du nourrisson est repensée pour devenir une source de surplus comportemental. Tandis que la course aux profits générés par la surveillance s’exacerbe, les capitalistes s’aperçoivent que les économies de gamme ne suffisent pas. Certes, l’excédent de données doit être abondant et varié ; mais le moyen le plus sûr de prédire le comportement reste d’intervenir à la source : en le façonnant. J’appelle « économies de l’action» ces processus inventés pour y parvenir : des logiciels configurés pour intervenir dans des situations réelles sur des personnes et des choses réelles. Toute l’architecture numérique de

phone, en coupant le moteur de notre voiture si le paiement de l’assurance tarde trop, ou encore en nous orientant par GPS dans notre quête de Pokémon. « Nous apprenons à écrire la musique, explique un concepteur de logiciels. Ensuite, nous laissons la musique les faire danser. Nous pouvons mettre au point le contexte qui entoure un comportement particulier afin d’imposer un changement... Nous pouvons dire au réfrigérateur : “Verrouille-toi parce qu’il ne devrait pas manger”, ou ordonner à la télé de s’éteindre pour que vous vous couchiez plus tôt. »

Depuis que l’impératif de prédiction a déplacé les opérations d’approvisionnement dans le monde réel, les fournisseurs de biens ou de services dans des secteurs bien établis, loin de la Silicon Valley, salivent à leur tour à l’idée des profits issus de la surveillance. En particulier les assureurs automobiles, impatients de mettre en place la télématique – les systèmes de navigation et de contrôle des véhicules. Ils savent depuis longtemps que les risques d’accident sont étroitement corrélés au comportement et à la personnalité du conducteur, mais, jusqu’ici, ils n’y pouvaient pas grand-chose. Un rapport des services financiers du cabinet de conseil Deloitte recommande désormais la « minimisation du risque » (un euphémisme qui, chez un assureur, désigne la nécessité de garantir les profits) à travers le suivi et la sanction de l’assuré en temps réel – une approche baptisée « assurance au comportement». D’après le rapport de Deloitte, « les assureurs peuvent suivre le comportement de l’assuré en direct, en enregistrant les heures, les lieux et les conditions de circulation durant ses trajets, en observant s’il accélère rapidement ou s’il conduit à une vitesse élevée, voire excessive, s’il freine ou tourne brusquement, s’il met son clignotant (3) ».

À mesure que la certitude se substitue à l’incertitude, les primes d’assurance, qui auparavant reflétaient les aléas inévitables de la vie quotidienne, peuvent grimper ou chuter d’une milliseconde à l’autre, grâce à la connaissance précise de la vitesse à laquelle vous conduisez vers votre lieu de travail après une matinée particulièrement tendue passée à vous occuper d’un enfant malade, ou d’un dérapage plus ou moins contrôlé effectué sur le parking du supermarché.

Spireon, qui se décrit comme la « plus grande entreprise de télématique » dans son domaine, suit et surveille des véhicules et des conducteurs pour les agences de location, les assureurs et les propriétaires de parcs automobiles. Son « système de gestion des dommages collatéraux liés à la location » déclenche des alertes chez les conducteurs qui ont un retard de paiement, bloque le véhicule à distance quand le problème se prolonge au-delà d’une certaine période et le localise en vue de sa récupération.

La télématique inaugure une ère nouvelle, celle du contrôle comportemental. Aux assureurs de fixer les paramètres de conduite : ceinture de sécurité, vitesse, temps de pause, accélération ou freinage brusque, durée de conduite excessive, conduite en dehors de la zone de validité du permis, pénétration dans une zone d’accès restreint. Gavés de ces informations, des algorithmes surveillent, évaluent et classent les conducteurs, et ajustent les primes en temps réel. Comme rien ne se perd, les « traits de caractère » établis par le système sont également traduits en produits prédictifs vendus aux publicitaires, lesquels cibleront les assurés par des publicités envoyées sur leur téléphone.

Le 13 juillet 2016, la logique de chasse aux données qui se cache derrière le jeu se précise. En plus des paiements pour des options supplémentaires du jeu, « le modèle économique de Niantic contient une seconde composante, à savoir le concept de lieux sponsorisés », a reconnu M. Hanke dans un entretien avec le Financial Times. Ce nouveau flux de revenus était prévu depuis le départ : les entreprises « paieront Niantic pour figurer parmi les sites du terrain de jeu virtuel, compte tenu du fait que cette présence favorise la fréquentation ». La facturation, expliquait-il, s’effectue sur la base d’un « coût par visite », semblable au « coût par clic » pratiqué par les annonces publicitaires du moteur de recherche Google. L’idée frappe par sa simplicité : les revenus issus du monde réel sont censés augmenter selon la capacité de Niantic à pousser les gens vers certains sites précis, tout comme Google a appris à extraire toujours plus de données comme un moyen d’adresser des publicités en ligne à des personnes précises. Les composantes et les dynamiques du jeu, associées à la technologie de pointe de la réalité augmentée, incitent les gens à se rassembler dans des lieux du monde réel pour dépenser de l’argent bien réel dans des commerces du monde réel appartenant aux marchés de la prédiction comportementale de Niantic.

L’apogée de Pokémon Go, à l’été 2016, signait l’accomplissement du rêve porté par le capitalisme de surveillance : un laboratoire vivant de la modification comportementale qui conjuguait avec aisance échelle, gamme et action. L’astuce de Pokémon Go consistait à transformer un simple divertissement en un jeu d’un ordre très différent : celui du capitalisme de surveillance – un jeu dans le jeu. Tous ceux qui, rôdant dans les parcs et les pizzerias, ont investi la ville comme un terrain d’amusement servaient inconsciemment de pions sur ce second échiquier bien plus important. Les enthousiastes de cet autre jeu bien réel ne comptaient pas au nombre des agités qui brandissaient leurs portables devant la pelouse de David. Ce sont les véritables clients de Niantic : les entités qui paient pour jouer dans le monde réel, bercées par la promesse de revenus juteux. Dans ce second jeu permanent, on se dispute l’argent que laisse derrière lui chaque membre souriant du troupeau. « La capacité du jeu à servir de vache à lait pour les marchands et autres lieux en quête de fréquentation suscite d’intenses spéculations », s’est réjoui le Financial Times.

Il ne peut y avoir de revenus assurés si on ne s’en donne pas les moyens. Les nouveaux instruments internationaux de modification comportementale inaugurent une ère réactionnaire où le capital est autonome et les individus hétéronomes ; la possibilité même d’un épanouissement démocratique et humain exigerait le contraire. Ce sinistre paradoxe est au cœur du capitalisme de surveillance : une économie d’un nouveau genre qui nous réinvente au prisme de son propre pouvoir. Quel est ce nouveau pouvoir et comment transforme-t-il la nature humaine au nom de ses certitudes lucratives ?

SHOSHANA ZUBOFF. (3) Sam Friedman et Michelle Canaan, «Overcoming speed bumps on the road to telematics», Deloitte, 21 avril 2014, www2.deloitte.com

      

Lorsqu’il ouvrit la porte ce soir-là, David ignorait que les chasseurs de Pokémon et lui-même participaient à une expérience grandeur nature d’économies de l’action. Ils en étaient les cobayes, et le laborantin en blouse blanche se nommait John Hanke. Auparavant vice-président de Google Maps et responsable de Street View,

             

sation », une bonne part de ce travail consiste en une extraction intrusive des aspects les plus intimes de notre quotidien.

chargez l’application de Niantic, vous utilisez votre GPS et l’appareil photographique de votre smartphone pour trouver des créatures virtuelles appelées Pokémon. Elles apparaissent sur l’écran comme si elles se trouvaient devant vous : dans le jardin d’un homme qui ne se doute de rien, dans la rue d’une ville, dans une pizzeria, un parc, une pharmacie, etc. Il s’agit de pousser les joueurs à «sortir» et à «partir à l’aventure à pied », dans les espaces à ciel ouvert des villes, des villages et des banlieues. Disponible aux États-Unis, en Australie et en Nouvelle-Zélande le 6 juillet 2016, Pokémon Go est devenue en une semaine l’application la plus téléchargée et la plus lucrative aux États-Unis, atteignant vite autant d’utilisateurs actifs sur Android que Twitter.

L’Imprimerie 79, rue de Roissy 93290 Tremblay-en-France

Origine du papier : Allemagne. Taux de fibres recyclées : 100 %. Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous le n° FI/37/001. Eutrophisation : Ptot = 0,007 kg/t de papier

Commission paritaire des publications et agences de presse : nº 0519 D 86051 ISSN : 0026-9395 PRINTED IN FRANCE À la disposition des diffuseurs de presse pour modification de service, demandes de réassort ou autre, nos numéros de téléphone verts : Paris : 0 805 050 147 Banlieue/province : 0 805 050 146.

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l’approfondissement. Pour obtenir des prédictions comportementales très précises et donc très lucratives, il faut sonder nos particularités les plus intimes. Ces opérations d’approvisionnement visent notre personnalité, nos humeurs, nos émotions, nos mensonges et nos fragilités. Tous les niveaux de notre vie personnelle sont automatiquement captés et comprimés en un flux de données à destination des chaînes de montage qui produisent de la certitude. Accomplie sous couvert de « personnali-

LE MONDE diplomatique

D ERRIÈRE

LA BATAILLE NAVALE CONTRE L’U KRAINE

La Russie s’affirme en mer Noire

(Suite de la première page.) Sa construction, qui a coûté environ 3 milliards d’euros, a encore accentué la pression sur le détroit de Kertch. Moscou y a durci les règles de franchissement instaurées unilatéralement afin de protéger le chantier. Les Russes continuent de redouter, à tort ou à raison, que les Ukrainiens tentent de détruire le pont, comme certains à Kiev ont ouvertement appelé à le faire, à l’image du député Ihor Mosiychouk (1).

Dans la crise de novembre, il s’agissait pour les Ukrainiens de défier le statu quo qui s’est établi à leur détriment en refusant de se plier aux procédures de franchissement imposées par les Russes. S’ils l’avaient voulu, ils auraient en effet très bien pu transférer ces petits navires par voie de terre, comme ils l’avaient fait en septembre avec deux patrouilleurs. Le 24 septembre, un détachement de deux navires de guerre ukrainiens – un remorqueur et un navire de sauvetage – a en outre franchi le passage de Kertch, après avoir signalé son intention et sous une étroite surveillance russe, sans que cela cause aucun incident. En décidant cette fois de ne pas laisser lanterner leurs navires dans la longue file d’attente qui s’étire aux abords du détroit en vertu de la convention de 2003, les Ukrainiens ne pouvaient ignorer que les Russes recourraient à la force. Ils souhaitaient obtenir une assistance militaire de la part de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), à laquelle Kiev brigue l’adhésion, pour l’instant en vain.

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12

Fin septembre, Washington a acté le transfert pour 10 millions de dollars de deux petits patrouilleurs construits pour les gardes-côtes américains à la fin des années 1980 (2). Plus que d’un réel renforcement des capacités navales ukrainiennes, il s’agit d’un geste politique. Ces patrouilleurs ont été livrés désarmés et dépourvus de matériel électronique. En outre, compte tenu de leur âge, ils risquent surtout de faire des cibles faciles, et de premier choix, pour les batteries côtières et l’aéronavale russes.

Les préoccupations électorales ont certainement pesé dans la tentative de forcer le verrou de Kertch. Les Ukrainiens désigneront leur président en mars-avril 2019. L’actuel chef de l’État, M. Petro Porochenko, aborde ce scrutin dans une posture délicate : il était crédité avant l’opération d’environ 10 % des intentions de vote dans les sondages, où il se place en quatrième position, loin derrière la favorite, Mme Ioulia Timochenko (3). Aussi, certains, à Moscou mais également à Kiev, le suspectent d’avoir voulu instaurer la loi martiale afin de chambouler le calendrier électoral et d’augmenter ainsi ses chances d’accéder au second tour. Néanmoins, au lieu des soixante jours de loi martiale qu’il souhaitait obtenir sur l’ensemble du territoire, il a dû se contenter de trente jours dans dix oblasts (régions) de l’est du pays en raison des critiques de parlementaires. Si cette décision ne semble pas compromettre l’échéance de mars prochain, elle tend en revanche à donner au président une image de chef de guerre, sur laquelle il compte pour tenter d’améliorer sa popularité en berne.

« Bulles de déni d’accès »

OUR la Russie, il s’agissait dans cet inci-

M. Porochenko ne s’y est pas trompé : au lendemain de l’incident de Kertch, il a émis l’idée d’interdire la navigation aux navires russes dans les détroits turcs. Cette proposition illustre le désarroi de Kiev,

Quelles pourraient être les réponses de l’OTAN à l’accroissement des tensions en mer d’Azov et autour de Kertch? Peut-être l’instauration d’une mission de police des airs permanente, sur le modèle de celle établie en mer Baltique. L’Alliance atlantique pourrait aussi envisager la création d’une flottille propre. Afin de compenser les faibles capacités navales bulgares et roumaines, elle pourrait en outre repavillonner temporairement des unités issues des marines extérieures à la mer Noire aux couleurs de la Bulgarie ou de la Roumanie, ce qui permettrait de contourner les restrictions de la convention de Montreux. Néanmoins, une initiative roumaine quelque peu similaire avait été proposée lors du sommet de l’OTAN à Varsovie en 2016, et avait été rejetée en raison des fortes réserves exprimées par la Bulgarie. En outre, une telle initiative risquerait de bousculer Ankara, qui ne manquerait pas d’y voir une remise en question de l’esprit de Montreux.

Néanmoins, ce qui contribue à la résistance de leur partenariat, c’est avant tout

UKRAINE

MOLDAVIE

Mer Noire

Kosovo BULGARIE

GÉORGIE

AZERBAÏDJAN ARMÉNIE

ALBANIE

TURQUIE

IRAN IRAK Dn ies tr

SYRIE Crète VIe flotte

0

CHYPRE

Mer Méditerranée 300

Mer Caspienne

Crimée1

SERBIE

LIBYE

KAZAKHSTAN

RUSSIE

ROUMANIE

600 km

ÉGYPTE

LIBAN

MOLDAVIE

ISRAËL JORDANIE Palestine

Chişinău

Sources : https://militarybases.com ; www.globalsecurity.org ; « L’OTAN cartographiée», www.nato.int 1. Dans sa résolution du 27 mars 2014 réaffirmant l’intégrité territoriale de l’Ukraine, l’Assemblée générale de l’ONU n’accorde aucune validité au référendum du 16 mars justifiant l’annexion de la Crimée par la Russie.

en ligne et en téléchargement (podcast)

www.monde-diplomatique.fr/audio

UKRAINE

Lougansk

Donetsk

Marioupol Berdiansk

Mykolaïv Kherson

Crimée 1

ROUMANIE Danub

e Constanţa

Don

Rostov-sur-le-Don

Simferopol Sébastopol

RUSSIE

Kertch

Krasnodar

Feodossia Détroit

Novorossiisk

de Kertch

Touapsé

Varna

BULGARIE

Istanbul

ABKHAZIE Soukhoumi

Mer Noire

GÉORGIE

Sinop

Bourgas

Portée des missiles S-400 déployés en Crimée

du mois lus par des comédiens

Odessa

Tulcea

Conflit actif Base militaire turque (navale) russe américaine Présence maritime américaine turque française et britannique russe Détroit contrôlé par la Russie par la Turquie

sélection Écoutez le « Diplo » Une d’articles

Région séparatiste du Donbass

Mer d’Azov

Pays de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) Pays de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC)

dans la mesure où la Turquie a toujours tenu à ce que la convention de Montreux soit scrupuleusement appliquée ; une exigence que même l’annexion de la Crimée et l’accroissement de l’emprise militaire russe n’ont pas fait évoluer d’un iota. Vu d’Ankara comme de Moscou, toute remise en cause du texte de 1936 se ferait à leurs dépens. Elle ouvrirait la voie à l’entrée d’acteurs sécuritaires extérieurs dans le champ naval régional. Cette perspective compromettrait le modus vivendi qui fait de la mer Noire un condominium sécuritaire russo-turc depuis la disparition de

À défaut, la seule arme à la disposition de la communauté euro-atlantique reste le durcissement des sanctions à l’égard de Moscou. Sur ce sujet, cependant, les intérêts des Américains et des Européens divergent. Le Conseil européen a adopté en décembre une résolution non contraignante, et n’a pas entrepris de sanctionner davantage la Russie (6). En revanche, l’opposition américaine au Nord Stream 2 s’intensifie depuis l’incident en mer

Canal Volga-Don

Dnie p r

Depuis son annexion, la Crimée a retrouvé son rôle traditionnel de poste avancé sur les marges méridionales russes. Moscou a fortifié la péninsule en y déployant un ensemble de capacités de défense antiaérienne, avec les systèmes S-400 et antinavires, les batteries côtières Bastion, ainsi que des moyens de guerre électronique. La combinaison de ces armements, capables d’intercepter des chasseurs-bombardiers comme des missiles balistiques, a fait de la mer Noire une zone de plusieurs centaines de kilomètres carrés où les forces de l’OTAN voient leur potentiel inhibé – une de ces « bulles de déni d’accès » qui inquiètent les étatsmajors occidentaux. Le déploiement, au sein de la flotte russe, de nouveaux sousmarins diesel, de nouvelles frégates et d’une flottille de petits navires lance-missiles, tous capables de tirer des missiles de croisière de type Kalibr – ceux-là mêmes

A TURQUIE se trouve à l’intersection des trois bulles de déni d’accès créées par la Russie : l’une en Crimée depuis 2014, l’autre dans le Caucase avec ses installations situées en Arménie, et la troisième, depuis 2015, avec les moyens déployés dans la région côtière syrienne. Bien que préoccupé par ce constat, Ankara n’a pas, jusqu’à présent, pris de mesures de nature à remettre en question sa cogestion sécuritaire de l’espace de la mer Noire. Les solides relations avec Moscou dans le domaine énergétique – confirmées par le gazoduc Turkish Stream, dont le tronçon sous-marin a été achevé en novembre dernier – et la construction de la première centrale nucléaire turque par le russe Rosatom à Akkuyu, sur les côtes méridionales, face à Chypre, lui offrent un filet de sécurité.

Solide partenariat avec la Turquie

L

Donbass

GRÈCE

L’escarmouche du 25 novembre traduit l’accroissement de l’empreinte militaire russe dans la région de la mer Noire depuis l’annexion de la Crimée. La mer d’Azov et le détroit de Kertch font partie d’un corridor stratégique qui relie la mer Caspienne à la mer Noire, via le canal Volga-Don. Ces eaux sont de plus en plus régulièrement empruntées par de petits navires de combat russes, dont certains, partis de leur base en mer Caspienne, se risquent désormais jusqu’en Méditerranée orientale, où croise la VIe flotte américaine, pièce maîtresse des forces de l’OTAN, dominantes dans cette zone (voir la carte ci-contre) (5).

et son voisinage avec Moscou. L’adhésion à l’OTAN de la Bulgarie et de la Roumanie, qui disposent de moyens navals marginaux, en 2004, n’a pas fondamentalement changé cette approche.

g Bou

Entreprise depuis le début de l’année 2018, la perturbation des flux maritimes en provenance ou à destination des ports azoviens de l’Ukraine a un coût : entre 20 et 40 millions de dollars de manque à gagner par an pour Marioupol et Berdiansk. Ces deux ports ont vu leurs trafics de fret s’effondrer respectivement de 27 % et de 47 % entre 2015 et 2017 (4). L’interférence russe n’est toutefois pas la seule responsable. Le blocus du Donbass décidé par Kiev a coupé les deux villes de leur arrière-pays; et la chute du produit intérieur brut (PIB), de 40 % depuis 2013, compromet leur activité. En maintenant la pression sur la navigation ukrainienne, Moscou se dote d’un levier qui, le moment venu, pourrait lui servir à négocier des contreparties, comme la réouverture des canaux d’eau douce alimentant la Crimée. Leur fonctionnement a été interrompu par Kiev après l’annexion de la péninsule, qui, depuis, doit compter sur ses propres ressources.

Sa puissance navale s’exprime ici d’autant mieux que l’activité des marines étrangères à la mer Noire est fortement contrainte par la convention de Montreux. Ce texte, qui date de 1936, fait de la Turquie la maîtresse des détroits du Bosphore et des Dardanelles. Elle doit garantir le passage des navires de commerce mais peut restreindre celui des navires militaires, en particulier en temps de guerre. Ce traité limite aussi le nombre, le tonnage et la durée de la présence des navires des États non riverains en mer Noire (article 18). Si les détroits turcs et le soutien occidental à Ankara ont pu permettre au cours de l’histoire de contenir l’expansionnisme des tsars, puis des Soviétiques, en direction de la Méditerranée, la convention de Montreux empêche aujourd’hui la thalassocratie américaine de contrer l’ascension de la flotte russe de la mer Noire.

l’URSS. En outre, la Turquie a toujours pris garde de ne pas la transformer en un terrain d’affrontement entre la Russie et l’OTAN, en maintenant un équilibre subtil entre sa position de membre de l’Alliance

ut Pro

dent d’affirmer la souveraineté qu’elle revendique sur la Crimée, ainsi que sur le détroit de Kertch, et de rappeler qu’il serait vain de chercher à contester les règles du jeu qu’elle a instaurées de facto. Dans une résolution sur l’intégrité territoriale de l’Ukraine adoptée le 27 mars 2014 par cent États, avec onze voix contre et cinquantehuit abstentions, l’Assemblée générale des Nations unies avait contesté cette souveraineté et dénié toute validité au référendum sur la réunification de la Crimée avec la Russie organisé dix jours plus tôt..

qui ont été utilisés en Syrie contre des groupes djihadistes –, donne à la Russie les moyens d’infliger des dommages à tout adversaire qui s’en prendrait à ses intérêts.

Détroit du Bosphore

Détroit des Dardanelles

Zonguldak Ereğli

Samsun

Poti Batoumi Trabzon

TURQUIE Ankara

Zone économique exclusive théorique de l’Ukraine de la Russie CÉCILE MARIN

JANVIER 2019 –

0

200

400 km

perdue de fait par l’Ukraine depuis 2014

Gestion conjointe des eaux intérieures en vertu d’un accord signé en 2003 Eaux profondes

Principaux ports

Grands axes du trafic maritime

Sources : Didier Ortolland et Jean-Pierre Pirat, Atlas géopolitique des espaces maritimes, Éditions Technip, 2010 ; www.marinetraffic.com

la capacité des Russes et des Turcs à concentrer leurs efforts sur des processus communs, plutôt qu’à rechercher en vain des objectifs stratégiques partagés. Moscou et Ankara sont des concurrents dans le domaine géopolitique qui coopèrent de manière sélective et limitée en mer Noire, dans le Caucase et au ProcheOrient, à travers des cadres qui permettent de canaliser cette compétition. La plate-forme d’Astana dans le conflit syrien en est un exemple ; la force d’intervention navale BlackSeaFor, conjointe à tous les pays riverains, en est un autre. Créée en 2001, cette initiative russoturque a permis de faire pièce à l’opération «Active Endeavour », une des missions de l’OTAN déployées en réponse au 11-Septembre, à laquelle la Roumanie et la Bulgarie souhaitaient ouvrir les portes du Bosphore.

Cette tendance devrait se poursuivre, compte tenu des antagonismes entre Washington et Ankara nés au lendemain de la tentative de coup d’État de l’été 2016 contre M. Recep Tayyip Erdoğan, ainsi que de la coopération militaire américano-kurde en Syrie, qui irrite au plus haut point les Turcs.

d’Azov. Ce gazoduc, dont la construction a commencé, doit livrer du gaz russe en Europe via la Baltique, en contournant l’Ukraine. Invoquant la trop forte dépendance énergétique de l’Europe vis-à-vis de Moscou, la résolution de la Chambre des représentants du 11 décembre 2018 prépare certainement un tour de vis pour le secteur pétrolier et gazier russe. Et l’administration Trump évoque la possibilité de sanctionner les entreprises européennes impliquées dans le projet.

I GOR D ELANOË . (1) « Ukrainian MP suggests destroying Crimean bridge », EurAsia Daily, 22 mai 2018, https://eadaily.com (2) Illia Ponomarenko, « Ukraine accepts two US patrol boats after 4 years of bureaucratic blockades », Kyiv Post, 27 septembre 2018. (3) « Electoral sentiment monitoring in Ukraine », Razumkov Centre, Kiev, 19 novembre 2018. (4) « Ukraine and Russia take their conflict to the sea », Stratfor, 24 septembre 2018, https://worldview.stratfor.com (5) Tim Ripley, « Russian Caspian corvettes enter Mediterranean », Jane’s 360, 21 juin 2018, https://www.janes.com (6) « European Council conclusions on the multiannual financial framework and on external relations », Conseil européen, Bruxelles, 13 décembre 2018.

DOSSlER

LE

LE MONDE diplomatique – JANVIER 2019

SOULÈVEMENT FRANÇAIS

Après des années de défaites sociales, voici qu’un mouvement inédit a contraint le gouvernement à abjurer son orthodoxie budgétaire. Fins tacticiens, les « gilets jaunes » n’ont pas été dupes de l’opposition entre sauvegarde du climat et pouvoir d’achat, mais ils n’ont guère de stratégie pour renverser la table européenne (pages 1, 14 et 15). Après avoir su rassembler des sans-voix, ils

hésitent sur la manière de s’organiser ou de converger avec d’autres révoltes, comme celle des lycéens (pages 16 et 17). La forte présence féminine témoigne d’un bouleversement sociologique dont les leçons politiques restent à tirer (pages 18 et 19). Tout concourait à faire grossir cette charge dont la morgue du président Emmanuel Macron a été le détonateur (ci-dessous).

Pourquoi maintenant ?

V

PAR LAURENT BONELLI *

OILÀ LONGTEMPS qu’un mouvement social n’avait pas à ce point inquiété les gouvernants. L’ampleur, la durée et la détermination de celui des « gilets jaunes » les ont désagréablement surpris. Ils ont également été déstabilisés par son hétérogénéité en matière d’intérêt pour la politique, d’activité professionnelle, de lieu de résidence et d’orientation partidaire. Il n’est pas imputable à des organisations politiques ou syndicales traditionnelles : il rassemble diverses composantes de ce que le pouvoir nomme la « majorité silencieuse », au nom de laquelle il prétend s’exprimer et dont il n’attend d’autre mobilisation que le vote.

le blocage des centres névralgiques, ensuite : rondspoints, sorties ou péages d’autoroute, frontières ou dépôts de carburant.

La combinaison d’un ras-le-bol qui trouve à s’exprimer collectivement, de l’absence de médiation, des modes d’action directe et du déploiement de la force publique pour les juguler explique largement les explosions de violence. Il ne fait pas de doute que, à Paris notamment, des militants aguerris ont participé aux affrontements avec la police et aux dégradations. La presse comme le gouvernement l’ont signalé avec insistance, désignant simultanément des « anarchoautonomes » et des groupes d’extrême droite. Mais l’ampleur de ces actions, tout comme ce que l’on sait de ceux qui ont été déférés à la justice, montre qu’elles ne se limitent pas à leurs menées. De la même manière, il semble difficile de leur imputer l’incendie de la préfecture du Puy-en-Velay, celui des péages de La Ciotat ou de Narbonne, ou les altercations qui ont eu lieu un peu partout en France, y compris dans de petites villes.

© ADAGP, PARIS, 2019 - GALERIE OLIVIER WALTMAN, PARIS, LONDRES, MIAMI

L’ouvrage classique du politiste américain Barrington Moore offre des pistes pour expliquer le surgissement de ce mouvement largement spontané et faiblement coordonné (1). Écrit dans un contexte où des universitaires cherchaient à comprendre les grandes vagues de contestation des années 1960-1970 aux États-Unis, il opère un changement de perspective. À la question : « Pourquoi les gens se révoltent-ils ? » il substitue celleci : « Pourquoi ne le font-ils pas plus souvent ? » Quand ses confrères évoquent le poids des inégalités économiques ou celui de la domination raciale, Moore réplique que ces facteurs demeurent dramatiquement constants tout au long de l’histoire, sans pour autant provoquer de soulèvements. S’ils constituent des éléments nécessaires de la révolte, il lui apparaît donc difficile d’en faire une causalité.

À partir d’une étude richement documentée sur les ouvriers allemands entre 1848 et la fin des années 1930, l’auteur recherche les raisons pour lesquelles ces derniers s’accommodaient ordinairement d’un ordre social et politique qui leur était défavorable, ainsi que les conditions qui les amenaient, plus exceptionnellement, à le rejeter. Sa principale conclusion est que la stabilité repose essentiellement sur les contreparties concédées par les dominants aux dominés : « Sans le concept de réciprocité – ou mieux, d’obligation morale, un terme qui n’implique pas l’égalité des charges ou des obligations –, il devient impossible d’interpréter la société humaine comme le résultat d’autre chose que de la force perpétuelle et de la supercherie. »

Pour Moore, la rupture de ce « pacte social implicite » explique les contestations qu’il étudie. Souvent, remarque-t-il, elles découlent de transformations techniques ou économiques qui rebattent les cartes et fournissent autant d’occasions de réévaluer à la baisse les contreparties offertes antérieurement. Certaines fractions des élites «ne jouant plus le jeu» apparaissent alors comme «parasites» et perdent leur légitimité.

Pour se convaincre de l’actualité de cette analyse, il suffit de rappeler les transformations contemporaines du monde du travail, qui ont « déstabilisé les stables », pour reprendre la formule du sociologue Robert Castel (2). Nombre de ceux qui ont un emploi ont vu se dégrader leurs conditions de vie, au point qu’ils doivent lutter pour « boucler les fins de mois », comme le répètent à l’envi beaucoup de « gilets jaunes ».

Cette situation a été encore aggravée par le démantèlement progressif des protections apportées par l’État. En France, celui-ci a joué un rôle central pour tempérer les contradictions entre le travail et le capital. Le développement de services publics de qualité – dans l’éducation, la santé, les transports, les communications, l’énergie, etc. –, accessibles à faible coût et sur l’ensemble du territoire, a permis de limiter les conséquences les plus néfastes d’une relation salariale structuralement défavorable aux travailleurs, au moins à partir de la seconde moitié des années 1970. * Maître de conférences en science politique à l’université Paris Nanterre.

SOMMAIRE

13

DU DOSSIER

PAGES 14 ET 15 : La justice sociale, clé de la transition écologique, par Philippe Descamps. Quand tout remonte à la surface, suite de l’article de Serge Halimi. PAGES 16 ET 17 : « Avant, j’avais l’impression d’être seule », par Pierre Pierre Souchon. Lycéens contre le tri sélectif, par Annabelle Allouch Bréville. éville. et Benoît Br PAGES 18 ET 19 : La puissance insoupçonnée des travailleuses, par Pierre Pierre Rimbert.

I

FRANÇOIS BARD. – « La Capuche jaune », 2016

Or les réformes de l’État conduites avec constance depuis le milieu des années 1990 se sont traduites par une dualisation du service public (3). Mesure-t-on la distance qui s’est creusée entre un hôpital, un tribunal ou une université d’une métropole régionale et ceux d’une ville moyenne ou d’une petite ville ? Les logiques de rentabilité et de compétitivité semblent avoir pris le pas sur l’objectif de réduction des inégalités sociales et territoriales. D’où le sentiment d’abandon que manifestent les usagers, et le désarroi d’agents qui ont vu leurs missions se transformer radicalement. D’où, également, l’impression diffuse que la protection offerte auparavant à tous fonctionne désormais au bénéfice exclusif de ceux qui apparaissent comme les mieux lotis.

Ce renversement n’est pas sans effets sur le sentiment d’injustice décrit par Moore et explique pour partie la dimension antifiscale du mouvement des « gilets jaunes » (4). Sauf que, désormais, les responsables de l’État ont perdu leur position d’arbitre et sont associés aux élites économiques dans la catégorie des « parasites ». Les critiques sur le train de vie – réel ou supposé – des parlementaires et des ministres sont récurrentes sur les ronds-points occupés (lire l’article de Pierre Souchon pages 16 et 17), alimentées par les scandales de prévarication, de fraude fiscale ou de connivence avec le monde des affaires qui ont éclaté ces dernières années.

Certains propos des gouvernants semblent confirmer cette distance sociale avec les « gens ordinaires ». Lorsque M. Emmanuel Macron déclare : « Une gare, c’est un lieu où on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien » (3 juillet 2017), ou que son prédécesseur se gausse – en privé – des « sans-dents (5) », ils trahissent sans doute leur représentation profonde de la société. Mais ils donnent également corps au sentiment de mépris que ressentent nombre de leurs concitoyens, au point d’ailleurs que le président de la République concentre sur son nom la colère accumulée, comme le résume le mot d’ordre « Macron, dégage ! ». L’ensemble des formations politiques semblent avoir perdu leur crédit et sont renvoyées dos à dos comme appartenant au « système », même quand elles défendent des positions alternatives. Cela explique aussi pourquoi aucune n’a pour le moment été capable d’encadrer le mouvement des « gilets jaunes » ou de lui offrir un débouché autre qu’un appel à de nouvelles élections.

Cette impossibilité permet également de comprendre le recours à l’auto-organisation et à l’action directe. Les contestataires ne recherchent pas de médiation organisationnelle, politique ou syndicale, et n’ont pas recours aux canaux routinisés de la contestation. Ils souhaitent s’adresser directement aux représentants du pouvoir. À l’Élysée et dans les préfectures, d’abord, que certains appellent à investir. Par

L Y A QUELQUES ANNÉES, un haut responsable des forces de maintien de l’ordre insistait, lors d’un entretien, sur le caractère relationnel de la violence. Il nous confiait : « C’est nous, l’institution, qui fixons le niveau de violence de départ. Plus la nôtre est haute, plus celle des manifestants l’est aussi. » Interpellations massives (1 723 pour la seule journée du 8 décembre), recours aux canons à eau, aux véhicules blindés, aux hélicoptères et même à des policiers à cheval, utilisation fournie de grenades lacrymogènes (plus de 10 000 pour la manifestation parisienne du 1er décembre), emploi récurrent de lanceurs de balles de défense (lire « Des armes controversées » page 17)... on comprend que la stratégie adoptée ces dernières semaines n’a guère apaisé les tensions.

