Le Manteau De Gogol

  • November 2019
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LE MANTEAU DE GOGOL Conférence donnée par Nadine SORET en mars 2005 à St Quentin (Aisne)

Introduction De nombreux spécialistes de la littérature russe, tels que D. S. Mirsky, dans son Histoire de la littérature russe parue aux éd. Fayard en 1969, considèrent que Gogol est l’écrivain qui a marqué le plus grand tournant dans la littérature de son pays. On peut même considérer qu’avec l’apparition de ce grand génie de la littérature, c’est la naissance même de l’écriture romanesque qui voit le jour en Russie : on n’écrira plus jamais après Gogol comme on écrivait avant lui. Vers 1830 en effet, Gogol, sur l’impulsion de son ami Pouchkine, se lance dans cette entreprise nouvelle (et complètement révolutionnaire pour son époque) qui consiste à écrire en prose, alors que la littérature classique vient de consacrer l’âge d’or de la poésie avec de grands auteurs tels que Lermontov, par exemple. Pouchkine lui-même, en rédigeant cette œuvre romanesque curieuse et originale qu’est Eugène Onéguine, avait cependant choisi la forme du vers. On peut ainsi considérer à juste titre que Gogol a été le précurseur de tout un courant de romanciers, naturalistes et réalistes : Dostoievsky, Tourgueniev, Tolstoï, pour ne citer que les plus célèbres. Avant d’entrer plus profondément dans le sujet qui nous préoccupe ce soir, à savoir la nouvelle intitulée Le Manteau, il convient me semble-t-il de vous donner au préalable quelques renseignements sur l’auteur, qui pourront s’avérer fort utiles pour apporter un éclairage instructif au texte que nous allons évoquer. La vie de Gogol Nicolas Vassiliévitch Gogol -Yanovski est né le 19 mars 1809 à Sorotchintsy, dans la province de Poltava, d’une famille issue de la noblesse cosaque ukrainienne. Son père, petit gentilhomme campagnard, compose en amateur des pièces de théâtre en ukrainien. En 1820, le jeune Gogol entre dans une école secondaire de province où il fera ses études jusqu’en 1828. C’est là qu’il se met à écrire. Le jeune homme n’est pas très apprécié par la majorité de ses camarades. Cependant, il conservera avec deux ou trois d’entre eux une amitié durable. De caractère sombre et secret, il possède en outre une timidité maladive ainsi qu’une ambition sans borne. Il a déjà, à cette époque, un étonnant talent de mime (qui fera de lui plus tard une lecteur incomparable de ses propres œuvres). En 1828, Gogol arrive à St Petersbourg rempli d’espoirs peu définis, mais ambitieux. Il rêve de gloire littéraire, et publie à ses frais un poème, qui est loin d’être sa plus grande œuvre, poème qu’il reconnaîtra plus tard comme étant « faible et puéril ».Ecrit sous un pseudonyme, le poème est tourné en dérision dans plusieurs revues littéraires. Gogol décide de racheter tous les exemplaires et les détruit. Déçu dans ses rêves de gloire, Gogol entre alors au gouvernement, employé successivement (ceci est important) au ministère de l’Intérieur, dans le département des Edifices Publics, puis au ministère de la Cour (département des Apanages). Le jeune fonctionnaire espère devenir grand administrateur. Dans le même temps, Gogol commence à composer : une revue publie sa première nouvelle ukrainienne (en prose) : La Nuit de la St Jean. Il tente également, mais sans succès,

de se faire admettre comme acteur des Théâtres Impériaux, et établit des contacts avec « l’aristocratie littéraire pétersbourgeoise ». On le présente au grand écrivain Pouchkine, qui l’encourage à écrire. Gogol prend confiance en lui, et devient très sûr de lui-même.

Ses nouvelles inspirées du folklore ukrainien sous le titre Veillées du hameau de Dikanka sont publiées en deux volumes successivement en 1831 et 1832, et connaissent un vrai succès. Il publie également, en 1835, deux autres volumes comprenant, entre autres, Tarass Boulba ainsi que plusieurs textes regroupés sous le titre Arabesques dont font partie La Perspective Nevski, Les Mémoires d’un fou, ainsi que la premières esquisse de la nouvelle intitulée Le Portrait. Après un échec cuisant à l’Université de Pétersbourg, où il a accepté une chaire de professeur d’histoire alors qu’il n’avait aucune compétence particulière pour cela, Gogol finit par démissionner, peu à peu abandonné et même tourné en dérision par les étudiants. Cependant l’écrivain est toujours encouragé par les lettrés de St Pétersbourg, et notamment par Pouchkine. Les quatre années qui s’écoulent entre 1832 et 1836 sont passées au contact étroit du célèbre écrivain. A Moscou, Gogol est désormais adulé et son talent reconnu spécialement par les slavophiles.

