Mme
de
Calvaire
SOCIÉTÉ
FRANÇAISE
D'IMPRIMERIE &
DE
LIBRAIRIE
Roseline
C.
AMÉRO
L^CaJvaire
'^
/
de
Roseline
DEUXIÈME SÉRIE.— Format grand in-8<>.
Jean entra bravement dans reaVWparvint à ramener la petite fille.
C.
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V.
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de
Rosellne
DE
ILLUSTRATIONS
CARRIER
PARIS SOCIÉTÉ
FRANÇAISE D'IMPRIMERIE ET DE LIBRAIRIE ANCIENNELIBRAIME LECÈNE, OUDINET C!c Ï5, rue de Clunij, 15
Le
de
Calvaire
CHAPITRE
Roseline
PREMIER
HEUREUSESENFANCES
attirés à Gérardmer Les touristes par les trois jolis lacs de la boisées de sapin région, qui sont situés au milieu de montagues ne manquent et semées de blocs erratiques, jamais d'aller voir la chute de la Vologne entre deux murailles de rochers — le Saut vallée de Granges, des Cuves, — et de visiter, dans la pittoresque la glacière
naturelle
qui s'y dérobe
parmi
des débris
granitiques
lé sol. jonchant La vallée est formée
par le vide que laissent entre elles une succession de hautes collines. Il y a même une montagne de huit cents mètres, le Spiémont, à l'ouest de Granges. l'un des Granges est un gros village de trois mille habitants, centres de l'industrie de la filature et du lissage du coton daus les Vosges. Un peu au delà du village et en aval de la rivière, les bords de la Vologne s'enjolivaient, il y a quelques années encore, d'un vieux moulin, posé dans le paysage comme pour le plaisir des et confortables demeures yeux, et à côté, d'une de ces anciennes comme les aiment les paysans à leur aise. Le moulin a disparu ; la maison existe, flanquée sur sa gauche d'un bouquet de beaux arbres qui lui a valu le nom de la Fresnaie, et elle s'agrandit
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LE CALVAIREDE ROSELINE
sans cesse de nouvelles prospérité. Elle appartient
dépendances,
avec un véritable
air de
aux Varin-Doron, une des plus vieilles familles A l'époque où commence notre récit, Daniel
du
pays lorrain. minotier, possédait en outre et cultivait les belles Varin-Doron, terres de labour du fond de Genasville — entre la rivière et la —et une autre terre aux Chapes. C'était la plus belle montagne, familial. Le surplus en avait été détaché portion du domaine lui Reuter, lorsque la soeur de Daniel, en épousant Sébastien apporta en dot une prairie du bas des Chapes, et, sur le versant de la colline voisine, vingt hectares de bois de haute futaie. avait un fils encore enfant, à Le riche meunier Varin-Doron — agrandis, on peut le qui il devait un jour laisser tous ses biens guettées et achetées, croire, de maintes parcelles laborieusement malgré les offres des « étrangers » : on n'en dans le pays : il n'y a pas trop de terre pour quand leurs familles viennent à s'accroître.
veut pas d'étranger ceux qui l'habitent,
Et il avait quelque idée que la prairie et les bois de haute rentrer un jour dans la futaie, dot de sa défunte soeur, pourraient famille par un mariage entre son fils Jean et la fille unique de la petite Roseline. Par exemple^ Daniel Varin ne faisait aucun fond sur les biens Celui-ci que Sébastien pouvait de son côté laisser à son héritière.
Sébastien
Reuter,
ce qui lui appartenait et ce qui à sa fille du chef de sa mère ; mais il n'avait pas la appartenait il vendait passion de la terre. Cela se voyait : au lieu d'acheter, de temps en temps un lopin pour combler le déficit dans le budget faisait
valoir
très médiocrement
de son ménage de veuf... Comme on voit, c'était de loin, de très loin que le meunier de Granges apercevait la réalisation de ses projets. Que de causes de brouille pouvaient survenir entre les deux beaux-frères, capables de séparer à tout jamais leurs enfants ! Déjà on voyait poindre entre Daniel et Sébastien : ça grandissait une mésintelligence tous les jours depuis la mort de la mère de Roseline... Cependant
les enfants
s'aimaient
d'une
franche
amitié.
Toute
LE CALVAIRE DE ROSELINE
de leur âge, la vivacité Jean était certainement de la vallée des hameaux
ils
la
mettaient
dans
ce sentiment.
le garçon le plus éveillé du village et de Granges ; et si sa cousine ne lui respar les traits du visage, c'était la même
semblait
pas beaucoup la même ardeur au jeu. pétulance, dans une bande de Aussi, il fallait les voir tous deux perdus tous du côté du moulin aux et de fillettes s'acheminant garçons un peu son où la Vologne toujours rapide ralentit Quatre-Vents, C'était l'amusement favori de cours et forme un large bassin. et de ses petits camarades de jeter là et de faire saules légères tiller sur l'eau, en de nombreux ricochets, pierres le long de la rive, usées par le courant. plates ramassées Celui qui réussissait à faire le plus de fois surgir de l'eau son Et cela intéressait palet, était réputé le plus habile futur danseur. Varin
Jean
les petites filles, qui s'ébaudissaient beaucoup mains, faisant fête déjà à ceux qui les mèneraient le plus d'entrain.
et battaient
des
à la danse
avec
fois que le caillou mouillé brillait au soleil et s'enChaque fonçait pour sortir de l'eau un peu plus loin, Jean clignait de l'oeil du côté de sa petite Roseline... Et celle-ci comprenait tout ce que promettaient de joie ces clignements d'yeux. elle sautait sur le sable roux. Transportée, C'était une aimable haute de taille pour enfant, très fraîche, son
avec beaucoup de cheveux blonds et de grands yeux d'une réfléchie. Avec son chapeau de paille, expression plus souvent sur son dos que sur sa tête, ses jupes courtes, son corset de toile bise, ses petits pieds aux chevilles libres de leurs d'ivoire, âge,
sabots
tenus
de loule
à la main
la gentillesse
champs. Le cousin
pour courir plus vite, elle offrait un résumé de rencontrer aux que l'on peut espérer
Jean ne se distinguait tout d'abord d'aucun des gamins de son âge ; ni par le hâle de son front, ni par ses cheveux bruns tondus de près, ni par son allure désordonnée. Du reste, nul air de famille entre lui et Roseline. Ce qui dominait chez celle-ci, — plus qu'une grâce enfantine. c'était la grâce, i*
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LE CALVAIREDE ROSELINE
Jean, au contraire, respirait la force, l'énergie et la résolution: tout cela était sur son visage mat, dans ses yeux noirs, sur ses lèvres pleines de santé. A l'heure de la sortie bruyante des écoles, excité, on l'eût juré, par le désir d'oublier ce qui avait été appris en classe, tout un petit monde de têtes rondes, aux visages joufflus, épanouis de du côté des champs, de l'eau et des contentement, s'échappait bois, — de l'eau surtout. Les fillettes faisaient encore plus de De loin on entendait venir les joyeux que les garçons. criant comme crie une nichée de groupes, riant, gesticulant, geais pris à la glu. Les écolières s'alignaient le long de la Vologne pour bien voir, — les leurs plus petites au premier rang, les yeux écarquillés, pieds faisant dans le sable des empreintes qui se remplissaient
tapage
vite d'eau.
Leurs grands camarades arrivaient, les poches pleines de pierres plates récoltées en chemin. Les moins avisés se mettaient à chercher des cailloux çà et la. Un beau caillou était une trouvaille Rientôt
signalée par des exclamations joyeuses. les ricochets allaient leur train, la lutte s'animait
; lès plus garçonnières d'entre les fillettes finissaient par y prendre une part directe, essayant, elles aussi, leur adresse. Puis, après force poussées et culbutes, deux ou trois des plus habiles joueurs s'imque pour eux. posaient aux autres, et il n'y avait plus d'attention Rien souvent, Jean Varin et ses camarades avec tant de force qu'ils allaient eux-mêmes
lançaient le palet faire le plongeon
dans la rivière. Un jour même l'événement eut plus de gravité. Claude Mansu, dit Claude le Tors, le fils du tailleur, presque aussi adroit que sans le vouloir donna un coup de Jean et son rival déclaré, coude à Roseline
en jetant sa pierre ; et la petite, perdant l'équilibre, tomba dans l'eau et manqua se noyer dans le courant. Tout en s'accrochanl aux ronces et aux tiges des osiers du bord, l'enfant, se sentait
entraîner...
appelait au secours... poussait des cris d'effroi,
La bande, alarmée, en l'air... Et c'était tout.
levait les mains
LE CALVAIRE DE ROSELINE
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à ramener dans l'eau, et parvint Jean entra bravement non sans peine, lâcher prise, — car elle la petite en lui faisant, était de Roseline l'avait saisi par le bras. Mais un des souliers et Jean plongea de nouveau resté envasé au fond de la rivière. le soulier à la main. 11 le remit au pied de la revint triomphant, devant elle avec la grâce de ce gentil fils de petite, agenouillé à tous les petits pieds la panroi des contes de fées, essayant au toufle de Cendrillon ; puis, la main dans la main, ils rentrèrent Alors
de ce sauvetage périlleux. village, suivis par la bande émerveillée à Granges... On devait en parler longtemps crut de bonne foi que son cousin lui avait sauvé la Roseline vie
pour
et qu'aucun autre n'eût été d'elle, garçon de lui donner une aussi grande preuve d'amitié, pas même de ses jambes et sa lente allure, qui, avec la courbure l'amour
capable Claude, l'aurait laissée
se noyer. Mais quand il fallut, à la maison, raconter le bain forcé aux servantes, à qui faute de mère elle était confiée, rien n'eût pu faire avouer à la petite personne à qu'elle devait
' été le entraînée courant sous pas par les terribles roues dentées du moulin aux Quatre-Vents. Ce secret lui plaisait à garder; elle croyait du moins que c'était un secret. Mais bien des langues indiscrètes avaient • '' . jasé... la gent écolière se trouvait Quand venait le temps des vacances, un peu partout. Alors Roseline et Jean dispersée passaient son cousin
ensemble
Jean
de n'avoir
les longues et chaudes journées d'août. On les voyait ' traîner une voiture d'enfant sur la route des Voids, ou monter Pré Genel. Quelquefois Jean tirait la voiture. Ces jours-là jusqu'au ' la petite s'étalait sur la banquette, faisant rouler sous ses pieds les poires et les pommes ramassées le long du chemin, marquées déjà d'une dent capricieuse. à côté de Roseline se D'ordinaire, sa poupée, dans une fière altitude, prélassait et comme si celte demoiselle ne fût de sa vie sortie Malheuqu'en calèche découverte. reusement la pureté du leint de l'infante laissait à beaucoup et il lui manquait désirer, un bras. Rientôt après, il lai manqua une jambe, ce dont on d'autant s'aperçut plus vite que le bébé de
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LE CALVAIREDE ROSELINE
Roseline
n'avait
pour tout costume qu'un fichu large comme la main, npué à la ceinture... Les deux enfants faisaient halte sous un noyer àl'ombre épaisse. Alors Roseline, assise sur les grosses racines de l'arbre, ou au aux embellissements de sa pied d'un talus herbeux, procédait de malgré l'opposition et les taquineries Parfois, le gars, devenu tout d'un coup docile, butiner çà et là les parures projetées ; de larges couvrir d'une jupe, un coquelicot pour la coiffer
poupée,
Jean. s'offrait feuilles
d'aller pour la
de rouge, des baies sauvages pour lui faire un collier et une ceinture. La toilette achevée, la poupée était assise dans les hautes tiges d'un chardon. Le cousin et la cousine
se miraient
oeuvre ; mais ce n'était jamais bien longtemps : malgré les cris et les supplications de Roseline, Jean, en sa qualité de garçon au-dessusde tels amusements, jetait des pierres à la poupée et finissait par l'abattre. dans.leur
Cela dérangeait
quelque peu la toilette improvisée ; mais aussi quel plaisir, quelle consolation pour la fillette d'être obligée de créera sa pupille un nouveau costume !... fois, les choses prenaient tout à fait une vilaine tournure. Roseline, réellement vexée) ne songeait pas à recommencer son ouvrage. Elle préférait se soulager par des pleurs. Alors son D'autres
compagnon se sentait le coeur serré : il avait des remords, il prenait un air contrit... Dès que la petite s'en apercevait, elle cessait de verser des larmes et frappait son cousin... avec la — avec la poupée même poupée tenue par la jambe ou le bras valide... subitement
Lui, faisait semblant de souffrir de ces coups, et criait si naturellement que la gamine, satisfaite d'avoir puni, se tenait pour apaisée. Un dimanche, après une scène de ce genre, Roseline se de procéder à l'autopsie des tristes le cruel contentement de sa poupée. La pauvre martyre fut dépecée, et l'on peut Le son que Jean ne recula pas devant cette profanation.
donna restes croire écoulé
par tous les bouts, ils en vinrent à arracher la tête. un bon moment Les enfants, en la trouvant vide, demeurèrent
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réflexions... Enfin, la tête fut enterrée plongés dans de sérieuses avec toutes sortes de momeries... Mais à dater de ce jour, on ne vit plus jamais assise sur la de la voiture verte, à côté de sa grande soeur, la petite banquette souriant avec dignité, malgré la demoiselle au visage barbouillé, perte d'un bras et d'une jambe. Jean et Roseline suivaient la Dans les belles après-midi, Vologne en remontant son cours jusqu'à la vieille scierie couverte un bras de la rivière sur de bardeaux moussus ; ils traversaient un étroit pont de bois, tout branlant et craquant sous leurs pieds. Les deux enfants se tenaient par la main, moins pour se secourir mutuellement que pour partager un même danger. Le pont était fort bas, presque à fleur d'eau, et, malgré tout son émoi, Roseline à mi-chemin ne manquait jamais de s'arrêter pour se regarder dans l'eau, tranquille et sombre comme un miroir d'acier. son visage, aux lignes La petite examinait avec complaisance fines et délicates, ses jolis cheveux blonds annelés, ses joues roses enfin son collier à petites fossettes et ses grands yeux bleus, fraîchement cueillies. Et Jean, comme formé debaies d'églantines s'attardait à contempler s'il ne connaissait lui pas sa cousine, aussi cette douce image d'enfant, si innocente dans son calme, tandis qu'à quelques pas d'eux le bouillonnement de l'eau sous l'écluse remplissait tout à coup de bruit le silence de la campagne, et qu'au-dessus de'leurs de la têtes, des éperviers, symboles violence, rayaient l'azur du ciel de leur vol inquiet... Mais rien n'eût pu troubler la sérénité d'âme des deux enfants et leur aimable quiétude. Le pont de bois traversé, ils couraient des bûcherons, en train d'équarrir des troncs jusqu'auprès d'arbres à coups de hache. Zacharie Rochesson et Basile leur Langronne suspendaient travail pour voir venir à eux ces deux enfants qui leur faisaient visite avec tant de plaisir. Les saints se croisaient : — Bonjour, Zacharie! Bonjour, Basile!.. — « !... Boinjou », la marmaille
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LE CALVAIREDE ROSELINE
Et les petites mains à fossettes se perdaient dans les rudes mains velues des bûcherons. — Hein! un solide « gachon !» faisait Langronne redressant sa forte échine pour montrer Jean à son camarade. Ça ferait UD « rboin » charpentier... — Il a mieux, le gars ! répondait Rochesson. i— C'est vrai, c'est bien vrai, reprenait Basile en se rappelant que le père de Jean avait du « bin » au soleil. « drête !.. » Et la petite « gâchette » donc ! ajoulait-il.Est-elle — Aussi drête que les brins de joncs dé nos étangs ; avec ça légère et vive comme u l'oselot des bô voulant ». des bois volant et le bon charpentier, ayant vite assez des compliments les plus flatteurs, se mettaient à jouer auprès des deux bûcherons, et à courir autour de la scierie, en multiL'oiseau
pliant les occasions de se faire crier de prendre si vite que Une fois, les heures s'écoulèrent surprendre bien loin du logis. — En route ! en route ! Il est temps de partir, gronne— un hercule au visage mangé de soleil. Et le brave homme
garde. le soir vint les cria Basile Lan— Voilà la nuit.