Ces choix tactiques découlent notamment du « splendide isolement » de la police et de la gendarmerie françaises, qui les rend imperméables aux techniques que développent leurs homologues ailleurs en Europe, comme la désescalade (6). Vingt ans de politiques sécuritaires ont considérablement accru leur pouvoir et leur autonomie. Leurs modes d’action dans la lutte contre le terrorisme, contre la petite délinquance ou contre les émeutes urbaines ne sont que rarement questionnés. Au point qu’elles se sont convaincues de la solidité de leur expertise et peuvent parfois déployer « naturellement » leurs techniques dans d’autres contextes et vers d’autres cibles. Les images de dizaines de lycéens de Mantes-la-Jolie interpellés par la police et agenouillés, les mains derrière la tête, ont choqué. C’est pourtant une pratique relativement commune dans certaines cités populaires. Ces stratégies et ces dispositifs musclés sont également encouragés par la plupart des élus, qui y voient l’occasion d’affirmer une fermeté jugée politiquement payante. Quitte à s’exonérer ensuite de la responsabilité de la violence en l’attribuant aux seuls « casseurs », avec la complaisance intéressée des médias, toujours friands d’images d’affrontements et de destructions. Les gouvernants mesurent sans doute mal les effets désastreux de ces manœuvres sur leur légitimité. Ils donnent en effet le sentiment de ne pouvoir tenir leur place que protégés par les boucliers et matraques des forces de l’ordre et par les prétoires des chambres de comparution immédiate. Ils accréditent la perception que leur pouvoir ne reposerait que sur la « force perpétuelle » et la « supercherie », dont Moore a montré la fragilité. C’est au contraire la « réciprocité » qui conditionne la stabilité de l’ordre social et politique dans la durée.

(1) Barrington Moore Jr, Injustice : The Social Bases of Obedience and Revolt, M. E. Sharpe, New York, 1978. (2) Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, coll. « L’espace du politique », Paris, 1999. (3) Cf. notamment Laurent Bonelli et Willy Pelletier, « De l’État-providence à l’État manager », Le Monde diplomatique, décembre 2009, et, des mêmes (sous la dir. de), L’État démantelé. Enquête sur une révolution silencieuse, La Découverte, coll. « Cahiers libres », Paris, 2010. (4) Lire Alexis Spire, « Aux sources de la colère contre l’impôt », Le Monde diplomatique, décembre 2018. (5) Cité par Valérie Trierweiler, Merci pour ce moment, Les Arènes, Paris, 2014. (6) Olivier Fillieule et Fabien Jobard, « Un splendide isolement. Les politiques françaises du maintien de l’ordre », La Vie des idées, 24 mai 2016, https://laviedesidees.fr

JANVIER 2019 –

LE MONDE diplomatique

14

DOSSlER «GlLETS JAUNES»

La justice sociale, clé de

D

PAR PHILIPPE DESCAMPS

ANS le plus grand affolement, la présidence de la République avait alerté directement les journalistes à la veille des rassemblements du 8 décembre : un « noyau dur de plusieurs milliers de personnes » s’apprêtait à venir à Paris « pour casser et pour tuer ». L’élément marquant de cette journée fut en définitive, dans de nombreuses villes de France, la convergence de dizaines de milliers de « gilets jaunes » et de populaires marches pour le climat. L’irruption d’« invisibles » dans l’espace public, et singulièrement sur les ronds-points, s’accompagnait d’une maturation politique accélérée. Chacun avec ses mots exprimait une même perception d’un système qui transforme l’homme en superprédateur, tout aussi funeste pour la nature que pour ses semblables.

Car s’il est encore temps d’éviter le chaos climatique (1), beaucoup ressentent déjà dans leur quotidien l’effondrement anthropologique – la destruction des êtres humains « transformés en bêtes productrices et consommatrices, en zappeurs abrutis (2) ». Dans un monde aux ressources limitées, l’absurdité d’une accumulation sans fin au bénéfice de quelquesuns gagne encore en acuité quand on redoute les fins de mois. Que le feu prenne précisément dans les rues d’une capitale où fut signé en décembre 2015 le premier accord universel sur le réchauffement climatique révèle l’ampleur du défi social mondial – et les acrobaties du gouvernement français, champion cathodique d’une cause à laquelle l’essentiel de sa politique tourne le dos.

Au moment de mobiliser, l’équipe du président Emmanuel Macron a choisi de culpabiliser, à commencer par les plus vulnérables. Alors que, depuis les années 1950, toutes les politiques publiques ont donné la priorité aux transports routiers, que la publicité et l’industrie ont érigé la voiture individuelle en attribut indépassable de l’homme moderne, voici que seul l’automobiliste devrait payer les frais de ce

À eux seuls, les États-Unis représentent 26,3 % du cumul des émissions de gaz à effet de serre depuis le milieu du XIXe siècle ; l’Europe, 23,4 % ; la Chine, 11,8 %; la Russie, 7,4 %. En 2014, un Qatari rejetait en moyenne 34 500 kilogrammes de gaz carbonique dans l’atmosphère ; un Luxembourgeois, 17 600 ; un Américain, 16 400 ; un Tadjik, 625 ; et un Tchadien, seulement 53 (5). Chaque Américain, Luxembourgeois ou Saoudien appartenant aux 1 % les plus riches de son pays émet 200 tonnes par an, soit plus de 2 000 fois plus qu’un pauvre du Honduras ou du Rwanda. Les 10 % de Terriens les plus riches seraient à eux seuls responsables de 45 % des émissions (6).

© ADAGP, PARIS, 2019 - GALERIE OLIVIER WALTMAN, PARIS, LONDRES, MIAMI

Par ses mesures fiscales, le gouvernement a pris le risque d’opposer pouvoir d’achat et sauvegarde du climat. Mais, signe de l’intelligence collective dégagée par leur mouvement, les « gilets jaunes » ne sont pas tombés dans le piège.

Pourquoi pas des sanctions internationales pour les pays sortant des accords de Paris ?

FRANÇOIS BARD. – « J’y arrive plus », 2018

modèle. L’effort demandé sur les carburants (avant son abandon sous la pression de la rue) pesait indifféremment sur tous, tandis que, d’un côté, les dépenses contraintes (loyer, déplacements, fournitures diverses) empiètent de plus en plus sur le pouvoir d’achat des plus modestes et que, de l’autre, les cadeaux pleuvent sur les plus aisés. Comble de la fourberie, la montée en puissance de la « fiscalité écologique » devait compenser une partie des exonérations de cotisations sociales accordées aux employeurs, et non la nécessaire transition énergétique (3). L’écologie remplaçait l’Europe comme prétexte budgétaire.

L’urgence d’un sursaut pour l’écosystème humain ne fait plus guère de doute. Le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a rappelé dans son dernier rapport que les activités humaines ont déjà causé un réchauffement d’environ 1 oC à la surface du globe depuis l’ère industrielle. En continuant au même rythme, on dépasserait entre 2030 et 2052 le cap de 1,5 oC, au-delà duquel les dommages deviendraient très difficilement contrôlables (4). Les rejets dans l’atmosphère de gaz contribuant au réchauffement continuent à augmenter, alors qu’il faudrait engager au plus vite leur décroissance, en commençant par établir clairement les responsabilités.

Une fois connue l’empreinte carbone de ces fauteurs de troubles et identifié le mode de production qui leur a permis de prospérer en toute impunité, il devient plus facile d’imaginer une transition désirable, une écologie d’autant plus populaire que les dépenses d’énergie et de transports pèsent davantage sur les budgets des ménages modestes. Encore faudra-t-il s’extraire de la camisole idéologique qui empêche les citoyens de prendre en main leur destin, et dont la traduction juridique se lit dans les traités de libre-échange comme dans ceux régissant l’Union européenne.

Deux leviers pourraient permettre de relever le défi posé à l’humanité. Tout d’abord, la réduction ambitieuse des inégalités et de leurs causes (lire l’article page 3), seule à même de créer une volonté commune et l’élan collectif nécessaire pour se libérer des énergies fossiles ainsi que d’un mode de consommation régi par la frustration. Ensuite, la démondialisation, au sens d’une régulation des échanges sur des critères sociaux (1) Lire notre dossier « Comment éviter le chaos climatique ? », Le Monde diplomatique, novembre 2015. (2) Cornelius Castoriadis, Une société à la dérive. Entretiens et débats, 1974-1997, Seuil, Paris, 2005. (3) Comme le formule le « Rapport économique, social et financier » du projet de la loi de finances pour 2019, envoyé par le gouvernement à la Commission européenne. (4) « Global warming of 1.5 oC », « Summary for policymakers », rapport spécial du GIEC, Genève, 2018, www.ipcc.ch (5) « CAIT climate data explorer 2015 », World Resources Institute, Washington, DC, http://cait.wri.org (6) Lucas Chancel et Thomas Piketty, « Carbone et inégalité : de Kyoto à Paris », École d’économie de Paris, 3 novembre 2015. L’association Oxfam arrive à des estimations proches : « Inégalités extrêmes et émissions de CO2 », Oxford, 2 décembre 2015.

Quand tout remonte à la surface (Suite de la première page.) L’effacement d’une mémoire de gauche en France explique qu’on ait si peu relevé les analogies entre le mouvement des « gilets jaunes » et les grèves ouvrières de mai-juin 1936. Déjà, la même surprise des classes supérieures devant les conditions d’existence des travailleurs et devant leur exigence de dignité : « Tous ceux qui sont étrangers à cette vie d’esclave, expliquait alors la philosophe et militante ouvrière Simone Weil, sont incapables de comprendre ce qui a été décisif dans cette affaire. Dans ce mouvement, il s’agit de bien autre chose que telle ou telle revendication particulière, si importante soit-elle. (...) Il s’agit, après avoir toujours plié, tout subi, tout encaissé en silence pendant des mois et des années, d’oser se redresser, se tenir debout. Prendre la parole à son tour (2). » Évoquant ensuite les accords de Matignon, qui accouchèrent des congés payés, de la semaine de quarante heures et d’une augmentation rémunérations, Léon Blum rapportera cet échange entre deux négociateurs du patronat : « J’ai entendu M. Duchemin dire à M. Richemond, tandis qu’on lui mettait sous les yeux les taux de certains salaires : “Comment est-ce possible ? Comment avons-nous pu laisser faire cela ?” (3) »

Un univers de contraintes technologiques, de questionnaires à remplir, de productivité à mesurer M. Macron aurait-il eu la même révélation en entendant les « gilets jaunes » raconter leur quotidien ? Les yeux rivés sur un prompteur, tendu, plutôt pâle, il a en tout cas admis que « l’effort qui leur a été demandé était trop important » et qu’il « n’était pas juste ». La « pédagogie » peut être joyeuse quand elle change de destinataire.

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« Comment avons-nous pu laisser faire cela ? » Chacun connaît mieux, grâce aux « gilets jaunes », la liste des injustices commises par l’actuel gouvernement : 5 euros de moins par mois en 2017 pour les bénéficiaires de l’aide personnalisée au logement (APL) et, en même temps, la suppression de la progressivité de la fiscalité sur le capital ; l’élimination de l’impôt sur la fortune (ISF) et, en même temps, la baisse du pouvoir d’achat des retraités. Sans oublier le plus coûteux : la « simplification comptable » du crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) versé aux entreprises. L’an prochain, le Trésor public le paiera donc deux fois à M. Bernard Arnault, première fortune d’Europe, propriétaire de Carrefour et de LVMH, du Parisien et des Échos. Cette seule mesure va coûter près de 40 milliards d’euros en 2019, soit 1,8 % du produit intérieur brut (PIB) ou, si on préfère... plus de cent fois le montant de la réduction des APL. Dans une « vidéo coup de gueule » de cinq minutes qui contribua au déclenchement du mouvement des « gilets jaunes », Mme Jacline Mouraud interrogeait M. Macron à plusieurs reprises : « Mais qu’est-ce que vous faites du pognon ? » Voilà la réponse.

Un plein d’essence exorbitant, un contrôle technique automobile encore plus tatillon, et tout est remonté à la surface. Les banques qui se gavent sur chaque crédit qu’elles octroient, mais qui, par souci d’économies, « regroupent » leurs agences, c’est-à-dire les ferment, et clôturent les comptes de leurs clients lorsqu’ils rédigent un chèque sans vérifier leur solde pour boucler une fin de mois. Les retraites, déjà trop faibles, que le gouvernement ponctionne comme si elles étaient sa caverne d’Ali Baba. Les femmes qui élèvent seules leurs enfants et qui peinent à toucher la pension alimentaire de leurs anciens compagnons, souvent aussi pauvres qu’elles. Les couples qui doivent cohabiter malgré leur mésentente parce qu’ils ne peuvent pas payer deux loyers. Les nouvelles dépenses obligatoires, Internet, ordinateur et smartphone, qu’on règle non pas pour le plaisir de regarder des films sur Netflix, mais parce que la rationalisation des services de La Poste, du fisc, de la SNCF, la disparition des cabines téléphoniques aussi, ont détruit toute possibilité de vivre sans. Et les maternités qui ferment, les commerces qui s’étiolent, Amazon qui partout étale ses entrepôts. Tout cet univers d’anomie sociale, de contraintes technologiques, de questionnaires à remplir, de productivité à mesurer, de solitude, aussi, existe peu ou prou ailleurs qu’en France (lire l’article pages 20 et 21) ; il s’impose sous des régimes politiques très différents, et il a précédé l’élection de M. Macron. Mais le président français semble aimer ce nouveau monde et en avoir fait son projet de société. C’est aussi pour cela qu’il est haï. Pas par tous, cependant : ceux qui s’en sortent bien, diplômés, bourgeois, habitants des métropoles, communient dans le même optimisme que lui. Aussi longtemps que le pays est calme, ou désespéré, ce qui revient au même, le monde et l’avenir leur appartiennent. Propriétaire d’un de ces pavillons qui, dans les années 1970, représentaient un symbole d’ascension sociale, un « gilet jaune » ironisait avec amertume : « Quand les avions passent à basse altitude au-dessus du lotissement, on se dit :

“Tiens, c’est les Parisiens, qui, eux, peuvent partir en vacances. Et, en plus, ils nous lâchent du kérosène.” (4) »

M. Macron peut toutefois compter sur d’autres appuis que celui des bourgeois nomades de la capitale, journalistes compris. Celui de l’Union européenne, par exemple. Avec un Royaume-Uni qui retourne à son insularité, une Hongrie qui renâcle, une Italie qui désobéit, elle ne peut pas se passer de la France ni la punir comme la Grèce quand ses comptes dérapent. Car, pour affaibli que soit M. Macron, il reste l’une des rares pièces encore vaillantes sur l’échiquier de l’Europe libérale. Bruxelles et Berlin veilleront donc à ce qu’il tienne.

La bourgeoisie, qui a le sens de ses intérêts, sait faire bloc quand la maison brûle Au point de concéder à Paris quelques péchés capitaux. Quatre jours avant que le président français annonce qu’il acceptait plusieurs demandes des « gilets jaunes », ce qui entraînerait une révision à la hausse du déficit budgétaire au-delà de la sacro-sainte limite des 3 % du PIB, le commissaire européen aux affaires économiques et financières Pierre Moscovici, au lieu de le gronder et de le menacer dans l’espoir de le dissuader de faire preuve d’une aussi folle imprévoyance, fit savoir qu’il n’y verrait aucun inconvénient : « Mon rôle à moi, qui suis le gardien du pacte de stabilité et de croissance, n’est pas de dire à tel ou tel pays : “Vous devez couper dans telle ou telle dépense sociale, vous devez toucher à tel ou tel impôt. ” (...) Cette règle des 3 %, ce n’est pas la principale. Gérald Darmanin [le ministre des comptes publics français] disait, je l’entendais : “2,9 ou 3,1, ce n’est pas l’enfer ou le paradis” ; là-dessus, il n’a pas totalement tort, et c’est à la France de décider de ce qu’elle doit faire. Moi, je ne vais pas dire aujourd’hui : “La France est menacée de sanctions, elle est sortie des procédures de déficit”» (France Inter, 6 décembre 2018). On ne saurait trop conseiller aux Espagnols, aux Italiens, aux Grecs de traduire un tel passage (nos éditions internationales s’en chargeront...), et à un prochain gouvernement français, dont la souveraineté économique serait plus contestée et les dérapages budgétaires moins bien acceptés, d’en conserver la transcription dans ses dossiers. « Dans les moments de crise, le chiffrage est secondaire », a plaidé M. Macron devant les parlementaires de sa majorité pour justifier la dizaine de milliards d’euros de déficit supplémentaire à laquelle il venait

(2) Simone Weil, « La vie et la grève des ouvrières métallos », La Révolution prolétarienne, Paris, 10 juin 1936. (3) Cité dans Quand la gauche essayait. Les leçons du pouvoir (1924, 1936, 1944, 1981), Agone, Marseille, 2018. (4) Cité par Marie-Amélie Lombard-Latune et Christine Ducros, « Derrière les “gilets jaunes”, cette France des lotissements qui peine », Le Figaro, Paris, 26 novembre 2018.

DOSSlER «GlLETS JAUNES»

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LE MONDE diplomatique – JANVIER 2019

e la transition écologique et environnementaux exigeant de rendre la production de biens et de services compatible avec la reproduction des écosystèmes.

Le Brésil de M. Jair Bolsonaro ou tout autre pays tenté de sortir des accords de Paris y réfléchirait à deux fois si ce désengagement risquait de lui valoir des sanctions commerciales – comme celles que l’on n’hésite pas à mettre en œuvre pour des causes d’une moindre envergure que la menace climatique. La France exporterait probablement bien moins de grumes de bois en Chine pour importer des meubles si le salaire des ouvriers et les normes environnementales étaient comparables dans les deux pays – et le mazout particulièrement toxique des bateaux taxé au même prix que l’essence à la pompe. Peut-on encore considérer comme normal l’avantage comparatif accordé à l’avion – le mode de transport (pour riches) le plus polluant –, du fait de l’absence de taxes sur la valeur ajoutée et sur le kérosène ? Ou encore, doit-on, en matière d’alimentation, continuer à encourager les exportations de produits de plus en plus élaborés dont on connaît mieux la nocivité (sucre, sel, adjuvants, conservateurs, etc.), au lieu de raffermir les circuits courts des produits de base et d’appuyer la conversion à l’agriculture biologique ? Ce n’est pas une affaire de choix du consommateur : à défaut de politiques publiques et de régulation sérieuses, la masse est condamnée à la « malbouffe », tandis que la bio reste réservée à une minorité privilégiée.

Sobriété, efficacité énergétique, développement des énergies renouvelables : les chantiers pouvant permettre de se libérer du carbone ne manquent pas, mais les investissements font défaut. Tant les mesures fiscales des gouvernements européens (baisses généralisées de l’impôt sur les bénéfices) que les facilités de crédit gigantesques accordées par

la Banque centrale européenne aux banques privées (2 600 milliards d’euros de rachat d’obligations en moins de quatre ans) démontrent que les acteurs privés ne sont pas à la hauteur, préférant reverser des dividendes record aux actionnaires (en hausse de 23,6 % en France en 2017). Dans le même temps, le carcan des traités européens contraint l’investissement public et limite le pouvoir d’achat par la compression des « coûts du travail ». Le financement de la transition aboutit dans une impasse.

Une faveur persistante accordée aux plus fortunés, prédateurs plutôt qu’investisseurs L’exemple le plus édifiant du hiatus entre les intentions affichées et la réalité de l’action publique est celui de l’habitat. Depuis le Grenelle de l’environnement, en 2007, un consensus se dégage pour reconnaître l’importance de la rénovation énergétique. On sait aujourd’hui construire ou réhabiliter des bâtiments pour les amener à une consommation très faible. Un plan national a été lancé en mars 2013, mais il patine toujours et n’a trouvé que très peu de traductions concrètes dans la loi sur l’évolution du logement, de l’aménagement et du numérique (dite loi Élan) du 23 novembre dernier. Près de sept millions de personnes vivent dans des « passoires thermiques » et subissent la précarité énergétique (7). Ces rénovations augmenteraient le confort tant en hiver qu’en été, réduiraient nettement les factures comme le bilan carbone et permettraient de créer des centaines de milliers d’emplois. Mais l’investissement s’avère trop

important, l’amortissement financier trop long et l’ingénierie technique trop complexe pour que les foyers prennent l’initiative. Seuls des investisseurs publics ou parapublics (offices d’habitat, Caisse des dépôts, etc.) pourraient pallier la carence de l’initiative privée pour accompagner les particuliers et les copropriétés.

Ainsi, le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) a été le principal outil de politique économique mis en place sous la présidence de M. François Hollande. Transformé par son successeur en baisse pérenne de cotisations sociales, ce dispositif n’oblige les entreprises à rien : ni à investir les marges dégagées dans l’économie réelle ou la transition écologique, ni même à affecter cette manne à la réduction de leurs propres coûts en énergie ou en matières premières...

De la fermeture des petites lignes de chemin de fer ou des tribunaux de proximité aux « cars Macron », du bradage des péages autoroutiers au doublement de l’importation d’huile de palme pour l’usine Total de La Mède, on pourrait multiplier les exemples de désertion sur le front environnemental et de « déménagements » du territoire par l’éloignement des services publics. Même confronté au soulèvement des « gilets jaunes » et au désenchantement des électeurs de tout bord, M. Macron n’a pas reculé sur ce qui semble essentiel pour lui : la faveur accordée aux grandes fortunes, ces présumés investisseurs qui se révèlent des prédateurs. Si l’urgence climatique impose de restaurer le pouvoir d’action de l’État, elle commande également de libérer celui-ci du poids des groupes de pression, en redonnant aux citoyens une prise sur l’action collective, au niveau le mieux adapté à chaque décision. L’ampleur des choix à élaborer et l’interconnexion des questions à soulever requièrent des outils institutionnels bien plus audacieux que le « débat national » annoncé. Le besoin d’impliquer toute la population et de programmer les évolutions redonnerait vigueur à la planification démocratique, par laquelle « liberté, efficacité et justice sociale pourront enfin être réconciliées et associées (8) ».

© ADAGP, PARIS, 2019 - GALERIE OLIVIER WALTMAN, PARIS, LONDRES, MIAMI

Les accords de Paris esquissent une forme timide de planification multilatérale. Réunie en décembre à Katowice (Pologne), la COP24 a abouti à l’adoption d’un manuel pour guider leur application. Il permettra de mesurer avec précision la tenue par chaque pays de ses engagements volontaires en matière d’émissions de gaz à effet de serre. Mais ces engagements ne sont pas encore à la hauteur de l’enjeu. Sans un virage plus rapide, la hausse de la température du globe dépassera les 3 oC d’ici la fin du siècle. Un scénario insoutenable, en particulier pour les nations du Sud – les plus vulnérables, alors qu’elles n’ont même pas bénéficié du développement à l’ère du carbone-roi. Un fonds vert pour le climat vise à compenser ce déséquilibre historique en les aidant à s’adapter et à ne pas reproduire les erreurs des pays industrialisés. Il est encore loin d’avoir atteint l’objectif, pourtant modeste, de 100 milliards de dollars par an. Déjà introuvable à l’échelle de la France, et même si les « gilets jaunes » ont fait des émules dans plusieurs pays, la justice climatique reste un horizon bien incertain à l’échelle mondiale.

P HILIPPE D ESCAMPS . (7) « Le tableau de bord 2018 », Observatoire national de la précarité énergétique, 2018, www.onpe.org (8) Pierre Mendès France, La République moderne. Propositions, Gallimard, Paris, 1962.

FRANÇOIS BARD. – « Recul nécessaire », 2018

de se résoudre. Et Mme Angela Merkel a presque aussitôt appuyé le recul de son partenaire, destiné, selon elle, à « répondre aux plaintes des gens ». L’opposition de droite française s’est également empressée d’appeler à l’arrêt des manifestations. La bourgeoisie, qui a le sens de ses intérêts, sait faire bloc quand la maison brûle. Pour « sauver le soldat Macron », le patronat a même encouragé les entreprises à verser une prime exceptionnelle à leurs salariés – son président allant jusqu’à réclamer une hausse du smic ! Et les médias ont cessé de persifler un pouvoir aux abois. Un économiste et un politologue bien introduits les avaient prévenus : « Les journalistes doivent se rappeler qu’ils ne sont pas de simples observateurs mais qu’ils font partie des élites dont le rôle est aussi de préserver le pays du chaos (5). » Message reçu par l’éditorialiste du Figaro après le discours du président de la République : « Pour l’heure, il faut reconnaître à l’exécutif le mérite d’avoir préservé l’essentiel. (...) Les mesures fiscales en faveur de l’investissement (suppression partielle de l’ISF, flat tax sur l’épargne...) sont maintenues, ainsi que les baisses de charges et d’impôts pesant sur les entreprises. Pourvu que cela dure (6) ! »

Un sentiment de défiance absolu envers les canaux habituels de représentation On ne saurait exclure que ce vœu soit exaucé. Le pouvoir a vacillé, il n’est pas à terre ; il s’est ressaisi, protégé par les institutions de la Ve République et par une majorité parlementaire qui lui restera d’autant plus fidèle qu’elle lui doit tout. Il a aussi fait comprendre que son libéralisme d’affichage ne l’empêcherait pas de déployer des véhicules blindés à Paris et d’interpeller préventivement des centaines de manifestants (1 723 le 8 décembre), comme il l’avait déjà fait deux semaines de suite. Il n’a reculé ni devant la fabrication de la peur – l’Élysée évoquant un « noyau dur » venu à Paris « pour tuer » – ni devant l’invocation d’un complot étranger – russe, bien entendu. Enfin, en mettant lui-même en avant la « question de l’immigration », M. Macron a confirmé sa disposition au cynisme politique. Le pouvoir pourra également se prévaloir de la faible prise en compte par les « gilets jaunes » de l’ordre économique international. Les fanfa-

ronnades « jupitériennes » du président de la République, sa symbiose avec l’univers financier et culturel des riches ont en effet favorisé l’illusion selon laquelle sa politique relevait d’un caprice personnel, et qu’il lui était donc loisible d’en changer radicalement sans remettre en cause toutes sortes de verrous. Mais la France ne dispose plus de sa monnaie, ses services publics sont subordonnés à la politique européenne de la concurrence, son budget est scruté ligne à ligne par les responsables allemands, et c’est à Bruxelles que se négocient ses traités commerciaux. Pourtant, dans la liste des quarante-deux demandes les plus diffusées par les « gilets jaunes », le terme « Europe » et l’adjectif « européen » ne figurent pas une seule fois.

De la même manière, les occupants des ronds-points et leurs partisans ont semblé plus soucieux de protester contre le nombre de parlementaires et les privilèges des ministres que de mettre en accusation l’impuissance de leurs gouvernants. Or, on vient de l’observer dans le cas de Ford, le patron d’une multinationale américaine peut refuser de prendre un ministre français au téléphone, y compris après que sa société a annoncé la fermeture d’une usine à Blanquefort, près de Bordeaux, et la mise au chômage de ses 850 salariés (7). Analysant, il y a vingt ans, le mouvement des chômeurs de l’hiver 19971998, Pierre Bourdieu y voyait un « miracle social », dont la première conquête était son existence même : «Il arrache les chômeurs, et avec eux tous les travailleurs précaires, dont le nombre s’accroît chaque jour, à l’invisibilité, à l’isolement, au silence, bref à l’inexistence (8).» Le surgissement des «gilets jaunes», aussi «miraculeux» et beaucoup plus puissant, témoigne de l’appauvrissement graduel de franges toujours plus larges de la population. Mais aussi d’un sentiment de défiance absolu, proche du dégoût, envers les canaux habituels de représentation : le mouvement n’a ni dirigeants ni porte-parole, il rejette les partis, écarte les syndicats, ignore les intellectuels, combat les médias. D’où, probablement, sa popularité, qu’il a conservée y compris après des scènes de violence dont n’importe quel autre pouvoir aurait tiré profit. Il pourra également mettre en avant la satisfaction d’une partie de ses revendications. À l’exception des détenteurs de fortunes, qui peut en dire autant depuis dix ans ? Inutile de prétendre lire l’avenir d’un mouvement aussi culturellement étranger à la plupart de ceux qui font ce journal et de ceux qui le lisent.

Ses perspectives politiques sont incertaines ; son caractère hétéroclite, qui a contribué à son audience, menace sa cohésion et sa puissance : l’accord entre ouvriers et classes moyennes intervient plus facilement quand il s’agit de refuser une taxe sur les carburants ou la suppression de l’ISF que quand une revalorisation du smic ferait craindre à un petit patron ou à un artisan l’augmentation de ses cotisations. Toutefois, un ciment unificateur possible existe, dans la mesure où bien des demandes des « gilets jaunes » découlent des transformations du capitalisme : inégalités, salaires, fiscalité, déclin des services publics, écologie punitive, déménagement des territoires, surreprésentation de la bourgeoisie diplômée dans les instances politiques et dans les médias, etc.

deux cortèges qui se croisent sans se répondre, deux gauches qui s’ignorent En 2010, le journaliste François Ruffin évoquait l’image de deux cortèges progressistes qui, à Amiens le même jour, s’étaient croisés sans se rejoindre. D’un côté, un défilé des ouvriers de Goodyear. De l’autre, une manifestation d’altermondialistes contre une loi antiféministe en Espagne. «C’est, écrivait Ruffin, comme si deux mondes, séparés seulement de six kilomètres, se tournaient le dos. Sans possibilité de jonction entre les “durs” des usines et, comme l’ironise un ouvrier, “les bourgeois du centre qui font leur promenade” (9).» Au même moment, le sociologue Rick Fantasia relevait lui aussi, à Detroit, aux États-Unis, l’existence de « deux gauches qui s’ignorent», l’une composée de militants sans perspective politique, l’autre de réalistes sans volonté d’action (10). Même si les clivages d’Amiens et de Detroit ne se superposent pas tout à fait, ils renvoient au gouffre croissant entre un univers populaire qui subit des coups, essaie de les rendre, et un monde de la contestation (trop ?) souvent inspiré par des intellectuels dont la radicalité de papier ne présente aucun danger pour l’ordre social. C’est aussi ce divorce que le mouvement des « gilets jaunes » a rappelé à sa façon. Il ne lui appartient pas seul d’y porter remède...

S ERGE H ALIMI . (5) Elie Cohen et Gérard Grunberg, « Les Gilets jaunes : une double régression », Telos, 7 décembre 2018, www.telos-eu.com (6) Gaëtan de Capèle, « L’heure des comptes », Le Figaro, 11 décembre 2018. (7) Cf. collectif, Ford Blanquefort même pas mort !, Libertalia, Montreuil, 2018. (8) Pierre Bourdieu, Contre-feux, Raisons d’agir, Paris, 1998. (9) François Ruffin, « Dans la fabrique du mouvement social », Le Monde diplomatique, décembre 2010. (10) Rick Fantasia, « Ces deux gauches américaines qui s’ignorent », Le Monde diplomatique, décembre 2010.

MONDE diplomatique

Le mouvement des « gilets jaunes » refuse toute forme d’organisation, a-t-on dit. En réalité, de multiples tentatives ont été menées. Mais se structurer exige un savoir-faire largement perdu, faute de militants sur le terrain pour le diffuser. Exemple en Ardèche.

PAR

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© ADAGP, PARIS, 2019 - GALERIE OLIVIER WALTMAN, PARIS, LONDRES, MIAMI

JANVIER 2019 – LE

NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL

PIERRE SOUCHON *

O

N POUSSE LA PORTE : la réunion hebdomadaire des « gilets jaunes » commence. Au fil de la soirée, près de cent cinquante personnes se saisissent du micro : ceux qui se retrouvent à la rue parce qu’ils ne peuvent plus payer leur loyer, ceux qui dépendent des Restos du cœur... Leurs blessures et leurs colères, longtemps privées – « des soirées passées à gueuler devant la télé » –, ont franchi d’un seul coup le seuil de l’espace public. Elles ont une cible : M. Emmanuel Macron, de vagues ministres, d’obscurs députés et d’autres élus de toutes obédiences – « les politiques », confondus dans une haine plébiscitaire. Dans la discussion, plutôt chaotique, tout ramène à eux : les fins de mois « qui commencent le 10 », les dos brisés, les retraites de misère, le montant des loyers, les hôpitaux sans personnel... Un mot d’ordre emporte l’adhésion sous les hourras : « Macron, démission ! » Hilare, un animateur interroge : « Qui est contre ? » Une quinquagénaire lève timidement la main.

« Allez-y, madame, dites-nous pourquoi. – Rassurez-vous, je le déteste, sinon je ne serais pas depuis trois semaines sur les ronds-points. Mais je me demande : s’il dégage, on met qui à la place ? » Un brouhaha s’ensuit. Le débat ne porte presque jamais sur les responsabilités du secteur privé, dont la classe politique est le paravent parfait. Ici, nul ne parle de propriété privée des moyens de production, et encore moins de capitalisme : le cadre économique est accepté * Journaliste.