Le 19 avril 1836 a lieu la première représentation de sa comédie Le Révizor, qui contient une satire violente de la bureaucratie provinciale russe (thème que l’on retrouvera dans Le Manteau ). Pour soustraire sa pièce à la censure, Gogol avait obtenu de ses amis qu’ils intercèdent directement auprès du tsar Nicolas 1er.

Portrait du tsar Nicolas 1er Celui-ci s’était fait lire la pièce et avait donné l’ordre de la monter sans attendre le visa du censeur. Cette première représentation du Révizor, qui a lieu en présence du tsar, est saluée à la fois par des louanges enthousiastes et par des attaques virulentes : d’un côté, les journalistes de St Pétersbourg, porte-paroles des milieux officiels, soulèvent un tollé général contre l’auteur ; de l’autre, les aristocrates et les idéalistes soviétiques sont émerveillées devant la portée de la pièce, qu’ils considèrent non seulement comme une véritable œuvre d’art, mais également comme un grand événement d’ordre moral et social, apportant un message de régénérescence face aux forces ténébreuses de la société. Deux mois après la première représentation, Gogol quitte St Pétersbourg et part pour l’étranger, persuadé que sa vocation est de se rendre utile à son pays en mettant à profit la puissance de son génie créateur. De 1836 à 1842, soit pendant plus de douze ans, Gogol vit à l’étranger (à Rome en particulier) et ne se rend en Russie que pour de brefs séjours. Très affecté par la mort de Pouchkine, en 1837 : « Je n’entreprenais rien sans son conseil…Je n’ai pas écrit une ligne sans qu’il fût devant mes yeux… J’ai le devoir de mener à bien le grand ouvrage qu’il m’a fait jurer d’écrire, dont la pensée est son œuvre », écrira-t-il à des amis. Ce grand projet, c’est la rédaction des Ames mortes, projet qui va l’occuper jusqu’à sa mort, et dont une partie seulement sera publiée, puisque Gogol détruira lui-même la suite avant de disparaître. Parallèlement à ce « Grand Œuvre », Gogol reprend et réécrit à plusieurs reprises ses textes précédents et rédige, en 1840, la première version du Manteau. A partir de 1841, alors qu’il est à l’apogée du succès (une nouvelle édition de ses œuvres antérieures, publiée en 4 volumes – dont fait partie le texte inédit du Manteau -, est accueillie avec enthousiasme dans tous les milieux importants), commence, dans le même temps, un lent et silencieux martyre volontaire. Gogol connaît une exaltation créatrice qui lui donne foi en sa « mission », alternant périodes de découragement et périodes d’euphorie. Ainsi écrit-il, en 1841 : « Une création étonnante s’accomplit dans mon âme…Ici se manifeste à l’évidence la Sainte Volonté de Dieu : pareille inspiration ne vient pas de l’homme…» Gogol voyage à travers l’Europe (Italie, Autriche, Allemagne…), tentant de convaincre ceux qu’il rencontre ou auxquels il écrit du bien fondé de sa démarche spirituelle. Ceci lui vaut de nombreux critiques et sarcasmes. Ses prises de position réactionnaires et même obscurantistes contre les idées nouvelles ne tardent pas à faire scandale. En 1845, paraissent à Paris les Nouvelles russes par Nicolas Gogol , traduites par Louis Viardot et Tourgueniev. Sainte-Beuve en fait une élogieuse critique dans la Revue des Deux Mondes. Entre mars et juin de cette même année 1845, Gogol connaît une grave crise de dépression nerveuse, qui lui fait écrire, dans son Testament : « Qu’on ne m’élève pas de monument(…) Son vœu ne sera pas respecté :