De ses fortes mains, il la Roseline, sa joue fleurie sur la
enleva la petite.
contre sa large poitrine. joue brune du bûcheron, ses petites mains dans sa barbe fauve, on partit à travers champs. maintint
. Jean voulut absolument
se charger de la gibecière de cuir roux, leurs vivres. les deux hommes apportaient
dans laquelle — Non, non, Jean ; c'est trop lourd pour toi, faisait Rochesson. Mais malgré tout il fut bien forcé de se dessaisir de la gibecière convoitée, Jean ne voulant rien entendre. Alors le bûcheron, les bras ballants, ferma la marche. Sa petite pipe de terre dépassait un peu sa joue creuse ; il en lira de grosses bouffées coup sur coup. à Granges à la nuit close. Encore fallait-il traverser tout le village pour atteindre la maison des Varin-Doron, située, on le sait, en aval delà Vologne. Sébastien Reuterne demeurait — de la maison du père de Jean on voyait celle pas bien loin de là, On arriva
1S
LE CALVAIRE DE ROSELINE
— et avaient les deux bûcherons justement du père de Roseline; dans une ruelle du voisinage. leurs maisonnettes s'atson garçon aisément lorsque La mère de Jean s'alarmait tardait. lui disait Anne-Marie—une « De I » maîtresse Elisabeth, de la maison et avait son vieille servante qui avait élevé le maître vous savez bien que nos « afans » vont des fois franc parler,— de bois ?... Il n'y arien voir les coupeurs à la scierie jusqu'à allez ! craindre, et la regardait retournée avec douAlors Mm° Varin, qui s'était ceur, lui dit : — C'est parler d'or, ça ; mais aujourd'hui c'est encore plus Je gronderai Jean. tard que d'habitude... -— anxieuses les deux femmes, tout l'une malgré Cependant — venaient sur le seuil et regardaient au loin du côté et l'autre, du village et du côté de la rivière. La mère
de Jean
semblait
très jeune encore ; l'expression tendre la pureté de son teint, des cheveux de ses yeux bleus, qui tomle long de sa joue baient en épais bandeaux faisaient fraîche, illusion sur son âge. Mm" Varin, ou Lisbeth la blonde, comme l'ap— et le nombre — ceux qui l'aimaient en était grand, pelaient avait
ans, et en paraissait Irenle-cinq c'était une Quant à Anne-Marie, bruni et émacié, marchant sur ses
à peine trente. toute petite femme soixante
ans.
au visage
La « gribiche » de fins échapper
à large fond, laissait qui la coiffait, très blanche, cheveux blancs sur ses tempes ridées. Un fichu d'indienne croisé sur sa poitrine sous la bavette s'enfonçait d'un tablier de toile bise ; sa jupe courte laissait voir ses pieds chaussés de galoches de bois. La vieille servante avait dans la maison la haute main sur la cuisine, et le droit de vie et de mort sur la basse-cour. Enfin les deux enfants l'on offrit, par politesse, ns
entrés
en
village. La servante
saluant
n'ayant
arrivèrent quelque
avec les bûcherons... chose
cérémonieusement, plus
à consoler
A ceux-ci
à boire, à peine comme on
sa maîtresse
devint
furenlfait
au
soudain
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LE CALVAIRE DE ROSELINE
grondeuse. Tout en plaçant à grand bruit verres et bouteille sur la table : — « Ga » ! petite « évaltonnée », disait-elle à Roseline. D'où ça que vous venez ? Ah ! les maudits afans ! Et toi, Jeannot, mauvais a gachon » !.. Enfin vous voilà tout de même... de 1 Si on. peut rester à « gibier » si tard dans les bô ! — Avec nous, Anne-Marie !... avec nous! répétait Langronne en manière de correctif. —• Ah ! c'est si beau les bois ! cria la petite en secouant la tête comme pour dire qu'elle y retournerait encore. — Mais donc, il y a des bêtes !... reprit la servante. Alors Jean avec une sorte d'héroïsme enfantin, les lèvres frémissantes, et toute son énergie se concentrant en quelques paroles balbutiées, se redressa de toute sa hauteur et dit en montrant sa petite cousine : — Mais je suis là pour la défendre. En ce moment Daniel Varin entrait. Il sourit en voyant l'attitude de son garçon. Bien qu'il n'eût que quarante ans, le riche meunier en accusait davantage. C'était un homme de grande taille, à la large carrure, assez replet, aux cheveux noirs et drus, coupés ras. Tout en lui respirait la franchise, et aussi l'esprit de suite, peut-être même l'obstination. Le simple sourire qui avait paru sur son visage à la vue de son fils, avait transformé ses traits presque rigides en les éclairant d'une lumière inattendue. — M'est avis, dit-il, que nos grands bois ne sont pas aussi noirs que les fait Anne-Marie !... Ils sont verts... Pas vrai, Jean ? Et il y a des fleurs, du beau muguet... et des fraises et des noisettes... Pas vrai, Roseline? Tu sais bien, ma vieille ronchonneuse, que les enfants sont friands de noisettes... et les nôtres connaissent si bien les sentiers de la montagne, qu'ils ne peuvent pas s'y égarer... En prononçant ces derniers mots son accent avait perdu de son entrain. Il regardait du côté de la maison de son beau-frère Sébastien. Tout à coup et brusquement
:
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LE CALVAIREDE ROSELINE
— Vous étiez tourmentées ici 1 Femme, tu t'alarmais déjà, et vous aussi, vieille mère Anne-Marie... Mais voyez-donc ajouta-t-il si avec force en désignant la demeure des Reuter, voyez donc de cette petite !... quelqu'un s'inquiète, là-bas, D'un geste pathétique il montra Roseline : Allez, allez, vous avez beau dire : personne ne viendra s'informer d'elle, ni son père tu sauras unjour combien et rentre m'embrasser... doute du chagrin à cause
ni même une servante. Ah ! Roseline, tu as perdu en perdantta mère!... Viens bien vite chez toi. Ton père y a sans de ton absence, fit-il cette fois avec une
ironie marquée. II ajouta en changeant de ton et en passant sa grosse main sur le front de l'enfant, comme pour y effacer la trace de pensées — Allons, petite perle, va bien vite, si tu ne veux pas pénibles : que je gronde Jean, comme il le mérite. La fillette distribua à la hâte quelques timides caresses et s'esquiva. Son oncle la suivit porte de sa demeure.
des yeux jusqu'à
ce qu'elle
eût atteint
la
Il poussa un gros soupir ; et, s'avançant vers les bûcherons qui se regardaient en demeurant silencieux : — Ne faites pas attention, leur dit-il, et buvez à ma santé. Un verre, Anne-Marie, et que je leur fasse raison à ces braves gens ! Hélait loin déjà, le temps où les deux enfants faisaient l'admiration des deux mères, dans les soirées d'hiver passées chez l'une ou chez l'autre, ravies de voir les chères créatures assises devant le foyer, se souriant avec une douceur infinie, — tandis que Daniel et Sébastien, tout en causant amicalement et en fumant leurs pipes, promenaient, des mères aux petiots, des regards charmés 1 Un vide s'était fait — une brèche dans tant de vie heureuse ; — l'une des deux mères n'était plus là maintenant, et Roseline ne savait pas encore tout ce que ce mot « orpheline » renferme de tristesse et d'amertume. LECALVAIRE DETiOSELlïS'E
•
2
CHAPITRE II ROSELINE ET JEAN
La vive amitié de Jean et de Roseline marqua les plus beaux jours de leur enfance. Une année s'écoula encore ainsi ; puis les situations respectives des deux familles Varin-Doron et Reuter se trouvèrent brusquement changées : Sébastien venait de se remarier. En allant au marché de Corcieux, chef-lieu du canton, il avait été séduit par les grâces et le superbe embonpoint d'une veuve de ce village, jeune encore de ses vingt-cinq ans. Mère d'une fille brune comme une couèche, de deux ans plus âgée que Roseline, elle n'était riche que d'une nombreuse et besogneuse parenté. Ce mariage accompli sans que Daniel eût été consulté le moins du monde, les deux beaux-frères, qui n'avaient jamais été intimement liés, ne tardèrent pas à être désunis. Des questions d'intérêt achevèrent
de les brouiller.
Alors, pour narguer Daniel, Sébastien adopta un genre de vie qui n'était pas fait pour lui ramener les sympathies de son rigide beau-frère. Il se lança dans la dépense et les dissipations, faisant son unique société de gens mal vus à Granges, se montrant avec eux dans les foires du voisinage où il concluait des marchés insensés. D'autres fois, pressé par des besoins d'argent, il devenait la dupe de tripoleurs d'affaires et d'usuriers. Daniel Varin, très honnête, intransigeant sur les principes d'une sage conduite, ne pouvait voir sans indignation son beau-frère se déconsidérer comme à plaisir. Il en rendait responsable, plus qu'il n'était juste peut-être, la femme que Sébastien avait donnée pour belle-mère à Roseline.
LE CALVAIRE DE ROSELINE
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devint bientôt complète. De sorte que l'inimitié à en souffrir, — tout au Les enfants devaient être les premiers les conséquences. moins, à en supporter son cousin Jean, surdéfendit à sa fille de fréquenter Sébastien vint vite où avec lui. Le moment tout d'aller courir la campagne dans la maison des Varin-Doron, il lui interdit en outre d'entrer et même de parler à son oncle et à sa tante. constamment tenir sur le frère de La pauvre enfant entendait Elle en conclut que l'oncle sa mère les propos les plus injurieux. Daniel — qu'elle avait tant aimé ! — devait être devenu tout à à faire toute sorte de mal coup un fort méchant parent, cherchant à son père. Dans son affection filiale, singulièrement développée — parce qu'elle n'avait peut-être déjà en une enfant de cet âge la moitié sur une mère, — il ne vint pas à l'espas à en reporter prit de Roseline que son père pût avoir des torts. la fillette, 11arriva même qu'avec son caractère impressionnable, dans ses premières manifestations de encouragée par sa belle-mère froideur envers son cousin et ses parents, prit part dans la querelle des deux familles et se rangea tout naturellement du côté des siens. Elle devint injuste pour son oncle et sa tante, et fut cruelle pour Jean. Pourtant le jeune garçon n'avait rien perdu de son affection Du plus loin qu'il l'apercevait, il lui faisait de pour sa cousine. Roseline petits signes d'amitié, auxquels répondait faiblement; puis elle finit par feindre de ne pas les voir. Un moment la fillette parut se relâcher de ses rigueurs ; mais — sa seconde mère, hélas ! — la alors dame Catherine grondait et devenait soudain brutale et rageuse. Sa véritable fille, Irma soutenait la marâtre Mauricet, dans son rôle tout de sévérité. L'enfant avait pour origine comprit que la guerre domestique l'entrée dans la maison de cette étrangère qu'elle n'aimait pas et qui avait le verbe si haut, les manières si rudes, et prenait de jour en jour tant d'autorité. H lui sembla alors que les Varin-Doron faisaient cause commune avec elle contre sa marâtre...
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DE ROSELINE LE CALVAIRE
Elle se repentit d'avoir paru indifférente et oublieuse... Mais cette disposition dura peu. Cependant il y avait chez Sébastien une honnête veuve du nom de Geneviève Devosge, qui avait élevé Roseline et la protégeait maintenant contre les sévérités de sa belle-mère, intercédait en sa faveur pour faire adoucir les punitions... Geneviève, alliée à Sébastien Reuter, accueillie chez lui du vivant de sa première femme et sur les instances de celle-ci, occupait dans la maison un de poste de confiance, dont l'importance allait s'amoindrissant jour en jour, à mesure que la nouvelle madame Reuter prenait mieux possession de son rôle dominateur. Mais elle ne s'affectait et c'était en rien de ce qui pouvait l'atteindre personnellement, par purintérêt pour l'enfant, aimée en souvenir de lamère etaussi pour ses qualités de coeur, que Geneviève entreprit de l'éclairer et de la conseiller. ,EHe essaya de faire comprendre à la petite fille la vérité de la situation ; elle n'y réussit qu'à demi ; et ce ne devait être que beaucoup plus tard que Roseline, faisant un retour sur le passé, put se rappeler la tendresse de sa tante, la bonté de son oncle, la franche amitié de son cousin, et éprouver de tardifs remords de sa propre conduite. Actuellement, il lui était, du reste, bien difficile de mettre en pratique les bons avis de Geneviève. Il lui fallait céder aux volontés de son père, aux exigences de sa belle-mère. Et il arriva, malgré tout, que la mésintelligence étant entretenue par les excitations des petites amies, les réprimandes irritantes du père, les de la marâtre, Roseline, contrainte, chapitrée, menacée, surveillée de près par Irma, finit par éprouver une véritable aversion pour ce cousin qui lui valait d'être si malheureuse, et pour son oncle qui assumait à ses yeux le tort réel de châtiments
n'avoir pas été assez accommodant. Quand elle passait devant la Fresnaie, elle se détournait avec affectation, et quand elle jouait avec ses petites amies Loulette el Filine, si Jean s'approchait, elle lui tournait le dos. Une fois ou deux même, elle lui montra le poing.
LE CALVAIREDE ROSELINE
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Cela étant, Jean finit aussi par passer devant Roseline sans lui adresser la parole. Un jour cependant, du seuil de sa porte il la vit assise sur le et semblant banc de pierre placé près de la porte charretière accablée de chagrin ; le jeune garçon remplit de cerises le devant de sa blouse et courut les lui glisser dans son tablier. Mais la petite releva aussitôt fièrement la tête :
Elleallajeter les cerisesà ses oies. — Garde tes cerises ! s'écria-t-elle à Jean ; le père a dit que tu étais un méchant cousin... Je ne veux rien qui vienne de toi. Le père a dit aussi que je ne dois plus te parler... El elle alla jeter les cerises à ses oies engourdies au soleil, non loin de la porte. Sébastien
Reuter, qui avait tout vu de sa fenêtre, se prit à rire aux dépens du pauvre garçon. grossièrement Jean pâlit de colère et d'indignation ; il se retint pour ne pas frapper la fillette; mais ses jambes se dérobaient sous lui, il retourna tout affligé à la maison, et c'est en suffoquant qu'il
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DE ROSELINE LECALVAIRE
entreprit de faire à sa mère le récit de ce qui venait de se passer. De ce jour la brouille fut entière entre les deux enfants. Ils se fuyaient du plus loin qu'ils s'apercevaient ; et Jean se mit à détester si vigoureusement son oncle Sébastien, que, pendant plusieurs semaines, il porta une grosse pierre dans sa poche pour la lui jeter à la tête. Il avoua à Frédéric Jâry, le fils du boucher, son camarade d'école, qu'il voudrait pouvoir lui souffler du poivre dans les yeux par le trou delà serrure. — Du poivre... et pourquoi ? demanda l'ami de Jean en levant son petit nez gourmand de confidences — Mais donc! pour le faire éternuer jusqu'à ce qu'il en pleure ! Alors, vois-tu, Frédéric, je rirais,... de ! je rirais et jeme moquerais de lui comme il s'est moqué de moi le jour où ma cousine Roseline a jeté mes cerises à ses oies ! Sébastien Reuter en se remariant avait, à la recommandation de sa femme, pris pour garçon de labour un parent éloigné de celle-ci, Mathieu Maréchal. Mathieu, alors âgé d'une trentaine d'années, à son tour attira souvent dans la maison son cadet, plus jeune que lui d'au moins vingt ans. Le petit Laurent Maréchal demeurait chez une tante à deux lieues de Granges, — à Beauménil. Laurent était le seul être au monde que Mathieu aimât. Il avait déjà trois ans quand son aîné le vit pour la première fois. Leur père mort, Mathieu Maréchal devint pour son jeune frère un second père. Le rude paysan passait tous ses moments de liberté à suivre les faits et gestes du « petit », à admirer ses yeux intelligents. On les voyait partout ensemble, au labour, aux champs, aux semailles, aux moissons. Laurent était comme l'ombre raccourcie de Mathieu. Comment l'idée vint-elle au nouveau garçon de labour de profiter de sa situation dans la maison pour y introduire son cadet? Peut-être fut-il conseillé par sa cousine Catherine. Le fait est qu'il fut assez vite entendu entre elle et lui que Laurent pourrait faire un jour un très bon mari pour Roseline : elle avait ses raisons pour penser ainsi.
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« petit », Et la première fois que Mathieu amena à Granges le de Roseline le poussa vers la fillette, en disant à la belle-mère celle-ci : _ Voilà Laurent, un bon petit cousin à moi, celui-là.Il faut le Elle traiter en cousin; j'espère que vous serez bons camarades... ajouta : Allons, embrassez-vous! se montra, en à ses habitudes, Mais Roseline, contrairement maussade. celte circonstance, passablement ce grand gamin à l'air gauche, resté Elle embrassa néanmoins lui déclara sans plus très enfant malgré ses onze ans.. Laurent tarder qu'il voulait être artilleur. — Ah! fit Roseline indifférente. Au bout d'un moment, elle alla s'asseoir «ur le banc de pierre placé devant la maison, tandis que Geneviève tricotait au coin opposé. Laurent la suivit et s'assit près d'elle, — la reluquant de ses yeux noirs très vifs, sa tête ronde aux cheveux ras roulant sur ses épaules, — avec cette hardiesse qui, chez les enfants, succède sans transition à la timidité. — C'est donc ton père, Mathieu ? lui demande Roseline... — Non, c'est mon frère, mon grand frère, répondit le futur artilleur. — Et ton père... où est-il ? — Il est mort... Ma mère ne lui a pas survécu longtemps. — Maman aussi est morte, dit Roseline; et ses yeux se remplirent de larmes. Le « petit » était déjà au courant de bien des choses par son aîné. Il connaissait la situation de Roseline dans la maison et aussi celle d'Irma. Aussi n'eut-il rien non plus à apprendre, lorsque la petite ajouta : — Mais j'ai encore mon papa, et il m'aime bien, lui... Alors, où demeures-tu? A Beauménil, chez Suzanne Pache, qui est ma marraine et matante. Nous, demeurons derrière dans la vieille l'église, ruelle du Coq, avec Scipion...