DOSSlER «GlLETS JAUNES»

« Avant, j’avais aura inquiétante : plusieurs sans-abri y ont élu domicile – un domicile d’ailleurs imposant. Ces quasi-maisons contrastent avec la sortie ouest : chez « M. et Mme Tout-le-Monde », on ne fait qu’un petit feu dans un bidon qu’on range le soir après avoir balayé la chaussée. En revanche, la «vieille France» a installé à l’est une sono qui diffuse Eddy Mitchell, et, pour le dîner, plusieurs retraités font mariner sous un barnum des spécialités locales entre cochon et châtaignes... « On ne fait pas de politique» est un leitmotiv d’autant plus présent qu’il s’agirait du seul moyen de sauvegarder l’unité du mouvement : dans le cas contraire, l’agora que constitue chaque rond-point se transformerait illico en ring de boxe. Dans ce forum de discussion permanent, l’absence de militants est frappante. Des thèses complotistes circulent et suscitent des débats passionnés : ici, tout le monde hait les médias traditionnels, accusés de «mentir» et de «manipuler». On s’informe donc en continu sur les réseaux sociaux. C’est par ce biais que l’extrême droite, qui n’a aucun effectif local, compense son absence sur le terrain. La gauche syndicale et politique est invisible. Mais elle s’emploie ailleurs à diffuser ses thèmes, sur Facebook et sur Telegram. Le mouvement ouvrier, ou ce qu’il en reste, mobilise pourtant régulièrement, dans diverses villes d’Ardèche, plusieurs centaines de personnes qui manifestent à l’appel de confédérations ou de partis nationaux. Sur la plupart des points de blocage, aucun n’a daigné se déplacer : les « gilets jaunes » seraient « fascistes », « manipulés », et rejetteraient les forces organisées.

FRANÇOIS BARD. – « La guerre c’est maintenant », 2018

tel quel, même s’il faudrait en corriger les excès. Que les patrons gagnent moins, que leurs salariés vivent décemment : une « économie morale » (1), en quelque sorte. Les journalistes de BFM TV extraient en catimini un des animateurs de la tribune pour un entretien filmé. Quelques personnes s’en aperçoivent et, plutôt que BFM TV, c’est l’animateur qui est expulsé avec fracas : « On ne veut pas de porte-parole ! » La réunion se termine brutalement. « Le plus dur, c’est d’arriver à s’organiser, tempête Rémi (2) en quittant la tribune. Là, on déconne : on discute, on ne décide rien, et il y a de moins en moins de gens à chaque fois...

La seule intervention d’un responsable local a consisté à apporter une pile de tracts et de bulletins d’adhésion en chantant les louanges de son organisation : il a été très mal reçu. Et quand un adhérent a proposé, « plutôt que d’évangéliser les masses, de commencer par leur fournir une sono », l’accueil n’a pas été plus chaleureux. Au bout de quatre semaines de conflit, et à l’issue de plusieurs réunions, « aucune position officielle » n’avait été adoptée par les instances syndicales locales sur le mouvement des « gilets jaunes ». On allait donc convoquer une nouvelle réunion pour décider du sort de la sono... Il est vrai également qu’à Huveaune quelques militants se sont investis, créant « trois commissions : actions, revendications, organisation ». Nous avons été invité à participer à l’une d’entre elles. Mais, sur le rond-point, tout le monde, ou presque, ignorait son existence...

– On en parlera demain en comité restreint », le rassure Jean-Claude. Les animateurs de la soirée avaient pourtant pris soin de préciser qu’ils n’étaient ni représentants ni élus, qu’ils n’imposaient rien et que chacun pouvait prendre leur place. « C’est vrai, reconnaît Rémi, mais le comité restreint, on est obligés, sinon ça n’avance pas... »

« Jungle de Calais » au sud du rond-point, « Notre-Damedes-Landes » au nord

Dans ce contexte, la décision des syndicats du transport routier d’annuler une grève programmée pour dimanche 9 décembre, au lendemain d’une nouvelle manifestation des « gilets jaunes », a sonné comme une confirmation : « Ils pouvaient nous filer un coup de main, crie Sylvette, ils ont gagné grâce à nous, et nous, on va se faire avoir ! Tous des connards ! » Tonnerre d’applaudissements. Hostiles, vraiment ? Les « gilets jaunes » auraient été heureux de rompre leur isolement, conscients que l’arrivée de syndicats renforcerait tous les combats en cours... Le temps passant, et la répression grandissant, la question de l’organisation devient centrale, obsessionnelle, même :

À La Poterie, toutes les sorties de rond-point sont ornées de braseros et de cabanes – jaunes. «C’est quoi, ce délire?» Katia désigne des toilettes blanches neuves, trônant sur la route. «C’est un cabinet ministériel!», lui lance son amie Liliane, et une tornade d’éclats de rire attise les flammes du barbecue. Si les élus sont unanimement renvoyés aux lieux d’aisance, les clivages politiques sont nets : le carrefour est à ce point divisé idéologiquement qu’une assistante maternelle en fait le tour en incitant les gens à «se parler entre eux». Peine perdue : la sortie sud, dite «jungle de Calais», accueille tout le monde, y compris les étrangers. Au nord, « Notre-Dame-des-Landes » s’entoure d’une

(1) Cf. Edward P. Thompson, La Formation de la classe ouvrière anglaise, Points, coll. « Histoire », Paris, 2017 (1re éd. : 1963). (2) Tous les prénoms ont été modifiés. Les noms de lieux sont fictifs.

Lycéens contre

U

PAR ANNABELLE ALLOUCH * ET BENOÎT BRÉVILLE

N COURRIEL suffit parfois pour saisir l’affolement d’un ministère en butte à la contestation. Ce 12 décembre, voilà deux semaines que l’agitation se répand dans les lycées français. Un directeur des services de l’éducation nationale écrit aux chefs d’établissement de son académie : « Afin d’éviter que ne s’installent chez nos élèves et leurs parents des éléments d’information relatifs à la réforme du lycée et du baccalauréat tronqués, incomplets, voire fallacieux, je vous demanderai de bien vouloir veiller à ce que nos établissements ne puissent accueillir des temps de réunion communs entre enseignants, parents d’élèves et élèves (1). » Interdire la discussion pour étouffer l’opposition : cette méthode illustre le pouvoir démesuré gagné par les proviseurs, devenus « managers de la République (2) », au détriment des enseignants – une évolution que la réforme du lycée et de l’accès à l’enseignement supérieur ne fera qu’amplifier.

Tout a commencé le 30 novembre, à l’appel de l’Union nationale lycéenne (UNL). Souhaitant faire savoir que « la jeunesse aussi est en colère », le syndicat a exhorté les élèves à bloquer leurs établissements pour dénoncer, pêle-mêle, le lycée à la carte, la sélection à l’université, les suppressions de postes, la réduction des enseignements généraux dans les filières professionnelles, mais aussi la hausse de la contribution sociale généralisée (CSG), la réforme de la Société nationale des * Maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Picardie Jules-Verne.

chemins de fer français (SNCF), le service national universel... Au printemps dernier, l’UNL avait échoué à mobiliser contre Parcoursup, la nouvelle plate-forme d’inscription en ligne dans l’enseignement supérieur. Les problèmes soulevés par le syndicat demeuraient abstraits aux yeux de nombreux élèves ; les organisations d’enseignants, dont l’engagement aux côtés des lycéens joue souvent un rôle moteur, étaient divisées. Quelques mois plus tard, une génération de bacheliers a essuyé les plâtres, et l’histoire va se dérouler autrement.

Au jour dit, plus de cent lycées sont totalement bloqués. Non pas dans les grands centres urbains, comme il est de coutume dans ce type de mouvement, mais dans des zones rurales et périurbaines, dans des villes petites et moyennes – à Gien, Ingré, Laval, Beaugency, Pithiviers, Saint-Priest, Givors, Neuville-sur-Saône, Guérande, Tours, Sète, Vitré, Blagnac... La protestation continue les jours suivants et s’étend bientôt aux banlieues populaires et aux grandes métropoles. Le 11 décembre, plus de 450 établissements sont bloqués ou fortement perturbés ; des manifestations rassemblent des milliers d’élèves.

Le souvenir de la désastreuse première campagne Parcoursup Cette cartographie particulière ne s’explique pas seulement par l’effet d’entraînement du mouvement des « gilets jaunes ». Les territoires périurbains pourraient être les premiers à pâtir des réformes en cours. Celle du lycée prévoit de substituer aux filières actuelles (scientifique, littéraire...) un système « à la carte », où les élèves pourront choisir entre douze « enseignements de spécialité » selon le parcours qu’ils veulent suivre à l’université. Si plusieurs enseignements (mathématiques, histoire-géographie, physique-chimie...) seront a priori disponibles partout, d’autres (numérique et sciences informatiques, sciences de l’ingénieur, arts...) ne le seront que dans certains établissements – la décision appartient aux rectorats, après demande des proviseurs –, au risque de créer une logique de spécialisation. Pour les élèves des grandes villes, celle-ci sera peu préjudiciable : il y aura bien, dans les environs, un établissement proposant le bon cocktail. Mais, dans les petites villes, les lycéens devront-ils renoncer à la formation de leur choix ? Ou parcourir des dizaines de kilomètres ?

© ADAGP, PARIS, 2019 - GALERIE OLIVIER WALTMAN, PARIS, LONDRES, MIAMI

Le monde de l’éducation aura vécu une fin d’année agitée. À la protestation contre la hausse des frais de scolarité pour les étudiants étrangers non européens s’est greffée une mobilisation lycéenne inédite, apparue dans la France périurbaine.

FRANÇOIS BARD. – « Le Complot », 2017

À cette crainte s’ajoute le souvenir de la désastreuse première campagne Parcoursup : des dossiers d’inscription pléthoriques, des listes d’attente interminables, l’angoisse des réponses négatives, l’opacité de la procédure... Tout le monde connaît quelqu’un qui voulait s’inscrire dans une discipline mais s’est retrouvé dans une autre ; ou qui a pu rejoindre la (1) Courriel révélé par le Syndicat national des enseignements de second degré (SNES). (2) Anne Barrère, Sociologie des chefs d’établissement. Les managers de la République, Presses universitaires de France, coll. « Éducation et société », Paris, 2013.

DOSSlER «GlLETS JAUNES»

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LE MONDE diplomatique – JANVIER 2019

l’impression d’être seule » comment se coordonne-t-on ? Contre les mouchards ? Pour les actions ? Comment décide-t-on ? Sur les barrages ? Entre rondspoints ? De ville à ville ? Loin de refuser de s’organiser, tout le monde cherche comment s’y prendre, tâtonne. « C’est curieux, remarque Dominique, une militante associative comme égarée sur un barrage filtrant. Ils n’ont pas l’air de connaître les assemblées générales, les ordres du jour, les tours de parole, les relevés de décisions, et un truc tout con : le mandat impératif et révocable... »

Seule issue envisagée par certains : présenter une liste aux européennes

Si 1789 est évoqué, le mouvement ouvrier est oublié : 1830, 1848, la Commune, 1917, 1936, 1944... Seul Mai 68 est évoqué de temps à autre, car certains de ses protagonistes sont présents sur les routes barrées. De l’histoire ouvrière on a fait table rase. De ses organisations multiples, qui concernaient tous les aspects de la vie sociale, aussi. Ainsi, de nombreux acteurs de ce mouvement qui se déclare « apolitique » et « sans porte-parole » entrevoient comme seule issue... de présenter une liste aux élections européennes. Les partis de masse ayant disparu depuis longtemps, toutes les formations sont désormais confondues dans le même opprobre électoraliste, mais on finit par vouloir les imiter, puisque aucun autre modèle n’est disponible. Conséquence : des lycéens de La Villéon ont refusé que les « gilets jaunes » se joignent au blocage de leur établissement, au motif qu’ils refusaient « toute récupération politique »...

© ADAGP, PARIS, 2019 - GALERIE OLIVIER WALTMAN, PARIS, LONDRES, MIAMI

Curieux, en effet. Mais à aucun moment Dominique n’a songé à partager ses connaissances avec ceux qui s’habillent de jaune. Produit de la longue histoire du mouvement ouvrier, cette culture politique a mis longtemps à s’inventer. Abandonnés par ceux et celles qui auraient pu leur fournir ces outils, les « gilets jaunes » ont été contraints de tout reprendre à zéro. Or, dans une telle lutte, chaque jour compte... Reprises avec enthousiasme par plusieurs responsables politiques, les références à la Révolution française

sont omniprésentes dans la mobilisation : guillotines élevées sur les ronds-points avec mannequin à la tête tranchée, Mme Brigitte Macron surnommée « Marie-Antoinette », jusqu’à la circulation de « cahiers de doléances » studieusement remplis par les manifestants... et fournis par les municipalités, qui promettent de « faire remonter ». Pourtant, à l’époque, les paysans luttaient conjointement avec les bourgeois révolutionnaires des villes.

Gaëlle, Ludovic et Lucie se retrouvent une semaine plus tard pour la réunion hebdomadaire de Branceilles. L’assistance est moins nombreuse. En introduction, les animateurs énumèrent les quatre actions prévues pour le week-end. Seuls les points et les heures de rendez-vous sont donnés : « Ce qu’on va faire, c’est surprise ! » Un maçon proteste : « Mais attendez, mettez-nous au courant ! Vous avez tout décidé, et on saura au dernier moment ? On est tous “gilets jaunes”, quand même ! » La présence de policiers infiltrés est invoquée pour expliquer la confidentialité – le fonctionnement du « comité restreint », moins. Le maçon s’énerve : « La semaine dernière, on a discuté des heures et on n’a rien décidé, et là, on discute cinq minutes et tout est décidé ! » JeanClaude et Rémi s’assombrissent. Ils promettent d’« améliorer l’organisation » la prochaine fois. L’échange finit par s’engager. Une créativité extraordinaire est à l’œuvre : initiatives pratiques, artistiques, refus de se rendre à une quelconque convocation des autorités sans qu’elle soit filmée... La sociabilité, surtout, revient en force : « Avant, j’avais l’impression d’être seule, se souvient Lucie. Seule dans ma merde, je n’osais en parler à personne, on s’isolait, on avait honte. Regarde ! Tu as vu le nombre de potes que j’ai, maintenant ? » Ludovic prend sa fille dans ses bras. « J’ai 46 ans, je n’avais jamais lu un livre de ma vie. Tu sais ce que je fais, depuis deux jours – enfin, la nuit, plutôt, quand on rentre du rond-point ? » Lucie sourit : « Il lit la Constitution. »

P IERRE S OUCHON .

Des armes controversées Outre les neuf morts recensés (huit personnes renversées par des véhicules et une femme de 80 ans qui a reçu une grenade lacrymogène chez elle), plusieurs centaines de manifestants, pour beaucoup pacifiques, ont été blessés lors des mobilisations de novembre et décembre. Nombre d’entre eux ont été victimes de l’agressivité des forces de l’ordre – qui ont également compté des blessés dans leurs rangs. Mais aussi de l’entêtement des gouvernements français successifs à doter la police et la gendarmerie d’équipements inadaptés au maintien de l’ordre. Bannies dans la plupart des pays européens, ces armes sont régulièrement dénoncées par des parlementaires, par le défenseur des droits et par des organisations non gouvernementales (ONG).

Perte d’un œil, fracture, hémorragie interne, poumon perforé : des lycéens, des manifestants et des journalistes ont été sérieusement amochés par des « balles de défense » lancées par un LBD 40 (GL-06 de son nom d’origine). Mis en service à partir de 2005 pour remplacer son concurrent le Flash-Ball Super-Pro, ce « gomme-cogne » de fabrication suisse propulse des munitions à plus de trois cents kilomètres par heure. Censé présenter « une faible probabilité de provoquer une issue fatale, des blessures graves ou des lésions permanentes », il entre dans la catégorie des « moyens de force intermédiaire ». Pourtant, il occasionne de graves blessures, comme à Toulouse, où un « gilet jaune » était toujours dans le coma mi-décembre après avoir reçu un tir entre l’œil et l’oreille.

Autres armes « à létalité réduite» : les grenades contenant une charge explosive. Parmi elles, la grenade lacrymogène et assourdissante GLI-F4 et la grenade de désencerclement à main. Elles sont à l’origine de mutilations, de brûlures et de pertes d’audition irréversibles. Entre le 24 novembre et le 8 décembre, au moins quatre personnes ont eu la main arrachée par ces engins. Le modèle GLI-F4 a remplacé la grenade « offensive » OF-F1, interdite après la mort du manifestant Rémi Fraisse sur le site du barrage de Sivens en 2014, mais conserve un « effet de souffle ». Si le ministère de l’intérieur ne prévoit pas de renouveler les dotations de la police et de la gendarmerie, la Place Beauvau a prévenu : les GLI-F4 continueront à être lancées jusqu’à épuisement des stocks.

J ULIEN B ALDASSARRA .

FRANÇOIS BARD. – « Le vent soufflait », 2018

le tri sélectif filière désirée, mais à trois cents kilomètres de chez lui. Lors de sa conférence de presse de rentrée, la ministre de l’enseignement supérieur, Mme Frédérique Vidal, avait minimisé ces difficultés. Selon elle, Parcoursup a été une « vraie réussite » qui, loin d’avoir instauré la sélection, a « favorisé la démocratisation de l’enseignement supérieur », tous les candidats ayant reçu des propositions « au plus près de leurs vœux ».

En réalité, il est très difficile de mesurer le niveau de satisfaction des élèves, un élément rarement pris en compte dans le discours institutionnel – sans même parler de leur niveau d’anxiété. Chaque candidat de terminale était invité, en mars, à émettre dix vœux, sans les hiérarchiser (3). On pouvait donc « accepter une proposition d’admission », mais par défaut, car on jugeait sa place trop incertaine sur la liste d’attente de la filière désirée. Parmi les 583 000 candidats ayant accepté une proposition (sur 812 000 inscrits en mars 2018), plus de 71 000 conservaient à la fin de la procédure principale (le 5 septembre) d’autres vœux en attente ; on peut supposer qu’ils espéraient mieux (4). À ces insatisfaits il faut ajouter près de 40 000 « inactifs » – les radiés du système, restés trop longtemps passifs – et les quelque 180 000 candidats ayant « quitté la procédure ». Soit parce qu’ils n’ont pas obtenu le baccalauréat (la moitié), soit parce qu’ils ont disparu des radars. Ont-ils renoncé aux études supérieures ? Se sont-ils inscrits dans un établissement privé ? Le ministère ne donne aucun détail. Mais nombre d’écoles privées se sont félicitées d’une explosion des demandes.

L’angoisse générée par Parcoursup a particulièrement frappé les élèves des établissements accueillant une population défavorisée, où les premiers résultats ont fait l’effet d’une douche froide. À Nanterre, 76 % des élèves d’une classe de filière littéraire n’ont alors eu que des réponses négatives ou « en attente ». La proportion s’élevait à 82 % dans une terminale technologique de Beauvais, et même à 92 % dans une classe technologique d’Asnières-sur-Seine (5). En moyenne, 71 % des élèves de série générale ont reçu une réponse positive dès le premier jour, contre 50 % dans les séries technologiques et 45 % dans les séries professionnelles (6). Si ces résultats ne valaient pas rejet définitif, ils furent source de frustration et de découragement pour de nombreux élèves, poussés à sauter sur le premier accord en sous-estimant leurs chances d’obtenir mieux. Parcoursup a ainsi pénalisé les bacheliers des filières professionnelles, dont les inscriptions à l’université ont chuté de 13,7 % entre 2017 et 2018. «Nous ferons en sorte que l’on arrête, par exemple, de faire croire à tout le monde

que l’université est la solution pour tout le monde », avait annoncé le président Emmanuel Macron peu après son élection. En ce sens, la plate-forme a effectivement été une « vraie réussite ».

La gestion du temps s’est imposée comme un critère central de l’accès à l’enseignement supérieur. En 2018, la procédure s’étalait sur près de neuf mois, de janvier à septembre. Pendant l’été, environ 66 000 candidats se trouvaient toujours sur liste d’attente. Cela a désorganisé les filières du supérieur, qui se voyaient dans l’impossibilité de dresser la liste de leurs inscrits, et retardé l’accès au logement des étudiants : difficile de postuler pour une place dans une résidence universitaire sans connaître son lieu d’études... « La durée de la procédure a entretenu un sentiment d’insécurité », a reconnu Mme Vidal, qui a décidé d’écourter l’anxiété de deux mois pour la session 2019.

L’élève devient le produit d’une série d’opérations qu’il ne contrôle pas Cet ajustement n’est pas seulement technique. Le dispositif Parcoursup saucissonne le jugement scolaire – le processus de classement, d’appréciation, de notation des élèves – en une suite de phases auxquelles le lycéen doit se conformer. Il structure l’orientation et la candidature selon un parcours linéaire qui ne souffre aucun accroc : de décembre à avril, l’information et la formulation des vœux ; d’avril à mai, l’attente des résultats ; de mai à juillet, le choix. La plate-forme s’impose ainsi comme un levier proprement « disciplinaire », au sens où elle contraint chaque famille et chaque élève à des cycles et à des tâches ritualisées face auxquels tous ne sont pas égaux : aller chercher l’information sur les filières, préparer les lettres de motivation... Pendant de longs mois, le lycéen devient le produit d’une série d’opérations de tri, de classement et de calcul qu’il ne contrôle pas. Son avenir se joue à coups d’algorithmes fondés sur des critères dont il ne connaît rien, ou presque. Dans un tel système, le droit à l’erreur ou le droit de « ne pas savoir quoi faire » n’existe pas. Tout déraillement, tout ralentissement est sanctionné par un rappel à l’ordre. On pense aux mises en garde adressées par l’administration aux lycéens demeurant « en attente » d’une

réponse alors qu’une formation leur avait déjà donné un accord. « On encourage tous ceux qui ont eu une proposition à aller s’inscrire », n’a cessé de répéter le ministère. Pour faire plier les hésitants, les règles ont même changé en cours de route. À partir de juillet, les inscrits n’avaient plus que trois jours pour confirmer un vœu, faute de quoi toutes les propositions étaient annulées. Ces candidats indécis espéraient sans doute une meilleure proposition, mais on les accusait de ne pas libérer les places assez vite. Ils étaient rendus responsables non seulement de leur propre attente, mais aussi de celle des autres. Traditionnellement, les sociologues considèrent que la légitimité du jugement scolaire relève de l’organisation de sa procédure. Son caractère acceptable dépend de la transparence des critères, de l’équité de leur usage, mais aussi de la publication des résultats dans un délai raisonnable. Or les élèves des filières professionnelles, souvent issus des milieux populaires, ont patienté en moyenne dix-sept jours pour recevoir une première réponse positive, contre quatre pour les titulaires d’un bac général. L’attente est devenue le reflet des inégalités sociales, incarnant et redoublant la violence du classement.

Avec Parcoursup, des dizaines de milliers de jeunes sont restés dans l’incertitude durant des mois, pour des raisons qui leur paraissaient obscures et parfois injustes. En procédant ainsi, l’institution les a poussés à perdre confiance en eux, mais également à douter du système scolaire, social et politique qui produit le classement – un constat également valable pour l’enseignant qui prépare l’élève et pour la famille qui l’accompagne. Voilà, pour le moment, le principal acquis des réformes éducatives de la présidence de M. Macron.

ANNABELLE ALLOUCH ET BENOÎT BRÉVILLE. (3) Lire « Les étudiants livrés au marché de l’anxiété », Le Monde diplomatique, avril 2018. (4) Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, « Tableaux de bord Parcoursup », « Parcoursup 2018 : propositions d’admission dans l’enseignement supérieur et réponses des bacheliers », note Flash no 17, Paris, octobre 2018, et « Inscription de nouveaux bacheliers entrant en première année à l’université en 2018-2019 », note Flash no 20, novembre 2018. (5) « Parcoursup : les premières remontées montrent une nette inégalité entre lycées », Sud Éducation, 25 mai 2018, www.sudeducation.org (6) Lire Jean-Michel Dumay, « Les lycées professionnels, parents pauvres de l’éducation », Le Monde diplomatique, mars 2018.

JANVIER 2019 – LE

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MONDE diplomatique

DOSSlER «GlLETS JAUNES»

La puissance insoupçonnée

Poudre de perlimpinpin

Dans l’allocution télévisée au cours de laquelle il a décrété un « état d’urgence économique et sociale », le 10 décembre 2018, M. Emmanuel Macron a déclaré : « Le salaire d’un travailleur au smic augmentera de 100 euros par mois dès 2019. » On avait rarement vu un président de la République, en pleine crise, sur une mesure-phare, mentir aussi effrontément (1). En effet, aucun « coup de pouce » n’est donné au smic : au 1er janvier 2019, seule la loi est appliquée – ce qui est bien le moins –, soit une augmentation de 1,5 %, qui ne compensera pas l’inflation. Les ministres chargés du service après-vente ont ramé, le lendemain du discours, pour expliquer, d’abord, que les 100 euros comprenaient en fait les 20 euros liés à la baisse des cotisations salariales opérée en 2018 (qui étaient donc un acquis) et 80 euros supplémentaires, obtenus par l’accélération de l’augmentation de la prime d’activité (dont l’étalement était prévu sur le quinquennat). Puis, ayant décidé un élargissement de cette prestation à plus de bénéficiaires, le gouvernement a finalement reconnu que seuls 55 % des smicards seraient concernés par la promesse, car ce sont l’ensemble des ressources et la composition du foyer qui déterminent le droit à la prime d’activité et son montant. Autrement dit, si l’exécutif assure vouloir faire en sorte que « le travail paie », il nage en pleine contradiction : le travail ne paiera pas plus pour les smicards dépendant financièrement de leurs conjoints. Ce dévoiement du mot « salaire » au sommet de l’État n’est pas fortuit. En privilégiant la prime par rapport au salaire, M. Macron rogne un peu plus les droits sociaux. La prime ne touche pas tous ceux à qui l’augmentation « salariale » était promise. Elle peut être réduite à tout moment et, à la différence d’un salaire, elle ne génère aucun droit (au chômage, à la retraite). En outre, elle n’a aucun effet d’entraînement sur l’ensemble des grilles salariales par le jeu des conventions collectives.

E

LLES PORTENT un gilet jaune, filtrent la circulation sur les rondspoints, parlent de leur vie quotidienne, se battent. Infirmières, auxiliaires de vie sociale, assistantes maternelles ont elles aussi endossé la parure fluorescente pour déchirer le voile qui d’ordinaire dérobe au regard extérieur les travailleuses des coulisses. Femmes et salariées, double journée de labeur et revenu modique, elles tiennent à bout de bras la charpente vermoulue de l’État social.

Et pour cause : les secteurs majoritairement féminins de l’éducation, des soins, du travail social ou du nettoyage forment la clé de voûte invisible des sociétés libérales en même temps que leur voiture-balai. L’arrêt de ces services fondamentaux paralyserait un pays. Qui, alors, s’occuperait des personnes dépendantes, des nourrissons, du nettoyage, des enfants? Cadres briseurs de grève et forces de l’ordre lancées à l’assaut des barrages cette fois n’y pourraient rien : à l’école de gendarmerie, on n’apprend pas à laver les vieillards. Transférées au siècle dernier de l’univers familial, religieux ou charitable à celui du travail salarié, ces tâches ne sautent aux yeux que lorsqu’elles ne sont plus prises en charge. À force d’infliger à ces travailleuses réputées endurantes des réductions de moyens alors que la demande croît, ça craque. Femmes de ménage dans les hôtels et dans les gares, employées des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), personnel hospitalier ont tour à tour mené depuis la fin de l’année 2017 des batailles âpres et souvent victorieuses.

La figure du mineur ou du travailleur à la chaîne, père d’une famille dont il assurait le revenu unique, a si puissamment symbolisé la classe ouvrière au cours du XXe siècle qu’on associe encore les classes populaires aux hommes. Qui pense spontanément aux travailleuses quand on lui parle de prolétariat ? Certes, les ouvriers, depuis longtemps remisés par les médias dans la galerie des espèces sociales disparues, représentent encore à eux seuls plus d’un actif sur cinq. Mais la féminisation du monde du travail compte au nombre des bouleversements les plus radicaux du dernier demi-siècle, en particulier à la base de la pyramide sociale. En France, les travailleuses représentent 51 % du salariat populaire formé par les ouvriers et employés; en 1968, la proportion était de 35 % (1). Depuis un demi-siècle, le nombre d’emplois masculins n’a guère varié : 13,3 millions en 1968, contre 13,7 millions en 2017; dans le même temps, les emplois occupés par des femmes passaient de 7,1 millions à 12,9 millions. En d’autres termes, la quasi-totalité de la force de travail enrôlée depuis cinquante ans est féminine – dans des conditions plus précaires et pour un salaire inférieur d’un quart. À elles seules, les salariées des activités médico-sociales et éducatives ont quadruplé leur effectif : de 500 000 à 2 millions entre 1968 et 2017 – sans compter les enseignantes du secondaire et du supérieur.

J EAN -M ICHEL D UMAY . (1) Cf. cependant «Macron super-menteur», Là-bas si j’y suis, 3 mai 2018, www.la-bas.org

Violence contre violence

Dans Le Talon de fer (1908), du romancier américain Jack London, Ernest, un militant socialiste, affronte « les maîtres du jour dans leur propre repaire » : le club des Philomathes.

Alors qu’au XIXe siècle la montée en puissance du prolétariat industriel avait déterminé la stratégie du mouvement ouvrier, le développement prodigieux des services vitaux à dominante féminine, leur pouvoir potentiel de blocage et l’apparition de conflits sociaux victorieux n’ont pas jusqu’ici connu de traduction politique ou syndicale. Mais, sous une telle poussée, la croûte se craquelle et deux questions s’imposent : à quelles conditions ces secteurs pourraient-ils déployer leur puissance insoupçonnée ? Peuvent-ils s’organiser en un groupe dont la force rejoigne le nombre, forger une alliance sociale capable de lancer des initiatives, d’imposer son rapport de forces et de mobiliser autour d’elle d’autres secteurs ? À première vue, l’hypothèse paraît extravagante. Les travailleuses des services vitaux forment une nébuleuse de statuts éparpillés, de conditions d’exercice et d’existence hétéroclites, de lieux de travail éloignés. Mais, de même que l’absence d’unité interne n’a pas empêché le mouvement des « gilets jaunes » de faire corps, ce qui divise le prolétariat féminin des services paraît à l’examen moins déterminant que les facteurs d’agrégation. À commencer par la force du nombre et par un adversaire commun.

– Et maintenant, déclara Ernest, il nous faut tout ce que vous possédez. Nous ne nous contenterons de rien de moins. Nous voulons prendre entre nos mains les rênes du pouvoir et la destinée du genre humain. Voici nos mains, nos fortes mains ! Elles vous enlèveront votre gouvernement, vos palais et toute votre aisance dorée, et le jour viendra où vous devrez travailler de vos mains à vous pour gagner du pain, comme le fait le paysan dans les champs ou le commis étiolé dans vos métropoles. Voici nos mains : regardez-les ; ce sont des poignes solides ! (...) Ce fut à la fin de la discussion que M. Wickson prit la parole. (...) Il fit soudain face à Ernest. L’instant était dramatique. – Voici donc notre réponse. Nous n’avons pas de mots à perdre avec vous. Quand vous allongerez ces mains dont vous vantez la force pour saisir nos palais et notre aisance dorée, nous vous montrerons ce que c’est que la force. Notre réponse sera formulée en sifflements d’obus, en éclatements de shrapnells et en crépitements de mitrailleuses. Nous broierons vos révolutionnaires sous notre talon et nous vous marcherons sur la face. Le monde est à nous, nous en sommes les maîtres, et il restera à nous.

Des classes populaires aux classes moyennes, ces salariées chargées de l’entretien et de la reproduction de la force de travail (2) se distinguent par leurs effectifs massifs (voir l’infographie ci-dessous). On y trouve les ouvrières des services aux entreprises (elles sont 182 000 à nettoyer les locaux), mais surtout le prolétariat des services directs aux particuliers. Cinq cent mille aides ménagères, 400 000 assistantes maternelles et plus de 115 000 domestiques interviennent le plus souvent à domicile. Un plus grand nombre encore exercent dans des institutions publiques : 400 000 aides-soignantes, 140 000 auxiliaires de puériculture et aides médico-psychologiques et plus d’un demi-million d’agents de service – sans compter le personnel administratif. À ces effectifs féminins s’ajoutent ceux des hommes, très minoritaires. Ce salariat populaire mal payé, aux horaires décalés, qui effectue dans des conditions difficiles des tâches peu valorisées, côtoie dans la production des services vitaux les professions dites «intermédiaires» de la santé, du social et de l’éducation. Mieux rémunérées, plus qualifiées, plus visibles, les 2 millions de travail-

Population active par catégories socioprofessionnelles Effectifs en millions Femmes

Chefs d’entreprises de 10 salariés ou plus

0,14

1,6

0,5

Agriculteurs expl. 0,3

0,1

0,18

Cadres et professions intellectuelles supérieures

Artisans, commerçants 1,1

0,04

0,4

Professions Professions de la santé, Techniciens, administratives contremaîtres, du travail social, agents de maîtrise et commerciales de l'éducation

Professions intermédiaires 3,8

3,4

Ouvriers 5,1

5

2

3

7,2

Source : Insee, « Enquête emploi 2017 ».

2

6,2

2

0,7

1,6

0,3

1,1

1,5

Personnels des services Agents du public Autres employés du privé directs aux particuliers (admin., aides-soignants...) (secrétaires, vendeurs...)

Employés 1,3 3

PAR PIERRE RIMBERT

14,6

0,3

1,8

0,9

2,1

0,7

2,3 CÉCILE MARIN

© ADAGP, PARIS, 2019

La présence sur les ronds-points d’une forte proportion de femmes des classes populaires a frappé les observateurs. Ces travailleuses font tourner les rouages des services essentiels : santé, éducation. Au-delà du soulèvement de cet automne, elles représentent le pouvoir ignoré du mouvement social.