Buste de Gogol

Ce monument érigé par Staline à Moscou pour le centenaire de la mort de l’écrivain le montre de haute taille, serein et souriant. « Le grand artiste russe du verbe » est debout, un livre à la main, comme s’il saluait l’aube resplendissante d’un avenir meilleur. A la fin du mois de janvier 1848, Gogol part en pèlerinage en Terre Sainte. A son retour, il continue à écrire (la suite des Ames mortes), est hébergé à plusieurs reprises chez des amis ( le comte Tolstoï, Mme Smirnov, les Aksakov…), puis choisit de renoncer à la vie dans des conditions drastiques : jeûnes, prières, offices religieux de jour et de nuit. Après avoir essuyé les critiques d’un prêtre sur la deuxième partie des Ames mortes qu’il avait réécrite, il jette son travail au feu. Il meurt en février 1852 ; une foule considérable accompagne sa dépouille. Sa mort prématurée, survenue à l’âge de 42 ans, peu après qu’il ait brûlé les manuscrits censés fournir, selon lui, la clé de l’énigme de son existence, peut être considérée comme une forme originale de suicide, étrange et symbolique. En 1852, les autorités impériales arrêtent la publication des Œuvres de Gogol et le nom même de Gogol est pratiquement interdit à la presse. Ivan Tourguéniev sera même, pour un article ému qu’il a publié dans les Nouvelles de Moscou, arrêté, gardé à vue pendant un mois, puis exilé dans ses terres. La mémoire de Gogol ne sera réhabilitée qu’en 1855.

Après ces quelques précisions rapides, mais indispensables, passons au sujet qui nous réunit ce soir. LE MANTEAU : Dernière des cinq nouvelles contenues dans le troisième volume des Œuvres de Gogol parues en 1843 et regroupées (le titre n’est pas de lui)sous le titre de Nouvelles de St Petersbourg, Le Manteau est l’histoire d’un pauvre petit fonctionnaire, disposant d’un revenu annuel de 400 roubles, dont le rêve dans la vie est d’avoir un manteau neuf. Lorsqu’il a enfin amassé la somme et que le manteau est prêt, la première fois qu’il sort, des voleurs s’en prennent à lui et le dépouillent de sa pelisse. Akaki Akakiévitch (c’est son nom) est un personnage pitoyablement humble et inférieur. Le récit traverse toute la gamme des attitudes envers lui, de la simple moquerie à la pitié poignante. Ce fut précisément cette pitié poignante pour l’homme pauvre et insignifiant qui impressionna si fortement le lecteur de l’époque. Le Manteau fit d’ailleurs naître toute une littérature de récits philanthropiques sur le pauvre petit fonctionnaire, dont l’exemple le plus significatif est le roman de Dostoievsky Les Pauvres Gens.

Le génie de Gogol réside dans le fait d’avoir traité cette intrigue pathétique sur un ton burlesque. En effet, Akaki Akakiévitch est un inoffensif copiste qui mène une existence d’automate jusqu’au jour où il a besoin d’un manteau neuf. A partir de ce moment, la vie se charge pour lui de sens, et il acquiert une dimension humaine, jusqu’au jour où il se fait voler son manteau. Sa mort le fait resurgir d’un au-delà vengeur assez ambigu afin de voler à son tour les manteaux des autres. Cette atmosphère onirique n’est pas sans rappeler celle des tableaux de Chagall (le peintre s’inspirera d’ailleurs à plusieurs reprises de l’œuvre de Gogol, notamment des Ames mortes). Mais l’étonnante modernité du texte du Manteau réside à mon sens dans ce jeu continuel de l’auteur avec les attentes conventionnelles du récit : Le narrateur se permet, avec

une grande liberté, d’intervenir tout au long du récit, soit pour livrer avec une certaine émotion un commentaire sur son personnage : « Cette journée fut vraiment pour le pauvre diable une fête solennelle » (p. 357) soit encore pour témoigner avec humour de la difficulté qu’il y a à vouloir rendre compte de façon exhaustive des faits racontés : « Le chef du personnel devina-t-il qu’Akaki Akakiévitch devait se commander un manteau ? Faut-il ne voir là qu’un simple effet du hasard ? Je n’en sais rien ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’Akaki Akakiévitch(…) » (p. 254) ou « Nous regrettons fort de ne pouvoir dire exactement où logeait le fonctionnaire qui l’avait invité : la mémoire commence à nous trahir ; les rues et les édifices de Pétersbourg se confondent si bien dans notre tête que nous n’arrivons plus à nous orienter dans ce vaste dédale. » (p. 257 - 258) ou encore pour rappeler l’aspect fictionnel du récit, et par là intervenir directement sur les faits : « Qui s’empara de tout cela ? Je dois avouer que l’auteur de ce récit ne s’en est pas autrement préoccupé » (p. 271) On sait que Gogol prenait grand plaisir à lire lui-même ses textes Le nombre de ces interventions, au fil de l’histoire, peut ainsi être vu comme autant de moments de « reprise en main » de l’auditoire, lorsque le texte était lu en public. Les traducteurs de Gogol ont d’ailleurs témoigné à plusieurs reprises de la difficulté qu’il y avait à traduire le style de Gogol en raison de sa technique très particulière qui alterne sans cesse différentes tonalités, passant du poétique au burlesque, du pathétique au satirique, etc…(caractéristique que l’on retrouve également dans l’Eugène Onéguine de Pouchkine).