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—
Scipion, c'est encore un frère à toi ? — De ! que tu es bête, va ! s'écria le garçon en riant aux éclats. Scipion c'est le merle démâtante Suzanne. 11a une belle cage en osier que Christian, le joueur de fifre, lui a faite. Pour la première fois Roseline arrêta avec douceur ses yeux limpides sur son jeune « cousin ». — Tu n'as tu n'es pas pas l'air méchant, toi, observa-t-elle; comme mon cousin Jean Varin... — Ah ! il est méchant ce cousin là ! Et qu'est-ce qu'il t'a donc fait?...
S'il n'est pas plus grand que moi,je le battrai... A ces mots, la fillette resta interdite, et ce ne fut qu'au bout
d'un moment qu'elle put répondre : — Il est méchant. C'est sûr, car le père me l'a dit ; mais tout de même, je ne veux pas qu'on le batte... Etait-ce simplement bonté d'âme, — ou la fillette gardait-elle à Jean, tout au fond de son coeur, un faible reste de leur bonne amitié d'autrefois? Qui eût pu le dire ?
CHAPITRE A
LA
III
FRESNAIE
et les terres avoiside Daniel Varin, le moulin L'habitation au bout du village le long de la route de nantes, se développaient Gérardmerà entre, cette route au levant et la Vologne Rruyères, Reuter bordait la même La ferme de Sébastien au couchant. — moins en dehors du route, presque en face de la Fresnaie, Elle était loin d'avoir l'importance groupe de maisons. principal de la demeure des Varin-Doron. solide et haute, occuLa Fresnaie, avec sa maison d'habitation son colombier, tour ronde pant le fond d'une vaste cour pavée, les étables, la porchesaillant sur l'aile droite, avec les écuries, les hangars où l'on remisait, les grands chars rie, les granges, — toutes et les chariots, ces constructions sur les disposées ailes du bâtiment —enfin avec le moulin carré au principal, toit blanc de farine et ses appentis couverts de briques rouges, avait l'air d'un véritable hameau. Un massif de frênes, rangés sur la gauche, arrêtait les vents du nord. Un rideau de sorbiers l'habienveloppait par derrière tation principale. de ces grands arbres dépassaient Quelques-uns ses toits, et leurs branches en balayaient les pentes ardoisées. Au les hirondelles faisaient leurs nids autour des hautes printemps et massives cheminées et sous les saillies des vieux toits. En — automne, quand le soleil ne montre plus qu'un disque d'or pâli, — les sorbiers aux frondaisons couvertes de baies d'un rouge de corail, attiraient les petits oiseaux ; ils s'y pressaient aussi nombreux que les abeilles auprès d'une ruche.
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et la Vologne se déroulaient de grasses prairies, ayant pour limite seulement la rivière bordée en cet endroit de robustes peupliers haut empanachés. Plus en arrière encore, la montagne — le Spiémont, de huit cents mètres d'altitude — se dressait couverte de chênes énormes, de hêtres, de bouleaux et de verts sapins. Un large ruisseau alimenté par la Vologne faisait mouvoir le moulin à grains, carré, trapu, bruyant avec ses puissantes roues que l'eau faisait tourner, vironner de l'aube à la vesprée. Elle se Entre
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précipitait ensuite en nappes pressées sous une arche de pierre toute moussue. Dans leur écume, des bandes de canards nageaient par pelotons tapageurs. Mais si tout est riant dans la paisible et confortable demeure, il s'en fallait que les coeurs fussent à l'unisson. Le chagrin rongeait les maîtres du logis. Daniel-Varin vieillissait avant l'âge ; sa femme Elisabeth s'affligeait beaucoup de le voir ainsi; leur fils avec la mobilité du jeune âge supportait mieux les ennuis et les tracasseries. Toutefois Jean se montrait peiné d'un désaccord lui enlevait tout espoir de qui, en menaçant de s'éterniser, retrouverjamais l'affection de la gentille Roseline. Un incident vint aggraver la situation. Le ruisseau qui amenait au moulin l'eau de la Vologne longeait un carré de pré faisant partie des biens apportés en dot par la mère de Roseline. L'année était sèche. Sébastien imagina d'établir un barrage dans ce ruisseau et d'en détourner l'eau pour irriguer sa prairie. Ce fut une alarme au moulin où le travail s'arrêta. Daniel invoqua son droit. Sébastien fit la sourde oreille. La nouvelle du repos delà minoterie se répandit à la ronde, accueillie partout avec émoi — comme s'il s'agissait de la suspension de paiement d'une institution de crédit. Les cultivateurs du pays vinrent réclamer leurs- sacs de grains, dont la mouture devenait incertaine. Daniel Varin introduisit un référé au tribunal de Saint-Dié. L'affaire traîna en longueur. Finalement il eut gain de cause, et Sébastien dut rendre l'eau et payer les frais du procès. Mais les
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clients ne revinrent pas tous. Et Daniel s'était fait tant de maujamais à son beau-frère vais sang, qu'il jura de ne pardonner (-elle avanie. les relations entre les sans améliorer L'hiver passa là-dessus deux familles. de mai, le Vint le printemps. A la fin d'une belle journée de salumièrele village de Granges. Aucun soleil inondaitencore de l'air de la vallée nuage au ciel. Dans la fraîcheur pénétrante dans les se balançaient le chant aigu d'une alouette suspendue des troupeaux paissant dans airs ou le tintement des clochettes les herbages, et, par moments, la chanson de quelque travailleur rustique regagnant une ferme en poussant devant lui un lourd attelage de boeufs roux. . En un coin de la vaste salle de sa maison, Daniel Varin-Doron, sa femme, leur fils Jean, les valets de ferme et les servantes, en silence leur repas à la les garçons meuniers, poursuivaient table de famille. Sous l'immense manteau de la cheminée abondamment garnie de ce beau lard enfumé que le paysan lorrain vante en disant : « Il est jaune comme de l'or, » les restes du grand feu allumé pour la préparation des aliments jetaient encore des lueurs illuminant les de plats un vieux dressoir surchargé murs, faisant resplendir de soupières aux flancs rebondis, et marquant de fleuronnés, fortes lignes d'ombre le plafond rayé de poutres noires. Çà et là étaient accrochés des fuseaux, des paquets de chanvre et des écheveaux de lin. Une antique horloge dont les vers depuis des générations travaillaient la gaine, battait sa cadence entre deux croisées ouvertes du côté du grand chemin. La demie de sept heures venail de sonner. Au milieu des serviteurs en bonne place, figurait attablés, André la Jeunesse, le premier garçon du moulin, un robuste paysan à l'oeil gris, au visage bien rasé, fardé de farine. Il avait travaillé sous le père de Daniel, et, entré tout jeune dans la maison., il y était toujours demeuré.
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André fit signe qu'il voulait parler, et d'un autre signe le meunier lui en donna la permission. — Savez-vous, maître, dit-il, que votre beau-frère Sébastien a acheté l'hôtellerie du Faisan-Doré à Haute-Fontaine ? Le meunier laissa voir sa surprise et son désappointement. Il se mordit les lèvres jusqu'au sang. , - Qui te l'a dit? — Le colporteur... Valencien Pied-Léger. Je l'ai renconlré.ce matin... Il sortait de chez le taillandier, où l'on causait. Mathieu Maréchal, le garçon de labour de chez Sébastien, venait de leur dire que la vente serait signée aujourd'hui même. Il y eut un moment de profond silence, pendant lequel Daniel Varin demeura plongé dans de pénibles réflexions. Sa femme étudiait sur son visage l'effet de Cette étrange nouvelle. Jean voyait déjà sa cousine partie du pays, devenue une étrangère pour lui... — Et... sait-on ce que Sébastien l'a payée ? dit enfin Daniel, questionnant André moins par curiosité que pour dissimuler son ennui. — Oui, maître, répondit le garçon de moulin : l'hôtellerie et ses dépendances, huit mille francs, plus cent francs d'épingles à la femme du vendeur... « Bé ! » on dit que c'est une bonne affaire que votre beau-frère a faite, ajouta André la Jeunesse. — M'est avis que c'est plutôt une folie ! dit brusquement le meunier. Personne n'ajouta un mot, et Daniel Varin retomba dans ses réflexions. Elles étaient bien douloureuses. L'oncle de Roseline pensait que la tutelle officieuse de sa nièce allait lui échapper... Que deviendrait l'enfant de sa soeur livrée à tous les hasards d'une existence que Sébastien inaugurait par un acte d'extravagance ? Il allait donc, cet éeervelé, ce mangetout,quitter le pays,abandonner ses cultures,tenir une auberge !... Ah ! bien sûr que la main de Catherine élait dans tout cela ! Elle la dame enfin, cette allait pouvoir faire la belle, l'importante,
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dans une maison veuve sans le sou ! Sébastien l'avait introduite où elle n'avait pour l'admirer que son trop modeste pour elle, mari. Irma trônerait au comptoir, tandis que la mère donnerait rinceses ordres à la cuisine et à l'écurie ; et la pauvre Roseline bien sûr, à l'état de servante !... rait les verres, tomberait, Voilà les choses que Daniel roulait dans son cerveau en ébullition. Le repas achevé, André, en se levant de table, rappela à son maître, qu'il voyait tout absorbé, qu'il y avait de la mouture à et que, pour ne pas manquer de parole, le livrer le lendemain, moulin devait marcher toute la nuit. eurent quitté la salle, et que le Quand Jean et les domestiques des roues du moulin annonça, non tic-tac continu et assourdi loin de là, la reprise du travail, MmeVarin dit à son mari : — Si Sébastien ne s'était pas mis au plus mal avec toi, il t'aurait consulté avant de conclure cette affaire, et tu l'en aurais certainement détourné. — Ah ! bien sûr, répondit le riche meunier ; mais, ce qui est encore plus sûr, c'est que l'avis de la Catherine aurait été trouvé meilleur que le mien. De ce jour, Elisabeth, je ne le considère remarié et plus comme mon parent ; ma soeur morte, Sébastien quittant le pays, toute alliance cesse entre nous. La fermière prit doucement dans les siennes les mains de son rnari : — Mais l'enfant de ta soeur, notre nièce Roseline, vit encore, observa-t-elle doucement. — Elle ne vit plus pour nous, puisqu'il nous l'enlève, repartit Daniel ; la pauvre petite est comme morte... ou plutôt m'est avis qu'il vaudrait frir !
mieux qu'elle le fût, car elle peut avoir bien à souf-
Daniel, comme s'il craignait d'avoir formulé un souhait impie, eut quelques larmes dans les yeux. Il les essuya d'un revers de main, et son attention sur les braises parut se concentrer qui achevaient de tomber en cendre. Alors sa femme, pour se donner une alla prendre contenance,
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son carreau à dentelle, et bientôt elle pencha sa tête soucieuse sur les bobines, qu'elle faisait sauter sans son activité accoutumée. On n'entendait plus aucun bruit dans la maison. A quelque cinquante mètres de là, seul le moulin rythmait ses mouvements, et lorsque le silence fut bien établi, les grillons du foyer un à un essayèrent leur stridente et monotone cantilène. Comme le mari et la femme, tout à leurs pensées, se taisaient, le roulement encore lointain d'une voilure s'éleva sur la route. Il devint bientôt très distinct; les pieds du cheval martelaient le sol, un fouet claquait. -— Qu'est-ce que tout ce tapage ?interrogeaMmc Varin. Daniel tourna la tête vers la route longtemps avant que la voiture fût visible. Enfin elle arriva; et, malgré l'obscurité de la nuit, au cheval de l'attelage, il reconnut le char-à-bancs de son beau-frère. Bientôt après, aux voix animées et bruyantes de ceux qui l'occupaient, se mêla la voix de Sébastien. — M'est avis, dit-il en retrouvant soudain son animation, que voilà Sébastien et ses amis qui s'en retournent de Corcieux. André avait dit vrai. La colère bouillonnait en lui: — Ils reviennent comme en partie de plaisir... L'acte a dû se signer chez maître Lorin... Mais pourquoi ont-ils pris le chemin le plus long, si ce n'est pas pour passer devant chez nous?... pourquoi causent-ils si fort, si ce n'est crainte de ne pas être aperçus ? C'est bien digne de Sébastien ! MmeVarin abandonna ses bobines, laissa tomber ses bras. — Attends un peu... ajouta le fermier. Tu crois peut-être qu'il va rentrer chez lui et se séparer de ses camarades?... Les voilà qui s'arrêtent devant le cabaret de la mère Klobb... Ils savent qu'elle a en réserve de bons vins de Charmes et de Portieux, la vieille... Ah ! ça ne pourra pas durer longtemps comme ça ! Je me mange les sangs... Il se leva et parcourut la salle à grands pas. Un moment, il suspendit sa marche et desserra sa cravate pour pouvoir respirer plus librement.
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Sa femme était chagrine. lui Tu devrais aller le trouver une dernière fois, dit-elle, faire honte d'une telle conduite. . TU es de bon conseil, Lisbeth. Je lui parlerai dès demain, et s'il ne veut pas revenir à la raison... — Eh bien? — Ah ! je ne sais plus... j'étouffe. S'ii voulait nous laisser la petite ? suggéra Mme Varin. Qui à sait ? en quittant le pays, il ne tient peut-être pas absolument Si la Catherine n'était Irma est jalouse de Roseline... l'emmener. de l'enfant de son mari ? Ça s'est pas fâchée de se débarrasser vu... C'est assez dans les idées d'une marâtre... — Oh ! oui, une marâtre... tu l'as dit, Lisbeth... car Sébastien a pris, pour remplacer ma soeur auprès de son enfant, une femme au coeur dur, et vaniteuse par-dessus le marché, qui n'a aucune des qualités d'une ménagère et d'une mère de famille. M"leVarin poussa un soupir. — Pour en revenir à ce que tu disais, reprit son mari, m'est avis que Sébastien ne m'abandonnera de plein gré ni l'enfant, ni la gestion des biens de la mère, je le crains; mais je veillerai à ce que Roseline ne tombe pas dans la misère... Ces derniers mots furent dits d'un ton plein de résolution.