FRANÇOIS BARD. – « Le Gant », 2014

leuses de ce groupe en croissance continue exercent comme infirmières (400000), enseignantes en primaire (340000), puéricultrices, animatrices socioculturelles, auxiliaires de vie scolaire, éducatrices spécialisées, techniciennes médicales, etc.

Bien sûr, un fossé sépare l’infirmière d’un hôpital public et la nounou sans papiers employée chez un particulier. Mais cet ensemble disparate, qui, avec les hommes, regroupe plus du quart des actifs, concourt à la production d’une même ressource collective et présente plusieurs points communs. En premier lieu, la nature même des services à la personne, des soins, du travail social et de l’éducation rend ces emplois non seulement indispensables, mais aussi non délocalisables et peu automatisables, car ils exigent un contact humain prolongé ou une attention particulière portée à chaque cas. Ensuite, tous ces secteurs subissent les politiques d’austérité; de l’école à l’Ehpad, leurs conditions d’exercice se dégradent et les conflits couvent. Enfin, ils jouissent d’une bonne réputation auprès d’une population qui peut s’imaginer vivre sans hauts-fourneaux, mais pas sans écoles, hôpitaux, crèches ou maisons de retraite.

Cette configuration unique dessine les contours d’une coalition sociale potentielle qui rassemblerait le prolétariat des services vitaux, les professions intermédiaires des secteurs médico-social et éducatif, ainsi qu’une petite fraction des professions intellectuelles, comme les enseignants du secondaire.

Au cœur du conflit entre les besoins collectifs et l’exigence de profit Si la formation effective d’un tel bloc se heurte à quantité d’obstacles, c’est peut-être qu’on a rarement tenté de les surmonter. Malgré la crue entêtante des statistiques, aucun parti, syndicat ou organisation n’a jusqu’ici fait le choix de placer ce socle à dominante féminine et populaire au cœur de sa stratégie, de faire part systématiquement de ses préoccupations, de défendre prioritairement ses intérêts. Et pourtant, les acteurs les plus conscients et les mieux organisés du mouvement ouvrier regroupés autour du rail, des ports et des docks, de l’électricité et de la chimie savent que les luttes sociales décisives ne pourront éternellement reposer sur eux, comme l’a montré en 2018 le conflit sur la réforme des chemins de fer. Ils ont vu depuis quatre décennies le pouvoir politique détruire leurs bastions, briser les statuts, privatiser leurs entreprises, réduire leurs effectifs, tandis que les médias associaient leur univers à un passé dépassé. À l’opposé, les secteurs féminins des services à la personne et des services publics pâtissent d’une organisation souvent faible et de traditions de lutte encore récentes; mais ils croissent et occupent dans l’imaginaire un espace dont les classes populaires ont été depuis longtemps chassées : l’avenir. Pendant que les réflexions sur les transformations contemporaines exaltent ou maudissent les multinationales de la Silicon Valley et les plates-formes numériques, la féminisation du salariat impose une modernité sans doute aussi « disruptive » que la faculté de tweeter des photographies de chatons.

D’autant qu’elle pourrait encore s’amplifier. Aux États-Unis, la liste des métiers à forte perspective de croissance publiée par le service statistique du département du travail prédit, d’un côté, la création d’emplois typiquement masculins, tels qu’installateur de panneaux photovoltaïques ou d’éoliennes, technicien de plate-forme pétrolière, mathématicien, statisticien, programmateur; de l’autre, une myriade de postes traditionnellement occupés par des femmes, tels qu’aide de soins à domicile, aidesoignante, assistante médicale, infirmière, physiothérapeute, ergothérapeute, massothérapeute. Pour un million d’emplois de développeur informatique prévus d’ici à 2026, on compte quatre millions d’aides à domicile et d’aides-soignantes – payées quatre fois moins (3). Deux raisons fondamentales empêchent l’ancien sidérurgiste de Pittsburgh dont l’activité a été délocalisée en Chine de se reconvertir en auxiliaire de puériculture. La frontière symbolique des préjugés, d’abord, si profondément inscrite dans les têtes, les corps et les institutions qu’elle dresse encore un mur entre la culture ouvrière virile et les rôles sociaux assignés par les clichés patriarcaux au genre féminin. Mais aussi le décrochage scolaire masculin, qui freine sensiblement les possibilités de reconversion professionnelle. « Les adolescents des pays riches courent une fois et demie plus de risques que les filles d’échouer dans les trois disciplines fondamentales : les mathématiques, la lecture et les sciences », notait l’hebdomadaire The Economist dans un dossier spécial consacré aux hommes et intitulé « Le sexe faible » (30 mai 2015). À cette déconfiture correspond une hausse spectaculaire du niveau d’instruction féminin (1) Sources : « Enquête emploi 2017 », Institut national de la statistique et des études économiques (Insee); Données sociales 1974, Paris (recodées conformément à la classification actuelle). (2) Cf. Siggie Vertommen, « Reproduction sociale et le féminisme des 99 %. Interview de Tithi Bhattacharya », Lava, no 5, Bruxelles, juillet 2018. (3) « Fastest growing occupations », Bureau of Labor Statistics, Washington, DC, www.bls.gov

DOSSlER «GlLETS JAUNES»

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LE MONDE diplomatique – JANVIER 2019

des travailleuses qui, a contrario, facilite la mobilité professionnelle. Cette grande transformation passée inaperçue installe un peu plus les travailleuses au cœur du salariat. Depuis la fin du siècle dernier, la part des femmes parmi les diplômés du supérieur dépasse celle des hommes : 56 % en France, 58 % aux États-Unis, 66 % en Pologne, selon l’Agence des Nations unies pour l’éducation, les sciences et la culture (Unesco)... En 2016, 49 % des Françaises de 25 à 34 ans détenaient un diplôme des cycles courts – brevet de technicien supérieur (BTS), diplôme universitaire de technologie (DUT) – ou longs – licence, master, doctorat –, contre 38 % des hommes (4). Ces derniers dominent toujours la recherche, les filières de prestige, les postes de pouvoir et l’échelle des salaires. Mais l’université forme désormais une majorité de diplômées susceptibles d’occuper les emplois qualifiés mais peu prestigieux de l’économie dite des services.

Plus généralement, les ménages de cadres, professions intellectuelles supérieures et dirigeants d’entreprise recourent massivement aux services domestiques à la personne (7). Ils seraient les premiers touchés si les femmes souvent issues des classes populaires et, dans les métropoles, de l’immigration venaient à cesser le travail. Verrait-on alors professeurs d’université, notaires, médecins et sociologues féministes expliquer à leurs femmes de ménage qu’il faut continuer le travail au nom de l’obligation morale d’attention et de bienveillance, vertus que la domination masculine a érigées au cours des siècles en qualités spécifiquement féminines ? C’est pourquoi la coalition des services vitaux qui rassemblerait employées et ouvrières, professions intermédiaires et personnel de l’enseignement primaire et secondaire ne pourrait se constituer que par opposition aux classes supérieures qui les emploient.

Que l’exigence de ressources allouées aux besoins collectifs contredise l’exigence de profit et d’austérité place les services vitaux et leurs agents au cœur d’un conflit irréductible. Depuis le tournant libéral des années 1980, et plus encore depuis la crise financière de 2008, dirigeants politiques, banquiers centraux, Commission européenne, patrons ingénieurs des nouvelles technologies, hauts fonctionnaires du Trésor, éditorialistes et économistes orthodoxes exigent la réduction du « coût » de ces activités. Et provoquent ce faisant leur dégradation intentionnelle au nom d’un bon sens des beaux quartiers : le bien-être général se mesure à la prospérité des premiers de cordée. Ce bloc conscient de ses intérêts a trouvé en M. Emmanuel Macron son chargé d’affaires.

Un socialisme des services à dominante féminine contrôlé par les travailleurs eux-mêmes En face, la coalition potentielle dont les productrices de services vitaux forment le moyeu ne peut naître à sa propre conscience qu’en formulant explicitement la philosophie et le projet qu’elle porte en actes au quotidien sous les préaux, dans les chambres et les salles de soins. C’est l’idée qu’un financement collectif des besoins de santé, d’éducation, de propreté et, plus largement, de transports, de logement, de culture, d’énergie, de communication ne constitue pas un obstacle à la liberté, mais au contraire sa condition de possibilité. Le vieux paradoxe qui subordonne l’épanouissement individuel à la prise en charge commune des premières nécessités dessine une perspective politique de long terme susceptible de rassembler le salariat féminin et de le constituer en agent de l’intérêt général : un socialisme des services à la couverture étendue qui lui donne-

D’abord, le pourrait-elle, et à quelles conditions ? Isolées, parcellisées, peu organisées, plus souvent issues de l’immigration que la moyenne, les travailleuses des services à la personne ou du nettoyage cumulent les formes de domination. Mais surtout, leur addition ne forme pas un groupe. Transformer la coalition objective qui se lit dans les tableaux statistiques en un bloc mobilisé requerrait une conscience collective et un projet politique. Il incombe traditionnellement aux syndicats, partis, organisations et mouvements sociaux de formuler les intérêts communs qui, au-delà des différences de statut et de qualification, relient l’infirmière et la femme de ménage. De chanter aussi la geste d’un agent historique qui naît, sa mission, ses batailles, afin de ne laisser ni à BFM TV ni aux experts le monopole du récit. Deux thèmes pourraient y contribuer. Le premier est la centralité sociale et économique de ce groupe. De la statistique nationale aux médias, tout concourt à ce que le salariat féminin des services vitaux demeure invisible dans l’ordre de la production. Le discours politique renvoie les soins, la santé et l’éducation à la notion de dépense, tandis qu’on associe généralement ces métiers «relationnels» aux qualités supposément féminines de prévenance, de sollicitude et d’empathie. Que la soignante ou l’enseignante les engage nécessairement dans son travail n’implique pas qu’il faille l’y réduire. Assimiler les services vitaux à des coûts, évoquer ces bienfaits dispensés par des femmes dévouées plutôt que les richesses créées par des travailleuses permet d’éluder l’identité fondamentale des aides-soignantes, auxiliaires de vie ou institutrices : celle de productrices (8). Produire une richesse émancipatrice qui pave les fondements de la vie collective, voilà un germe autour duquel pourrait cristalliser une conscience sociale.

Le second thème est celui d’une revendication commune à l’ensemble du salariat, mais qui s’exprime avec une intensité particulière aux urgences hospitalières, dans les Ehpad ou les écoles : obtenir les moyens de bien faire son travail. L’attention parfois distraite du grand public aux conditions de labeur des cheminots et des manutentionnaires se change en préoccupation, voire en révolte, lorsqu’il s’agit de réduire le temps de toilette d’un parent dépendant, de fermer une maternité en zone rurale ou de laisser des équipes sous-dimensionnées s’occuper de malades mentaux. Chacun le sait d’expérience : la qualité des soins croît en proportion de la quantité de travail investie dans leur production. D’apparence bonhomme, la revendication des moyens d’accomplir sa tâche dans de bonnes conditions se révèle très offensive. La satisfaire, c’est remettre en cause l’austérité, l’idée qu’on peut faire toujours plus avec toujours moins, les gains de productivité arrachés au prix de la santé des salariés. Et aussi les boniments culpabilisateurs qui reportent sur les agents la responsabilité de «prendre sur eux» pour atténuer les effets des restrictions budgétaires. Nombre d’Ehpad dispensent par exemple des formations «humanitude» – des techniques de «bientraitance» mobilisant le regard, la parole, le toucher, transformées en label dont se prévalent les établissements – à des employées qu’on prive simultanément des moyens de traiter les anciens avec l’humanité requise. Comme si la maltraitance

Carabistouilles

« Ce sont les Français qui n’écoutent pas Macron. » Éric Le Boucher, Les Échos, 16 novembre 2018. « Un pays pauvre est d’abord un pays qui n’a plus de riches. » Nicolas Doze, BFM TV, 5 décembre 2018.

« La différence de langage entre beaucoup de Français et leurs dirigeants est un accélérateur de la crise. Le ressenti de mépris quand on ne comprend pas un discours ou une mesure revient chez beaucoup de “gilets jaunes”, sensation d’être ignorés. » Renaud Pila, Twitter, 10 décembre 2018. « Smic, heures supplémentaires, retraités, contribution des plus riches : l’intervention de Macron répond à beaucoup d’attentes des “gilets jaunes”. Ceux qui appelleront encore à manifester poursuivront d’autres buts, inavouables, que l’amélioration du pouvoir d’achat. » Jean-Michel Aphatie, Twitter, 10 décembre 2018. « J’appelle “connard” celui qui s’agenouille sans qu’on l’y contraigne. Et qui prend ça pour de la subversion, alors qu’il offre l’image d’une servitude volontaire. » Raphaël Enthoven commentant le geste de solidarité de nombreux manifestants avec les lycéens de Mantes-la-Jolie, Twitter, 11 décembre 2018. « Quelle que soit la sympathie qu’a pu inspirer ce mouvement au début, force est de constater qu’il est mû aussi par un certain ressentiment dû à l’égalitarisme passionné des Français. L’alibi de la justice est souvent le paravent des passions les plus basses : l’envie, la jalousie et la haine impuissantes, comme disait Stendhal de la France après la Révolution. » Pascal Bruckner, Le Figaro, 10 décembre 2018.

© ADAGP, PARIS, 2019 - GALERIE OLIVIER WALTMAN, PARIS, LONDRES, MIAMI

En effet, ce basculement ne remet pas en cause la prépondérance masculine dans les formations liées aux mathématiques, à l’ingénierie informatique et aux sciences fondamentales. Résultat : une opposition de genre et de classe s’accentue entre deux pôles du monde économique. D’un côté, l’univers féminin, de plus en plus qualifié mais précarisé, dont les services médico-socio-éducatifs constituent le centre de gravité. De l’autre, la bulle bourgeoise de la finance spéculative et des nouvelles technologies, qui domine l’économie mondiale et où le taux de testostérone bat des records : les jeunes entreprises de la Silicon Valley emploient comme ingénieurs informatiques 88 % d’hommes, et les salles de marché 82 % d’analystes masculins (5). De ces deux cosmos que tout oppose, l’un domine l’autre, l’écrase et le dépouille. Le chantage à l’austérité des « marchés » (6) et la prédation qu’exercent les géants du numérique sur les finances publiques à travers l’évasion fiscale se traduisent par des réductions d’effectifs ou de moyens dans les Ehpad, les crèches, les services sociaux. Avec des conséquences inégalement réparties : en même temps que leur activité affaiblit les services publics, banquiers, décideurs et développeurs emploient quantité d’aides à domicile, d’auxiliaires de vie, de professeurs particuliers.

dérivait non pas principalement d’une contrainte économique extérieure, mais d’une qualité individuelle qui manquerait au personnel...

FRANÇOIS BARD. – « Nicole », 2018

rait les moyens d’accomplir sa mission dans les meilleures conditions, prioritairement déployé auprès des classes populaires vivant dans les zones périurbaines frappées par le retrait de l’État social et contrôlé par les travailleurs eux-mêmes (9).

Car, en plus d’accomplir le prodige de s’organiser, la coalition des services à dominante féminine aurait pour tâche historique, épaulée par le mouvement syndical, de rallier à elle l’ensemble des classes populaires, et notamment sa composante masculine décimée par la mondialisation et parfois tentée par le conservatisme. Ce dernier trait n’a rien d’une fatalité.

On jugera volontiers irréaliste d’assigner à ces travailleuses qui cumulent toutes les dominations un rôle d’agent historique et une tâche universelle. Mais l’époque ne sourit décidément pas aux réalistes qui jugeaient en 2016 impossible l’élection de M. Donald Trump sur une stratégie symétriquement inverse : coaliser une fraction masculine des classes populaires frappées par la désindustrialisation avec la bourgeoisie conservatrice et les couches moyennes non diplômées. Ravis de cette capture, médias et politiques aimeraient réduire la vie des sociétés occidentales à l’antagonisme qui opposerait désormais les classes populaires conservatrices, masculines, dépassées, incultes et racistes qui votent en faveur de M. Trump, de M. Benyamin Netanyahou ou de M. Viktor Orbán à la bourgeoisie libérale cultivée, ouverte, distinguée, progressiste qui accorde ses suffrages aux formations centristes et centrales qu’incarne M. Macron. Contre cette opposition commode, qui occulte la passion commune aux dirigeants de ces deux pôles pour le capitalisme de marché (10), le salariat féminin des services vitaux met en avant un autre antagonisme. Celuici place d’un côté de la barrière sociale les patrons-informaticiens de la Silicon Valley et les cadres supérieurs de la finance, masculins, diplômés, libéraux. Pilleurs de ressources publiques et squatteurs de paradis fiscaux, ils créent et vendent des services qui, selon l’ancien vice-président chargé de la croissance de l’audience de Facebook, M. Chamath Palihapitiya, « déchirent le tissu social » et « détruisent le fonctionnement de la société » (11). De l’autre côté se regroupent les classes populaires à base féminine, fer de lance du salariat, productrices de services qui tissent la vie collective et appellent une socialisation croissante de la richesse. L’histoire de leur bataille commencerait ainsi :

« Nous exigeons les moyens de bien faire notre travail ! » Depuis des semaines, les auxiliaires de vie, puéricultrices, aides-soignantes, infirmières, enseignantes, nettoyeuses, agentes administratives avaient prévenu : faute de voir leur revendication satisfaite, elles se mettraient

« Nous avons insuffisamment expliqué ce que nous faisons. (…) Et une deuxième erreur a été faite, dont nous portons tous la responsabilité. (...) Le fait d’avoir probablement été trop intelligents, trop subtils, trop techniques dans les mesures de pouvoir d’achat. Nous avons saucissonné toutes les mesures favorables au pouvoir d’achat dans le temps. C’était justifié par la situation des finances publiques, mais manifestement ça n’a pas été compris. » Gilles Legendre, président du groupe parlementaire La République en marche, Public Sénat, 17 décembre 2018. « La détresse n’excuse pas tout. Je n’ai jamais pensé, et pense moins que jamais, que la prétendue “violence invisible” exercée sur les citoyens par un régime démocratique justifie, si peu que ce soit, des actes de vandalisme et, un jour ou l’autre, de barbarie. » Bernard-Henri Lévy, La Règle du jeu, 17 décembre 2018.

en grève. Et ce fut comme si la face cachée du travail paraissait à la lumière. Les cadres et professions intellectuelles, les femmes d’abord puis les hommes, à contrecœur, durent à leur tour quitter leur poste pour s’occuper de leurs parents dépendants, de leurs nourrissons, de leurs enfants. Le chantage affectif échoua. Parlement, bureaux, rédactions se clairsemaient. En visite dans une maison de retraite, le premier ministre expliqua sentencieusement à une gréviste qu’une minute suffit bien à changer une couche ; des études d’ailleurs le démontraient. Au regard qu’elle lui lança, chacun comprit que deux mondes s’affrontaient. Après cinq jours de chaos, le gouvernement capitula. Les négociations sur la création du Service public universel s’engageaient avec un rapport de forces si puissant que le mouvement gagna le nom de « second Front populaire » : celui de l’ère des services.

PIERRE RIMBERT. (4) «Vers l’égalité femmes-hommes? Chiffres-clés», ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, Paris, 2018. (5) Kasee Bailey, « The state of women in tech 2018 », DreamHost, 26 juillet 2018, www.dreamhost.com ; Renee Adams, Brad Barber et Terrance Odean, « Family, values, and women in finance », SSRN, 1er septembre 2016, https://ssrn.com (6) Lire Renaud Lambert et Sylvain Leder, « L’investisseur ne vote pas », Le Monde diplomatique, juillet 2018. (7) François-Xavier Devetter, Florence Jany-Catrice et Thierry Ribault, Les Services à la personne, La Découverte, coll. « Repères », Paris, 2015. (8) Lire Bernard Friot, « En finir avec les luttes défensives », Le Monde diplomatique, novembre 2017. (9) Lire « Refonder plutôt que réformer », Le Monde diplomatique, avril 2018. (10) Lire Serge Halimi et Pierre Rimbert, « Libéraux contre populistes, un clivage trompeur », Le Monde diplomatique, septembre 2018. (11) James Vincent, « Former Facebook exec says social media is ripping apart society », The Verge, 11 décembre 2017, www.theverge.com

MONDE diplomatique

Présenté comme une simplification par la fusion d’allocations diverses, le « crédit universel » britannique plonge de nombreux foyers vulnérables dans le désarroi. Sur les quais de Wigan, dans le Lancashire, ce fiasco s’ajoute à la décomposition sociale due à quatre décennies de libéralisme. Comme au temps où George Orwell arpentait ces lieux, nombreux sont aujourd’hui les Anglais emmurés dans la pauvreté.

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PHOTO12 - ALAMY

JANVIER 2019 – LE

MIKE HESP. – Wigan, Lancashire, Angleterre, 2018

À W IGAN ,

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DANS L’A NGLETERRE DE L’ AUSTÉRITÉ

Sur les pas de George Orwell

L FALLAIT BIEN commencer par le début : Darlington Street, Wigan, Lancashire. La description de la pension située au 22 de cette rue ouvre Le Quai de Wigan (1). Ce récit de George Orwell, encore méconnu aujourd’hui en France, fut un succès d’édition au Royaume-Uni dès sa publication, en mars 1937, par l’éditeur Victor Gollancz. Il reste de bon ton d’avoir dans sa bibliothèque, à défaut de l’avoir lu, ce tableau précis et cruel de la condition ouvrière durant la Grande Dépression en Angleterre – celle du Nord-Ouest, des terrils et des manufactures, des puits, des galeries et des crassiers.

En cet hiver 1936, Orwell réside quelques jours chez les Brooker, tenanciers d’une pension miteuse et d’une boutique de tripes également miteuse dans le quartier de Scholes. Il en est suffisamment marqué pour que le 22 Darlington Street occupe le premier chapitre de son livre. Saleté, promiscuité, petitesse des logeurs, misère des pensionnaires (exténués par les travaux harassants et mal payés, harcelés par les organes de contrôle administratif)... Voici pour Orwell un condensé de son périple dans cette région où à la dureté des conditions de travail s’ajoute celle du chômage. Il décrit les « dédales infinis de taudis », les « arrière-cuisines sombres où des êtres vieillissants et souffreteux tournent en rond comme des cafards ». Et assène : « On se doit de voir et de sentir – surtout de sentir – de temps à autre de tels endroits, pour ne pas oublier qu’ils existent. Encore qu’il vaille mieux ne pas y séjourner trop longtemps. » La boutique de tripes a été rasée. Plus loin, sur un terre-plein au gazon joyeux, une plaque presque invisible rappelle le passage de l’écrivain. Sous la bruine d’une fin d’été 2018, Darlington Street n’est guère pimpante. Pas vraiment sinistre non plus. Et très longue. Les rangées impeccables de maisons en brique rouge à un étage semblent s’étirer jusqu’à l’horizon. Toutes identiques. Quoique, à y bien regarder, certaines peintures de porte soient plus écaillées que d’autres ; certaines fenêtres abritent des fleurs en plastique. Les rez-de-chaussée sont parfois occupés par des boutiques – pour la plupart définitivement fermées : rideau de fer baissé, plaques de bois occultant les vitrines. Parmi les rares survivantes, des échoppes proposent à la fois pizzas, hamburgers et kebabs. Les boiseries vert printemps d’une enseigne de bookmaker attirent * Journaliste, auteure de Petites Morts à Gaza, Nuits blanches, coll. « Polar », Paris, 2011.

PAR

NOTRE

ENVOYÉE

SPÉCIALE

GWENAËLLE LENOIR * l’œil. La misère ne saute pas aux yeux, et Orwell, aujourd’hui, ne verrait pas à l’arrière d’une maison cette femme qui « comprenait aussi bien que moi l’atrocité qu’il y avait à se trouver là, à genoux dans le froid mordant sur les pierres glissantes d’une arrière-cour de taudis, à fouiller avec un bâton un tuyau de vidange nauséabond ». Les maisons sont toujours là, collées dos à dos, et mitoyennes, sur des rangées de centaines de mètres. Leurs minuscules cours sont parfois ornées de rosiers et ouvrent sur des trottoirs larges, propres et arborés. Le Scholes de 2018 demeure un quartier pauvre. Plus de 17 % de la population de Wigan bénéficiait d’une allocation de l’État en 2011 (2), contre 13,5 % au niveau national, et 16 % vivait dans un logement social, contre 9 % pour l’ensemble du pays. Et Scholes fait partie des quartiers les plus déshérités de cette ville déshéritée. Orwell dépeignait les «cités ouvrières dont la totalité des occupants subsistent uniquement grâce aux comités d’assistance publique, créés en 1930, et aux allocations de secours». Aujourd’hui, Mme Barbara Nettleton, fondatrice de l’association communautaire Sunshine House (« maison du rayon de soleil »), estime indispensable d’apprendre aux habitants qu’«il n’y a pas de honte à être pauvre».

Les mineurs, ces « splendides types d’humanité » Les années ayant suivi la seconde guerre mondiale n’auront finalement été qu’une parenthèse. Les mines de charbon, les filatures de coton, les aciéries tournaient à plein régime, et Londres mettait en place l’État-providence. «Enfant, je n’avais pas besoin de réveil le matin, parce que j’entendais la sonnerie de l’usine textile d’à côté, se souvient Mme Nettleton. Vous pouviez quitter un boulot le matin et en trouver un nouveau l’après-midi.»

« Le premier bruit du matin, c’est le pas des ouvrières et le son de leurs galoches dans la rue

pavée », écrit Orwell. « Nous étions un centre industriel très actif. Il y avait des scieries, du textile, de la mécanique, des mines. Matin et soir, on entendait le raclement des sabots des ouvriers qui allaient au travail ou qui en revenaient, raconte M. Les Bond, ouvrier à la retraite, en évoquant sa ville d’Accrington, à cinquante kilomètres de Wigan. Et puis, dans les années 1960, les ouvriers ont pu emprunter pour acheter des maisons. C’est fini, tout ça. Toutes les industries sont parties. » Désindustrialisation, mondialisation, néolibéralisme : cette région, de Liverpool à Sheffield en passant par Manchester, ne s’est pas relevée des années Thatcher (3). «L’échec de la grève des mineurs de 1984-1985 a porté un coup sévère à la classe ouvrière», déplore M. Gareth Lane, de la Bakers, Food and Allied Workers’ Union (BFAWU, syndicat de l’industrie alimentaire), bien qu’il soit trop jeune pour l’avoir vécue. «Nous avons du mal à remonter la pente et à organiser les travailleurs. » Car, du bastion industriel, il ne reste rien. Même la mémoire semble en avoir été effacée, sauf chez les anciens et les militants. «Les mines, les mineurs? Mais j’ai à peine 30 ans, moi! Que voulez-vous que je vous en dise?», s’exclame un jeune vendeur de voitures en sirotant une bière au club des mineurs d’Astley. Sans doute n’a-t-il même jamais remarqué, au-dessus du bar, les assiettes décorées à la gloire des mineurs. Sur l’une d’elles, cette phrase : «Despite pitfalls, some good, some bad, I’m proud to be a mining lad» – que l’on peut traduire ainsi : «Quand on va au charbon, c’est parfois pour le meilleur et parfois pour le pire; malgré ça, je suis fier d’être un gars de la mine.» Elle entoure les trois attributs symboliques du métier : le casque, les galoches et la lampe. Orwell se faisait l’écho de cette fierté, lui qui professait son admiration, après y être lui-même descendu, pour ces « splendides types d’humanité » capables de travailler dans l’enfer du charbon. Le George Orwell du Quai de Wigan n’a pas bonne presse par ici. Dès la sortie du livre, en 1937, certains lui ont reproché d’avoir noirci le tableau. Jerry Kennan, un mineur au chômage, militant politique et «guide» d’Orwell, avait affirmé à l’époque

que l’écrivain avait délaissé ses premiers logeurs, pas assez misérables à son goût, pour les Brooker, plus conformes à l’image de crasse et de pauvreté qu’il recherchait. Cette accusation viendrait en fait d’une blessure d’amour-propre de Kennan, qui n’a pas reçu d’exemplaire dédicacé. Le Journal d’Orwell montre que c’est une maladie inopinée de sa première logeuse qui l’a conduit chez les vendeurs de tripes. Mais peu importe : la légende est tenace, et reprise avec délectation par nombre de commentateurs jusqu’à aujourd’hui. Il convient de faire oublier Orwell, et surtout de dire que tout cela est dépassé, bon pour les oubliettes de l’histoire.

« Il n’y a plus de travail, mais la pauvreté est restée » Cette histoire-là, Brian, fils, petit-fils et arrièrepetit-fils de mineur, rencontré dans un pub d’Accrington, l’a étudiée. Il voulait même en faire son métier. Il est aujourd’hui ouvrier à plein temps dans une usine qui fabrique des vérandas, et en rigole : « Sept ans d’études d’histoire et voilà où ça mène : ici ! » Il s’estime tout de même chanceux. Ses copains d’enfance, trentenaires comme lui, sont soit partis, soit au chômage, soit précaires. « Les chargeurs qui travaillaient à moitié nus au fond de la mine décrite par Orwell sont aujourd’hui remplacés par les chômeurs des jobcentres [le service public de l’emploi] ou par les travailleurs à contrat “zéro heure” ! La différence avec l’époque d’Orwell, c’est qu’il n’y a plus de travail. La pauvreté, elle, est restée ! Elle est incrustée ici. » Les deux ou trois rues piétonnes proprettes des centres-villes de Wigan, Sheffield ou Accrington n’y changent rien : la pauvreté suinte des anciennes villes industrielles. Les habitants vont faire leurs courses dans les supermarchés alimentaires spécialisés dans les rabais. On est ici au pays des magasins où tout coûte 1 livre sterling (pound, un peu plus de 1 euro) : Poundland, Poundstretcher, Poundworld... Pour les vêtements et les (1) George Orwell, Le Quai de Wigan, 10/18, Paris, 2000. (2) Recensement de 2011 ; le prochain aura lieu en 2021. (3) Margaret Thatcher, première ministre conservatrice, au pouvoir de 1979 à 1990.

21 enfants : « Je dois passer au crédit universel et je ne sais pas du tout comment je vais gérer ça », raconte cet ouvrier agricole au chômage depuis huit ans, tandis que sa petite dernière gigote dans ses bras sur un des sièges de l’église de Saint Barnabas. « Déjà, j’ai du mal avec mes enfants qui réclament toujours quelque chose, ajoute-t-il. Ce sera encore plus difficile de leur résister, avec tout cet argent en début de mois. » Tony touche 250 euros chaque lundi, « dont 107 euros qui vont directement chez mon bailleur social ». Il achète la nourriture de la famille au moins cher, « surtout des burgers, des patates et des pâtes », et a déjà du mal en fin de semaine.

accessoires, les habitants s’adressent aux boutiques de charité comme celles de l’Armée du salut. Pour les ordinateurs, bijoux et téléphones d’occasion, les Cash Shops ou Cash Converters vendent des produits mis au clou par les désargentés. L’œil d’Orwell, aujourd’hui, serait attiré non par le noir de la poussière de charbon qui maculait tout, mais par les couleurs criardes de ces vitrines, d’autant plus vives que les produits sont de mauvaise qualité. L’écrivain décrirait probablement les BrightHouse, enseignes de location-vente de meubles et d’électroménager à la réputation sulfureuse installées en plein centre-ville, en face de la mairie d’Accrington, ou en face du grand centre commercial situé à deux pas des rues piétonnes de Wigan. Leur clientèle : les plus pauvres et les plus vulnérables, selon les autorités financières britanniques elles-mêmes (4).

