introduction Si depuis plus de deux cents ans, l’alcoolisme est considéré principalement comme une maladie physique (prédisposition héréditaire, maladie progressive, allergie, carence hormonale, neuronale ou génétique), le mouvement d’entraide anonyme constitue l’espace relais idéologique par excellence, voire une plaque tournante, dans la validation de cette conception. Rappelons que le discours médical dominant dans le champ des dépendances s’appuie fondamentalement sur les quatre arguments classiques inspirés des travaux de Jellinek (1960) : les caractéristiques de prédisposition, l’aspect progressif du problème, la perte de contrôle et enfin l’abstinence. Loin d’être neutre, la définition du terme dépendance revêt une grande importance et constitue un terrain propice à de multiples interprétations et controverses. En fait, elle représente un enjeu crucial autant au plan scientifique que social et thérapeutique. Bien que la philosophie des AA soit très populaire sur le continent nord-américain et dans certaines parties du monde, il ne semble pas y avoir de consensus social clair quant à son acceptation de la part des principaux acteurs. Dit autrement, on peut souligner que diverses écoles de pensée coexistent dans le champ des dépendances par rapport au traitement en 12 étapes. Si la conception de l’être humain, selon la philosophie des AA, s’appuie essentiellement sur certaines normes et valeurs : impuissance, abstinence comme condition à l’adhésion au mouvement et au traitement, perte de contrôle,
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Le monde des aa
maladie progressive, croyance à un plus grand pouvoir, celui de Dieu, principe de l’anonymat, solidarité sociale, etc., plusieurs éminents chercheurs dans le champ des dépendances ont développé une approche de nature plus globale et psychosociale. Critiques de la philosophie des AA, ces auteurs questionnent les fondements sousjacents : les concepts de pathologie/maladie, de la permanence du statut (une fois dépendant/toujours dépendant), de la perte de contrôle, de l’abstinence à tout prix comme modalité de participation au traitement, de la croyance à Dieu, d’un certain échec du processus de socialisation en privilégiant le tissage des liens, non pas avec une diversité sociale, mais principalement à l’intérieur des AA comme microsociété, etc. Ils critiquent également l’application de cette philosophie à des conditions et comportements compris comme des maladies : dépressifs, obèses, joueurs compulsifs, narcomanes, dépendants affectifs anonymes, vulgaires, etc. Parmi les chercheurs critiques de la philosophie anonyme, mentionnons Peele (2004) ; Peele, Bufe et Brodsky (2000) ; Ragge (1998) ; Bufe (1998) ; Gilliam (1998) ; Trimpey (1996) ; Ellis et Velmet (1992). Le débat est donc bien vivant quand il s’agit de savoir si le mouvement d’entraide anonyme contribue, par exemple, à réduire la fréquence globale des problèmes psychosociaux de dépendance ou s’il ne fait qu’alimenter la multiplication des comportements de plus en plus considérés comme étant des pathologies/maladies. Le discours des mouvements anonymes, faut-il le rappeler, s’appuie sur une idéologie qui prône la médicalisation : allergie, maladie progressive de la volonté, des humeurs, perte de contrôle ou désordre d’impulsion, etc. Cet étiquetage opère sur les individus et leur milieu une déculpabilisation morale et sociale des gestes tout en leur offrant un espace de solidarité sociale, d’écoute, d’absence de jugement et d’entraide mutuelle (Suissa, 2007a). Ces effets, considérés comme positifs a priori, placent simultanément les membres anonymes dans une trajectoire sociale particulière. Par particulière, il faut comprendre une déresponsabilisation des comportements de l’individu au nom de la maladie, et ce, même s’il a été abstinent durant plusieurs années. De plus, cet étiquetage s’applique généralement aussi aux membres de la famille, communément appelés les codépendants. Ces derniers doivent généralement adhérer aux principes sous-jacents
Introduction
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du mouvement : la dépendance est d’origine biologique, le dépendant doit reconnaître qu’il a une maladie, il doit se soumettre à un pouvoir plus puissant (Dieu), l’expert en traitement est un ex-dépendant généralement des AA, etc. Ce qui est frappant avec ce mouvement, c’est qu’il réussit à créer des liens sociaux en incluant les membres et en brisant leur isolement social, mais il les exclut simultanément de la sphère plus large de la socialisation en les étiquetant de malades à vie. Cette différenciation sociale et adaptation secondaire, dans le sens de Spector (1972), entre les malades et les autres, produit deux résultats majeurs. D’un côté, on assiste à une forte solidarité sociale soudée par les principes sous-jacents au discours de la maladie. De l’autre, il y a une exclusion de milliers d’individus étiquetés comme malades sociaux par l’espace social élargi, d’où la nécessité du principe de l’anonymat comme règle de fonctionnement. Afin d’avoir une vision d’ensemble du phénomène à l’étude, nous suggérons de faire, dans un premier temps, un retour en arrière pour saisir les composantes historiques dans la construction sociale de cette philosophie et de ce mouvement. Dans un deuxième temps, et à la lumière d’une mise à jour de la littérature scientifique et de plusieurs résultats de recherche, nous examinerons et analyserons d’un point de vue critique les forces et les faiblesses de ce mouvement. Au cœur de ce débat, et dans la mesure où la conception et la définition d’une condition exercent un impact direct sur la compréhension du phénomène, nous accorderons une place centrale au concept de dépendance qui représente un enjeu psychosocial majeur. Nous terminerons en explorant les avenues considérées comme les plus prometteuses dans le champ des dépendances, et ce, sans se considérer pathologiques ou malades à vie. En guise de conclusion, nous mettrons en lumière quelques pratiques d’intervention qui se situent en dehors des circuits anonymes et qui permettent un transfert de pouvoir aux personnes, à leurs familles et à leurs réseaux.