CHAPITRE
IV
DEUX BEAUX-FRÈRES
On a compris que la soeur de Daniel Varin-Doron, épousée en premières noces par Sébastien Reuter, était morte toute jeune encore, en laissant — la pauvre femme ! — celte petite Roseline qu'Elisabeth Varin offrait à son mari de prendre à la Fresnaie. Après deux ans de veuvage, Sébastien s'était remarié — on le sait. Malheureusement pour Roseline, son choix était tombé sur une femme qui ne possédait aucune des vertus qui font une bonne belle-mère. Veuve aussi, ayant comme Sébastien une fille et de deux années plus âgée, rien ne la portait aux tendresses de la maternité pour un enfant d'adoption, car elle était passablement . rude déjà pour sa propre fille. Elle ne manifesta bientôt qu'un sentiment : de la jalousie pour l'affection montrée à Roseline par son père : il lui semblait que cette affection était ravie et à elle et à son Irma. Plus d'une fois Sébastien eut sujet de craindre d'avoir donné à son enfant une marâlre ; mais il était trop tard pour s'en apercevoir. D'ailleurs, cela n'alla peut-être pas jusqu'à le faire repentir de son manque de clairvoyance, ou, s'il eut des regrets, cela n'y parut guère, — car dès que les relations furent tendues entre les deux beauxfrères, il donna libre carrière à son caractère, renchérissant sur ses défauts, s'abandonnant à toutes sortes d'illusions, dussentelles le ruiner ; jamais instruit par ses échecs, et se jetant dans le bruit, le mouvement, le désordre, pour les oublier, au lieu de travailler à les réparer. Catherine le flattait dans ses goûts de dissipation. Sans aucune
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l'homme des champs fortune, elle n'avait pas appris la valeur que il lui semblait attache aux biens qu'il possède au soleil. Et puis, tout à fait la ferait paraître d'allures qu'une certaine légèreté son mari et du monde. Sa seule passion était de aux.yeux jeune dominant son de dominer, et elle la satisfaisait tout d'abord'en mari ; mais comme, pour y réussir, il lui fallait user de complaisance, elle achevait de le perdre. — surtout depuis le procès Maintenant, après tant de conflits, du ruisseau qui alimentait le moulin, — quand les deux beauxà l'un des marchés aux grains de Rruyères frères se rencontraient S'ils n'y parvenaient ou de Corcieux, ils essayaient de s'éviter. pas, ou que des amis communs les missent en présence, ils se saluaient froidement, et rarement échangeaient quelques paroles. la table qui l'éloignait le chacun d'eux choisissait A l'auberge, plus de l'autre. Et lorsque Sébastien rentrait à Granges, avec un pli ironique des lèvres, sa femme devinait tout de demeuré àla commissure suite qu'il avait rencontré son beau-frère. — Tu l'as donc vu, Bastien, lui disait-elle, ce faiseur de « ser»? monnades »? Tu ne t'es pas laissé « embobeliner Sebastien vexé levait les épaules. C'est qu'en effet, du vivant de sa première avis à femme, Sébastien s'était plu à demander Daniel dans toute circonstance Catherine le savait et importante. en faisait un sujet de moquerie. Sébastien ne riait qu'à demi. Puis, il protestait de sa complète indépendance; et pour que sa femme n'en pût douter, il lui rappelait qu'il avait perdu au jeu,. le mois .d'après leur mariage, un chariot tout chargé de grains conduit par lui à Corcieux, et que, voulant se rattraper une semaine plus lard, il avait perdu en jouant contre Athanase Charrairc, le marchand de fourrage, à cette même auberge du Faisan Doré qu'ils devaient acheter un jour, le produit de la vente de plusieurs boeufs faite le matin au marché de Sainl-Dié. Sébastien Reuter ne manquailjamais d'invoquer ces deux faits. Et sa femme ne manquait jamais, non plus, de lui faire remai'LE CALVAIIIK DEI10SEL1NB o
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quer que s'il n'avait pas plus de chance au jeu, c'est qu'il était trop heureux en ménage ! Peut-être la querelle intestine entre les deux familles se fûtelle adoucie avec le temps. Mais Sébastien venait de brusquer les choses en se disposant à quitter le pays, et en renonçant en quelque sorte à tout ce qui avait été sa vie jusque-là. La brouille arriva donc à l'état aigu, par le seul fait de cette acquisition de l'hôtellerie de Haute-Fontaine. — Oui, se disait Daniel, Sébastien n'était nullement disposé à s'amender. Après tant d'extravagances et de sottises, l'achat du Faisan Doré n'était qu'une faute de plus... la plus grosse de toutes. Le meunier rumina cela toute la nuit. Le lendemain matin, il regardait par sa porte ouverte, du côté de la ferme de son beau-frère, quand il aperçut celui-ci en manches de chemise, très en train de nettoyer sa carriole. L'ayant placée le timon en haut, il en détachait les roues l'une après l'autre, graissait les essieux, puis, d'un léger coup donné sur les jantes, les faisait tourner rapidement. Sébastien Reuter était vraiment l'un des plus beaux hommes du pays. Grand et fort, large d'encolure, son visage tirait un certain air d'entêlement de deux yeux noirs, très vifs. Son front bas, envahi par les boucles épaisses de ses cheveux bruns, ajoutait encore à cette expression. Daniel avisa son fils qui, armé d'une fronde, s'amusait à ajuster— sans les atteindre jamais —les hirondelles qui passaient et repassaient au-dessus de sa tête ou rasaient le sol à ses pieds. — Jean, lui cria-t-il, va dire à ton oncle quej'ai à lui parler... Il le faut ; il le faut absolument. L'enfant parut très surpris de cette intention de son père. Mais il fit un signe d'acquiescement et parfit aussitôt, courant vers la demeure de son oncle. Il s'arrêta net devant Sébastien, —planté sur ses pieds comme un jeune chêne ; et, tout en fouillant du regard l'intérieur de la
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découvrir Roseline, il attendait que son maison, où il pensait oncle s'aperçût de sa présence. Alors il remplit son message. — avec son sourire Sébastien Reuter leva la tête et répondit du coin des lèvres qui lui plissait la joue droite ; Belle affaire !... Mon garçon, tu diras à-ton père qu'il n'y a de ma maison à la sienne, et pas plus loin de la Fresnaie ici, que ce que parler veut dire. Ajoute, si tu veux, que je il comprendra pars tout à l'heure pour la ville. c'était Corcieux, chef-lieu d'un canton indusLa «ville», triel. Jean tourna le dos à son oncle, et sans ajouter un mot s'en vint répéter à son père la réponse reçue de lui, en ajoutant : — Vrai, mon père, autant n'avoir plus à lui parler, j'aimerais à cet oncle Sébastien. Le riche meunier, dépité, chaussa ses plus forts souliers et fit meltre un cheval à son char à bancs. Cela ne lui prit pas plus de temps qu'à Sébastien pour atlelei; sa carriole. Il se mit en route. Il avait voulu essayer de la conciliation avec son beau-frère, et montrer de la bonne volonté jusqu'à la plus extrême limite. Maintenant il allait donner suite à son idée : son beau-frère, en sa qualité de tuteur de Roseline, gérait avec tant de sans-façon et d'avidité les biens
de sa fille que Daniel, déjà subrogé-tuteur de le départ de Sébastien les biens Roseline, prévoyant qu'après de lajeune fille seraient encore plus mal administrés, voulait faire destituer ce dernier pour incapacité notoire et se faire adju. ger la tutelle. La poussière soulevée parla carriole de Sébastien n'était pas encore abattue, que déjà le char à bancs de Daniel suivait les mêmes ornières. Le riche meunier allait prendre à Corcieux l'avis du notaire de la famille, et le futurhôtelier consulter un ancien avoué, M. Charmois, ayant un cabinet d'affaires dans le chef-lieu du canton. Devant la maison du notaire, M0 Lorin, l'une des plus belles
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de la Grand'Rue de Corcieux, bulant presque à la large marche formant le seuil, les deux beaux-frères se rencontrèrent. Us se regardèrent sans se parler, puis Sébastien céda le pas à Daniel et traversa la rue avec affectation. Après une seconde d'hésitation, Daniel, marchant vers lui, l'aborda : — Un mot de raison, Sébastien, lui dit-il en se faisant violence pour paraître calme. — Que me veux-tu? demanda Sébastien en maîtrisant son émotion. — Viens à l'auberge ; m'est avis que nous pouvons nous entendre. — C'est selon... — Viens, te dis-je. — Voyons, qu'y a-t-il encore ? L'eau n'arrive-t-elle plus à ton moulin ? Elle m'a coûté assez cher, ton eau ! — Il ne s'agit plus de ça, repartit Daniel, fâché de voir quelle tournure prenait tout de suite l'entretien. — Il y a donc autre chose ? dit Sébastien. Et, armé de son mauvais sourire, il semblait se tenir sur la défensive. — Oui, il a autre chose, y repartit Daniel. Il y a autre chose... puisque tu quittes le pays. —-De ! Tu tiens, je vois, à te montrer bien renseigné. Ce n'est pourtant signé que d'hier. — Je suis vigilant... quand il y va de l'intérêt de la famille, répliqua le meunier. Voici donc ce que je te. propose en bon parent. — Je t'écoute, fit Sébastien avec impatience. — Donne-moi la gérance des biens dont tu as l'usufruit... des biens de Roseline... Laisse-moi... laisse-nous l'enfant... C'est un frêle roseau qui souffrira peut-être d'un changement de vie... .— De ne plus te voir, peut-être? fit Sébastien ironique. — Peut-être, répéta simplement Daniel. .— Eh bien!
ces propositions...
c'est à examiner,
repartit
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Sébastien,
assez
rassuré
maintenant
pour
retrouver
tous
ses
avantages. Daniel crut devoir insister : quand Roseline — Je te rendrai ta fille et son bien, reprit-il, à sa majorité... sera en âge de discernement... tu feras ton possible pour la garder C'est-à-dire qu'alors non! encore, elle et surtout son bien. Ah! ma foi, nettement. Pas de sottes paroles, et réponds-moi Eh bien ! voilà, c'est que j'ai déjà choisi un homme de confiance... Pas bien malin de savoir qui c'est ! Il Qui c'est ? Mais Rufin Cardon fera un très bon gérant... en vaut bien un autre ! — J'en étais si sûr qu'il s'agissait de lui! — Et puis après ? — 11 n'est pas besoin de t'apprendre que ton homme de conconnu pour être un maître fripon ; fiance est avantageusement Ah! par exemple, il seulement tu en as fait un de tes amis... La s'entend à distinguer les vins d'Ubexy des vins de Xaronval... part d'héritage de ma défunte soeur sera en bonnes mains vraiment, et il restera beaucoup à Roseline, viennent ses vingt et un ans ! — Cause toujours !.... fit Sébastien qui sentait la colère monter en lui. Quant à la petite, ajouta-t-il durement, elle va où je vais. — Tu ne veux donc entendre aucune parole d'accommodement? — Bon! quand lu médis des injures. — Sébastien, retiens mes paroles. Tu as fait abus de l'usufruit des biens que l'enfant tient de sa mère. M'est avis que tu t'es attaqué à des parties de bois de haute futaie auxquels tu n'avais pas le droit de toucher ; mais il le fallait de l'argent... — De ! quand ça n'aurait été que pour payer les frais du procès que tu m'as fait! — Pour soutenir le et pour autre chose... Eh bien ! procès... ton Rufin fera pis encore. On le connaît ton faux grainetier, prê-
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teurà
la semaine, escompteur de mauvaises signatures... et qui déjà sans doute t'a à sa discrétion. Au nom de celle qui n'est plus, ne me force pas à te citer au tribunal de Saint-Dié pour te faire enlever le bien qui revient à la petite! Sébastien Reuter parut réfléchir, puis avec un geste violent : — Fais ce que tu voudras !... La loi est pour moi ! L'enfant appartient à son père... — Mais le bien de la mère doit être en sûreté : c'est la loi aussi. Dis un mol honnête... et je reviens sur mes pas... Sinon, je n'ai qu'à ouvrir la porte de maître Lorin... — De!... Pourquoi ne ? l'ouvrirais-lupas Le meunier s'approcha tout à fait de son beau-frère, lui mit la main sur le bras et, d'une voix émue, il s'écria : — Sébastien, pense à ce que tu dis ! — Ce qui est à moi est à moi... et je ne te donnerai à garder ni ma fille ni son bien... qui est mon bien, pour le moment. — C'est ton dernier mot? — C'est mon dernier mot. Sébastien tourna le dos à son beau-frère et se dirigea vers l'auberge— à quelques maisons plus bas — où il avait laissé sa carriole. Daniel le suivait, des yeux. Sébastien enlra dans l'auberge, parlant haut et riant aux éclats en manière de moquerie, et certainement pour être entendu de Daniel Varin. Celui-ci entra alors chez le notaire. Ce soir-là, Fulgence Dinozé, le sellier de la Petite-Place, assis devant sa porte, le coude sur le dossier de sa chaise, sa grosse tête dans sa main, devisait avec ses voisins et amis, à qui les émanations du cuir semblaient n'avoir rien de désagréable. Il y avait là François .lâry, le boucher, dont on eût deviné la profession à le voir gros, trapu, le front large, la face grasse et grêlée. Le boucher était flanqué à sa droite par le long Nicolas Dex, le savetier, et de l'autre côté par le jeune Tobie Goulden — un vigoureux garçon de dix-huit ans, avec un nez retroussé, une chevelure rousse, rutilante comme le soleil levant, ses gros poings
Il exhiba une rangée de molaires tellement formidables au nez de la vieille fille qu'elle recula de quelques pas.
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ronds et durs comme deux pilons, son tablier de cuir. Mam'selle Rose, —une petite et n'avait de rose que le nom et les — s'était arrêtée vigoureuse laideur, au mur, sous les bras. S'appuyant tendre ce qui se disait, et surtout
appuyés
sur le ceinturon
de•
sèche cardeuse de laine, qui restes bien conservés d'une
auprès du groupe, ses cardes elle se tenait à portée d'ende prendre part à la converle colporteur et messager, sation. Enfin Vallencien Pied-Léger, mode assis sur sa balle, toute bouclée, vêtu à l'ancienne du pays, avec habit carré, feutre retroussé et hautes guêtres. Le bâton de cormier à la main, il entretenait, par sa faconde, les au débit de sa marchandise. bonnes relations nécessaires Nicolas Dex, le premier, aperçut le char à bancs de Daniel Varin s'arrêtant devant le portail de la Fresnaie. — Mais donc! regardez, voisin, fit-il, voilà maître Daniel qui revient de Corcieux... Il y est, bien sûr, allé pour soutenir les intérêts delà petite... Voilà l'honnêteté! — Je peux vous en parler savamment, moi, dit le colporteur. Je l'ai vu, de mes yeux vu, entrer chez maître Lorin, le notaire, comme je sortais de chez Gédéon Panard, le gros mercier, chez qui je ne manque jamais en passant de rassortir ma pacotille. Il n'y a pas d'erreur ! — Ce n'est pas ce gaspilleur de Sébastien qui aura le dessus, je vous le dis, aussi vrai qu'il y a une différence entre le pied fourchu du mouton et le pied du boeuf ! s'écria le boucher. — Pour être juste, il faut dire que le bon droit est pour VarinDoron et pour l'enfant de sa défunte soeur, observa le sellier. Pauvre
petite Roseline! dit-il encore, elle n'a plus ses joues si roses, depuis que son père a pris une seconde femme; c'est qu'elle a l'air méchant comme une louve qui n'a pas encore sevré ses petits,la seconde ! Pas besoin qu'on l'aide à serrer la courroie! — De!... elle n'aura jamais l'air bon, quand elle vivrait cent ans et plus, appuya le jeune charron ; avec ça, pas un sou celle veuve, et une fille par-dessus le marché. On aurait dû laisser la « gâchette » à sa tante... 3*
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La cardeuse protesta. Elle n'était pas de cet avis... On voyait que sa méchante langue brûlait de se donner carrière. Mais on ne tenait pas à l'entendre, et le sellier prit la parole pour faire l'éloge de la riche et bienfaisante meunière. — Ah ! celle-là, voisins, fit-il, tous les pauvres gens la connaissent, tous les petits enfants l'aiment, et, pour bien dire, elle a l'estime de tout le monde... Oui, Roseline aurait été heureuse, et elle aurait retrouvé dans la bonne Lisbeth une vraie mère. — Vous avez raison, Fulgence, vous avez raison, et moi je dis tout comme vous, appuya le boucher; Mfie Varin, c'est une femme excellente... malgré tout ce qu'en disent les pots de eh lançant un coup d'oeil du côté de vinaigre, ajouta-t-il mam'selle Rose. — Sébastien aura des regrets plus tard, dit Tobie en levant son nez en l'air, et il cherchera à raccommoder tout ça ; mais ça n'est, pas aussi facile que de mettre des jantes neuves à une vieille roue. — Mais donc !... il ne sera plus temps, interrompit Nicolas Dex. Daniel Varin, voyez-vous, je le connais, il ressemble à son père: c'est un homme des vieux temps, un homme bon, un homme juste, mais qui ne revient jamais sur sa parole. — Et il n'y aura plus de remède, mes amis, fit Vallencien Pied-Léger, comme disait la fermière de Champ-le-Duc après avoir épousé son premier valet. — Allez! allez! reprit la voix de mam'selle Rose, le meunier est un malin, et s'il n'y trouvait pas son compte, il ne prendrait pas tant de peine ; il est avare, maître Varin, et maître Sébastien, qui est un brave homme, dit qu'il fait toujours nuit dans ses poches... — Taisez-vous, vieille commère! cria le charron, et il ajouta d'un air narquois : C'est clair comme le jour, que vous en tenez de Sébastien; vous voudriez bien pour Mathieu, le laboureur l'avoir pour épouseur, ma mie. avec la vivacité d'une belette surLa cardeuse se retourna bout prise à raffut; ses petits yeux lançaient des éclairs, et du
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de ses mains noueuses elle agitait ses cardes à la hauteur du front de Tobie, comme, si elle voulait démêler sa tignasse rousse avec son outil. Mais, se penchant de toute sa hauteur sur elle, Tobie ouvrit une mâchoire si démesurée, il exhiba une rangée de molaires tellement formidables au nez de la vieille fille, qu'elle recula de quelques pas ; puis, tournant sur ses courtes jambes, elle se sauva sans répliquer, aussi vite qu'elle put, et disparut au tournant d'une ruelle, poursuivie par les éclats de rire des joyeux compères. Et tous donnèrent raison au jeune charron. Après quoi on se souhaita mutuellement le bonsoir et chacun s'en alla chez soi — le plus/ lentement possible.
CHAPITRE
V
LA MARATRE
— Roseline, dit un matin Catherine Reuter, c'est aujourd'hui jeudi... Donc pas d'école... Approche de moi ce banc... Sa parole était engageante. L'enfant fit ce qui lui était commandé. — Assieds-toi. Roseline obéit, sans comprendre pourquoi sa belle-mère la faisait mettre si près d'elle, à ses côtés. Un instant même, son petit coeur bondit d'une douce émotion. Elle était si peu habituée aux tendresses de celle qui avait remplacé sa mère ! Catherine mit sa main sur la tête de la fillette, redressa quelques mèches, regarda Roseline avec un sourire moqueur, et tandisque la petite, de plus en plus étonnée, levait vers elle ses yeux d'une expression si douce, elle lui dit : — Voilà des cheveux qui tombent toujours sur tes yeux... Je vais les couper. Elle tira de sa poche une grande paire de ciseaux, La petite se leva d'un bond et recula de quelques pas. Elle attachait fixement des regards effrayés sur sa marâtre, comme le fait le patient sur le bourreau qui va lui arracher la vie. — Je neveux pas, murmura-t-elle enfin en réunissant toute sa volonté. —- C'est que lu ne sais pas encore ce qui le convient, ma fille, observa Catherine d'une voix railleuse... Tu verras... tu. verras... , Et, rencontrant
de la résistance,
son visage blanc de femme
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rousse se marbrait de taches pourprées qui, des joues, montaient bientôt jusqu'au front. Ses yeux bleus s'assombrissaient d'unemenace. -—Çà ! qu'on se dépêche !. fit-elle d'une voix rude. — Jamais maman n'aurait voulu... balbutia Roseline éperdue. — Je n'ai besoin de la permission de personne !... c'est clair! — Parce qu'elle les aimait comme cela, mes cheveux, ajouta l'enfant pour achever sa protestation. — C'est bon, c'est bon ! dit la marâtre. Viens ici. Catherine allongea une main, sèche Elle refusait d'avancer. comme la serre d'un oiseau de proie, saisit la pauvre petite et de l'autre main la souffleta, tout en l'attirant à elle. L'enfant tomba. Le moment était favorable. Catherine ne vit que cela. Elle prit à poignée les plus belles de ces boucles blondes, et y porta les ciseaux. Roseline poussa un cri — un cri de prière, une supplication • ardente et qui eût touché l'être le moins sensible. Mais la masur le banc déposé à ses pieds. râtre la fit asseoir brutalement Les ciseaux ne s'étaient pas refermés encore ; la fillette demanda grâce de nouveau, cette fois en invoquant le nom de son père... qui aimait aussi ses cheveux... qui les trouvait beaux essayait-elle de faire entendre au milieu de ses larmes. Catherine n'était pas de celles que l'on gagne par une prière; elle répondit : — Mais il disait cela pour faire plaisir à Vautre... à ta sotte de mère ! — Je vous en prie, madame Catherine ! s'écria l'innocente victime, laissez-moi mes cheveux comme ma pauvre maman m'a vue en mourant. Elle essayait de dégager sa tête. La mégère tenait ferme les cheveux, et ne se pressait pas de les couper. Peut-être hésitaitelle un peu, malgré tout, dans la crainte de mécontenter Sébastien — à moins qu'elle ne voulût prolonger le supplice de l'enfant... — Mon c'est sûr, fit Roseline, croyant compère grondera, prendre le motif de celle hésitation.