Les ouvriers du Quai de Wigan payaient leur gaz au meter (compteur), en glissant des pennies dans l’appareil. Rien n’a changé, ou presque. Tony utilise une carte prépayée : «Avant, je réglais à la facture, mais, une fois, je n’ai pas payé et j’ai failli me faire couper le gaz. Du coup, avec cette carte, je ne consomme que ce que je peux m’acheter comme gaz et comme électricité. » Un sourire grimaçant étire sa bouche presque totalement édentée : « Parfois, il fait froid dans la maison. » Mme Hayes assure que 90 % de ses paroissiens utilisent cette forme moderne de meter. Et elle comprend l’angoisse de Tony : « Le passage au crédit universel se fait n’importe comment. Ici, beaucoup de gens vivent des allocations depuis des années. Recevoir en une fois une somme importante est difficile à gérer. Mais le pire, c’est le délai du passage au versement unique : il y a une soudure

Les BrightHouse ne cherchent pas à soigner les apparences. La peinture de la vitrine est écaillée, la moquette élimée. Aucune grande marque parmi les machines à laver, les écrans plats, les cuisinières ou les canapés mis en location-vente. Mais les taux d’intérêt sont exorbitants : pas moins de 69,9 % lorsqu’on les calcule sur une année. Prenez un lave-linge d’une capacité de six kilogrammes, d’une marque très modeste : l’étiquette indique 180,50 livres sterling (206 euros). Mais BrightHouse s’adresse en premier lieu aux personnes qui ne peuvent pas débourser cette somme en une fois, et qui doivent payer à tempérament. Le principe est simple : plus vous êtes pauvre, plus vous payez, et vous finissez par payer très cher. Le même lavelinge vous reviendra à 535 euros si vous optez pour des traites de 3,40 euros par semaine sur 156 semaines, soit trois ans. La télévision à 374 euros sera finalement payée 890 euros à raison de 5,70 euros par semaine sur trois ans. Sans compter l’assurance. La chaîne est prospère : 270 magasins dans tout le Royaume-Uni. Des milliers de familles y signent des contrats.

de votre allocation, ils regardent où vous vivez, avec qui, si vous avez des enfants, et ils décident de ce dont vous avez besoin. Parfois, ce qu’ils vous donnent ne suffit même pas pour la nourriture, pour les tickets de bus, pour vous rendre à une de leurs convocations ou à un entretien d’embauche !» David travaille aujourd’hui seize heures par semaine pour Sunshine House, l’organisation de Mme Nettleton. Il doit prouver qu’il cherche activement un plein-temps pendant les dix-huit autres heures... «Je dois trente-quatre heures par semaine au jobcentre », soupire le jeune homme. Orwell en 1936 évoque le means test, ou « test de ressources», outil de surveillance de l’ensemble des revenus du ménage d’un chômeur. Instauré en 1931, il fut « l’une des institutions les plus détestées du pays pendant l’entre-deux-guerres» (7). Aujourd’hui, le docteur Aneez Esmail, médecin généraliste depuis trente ans et chercheur à l’université de Manchester, s’étrangle : «J’ai beaucoup de patients qui souffrent de pathologies mentales, comme de graves dépressions. Certains touchent depuis dix ans l’allocation d’invalidité. Brutalement, l’administration leur dit qu’ils peuvent travailler et qu’ils doivent chercher un emploi! Mais ces gens en sont incapables!» Ian, lui, a été cariste pendant trente-cinq ans. Il s’est réveillé un matin incapable de bouger. « Arthrite », ont diagnostiqué les médecins. Le voilà en invalidité, avec l’allocation afférente. « Au début, ils m’ont fichu la paix. Et maintenant, ils considèrent que je peux travailler puisque je ne suis pas

Des histoires comme celle-là, la révérende Denise Hayes (6) peut en raconter par douzaines. Divisée en deux par de hautes portes, son église de Saint Barnabas, à Wigan, sert à la fois de lieu de culte et de centre communautaire : café et thé gratuits, tables et chaises, coin salon avec canapés, billard, jeux pour les enfants, petite épicerie à très bas prix. Y passent chaque aprèsmidi des mères et des pères de famille, des chômeurs, des travailleurs précaires, des alcooliques, des drogués, des désespérés – autant dire presque toute la population de la paroisse de Saint Barnabas, 3 600 âmes. « Quand je suis arrivée dans ce quartier, il y a quatre ans et demi, la situation était mauvaise. Elle est pire aujourd’hui, assène Mme Hayes. Avant, déjà, il était difficile de savoir quel était le problème principal : le manque de travail, les emplois précaires, les bas salaires, le manque de qualification et de formation... ? Maintenant, les autorités ont ajouté encore une épaisseur à la misère : la réforme des allocations. » Une seule allocation versée chaque mois, le « crédit universel », doit en remplacer six, dont les allocations chômage, logement, invalidité et famille, versées pour certaines chaque semaine, pour d’autres chaque mois, deux fois par mois ou, pour le logement, directement au propriétaire (privé ou bailleur social). Adoptée par les conservateurs en 2013, mise en place progressivement, cette mesure est vilipendée de toute part. Inadaptée aux besoins des populations concernées, mal fagotée, avec des ratés incessants, elle terrorise littéralement Tony, qui élève seul ses quatre

d’activité et sont de fait reconnus par l’État : depuis 2014, un chômeur ne peut en refuser un, sous peine de voir son allocation suspendue (8). « C’est un contrat sans garantie horaire, explique M. Lane, le syndicaliste de la BFAWU. L’employeur vous fait travailler à sa guise, autant d’heures qu’il juge nécessaire. Ça peut être cinquante heures cette semaine et zéro la suivante. Vous êtes prévenu au dernier moment et vous n’avez rien à dire. » Lui-même a quitté l’école à 16 ans, avant de passer par ce type de contrats « pour des dizaines d’employeurs ». En général, l’embauche se fait par l’intermédiaire d’une agence de placement, ce qui fragilise encore plus le salarié. « Pendant la Grande Dépression, les travailleurs allaient faire la queue sur les docks, et les employeurs venaient embaucher ceux dont ils avaient besoin. On est revenu à ça – en pire. Les manageurs font la même chose, mais ça passe par le téléphone, alors les gens sont très isolés », enrage celui qui tente, depuis deux ans, d’organiser les travailleurs de chez McDonald’s avec le mouvement des grèves tournantes, surnommées « McStrike » (« McGrève »). Les contrats « zéro heure » rendent la vie incertaine : impossible de prévoir quoi que ce soit, y compris des loisirs avec les enfants ; impossible de planifier la moindre dépense. Orwell, à coup sûr, aurait inclus ceux qui y sont enchaînés dans le cercle de « tous ceux qui travaillent, mais qui, du point de vue pécuniaire, pourraient tout aussi bien être chômeurs, étant donné que le salaire perçu ne saurait en aucun cas être considéré comme un salaire permettant de vivre décemment ».

Un appartement d’une pièce coûte jusqu’à 850 euros

PHOTO12 - ALAMY

La généralisation des contrats « zéro heure » Mme Lissa P. (5) s’en mord encore les doigts. Cette jeune femme de 25 ans, cheveux violets, piercing et pantalon de sport, n’a jamais travaillé. Atteinte de la maladie de Crohn, diagnostiquée alors qu’elle était enceinte de sa première fille, à 17 ans, elle touche une allocation d’invalidité de 342 euros toutes les deux semaines, à laquelle s’ajoutent 342 euros d’allocation maladie mensuelle. Son compagnon reçoit, lui, 250 euros par semaine d’allocation chômage. Ils habitent avec leurs quatre enfants un logement social à 91 euros par semaine, sans compter les factures, et il est bien difficile de boucler les fins de mois. « Résister aux demandes des enfants en permanence est épuisant, soupire-t-elle tandis que ses gamins turbulents jouent à la balle au milieu des bancs de l’église où nous la rencontrons. Alors, quand ma cuisinière m’a lâchée, je me suis laissée aller. J’ai eu envie d’une cuisinière neuve. Je suis allée à BrightHouse, et puis j’ai aussi craqué pour une télévision de quarante-deux pouces. C’était 34 euros par semaine pour le tout, sur deux ans ; je pensais que ça allait marcher. » Un imprévu, un accident de paiement, et elle n’est plus couverte par l’assurance. La télévision est tombée en panne. Elle doit continuer à la payer jusqu’au bout.

LE MONDE diplomatique – JANVIER 2019

HOWARD BARLOW. – Wigan, 2011

de cinq, voire de dix ou onze semaines. Pendant ce laps de temps, les gens ne touchent rien. Du coup, ils empruntent. Aux amis quand ils ont de la chance, ou aux usuriers. Et c’est une spirale : ils ne réussiront jamais à combler ce trou.» Certains accumulent les difficultés. Ceux, par exemple, qui doivent s’acquitter, en plus du reste, de la spare bedroom tax, rebaptisée dès son adoption en 2013 bedroom tax (taxe sur la chambre à coucher). Prenons une famille avec deux enfants habitant un logement social de trois chambres. L’aîné quitte le domicile. Sa chambre, désormais libre ou occupée de temps à autre, est considérée comme superflue par le bailleur social. La famille verra donc son allocation logement diminuer de 14 %. Avec deux pièces « en trop », la baisse est de 25 %. Même chose s’il y a dans la famille deux enfants de même sexe : ils peuvent partager la même chambre. « L’idée est de pousser les gens à abandonner leur logement pour un plus petit, analyse Mme Hayes. Mais il y a pénurie de logements sociaux, alors les gens ne partent pas. » Beaucoup de locataires se retrouvent avec des arriérés de loyer. Puis sont expulsés. « Ces personnes ont une vie chaotique ; l’administration la rend encore plus chaotique. On dirait que c’est fait exprès ! », fulmine la révérende. Ici comme ailleurs, aujourd’hui comme dans les années 1930, toucher des allocations, aussi faibles soient-elles, fait de vous un profiteur, un assisté. « Dans les classes moyennes, on continuait à parler de “ces fainéants qui se tournaient les pouces aux frais du contribuable” et à dire qu’ils “trouveraient tout le travail qu’ils voudraient s’ils se donnaient la peine d’en chercher” », écrivait George Orwell. « Coupons les allocations à ceux qui refusent de travailler », lançait le dirigeant conservateur David Cameron lors de sa campagne victorieuse de 2010, qui lui permit de devenir premier ministre – jusqu’au vote sur le Brexit. Obtenir une allocation chômage et la garder relève de la course d’obstacles. David, la petite trentaine, comptable, fait encore des cauchemars des formulaires de cinquante à cent pages à remplir et de l’opacité d’un système intrusif : « Pour le montant

paralysé des bras ! Ils m’ont fait suivre une formation d’employé de bureau. Même avec des béquilles, on peut utiliser un ordinateur », ironiset-il derrière le comptoir de la réception de Sunshine House, où il travaille bénévolement dans le cadre de cette reconversion. Seulement, il a plus de 50 ans : « Les entreprises, quand elles voient mon CV, entre mon handicap et mon âge, elles passent directement au suivant ! » Comme beaucoup de ses confrères originaires du sous-continent indien, le docteur Esmail a fait une grande partie de sa carrière de généraliste dans les quartiers les plus populaires, délaissés par les médecins britanniques. Dans son cabinet et lors de ses visites à domicile, il voit la misère s’approfondir depuis 2008 et l’introduction des politiques d’austérité, et peu lui chaut les 4 % de chômage en août 2018 dont se vante le gouvernement conservateur : « Je n’ai jamais vu autant d’inégalités, ni un si grand dénuement. Lorsque j’étais étudiant, à Sheffield, les mineurs avaient de la fierté, et de l’espoir pour leurs enfants. Aujourd’hui, certains de mes patients n’ont pas de quoi payer les funérailles d’un parent ! Le lot de la plupart d’entre eux, c’est le chômage ou des boulots dévalorisés et mal payés. » Envolées les mines, les filatures, les aciéries : les emplois d’aujourd’hui à Wigan, Sheffield, Accrington ou Manchester, ce sont les entrepôts des grosses sociétés de vente en ligne et les enseignes de restauration rapide. Des emplois non qualifiés, la plupart du temps payés au salaire minimum, soit 8,94 euros brut l’heure. Jill, 53 ans, s’est résolue à postuler chez Amazon. Elle trouve les conditions pénibles – salaire bas, temps de trajet très long : « Avec les coupes dans les budgets publics, il y a moins de bus. Je dois en changer deux fois. Le trajet me prend une heure et demie à l’aller et autant au retour. » Mais c’est un travail à temps plein. Toujours mieux que les contrats « zéro heure » auxquels elle était abonnée ces dernières années. Introduits par l’entreprise McDonald’s dans les années 1980, les contrats « zéro heure » se sont généralisés après la crise de 2008. Sans définition légale, ils se sont étendus à tous les secteurs

Quant à payer une caution et trouver un logement ailleurs que dans le parc social, autant ne pas y penser. Un appartement d’une pièce peut coûter jusqu’à 850 euros, charges non comprises, dans un quartier défavorisé de Manchester. Comment s’étonner, dès lors, que deux salariés à plein temps et avec un contrat normal doivent vivre dans le foyer pour sans-abri de Salford, dans la banlieue de la ville ? Caché derrière un centre médical, l’asile de nuit en brique noire jouxte une église pentecôtiste. Ce samedi-là, le couple est au travail et Justin, qui nous reçoit au foyer, taira tout de ces résidents, «par pudeur». L’asile est le seul du sud de Manchester qui soit ouvert sept jours sur sept, douze mois sur douze, et mixte. Pour chaque personne hébergée, le foyer reçoit 114 euros par semaine de la caisse nationale d’allocations. Dans le réfectoire, une dizaine d’hommes de tous âges – le plus jeune au visage couvert d’acné, le plus vieux à l’allure de père Noël, longue barbe et queue-decheval blanches, rondeurs débonnaires – et deux femmes sont assis à des tables rondes. Une silhouette enveloppée dans une couverture est allongée sur le canapé du salon, entre la télévision allumée et le billard auquel personne ne joue. Dans la journée, le dortoir est fermé. Justin ne l’ouvrira pas avant 21 h 30, pour le sermon religieux. L’extinction des lumières et la fermeture des portes se font à 22 heures ; il faut quitter le dortoir à 6 heures. Trente hommes et femmes se partagent la vaste pièce, sans aucune intimité. Les lits sont alignés au cordeau, tous exactement semblables, à l’exception d’ours en peluche sur deux d’entre eux occupés par des femmes. Quand le foyer doit refuser du monde, et c’est le cas en permanence, Justin fournit un duvet et conseille d’aller s’installer au McDonald’s du coin, ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre. «Mais ils ne doivent surtout pas s’endormir, sinon ils sont virés.» L’impact de l’austérité et des coupes budgétaires sur les personnes les plus fragiles est très grave, assure le docteur Esmail : « L’obésité est un des marqueurs de la pauvreté. De plus en plus de personnes développent des diabètes. Que nous combattons avec des médicaments hors de prix, alors que la maladie est due à l’obésité, elle-même due à la pauvreté ! C’est absurde ! » Certes, la pauvreté extrême qui existait du temps d’Orwell a reculé ; les gens ne meurent plus de faim. Mais les pauvres sont de plus en plus nombreux. « Et de plus en plus désespérés, ajoute-t-il. Nous avons fait du désespoir un mode de vie. »

GWENAËLLE LENOIR. (4) La société BrightHouse a fait l’objet d’une enquête de l’autorité de réglementation des sociétés financières, qui a jugé qu’elle n’était pas un « prêteur responsable ». Cf. Hilary Osborne, « Révélations sur les placements secrets de la reine d’Angleterre aux îles Caïmans», The Guardian (Londres) traduit par Le Monde, 5 novembre 2017. (5) Le prénom a été changé à sa demande. (6) Dans la religion anglicane, les femmes peuvent être ordonnées prêtres. (7) Cf. Stephanie Ward, Unemployment and the State in Britain : The Means Test and Protest in 1930s South Wales and North-East England, Manchester University Press, 2013. (8) Cf. Jacques Freyssinet, « Royaume-Uni. Les contrats “zéro heure” : un idéal de flexibilité ? », Chronique internationale de l’IRES, no 155, Institut de recherches économiques et sociales, Paris, février 2017.

JANVIER 2019 –

LE MONDE diplomatique

22

L E JAPON

HUMILIÉ À LA CONFÉRENCE DE LA PAIX DE

1919

Et la SDN rejeta l’« égalité des races » Il y a cent ans s’ouvrait la conférence de la paix, qui consacra la disparition des empires allemand, austro-hongrois et ottoman au sortir de la première guerre mondiale. Les conséquences funestes du traité de Versailles en Europe ont été largement analysées. On connaît moins le ressentiment ambigu du Japon, qui échoua à faire reconnaître l’« égalité des races » par la Société des nations (SDN).

L

Canada

Corée Archipel Bismarck

Formose Honduras britannique

Philippines

NouvelleCalédonie

Indochine

PAR MATSUNUMA MIHO *

A PREMIÈRE guerre mondiale a per-

mis au Japon d’émerger comme une puissance de premier plan dans le concert des nations. L’Empire profita de son entrée dans le conflit aux côtés de l’Entente contre l’Allemagne, dès 1914, pour renforcer ses positions tant en Extrême-Orient que dans l’océan Pacifique (1). À l’ouverture de la conférence de la paix, le 18 janvier 1919, il fait partie du conseil des cinq principaux vainqueurs et dispose de deux sièges, au même titre que les États-Unis, le Royaume-Uni, la France et l’Italie. La conférence qui se tient à Paris, puis à Versailles, prépare les traités qui doivent mettre un terme diplomatique à la première guerre mondiale, et instaurer une nouvelle organisation internationale censée garantir le règlement pacifique des conflits : la Société des nations (SDN). Le gouvernement japonais fixe à sa délégation deux objectifs principaux : la succession des droits allemands en Chine (dans la province du Shandong) et dans le Pacifique (îles Mariannes, Marshall et Carolines), ainsi que l’inscription du principe de l’« égalité des races » dans le pacte de la SDN, qui doit constituer la première partie du traité de Versailles, signé le 28 juin 1919. Après avoir sondé les Américains et les Britanniques, la délégation s’appuie sur la volonté américaine de voir reconnaître l’« égalité des confessions religieuses ». Elle propose un amendement à l’article 21 du pacte stipulant que les hautes parties contractantes accordent « à tous les étrangers nationaux des

P

États et empires en 1919

États membres de la Société un traitement juste et égal à tous les points de vue, sans faire aucune distinction, en droit ou en fait, à raison de leur race ou de leur nationalité (2) ». Le représentant britannique préfère reporter à une future discussion des sujets aussi délicats que la religion et la race. Il obtient l’accord de la majorité de la commission chargée de rédiger la charte de la SDN pour écarter cet article. La délégation japonaise multiplie les pourparlers avec les représentants des États-Unis et surtout du Royaume-Uni ; elle considère l’opposition des dominions britanniques (3) à sa proposition comme l’obstacle majeur. Malgré tous les compromis proposés par ses diplomates et l’effort des représentants des gouvernements canadien et sud-africain pour concilier les deux parties, le premier ministre australien William Morris Hughes ne cède pas. Ce chantre de l’« Australie blanche » aurait déclaré, selon un témoin : « Je veux bien admettre l’égalité des Japonais en tant que nation et en tant qu’individus. Mais je n’admets pas les conséquences auxquelles nous devrions faire face si nous leur ouvrions notre pays. Ce n’est pas que nous les tenons pour inférieurs, mais simplement que nous n’en voulons pas. Économiquement, ce sont des facteurs perturbants parce qu’ils acceptent des salaires bien inférieurs au minimum pour lequel nos compatriotes veulent bien travailler. Peu importe s’ils s’intègrent bien à notre peuple. Nous ne voulons pas qu’ils puissent épouser nos femmes (4). »

Un monde divisé entre Blancs et non-Blancs

le contexte de ces débats et les intentions réelles des Japonais, il faut rappeler que la sortie de la première guerre mondiale marque l’apogée de la colonisation et de l’emprise de l’Europe blanche sur le monde. À la domination coloniale d’une grande partie du monde s’ajoutent depuis la fin du XIXe siècle des mesures discriminatoires contre les non-Blancs dans les pays d’immigration (5). OUR COMPRENDRE

Aux États-Unis, les Blancs du Sud prennent leur revanche sur leur défaite lors de la guerre de Sécession en construisant un système de ségrégation. La Californie impose dès 1854 une nouvelle taxe aux étrangers non éligibles à la naturalisation, celle-ci étant réservée aux « personnes libres et blanches ». Une loi fédérale de 1882 finit par interdire l’entrée aux travailleurs chinois. Dans l’Ouest canadien ou en NouvelleZélande, leur arrivée provoque aussi une forte agitation. Les gouvernements mettent en place des taxes d’entrée ou des tests de compétences linguistiques. En 1901, l’Australie adopte une loi interdisant aux non-Blancs de s’installer. En Afrique du Sud, la colonie du Natal prive les Indiens du droit d’élire leurs représentants à l’Assemblée, tandis que diverses lois restreignent leur entrée ou leurs déplacements dans le pays ; autant de discriminations contre lesquelles ferraille un jeune avocat, Mohandas Karamchand Gandhi. L’arrivée d’une main-d’œuvre chinoise dans le Transvaal en 1904 provoque une forte protestation des mineurs blancs, qui conduit le gouvernement à interdire son entrée. Après la seconde guerre des Boers, entre Britanniques et descendants * Historienne.

des premiers colons néerlandais (18991902), la réconciliation de ces deux peuples blancs s’accompagne d’une série de législations discriminatoires à l’encontre des Noirs, qui préfigurent l’apartheid. Ce ne sont pas seulement des idéologues et des discours qui circulent d’un pays à l’autre, mais aussi des mesures pratiques adoptées par des gouvernements, comme les tests linguistiques, devenus l’instrument essentiel de la restriction de l’immigration non blanche. Émergent ainsi une division du monde entre Blancs et non-Blancs, et la construction d’une communauté imaginaire qui transcenderait les frontières nationales. L’immigration japonaise atteint une échelle significative dès les années 1880, d’abord à Hawaï, puis sur les côtes pacifiques nord-américaines. La loi californienne de 1913 interdisant aux Japonais d’acquérir des terres en les désignant comme des étrangers non éligibles à la naturalisation – au même titre que les Chinois et les Coréens – suscite une colère profonde au Japon, et une crise diplomatique (6). Sorti depuis peu de temps du régime des « traités inégaux », qui accordaient des privilèges d’extraterritorialité aux Occidentaux, le Japon est obsédé par la nécessité de prouver et de se prouver qu’il est désormais sur un pied d’égalité avec eux. Ses représentants ne veulent pas que leurs compatriotes se retrouvent au niveau « des Chinois, des Kanakas, des Nègres, des habitants des îles du Pacifique, des Indiens et d’autres peuples orientaux », selon les propos du consul du Japon à Sydney en 1901 (7). Pour éviter une interdiction humiliante, Tokyo signe des accords restreignant l’immigration japo-

Indes orientales néerlandaises

Empire des Indes Guyane brit. Surinam Guyane fr.

Maroc États de la Trêve Río de Oro Algérie Libye Oman Égypte Cap-Vert Protect. d’Aden Gambie Guinée portugaise AOF 1 Somalie brit. Soudan Empires coloniaux Sierra Leone Nigeria Somalie AEF 2 Britannique italienne Côte-de-l’Or Cameroun Ouganda Togo Kenya Français Gabon Congo Tanganyika Italien

1. Afrique-Occidentale française 2. Afrique-Équatoriale française Sources : Georges Duby, Grand Atlas historique, Larousse, 2011 ; Atlas des empires coloniaux, Autrement, 2012.

Angola Nyassaland Rhodésie Madagascar Mozambique Sud-Ouest africain Union d’Afrique du Sud

CÉCILE MARIN

naise avec l’Australie (1904), le Canada (1907) et les États-Unis (1908). Même sur des territoires où la question de l’immigration ne se pose pas – l’Indochine française, par exemple –, le gouvernement se bat pour que ses ressortissants de passage jouissent du même traitement juridique et administratif que les étrangers d’origine européenne (8). À la dernière session sur le pacte de la SDN, la délégation japonaise propose, au lieu d’ajouter un article distinct, d’insérer dans le préambule « l’acceptation du principe de l’égalité des nations et du juste traitement de leurs nationaux » ; une formule qui ne comporte plus le terme « race » et ne vise plus explicitement l’immigration. Si l’Italie et la France soutiennent sans ambiguïté cette proposition, le représentant britannique exprime sa peur qu’une telle solution empiète sur la souveraineté des États membres. Le président américain Thomas Woodrow Wilson dit qu’il préfère ne pas lier cette question à l’établissement de la SDN. La commission passe au vote ; l’amendement recueille onze voix sur dix-sept. Mais Wilson, président de la commission, déclare qu’il ne peut être adopté qu’à l’unanimité.

L’immigration entrant dans le domaine de compétence des dominions et l’unité de la délégation de l’Empire étant une priorité absolue, les Britanniques ne veulent pas s’opposer à l’Australie. Wilson se range à ce point de vue, convaincu que le soutien de Londres est indispensable au succès de la SDN, dont la création est son objectif prioritaire à Paris. Il craint par ailleurs que l’inscription de l’égalité raciale dans le pacte provoque une forte opposition au Congrès américain. Mais, en dépit de ces précautions, le Sénat refusera de ratifier le traité de Versailles en mars 1920, et les États-Unis ne seront jamais membres de la SDN.

Tout au long des débats, la presse américaine et britannique critique vivement le Japon, accusé de vouloir faciliter l’émigration de ses ressortissants. Plus intéressante est la réaction des populations vivant sous la domination des Blancs. Dès le début de la guerre, l’intellectuel noir américain William Edward Burghardt Du Bois voyait le Japon comme un acteur de la revanche des peuples de couleur : « Étant donné que les Africains noirs, les

Calendrier des fêtes nationales 1er-31 janvier 2019 1er CUBA HAÏTI SOUDAN 4 BIRMANIE 26 AUSTRALIE INDE 31 NAURU

Fête nationale Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête de l’indépend. Fête nationale Fête nationale Fête nationale

Néerlandais Belge Portugais Espagnol Américain Japonais

Indiens bruns et les Japonais jaunes se battent pour la France et l’Angleterre, il serait possible qu’ils sortent de ce désordre sanglant avec une nouvelle idée de l’égalité essentielle des hommes (9). » Or c’est exactement le type d’association qui exaspérait les Japonais.

En 1919, l’appel de Wilson à un ordre international plus juste suscite l’effervescence au sein de toutes les populations vivant sous domination (10). L’égalité raciale proposée par une puissance non blanche fait naître un vaste espoir chez les Noirs américains (11) ; la presse rapporte avec enthousiasme une rencontre à New York entre les représentants de cette

Q

Australie Australie

NouvelleZélande

Anciens empires Ottoman (en cours de démantèlement en 1919) Allemand Possessions allemandes en 1914 Russe Autre État non colonial Membre fondateur de la SDN Frontières actuelles (2018)

communauté et la délégation nippone en route vers Paris. Un diplomate japonais en poste à Washington racontera des années plus tard que des Noirs le saluaient dans la rue, et que certains venaient même lui demander de prononcer un discours (12). Or l’objectif du Japon n’est pas de réaliser l’égalité de toutes les races. Son gouvernement craint surtout qu’un statut inférieur assigné à ses ressortissants ne désavantage sa position dans le futur ordre international. Il est intéressant de noter que nous n’avons trouvé aucune trace japonaise, ni dans les archives diplomatiques ni dans les mémoires de diplomates, de cette rencontre avec des Noirs américains.

Manifestations en Chine

UANT à la délégation chinoise, elle appuie la proposition japonaise. Un délégué chinois déclare à un journaliste américain qu’il reçoit des courriers de ses compatriotes de toutes les parties du monde, comme de grandes villes américaines, de Java, de l’Afrique du Sud ou de l’Australie, qui l’exhortent à soutenir l’amendement japonais (13). Les rapports entre les deux délégations se dégradent toutefois lorsque le Japon insiste pour récupérer le Shandong. Après le rejet de l’amendement, le Japon obtient un mandat de la SDN sur les îles du Pacifique prises aux Allemands et s’approprie les droits et territoires de ces derniers aux dépens de la Chine. Des manifestations populaires contre le Japon, contre la conférence et contre l’impérialisme ont lieu dans toute la Chine, et la délégation chinoise refusera de signer le traité de Versailles.

La proposition d’« égalité raciale » faite à Paris ne trompe pas longtemps sur les intentions réelles de Tokyo, qui pratique en Asie une politique discriminatoire à l’égard des Chinois et des Coréens. Durant la conférence, en (1) Lire Christian Kessler, «Le Japon, la Grande Guerre et Beethoven», Le Monde diplomatique, février 2010. (2) Cf. Shimazu Naoko, Japan, Race and Equality : The Racial Equality Proposal of 1919, Nissan InstituteRoutledge, Abingdon et New York, 1998. (3) États membres de l’Empire britannique, à la souveraineté limitée (Canada, Australie, NouvelleZélande et Afrique du Sud). (4) Emile Joseph Dillon, The Inside Story of The Peace Conference, Harper & Brothers Publishers, Londres et New York, 1920.

(5) Marilyn Lake et Henry Reynolds, Drawing the Global Colour Line : White Men’s Countries and the International Challenge of Racial Equality, Cambridge University Press, 2008.

(6) Jacques Amalric, «Comment les États-Unis sont devenus la première puissance asiatique », Manière de voir, no 162, «Corées. Enfin la paix?», en kiosques.

(7) Cité par Marilyn Lake et Henry Reynolds, Drawing the Global Colour Line, op. cit.

(8) Matsunuma Miho, «Casse-tête japonais. Conflits diplomatiques en Indochine française au début du XXe siècle », Monde(s), no 7, Presses universitaires de Rennes, 2015.

mars 1919, ces derniers manifestent dans toute la péninsule pour réclamer leur indépendance et sont durement réprimés par l’armée japonaise.

Au Japon, l’élite politique, diplomatique et intellectuelle avait conscience du rapport de forces et des intérêts occidentaux en jeu. La nouvelle de l’échec de cette initiative provoque en revanche une grande colère populaire. Elle génère une profonde rancœur à l’égard de l’Occident, et plus particulièrement des Anglo-Saxons.

Dans les années 1920 et 1930, les idéologues du panasiatisme attiseront le ressentiment antioccidental en cherchant à présenter le Japon comme une victime du racisme des Blancs. Ils préconiseront l’expansion de l’Empire et dénonceront la SDN, dont le Japon finira par sortir en 1933 (14). En décembre 1948, les Nations unies nouvellement constituées proclameront, avec l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme, que « tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits ». (9) W. E. B. Du Bois, «The world war and the color line », The Crisis, vol. 9, no 1, Baltimore, novembre 1914. (10) Cf. Erez Manela, The Wilsonian Moment : Self-Determination and the International Origins of Anticolonial Nationalism, Oxford University Press, New York, 2007. (11) Cf. Marc Gallicchio, The African American Encounter with Japan and China : Black Internationalism in Asia, 1895-1945, The University of North Carolina Press, Chapel Hill et Londres, 2000; Reginald Kearney, African American Views of the Japanese : Solidarity or Sedition ?, State University of New York Press, Albany, 1998. (12) Nippon gaiko hiroku, Asahi shimbunsha, Tokyo, 1934. (13) Patrick Gallagher, America’s Aims and Asia’s Aspirations, The Century Co., New York, 1920. (14) Cf. Cemil Aydin, The Politics of AntiWesternism in Asia : Visions of World Order in PanIslamic and Pan-Asian Thought, Columbia University Press, New York, 2007 ; Frederick Dickinson, World War I and the Triumph of a New Japan, 1919-1930, Cambridge University Press, New York, 2013.

« S APIENS »,

DÉCRYPTAGE D ’ UN SUCCÈS PLANÉTAIRE

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LE MONDE diplomatique – JANVIER 2019

Tout est fiction, reste le marché

vers la fin de son troisième livre (7). Elle permet de saisir « que la vie n’a pas de sens et qu’il n’est pas nécessaire de lui en chercher un », comme le pensait le Bouddha, mais aussi d’accueillir le fait que le moi, comme toute autre entité imaginaire, est une fiction.

Nourri d’anecdotes et de précisions savantes, « Sapiens », de Yuval Noah Harari, se présente à la fois comme une séduisante entreprise de vulgarisation portant sur l’histoire de notre espèce et comme une réflexion sur le sens de cette histoire. La pédagogie se double ainsi de considérations qui, sous couvert de science, trahissent une banale défense de l’idéologie dominante.

C

PAR EVELYNE PIEILLER

ONJUGUER histoire et science pour traverser cent mille et quelques années, et chercher à analyser ce qu’il s’est passé et ce qu’il se passera sur Terre, c’est ambitieux. Même en trois volumes. Yuval Noah Harari, professeur d’histoire à l’Université hébraïque de Jérusalem, né en 1976, a été intrépide, et il a eu raison. Le premier volet de sa trilogie, Sapiens (1), s’est écoulé à huit millions d’exemplaires dans le monde. En France, il n’a pas quitté la liste des meilleures ventes depuis le 2 septembre 2015, date de sa sortie en librairies, et les ouvrages qui l’ont suivi, sans encore atteindre ces sommets, les tutoient : quatre millions

S

pour Homo deus, le deuxième (2). Sapiens a été loué par MM. Bill Gates, Mark Zuckerberg, Barack Obama, Carlos Ghosn, ou encore par l’artiste Damien Hirst. Impressionnant. Harari est ainsi adoubé comme un maître-penseur, y compris par Jared Diamond, l’auteur du célèbre Effondrement (Gallimard, 2006). En bref, il est aujourd’hui « le penseur le plus important du monde (3) » pour avoir, comme le résume brillamment le site de la Fnac, écrit « un livre-monument, audacieux et provocateur » qui « remet en cause tout ce que nous pensions savoir sur l’humanité ». À l’évidence, il serait dommageable de s’en priver.

« Logiciel biologique »

APIENS, comme les ouvrages qui lui succèdent, cherche « une clé pour comprendre notre histoire et notre psychologie (4) ». La clé, c’est la capacité de l’espèce à nommer des entités qui n’existent pas et à les partager : cette « révolution cognitive » opérée par le langage humain permet de créer des fictions collectives. Dès lors, « un grand nombre d’inconnus peuvent coopérer avec succès en croyant à des mythes communs ». Les Sapiens vivent donc dans une double réalité, objective et imaginaire, mais c’est la réalité imaginaire qui devient la plus puissante : une religion, une nation, Google... Les principes universels, le libéralisme, le socialisme ? Des mythes, et qui, de surcroît, peuvent changer vite : « En 1789, la population française changea de croyance presque du jour au len-

demain. » Des mythes dangereux, souvent, notamment la croyance dans la raison, le libre-arbitre. Ce sont des « lois, forces, entités, lieux qui n’existent que dans leur imagination commune (5) » qui suscitent chez les êtres humains « les croisades, les révolutions socialistes, la défense des droits de l’homme ».