Portrait de Pouchkine Le style de Gogol alterne en outre différents niveaux de langue : il peut ainsi passer, dans un même paragraphe, d’un niveau familier à un niveau soutenu, donnant ainsi l’illusion d’un discours oral. Une autre difficulté à traduire Gogol provient du fait que l’auteur choisissait ses mots et ses phrases en raison de leur force d’expression à l’oral, et donc plus pour leur sonorité que pour leur sens.Le Manteau est ainsi truffé de calembours purement verbaux difficilement traduisibles d’une langue à une autre. Cependant, malgré l’écart entre le texte original et sa traduction française, le récit garde pour nous toute sa saveur, sa vivacité et son humour. Car, à mon sens, le plaisir que l’on éprouve devant le texte du Manteau de Gogol - et ce qui fait sa modernité - réside précisément dans ce mélange détonnant ( rarement ou jamais égalé depuis), entre le ton burlesque, ce qui n’a pas toujours été apprécié par ses contemporains, et la portée fort sérieuse des thèmes philosophiques ou sociaux qui y sont abordés. Cette gaieté enlevée, oscillant sans cesse entre la question du sens et du non-sens,

très en avance sur son temps, ne sera pleinement développée qu’un siècle plus tard avec les surréalistes et le théâtre de l’absurde. LA CRITIQUE DES FONCTIONNAIRES Gogol se livre, dans Le Manteau, à une violente critique de l’administration en place à St Petersbourg dans cette première moitié du XIX ème siècle. Il a d’ailleurs connu lui-même cette ambiance détestable de l’intérieur, si j’ose dire, pour avoir travaillé quelques mois dans deux ministères. Cette hiérarchisation des différents grades de fonctionnaires en Russie entraîne un véritable système de caste, auquel il est quasiment impossible d’échapper. Ainsi, au moment du baptême du petit Akaki Akakiévitch (né lui-même d’un père fonctionnaire), Gogol raconte avec humour : « On baptisa l’enfant, qui se prit à pleurer et à grimacer, comme s’il pressentait qu’il serait un jour conseiller titulaire. » (p. 239) Le grade de conseiller titulaire est le 9ème sur 14 dans l’échelle ascendante des différents grades de fonctionnaires. Il est l’équivalent du grade de capitaine. L’importance de cette hiérarchie dans la vie du petit fonctionnaire Akaki Akakiévitch apparaît d’emblée dès la première page du récit, après une description physique extrêmement brève du personnage : « Quant au grade (car chez nous, c’est toujours par cette indication qu’il faut commencer, c’était l’éternel conseiller titulaire dont se sont amplement gaussés bon nombre d’écrivains parmi ceux qui ont la louable habitude de s’en prendre aux gens incapables de montrer leurs crocs. » (p. 238) Dans Le Manteau, les rapports hiérarchiques sont l’objet de constantes railleries, comme en témoigne cet extrait, situé au moment où Akaki Akakiévitch se rend chez un « personnage important » qu’il lui a été recommandé de consulter après le vol de sa pelisse. Voici ce passage :

Adaptation canadienne pour The Overcoat « Akaki Akakiévitch résolut d’aller trouver ce personnage dont, à parler franc, nul ne savait en quoi consistaient les fonctions. Il faut dire que ledit personnage n’était devenu important que depuis peu ; du reste, par rapport à d’autres plus considérables, la place qu’il occupait n’était pas tenue pour bien importante. Mais il se trouve toujours des gens pour attacher de l’importance à des choses qui n’en ont aucune. Lui-même, d’ailleurs, avait grand soin de souligner son importance par les moyens les plus divers : quand il arrivait à son bureau, le plus petit personnel était tenu de se porter en corps à sa rencontre ; on ne pouvait s’adresser à lui autrement que par la voie hiérarchique : l’enregistreur de collège faisait son rapport au conseiller de province, le conseiller de province au conseiller titulaire ou à tel autre fonctionnaire qui de droit. » (p. 265)