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— El qui commande ici ? vociféra la rude paysanne. Je veux, moi ! ajouta-t-elle. Les ciseaux grincèrent, et l'enfant se trouva dégagée : les cheveux restaient aux mains de la marâtre. Il y avait une petite glace à côté de la cheminée. Roseline y courut eh criant et en pleurant. A travers ses larmes elle se vit défigurée. —: Tu ne vas pas restercomme ça,au moins ? lui dit la méchante femme. C'est alors que ton père te trouverait laide ! En disant cela elle riait, montrait ses dents blanches qui faisaient penser aune morsure. Et elle jetaau feu les jolies boucles dorées. Elle les regarda avec une hideuse satisfaction se noircir, se grésiller et se tordre sur les braises. Accablée de douleur, jugeant toute résistance vint d'elle-même se rasseoir sur le banc — et suivit rageusement son oeuvre. C'est un véritable crime que commettait cette mère pourtant! Elle aussi avait une fille ! Oh!
inutile, Roseline Catherine pourfemme. Elle était il doit y avoir un
châtiment pour des actes pareils. L'enfant demeurait affaissée sur le banc. — Tu peux t'en aller... C'est fini... lui dit son bourreau. Elle essuya ses yeux lentement, se leva et attacha sur Catherine un regard si profond que l'autre détourna la tête. L'enfant regarda sa persécutrice, comme sa mère eût regardé la marâtre; et c'est pourquoi Catherine se détourna. Elle aperçut dehors son Irma, lui fit un signe, et la brune gamine entra, frappant des mains de surprise en apercevant Roseline rendue méconnaissable. Les deux fillettes se croisèrent : Roseline baissant la têle, de ses mains se cachant le front ; Irma examinant longuement de ses yeux noirs et ronds la transformation subie par sa « soeur », portant la main à prêle à se moquer d'elle, et machinalement ses nattes rudes comme pour s'assurer de leur possession. humiliation. Roseline, toute confuse, alla cacher sapeineetson De la journée on ne la vit plus.
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Le soir à l'heure du repas, lorsque son père rentra, on alla à la recherche de l'enfant. On la trouva dans le bûcher, blottie derrière des fagots. Elle ne voulut point paraître à table, et monta sans bruit dans la chambre qu'elle occupait sous les toits, à côté delà chambre de Geneviève. Cette excellente femme vint l'y rejoindre, et après l'avoir couchée, elle descendit et dit au fermier que la petite avait un peu de fièvre. — Oui, oui, je sais ce que c'est ! se hâta de dire, d'un air comme inévitable une explientendu, Catherine, qui considérait cation. Ces mots, prononcés posément, rassurèrent l'aveugle Sébastien. —• Belle affaire ! murmura-t-il. Cependant, avant de se retirer dans sa chambre, il vint voir si sa Roseline dormait. Sous le bonnet à trois pièces serré sous le Des larmenton, il ne découvrit pas les ravages des ciseaux... mes brillaient dans les longs cils de l'enfant : ce n'était pourtant pas la bienfaisante rosée du sommeil... Les lèvres étaient demeurées ouvertes, comme pour une prière ou une plainte. Aucun songe heureux n'effleurait son front pur. Des soupirs échappaient de sa poitrine, et parfois elle murmurait un appel : « Maman !... maman !... » Sébastien demeura alors quelques minutes assis près du lit de sa fille, médiocrement inquiet du reste. Ses yeux erraient du lit au carré de ciel bleu encadré par la fenêtre, et où brillaient Ah ! ce n'était pas pour lui qu'elles plusieurs constellations... scinlillaîent,les étoiles; et peut-être l'enfant dans son rêve en vitelle enfin luire une pour la consoler, car elle sourit et son teint s'anima comme sous une caresse maternelle. Geneviève douce de son visage plus survint, l'expression attristée encore que de coutume. En quelques mots et en atténuant les choses, elle mit son parent au courant line.
de ce qui avait
donné
tant de chagrin
à Rose-
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Sébastien voulait voir les ravages des ciseaux. L'honnête femme le supplia de laisser reposer la petite, puisqu'elle trouvait enfin un peu de calme après une journée bien pénible. Alors le fermier alla trouver sa femme, et il y eut des reproches, des éclats de voix, des menaces et des défis longtemps échangés avant que la maison retrouvât sa tranquillité ordinaire. Pendant plusieurs jours, Roseline fut souffrante. Demeurée sous le coup de cet outrage, elle n'osait pas non plus se montrer. Il fallut renoncer momentanément à l'envoyer à l'école. On ne la voyait guère dans la maison que coiffée d'un petit bonnet de couleur, —• comme si elle pouvait espérer que ses cheveux repousseraient avant qu'on se fût aperçu de'la cruelle façon dont sa bellemère l'avait traitée. Une après-midi, pendant que les garçons et fillettes étaient à l'école, les femmes à leurs rouets, les hommes aux champs, la fille de Sébastien se hasarda aux environs de la Fresnaie. Allaitelle d'instinct du côté où elle avait rencontré jadis tant d'affection, comme pour s'assurer s'il n'en restait pas quelques traces ? Peut-être. Avec quelques années de plus, Roseline eût certainement cherché dans la maison de son oncle la protection qui lui faisait défaut. Mais, malgré les paroles franches de Geneviève, la fillette croyait vraiment que le riche meunier, son oncle, avait de très grands torts envers son beau-frère, — même envers dame Catherine, — et que c'était peut-être à ces torts qu'il fallait attribuer l'état de gêne de ses parents, l'humeur assombrie de son père, et les mauvais traitements que lui infligeait sa belle-mère. Mmo Varin-Doron, suivie d'une jeune servante, revenait des prairies, où les deux femmes avaient porté le goûter des faneurs. Elle rencontra Roseline. La fillelle n'avait pas eu la possibilité de se dérober : il lui aurait fallu pour cela courir à travers les prés bordés de peupliers, qui les découpaient en grands carrés... Elle continua donc d'avancer. La bonne tante, pleine d'activité et d'entrain, jolie sous ses épais bandeaux de nuance blé mûr, demeura saisie du chan-
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gement qui s'était opéré en si peu de temps chez sa nièce. Annetle aussi. La jeune servante, qui entrait dans l'âge adulte, avec d'abondants encadrées cheveux roux de bonnes joues colorées, la cornette blanche, Annelte, éclatante de jeunesse mal retenuspar laissa tomber ses bras nus sur sa jupe et de santé, de surprise coquelicot. Il ne restait
plus rien, en effet, de la blonde petite fille naguère encore si fraîche, joyeuse, étourdie même, qu'était Roseline, dont l'absence de tout chagrin. les éclats de rire annonçaient Triste et pâlie, ses jolis traits s'étaient amaigris, accusant les de la peau. Dans ce visage émacié, les yeux tons douloureux plus grands. Un béguin couvrait sa tête dépouillée paraissaient de ses belles boucles soyeuses. Roseline semblait tout d'un coHp avoir pris de l'âge plus qu'il ne fallait. Ses vêtements étaient en mauvais état, — une méchante petite robe d'indienne bleue qui n'avait de forme qu'autour du cou, où crevaient sur le côté. Malgré elle agrafait, — et ses souliers tout, il y avait encore dans ses yeux bleus une si charmante un redoublequ'elle demeurait jolie, et provoquait expression, Elle sourit d'un effort de sa bouche déshabituéement d'intérêt. du sourire; mais ses yeux demeuraient graves. Sa tante jeta sur elle un regard de pitié et d'infinie tendresse et, se penchant vers la fillette, elle la serra dans ses bras, et la couvrit de baisers. avec affliction : Puis, lentement — Comme te voilà changée, ma pauvre petite ! lui dit-elle ; ma pauvre chérie !... ma pauvre Roseline !... 11 y a dans une voix et un regard sympathiques une puissance irrésistible. Pendant la petite fille, instants, quelques rebelle aux sentiments qui se réveillaient en elle, se défendit de croire aux bonnes paroles de sa tante ; mais les droits du coeur furent plus forts que toutes les faussetés accumulées, toutes les toutes les défenses, et un sanglot étouffa sa voix lorspréventions, qu'elle voulut parler. Geneviève, qui n'avait pas perdu LE CALVAIRE DEROSELINE
de vue la fillette,
la vit dans 4
&0
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les bras de M"10Varin. Elle accourut, ses bras nus jusqu'aux coudes, comme toujours coiffée d'un bonnet à rubans noirs, sa grosse jupe de laine bleue soutenue par des bretelles. — Pourquoi lui a-t-on coupé ses cheveux?... ses beaux cheveux blonds? lui demanda brusquement la tante de Roseline. — Ah!... soupira Geneviève. — Et vous avez laissé faire cela, Geneviève 1 Ah ! c'est indigne ! Geneviève rougit jusqu'au blanc des yeux. — Mais que puis-je, maîtresse Lisbeth ! que puis-j' 1.? dit-elle. Est-ce que je compte? Je ne pèse pas lourd chez eux, allez !... et je serai bientôt dehors ! Voilà simplement la chose. La meunière s'était radoucie. — Je comprends, dit-elle. Puis baissant la voix, comme si elle craignait d'être entendue — Est-ce qu'elle la frappe ? demanda-t-elle. — Hélas ! fit Geneviève.
:
C'était assez répondre. — Mais son père le sait-il? Roseline avait entendu et compris. — Oh ! non !... non! s'écria-t-elle résolument. Ne le lui dis pas, ma tante : cela lui ferait trop de chagrin, à papa ! Bien des fois j'ai supplié ma mie Geneviève de ne rien dire. — Bien des fois? C'est donc que bien des fois ?... Ah ! si je pouvais seulement te retirer de ses griffes, ma pauvre petite, dit encore Mm0 Varin, et l'emmener chez nous !... Mais ton père ne veut rien entendre là-dessus... ajouta-t-elle avec un gros soupir. Ah ! si ma soeur pouvait voir son enfant aujourd'hui ! Geneviève, ma bonne Geneviève, prenez bien soin d'elle ! Vous avez une fille dont vous êtes forcée de vous séparer: croyez-moi, on lui rendra le bien que vous ferez à notre Roseline. Tenez, voici pour faire passer quelques douceurs à voire petite et pour acheter à celle-ci quelque joujou dont elle pourrait avoir envie. Et elle lui donna une belle pièce d'or. Geneviève accepta, non sans quelque hésitation.
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Si
— Prenez, prenez, ma bonne, lui dit la meunière. Et maintenant emmenez bien vite l'enfant ; car si la Catherine nous voyait, elle vous en voudrait — Lai ! maîtresse Lisbeth, elle me c'est sûr! chasserait, Ainsi vont les choses ! — Ah ! mon Dieu ! quel malheur ce serait pour Roseline ! Sur ces mots les deux femmes se séparèrent. Geneviève entraîna la fillette, que la meunière n'osa même pas embrasser encore une fois. Roseline tout en marchant se retournait, mais sans répondre aux petits signes amicaux que lui adressait sa tante. L'enfant revenait déjà sur sa première et franche impression. Accepter les des Varin-Doron consolations lui semblait un manquement au respect et à l'amour dus à son père — et même à la femme choisie par lui pour lui servir de mère, si sévère qu'elle fût... Elle cessa de regarder du côté où la rencontre fortuite venait d'avoir lieu. Elisabeth Varin, dans un sentiment bien différent, et ne s'inspirant que de l'intérêt de sa nièce, jugea prudent de se elle prit dans la prairie voisine un dérober, et suivie d'Annette, sentier ombragé par une rangée de peupliers plantés le long d'un ruisselet, et si bien alignés qu'ils pouvaient la cacher aux regards, et lui permettre d'atteindre le taillis de frênes et de rentrer à la Fresnaie sans être aperçue.
CHAPITRE VI LE GUÉ DE LA CORBELINE
A quelque temps de là, Roseline, la « soeur » que le sort lui avait donnée, et trois autres petites fillettes du voisinage, Fifine la cadette du sellier Dinozé, Catiche la fille du boucher Jâry, et Loulette la soeur du petit tailleur Mansu le Tors, ayant la permission de faire une promenade, suivaient, alertes, comme les linots dans les fourrés, le chemin de Gérardmer, jusqu'à la prairie du Tissage, où se trouve un moulin alimenté par un ruisseau — la Corbeline, qui s'en va retrouver la Vologne après avoir fait tourner plusieurs moulins. Les fillettes grimpèrent aux noisetiers, abattirent à coups de pierre les châtaignes, dépouillèrent les ronciers de leurs grosses mûres couleur de sang, et trouvèrent partout des fleurs pour des guirlandes et des bouquets. Elles se poursuivaient &ous les arbres, en se jetant des fleurs à la tête. Et Roseline se laissait gagner par toute cette joie et y prenait part. Irma parla des plaisirs du bord de l'eau, au frais, à l'ombre... et toutes elles coururent au ruisseau. Elles en suivirent le cours, pourchassant les papillons et les libellules bleu et or aux ailes frémissantes, presque immobiles. Enfin, lassées, dans l'herbe, à demi abritées du soleil par de vieux osiers au feuillage clairsemé, elles s'assirent pour former des bouquets et tresser des couronnes, avec ce qui leur reslail de fleurs cueillies dans les prés... Puis, l'une d'elles, la gracieuse Fifine Dinozé, s'avisa de se déchausser et de mouiller le bout de ses pieds dans l'eau cou-
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ranle — vrai régal. On pense si les quatre autres paires de petits d'en faire autant ! pieds se dépêchèrent à ces petites paysannes ce que le jeu et la course En retranchant leur donnaient d'animation et de hautes couleurs, elles avaient à se partager. Fifine, des encore bien des agréments naturels yeux verts de mer sous des sourcils bruns, un sourire farouche
La petite glissa sur la pierremoussue,et fit un plongeonjusqu'àmi-jambes. et charmant ; Caliche des yeux de bleuet, — des yeux brillants de santé. —: et un sourire qui relevait des lèvres rouges en creusant une fossette dans ses joues rondes ; Louletfe Mansu, grêle fillette, longue et pliante, avait une fêle pensive, de larges yeux aux pures limpidités, des cheveux pourprés dont le désordre faisait une auréole. de baignade se Les plus vite satisfaites de ce simulacre remirent à la cueillette des fleurs des prés. Roseline était du nombre. Les folles enfants avisèrent à cinquante pas de là un
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endroit
où l'on pouvait passer le ruisseau, relié aux deux berges quelques grosses pierres jetées pour former une sorte de
par gué. Les souliers
étant laissés sur la rive, toute la bande traversa, puis revint, pour traverser encore et revenir — sans compter 3 Il arriva que Roseline et Irma se trouvèrent face à face, se croisant sur l'étroite et glissante voie. Ni l'une ni l'autre ne voulait reculer, céder le pas ; cela devint vile une question d'amourpropre. Or, il n'y avait nullement place pour la brune et la blonde. d'une brusque colère Les yeux noirs d'Irma s'allumèrent enfantine. Ils disaient clairement qu'elle était décidée à passer la première. Roseline, interdite, rougit et se troubla. Mais elle ne bougeait pas. D'autant que le droit était pour elle, qui avait plus d'à demi traversé le ruisseau. — Descends dans l'eau ou je me fâche! lui cria sa soeur, en lui faisant un signe de la main : « bien vite, » disait un petit doigt impérieusement baissé. — Prends garde, ma Roseline, cria Loulette, tu vas tomber !... Roseline sonda l'eau du regard: elle était assez profonde; y descendre n'avait rien de bien engageant. — Allons, place ! dit encore Irma, pendant que sur les deux rives les autres fillettes s'intéressaient visiblement à ce débat. Et comme Roseline, très émue, hésitait, Irma la poussa rudement. La petite glissa sur la pierre moussue, fit un plongeon jusqu'à mi-jambes dans l'eau froide, et Irma triomphante traversa au milieu d'un éclaboussement d'eau, tandis que les trois autres fillettes poussaient de grands cris. Roseline se tenait attachée à la grosse pierre la plus proche, comme s'il y avait eu du danger pour elle. De danger, il n'y en avait pas; mais Fifine se montra la plus empressée, et en deux bonds fut auprès de sa camarade, lui tendant la main pour la relever, la tirer de l'eau.