Il semble quand même, sans vouloir être désagréable, que cette lecture de l’histoire humaine ne soit pas très éloignée des clichés de comptoir : tout n’est que croyance, la vérité n’existe pas, l’universalisme encore moins. La réalité objective se dissout dans le récit qu’on en fait. On comprend que l’auteur soit quelque peu obsédé par le matérialisme historique et le « communisme », dont il se plaît à faire le symbole de l’erreur tragique – ses

à 20 heures (lieu à préciser) : « La santé écartelée. Entre santé publique et business », avec André Grimaldi. Le 24 janvier, à 19 heures, au Cause toujours, 8, rue Gaston-Rey : « La réforme de la justice ». (suzanne. [email protected]) BOURGOGNE-FRANCHE-COMTÉ

DIJON. Le 6 février, à 18 heures (lieu à préciser) : « Face aux marchés, le scénario d’un bras de fer », avec Sylvain Leder. ([email protected])

AUVERGNE-RHÔNE-ALPES

CHAMBÉRY. Le 15 janvier, à 20 heures, salle Jean-Baptiste-Carron (Le Biollay) : rencontre avec Gérard Noiriel pour son livre Une histoire populaire de la France (Agone). En partenariat avec les Amis de la librairie Jean-Jacques-Rousseau. Le 30 janvier, à 20 heures, au Théâtre 40 à Barberaz : « Sommes-nous en démocratie ? », par la compagnie Remue-Méninges. Représentation suivie d’un débat. Réservation impérative : www.letheatre40.com. ([email protected])

LYON. Le 31 janvier, à 20 heures, au Ciné Mourguet, 15, rue Deshay à Sainte-Foy-lèsLyon : projection du film de Roland Nurier Le Char et l’Olivier. Une autre histoire de la Palestine, suivie d’un débat avec le réalisateur. En partenariat avec le Ciné Mourguet, Attac Lyon Sud-Ouest et la Maison des jeunes et de la culture. Le 1er février, à 19 h 30, à la Maison des passages, 44, rue Saint-Georges : projection du film de Philippe d’Hennezel Les Femmes en noir, suivie d’un débat. Réservation : [email protected] ou 04-78-42-1904. En partenariat avec le Collectif 69 de soutien au peuple palestinien, l’Association France Palestine Solidarité, Couleurs Palestine, Attac, Ensemble ! 69 et la Ligue des droits de l’homme. ([email protected]) VALENCE. Le 10 janvier, à 20 heures, au Centre du patrimoine arménien, 14, rue Louis-Gallet : « Les nouvelles routes de la soie », avec Arthur Fouchère. Le 17 janvier,

NORD FRANCHE-COMTÉ. Le 24 janvier, à 20h15, au cinéma Le Colisée à Montbéliard : projection du film L’Amour et la Révolution, suivie d’un débat avec le réalisateur Yannis Youlountas. Le 25 janvier, à 20 h 30, au cinéma Espace Méliès à Lure : projection de Main basse sur l’énergie, suivie d’un débat avec le réalisateur Gilles Balbastre. ([email protected]) BRETAGNE

RENNES. Le 17 janvier, à 19 heures, au Knock, 48, rue de Saint-Brieuc : « café-Diplo » autour de l’article d’Alexis Spire «Aux sources de la colère contre l’impôt » (décembre). ([email protected])

SAINT-BRIEUC. Le 31 janvier, à 19 h 45, à la Maison du temps libre, 6 bis, rue MaréchalFoch, salle du petit théâtre : « L’ordre international piétiné par ses garants », avec AnneCécile Robert. ([email protected]) CENTRE-VAL DE LOIRE

ORLÉANS. Le 10 janvier, à 20 heures, à la Maison des associations, rue SainteCatherine : réunion des Amis du Monde diplomatique autour du thème : « “Gilets jaunes”, le renouveau d’une action politique ? ». ([email protected]) TOURS. Le 11 janvier, à 20 h 30, au Foyer des jeunes travailleurs, 16, rue Bernard-Palissy : « Le pacte germano-soviétique : alliance naturelle ou de circonstances?», avec Daniel Jouandon, professeur d’histoire. Le 17 janvier, à 19 heures, et le 21 janvier, à 11 heures, sur Radio Béton (93.6), présentation du Monde diplomatique du mois. Le 1er février, à 20 h 30, au Foyer des jeunes travailleurs : « La radicalisation à droite du gouvernement israélien», avec Dominique Vidal. ([email protected])

LES ANONYMES. – « Le grand K est mort », 2013

fidèles ayant été selon lui « prêts à risquer l’holocauste nucléaire à cause de leur croyance au paradis communiste (6) ». Voilà une pensée agréablement conforme à l’idéologie en place, d’autant que, aux yeux de l’auteur, le capitalisme, autre version d’une religion centrée sur l’homme, a « réduit la violence humaine et accru la tolérance et la coopération ». Bon. Pour l’égalité postulée par les droits de l’homme, même entreprise de pulvérisation : il faudra s’en passer. Comment ne pas reconnaître, par simple bon sens, que c’est une sottise ?, interroge Harari. L’aptitude au bonheur, par exemple, est génétique, et les humains sont ainsi par nature inégaux devant lui... Il reste à comprendre comment ces illusions prennent corps et s’inscrivent dans la réalité « objective » qu’elles modifient. Nous ne le saurons pas. Et nous ne saurons pas davantage comment la science ne relève pas du « récit » mythifiant. Car Harari croit en la science. D’ailleurs, « peut-être un jour des percées dans la neurobiologie nous permettront-elles d’expliquer le communisme et les croisades en termes strictement biochi-

GRAND EST

CHÂLONS-EN-CHAMPAGNE. Le 17 janvier, à 19 h 45, auditorium Fernand-Pelloutier, 1, place de Verdun : « Quelles visions pour l’agriculture européenne ? », avec Frédéric Courleux, Quentin Delachapelle et le centre d’initiatives pour valoriser l’agriculture et le milieu rural. ([email protected])

COLMAR. Le 18 janvier, à 20 heures, au Centre Théodore-Monod, 11, rue Gutenberg : « Le populaire : un enjeu de luttes », avec Gérard Noiriel. ([email protected])

METZ. Le 10 janvier, à 18 h 30, petite salle des Coquelicots, 1, rue Saint-Clément, « caféDiplo » : « Le pouvoir des médias, sensationnalisme et réseaux sociaux ». Le 14 janvier, à 18 h 30, Institut d’administration des entreprises (IAE), 1, rue Augustin-Fresnel : café-philo des étudiants de l’IAE, « Désastre écologique : tous responsables ? ». (christopher.pollmann @univ-lorraine.fr) HAUTS-DE-FRANCE

LILLE. Le 1er février à 20 heures, à la MRES, 23, rue Gosselet : «Aux sources de la colère contre l’impôt », avec Alexis Spire. ([email protected]) ÎLE-DE-FRANCE

PARIS. Le 15 janvier, à 19 heures, au LieuDit, 6, rue Sorbier : « Violence sociale, violence politique », à partir du dossier consacré au mouvement des « gilets jaunes » (janvier). Le 22 janvier, à 18 heures, à l’École des hautes études en sciences sociales (salle BS1-28) : « Contrôle social et pilotage politique par l’affect », avec Anne-Cécile Robert, pour son livre La Stratégie de l’émotion (Lux). ([email protected])

SEINE-SAINT-DENIS. Le 17 janvier, à 20 heures, à La Belle Étoile, 14, rue Saint-Just à La Plaine Saint-Denis : « Les grossiers de l’écran ». Restitution du meilleur des propos disruptifs de nos dirigeants en 2018, avec projections et remise de prix. En partenariat avec le Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP) et la Compagnie Jolie Môme. Réservation : [email protected] ([email protected]) VAL-DE-MARNE. Le 12 janvier, à 21 heures, au cinéma le Kosmos, 243, avenue de la République à Fontenay-sous-Bois, projection du

miques », avance-t-il dans Homo deus. Notre « logiciel biologique » est déterminant. Sans grande surprise, il affirme avec force que « notre ADN croit encore que nous sommes dans la savane » – belle époque, où nous n’étions pas encore des « serial killers écologiques » – et que, plus largement, les scientifiques sont de plus en plus enclins « à soutenir que le comportement humain est déterminé par les hormones, les gènes et les synapses ». Autrement dit, l’humain a beau (se) raconter des histoires, au fond du fond, ce sont la mécanique neuronale et l’inné qui le font agir.

Mais qu’est-ce qui déclenche la mécanique, fait se connecter les synapses, fait, somme toute, qu’on produit des mots et des idées, par exemple ? Précisément, des « algorithmes » établis par les gènes et l’environnement. Réflexion, travail d’émancipation ? Algorithmes. Soyons clair : nous sommes programmés. Comme dans Matrix, sauf qu’ici c’est sans espoir. On ne peut en sortir. Une solution pour l’accepter : la méditation vipassana – de façon taquine, l’auteur nous confie qu’il en est adepte seulement

film Un berger et deux perchés à l’Élysée ?, suivie d’un débat avec le réalisateur Pierre Carles. ([email protected]) YVELINES. Le 12 janvier, à 17 heures, salle Montgolfier, hôtel de ville de Versailles : projection-débat du film de Gilles Balbastre Main basse sur l’énergie. ([email protected]) NORMANDIE

CAEN. Le 16 janvier, à 17 h 30, sur Radio Tou’Caen (91.9), émission autour d’un article du Monde diplomatique du mois. ([email protected]) NOUVELLE-AQUITAINE

GIRONDE. Le 24 janvier, à 19 heures, à la médiathèque, place du Broustic à Andernos-lesBains : « Regards sur le travail », avec Danièle Linhart. ([email protected]) LA ROCHELLE. Le 9 janvier, à 20 heures, à la librairie Les Rebelles ordinaires, 9 bis, rue des Trois-Fuseaux : « café-Diplo » autour de l’article d’Alexis Spire «Aux sources de la colère contre l’impôt » (décembre). ([email protected]) PAU. Le 25 janvier, à 18 heures, à la Villa les Violettes, 39, route de Bayonne à Billère (lieu à confirmer) : réunion des adhérents autour du mouvement des «gilets jaunes». ([email protected])

SAINT-JUNIEN. Le 17 janvier, à 20 heures, au Ciné-Bourse, « cash diplomatique » : projection du film de Gabriel Abrantes et Daniel Schmidt Diamantino, suivie d’un débat : « Dopage, argent, transhumanisme », avec David Garcia. ([email protected]) OCCITANIE

CAHORS. Le 15 janvier, à 18 h 30, au cinéma Le Quercy : projection du film de Stefano Savona Samouni Road, suivie d’un débat. En partenariat avec Écoles tiers-mondes 46 et Amnesty International. (quintal.yves@ orange.fr) CARCASSONE. Le 14 janvier, à 20 h 30, au cinéma Le Colisée à Carcassonne, projection du film de Michel Toesca Libre, suivie d’un débat avec Jean-Jacques Gandini. En partenariat avec la Ligue des droits de l’homme et Réseau éducation sans frontières. Et, le 29 janvier, à 20 h 30, projection du documentaire de Hendrick

3, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris. Tél. : 01-53-94-96-66 www.amis.monde-diplomatique.fr

Dans ces conditions, on comprend difficilement pourquoi Harari estime que, « plus que du chômage de masse, nous devrions nous inquiéter du glissement de l’autorité des hommes aux algorithmes (8) » ; ou pourquoi il dénonce un risque de dictature numérique que permettrait la fusion de l’« infotech » et de la «biotech», afin d’élaborer des algorithmes au plus près des désirs de chacun – si ce chacun en a les moyens. Ce serait, à terme, la fin de Sapiens, mais son règne sur Terre «n’a pas produit jusqu’ici grand-chose dont nous puissions être fiers », alors...

Harari a cherché à étayer, et souvent asséné, les lieux communs propres à la conception du monde selon le libéralisme : tout est relatif ; il n’est pas de vérité ultime ; il y a une nature humaine première ; la raison sert de masque aux émotions qui l’impulsent, seules véritablement déterminantes, etc. On comprend qu’il ait pu être invité au Forum économique de Davos. On comprend moins qu’il soit pris au sérieux.

(1) Yuval Noah Harari, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, Paris, 2015. (2) Yuval Noah Harari, Homo deus. Une brève histoire du futur, Albin Michel, 2017. (3) Thomas Mahler, «Yuval Noah Harari, le penseur le plus important du monde », Le Point, Paris, 20 septembre 2018. (4) Yuval Noah Harari, Sapiens, op. cit. Sauf mention contraire, les citations suivantes proviennent du même ouvrage. (5) Yuval Noah Harari, Homo deus, op. cit. (6) Ibid. (7) Yuval Noah Harari, Vingt et une leçons pour le XXIe siècle, Albin Michel, 2018. (8) Ibid.

Dusollier Derniers jours à Shibati, suivie d’un débat. ([email protected])

TOULOUSE. Le 7 janvier, à 20 h 30, salle Barcelone, table ronde avec la Ligue des droits de l’homme sur la répression du mouvement social. Le 10 janvier, à 20 h 30, salle du Sénéchal : « Qui veut la mort de l’ONU ? », avec Anne-Cécile Robert. Du 12 au 24 janvier, festival Cinéma et droits de l’homme. (www.amis.monde-diplomatique.fr/fcdh). ([email protected]) PAYS DE LA LOIRE

LA ROCHE-SUR-YON. Le 5 janvier, à 10 heures, au Grand Café, 4, rue GeorgesClemenceau : « café-Diplo », discussion autour des articles « Quel recours contre les dérapages médiatiques ? », d’Anthony Bellanger, et «Aux sources de la colère contre l’impôt », d’Alexis Spire (décembre). ([email protected])

NANTES. Le 10 janvier, à 19 heures, au TU, chemin de la Censive-du-Tertre, « café-Diplo » autour des articles « La diplomatie du Rafale », de Romain Mielcarek, « Pas de liberté politique sans égalité sociale », de Kumi Naidoo, et «Aux sources de la colère contre l’impôt », d’Alexis Spire (décembre). (claudie. [email protected]) PROVENCE-ALPES-CÔTE D’AZUR

AVIGNON. Le 29 janvier, à 18 h 15, au cinéma Utopia La Manutention, projection du film de Werner Boote L’Illusion verte, suivie d’un débat avec Philippe Descamps. (ruiz. [email protected])

HAUTES-ALPES. Le 22 janvier, à 20 h 30, « Diplo-docus » au cinéma Les Variétés à Veynes : projection du documentaire de Nicolas Wadimoff Jean Ziegler. L’optimisme de la volonté, suivie d’un débat. En partenariat avec Attac 05 et Kheper. (diplo-docus@ kheper.org) HORS DE FRANCE

GENÈVE. Le 15 janvier, à 18 h 30, à la Maison internationale des associations, 15, rue des Savoises : « café-Diplo » autour de l’article de Kumi Naidoo « Pas de liberté politique sans égalité sociale » (décembre). (claude. [email protected])

JANVIER 2019 – LE

MONDE diplomatique

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PROCHE-ORIENT

AMÉRIQUES

ASIE

RENTIER ISLAMISM. The Influence of the Muslim Brotherhood in Gulf Monarchies. – Courtney Freer

BIG MACRI. Del cambio al FMI. – Gabriela Cerruti

DE LA MORT À LA VIE. Souvenirs d’un pilote de Zero. – Kikumi Ogawa

Planeta, coll. « Espejo de la Argentina », Buenos Aires, 2018, 304 pages, 29,57 dollars.

L’Harmattan, coll. « Lettres japonaises », Paris, 2018, 152 pages, 16,50 euros.

Oxford University Press, New York, 2018, 296 pages, 74 dollars.

Si les livres se sont multipliés sur l’organisation des Frères musulmans – la plus puissante expression de ce que l’on appelle l’« islam politique » – au Proche-Orient, peu de chercheurs ont étudié ce mouvement dans les monarchies du Golfe. L’ouvrage de Courtney Freer lève le voile sur sa place au Koweït, aux Émirats arabes unis et au Qatar. Dans ces États « superrentiers », susceptibles d’assurer à leurs nationaux un nombre important de services, la capacité des Frères à s’implanter en occupant le terrain social est faible. Mais, depuis les années 1960, lorsqu’ils ont fui la répression en Égypte ou en Syrie, ils ont joué un rôle actif dans l’édification de ces sociétés, notamment dans le domaine de l’enseignement et de la justice, occupant des positions d’influence. Dans la période récente, en particulier depuis les révolutions arabes, leur place a évolué : au Koweït, ils se sont insérés dans la vie parlementaire ; au Qatar, ils sont un « partenaire silencieux » ; aux Émirats arabes unis, ils sont devenus l’ennemi principal. La vie politique dans le Golfe ne se résume pas à « l’islam »... ALAIN GRESH

EUROPE L’IRA ET LE CONFLIT NORD-IRLANDAIS. – Agnès Maillot Presses universitaires de Caen, coll. « Quaestiones », 2018, 346 pages, 15 euros.

Depuis la signature de l’accord de paix dit « du Vendredi saint », en avril 1998, les relations entre catholiques et protestants se sont pacifiées en Irlande du Nord. Mais cet apaisement ne fait pas l’unanimité : au sein de l’Armée républicaine irlandaise (IRA), « le décalage entre la base du mouvement et sa direction est flagrant », explique Agnès Maillot, professeure à l’université de Dublin et spécialiste des questions interculturelles, du conflit nord-irlandais et du nationalisme. Avant d’ajouter : « S’il y avait eu un vote au sein de l’IRA, il n’y aurait jamais eu de cessez-le-feu. » Le choix d’une sortie de l’Union européenne exprimé par les Britanniques lors du référendum de juin 2016 aurait aiguisé les tensions, puisque les Nord-Irlandais (également sujets de la Couronne) se sont, eux, prononcés pour le maintien dans l’Union. Cette thèse documentée, riche d’entretiens et de témoignages, retrace l’histoire du conflit, de la lutte pour l’indépendance au Brexit en passant par la militarisation du conflit et le dépôt des armes en 2005. DELPHINE DEMENOIS

GÉOPOLITIQUE INTRODUCTION À L’ANALYSE GÉOPOLITIQUE. Histoire, outils, méthodes. – Olivier Zajec Éditions du Rocher, Monaco, 2018, 272 pages, 17,90 euros.

Briser les idées reçues dans le domaine géopolitique tout en gardant la rigueur de l’analyse et la profondeur des références, rendre passionnant un manuel universitaire : c’est ce à quoi parvient cette Introduction, augmentée et mise à jour pour cette quatrième édition. La présentation des théoriciens de l’analyse géopolitique et de leurs écoles (en Allemagne, en France, aux États-Unis) relie leurs travaux aux événements connus des dernières décennies, ce qui fait tomber le « masque du conflit idéologique » derrière lequel se sont abrités les rapports de forces mondiaux dans la seconde moitié du XXe siècle. Convaincu de la place centrale des États, Olivier Zajec souligne la façon dont les niveaux d’analyse (intranational, interétatique...) peuvent s’imbriquer. Il examine les diverses approches du monde (en fonction de la démographie, de la religion, de la culture, etc.) et propose une nouvelle articulation entre les espaces territoriaux et les flux, spatialité et socialité. La géopolitique permet de comprendre le monde « sans mélanger morale et politique ». MARTINE BULARD

L’ILLUSION NUCLÉAIRE. La face cachée de la bombe atomique. – Paul Quilès, JeanMarie Collin et Michel Drain Charles Léopold Mayer, Paris, 2018, 250 pages, 20 euros.

Un ancien ministre de la défense français, un spécialiste des questions de sécurité et un ancien haut fonctionnaire déploient un argumentaire à charge (et riche en annexes documentaires) contre l’arme nucléaire. Les auteurs démontent point par point les « fausses certitudes » – par exemple sur le rôle de la dissuasion dans le maintien de la paix –, les « omissions » d’incidents majeurs – comme la collision entre deux sousmarins nucléaires français et britannique en 2009 – et enfin les « sous-estimations », en particulier du coût de cette arme. Ils dénoncent aussi la rareté ou la faiblesse des débats, y compris parlementaires. Analogue à la « paix armée » prônée avant la Grande Guerre, la politique du « tout nucléaire », opaque et confiée, en France, au seul président de la République, ferait de la menace atomique un instrument de légitimation a priori d’un crime contre l’humanité. ILYAS NAVAILH

Mars 2018. Depuis plusieurs mois, diverses sources ont révélé que le ministre des finances argentin Luis Caputo disposait de comptes offshore. Le président Mauricio Macri a placé son mandat sous le signe d’une probité dont Mme Cristina Fernández de Kirchner, qui l’a précédé à son poste, était selon lui dépourvue ; il prend enfin la parole : « Il y a des gens dont les entreprises ont bien marché (...) et qui veulent participer à la vie politique. Mais si, dès qu’ils bougent le petit doigt, on leur demande de rendre compte de leurs moindres faits et gestes dans leur vie d’avant, les types deviennent fous ! » Voilà l’une des nombreuses anecdotes que livre la journaliste Gabriela Cerruti, qui est aussi députée. Elles brossent le portrait d’un dirigeant politique sensiblement différent du « président-chef d’entreprise » – nécessairement efficace et transparent – que s’étaient employés à promouvoir ses conseillers en communication. Avec l’assentiment d’une partie des progressistes, tellement soucieux de ne pas mettre toutes les droites « dans le même sac » qu’ils semblent avoir parfois été incapables de reconnaître leurs adversaires. RENAUD LAMBERT

FRANCISCO MORAZÁN. Le Bolívar de l’Amérique centrale ? – Catherine Lacaze Presses universitaires de Rennes, coll. « Des Amériques », 2018, 282 pages, 25 euros.

Catherine Lacaze consacre un essai à un personnage encore peu connu : Francisco Morazán, président de la République fédérale d’Amérique centrale de 1830 à 1839, défenseur de la liberté de pensée et d’expression. Elle examine les divers processus d’héroïsation du caudillo depuis son exécution, en 1842, jusqu’au centenaire de sa mort. Ce faisant, elle rompt avec une approche historiographique dominante qui consiste à limiter le champ d’étude aux frontières nationales, puisqu’elle élargit son regard à l’ensemble du sous-continent. « Un héros le devient et le reste par le regard des autres qui transforme son image selon divers intérêts. Pour qu’il y ait identification entre un groupe et son chef même après la mort de ce dernier, il faut que convergent un “parcours biographique”, une “structure narrative” et un “faisceau de valeurs” », observe l’historienne. Par-delà le cas de Morazán, l’ouvrage offre matière à réflexion sur la mécanique de fabrication des héros en général. NIDAL TAIBI

LES ENFERS VIVANTS. Ou la tragédie illustrée des coolies chinois à Cuba et au Pérou. – Pierre-Emmanuel Roux Hémisphères Éditions - Maisonneuve et Larose Nouvelles Éditions, coll. «Asie en perspective », Paris, 2018, 190 pages, 20 euros.

L I T T É R AT U R E S

De nombreux journaux intimes et lettres d’adieu ont été laissés par les kamikazes japonais durant la seconde guerre mondiale. Après l’ouvrage théorique de Constance Sereni et Pierre-François Souyri (Kamikazes, Flammarion, 2015), le témoignage de Kikumi Ogawa apporte de nouvelles connaissances sur les pensées et sentiments qui animaient les recrues. Celles-ci n’étaient pas toutes des nationalistes fanatiques, mais bien souvent de très jeunes soldats terrorisés. Ainsi Kikumi Ogawa note-t-il dans son journal : « Je priais pour ne pas être désigné (...). Ceux qui ne l’avaient pas été se réjouissaient secrètement, comme j’en avais fait l’expérience, prétendant regretter la situation. » Ce livre montre aussi la coercition sourde qui s’exerçait sur les pilotes : il était difficile, voire impossible, de refuser l’« honneur » de participer à une mission-suicide. Il est enfin l’occasion de rappeler qu’il s’agissait bien au Japon d’une tactique de guerre, visant des cibles uniquement militaires. ÉMILIE GUYONNET

POLITIQUE AU NOM DU RÉALISME. Usage(s) politique(s) d’un mot d’ordre. – Stéphane Bikialo et Julien Rault Utopia, Paris, 2018, 112 pages, 6 euros.

Linguistes, Stéphane Bikialo et Julien Rault ont eu la riche idée de retracer l’histoire, dans le discours politique français, des injonctions au « réalisme ». Éloge de l’impuissance, et donc acquiescement à la loi du plus fort, celles-ci ont longtemps été l’apanage de la droite – les affidés de Philippe Pétain, mais aussi Pierre Poujade, en firent un usage immodéré. Toutefois, au cours des quarante dernières années, le réalisme, invoqué « principalement dans les domaines de la construction européenne, de l’économie générale, des relations internationales », a également été brandi par les représentants de la gauche de gouvernement. M. Emmanuel Macron s’en est réclamé, comme MM. Nicolas Sarkozy et François Hollande. Les auteurs analysent avec finesse les multiples tournures dans lesquelles le mot est enchâssé; ils soulignent l’inconsistance du concept, proportionnelle à son effet d’intimidation. « Le réalisme a fait subir au réel (le mot comme la chose) un essorage semblable à celui que le libéralisme a fait subir à la liberté (le mot comme la chose). » MONA CHOLLET

L’ÉTAT DÉTRICOTÉ. De la Résistance à La République en marche. – Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky

Alors que la traite des Noirs s’achève, Espagnols, Cubains et Péruviens voient dans celle des coolies (travailleurs agricoles asiatiques) un moyen de répondre aux pressions antiesclavagistes tout en maintenant la prospérité de leurs plantations sucrières. Cette traduction commentée d’un ouvrage publié anonymement à Canton en 1875 narre, au fil de quarante-deux histoires qu’ouvre à chaque fois une illustration, la destinée tragique de 250000 coolies chinois, déportés entre 1847 et 1870 à Cuba ou au Pérou. Les Enfers vivants, dont seuls huit exemplaires ont été retrouvés à ce jour, aurait été écrit après la venue de deux commissions d’enquête, en dénonciation des souffrances et humiliations subies par ces hommes. L’appareil critique éclaire le contexte, et les témoignages rendent compte du sort de ces coolies, enlevés ou dupés, entassés dans les cales puis vendus sur les marchés de La Havane. Rares étaient ceux qui arrivaient vivants dans les plantations, où ils connaissaient alors un sort digne des enfers.

«La Libération est marquée en France par un double mouvement de disqualification du régime de Vichy et de relégitimation de l’État», écrivent en introduction les historiens Michel Margairaz et Danielle Tartakowsky. «Nationalisations», «statut de la fonction publique», «Sécurité sociale», « comités d’entreprise» font alors partie du champ lexical législatif. Tout comme le «Plan». Mais les décennies suivantes voient se multiplier les attaques contre l’État-nation où «nous comptons tous pour un». Privatisations, mesures de «libéralisation» (bancaire, boursière, financière)... droite et gauche de gouvernement portent une responsabilité partagée dans cette entreprise de destruction organisée. Les signatures de traités internationaux accélèrent le processus. La présidence de M. Emmanuel Macron amplifie encore le mouvement et ressasse cette antienne libérale : la loi du marché est toujours préférable à celle de l’État.

GENEVIÈVE CLASTRES

WILLIAM IRIGOYEN

Éditions du Détour, Paris, 2018, 224 pages, 19,50 euros.

Les chevaliers du bien

S

Dieu ne tue personne en Haïti de Mischa Berlinski

Traduit de l’anglais (États-Unis) par Renaud Morin, Albin Michel, Paris, 2018, 512 pages, 23,90 euros.

UD-OUEST d’Haïti, département de la Grand’Anse, chef-lieu Jérémie. La Cité des poètes, comme on l’appelle ici, est à deux cent cinquante kilomètres de Portau-Prince. Pour s’y rendre, il faut compter huit heures de voiture, davantage en cas d’orages et de crues, et le double en bateau. Une vraie route, avec goudron et sans passage à gué : voilà qui serait raisonnable. Justement, ladite route a déjà été annoncée, dessinée et financée. Et puis la route s’est perdue, et l’argent de la route aussi.

Ce sujet sera au cœur des élections à venir. S’y présente le cacique de Jérémie, le sénateur Bayard, qui ne veut pas de la route. L’enclavement de la Grand’Anse garantit son fief contre tout mouvement intempestif des biens et des personnes. Sa toute-puissance, il la tire de ses réseaux d’obligés, serviles ou brutaux. Il aura pour adversaire le jeune juge Jodel Célestin, qui ne doit rien à personne : un diaspora, bardé de diplômes, d’expérience et d’efficacité new-yorkaise, altruiste et décidé. Lui veut la route. Et vite. Pour entrer en campagne, il s’appuie sur un ancien shérif originaire de Miami, en poste aux Nations unies, Terry White. Terry va se dévouer corps et âme, Terry a envie de faire enfin quelque chose de vraiment bien dans sa chienne de vie. Dernière membre de ce quatuor : l’épouse du juge, Nadia, belle, illettrée, silencieuse.

De la campagne électorale jaillit une galerie de portraits : « ONGistes » hardis ou benêts, prêtres monnayant leur influence, porte-flingues qui rêvent de grosses voitures, élus corrompus jusqu’à la moelle, sicaires aussi misérables que les manants. Les indigents sont partout, mais prennent le temps de parler, de rire, de tourner en dérision la faim, l’arbitraire, la brutalité, la maladie. Ils dépassent volontiers le champ du visible, obscène et décevant, pour l’invisible qui ouvre à toutes les supputations et enrichit le rêve ou le cauchemar haïtien.

Il n’est pas loin d’être le Messie, le juge ! Quelques notables, deux ou trois pasteurs basculent. Terry White fait de son mieux, même si un Blanc soutenant un diaspora risque de laisser soupçonner un complot de l’étranger. La campagne coûte cher. Bayard achète les voix. Jodel luimême doit offrir quelques menus cadeaux. Comment ne pas rémunérer des militants crève-la-faim ? L’opinion paraît gagnée. Paraît. Car le sénateur dispose d’un joker. Avant que ne commencent la campagne officielle et l’affrontement décisif, le Conseil électoral provisoire doit avaliser les candidatures. Il rend son verdict sans avoir à s’expliquer. Jodel est recalé. Ses partisans résistent. Avec Terry White et d’autres, ils organisent la communication jusqu’au-delà des mers. Ils veulent le juge et la route. Ils montent à Port-au-Prince... Mais on s’en voudrait de dévoiler l’issue de ce remarquable thriller politique au cœur d’une réalité haïtienne que peu d’étrangers ont aussi magistralement pénétrée.

L’Américain Mischa Berlinski, dont c’est le deuxième roman, connaît bien les institutions locales et l’Organisation des Nations unies, omniprésente depuis 2004. Il les a pratiquées. Et observées dans leur concours d’inefficacité. Il joue le narrateur, qui n’est pas le premier rôle, et s’efface avec maestria derrière ses quatre acteurs principaux pour rendre magnifiquement sensibles les raisons du proverbe « Dieu ne tue personne en Haïti » – autrement dit : on n’y meurt jamais de mort naturelle.

C HRISTOPHE WARGNY.

POLITIQUE

L

Démocratie, une vulgaire affaire de sous ?

ES AFFAIRES politico-financières, après un long règne du silence sur le rôle de l’argent, ont stimulé la curiosité de journalistes dits d’investigation. Sous la pression de l’opinion, les dirigeants ont légiféré pour imposer la transparence et l’égalité des chances électorales. Puis des enquêtes scientifiques ont été menées sur les politiques publiques, sur les réformes là où elles ont eu lieu, sur leurs effets là où ils ont été observables, et sur les transformations des stratégies partidaires et électorales qui en ont procédé. En France, le politiste Éric Phélippeau a ainsi mené un travail au long cours sur le financement politique depuis 1988, quand la gauche au pouvoir, elle aussi touchée par les scandales, entama une réforme (1). Celle-ci, plusieurs fois remise sur l’ouvrage, et caractérisée par des difficultés de conception, détournée par les partis – imaginatifs en matière de pompes à finances –, aboutit néanmoins à une loi sur le financement public. Mais cela n’a pas imposé la transparence et l’honnêteté souhaitables.

Le casse-tête a d’autant plus de quoi décourager qu’il n’est pas spécifiquement français, comme le montre une vaste étude comparative dirigée par le même auteur et par l’Américain Jonathan Mendilow (2). Le Handbook of Political Party Funding (« Manuel

du financement des partis politiques ») se révèle le plus ample inventaire des multiples systèmes de financement dans leurs aspects juridiques, mais aussi pratiques, grâce aux contributions de spécialistes de pays aux régimes très divers (Canada, États-Unis, Espagne, Corée du Sud, Taïwan, Chili, Afrique du Sud, Russie, etc.). Ils mettent en évidence une opacité quasi universelle et un curieux échec des réglementations, qu’il s’agisse de financements publics ou privés, sans parler des pratiques non légales qui perdurent, ou de la corruption massive. Il n’y a rien de réconfortant dans cette universalité, alors que toutes les études confirment la réalité des influences économiques sur les politiques publiques : lorsque les entreprises financent les partis, elles obtiennent des contreparties en matière de contrats ou de réglementations. À cet égard, la réforme du financement apparaît surtout comme un perpétuel défi : les solutions brillent le plus souvent par leur inanité, quand elles n’engendrent pas des effets pervers, tel un malin génie de la tricherie. En présentant un tel panorama, cet ouvrage collectif donne la mesure du chemin à parcourir. Cela n’a pas découragé l’économiste Julia Cagé de mener une réflexion pragmatique fondée sur la comparaison entre quelques pays (3). Les démocraties

ont une dimension ploutocratique forte, confirme l’auteure, qui relie l’intervention des grands intérêts économiques à l’inflexion libérale des programmes des partis de tous bords. Plus ou moins consciemment, ceux-ci éviteraient de s’aliéner leurs financeurs. Même si elle ne vaut pas causalité, la corrélation est troublante. Il faut cependant remarquer que l’inflexion vers le libéralisme pro-business existe tout autant dans les pays qui ont adopté un financement par l’État. Là, il faudrait mettre en cause la financiarisation des partis, sortes d’entreprises ordinaires avec leurs problèmes de trésorerie. Sans renoncer devant les échecs, l’économiste reprend l’idée d’une taxation citoyenne par une contribution fixe de 7 euros afin de permettre l’apparition de nouveaux acteurs politiques. Même modique, le recours à l’impôt risque de paraître à contre-temps...