Ces situations absurdes -nous dirions même ubuesques, si nous ne redoutions les anachronismes - dues à une hiérarchisation excessive du système administratif seront largement reprises et développées chez Kafka, dans Le Procès notamment. Toutefois le ton se fait ensuite cassant et plus dur lorsque Gogol fait remarquer que « l’esprit d’imitation a fortement infecté notre sainte Russie, chacun veut y jouer au chef et copier plus haut que soi. » (p. 265) Quant aux petits fonctionnaires, bien qu’il participent eux aussi activement à ce système ridicule en en faisant fonctionner les rouages, ils sont décrits sous la plume de Gogol comme des individus pitoyables, aux conditions de vie souvent sordides : « (le soir, les petits fonctionnaires)s’en vont tout simplement voir un collègue qui occupe au second ou au troisième étage un petit appartement de deux pièces avec cuisine, antichambre et certaines prétentions à la mode, une lampe, un bibelot quelconque, fruit de nombreux sacrifices, tels que privations de dîner, de promenades, etc… » (p. 243) En revanche, les fonctionnaires plus haut placés, tels des acteurs répétant leur numéro, se prennent au jeu de la comédie sociale, jeu auquel personne n’est dupe, si ce n’est le seul Akaki Akakiévitch. Ainsi le « personnage important » reçoit-il théâtralement le pauvre homme qui a demandé à le rencontrer : « Que désirez-vous ? lui demanda-t-il de cette voix rêche et coupante dont il avait fait l’apprentissage devant son miroir, dans la solitude de sa chambre, une bonne semaine avant la promotion qui avait fait de lui une Excellence. » (p. 267) Cette critique féroce des fonctionnaires et du système administratif impérial, déjà présente dans les autres Nouvelles de St Pétersbourg (et tout particulièrement dans le Journal d’un fou), se retrouve aussi dans la célèbre pièce de Gogol intitulée Le Révizor dont la Première provoqua à la fois enthousiasme et scandale. Gogol, qui rêvait de devenir Grand Administrateur, n’a-t-il pas été aigri d’avoir été exclu de ce système complexe et déshumanisant pour lequel il n’était pas fait? La frustration engendrée par des rêves de carrière brisés n’est-elle pas à l’origine de ce regard caustique et terriblement lucide que porte Gogol sur la société pétersbourgeoise à laquelle il a un temps appartenu ? Le Manteau contient à l’évidence une part non négligeable des difficultés qu’a éprouvées son auteur à trouver sa place dans le monde. AKAKI AKAKIEVITCH LE SCRIBOUILLARD Un grand spécialiste de la littérature russe, D.S. Mirsky, fait remarquer à juste titre que « les personnages de Gogol ne sont pas des caricatures réalistes du monde, mais des créations introspectives de la faune qui peuple son esprit.».De là, sans doute, l’intérêt tout particulier porté par deux réalisateurs russes de dessins animés durant la première moitié du XXème siècle aux personnages du Nez et du Manteau :

Le Nez, images extraites du court métrage d’Alexeieff, 1928 Ici, le personnage du nez est un nez. Par synecdoque (la partie constitue le tout), le personnage prend métaphoriquement l’apparence de l’ appendice nasal qu’il est censé incarner

Ceci aboutit à une scène des plus cocasses lorsque le personnage principal s’adresse au nez qu’il a perdu afin de lui demander de reprendre sa place. Dans Le Manteau, la caractéristique essentielle d’Akaki Akakiévitch, outre le fait qu’il soit fonctionnaire, est l’extrême satisfaction qu’il tire de l’écriture. De même que dans Le Nez, le barbier Ivan Iakovlévitch est véritablement obsédé par la perte de son nez, le personnage d’Akaki Akakievitch, avant d’être lui aussi obsédé par l’idée de son manteau, n’a d’existence réelle qu’à travers l’écriture, c’est-à-dire au fait de recopier, à la main et soigneusement, des milliers de caractères par jour.

Extrait de 8 secondes du film d’animation réalisé en 1926 par Youri Norstein d’après Le Manteau de Gogol. Voici comment Gogol dépeint son personnage au travail : « On aurait difficilement trouvé un fonctionnaire aussi profondément attaché à son emploi qu’Akaki Akakiévitch. Il s’y adonnait avec zèle ; non, c’est trop peu dire, il s’y adonnait avec amour. Cette éternelle transcription lui paraissait un monde toujours charmant, toujours divers, toujours nouveau. Le plaisir qu’il y prenait se reflétait sur ses traits ; quand il arrivait à certaines lettres qui étaient ses favorites, il ne se sentait plus de joie, souriait, clignotait, remuait les lèvres comme pour s’aider dans sa besogne. C’est ainsi qu’on pouvait lire sur son visage les lettres que traçait sa plume. » (p. 241) Akaki Akakiévitch n’a pas d’existence dans la vie hormis sa fonction de copiste. D’ailleurs, il aime tellement son travail qu’il n’hésite pas à l’emmener chez lui, par plaisir : « (Après son dîner, il se levait, sortait d’un tiroir une bouteille d’encre et copiait des documents apportés du bureau. Le travail venait-il à manquer, il prenait des copies pour son propre plaisir, préférant aux pièces intéressantes pour la beauté du style celles qui étaient adressées à des personnages nouvellement nommés ou haut placés. » (p. 242)