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Les amies de Roseline, réunies sur la rive autour d'elle, s'empressaient, tordaient le bas de sa robe courte et de ses jupes, lui essuyaient sur le visage l'eau qui y avait jailli. — Ga ! la méchante guêpe, elle t'a poussée,dit Loulette; pourtant lu étais avant elle sur la pierre. — T'es-tu fait mal, Roseline? demandaient les autres. — Non, non, dit la petite. faisait mais toujours brusque, Irma, confuse et repentante, tourner
Roseline
sur elle-même,
et lui répétait
sur un ton sup-
pliant : — Tu ne le diras pas, dis?... Tu ne le diras pas, au moins ? Roseline secouait la tête d'un air soucieux. Certes, non, elle ne le dirait pas ! Qui sait, des deux, laquelle serait sermonnée? bien... GeneLe soleil sécherait les vêtements en s'y prenant viève l'aiderait à se changer... Et ce serait tout! Mais la leçon lui servirait, et une autre fois, dans ses jeux avec sa soeur, elle se défierait d'elle—davantage. Irma prit un surcroît de garanties : — Vous ne direz rien non plus, vous autres! Toi, Catiche, tu me le promets, parce que je raconterais que tu as secoué les Toi, Fifine, tu sais, je n'aime pas pruniers du père Langronne... les rapporteuses... Quant à toi, Loulette, je ne jouerai plus jamais avec toi... si tu me faisais ce tour-là... vois-tu! Irma reçut les plus belles assurances. Un quart d'heure après, les rires et la course dans la prairie avaient repris avec entrain. Le bain forcé de Roseline semblait oublié. vers Granges. On s'achemina Mais le soir, lorsque Sébastien rentra, il connaissait, par le père de Fifine, les méfaits d'Irma... Dans son amour pour sa fille, Sébastien entrevit tout de suite ce qu'il pouvait y avoir de coupable dans cet acte de brutalité. La sollicitude du père s'éveilla. 11 devina que Roseline pouvait être en butte à la jalousie, aux persécutions de cette gamine qui ne lui était rien à lui, et que pourtant il traitait avec bonté.
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Il appela Irma, lui fit de vifs reproches. Et comme, encouragée par la présence de sa mère, elle tenait tête à Sébastien, celuici, irrité, leva la main... Oh! alors Catherine bondit comme une tigr»esse... Irma s'échappa. Mais il y eut une longue querelle entre le mari et la femme, au cours de laquelle Catherine dut reconnaître que les raisons n'étaient pas de son côté, car lorsque sa fille reparut, pensant jouir de l'humiliation du mari de sa mère, elle. fut reçue par Catherine avec deux soufflets retentissants : — Ça l'apprendre à aller « gibier » au bord de l'eau! Bien petit commentaire de deux grands soufflets. La brune Irma se promit bien de soulager son coeur de ce châtiment, en faisant pâtir Roseline à la première occasion qui se
bonnes
présenterait. La façon dont Irma s'était conduite envers Roseline n'était pas faite pour augmenter le peu d'intimité des deux soeurs. La fille de Catherine laissait voir son manque d'affection pour Roseline. Elle était jalouse d'elle parce que celle-ci avait « du bien ». Plusieurs fois, dans de petites discussions entre Sébastien et sa femme, nées du peu de sympathie mutuelle des deux enfants, Irma avait entendu sa mère faire ce reproche à son mari : « Oui, tu prends parti pour ta fille, elle a toujours raison, ta Roseline, parce qu'elle possède un bois et un pré, et que la mienne n'a rien !» Sébastien protestait, assurait qu'il tenait la balancé égale entre les deux enfants ; mais Catherine montrait qu'elle n'en croyait rien et le persuadait à Irma. Roseline, forte de l'amour de son père, n'admettant pas qu'il pût jamais être injuste envers elle au point de la sacrifier à Irma, — ni même à sa femme Catherine, — ne nourrissait aucun sentiment hostile ni contre sa belle-mère, ni contre la fille de celleci. Grâce à la douceur de son caractère, elle eût plutôt été bienveillante et amicale, si on lui en eût plus souvent fourni l'occasion. Mais elle ne pouvait qu'être docile envers sa belle-mère et réservée à l'égard même...
d'Irma, facile à vivre pourtant, v
endurante
LE CALVAIREDE ROSELINE
Dans les petits différends, elle cédait volontiers, surtout pour éviter un débat toujours prompt à s'envenimer. Car si le père avait à intervenir, Catherine possédait l'art de présenter les choses de manière à couvrir sa fille. Sébastien ne la croyait qu'à moitié, la vérité, mais n'osait pas se prononcer, et pendant entrevoyait plusieurs heures, souvent tout un jour, il gardait quelque rancune à Roseline de l'avoir obligé à prendre fait et cause pour l'une ou l'autre de ses filles, au risque d'amener un refroidissement entre sa femme et lui. Voilà pourquoi la fillette n'avait rien dit de la dispute du ruisseau de la Corbeline, dans la crainte de paraître encore avoir des torts, et pour éviter une fâcheuse explication ; mais Fifine et Catiche et Loulette n'avaient eu rien dé plus pressé, — malgré l'engagement pris par elles de se taire , — que de raconter dans tout le village, avec les amplifications voulues, la querelle du gué et la chute dans l'eau. a De! un peu plus Roseline était néyée!
»
CHAPITRE VII LA TOURDES HULOTTES
On ne pensait plus à la promenade du Tissage, et plusieurs fois en deux ou trois semaines les deux soeurs revinrent amicalement de plus d'une partie de plaisir, lorsque, un jeudi soir, au souper, Roseline ne parut pas. Sébastien interrogea
sévèrement
sa femme ; puis Irma, Genefurent quesviève, Mathieu Maréchal et les autres domestiques tionnés. Aucun ne put donner une réponse satisfaisante. Sébastien se leva de table, et appelant à lui Irma, il la força à dire l'emploi de son après-midi. Avec beaucoup de tranquillité, Irma raconta qu'elle voulait aller se promener avec sa « soeur » jusqu'aux Evelines, en emmenant Biquette, mais que Roseline, après s'être mise en chemin avec elle, avait changé d'idée... et qu'alors, avec le coeur bien gros... elle s'en était revenue à la maison, —rien qu'avec Biquette. — Pauvre petite ! voyez vous ça ! dit sa mère. — Et Roseline?demanda Sébastien. -— De ! je l'ai laissée... Elle sait aussi bien son chemin que moi... mieux même, puisqu'elle est du pays... — Mettez-vous à table, vous autres, si vous voulez, dit Sébastien. Je vais aller jusqu'aux Evelines... Il est arrivé malheur à mon enfant 1 — Eh bien!
j'irai de mon côté, Sébastien, dit Geneviève; allez aux Evelines, et moi vers le haut des Raumes... Domestiques et laboureurs, tous s'étaient levés sans penser au souper, et chacun recherches...
se mit en devoir d'aider
Sébastien
dans ses
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et sa fille.. plus à la maison que Catherine Lorsque tout le monde se fut éloigné : — A nous deux, maintenant, dit Catherine : qu'as-tu fait de ta soeur ? — Je l'ai laissée... dans le bois... elle ne voulait pas révenir... Rientôt,
il ne resta
et moi je courais... je courais... — Il fallait l'attendre ! — De ! j'avais trop peurd'un <— C'est bon, mange à cette gamine ?
ta
à cause
de la pluie... . . gros chien aux yeux rouges... Qu'est-ce qui a pu lui arriver soupe.
Catherine quitta la table : — Je ne peux plus tenir en place, dit-elle de la porte ; il y a un malheur... c'est sûr ! Et elle sondait
de l'oeil les profondeurs des feux étaient éteints...
en allant
de la nuit.
sur le pas Dans le vil-
lage la plupart Irma continuait
de manger son innocence.
; elle mangeait gloutonnement pour mieux établir Il ne lui vint pas à l'idée qu'elle, mieux son rôle en affectant d'avoir du chagrin. jouerait Catherine rentra et qui, du dehors, la voyait, brusquement lui dit : — Ça ne te fait donc rien quêta soeur soit... égarée? — Et à toi, maman ? Irma. répliqua effrontément — Moi... ça me bouleverse !... ça a le coeur dur pour son âge ! ne pouvait s'emen regardant sa fille. L'aurait-elle pêcher de penser Catherine poussée comme l'autre fois ?.. La petite serait-elle tombée ?... Qui sait? On allait peut-être la trouver dans quelque crevasse de la «. Comme
brisée... Oh ! bien sûr, sa fille à elle, qui meurtrie, montagne, savait mentir, n'avouerait était arrivé par jamais si le malheur sa faute... — Mais ce chien qui te faisait si grand peur ?... lui demandât-elle avec insistance. — Parti... fit la fillette en rapprochant ses mains l'une de l'autre et en les écartant ensuite. La mère observait son enfant, dont les yeux noirs ne se détour-
GO
LE CALVAIRE DE ROSELTNE
naient pas des siens... Finalement il ne lui semblait pas possible qu'elle fût pour quelque chose dans l'absence de Roseline. Catherine se trompait, et Irma mentait. Les deux fillettes après le dîner de midi étaient réellement parties pour les Evelines, traînant après elles la chèvre blanche, comme l'avait dit Irma. Mais une fois là, loin de se séparer, elles avaient poussé jusqu'au bois de Gadémont. A mi-côte, sous les grands arbres, elles s'assirent sur l'herbe pour goûter. Tandis qu'Irma sortait du panier de sa soeur des fruits et du pain, Roseline regardait avec une sorte d'effroi dans le haut du bois, à travers les frondaisons balancées par un vent d'orage, une vieille tour ruinée, reste d'un manoir féodal sur lequel le temps avait accompli son oeuvre de destruction. Les hauts toits pointus du manoir, ses pignons aux contours découpés en degrés d'escalier, les tourelles qui arrondissaient les angles des constructions: tout cela avait disparu ; mais la tour très massive et carrée avait mieux résisté. Elle servait de retraite aux oiseaux de nuit. Les gens du pays l'appelaient la tour des Hulottes, et se racontaient, au veilloir, des histoires terrifiantes. Longtemps avant que les murailles du manoir eussent croulé, des apparitions y avaient eu lieu. On parlait de faux monnayeurs établis dans les parties souterraines du vieil édifice. D'autres, doués de moins de bon sens ou de plus d'imagination, cherchaient "dans lachronique du manoir l'explication de ces bruits entendus la nuit, de ces figures surnaturelles qui se laissaient voir au clair de la lune sur les bâtiments demeurés debout, principalement sur le donjon. L'un assurait qu'on avait gardé le souvenir d'une dame que son seigneur et époux avait enfermée dans la plus haute tour, et — se faisant un jeu de qui s'était précipitée pour lui échapper, revenir ensuite pour troubler le sommeil et la conscience de son bourreau. Un second racontait qu'au temps des guerres de religion, un vieux chef huguenot à barbe blanche avait été pendu aux créneaux de celte même tour, et que, pour réaliser sa dernière
LE CALVAIREDE ROSELINE
Ci
menace, longtemps il était apparu la nuit, objet d'effroi, attaché à son créneau. A la dame, au huguenot à barbe blanche, on donnait pour compagnons irrités ou inconsolables une gouvernante morte de chagrin d'avoir laissé choir dans les citernes l'héritier du nom et des armes confié à ses soins, un Juif détroussé et torturé jusqu'à ce qu'il rendît l'âme ; enfin le dernier châtelain, trouvé mort dans un caveau à côté de « trésors immenses » que ses neveux s'étaient hâtés de se partager, assurait-on. Longtemps le châtelain revint en esprit rôder autour des lieux où il avait enfoui ce qu'il avait de plus précieux. La vieille tour en ruine n'était pas complètement délaissée : le garde forestier de ce bois et de plusieurs bois environnants s'y réfugiait contre le mauvais temps; parfois l'hiver pour se réchauffer au milieu d'une de ses tournées, il allumait du feu dans la vaste cheminée de la grande salle qui occupait le bas du vieil édifice, et alors la tour, surmontée d'un panache de fumée, reprenait vie, une heure ou deux. Et parfois, dans cette fumée coupée d'un rayon de lune, on avait cru voir l'un des fantômes redoutés se penchant au bord des créneaux. Toutes les ouvertures de la salle basse de cette tour se trouvaient obstruées à une assez grande hauteur par les pierres détachées une aune du manoir et que les ronces liaient entre elles. D'énormes décombres formés de pans de murailles écroulées, toutefois d'atteindre une fenêtre en ogive dont les permettaient close. gardes forestiers avaient fait une porte, grossièrement Irma surprit les regards de Roseline invinciblement attirés à son esprit tant de légendes par les ruines qui évoquaient effrayantes. Irma ne les connaissait pas encore, ces légendes. La vieille tour lui semblait tout simplement amusante à voir de plus près. Le ciel s'était peu à peu obscurci, et bientôt la joie de goûter souffrit du manque de soleil. Soudain la nuée sombre fut secouée par un éclair rouge, et un gros nuage creva. De larges gouttes tombaient. Riquelte
bêlait, regrettant
l'étable,
tirant sur sa corde.
62
LE CALVAIRE DE ROSELINE
— Avec tant d'eau nous allons être mouillées, observa Irma. Ces hêtres... c'est pas long à traverser... Sans compter que le tonnerre tombe toujours sur les arbres, de!... — Où aller ? où aller ? murmura Roseline. — Tu sais, le fils à la mère Laloy, Antoine donc, et sa tante Chantavoine ?... sous un hêtre,comme ici, tombés morts de vrai... tous les deux en revenant de Falurgoutte... Il n'y a pas si longtemps de ça... — Oui... oui ! fit Roseline terrifiée. — Je ne veux pas être brûlée par le tonnerre, reprit Irma. Je ne suis pas venue de Corcieux pour périr dans le bois de Gadémont... Sauvons-nous 1 — Où donc ? . — As-tu des jambes ? Le château là-haut donc! Ça n'est pas si loin... Et,: sans attendre l'adhésion de Roseline, Irma détacha la chèvre, qui d'instinct grimpa droit aux ruines. Il ne restait aux deux fillettes qu'à la suivre. C'est ce qu'elles firent, au milieu de la pluie qui redoublait et des éclairs dont les lueurs brusques les effrayaient. Mouillées de la tète aux pieds, elles ne causaient plus ; la gorge un peu serrée, elles gravirent le coteau. En approchant des ruines, elles se trouvèrent à peu près à découvert. Plus d'arbres sur l'élévation; de la bourdaine seulement. Irma attacha la chèvre au dernier tronc résistant, et courut jusqu'à la tour des Hulottes. En attendant que les oiseaux de nuit y commençassent leur concert, des corbeaux déployaient en croassant leurs grandes ailes creuses. Irma, évitant les ronces, monta sur les pierres croulantes jusqu à la fenêtre en ogive, seule ouverture par où l'on pût pénétrer à l'intérieur. Une façon de porte formée de quelques ais mal joints, en interdisait cependant l'accès. La gamine s'attacha à ces ais, les secoua en poussant à travers les fentes un « hou » retentissant... et la porte très lourde s'ouvrit brusquement. lugubre
LE CALVAIREDE ROSELINE
63
Alors
Irma, poussant du pied une pierre pour la maintenir, regarda dans le vide devant elle. La grande salle basse lui apparut assez sombre, éclairée seulement par quelques crevasses dans les murs. De forts madriers de descendre au posés à l'endroit où elle se trouvait permettaient milieu
de la salle. Irma du geste et de la voix appela Roseline, et dès que celle-ci fut auprès d'elle, la prenant parla main, elle l'entraîna. La pluie cessait en ce moment ; l'orage passait au loin ; mais la curiosité d'Irma était vivement excitée. Toutes deux parcoururent du regard l'étrange lieu où elles venaient
de pénétrer. Cette salle avait une voûte de pierre. Plusieurs autres fenêtres de fer, les veuves depuis des siècles de leurs barreaux étroites, la avaient remplacés qui obstruaient par des herbes tenaces lumière, mais laissaient passer l'eau des pluies et aussi lèvent. A côté d'une très vaste cheminée où des cendres formaient foyer, des branches mortes devaient être le combustible du garde Des herbes sèches dans un coin, comme si on eût forestier... à quelquefois couché là. Une planche fixée sur quatre bûches peine écorcées, devait servir de table, avec un siège à trois pieds, — un « tripet ». — Cela composait le mobilier plus que simple de cette salle. Sur la table plusieurs menus objets et quelques assiettes comune écuelle de terre vernissée. Enfin une image de munes,même saint Hubert, patron des chasseurs, collée sur le manteau de la cheminée. Dans l'angle du nord, un escalier délabré s'élevait en coquille, — un étage au-dessus, un aux parties supérieures, conduisant autre encore, à en juger par les ouvertures longues et étroites percées dans les murs ; enfin la plate-forme couronnée de créneaux d'où jadis les arGhèrs lançaient leurs flèches. Roseline s'était assise sur l'escabeau devant la cheminée, et elle dont le du tonnerre, écoutait au loin les derniers grondements bruit lui arrivait comme une forte voix par la cheminée même...