A LAIN G ARRIGOU . (1) Éric Phélippeau, L’Argent de la politique, Presses de Sciences Po, Paris, 2018, 272 pages, 22 euros. (2) Jonathan Mendilow et Éric Phélippeau (sous la dir. de), Handbook of Political Party Funding, Edward Elgar Publishing, Cheltenham (Royaume-Uni), 2018, 541 pages, 180 livres sterling. (3) Julia Cagé, Le Prix de la démocratie, Fayard, Paris, 2018, 552 pages, 23 euros.

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DU MONDE

U

Itinéraire d’un dandy Les Cigarettes égyptiennes de Waguih Ghali

Traduit de l’anglais par Élisabeth Janvier, Éditions de l’Olivier, coll. « Replay », Paris, 2018, 256 pages, 15,90 euros.

NE HISTOIRE de la littérature des « jeunes gens en colère » au Proche-Orient reste à écrire. Car, à l’aube des années 1960, à Bagdad et à Istanbul comme au Caire, dans une protestation contre les cadres anciens, s’est affirmée une génération de romanciers, entre le rêve d’un choix politique radical et une conception renouvelée de l’amour. La plupart n’ont pas passé la barrière de la langue et n’ont pas été traduits. Ils ont alimenté le débat dans leur littérature d’origine, mais seul l’Égyptien Waguih Ghali, copte anglophone, a émergé internationalement. Il a publié directement en anglais Beer in the Snooker Club, paru à Londres en 1964 et traduit l’année suivante en France, aux éditions Robert Laffont, sous le titre exotique Les Jeunes Pachas. Cela aura été son unique, et magnifique, roman.

Proposée aujourd’hui dans une nouvelle traduction et devenue Les Cigarettes égyptiennes, cette évocation pleine d’ironie des errances et des questionnements de quelques jeunes Cairotes désœuvrés nous plonge dans les années 1950, au temps du président Gamal Abdel Nasser. La richesse insolente et l’inconscience des milieux privilégiés forment un contraste douloureux avec la pauvreté des fellahs (paysans) et la traque des militants communistes par la police. Si le roman propose un passage au scanner de la vie mondaine, l’un de ses charmes tient aussi au personnage principal, Ram, le narrateur, et à sa tendresse cruelle, lui qui comprend que « la tragédie est partout », sans parvenir à trouver sa place ni à se consacrer entièrement à l’engagement politique.

En dépit de nombreuses remarques sur la place d’Israël dans ce nouveau Proche-Orient, le rapport fantasmatique que l’ensemble du monde arabe entretient avec l’Europe (« C’était un monde entièrement imaginaire qui nous appelait à grands cris ») domine les conversations et

structure la seconde partie du roman : le séjour londonien de Ram et Font, son meilleur ami, tous deux étudiants. Découverte enthousiaste et récit d’apprentissage de la civilisation occidentale, du quotidien de l’Angleterre des prolétaires et de la classe moyenne, de la xénophobie d’un pays entré en déclin. Les deux jeunes gens prennent goût à la démocratie, sans oublier ce qui n’est pas possible... à domicile.

Mais cette chronique d’un dandy inquiet et ironique est aussi un grand roman d’amour, celui de Ram et Edna, une Juive égyptienne qui ne manque pas de lui rappeler la proximité d’Israël et les enjeux qui lui sont liés. Le retour au Caire sera douloureux, et amènera les amants à se déchirer pour des questions d’idéologie et de morale familiale.

Celui qui affirmait : « Nous serions tous morts depuis longtemps si nous n’avions pas notre sens de l’humour » finit rongé par le mal de vivre. Ghali se suicide en 1969, aux alentours de la quarantaine (sa date de naissance exacte n’est pas certaine), dans l’appartement de son éditrice et maîtresse. En 2017, les Presses de l’Université américaine du Caire ont publié son journal, retrouvé après quelques péripéties. Même s’il évoque aussi sa jeunesse en Égypte, An Egyptian Writer in the Swinging Sixties, qui couvre les trois dernières années de son existence, dépeint les changements politiques des deux pays où il résidait alors, l’Allemagne de l’Ouest et le Royaume-Uni. Le Vieux Continent vu par un Oriental désabusé.

T IMOUR M UHIDINE .

LE MONDE diplomatique – JANVIER 2019

IDÉES

ÉCONOMIE

LE BOYCOTT, MOYEN DE LUTTE MULTIFORME. De Lysistrata au BDS. – André Bernard

EN MARCHE FORCÉE. Une chronique de la libéralisation des transports : SNCF, cars Macron et quelques autres. – Laurent Kestel

Les Éditions libertaires, coll. « Désobéissances libertaires », Saint-Georges-d’Oléron, 2018, 75 pages, 8 euros.

Raisons d’agir, Paris, 2018, 152 pages, 8 euros.

Envisagé comme une action directe et non violente, le boycott peut être symbolique : Mohandas Karamchand Gandhi invitait ses compatriotes à renoncer à toute distinction venant de l’occupant britannique. Il est cependant le plus souvent commercial : durant l’apartheid, les sanctions internationales visaient le portefeuille du régime sudafricain. Aujourd’hui, le mouvement Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), lancé en 2005, veut contraindre l’État d’Israël à appliquer les lois internationales et les principes universels des droits humains. Le boycott rend possible une autre forme d’engagement qui «redonne à la base une marge de manœuvre en se détournant des directives de l’organisation politique ou syndicale, trop encombrée du passé militant ». La France est l’un des rares pays à pouvoir punir par la loi semblables appels. W. I.

LA THÉORIE POSTCOLONIALE ET LE SPECTRE DU CAPITAL. – Vivek Chibber Éditions de l’Asymétrie, Toulouse, 2018, 528 pages, 20 euros.

Si la réception en France des études postcoloniales fut tardive, leurs thèses fondatrices, dont le succès a coïncidé avec les défaites de la gauche, ont dû attendre encore davantage pour être réfutées. Publié initialement en 2013, l’ouvrage de Vivek Chibber, professeur à la New York University, y contribue fortement. Chibber, qui s’inscrit dans une perspective matérialiste et universaliste, s’attache à critiquer les « études subalternes », dont les tenants sont passés du marxisme au poststructuralisme, suivant les évolutions de la « nouvelle gauche » influencée par Jacques Derrida ou Michel Foucault. Ce courant affirme l’incompatibilité entre dynamiques orientales et occidentales, et considère que les catégories d’analyse issues notamment des Lumières sont eurocentrées, et non universelles. L’auteur démontre au contraire la réalité de l’universalisation du capital, qui engendre hétérogénéité et hiérarchie, tout en se heurtant à une résistance non moins universelle. Malgré les insuffisances de la théorie postcoloniale, il n’est pas certain que nous assistions à son éclipse prochaine, ne serait-ce qu’en raison des logiques propres au champ universitaire. NEDJIB SIDI MOUSSA

GÉOPOLITIQUE

D

LA PLAINE. Récits de travailleurs du productivisme agricole. – Gatien Élie Éditions Amsterdam, Paris, 2018, 156 pages, 12 euros.

Dans la grande plaine de la Beauce, les hommes disparaissent. À leur place, de gigantesques machines ratissent et moissonnent. Le géographe Gatien Élie sillonne cet espace au cœur des mutations du monde agricole français, une vaste étendue isotrope et fertile où les défrichements successifs ont rendu les sols intégralement disponibles : un «rêve d’aménageurs». Au fil des rencontres avec des agriculteurs et avec d’autres professionnels du secteur (assureurs, coopératives...), l’auteur examine les mécanismes du productivisme, depuis le développement des savoirs agronomiques et de la chimie de synthèse jusqu’à la ferme numérique et à ses nouvelles formes de dépendance. Ainsi ce nouveau modèle de bonne gestion promet-il de remédier aux maux de l’hypertechnicisation par un surcroît de technologie, et au surendettement par un surcroît d’investissement. Une fois enrôlés dans ces logiques industrielles, les agriculteurs peinent à en négocier les termes. Alors, malgré le danger quotidien des traitements chimiques, la destruction du milieu, l’inflation bureaucratique, la perte de sens de l’activité, beaucoup se résignent et endossent ce rôle d’entrepreneur-ingénieur au nom du progrès. ATLAS DE LA MONDIALISATION. Une seule terre, des mondes. – Laurent Carroué

Décentrer le regard

Si l’ouvrage dirigé par le professeur de science politique Guillaume Devin tient du manuel pour étudiants, il exprime bien l’ouverture disciplinaire des politistes les plus curieux (1). Après la sociologie – notamment celle des relations internationales –, c’est l’anthropologie qui est mobilisée pour fournir

A

AURÉLIEN BERNIER

PIERRE BRAUD

EPUIS LONGTEMPS, la science politique ne se contente plus d’observer étroitement les acteurs étatiques mais considère d’autres protagonistes : associations, Églises, mouvements sociaux, etc. Il n’empêche que médias et décideurs se situent encore spontanément dans une conception archaïque des relations entre États, et dans une «géopolitique» obsolète dont on a pu acter depuis longtemps la fin théorique.

RO M A N

« Les Français aiment le train, ils veulent plus de trains, ils veulent un train moins cher et de meilleure qualité. C’est notre travail. » Ainsi s’exprimait M. Guillaume Pepy, président de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF), en février 2018. Laurent Kestel, docteur en science politique, est loin de partager cette vision optimiste. En parallèle d’une ouverture à la concurrence préparée par l’Union européenne depuis des années, le service public du rail est lentement grignoté de l’intérieur : réduction des coûts, soustraitance, désintégration (la SNCF compte plus de mille filiales), développement coûteux des lignes à grande vitesse et suppression de dessertes locales. La SNCF serait ainsi devenue, selon l’auteur, une «multinationale de la mobilité», exploitant par filiales interposées des lignes d’autocars dans le cadre de la loi Macron de 2015. Dernière innovation en date : une offre à bas coût inspirée du transport aérien, fondée sur une baisse du service et sur une utilisation intensive du matériel roulant. Un retour déguisé de la troisième classe, supprimée en 1956 ?

une « boîte à outils » innovante, autour des concepts de rite ou de structure, de changement ou de violence, par exemple. Les travaux des africanistes, à commencer par les recherches fondatrices de Jean-François Bayart sur l’État, ont depuis longtemps intégré les approches anthropologiques pour réinventer la discipline. À l’inverse, Georges Balandier a refondé l’anthropologie politique en synthétisant à l’échelle des États nombre d’études locales.

Devin et ses coauteurs confrontent leurs analyses avec celles d’auteurs aussi différents que Pierre Clastres – qui a posé la « société sans État » en regard de la nôtre –, Claude Levi-Strauss ou Maurice Godelier. Quand Arnold Van Gennep permet de reposer la question

GRAPHIQUE

L’enfant et la nuit

des rites politiques, ou Balandier celle du changement social, on peut cependant rester sceptique sur l’analyse par René Girard de la violence universelle, tant les thèses de ce dernier, très appréciées dans les médias, sont unanimement rejetées par les anthropologues.

Le dense essai du politiste Bertrand Badie s’inscrit dans une série d’ouvrages qui décentrent l’objet et les concepts de la science politique, d’autant que l’auteur privilégie l’Afrique et la Chine pour ses plus récents terrains d’investigation. Démarche rare dans le monde de la recherche francophone, trop souvent confinée à un thème ou un État, au mieux à un continent (2). Badie se livre tout d’abord à une longue rétrospective de la construction des institutions internationales depuis 1945, intégrant la violence de la colonisation et celle de la décolonisation – plus soucieuse de libération que de la construction politique d’un État, celui-ci se réduisant à un « État importé », par définition fragile. L’idéal onusien paraît d’autant plus relever de la fiction qu’il met sur le même plan des États occidentaux forts et de jeunes « États importés », en fait très faibles et toujours dominés.

Le cœur de l’ouvrage concerne les stratégies de la « faiblesse » qui caractérisent les sociétés du Sud : celle-ci devient un pouvoir de nuisance et une ressource politique, perturbant un ordre international profondément inégalitaire, jusque dans le système des Nations unies – y compris le pouvoir décisionnel que représente le Conseil de sécurité, constitué des grandes puissances. Les interventions militaires occidentales ont lieu dans ces zones de «faiblesse», transgression permanente d’une «égalité des États» affichée qui transforme les peuples concernés en « sociétés guerrières », de plus en plus armées et déterritorialisées, banalisant la violence et étendant l’entropie : le puissant devient alors impuissant...

U DÉPART, un stylo à quatre couleurs. En 2002, Emil Ferris a 40 ans ; un virus soudain la paralyse. Le neurologue est formel : elle ne pourra plus dessiner. Ferris s’accroche. Sa fille de 6 ans scotche chaque matin un stylo-bille à sa main tremblante. À raison de seize heures de dessin par jour pendant six ans, les doigts reprennent vie, les traits vont hachurer avec la précision de ces tailles-douces chères à Albrecht Dürer. Pour son premier roman graphique, Ferris élaborera un scénario singulier : «La vision d’une fille loup-garou lesbienne blottie dans les bras d’un enfant transsexuel (1).»

À Chicago, dans les années 1960, Karen, 10 ans, grande amatrice de monstres divers et de films d’horreur, va se retrouver à enquêter sur la mort d’une voisine. Au fil d’un journal intime doué d’une matrice onirique aux inspirations multiples – de Théodore Géricault à Robert Crumb, de Maurice Sendak à David Lynch –, dans cette Amérique turbulente et violente – assassinats de Martin Luther King, de John Fitzgerald Kennedy... –, elle va remonter le temps, au fil de drames familiaux, de récits qui prennent racine dans notre histoire collective la

Autrement, Paris, 2018, 96 pages, 24 euros.

plus terrifiante. Les monstres défilent dans un kaléidoscope d’images et de textes savamment entrelacés ; tous les monstres, ceux de Karen, ceux de ce monde qu’elle découvre, et là est le tour de force : Ferris nous les fait accepter.

P HILIPPE PATAUD C ÉLÉRIER . (1) Emil Ferris, Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, Monsieur Toussaint Louverture, Paris, 2018, 416 pages, 34,90 euros.

Cette réflexion multidisciplinaire inverse de fait la vision des relations internationales, la plupart du temps occidentalo-centrée. Elle augure d’un renouveau de la discipline et ouvre à une mise en perspective différente de l’avenir des sociétés du Sud.

M ICHEL G ALY. (1) Guillaume Devin et Michel Hastings (sous la dir. de), Dix Concepts d’anthropologie en science politique, CNRS Éditions, coll. « Biblis », Paris, 2018, 245 pages, 10 euros. (2) Bertrand Badie, Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse, La Découverte, coll. « Cahiers libres », Paris, 2018, 250 pages, 14 euros.

Une étude de cas – la rose du Kenya – souligne d’emblée les emboîtements des échelles locale, nationale et internationale qui caractérisent la mondialisation. Laquelle n’est pas née de la dernière pluie... S’appuyant sur 90 cartes et infographies inédites d’Aurélie Boissière, le géographe Laurent Carroué distingue « trois grandes mondialisations», après l’«humanisation» de la planète et les premières routes de la soie de l’Antiquité : aux XVe-XVIe siècles, celle des grandes découvertes; entre 1830 et 1970, une deuxième qui s’étend à l’ensemble du globe et forge les empires coloniaux ; et celle d’aujourd’hui, bipolaire jusqu’en 1991, avant qu’émergent de nouvelles puissances. En examinant le système productif mondial, Carroué souligne l’originalité de la phase actuelle et les limites de ce modèle. Contrairement à ce que l’on entend souvent, la mondialisation ne supprime ni les États ni les frontières, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas de conséquences sur les territoires – que l’auteur passe au crible. Il cerne également les enjeux actuels (la démographie, le système migratoire international, la «maritimisation» du monde, etc.). M. B.

A RT S PHOTOGRAPHIE, ARME DE CLASSE. Photographie sociale et documentaire en France, 1928-1936. – Sous la direction de Damarice Amao, Florian Ebner et Christian Joschke Textuel - Centre Pompidou, Paris, 2018, 304 pages, 49 euros.

L’exposition présentée au Centre Pompidou jusqu’au 4 février 2019 est pionnière. Il n’y en eut pas de semblable à Paris depuis 1935 et, en France, les historiens de la photographie ont pratiquement négligé ce domaine remarquable – en particulier celui de la photographie ouvrière, notamment anonyme, telle qu’elle se pratiquait dans le groupe Amateurs photographes ouvriers (APO) – pour rendre compte des luttes, des lieux de travail, etc. Car, dans les années 1920 et 1930, un mouvement international résolut de s’emparer de ce médium pour faire pièce à l’image que la presse dominante donnait de la situation et des combats des exploités. Si le catalogue offre une riche documentation, articles et manifestes, l’exposition même ne met en œuvre son sujet que de façon limitée. Elle préfère s’attacher à des professionnels dont on souligne l’engagement politique, comme Henri Cartier-Bresson, Éli Lotar, Germaine Krull, Willy Ronis, ou même François Kollar (La France travaille) – signe de la difficulté de cartographier cette photographie sociale, oscillant entre constat et combat. FRANÇOIS ALBERA

JANVIER 2019 – LE

MONDE diplomatique

SOCIÉTÉ LA RÉVOLTE D’UNE INTERNE. Santé, hôpital : état d’urgence. – Sabrina Ali Benali Cherche Midi, Paris, 2018, 175 pages, 17 euros.

On la connaissait par ses vidéos sur les réseaux sociaux, où elle clamait son amour du métier et sa rage devant les renoncements quotidiens dus au manque de moyens. On la retrouve ici, la colère intacte et la formule toujours percutante. Pour dire sa passion, Sabrina Ali Benali remonte à son enfance, quand elle-même a été malade, quand son père « est monté au ciel » alors qu’elle n’avait que 12 ans. Pas de pathos, mais une description au scalpel de cette vie qui l’amène aux études médicales et aux premières expériences hospitalières – où l’on est soigné, où l’on meurt, parfois, comme Lily, cette jeune patiente, « une date dont je ne guérirai pas », précise l’auteure. Elle sait articuler sensibilité à fleur de peau et lucidité impitoyable. Pour autant, elle ne se contente pas de raconter la détresse des soignants qui ne peuvent plus exercer correctement leur métier ; elle éclaire aussi les mécanismes (bureaucratie, faiblesse des moyens financiers, inadaptation des études...) qui conduisent à la pénurie et à la culpabilisation des personnels. Une question très politique. MARTINE BULARD

ÇA GRÉSILLE DANS LE POTEAU. Histoires de la lutte contre la THT Cotentin-Maine Éditions Mère Castor, 2018, 396 pages, 21 euros.

Au fil des timbres de voix, des sons d’ambiance et des intermèdes musicaux, ce livre-DVD rembobine les 163 kilomètres de câbles de la ligne THT (très haute tension) Cotentin-Maine et déroule le fil d’une lutte de huit ans contre un projet controversé. Raccordée au réseau électrique en 2013, après des mois de travaux et autant de passages en force, la ligne de 400 000 volts n’a pas fait naître qu’une lutte antinucléaire. À partir de centaines d’heures de rushes sonores, les auteurs de cet ovni relèvent le pari de confectionner un livre audio (sept heures d’écoute), à michemin entre le conte et le reportage radiophonique. Et l’alchimie fonctionne : à travers une multitude de témoignages d’opposants, d’élus et de paysans, ce recueil transporte le lecteur-auditeur au pied des pylônes, dans des actions de déboulonnage ou chez des particuliers en colère, affrontant préfets, médiateurs du Réseau de transport d’électricité (RTE), adjudants de gendarmerie ou lobbyistes pronucléaires. Ce récit polyphonique et son livre ponctué de dessins, de photographies et de documents d’archives plongeront le lecteur dans un combat. JULIEN BALDASSARRA

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P H I LO S O P H I E

DANS LES REVUES

L’écologie sans politique

I

L Y a trente ans, avec Le Contrat naturel, qui se voulait un prolongement du Contrat social de JeanJacques Rousseau, le très médiatisé philosophe Michel Serres postulait l’élaboration d’un droit nouveau : l’humain se devait de devenir le partenaire du « monde, choses et vivants », comme il le précise dans sa préface à cette réédition, « à situations équivalentes et à droits égaux » (1). Ces notions qui surprirent sont devenues plus familières. Pour ce nouveau « contrat naturel de symbiose et de réciprocité », Serres cherche ainsi dans les relations entre science et droit les conditions d’un accord possible, faisant de la nature un sujet de droit, et non plus un objet. Entre ces deux domaines qui définissent la vérité, il prône la quête d’un équilibre général – plutôt que d’une confrontation toujours incertaine –, dans la mesure où cette homéostasie (2) entre les composantes du monde (les êtres humains, les végétaux, les animaux...) serait selon lui le principe fondamental de la nature.

La thèse est brillante dans ses développements alertes. Mais, entre la vérité scientifique et la vérité juridique, les tensions sont inévitables – des procès des savants grecs à l’affaire Lyssenko (3), les exemples abondent. Toutefois, pour déployer son point de vue, Serres opère des sauts chronologiques vertigineux ou use de situations historiques quasi imaginaires (le « Et pourtant, elle tourne ! » apocryphe de Galilée). L’histoire dans sa densité n’a pas de place au sein de cette fresque impressionniste. Le style prend le pas sur l’exactitude et l’on se perd dans des développements alambiqués qui cachent parfois quelques truismes : ainsi, la description du climat se référant à des « invariances générales qui absorbent la dévastation courte des plus brusques ouragans et les plus lents cycles des courants marins » n’apporte guère à l’analyse.

Quant à l’économie, elle n’est mentionnée qu’au passage : le réchauffement climatique, la diminution de la biodiversité, etc., n’ont-ils donc aucun rapport avec l’économie de marché ? Cette cécité explique, au moins en partie, pourquoi Serres ne discerne dans les sciences sociales que des auxiliaires de police. Ce faisant, Le Contrat naturel passe à côté des nombreux travaux de sciences sociales (4) qui ont précisément, dès les années 1980, permis de documenter non

seulement les effets politiques de la destruction de l’environnement, mais aussi les conditions de possibilité d’un dépassement des contradictions actuelles.

Plus récemment, Serres s’est efforcé, dans un court texte aux accents de manifeste, C’était mieux avant !, de mettre à mal les discours réactionnaires qui vantent le bonheur d’autrefois (5). Il souligne les progrès accomplis dans les domaines de la médecine et de l’hygiène, la dureté du travail agricole de naguère, etc. Face aux positions conservatrices, il convient effectivement de rappeler combien les conditions sociales et politiques ont pu être difficiles dans le passé. Cependant, il ne faudrait pas conclure de cette comparaison, par nature anachronique, que les temps actuels ne sont que désirables. Ainsi, si la traçabilité de la nourriture permet d’éviter de nombreuses contagions, elle est aussi la marque d’une agro-industrie qui déverse dans la nature pesticides et organismes génétiquement modifiés... À jouer le présent contre le passé, Serres oublie nombre des maux contemporains, telle la persistance sinon le renforcement des rapports de domination. Une nouvelle fois, le philosophe ignore l’économie. Et, s’il n’est pas question de mythifier des périodes passées, il faudrait se garder de faire des temps actuels la mesure ultime d’une émancipation généralisée.

J ÉRÔME L AMY. (1) Michel Serres, Le Contrat naturel, Le Pommier, Paris, 2018, 240 pages, 19 euros (1re éd. : 1990). (2) Caractéristique d’un écosystème qui résiste aux changements et conserve un état d’équilibre. (3) Du nom de Trofim Lyssenko, technicien agricole soviétique dont la théorie génétique devint une vérité officielle en URSS en 1948. (4) Cf. notamment Donald Worster, Nature’s Economy : A History of Ecological Ideas, Cambridge University Press, 1977 ; Richard White, Land Use, Environment, and Social Change : The Shaping of Island County, Washington, University of Washington Press, Seattle, 1980 ; Ted Benton, « Marxism and natural limits : An ecological critique and reconstruction», New Left Review, no 178, Londres, novembre-décembre 1989 ; James O’Connor, « Capitalism, nature, socialism : A theoretical introduction», Capitalism Nature Socialism, vol. 1, no 1, Abingdon, 1988. (5) Michel Serres, C’était mieux avant !, Le Pommier, 2017, 96 pages, 5 euros.

S P O RT MA VÉRITÉ. Le football, bien plus qu’un jeu. – Sepp Blatter Éditions Héloïse d’Ormesson, Paris, 2018, 240 pages, 17 euros.

Ancien secrétaire général, puis président de la Fédération internationale de football association (FIFA), M. Joseph Blatter donne sa vérité sur les scandales de corruption qui ont émaillé son règne (1981-2015). Commentant l’arrestation en 2015, à la demande de la justice américaine, de six hauts dirigeants de la FIFA, il a ce mot : «Je tombe de haut, de très haut. C’est peut-être ma faiblesse. Ou faut-il appeler ça de la naïveté?» M. Blatter est tout sauf naïf. Au-delà des dénégations de circonstance, l’intérêt du livre réside dans le récit de son irrésistible ascension, concomitante avec l’avènement du foot business mondialisé. Dans les années 1970, il travaille à la fois pour la FIFA et pour le président-directeur général d’Adidas, dont il est proche et qui l’héberge même «gracieusement» dans un de ses bureaux. «J’ai très vite senti le potentiel colossal de la FIFA», confie M. Blatter. Lorsqu’il en devient secrétaire général, en 1981, elle n’a pas de réserves financières. Fin 2014, celles-ci s’élevaient à 1,523 milliard de dollars. DAVID GARCIA

DVD Charles Matton, cinéaste Sous la direction de Sylvie Matton Coffret de quatre DVD et un livre de 300 pages, Carlotta, 2018, 392 minutes, 60 euros. Quatre longs-métrages, trois courts, pour (re)découvrir Charles Matton (1931-2008), plasticien et cinéaste, notamment pour son premier film, L’Italien des roses, réalisé en 1972, à la fois arty et peu oubliable, d’une liberté ragaillardissante. L’histoire est simple : un jeune chanteur (Richard Bohringer) veut se jeter dans le vide. La foule des voisins regarde, et s’agace peu à peu du temps qu’il met à se décider. Le propos pourrait faire frémir ceux qui sont rétifs à toute sentimentalité devant les états d’âme de l’artiste incompris. Et, de fait, Matton épouse sans hésitation le bon vieux cliché romantique du poète face aux petitsbourgeois. Mais la beauté nerveuse du rythme, le réalisme nu du jeu, comme improvisé et pris en direct, la géométrie puissante des grands ensembles tournent peu à peu à l’onirisme et à un lyrisme sec, noir-gris-blanc, qui chante discrètement l’exil intérieur de tous, le poète et les beaufs... Le dernier film de Matton, Rembrandt (1999), en costumes et en couleurs pleines d’ombres, est une ultime variation sur le même thème, moins tendue, moins à vif, mais somptueusement songeuse. EVELYNE PIEILLER

A G R I C U LT U R E

A

Le goût social des grands crus

la diagonale du vide, le couloir de la misère : la récente actualité a obligé l’élite économique et politique française à porter ses regards vers des zones qu’elle « ne saurait voir » – comme dit le Tartuffe de Molière. Avec l’instinct sûr de ceux qui sentent où ça souffre, Ixchel Delaporte, journaliste à L’Humanité, n’a pas attendu l’explosion sociale pour aller enquêter sur ce qu’une note de l’antenne d’Aquitaine de l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) a nommé le « couloir de la pauvreté ». PRÈS

De la pointe du Médoc à Agen, à l’ombre des grands châteaux bordelais, s’est installée une zone de «galère» dont on n’a pas idée lorsqu’on déambule à l’intérieur des murs étincelants comme du cristal de la Cité du vin de Bordeaux. À lire Les Raisins de la misère (1), on découvre que la question des inégalités a pris un tour inédit dans le Bordelais. « Les points les plus élevés de chômage et d’allocataires du RSA [revenu de solidarité active] se fondent avec nos meilleurs vignobles, notre plus beau terroir, et s’étendent sur un rayon d’une soixantaine de kilomètres à la ronde autour de ces îlots de richesse », observe l’auteure, accablée par ce dont elle rend compte. Il y a peu d’endroits en France où l’on observe un tel contraste dans la distribution des revenus et une telle polarisation sociale, sinon dans les beaux quartiers des grandes villes, où sont réapparus les domestiques (2). « La locomotive des grands crus est partie toute seule. Les autres sont restés sur le bord de la route» : M. Segundo Cimbron, le maire communiste de Saint-Yzans-de-Médoc, résume en deux phrases une réalité que les connaisseurs du vignoble observent depuis longtemps. En 2014, La Revue du vin de France expliquait déjà que l’opulence de châteaux tels que Margaux, Latour ou Lafite Rothschild, propriétés d’industriels et de puissants financiers, masquait une réalité sociale épouvantable. Partie à la rencontre des gens de peu qui survivent dans les marges des écrins de luxe de la campagne médocaine, Delaporte fait entendre leurs souffrances et leurs voix. Temps partiels, faibles salaires, pénibilité des conditions de travail, absence de moyens de transport : rien n’est épargné à ces damnés de la terre. « Nous voyons en effet, plus qu’ailleurs en France, des salariés abîmés par le travail. Les troubles musculo-squelettiques sont légion. Le travail

à la vigne est très pénible », confie un employé de la Mutuelle sociale agricole (MSA), le régime de protection sociale responsable des allocations familiales, des retraites, de la santé, des accidents du travail et des maladies professionnelles. Très sensible, la question des cancers provoqués par l’emploi intensif de produits phytosanitaires synthétiques dans la vigne est ceinte d’un épais mur du silence. Après la Marne, département de l’opulence champenoise, la Gironde est pourtant le département français où l’on emploie le plus de pesticides.

Le courageux (3) livre d’Ixchel Delaporte refermé, on respire en lisant Le Goût retrouvé du vin de Bordeaux (4), de Jacky Rigaud et Jean Rosen. Dans ce recueil de contributions variées, signées notamment du microbiologiste Marc-André Selosse et des ingénieurs agronomes « dissidents » Claude et Lydia Bourguignon, se dessine un autre avenir que celui du mauvais infini de l’accumulation illimitée du capital : l’exploration d’une histoire profonde, la redécouverte de gestes oubliés et de cépages modestes. Il y a cependant quelque chose de chimérique à vouloir retrouver le goût qu’avait le vin jadis, avant la dévastation du vignoble français par le phylloxéra : on ne le saura jamais. Dans Les Secrets du vin (5), l’historien Yves-Marie Bercé parcourt tous les continents et toutes les époques pour nous apprendre à nous souvenir d’une leçon de l’écrivain romain Pline l’Ancien dans le livre XIV d’Histoire naturelle, consacré à la vigne : « Chacun tient à son vin et, où qu’on aille, c’est toujours la même histoire. »

S ÉBASTIEN L APAQUE . (1) Ixchel Delaporte, Les Raisins de la misère. Une enquête sur la face cachée des châteaux bordelais, Éditions du Rouergue, Arles, 2018, 208 pages, 18 euros. (2) Clément Carbonnier et Nathalie Morel, Le Retour des domestiques, Seuil, coll. «La République des idées», Paris, 2018, 112 pages, 11,80 euros. (3) En 2014, Isabelle Saporta, auteure de Vino business (Albin Michel), a été poursuivie en diffamation pour avoir donné une « image extrêmement péjorative » de M. Hubert de Boüard, héritier et propriétaire du Château Angélus. Elle a été relaxée. (4) Jacky Rigaud et Jean Rosen, Le Goût retrouvé du vin de Bordeaux, Actes Sud, Arles, 2018, 288 pages, 21 euros. (5) Yves-Marie Bercé, Les Secrets du vin, La Librairie Vuibert, Paris, 2018, 352 pages, 22,50 euros.

o T HE N EW YORK R EVIEW OF B OOKS . Où se trouvent et que deviennent les 90 % de réfugiés syriens qui sont restés au ProcheOrient ? Comment faire pour que la diversité à l’université soit un résultat plutôt qu’un objectif ? (Vol. LXV, n° 19, 6 décembre, bimensuel, 8,95 dollars. – New York, États-Unis.) o HARPER’S. Le sort des chrétiens en Syrie et en Irak ; le fardeau des intellectuels noirs américains ; comment conserver les archives numériques, qui se détériorent plus vite que les autres ? (Vol. 337, n° 2023, décembre, mensuel, 6,99 dollars. – New York, États-Unis.) o NEW LEFT REVIEW. Le crépuscule de la social-démocratie suédoise. Un pionnier du logiciel libre, Richard Stallman, passe en revue le paysage numérique contemporain et évoque l’actualité de ses combats. (N° 113, septembre-octobre, bimestriel, 12 euros. – Londres, Royaume-Uni.) o JACOBIN. Dix ans après la crise financière, la finance de l’ombre (shadow banking) prospère. Les démocraties européennes peuvent-elles survivre à l’action des banquiers centraux non élus ? (N° 31, automne, trimestriel, 12,95 dollars. – New York, États-Unis.) o THE DIPLOMAT. Les États-Unis et la Chine se sont lancés dans une course à l’espace, mais l’Inde, devenue une puissance spatiale, n’est pas en reste, tandis que le Japon et la Corée du Sud disposent de capacités techniques très avancées. (N° 49, décembre, mensuel, abonnement : 30 dollars par an. – Washington, DC, États-Unis.) o ASIA TRENDS. Dynamiques et tensions commerciales en Asie, avec notamment un article sur les réponses japonaises aux pressions américaines. La Mongolie et l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS). La riposte indienne aux projets chinois de «routes de la soie». (N° 4, automne, semestriel, 19 euros. – Asia Centre, Paris.) o PERSPECTIVES CHINOISES. « Les transformations et les défis de Hongkong sous le régime chinois », vingt ans après la rétrocession. L’évolution des propriétaires de médias ; les identités hongkongaise et chinoise. (N° 2018/3, trimestriel, 20 euros. – CEFC, Hongkong, Chine.) o MONDE CHINOIS. Le poids et le rôle de la Chine en Asie du Sud-Est : va-t-on «vers un nouvel ordre régional?». Les relations de Pékin avec l’Association des nations de l’Asie du SudEst (Anase) en tant que telle, mais aussi avec le «premier cercle sud-est asiatique» (Indonésie, Malaisie, Singapour, Vietnam). (N° 54-55, septembre, trimestriel, 20 euros. – Éditions Eska, Paris.) o PUBLIC EYE. Enquête sur l’« or noir » du Kazakhstan, qui inonde d’argent Genève, à travers le géant du négoce Vitol. Public Eye pointe les pratiques des négociants qui « n’hésitent pas à avoir recours à des pratiques douteuses pour engranger des milliards » – dont a également profité le gendre du dirigeant kazakh. (N° 14, novembre, bimestriel, 8 francs suisses. – Lausanne, Suisse.) o T HE M AGHREB R EVIEW. Une analyse de l’évolution des relations entre la Turquie et les pays du Maghreb central, ainsi que de la stratégie d’Ennahda, parti islamiste jugé « modéré et flexible » en Tunisie. (Vol. 43, n° 4, novembre, trimestriel, sur abonnement uniquement : www.maghrebreview.com. – Londres, Royaume-Uni.) o NORDIQUES. Les réformes de l’éducation en Europe du Nord, avec des éléments de comparaison entre les trajectoires opposées de la Suède et de la Finlande : tandis que la Suède paie le prix de la déréglementation, la création d’un grand service public a placé la Finlande en tête des classements internationaux. (N° 36, automne, semestriel, 19 euros. – Caen.) o SEPTENTRION. La Belgique et les Pays-Bas entretiennent des relations très étroites avec le Royaume-Uni, notamment sur le plan commercial ; le Brexit ouvre une ère d’incertitude. (Vol. 47, n° 4, quatre numéros par an, 13 euros. – Rekkem, Belgique.) o POLITIQUE. Les immigrés peuvent-ils, en Belgique, parler de la Palestine, du Burundi ou de la République démocratique du Congo sans être accusés d’«importer des conflits»? La gauche à l’épreuve du revenu de base. (N° 106, décembre, trimestriel, 12 euros. – Bruxelles, Belgique.) o LE DÉBAT. Chine-États-Unis : un choc inévitable? M. Henry Kissinger, qui appuya le putsch du général Augusto Pinochet au Chili, réfléchit aux Lumières... ; Wolfgang Streeck sur «l’Europe sous Merkel IV»; Régis Debray sur les religions, les guerres et les civilisations. (N° 202, novembredécembre, bimestriel, 21 euros. – Paris.) o COMMENTAIRE. M. Jean-Claude Trichet, l’un des grands architectes de la crise sociale en Europe depuis trente ans, commente : « Un succès historique : l’euro. » Également au sommaire : séisme électoral en Bavière ; le Sahel en guerre. (N° 164, hiver, trimestriel, 26 euros. – Paris.) o ESPRIT. Autour d’Achille Mbembe ; peut-on lutter contre les fake news ? Pour une société post-carbone ; le clergé à l’écran en Pologne. (N° 450, décembre, dix numéros par an, 20 euros. – Paris.) o L ES T EMPS MODERNES . Stratégies et paradoxes de la gauche décoloniale. De l’islam politique à la théorie musulmane de la libération. L’Argentine de Juan Perón, terre d’asile des anciens nazis. (N° 700, octobre-décembre, trimestriel, 22,50 euros. – Paris.)