L’activité d’écriture dépeinte ici n’est nullement une fonction créatrice. Il s’agit simplement d’une action mécanique, ne faisant appel ni à l’intelligence ni à l’imagination. Et le dévouement zélé avec lequel l’humble petit fonctionnaire accomplit son travail ne sera jamais reconnu par l’administration qui l’emploie : « Si l’on avait dignement récompensé son zèle, il fût sans doute parvenu, non sans surprise de sa part, au titre de conseiller d’Etat ; mais il n’avait jamais obtenu, pour parler comme ses plaisantins de collègues, que zéro-zéro à la boutonnière et des hémorroïdes au bas des reins. » (p. 241) D’ailleurs, le jour où son supérieur hiérarchique le charge d’une mission plus délicate, Akaki Akakiévitch est incapable d’accomplir la tâche qui lui est demandée :

Adaptation canadienne pour The Overcoat « Toutefois, ce serait aller trop loin de prétendre qu’on ne lui témoigna jamais d’égards. Désireux de récompenser ses longs états de service, un brave homme de directeur lui confia un beau jour une besogne plus importante que ses travaux habituels. Il s’agissait d’extraire d’un mémoire complètement au point un rapport destiné à une autre administration : tout le travail consistait à changer le titre général et à faire passer quelques verbes de la première à la troisième personne. Cette tâche parut si ardue à Akaki Akakiévitch que le malheureux tout en nage se frotta le front et finit par dire : « Non, décidément, donnez-moi quelque chose à copier. » Depuis lors on le laissa à sa copie, en dehors de laquelle rien ne semblait exister pour lui. » (p. 241) Le personnage principal du Manteau peut apparaître à première vue comme ce qu’il est communément permis d’appeler un vulgaire scribouillard. Toute initiative personnelle le déroute, et seul le travail de copie lui convient. Rien n’est dit sur les sentiments ni sur les émotions qui l’habitent lorsqu’il écrit, en dehors de la satisfaction qu’il éprouve à tracer les lettres. Que se passe-t-il dans l’âme d’Akaki Akakiévitch lors de ces moments d’écriture? Son travail et la concentration qui en découle peuvent nous faire penser à ces moines copistes qui, au Moyen-Age, recopiaient avec application pendant des heures des pages entières de manuscrits au fond du scriptorium de leur abbaye. Le parallèle avec la vie monastique ne me semble pas anodin et mérite d’être amplement développé ici. SAINT ACACE A plus d’un égard, la vie ascétique d’Akaki Akakiévitch rejoint des thèmes qui resurgissent à plusieurs reprises dans l’œuvre de Gogol. Il est possible en effet de retrouver chez le personnage principal du Manteau quelques unes des caractéristiques propres aux

autres personnages des Nouvelles de St Pétersbourg : Tchartkov, l’artiste maudit du Portrait ou comme le narrateur du Journal d’un fou qui se prend pour le roi d’Espagne.

Aquatinte d’Alexeieff pour Le Journal d’un fou Akaki Akakiévitch, lui aussi, appartient à la catégorie des exclus. Il fait partie de ces gens qui, en raison de difficultés d’adaptation souvent d’ordre psychologique, ne parviennent pas à trouver leur place dans les rouages bien huilés d’une société bourgeoise. Car seuls ceux qui savent jouer le rôle exigé par les conventions sociales parviennent à tirer leur épingle du jeu. C’est là également toute l’opposition, dans la nouvelle Le nez, entre le pauvre barbier qui a perdu son nez et essaie désespérément de le faire revenir à sa place, et le nez qui, trop content de sa bonne fortune, a saisi tout le parti qu’il pouvait tirer du jeu social des apparences. ; Mais un autre facteur est, pour Gogol, générateur d’exclusion : la pauvreté. Toutefois l’évocation des conditions de vie misérables de son personnage, loin de tirer les larmes, s’accompagne toujours chez Gogol d’une dose plus ou moins sensible d’humour. Ainsi, lorsque l’auteur veut faire comprendre combien il est difficile à Akaki Akakiévitch d’économiser pour acheter son nouveau manteau, la problématique débute comme dans un mélodrame : « Où trouver l’argent nécessaire ? Il attendait bien une gratification pour les fêtes, mais l’emploi en était réglé d’avance. Il lui fallait acheter un pantalon, payer au bottier un vieux remontage, commander à la lingère trois chemises (…) » mais cette pitoyable liste de vêtements à acheter ou à raccommoder se conclut par une amusante litote, comme un pied de nez à la misère : « trois chemises et deux paires de ces attributs vestimentaires dont il serait inconvenant d’imprimer le nom. » (p. 252) De même, les privations que s’inflige le pauvre homme pour mettre de côté l’argent nécessaire à son achat nous émeuvent et inspirent notre pitié quant aux conditions de vie de ces petits employés de bureau : « A force de réfléchir, Akaki Akakiévitch se résolut à réduire ses dépenses, tout au moins pendant une année. Dès lors, il ne prit plus de thé le soir et n’alluma plus de chandelle, emportant, quand besoin était, son travail dans la chambre de sa logeuse » mais la suite des privations exagérées que s’impose ce pauvre Akaki, loin de nous tirer les larmes du corps, nous amène à sourire et même à rire : « dans la rue il se mit à marcher sur la pointe des pieds pour ménager ses semelles ; il n’avait recours que fort rarement aux offices de la blanchisseuse, pour ne point user le linge qu’il remplaçait, aussitôt rentré, par une vieille robe de chambre de futaine que le temps même avait épargnée. A dire vrai, ces restrictions lui parurent d’abord plutôt dures, mais il s’y accoutuma peu à peu et finit un beau jour par se passer tout à fait de souper. » (p. 253) Car il y a chez ce personnage quelque chose de foncièrement ridicule. Et comme les saints qui subissent humiliations et insultes pour prix de leur sainteté, incompris et méprisés