61
LE CALVAIRE DE ROSELINE
Irma plus vive et plus curieuse avait grimpé l'escalier, et sa compagne suivait sa marche au-dessus de sa tête. Irma essaya de faire monter Roseline, mais celle-ci demeura sourde à ses appels répétés. Tout à coup, on entendit les aboiements furieux d'un chien mêlés aux bêlements plaintifs de la chèvre effrayée. Irmapar un trou béant dans la muraille aperçut un gros bouledogue tavelé, aux yeux rouges, reniflant les jarùbes de Biquette. Ce devait être l'un des chiens du garde que mettait en fureur l'invasion des ruines... Elle redescendit, traversa la salle en courant, et, s'échappant par la porte improvisée, dont par inadvertance elle dérangea le caillou qui la tenait ouverte, elle fut en un instant auprès de la chèvre. — A bas, chien ! à bas! criait Irma. Elle le menaça de son bâton ; mais les molosse lui faisaient peur. Derrière Irma, la porte s'était refermée Roseline, dans une demi-obscurité, et montajusqu'à la fenêtre ogivale, secoua
yeux flamboyants du lourdement. un peu craintive déjà, les solides planchés de
la fermeture, et'appela sa soeur à son aide. Mais celle-ci avait quelque peine à se défendre du chien, dont les aboiements continuaient. Il- montrait des crocs menaçants dès que la fillelte faisaitmine de retourner vers la tour. Irma cria à Roseline d'attendre... d'attendre que le chien se fût éloigné. Et pour y parvenir elle ramassa le panier du goûter, détacha la chèvre et redescendit la côte, entraînée par Biquette, toujours poursuivie par le chien, qui paraissait de plus en plus avide de lui mordre les jambes. Lorsque la fillette eut atteint avec la chèvre la limite du bois, le chien abandonna sa poursuite et remonta vers la tour des Hulottes, où il entendait les appels désespérés de Roseline. Il se reprit à aboyer furieusement. Irma s'assit sur des arbres abattus, et attendit que Roseline vînt la rejoindre. Il suffisait de tirer à soi ou de pousser cette
;LE CALVAIREDE ROSELINE
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et ne se doutait pas que le façon de porte... Elle le croyait; hasard seul lui avait fait porter sur l'un des ais la pesanteur l'ouverture de l'huis. Elle n'eût pas réussi capable de déterminer une seconde fois. Le garde forestier seul savait comment s'y prendre pour entrer et pour sortir... Elle attendit donc... et un bon moment
s'écoula
ainsi.
A bas chien ! à bas ! criait Irma. — La sotte ! murmurait-elle. Avec ça qu'avec ma chèvre, Sûrement j'aime mieux j'irais me faire mordre! Biquette que Roseline. Soudain une pensée mauvaise jaillit au cerveau de celte enfant de la sensibilité: laisser Roseline se disgraciée sous le rapport tirer d'affaire... Voir un peu comment son père prendrait la chose... sauf à venir lui ouvrir le lendemain... mais lui ouvrir et s'être assuré l'impunité après avoir fait ses conditions, grâce au silence exigé et promis... LECALVAII1E DEKOSELINE 3
C'«
LE CALVAIRE DE ROSELINE
Irma
vive
et plus curieuse avait suivait sa marche au-dessus
plus
compagne de faire monter
mais
Roseline,
l'escalier, grimpé de sa tête. Irma
celle-ci
demeura
et sa
essaya sourde à ses
appels répétés. Tout à coup, on entendit d'un chien les aboiements furieux mêlés aux bêlements de la chèvre effrayée. Irma par un plaintifs trou béant dans la muraille un gros bouledogue tavelé, aperçut les jambes de Biquette. aux yeux rouges, reniflant Ce devait
des
l'invasion Elle
être
l'un
des
chiens
du garde
que mettait
en fureur
ruines...
redescendit,
traversa
la salle
en courant, inadvertance
et, s'échappant dont par elle dérangea le par la porte improvisée, elle fut en un instant auprès de la caillou qui la tenait ouverte, chèvre. — A bas, chien ! à bas ! criait Irma. le menaça de son bâton ; mais les yeux flamboyants du molosse lui faisaient peur. Derrière Irma, la porte s'était refermée lourdement. dans une demi-obscurité, et un peu crainlive Roseline, déjà, la fenêtre monta jusqu'à secoua les solides planches de ogivale, et appela sa soeur à son aide. Mais celle-ci avait la fermeture, Elle
du chien, dont peine à se défendre Il montrait des crocs menaçants mine de retourner vers la tour.
quelque tinuaient. faisait Irma
cria à Roseline
d'attendre...
les aboiements
d'attendre
dès
que la que
confillelte
le chien
se
elle ramassa le panier du goûter, éloigné. Et pour y parvenir la chèvre et redescendit la côte, entraînée par Biquette, détacha de plus en plus poursuivie par le chien, qui paraissait toujours
fût
avide
de lui
mordre
les jambes. eut atteint avec
la fillette la chèvre la limite du bois, Lorsque abandonna sa poursuite et remonta vers la tour des le chien où il entendait les appels de Roseline. Hulottes, désespérés Il se reprit à aboyer furieusement. sur des arbres et al lendit que Roseline Irma s'assit abattus, Il suffisait de tirer à soi ou de pousser cette vînt la rejoindre.
LE CALVAIREDE ROSELINE
el ne se doutait Elle le croyait; de porte... pas que le seul lui avait fait porter sur l'un des ais la pesanteur l'ouverture de l'huis. Elle n'eût pas réussi capable de déterminer seul savait comment une seconde fois. Le garde forestier s'y prendre pour entrer et pour sortir... façon hasard
Elle attendit
et un bon moment
donc...
s'écoula
ainsi.
A bas chien ! à bas 1criait Irma. — La
sotte ! murmurait-elle.
j'irais me Roseline. Soudain
faire mordre
une pensée mauvaise jaillit au cerveau de cette enfant sous le rapport de la sensibilité: laisser Roseline se
disgraciée tirer d'affaire... chose...
! Sûrement
Avec ça qu'avec ma chèvre, j'aime mieux Biquette que
Voir
sauf à venir
un
la peu comment son père prendrait lui ouvrir le lendemain... mais lui ouvrir
après avoir fait ses conditions, au silence exigé et promis... LE CALVAIKK DEItOSELINE
et s'être
assuré
l'impunité
grâce O
CO
LE CALVAIREDE ROSELINE
Elle résolut donc de reprendre le chemin de la maison, et de ne rien dire de l'ascension à la tour des Hulottes. — Oui, certainement... lui ouvrir, se disait-elle je reviendrai tout en marchant très vite. Ah ! mais il faudra qu'elle me demande pardon... qu'elle me demande pardon pour m'avoir fait battre par lanière... le jour du ruisseau... Elle n'avait rien dit, à l'en croire... A d'autres! J'ai reçu les soufflets... Il faut tout de même... sans qu'elle me paie ça... Del elle risque bien de s'endormir manger. Afin de n'avoir
de revenir délivrer Roseline, pas la tentation elle se mit à courir jusqu'au chemin vicinal. Elle courut même maisons de Granges. Là, elle prit un petit jusqu'aux premières air hypocrite, et lorsque des camarades lui demandèrent où était sa soeur, elle répondit : « Sais pas »,ou indiqua vaguement du geste une direction opposée à l'endroit où elle avait laissé la pauvre petite.
CHAPITRE
CRUELLE
VIII
ATTENTE
La pauvre Roseline en se voyant enfermée se mit à pleurer. devant la porte derrière Le chien du garde vint se planter et il aboyait de toutes ses forces. laquelle l'enfant gémissait, à la fillette. Elle pensa que ces Cela donna un peu d'espoir de ce côté.
aboiements attireraient quelqu'un dogue c'était un être vivant...
Mais le chien se lassa, et s'en alla. Alors Roseline se vit dans toute l'horreur
Et puis, ce boule-
de sa situation...
dans la salle et se pelotonna contre la cheminée, attentive à tous les bruits du dehors, craignant surtout ceux qui pouvaient se produire près d'elle... La salle basse devenait plus obscure de moment en moment. Elle descendit
L'orage avait refroidi le temps et laissé dans l'air un frémissement qui arrivait comme une plainte à travers toutes les ouverdiverses fenêtres. tures, écartant les lierres qui obstruaient Et c'était lugubre. Les histoires effrayantes
que la fillette avait manoir, se retracèrent
sur ce donjon et l'antique qu'une esprit avec les grossissements et elle fut secouée d'un frisson ajoutait;
entendu
raconter
tout à coup à son troublée y imagination
dans tous ses membres, circulaire sur le vaste caveau où
quand elle osa jeter un regard elle était menacée de passer peut-être bien des heures. sur la peine qu'éprouvePuis, sa pensée se reporta vivement rait son père en ne la trouvant pas au logis, lorsqu'il rentrerait. Sans
doute
alors,
Irma,
qui avait
eu peur du chien, parlerait
—
GS
LE CALVAIREDE ROSELINE
et l'on viendrait
Mais que ce serait
la délivrer...
long,
s'il fallait
attendre
! jusque-là Et si sa soeur ne disait rien? Oh ! cela n'était pas possible ! Le père mourrait et elle d'épouvante.
de chagrin
—
Le premier objet qui avait frappé ses regards dans ce ténébreux sur la était un paquet d'allumettes, placé soigneusement séjour table. Roseline, dont les dents claquaient non de froid, mais de —- bien eussent été mouillés par l'orage peur, que ses vêlements — se méprit sur la cause de son état. Elle rapprocha quelques et des brindilles de bois et y mil le branches à demi consumées feu. flamba. Elle se chauffailles
L'âtre
mains
à se les brûler
et sen-
tait à peine le feu. Cependant, peu à peu réconfortée par la chala rude épreuve leur, des forces lui revinrent pour se préparera qui l'attendait. Elle alla voir si la porte ne pouvait pas sortir de ses gonds. Armée d'un gros bâton à pointe de fer qui se trouvait dans un coin, elle s'en servit comme d'un levier, et mit toutes ses forces de renverser ces quatre planches qui la faisaient prisonàessayer nière. Trop bien clouées, elles résistèrent, et Roseline dut renoncer à s'échapper par là. le bâton, dont elle pensait, après s'en Alors, sans abandonner se faire un moyen de défense — être servie pour sa libération, en est-il d'assez puissants contre les esprits ! — elle parcourut les diverses parties de la salle, à la faible lueur des braises du foyer... Elle ne trouva aucune autre issue praticable. au pied
Arrivée l'idée
d'en
était bien branche
gravir montée!
résineuse
de l'escalier les marches Roseline qui venait
elle recula d'effroi à tournant, — Pourtant tremblantes. Irma
se décida.
au feu une Et, saisissant de s'enflammer, elle se dirigea vers
l'escalier. Dans celle première partie il n'était pas trop délabré, un peu de peine la filletle parvint à une salle semblable du bas.
el avec à celle
LE CALVAIREDE ROSELINE
de sa torche éclairait ces voûtes La lumière tremblotante vieilles de plusieurs siècles, mettant en émoi les chauves-souris; et l'enfant fut obligée de se baisser pour n'être pas atteinte au visage par ces étranges animaux ailés qui volaient dans toutes les directions. Roseline avait une vive répugnance pour les chauvessouris... Dans cette salle, où l'on ne marchait que sur le mortier des murailles tombé et laissant voir la pierre nue, le jour arrivait par quelques brèches récentes que les arbustes grimpants n'avaient pas encore envahies de leurs draperies. La fillette jeta sa branche dans un coin, où elle s'éteignit en fumant, et redescendit. de nouvelles et infructueuses tentatives pour Elle recommença laissés entre les planouvrir la porte. Par les larges interstices ches, elle regarda si Irma ne revenait pas... si personne ne se trouvait à portée de la secourir. Elle poussa des cris, appela, et fut effrayée de sa propre voix qui se heurtait aux murs et retentissait avec d'étranges sonorités. elle vint reprendre sa place devant le foyer et Découragée, alimenta le feu en y jetant du bois: il fallait lutter contre l'obscurité qui s'épaississait!... Au dehors, le jour allait tomber, et la crainte de demeurer enfermée dans le donjon quand la nuit serait noire, créait à la pauvre enfant des frayeurs anticipées. Cependant elle s'arma de résolution et se décida à monter, — si l'escalier était praticable, —jusqu'à la plate-forme de la tour, l'apercevoir. pour faire de là des signaux à ceux qui pourraient Le premier étage fut d'un accès assez facile. Roseline le trouva plein de la fumée du tison qu'elle y avait jeté. Mais bientôt les difficultés de l'ascension Des marches s'étaient commencèrent. détachées par fragments et encombraient l'escalier tournant. Il y avait des amoncellements, puis des vides avec un trou béant et profond : en perdant pied, par les marches absentes dans les on pouvait rouler jusque dans parties inférieures de l'escalier, les souterrains. La pauvre enfant, ouvrant des yeux agrandis par la terreur,
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LE CALVAIRE DE ROSELINE
avec précaution, se cramponnait aux aspérités de la muraille, bravait le dégoût que lui causait le contact des chauvessouris troublées dans leur longue quiétude. Un de ces animaux vint se coller-sur sa poitrine; elle poussa un cri, vacilla, puis eut le courage de détacher avec la main les petits doigts crochus qui pénétraient dans sa robe. Elle parvint enfin à la troisième salle, et regarda partout si une chance s'offrait de recouvrer sa liberté ; mais elle ne vit les bois environnant les ruines que par des brèches, et à travers des plantes parasites : les fenêtres étroites de cette salle s'ouvraient haut, obstruées d'ailleurs par les décombres et toute une végétation. Sans se reposer, elle entreprit encore l'escalade des degrés conduisant à la plate-forme. On eût dit que de nouveaux obstacles à mesure qu'elle les franchissait. Plus d'une fois, s'accumulaient elle dut déplacer une pierre pour rétablir un degré au moins sur deux ou trois qui manquaient. Elle n'y parvenait qu'au prix des plus grands efforts, et ces pierres vacillaient sous ses pieds. Enfin un air plus frais vint lui baigner le visage, lui annonçant la fin de sa périlleuse ascension. Encore sept ou huit marches à
avançait
où mille herbes gravir... et elle prenait pied sur la plate-forme, folles poussaient entre les interstices de la toiture, et de véri fables arbustes dans l'ouverture des créneaux. Tout d'abord elle eut une sorte d'éblouissement. Le soleil, en se couchant, reparaissait un moment encore à travers les nuages empourprés d'un ciel orageux. Le paysage était immense et le coup d'oeil splendide. Mais Roseline porta toute son attention sur les environs du manoir et de la tour des Hulolles. La forêt enserrait les ruines el de très près. Ce ne fut qu'autour de la colline, dans les champs et sur les chemins voisins, que la filletle vil des gens — des bûqui revenaient chez eux après journée faite, des valets de ferme rentrant les l'oins sur les grands chars aux lourdes roues, des faneurs et des faneuses rapportant leurs fourches brillantes, leurs grands râteaux de saule... cherons
LE CALVAIREDE ROSELINE
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La pauvre affligée leva les bras en criant... Mais personne ne Penchée tout au bord de la plateparut la voir ni l'entendre. forme, dans la partie vide d'un créneau, elle agita un petit mouchoir de couleur, espérant être aperçue par un groupe de cultivateurs qui se dirigeaient en ce moment-là vers Granges, sur ce même chemin suivi par elle et Irma quelques heures auparavant... Ce fut encore en vain. Tout à coup, elle vit venir du côté de la scierie ses bons vieux amis Zacharie Rochesson et Basile Langronne. Elle les reconnut d'un pas très bien. Les deux robustes bûcherons cheminaient Elle Que faire après tant de tentatives infructueuses? régulier... leva les bras, agita de nouveau son mouchoir, cria de toute force... et fondit en larmes : ils ne la voyaient pas. Ah ! on ne viendrait pas à son secours 1 Et Granges, bien lavé après la pluie d'orage, lui apparaissait couchant, visible dans ses moindres détails. A travers ses pleurs, elle voyait comme si près d'elle le toit la maison de son père !... Un peu plus loin, dans leur entier,
sa
au de la
ferme et la minoterie de la Fresnaie... ses regards se perdirent au delà... Longeant le Découragée, village, le cours de la Vologne marquait le fond de la vallée à travers de belles prairies bordées de grands peupliers, et mettait en mouvement de proche en proche moulins et scieries. La vallée ouverte et s'élargissant en amont de la rivière, lui laissait voir, non loin de la Vologne, Jussarupt, Herpelmont, Laveline, Beaumont, Champ-le-Duc et bien d'autres centres d'habitation. Parallèlement au cours d'eau, les hauteurs s'élevaient sur sa rive gauche. Elles atteignaient leur point culminant auSpiémont. Au sommet de cette montagne, le soleil allait bientôt disparaître. En se tournant vers sa gauche, Roseline découvrit une suite de gros villages et de hameaux jetés entre deux collines ou grimpant à mi-côte. Mais que c'était loin de la maison paternelle ! Plus à sa gauche encore, vers le midi, le bois de Fresse, les forcis de Rougïmont et de Lyris boisées de hêtres, de chênes, de
LECALVAIRE DE ROSELINE
se couvraient d'ombre. Du même côté, frênes, de châtaigniers, dans le lointain, la chaîne des Faucilles, aux plateaux onduleux, s'indiquait par une ligne bleuâtre... Derrière le donjon, il était possible de distinguer encore, dans les premières ombres du soir, le cours de la Corbeline, le chemin de Gérardmer à Granges, et, au milieu de sites d'un caractère alpestre, des amoncellements de roches granitiques. Çà et là, ces mêmes roches utilisées faisaient des clôtures à de maigres champs de seigle ou de sarrasin. Les forêts de Lenvergoutte et du Planeau, celles de la Brande et de Retournemer se montraient noires de sapins, — garnissant quelques-unes de ces collines qui se succèdent el s'échelonnent en un immense gradin, avec des chalets au bord des précipices, jusqu'à la ligne de partage de la Lorraine et de l'Alsace. Dans ces hautes vallées où coulent le Neuné, la Jamagne, la Meurthe, des monla sombre végétation nombre de lacs réfléchissent tagnes. Là, l'horizon était fermé par la puissante ligne de faîte des Vosges, coupée de passages presque aussi élevés que les sommets, et d'où se détachaient, grandioses, les massifs du Hohneck, du col de laSchlucht, du Chaume de Balourde, des Hautes-Chaumes, du col du Bonhomme, et tout au nord de cette ligne, le majestueux Donon. du panorama Mais, insensible à la beauté grandiose qui se déroulait ainsi autour d'elle, grâce au lieu élevé où elle se trouvait, Roseline était dominée par une seule impression : la solitude, la nuit s'étendant partout, et avec la nuit, pour elle l'abandon et l'effroi, pour son père les plus vives angoisses... Elle voyait beaucoup de pays, — la pauvre petite, et même beaucoup de gens, — et personne ne s'apercevait de sa situation... Alors, elle descendit deux ou trois marches et s'assit sur la pierre, décidée à passer la nuit eu cet endroit, exposée à tous les vents, plutôt que d'altendre le jour dans une des salles voûtées du ténébreux donjon.