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H I S TO I R E

LE MONDE diplomatique – JANVIER 2019

Inventer un journal de combat o REVUE FRANÇAISE DE SOCIO-ÉCONOMIE. L’économie dominante appréhende l’avenir comme un « risque » que calculent des économistes de cabinets ministériels ou de banques : une autre économie est-elle possible ? (N° 21, second semestre 2018, semestriel, 25 euros. – Villeneuve-d’Ascq.)

o RÉSEAUX. Les machines prédictives : un dossier sur ces techniques de calcul qui « installent l’estimation du probable au cœur de toutes les projections temporelles et contribuent ainsi à la “défuturisation” du possible ». (N° 211, vol. 36, septembre-octobre, cinq numéros par an, 25 euros. – La Découverte, Paris.) o REVUE POLITIQUE ET PARLEMENTAIRE. Dans le dossier « Quelle école pour demain ? », préfacé par le ministre de l’éducation nationale : faut-il redouter l’instruction à domicile? Comment le secteur du soutien scolaire prospère sur un marché de l’angoisse. (N° 1089, octobre-décembre, trimestriel, 25 euros. – Paris.) o L’INTERVIEW. Entretien avec Argesh et Arthur, deux militants anarchistes qui ont combattu aux côtés des Unités de protection du peuple (YPG) kurdes contre l’Organisation de l’État islamique (OEI) et les forces turques. (N° 1, décembre, bimestriel, 8,50 euros. – La Plaine Saint-Denis.) o CONFLUENCES MÉDITERRANÉE. Comment penser et définir les rapports entre la République et l’islam dans un contexte des plus troublés. Une réflexion sur la laïcité comme préalable à l’intégration. (N° 106, octobre, trimestriel, 21 euros. – Paris.) o ÉCOLOGIE & POLITIQUE. Ce numéro est consacré au « retour surTerre » et plaide pour une « éthique de l’appartenance » contre le « programme de vie bourgeois » qui a conduit à gouverner les hommes par leurs faiblesses pour les orienter vers « la dévoration de la Terre, afin d’accumuler toujours plus de capital et de puissance ». (N° 57, annuel, 20 euros. – Lormont.) o L’ÉCOLOGISTE. Les pesticides : « Pourquoi et comment les remplacer ? » Deux chiffres : 80 % d’insectes en moins dans les réserves naturelles allemandes depuis trente ans ; 25 % de risques de cancer en moins chez les consommateurs réguliers d’aliments bio. (N° 53, octobredécembre, trimestriel, 6 euros. – Ygrande.) o SILENCE. Un numéro qui plaide pour la préservation de la quiétude de la montagne, tandis que la fuite en avant des stations de ski conduit au saccage d’un patrimoine naturel exceptionnel. (N° 473, décembre, mensuel, 4,80 euros. – Lyon.) o M ÉDIACRITIQUE ( S ). La médiatisation annuelle des Rencontres économiques d’Aixen-Provence. Superficialité du traitement de l’actualité internationale sur France 2 et France Info. (N° 29, trimestriel, 4 euros. – Paris.) o PANTHÈRE PREMIÈRE . Les enjeux politiques de la politique d’archivage à la suite de la polémique autour de la mise au pilon des bulletins de déclaration d’interruption volontaire de grossesse (IVG). Comment conserver l’histoire de la communauté LGBTQI (lesbiennes, gays, bisexuels, trans, queer et intersexes) sans la neutraliser ? (N° 3, automne, semestriel, 8 euros. – Marseille.) o F EMMES ICI ET AILLEURS . Indigènes, femmes et pauvres, les Cholitas ont lutté pour leurs droits depuis le milieu du XXe siècle ; elles sont désormais mises en avant par les médias et par l’administration bolivienne comme un emblème du pays. (N° 28, novembre-décembre, bimestriel, 9,90 euros. – Lyon.) o FAKIR. La coopération, l’entraide, l’association, fondements de la société ? Comment rendre visible la France invisible à l’Assemblée nationale. Sur les pas de Jacques Brel. (N° 87, novembrejanvier, bimestriel, 3 euros. – Amiens.) o CQFD. Immersion dans la manifestation des « gilets jaunes », sur les Champs-Élysées, le 24 novembre ; mobilisation contre le logement insalubre à Marseille. Enquête sur les survivalistes ; le voyage inattendu d’un anarchiste syrien. (N° 171, décembre, mensuel, 4 euros. – Marseille.) o PAYSAGEUR. Balade photographique et documentaire dans les villages sous-marins construits en béton ou en métal par les humains pour accueillir la faune et la flore. Certains édifices atteignent trente-cinq mètres de haut. (N° 2, automne-hiver, semestriel, 20 euros. – Paris.) o RIVENEUVE CONTINENTS. Un ensemble de contributions d’artistes et de spécialistes pour l’essentiel iraniens : l’iconoclasme, la musique électronique en Iran, la presse satirique, la mode. (N° 24-25, hiver 2017 - été 2018, semestriel, 20 euros. – Paris.) o L’OURS. Le compte rendu d’un ouvrage d’Alain Laurent sur le Comité des intellectuels pour l’Europe des libertés (CIEL), actif entre 1978 et 1986, signale qu’entre 1978 et 1981 le premier ministre Raymond Barre « soutenait avec les fonds secrets toute initiative de défense du libéralisme »... (N° 482, novembre, mensuel, 3,10 euros. – Paris.)

Retrouvez, sur notre site Internet, une sélection plus étoffée de revues : www.monde-diplomatique.fr/revues

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PAR MARIE-NOËL RIO *

1er mars 1937 paraît le premier numéro d’un quotidien du soir particulièrement hardi : il a pour ambition d’être populaire; il est dirigé par deux écrivains, Louis Aragon et Jean-Richard Bloch; et il donne la parole à des artistes, des poètes, des intellectuels. Son lancement est parrainé par Maurice Thorez, secrétaire général du Parti communiste français (PCF), mais il en sera indépendant. Pari gagné : Ce soir tirera à 120000 exemplaires dès septembre, et à 246000 quand il sera interdit, fin août 1939, après deux années qui représentent un moment étonnant dans l’histoire de la presse française. E

Fin 1936, en France, il y a deux grands combats à mener : le soutien au jeune Front populaire et le développement de l’antifascisme, alors que l’insurrection militaire de Francisco Franco, soutenue par l’Allemagne et l’Italie, menace l’Espagne républicaine lâchée par les autres États européens, partisans de la non-intervention. Des combats que mène L’Humanité, tiré à 300 000 exemplaires. Mais, pour toucher de nouveaux lecteurs dans les milieux populaires comme dans la petite bourgeoisie cultivée et pour tenter de faire pièce à la presse de droite – Paris-Soir, le plus vendu, dépasse les deux millions d’exemplaires –, le PCF décide de créer une publication indépendante, bien distincte de son organe central.

Aragon accepte d’en prendre la direction, mais à une condition : « Je pris sur moi de faire dépendre ma réponse de celle d’un homme, qui n’était pas de mon parti, si on lui proposait de partager avec moi la direction de ce nouveau journal (1). » Bloch, essayiste, journaliste, a participé à la création de la revue Europe et à celle du Congrès international des écrivains pour la défense de la culture en 1935. Il n’hésite pas longtemps. Tous deux savent que ce travail, modestement rémunéré, va dévorer leur temps au détriment d’autres œuvres (2). Ils l’acceptent.

Le temps presse. L’administrateur Gaston Bensoussan, dit Bensan, « l’homme de l’ombre », vient de L’Humanité. Il trouve un local au cœur de Paris, rue du Quatre-Septembre, et reçoit directement des mains de Thorez, en liquide, les fonds nécessaires au lancement. Eugen Fried, dit Clément, représentant de l’Internationale communiste (ou Komintern) à Paris, veille discrètement sur cette naissance et fournit probablement la mise initiale, au moins en partie. Comme le précise Jean Albertini, grand connaisseur de Bloch et d’Aragon, le journal assurera par la suite sans difficulté, selon Bensan, son équilibre financier (3).

Ce soir jouit d’une totale indépendance rédactionnelle et administrative. Les deux directeurs définissent la ligne éditoriale et engagent leurs collaborateurs. Beaucoup ne sont pas communistes. « Il y avait vraiment quelque chose de changé dans le parti, dira plus tard Aragon. Ça se remarquait tous les jours (4). » Ce changement, décidé par le bureau politique, c’est la politique d’union des Français contre le fascisme. Le journal comportera dix à douze pages abondamment illustrées, la dernière étant exclusivement constituée de photographies sur un sujet politique. Grands reportages, faits divers, feuilletons, enquêtes policières, acteurs célèbres, problèmes de la vie quotidienne, mode, sports : les rubriques reprennent celles de ParisSoir, mais ici, pour citer Albertini, « tout se passe (...) comme si les responsables du journal cherchaient à piéger les formes populaires de sensibilité, les centres d’intérêt populaires, pour leur donner un autre contenu et, par là même, une autre forme (5) ». Le rédacteur en chef, Élie Richard, est un transfuge de Paris-Soir. Paul Nizan, qui a déjà publié Aden Arabie et Les Chiens de garde, ainsi que son roman

* Écrivaine, auteure, entre autres, de De peur que j’oublie, Éditions du Sonneur, Paris, 2014.

ne vous retenait pas, mais les républicains d’Espagne n’acceptent plus qu’on meure pour eux. Le geste vient trop tard. » Il orchestre une campagne pour que le prix Nobel de littérature soit attribué à l’écrivain tchèque Karel Čapek, auteur de la satire La Guerre des salamandres, qui meurt juste avant d’être arrêté, en décembre 1938. Il attaque ce qu’il appelle l’«esprit de Munich », Daladier et son gouvernement, virtuoses des « assurances à court terme » et des « démentis ».

BEAUX-ARTS DE PARIS - RMN - GRAND PALAIS

DANS LES REVUES

Afin de défendre les conquêtes du Front populaire et de fédérer dans la lutte contre le péril fasciste, le Parti communiste français décide, à la fin de 1936, de fonder un quotidien qui, contrairement à « L’Humanité », ne lui sera pas étroitement lié. « Ce soir », codirigé par Louis Aragon, sera un grand journal populaire, nourri par des intellectuels et des artistes.

JEAN ROBERT PINET. – « La Réflexion », 1936

Antoine Bloyé, est responsable de la politique étrangère. Édith Thomas, Simone Téry et Andrée Viollis – à une époque où les femmes n’ont pas le droit de vote en France – sont chargées des grands reportages, notamment en Espagne. Louis Guilloux, auteur des romans La Maison du peuple et Le Sang noir, qui lui a valu une très grande notoriété, s’occupe un temps de la littérature, Pierre Abraham du théâtre, Darius Milhaud de la musique, le poète Robert Desnos de l’actualité discographique, le peintre André Lhote de l’art, Elsa Triolet de la mode... Parmi les signatures régulières, on note celles de la chanteuse Yvette Guilbert (ah, Madame Arthur...), du cinéaste Jean Renoir, de Tristan Rémy, dont les travaux ultérieurs sur le cirque seront pionniers, ou de Jean Cocteau (jusqu’en novembre 1938). Sont également du nombre le roide et passionné Julien Benda (La Trahison des clercs), le futur historien du cinéma Georges Sadoul, Jean Wiéner – qui, en parallèle, compose aussi des musiques de film, notamment pour Julien Duvivier, après avoir travaillé pour Renoir – ou Georges Soria, qui deviendra historien des révolutions.

Parmi les jeunes photographes, on trouve David Seymour (dit Chim), Robert Capa, dont les photographies de la bataille de Teruel restent célèbres, et sa compagne Gerda Taro, tuée en Espagne en juillet 1937. L’Espoir, d’André Malraux, paraît en feuilleton avant sa sortie en librairie. D’autres feuilletons sont signés de l’Allemand Heinrich Mann, frère de Thomas, auteur du roman adapté au cinéma sous le titre L’Ange bleu, en exil en France ; de H. G. Wells ; de l’Américain Upton Sinclair, écrivain (La Jungle) et militant politique, à qui ne fut guère pardonnée sa volonté de produire le film de Sergueï Eisenstein Que viva Mexico !.

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N AOÛT 1937 paraissent les premiers articles d’Aragon. À partir du 22 septembre 1938, il écrira à la première personne, presque chaque jour, jusqu’à l’interdiction du journal, un long article politique. Il intitule sa chronique « Un jour du monde », en écho à Maxime Gorki, qui demandait en 1935 à tous les écrivains de décrire, chaque année à la même date, la façon dont ils avaient vécu cette journée. En mars, les troupes allemandes ont envahi l’Autriche – c’est l’Anschluss – et l’aviation italienne a bombardé Barcelone. En avril, le radical Édouard Daladier a succédé à Léon Blum, démissionnaire, à la présidence du Conseil et a immédiatement attaqué les acquis du Front populaire sous prétexte de « remettre la France au travail » : abolition des quarante heures, guerre aux fonctionnaires, aux pauvres, aux syndicats. Les 22 et 23 septembre, Adolf Hitler et le premier ministre britannique Neville Chamberlain se rencontrent pour la deuxième fois, à Bad Godesberg, annonçant les accords qu’ils signeront, avec Benito Mussolini et Daladier, à l’issue de la conférence de Munich, les 29 et 30 septembre (6).

La Tchécoslovaquie est trahie par ses alliés et dépecée. C’est alors qu’Aragon prend la plume. Jour après jour, il démonte la mise à mal des conquêtes du Front populaire, les conséquences de la guerre civile en Espagne et la trahison de Munich, que les députés communistes sont presque seuls à dénoncer. Jour après jour, il met en garde contre les suites trop prévisibles, en appelle à la résistance, plaide pour une alliance militaire vitale entre la France, le Royaume-Uni et l’Union soviétique. Il organise le soutien financier aux réfugiés tchèques et aux républicains espagnols : « Encore de l’argent, dira-t-on peut-être. (...) Si vous préfériez donner votre vie, on

Il ne pratique pas la tiédeur. « Ce sont des hommes et des femmes qui me lisent. Les nouvelles, ils ne les reçoivent pas sans un certain battement de cœur. À l’écoute de la radio, au déchiffré du “printing” [de l’agence de presse] Havas, ils me permettront d’être pareil à eux. » Il détaille les enjeux avec une clarté passionnée, sait repérer autour du pouvoir «les silhouettes inquiétantes du 6 février (7) » et nommer le rôle des agents politiques allemands et italiens en France. Mais il s’acharne à dénoncer les militants du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM) en Espagne comme des agents de la Gestapo, et se sépare de Guilloux, qui a refusé de se désolidariser des conclusions très critiques d’André Gide à son retour d’Union soviétique.

Le 23 août 1939, alors qu’est signé à Moscou le pacte germano-soviétique, Aragon écrit encore à l’adresse du gouvernement : « Voilà cinq mois que vous lanternez. Cinq mois que vous inventez des raisons de ne pas signer avec l’URSS. Mais il est encore temps. (...) Signer, et signer vite, est encore possible (8). » Ce soir est interdit le 25, avec L’Humanité. L’Allemagne envahit la Pologne le 1er septembre, et le 3 le Royaume-Uni et la France lui déclarent la guerre. Le 17 septembre, l’Union soviétique envahit à son tour la Pologne. Le 26, le PCF est interdit ; le 8 octobre, les quarante-trois députés communistes qui s’étaient rebaptisés «Groupe ouvrier et paysan français » sont arrêtés. La « drôle de guerre » s’achève en France par l’armistice du 22 juin 1940. Pour Aragon, Bloch et la plupart des contributeurs de Ce soir, c’est le temps de l’exil ou de la clandestinité et, bientôt, de la Résistance. En 1942 paraîtra clandestinement l’organe du Comité national des écrivains, Les Lettres françaises, un journal de résistance intellectuelle fondé par Jacques Decour et Jean Paulhan, auquel contribueront Aragon et des collaborateurs de Ce soir.

En 1944, le PCF est le premier parti de France ; il possède une vingtaine de journaux. Ce soir reparaît, d’abord sous la rédaction en chef de Louis Parrot, proche de Paul Éluard, puis sous celle d’Aragon, rejoint en janvier 1945 par Bloch, rentré d’Union soviétique où il a été, la guerre durant, la « voix de la France » sur Radio Moscou. Fort de ses 400 000 exemplaires, Ce soir est le premier quotidien français. Il organise des courses cyclistes qui accroissent encore sa popularité.

L’euphorie prend fin en 1947. Bloch meurt subitement le 15 mars. L’administration de Ce soir est jumelée à celle de L’Humanité, et les deux titres sont réunis dans un même immeuble, ce qui met fin à l’indépendance du journal. Thorez est exclu en mai du gouvernement du socialiste Paul Ramadier avec les quatre autres ministres communistes. Le Kominform, qui remplace le Komintern, critique violemment la politique d’ouverture du PCF. C’est le retour à l’ordre sur tous les tableaux, et le début de la guerre froide. En 1952, le tirage de Ce soir, écrasé par le succès de France-Soir, n’est plus que de 100 000 exemplaires. Il disparaît le 2 mars 1953, seize ans exactement après sa création et trois jours avant la mort de Joseph Staline. La même année, Aragon prend la direction des Lettres françaises, qui s’affirmera au fil des ans comme un haut lieu de la vie des idées et des arts. (1) Louis Aragon, L’Œuvre poétique, tome VII, Livre Club Diderot, Paris, 1977. (2) Aragon trouvera cependant le moyen d’écrire Les Voyageurs de l’impériale (Gallimard, Paris, 1942). (3) Jean Albertini, « Ce soir », dans Les Annales de la société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, no 1, Paris, 1999. (4) Louis Aragon, « Retour en France », L’Œuvre poétique, cité par Les Annales de la société des amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, no 7, 2005. (5) Jean Albertini, « Ce soir », op. cit. (6) Lire Gabriel Gorodetsky, « Un autre récit des accords de Munich », Le Monde diplomatique, octobre 2018. Cf. aussi Paul Nizan, Chroniques de septembre, Gallimard, Paris, 1978. (7) Le 6 février 1934 avait eu lieu à Paris une violente manifestation antiparlementaire, animée notamment par des ligues d’extrême droite. (8) Cité par Pierre Juquin, Aragon, un destin français, 18971939, La Martinière, Paris, 2012.

JANVIER 2019 – LE

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MONDE diplomatique

La Révolution sans révolution NE ÉTRANGE malédiction semble frapper ceux qui se risquent à réaliser un film sur la Révolution française, comme en témoigne le dernier en date, Un peuple et son roi, de Pierre Schoeller, sorti en 2018. Au nom d’une illusion, celle de l’objectivité historique, voire de la neutralité scientifique, cette malédiction se manifeste par une absence de parti pris. Les cinéastes se veulent audessus de la bataille. « Il est doux, quand la mer est haute et que les vents soulèvent les vagues, de contempler du rivage le danger et les efforts d’autrui : non pas qu’on prenne un plaisir si grand à voir souffrir le prochain, mais parce qu’il y a une douceur à voir des maux que soi-même on n’éprouve pas », écrivait Lucrèce (De la nature des choses). Filmant la Révolution, les cinéastes s’interdisent de défendre l’une ou l’autre cause, ou soutiennent mollement la cause du peuple, sans que ce choix s’affirme autrement que dans les intentions. Au bout du compte (malédiction !), cela n’aboutit qu’à des films décevants. Pas des mauvais films, mais des films décevants. Paradoxalement, les films contre-révolutionnaires, comme Les Mariés de l’an II, de Jean-Paul Rappeneau (1971), ou L’Anglaise et le Duc, d’Éric Rohmer (2001), font preuve d’une plus grande fantaisie visuelle et d’une plus grande invention formelle !

Quatre exemples bâtis sur le même modèle : Un peuple et son roi, les deux volets de La Révolution française – Les Années lumière, de Robert Enrico, et Les Années terribles, de Richard Heffron – (1989), et La Marseillaise, de Jean Renoir (1938). Tous adoptent une présentation en diptyque : d’un côté, le peuple insurgé à Paris (plus rarement en province) ; de l’autre, le roi, la reine et leur cour à Versailles ou aux Tuileries. Les deux parties sont renvoyées dos à dos. Mais comment comparer les ors et les soieries des souverains régnants à l’infinie misère du peuple ? Une exception de taille : 1789, d’Ariane Mnouchkine (1974), où, balayant d’emblée cette fausse équivalence, la réalisatrice se débarrasse rapidement du roi (un pantin) pour raconter l’histoire du point de vue de Marie, une « misérable », et instruire par l’image le procès de la monarchie. Un choix très courageux, car il est évidemment plus flatteur de montrer le roi, sa femme, leur luxe, leurs costumes, leurs perruques, leurs banquets, leurs amours, que de s’intéresser à la population parisienne en haillons, crevant de faim, ou aux paysans les pieds dans la boue. Cette neutralité de façade – les deux camps sont représentés à l’écran – est un leurre pseudodémocratique. Avec un résultat parfois paradoxal : * Réalisateur.

le roi, la reine, sa famille, les nobles qui les entourent finissent par apparaître comme les victimes d’un peuple sanguinaire, sans cœur et sans âme. La fin étant connue (la guillotine pour le roi et la reine), il se crée une empathie naturelle envers les condamnés, et le public est implicitement convié à compatir au sort des malheureux Capet. Nul ne saurait être indifférent à la mort d’un homme ou d’une femme, quel que soit son crime, surtout si son exécution est donnée en spectacle. Aussi, dès l’instant où le roi apparaît à l’écran – sa mort étant certaine –, inconsciemment, le spectateur se range de son côté, voire s’identifie à lui, espérant que l’implacable scénario historique déraillera vers le happy end auquel il aspire. Mettant en scène le procès de Marie-Antoinette au théâtre en 1993 dans Je m’appelais Marie-Antoinette, Robert Hossein répondra à ses vœux. Chaque soir, il fera voter le public, et chaque soir, sans coup férir, la reine sera acquittée sous les applaudissements. Consciemment, le théâtre trahit la Révolution, comme le cinéma le fait inconsciemment, montrant un Louis XVI qui va au martyre et un peuple aux mains tachées de sang.

Le roi et les siens bénéficient à l’image du privilège de l’émotion. Un très grand avantage. Mais ce n’est pas tout. À l’écran, la parole est au roi, à la reine, aux ministres, aux courtisans ; au peuple les cris, les mots d’ordre, les vociférations, les chants de victoire. On crie beaucoup dans les films sur la Révolution, on chante La Marseillaise, on danse, mais les cinéastes semblent n’avoir qu’une idée très vague de la façon dont les femmes et les hommes du peuple se parlent, de ce qu’ils se disent, de ce qu’ils pensent, sinon sur un mode déclamatoire, pour réclamer la liberté, l’égalité, la fraternité. Un peuple sans identité.

Par ailleurs, les scénarios n’évitent pas deux écueils : le dialogue informatif, où, pour être sûr qu’ils soient reconnus, on nomme les personnages chaque fois qu’ils apparaissent – « Ah, Robespierre ! », « Dites-moi, monsieur Danton », etc. ; et le dialogue conçu comme un collier de perles où l’on enfile toutes les citations plus ou moins historiques connues du public : « Non, sire, ce n’est pas une révolte, c’est une révolution », « Nous sommes ici par la volonté du peuple et nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes », etc. Écueils qui, additionnés l’un à l’autre, contribuent à déréaliser l’histoire. Personne – ni en 1789 ni de nos jours – ne parle comme parlent les acteurs dans les films sur la Révolution. C’est un spectacle de marionnettes qui nous est montré (Mnouchkine s’en moquera en filmant ouvertement une guignolade !). Les personnages ne sont plus des hommes

Louis XVI, plaque fixe pour lanternes magiques, encadrée de bois et peinte à la main (Ancien Régime)

ou des femmes de chair et d’os, mais des porteparole, les images sonores animées d’une séance de lanterne magique.

Au-delà de ces deux écueils facilement discernables, il en est un troisième, tout aussi important : l’effacement de la parole du peuple, qui, selon les films, oscille entre la proclamation enthousiaste, le slogan et l’expression d’un bon sens basique, parisien ou rural (dans cent ans, comment fera-t-on parler les « gilets jaunes » d’aujourd’hui ?). En 1938, le film de Renoir – pourtant produit par la Confédération générale du travail (CGT) ! – n’échappe à aucun de ces travers, même si, grâce aux acteurs – et en particulier à Julien Carette –, on entend parfois une parole qui n’est ni guindée dans la citation ni artificiellement populaire.

L

ES CINÉASTES à la poursuite de la Révolution devraient se souvenir des portraits « à ressemblance évitée » de Jean Dubuffet, alors qu’ils s’emploient à distribuer les rôles en fonction de la ressemblance supposée des acteurs avec leurs modèles : Louis XVI, Marie-Antoinette, Robespierre, Danton, Marat et les autres... Les personnages deviennent des archétypes : Louis XVI, un brave type dépassé par les événements ; Marie-Antoinette, une fofolle victime de sa jeunesse insouciante ; Danton, un bon vivant, sanguin, emporté par ses passions ; Robespierre, un monstre froid gouverné par la seule raison ; Marat, un enragé, délirant (de ce point de vue, Antonin Artaud jouant le rôle dans le Napoléon d’Abel Gance, en 1927, atteint des sommets)...

Renoir, Enrico, Heffron, Schoeller ne résistent pas à l’irrésistible tentation chronologique. Ils gravissent l’histoire de la Révolution date après date, événement par événement : les États généraux, la prise de la Bastille, les femmes ramenant le roi à Paris, le massacre du Champ-de-Mars, etc. Et leurs films basculent dans la chronique, quand seule une

SOMMAIRE

action dramatique devrait conduire le récit. Le choix de la chronique, la construction de personnages archétypaux, le dialogue réduit aux citations, l’absence de la parole populaire, l’illustration tenant lieu d’incarnation conduisent inexorablement à des films de facture classique, voire académique. Des livres d’images pieuses.

Le hiatus est flagrant : peut-on académiquement tourner un film sur la Révolution ? Suffit-il de s’interroger cinématographiquement sur la Révolution pour répondre : « ça ira », en se dispensant de se poser la question de la forme ? Or, justement, c’est là que ça ne va pas. Les cinéastes soviétiques Sergueï Eisenstein, Dziga Vertov, Vsevolod Poudovkine ou Grigori Kozintsev savaient que la forme n’était pas indifférente pour qui veut exprimer l’esprit d’une révolution, que ce soit celle d’octobre 1917 ou celle de 1789. L’approcher de façon classique ou académique, c’est démentir de fait toute perspective révolutionnaire. Paraphrasant Robespierre, on pourrait interpeller les réalisateurs : « Cinéastes, vous voulez une révolution sans révolution ? » Ken Loach, en réalisant Le vent se lève, consacré à la guerre d’indépendance irlandaise (2006), s’échoua sur la même insurpassable contradiction. À l’inverse, Peter Watkins, tournant La Commune (Paris, 1871) (2000) dans un hangar à Bagnolet, ne se souciant pas de ressemblance, réfutant le chic bourgeois du mimétisme historique, organisant le chaos, toucha quelque chose de vrai et de profond sur les révoltés d’alors... La forme même de son film disait la Commune, son esprit, sa force, son inventivité, comme Mnouchkine était parvenue à le faire par la voie théâtrale avec 1789, spectacle devenu film. Il ne faut pourtant pas désespérer du cinéma. Le combat continue aujourd’hui, et beaucoup de films restent à faire sur les années révolutionnaires. Comme le disait Saint-Just, « la Révolution doit s’arrêter à la perfection du bonheur » ; le cinéma aussi.

Janvier 2019

PAGE 2 : L’honneur perdu du « Guardian » ?, par SERGE HALIMI. – Courrier des lecteurs. – Coupures de presse. PAG E 3 : Déplorer les inégalités, ignorer leurs causes, par DANIEL ZAMORA. PAG E S 4 E T 5 : Bons et mauvais Chinois, par RENÉ RAPHAËL

© COLL. LA CINÉMATHÈQUE FRANÇAISE

U

PAR GÉRARD MORDILLAT *

ET

LING XI.

PAG E S 6 E T 7 : Qui arrêtera le pendule argentin ?, par RENAUD LAMBERT. PAG E S 8 E T 9 : La vie rêvée des « repats » guinéens, par ABDOUL SALAM DIALLO ET R APHAËL G ODECHOT. – Bolloré rattrapé par les juges (A. S. D. ET R. G.).

PAG E S 10 E T 11 : Un capitalisme de surveillance, suite de l’article de SHOSHANA ZUBOFF.

PAG E 22 : Et la SDN rejeta l’« égalité des races », par MATSUNUMA MIHO.

PAG E 12 : La Russie s’affirme en mer Noire, suite de l’article d’IGOR DELANOË.

PAG E 23 : Tout est fiction, reste le marché, par EVELYNE PIEILLER.

PAG E S 13 À 19 : DOSSIER « GILETS JAUNES » : LE SOULÈVEMENT FRANÇAIS. – Pourquoi maintenant ?, par LAURENT BONELLI. – La justice sociale, clé de la transition écologique, par PHILIPPE DESCAMPS. – Quand tout remonte à la surface, suite de l’article de SERGE HALIMI. – « Avant, j’avais l’impression d’être seule », par PIERRE SOUCHON. – Lycéens contre le tri sélectif, par ANNABELLE ALLOUCH ET BENOÎT BRÉVILLE. – La puissance insoupçonnée des travailleuses, par PIERRE RIMBERT.

PAG E S 24 À 26 : LES LIVRES DU MOIS : « Dieu ne tue personne en Haïti », de Mischa Berlinski, par C HRISTOPHE WARGNY. – « Les Cigarettes égyptiennes », de Waguih Ghali, par T IMOUR M UHIDINE . – Démocratie, une vulgaire affaire de sous ?, par ALAIN GARRIGOU. – Décentrer le regard, par MICHEL GALY. – L’enfant et la nuit, par P HILIPPE PATAUD C ÉLÉRIER . – L’écologie sans politique, par J ÉRÔME L AMY. – Le goût social des grands crus, par S ÉBASTIEN LAPAQUE. – Dans les revues.

PAG E S 20 E T 21 : Sur les pas de George Orwell, par GWENAËLLE LENOIR.

www.monde-diplomatique.fr

PAG E 27 : Inventer un journal de combat, par MARIE-NOËL RIO. Le Monde diplomatique du mois de décembre 2018 a été tiré à 209 900 exemplaires.

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