de leur vivant (tous les grands saints en sont passés par là), notre petit saint Acace (Akaki vient de Acace, qui signifie Innocent) avance lui aussi sur ce dur chemin parsemé d’épines.

Adaptation canadienne contemporaine pour The Overcoat Dès sa naissance, d’ailleurs, les saints du calendrier l’ont couvert de ridicule et de honte aux yeux mêmes de sa mère : « On soumit trois noms au choix de l’accouchée : Mosée, Sosie, et Cosdazat martyr. « Diables de noms ! se dit-elle ; je n’en veux pas. » Pour lui faire plaisir, on ouvrit l’almanach à une autre page, et de nouveau trois noms se présentèrent :Triphylle, Dulas, et Barachise. « C’est une vraie punition du Bon Dieu, grommela la bonne dame ; rien que des noms impossibles ; je n’en ai jamais entendu de pareils ! Passe encore pour Baradate ou Baruch, mais Triphylle et Barachise ! » L’on tourna encore une page et l’on tomba sur Pausicace et Bactisoès. « Allons ! dit l’accouchée, c’est décidément un coup du sort ; dans ces conditions, mieux vaut lui donner le nom de son père. Le père s’appelait Acace ; que le fils s’appelle aussi Acace. » (p. 239) Mais les humiliations subies par Akaki Akakiévitch ne s’arrêtent pas là. Outre les sarcasmes fréquents dont il fait l’objet de la part de ses collègues de bureau, le personnage en reçoit des marques de mépris plus que désobligeantes : « Ses jeunes collègues épuisaient sur lui l’arsenal des plaisanteries en cours dans les bureaux. Ils racontaient en sa présence toutes sortes d’historiettes inventées sur son compte ; ils prétendaient qu’il endurait les sévices de sa logeuse, une vieille femme de soixante dix ans, et lui demandaient quand il l’épouserait ; ils lui versaient sur la tête des rognures de papier, « une chute de neige »s’exclamaient-ils. Mais Akaki Akakiévitch demeurait impassible. » (p. 239- 240) Il est difficile également de ne pas penser, en lisant ces quelques lignes, aux critiques en règle dont Gogol fera l’objet et aux moments terribles d’humiliation qu’il subira à plusieurs moments de sa vie. Comment ne pas évoquer non plus cet étrange parallèle entre un Gogol en voie vers la sainteté au moment où il rédige la deuxième partie des Ames mortes (au mépris de toute vraisemblance et en parfaite contradiction avec ses idées passées ) et ce pauvre homme déconsidéré par ses collègues, alors qu’il ne ferait pas de mal à une mouche ? D’une certaine façon, le récit du Manteau me semble avoir fonctionné pour Gogol à la fois comme le révélateur de tourments profonds qui l’agitaient déjà au moment où il écrivait ce texte, mais aussi comme une œuvre que l’on pourrait qualifier de prémonitoire. « (Les personnages de Gogol),dit Mirsky, extériorisent sa propre « laideur » et ses propres « vices ». Illustrant ces propos, le portrait d’Akaki Akakiévitch dressé dans le texte peut à bien des égards apparaître comme un autoportrait involontaire, brossé avec humour et distance.

UN RECIT FANTASTIQUE Toutefois une lecture un tant soit peu suivie du Manteau ne peut passer sous silence l’aspect fantastique de ce texte. Car l’histoire ne se borne pas à l’achat du vêtement neuf… La mort du personnage principal du récit est racontée sans effet ni sentiment, au contraire : nous retrouvons là encore cet humour corrosif qui sous-tend l’ensemble de la nouvelle. Ainsi, « quelques jours après sa disparition, un huissier du ministère vint lui intimer l’ordre de reprendre son service. L’huissier ne put évidemment remplir sa mission. » (p. 271) Mais, chose encore plus étonnante, c’est une fois mort qu’Akaki va enfin pouvoir montrer aux autres qu’il existe. Je m’explique : Sa vie durant, ce personnage falot a été déconsidéré, humilié, tenu pour quantité négligeable. Bref, son existence a été complètement insignifiante. Ce n’est qu’une fois mort qu’Akaki va pouvoir prendre sa revanche, tyranniser à son tour ceux qui l’ont persécuté, effrayer ceux qui l’ont terrorisé. L’apparition du fantastique dans ce récit participe de ce mélange des genres et des tonalités que nous évoquions plus haut, visant à l’esthétique de la construction du récit. Mais cette atmosphère fantastique qui clôt le récit lui apporte également une portée beaucoup plus profonde. A. Siniavski rapporte, en 1966, une anecdote édifiante dans son ouvrage intitulé Dans l’ombre de Gogol : L’auteur y rapporte une légende selon laquelle on aurait trouvé, en ouvrant le cercueil de Gogol, la trace de griffures d’ongle contre le couvercle, c’est-à-dire la preuve flagrante qu’il aurait été enterré en état de « fausse mort ». Siniavski met ce fait en rapport avec la peur extrême qu’avait Gogol d’être enterré vif, mais également d’être mis en effigie ou représenté après sa mort, bref, avec la peur des sortilèges magiques. Cet aspect n’est peut-être pas si puéril qu’il y paraît, et les histoires qui ont peuplé l’enfance ukrainienne de Gogol (dont il a couché certaines sur papier dans l’un de ses premiers ouvrages : Les veillées du hameau de Dikanka) avaient certainement trait à ce genre de croyances. Et ce « mort-vivant » prenant enfin sa revanche sur les autres à partir d’un au-delà vengeur, pose sans le résoudre le délicat problème du sens de l’existence. Qu’est-ce que vivre et qu’est-ce que mourir ? Nous sentons très bien ces interrogations en germe dans Le Manteau, même si elles sont traitées en apparence avec bouffonnerie et légèreté. Mais on sait aussi quelle importance ces questions prendront par la suite pour Gogol, et l’on connaît le long et douloureux cheminement spirituel qui le mènera vers la fin de sa vie. LES ADAPTATIONS DU MANTEAU DE GOGOL Bien que n’étant pas un texte de genre théâtral, le récit du Manteau semble assez aisément supporter l’adaptation à un autre genre que le roman. Alternance des styles, relative simplicité de la construction du récit, nombre de personnages limité, portraits fouillés se prêtant à la caricature (comme celui du tailleur, p.245) mais aussi ressorts du comique variés issus de la farce (jeux de mots (p. 238), comique de caractère (p. 253, p. 266, p. 267), comique de situation (p. 238, p. 250)… se prêtent relativement facilement à une adaptation théâtrale. L’écriture gogolienne est d’ailleurs inspirée, pour une large part, de ce théâtre populaire de marionnettes ukrainien (vertep), de par ses bouffonneries. Par ailleurs, la stylisation du récit due à la brièveté du genre de la nouvelle peut aussi faciliter un travail d’adaptation pour la scène. C’est sans doute la raison pour laquelle la nouvelle Le Manteau a déjà inspiré nombre de réalisateurs et de metteurs en scène à l’extérieur de l’hexagone, parmi lesquels : - un film italien :

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une pièce de théâtre canadienne :

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plusieurs films russes

Mais à ma connaissance, ce texte n’avait jamais fait l’objet à ce jour d’aucune adaptation française au cinéma ni au théâtre. Nous ne pouvions que déplorer cette carence, étant donné la place de premier ordre que détiennent les nouvelles de Gogol dans le patrimoine littéraire de notre continent. C’est désormais chose faite, avec la pièce qui vous sera proposée prochainement ici, à St Quentin

N’ayant pas vu l’adaptation qui vous sera proposée prochainement de ce texte, il m’est impossible d’émettre un quelconque jugement à son encontre, mais l’idée d’une adaptation théâtrale française réussie du Manteau de Gogol me semble excellente !.

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