LE CALVAIRE DE ROSELINE
La faim... elle n'y pensait pas. Lorsqu'elle oubliait un instant sa souffrance, c'était pour se figurer le tourment de son père — caril l'aimait lui... et toujours s'inquiétait, se montrait soucieux d'elle... S'aviserait-il de forcer Irma à dire ce qu'elle avait fait de sa soeur ? Mais qui sait s'il n'était rien arrivé de fâcheux à Irma? Depuis deux heures elle avait dû atteindre Granges : il n'en fallait pas tant pour qu'on pût venir la délivrer !... Si cette méchante fille allait faire la sourde oreille? mentir sur ce qui s'était passé ? Comment supporter la frayeur de celle nuit, dans cette horrible tour des Hulottes? elles commençaient Les hulottes... à pousser, timidement quelques cris dans les bois. Lorsqu'elle les entendrait à la nuit close s'appeler entre elles comme des sorcières —hou!! hou 11 elle aurait peur à en mourir. Elle se disait cela, la hou!!— triste enfant! Non, la nuit serait trop longue à supporter. Elle aurait cessé de vivre avant que le soleil se levât derrière les Vosges. Chacun est comme il peut : elle ne se sentait pas brave. Que faire, mon Dieu ! que faire ? Roseline se roula sur les dalles, suffoquant, haletante, désesà couler : c'est encore lorspérée. Et ses pleurs recommencèrent que les larmes tombaient de sesyeux qu'elle souffrait le moins. son coeur paralysé par la crainte recomPleurer la soulageait: mençait à battre. Quand elle n'eut plus une larme à verser, elle se prit à réfléchir, le menton dans sa main ; et sa réflexion lui donna la certitude qu'elle ne pourrait pas achever la nuit dans ce donjon... qu'il fallait chercher un moyen d'en sortir. •Et elle chercha. Au-dessus d'elle, se dégorgeant par le large tuyau de la cheminée, la fumée du feu allumé dans la salle basse lui apporta sa bonne odeur de bois brûlé. En fermant les yeux, elle avait l'illusion du foyer dans la maison paternelle. Une inspiration lui vint de là. Elle monterait du bois sur la plate-forme-;
elle allumerait s*
du
LE CALVAIREDE ROSELINE
feu... On verrailce facile Il n'élaitpas feu-là, et T.on viendrait... certainement de redescendre dans les profondeurs obscures de la tour et de remonter cet escalier avec une charge de bois dans les bras... Maïs pourquoi hésiter... puisque c'était le seul, le dernier moyen ? La pauvre enfant exécuta ce qu'elle avait conçu. Elle osa descendre ; elle tenta de faire une seconde fois la périlleuse ascension de la tour... Oh ! que de fois elle tomba sous son fardeau!... Que de fois, plus écrasée par la peur que par le poids de sa charge, elle manqua le pied, roula deux ou trois marches et dut ramasser une à une les branches d'arbres de ses mains! échappées Appelant à elle toute sa résolution, elle parvint enfin au sommet du redoutable donjon. Grâce aux allumettes dont elle s'était munie, la flamme brilla enfin, et ce phare d'un nouveau genre aurait certainement provoqué bien des curiosités. Mais aux champs, aussitôt le repas du soir achevé, le repos commence en vue du travail du lendemain : il s'agit de réparer les forces... Tout dormait peut-être dans la vallée et sur les coteaux.
CHAPITRE IX
LE SECOURS
pas encore emparé de tous les Non, le sommeil ne s'était ' yeux. Jean Varin savait, par des enfants de son âge, que « la Roseline était perdue » ; que son père était allé à sa recherche du côté des — tandis que GeneEvelines, puis sur les pentes du Spiémont ; viève et Mathieu se dirigeaient vers le haut des Baumes et Mond'elle dans tous les hameaux malgré l'heure Plaisir, s'informant - -• avancée de la soirée... l'idée que sa cousine était Non, il ne pouvait pas dormiravec dans la peine... Du reste, le meunier et sa femme ne songeaient pas davantage à s'aller coucher. Debout sur le seuil de leur porte, ils écoutaient les rumeurs du village... Jean obtint la permission d'aller aux nouvelles. Il partit encourant, passa devant la porte tout ouverte de son oncle Reuter, et à ce signe comprit que la petite n'était pas encore retrouvée. Il poursuivit sa course à travers le village,et, arrivé du côté des prairies du Tissage, d'où la vue s'étendait au loin, il vit delà lumière sur le haut de la tour des Hulottes... plus que de la lumière : un incendie, — comme si la vieille ruine avait pris feu. Il rencontra le sellier Dinozé, qui revenait à chevauchon sur son bourriquet d'un petit champ à lui, situé à gris d'ardoise, deux lieues en amont delà Vologne. Il le reconnut, malgré l'obscurité, à sa grosse tête toujours coiffée en été d'un grand chapeau de paille. Il n'eut plus de doute en l'entendant exciter de la voix sa monture :
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LE CALVAIREDE ROSELINE
—• M. Dinozé, c'est vous ! lui dit-il : bonsoir donc !... mais regardez cette rougeur là-haut sur la tour des Hulottes. — Oui, je vois bien... je vois... — Et les flammes qui dépassent les pierres sur la plate-forme... — Ah ! bien sûr, dit en riant le sellier, mon compère Helle garde forestier, aura mis le feu à la cheminée de la bronner, vieille cassinepour se sécher un brin, lui et son chien Pluton. Un vaillant chien que ce Plulon ! Vois-tu, « ma fi », il n'a pas son pareil pour la chasse aux fouines ; mais quand il a une fois mordu, le ciel et la terre ne lui feraient pas lâcher prise... Il poursuivit : — Mon compère aura été trempé par l'orage comme moi... Quand je dis mon compère, c'est parce qu'il est le parrain de Fifine.Mais ce feu dans la vieille tour aux Hulottes, j'ai déjà vu ça ! — Rien vrai, M. Dinozé ? — Oui, oui, avec des étincelles qui se couchaient sous le vent comme des gerbes de blé. Mais pourquoi n'es-tu pas au lit, à cette heure, mon fi ? — Tenez ! on dirait qu'on marche sur la tour... Ça se voit, M. Dinozé, ça se voit. — De !... les sorcières alors... qui font leur sabbat là-haut... ou bien le vieux Juif, tu sais ? à qui on fait encore griller les pieds pour lui faire dire où il a caché son argent... Mais lu veux donc devenir astrologue... que tu examines les étoiles le soir, au lieu de dormir sous le toit de ton père ? Subitement la lueur s'éteignit. — Plus rien, murmura Jean désappointé. Le sellier regarda en souriant du côté de la tour. — Eh bien, mon fi, fais comme moi et mon bourriquet, regagne ta paille... Et le sellier fouetta d'une lanière de cuir la croupe de son baudet, laissant Jean fort perplexe. — C'était peut-être un signal, un appel, se disait-il ; oh ! si c'était un signal !... Si Roseline au fin fond du contraire ?
était là...
tandis qu'on la cherche
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pensa qu'en prenant un ancien chemin à degrés de bois délaissé, — un de ces chemins dont les bûdepuis longtemps cherons se servent dans les forêts des Vosges pour descendre au '— il pourrait moyen de traîneaux le bois coupé sur les hauteurs, parvenir très vite aux ruines... des prairies et des Et, coupant à travers champs, franchissant basses futaies, il aborda bientôt le Gadémont par le chemin de « schlitte », bien raide et bien noir à cette heure... Bien noir, car la nuit n'était- pas claire ; et puis, plus d'une traverse de bois de ce chemin changé en torrent, était tombée Il
de vétusté.
Jean ne se découragea point... à un tournant, le sol manqua tout à coup Malheureusement, devant lui, et il roula d'une hauteur de deux ou trois mètres. En se relevant, il s'aperçut que son pied gauche était foulé. La douleur devenait très vive. Que faire ? Il se déchaussa, serra sacheville avec son mouchoir dé poche... et se remit à monter. —Oh ! il y a quelque chose, bien sûr ! Il y a quelque chose 1 murmurait-il pour s'encourager, oublier sa souffrance. Il fallait maintenant qu'il « y eût quelque chose », afin qu'il ne fût pas dit qu'il s'était foulé le pied pour rien. Sa conviction étant fortifiée par l'accident même dont il était victime, et qui en eut découragé un autre, il retrouva toute son énergie. Jean souffrait de son pied, mais sa marche n'en était pas ralentie. En quelques minutes, il allait atteindre la tour des Hulottes. Si le feu allumé avait seulement duré un peu plus... pour rendre moins obscur le sombre de la forêt ! El puis pourquoi ce feu avait-il cessé de brûler ? Autre sujet ! d'inquiétude Pourquoi ? parce que, bien vile, la pauvre Roseline avait épuisé la provision hissée au prix de tant de peines sur la plate-forme. Quand l'enfant eut vu son'dernier brandon jeter sa flamme, elle retomba dans toutes ses alarmes. Le moins pénible pour elle, c'était de se pelotonner auprès des braises, de couvrir sa tète d'un pan de sa robe... et d'attendre le jour.
LE CALVAIREDE ROSELINE
Elle se prépara à le faire. Mais si le bois ne donnait plus de flamme, il laissait échapper beaucoup de fumée... Impossible de prendre place tout auprès. Il fallait attendre, pour réunir les braises... Afin de se préserver du grand air, elle descendit quelques degrés de l'escalier et s'assit
sur une marche. Roseline se trouvait là depuis un bon quart d'heure, plongée dans une somnolence lorsfaite de fatigue et de découragement, en spirale. qu'elle entendit monter un cri par l'escalier Elle se dressa vivement, et tout son sang se glaça. — Roseline ! dit une voix. Son nom ! on l'appelait par son nom ! Dans son émoi, elle pensa aussitôt au huguenot à barbe blanche, au vieux juif, à la dame blanche... — Roseline! répéla la voix. Mais non, ce ne pouvait être un fantôme, c'était bien une réalité, -—puisqu'on On venait à elle, l'appelait par son nom... enfin... Elle
descendit
quement, traverser...
reprise Elle courut
l'oreille. — Roseline...
les
quelques marches, puis de peur... Cet escalier à une
archôre
es-tu là? demanda
remonta
noir...
ces salles
de créneaux
la même
brusà
et prêta
voix, — mais
qui
venait du dehors. Elle poussa un cri dans lequel passa toute son âme. Ce cri, c'était la joie de la délivrance, la fin de ces terreurs qui l'oppressaient, un élan de reconnaissance. La filletle n'hésita pas davantage. Elle s'élança dans l'escalier, de son imagination et fantastiques seulement delà crainte de faire une chute. Heureupréoccupée à le connaître cet affreux escalier : il sement, elle commençait s'était tellement gravé en son esprit avec tous ses dangers, qu'elle dissipant
toutes
les créations
pouvait presque s'y diriger sûrement dans la nuit... — Les sallesélaienl plus obscures encore, plus effrayantes. Son sang bouillonMais Roseline ne s'arrêtait plus à réfléchir.
LE CALVAIREDE ROSELINE
nait, son coeur battait à se rompre... jours devant elle...
Elle allait,
elle allait
tou-
au premier, sans un regard vers la large baie qui oules dernières marvrait sur la salle, elle cherchait en. tâtonnant ches à descendre, lorsqu'elle entendit une fois encore son nom, Arrivée
mais très près d'elle, et presque des exclamations de douleur.
aussitôt
la chute
d'un corps
et
Ellc se dressavivementet tout son sang se glaça. enfant. Elle s'affaissa sur C'en était trop pour la malheureuse ses genoux tremblants et éprouva une défaillance. Voici ce qui venait de se passer au pied du donjon. Jean entendant les éclats d'une voix et du bruit dans l'escalier avait escaladé
la muraille
des fortes liges noueuses de son réseau. Il put ainsi, mal-
en s'aidant
du vieux lierre qui l'enveloppait une des hautes fenêtres de la tour. gré son pied foulé, atteindre Il s'y accrocha, décidé à pénétrer à l'intérieur par cette ouvcr-
SO
LE CALVAIRE DE ROSELINE
ture. Une barre de fer rouillée, scellée horizontalement, était tout ce qui restait d'une ancienne grille. Jean saisit la barre à deux mains, et il allait s'élancer sur la pierre d'appui de la fenêtre ogivale, lorsque la barre ploya sous son étreinte, comme du plomb... et cassa. Jean tomba de la hauteur de cinq à six mètres au milieu de vigoureux chardons qui lui déchirèrent ses habits et le mirent en sang. La première douleur, très vive, lui arracha les plaintes que Roseline avait entendues. Combien de temps dura l'évanouissement delà pauvre petite ! Qui eût pu le lui dire quand elle rouvrit les yeux ? Elle poussa un cri d'effroi, en se retrouvant dans cet endroit odieux, et elle se laissa glisser sur les degrés de pierre. C'est ainsi qu'elle parvint au pied de l'escalier ouvrant sur la salle basse. — Roseline 1Roseline! dit encore la voix qui l'avait tant impressionnée. Son nom lui venait cette fois à travers les ais de la fermeture. Elle allait répondre, elle se tut et s'arrêta, se dissimulant dans l'ombre que faisait la haute et profonde cheminée. Elle s'arrêta, parce qu'elle venait de reconnaître cette voix. C'était la voix de son cousin Jean Varin. Ah ! pourquoi lui! Puisque son père ne voulait pas qu'elle parlât à son cousin?... Pourquoi fallail-il que le secours lui vînt le recevoir avec par celui de qui elle devait le moins l'attendre, le moins de plaisir? Son père serait heureux delà retrouver,mais certainement affligé de la retrouver par l'aide de Jean. Mieux valait garder le silence, que de créer à son père ce nouveau chagrin... Ce silence, il est vrai, c'était l'abandon dans cette salle noire ; c'étaient toutes les terreurs revenues, l'obligation de rester clouée là, à celteplace, — car elle n'oserait jamais remonter sur la plate-forme. Mais puisque Jean était venu... ses parents à pas? Si Jean elle, qui sûrement la cherchaient, ne viendraient-ils avait vu le feu allumé sur la tour, d'autres avaient pu le voir aussi... Jean plus alerte — ce brave Jean! — avait couru plus
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vile, voilà tout. Les autres étaient en chemin, son père, et aussi sa bonne Geneviève... Elle attendrait. — On ne veut donc pas me répondre ? demanda Jean du dehors. La voix était douloureuse parce qu'il était peiné de ce silence, plaintive parce qu'il souffrait de son pied,de ses mains écorchées et saignantes, de son visage déchiré par les ronces... Il frappa violemment dans les planches sant un cri de colère et de tristesse.
de la porte,
en pous-
Puis il pensa : — S'il n'y a pas de réponse... c'est que c'est bien Roseline qui est enfermée là, oui... c'est elle! Elle aura beau faire la mijaurée, c'est grâce à moi qu'elle sortira d'ici ! il descendit la colline, — par ce même Et, sans plus s'attarder, chemin qu'avaient pris les deux fillettes courbées sous la pluie d'orage. N'entendant plus rien, craignant de n'être plus protégée par la présence d'un vivant au dehors de cette tour maudite, la petite se sentit assaillie de nouveau par toutes ses peurs. Il lui semblait aussi bien cruel de ne montrer aucune reconnaissance à qui était venu jusqu'à elle, fût-ce son cousin Jean. Elle quitta l'ombre où elle se dérobait,les braises du foyer distribuant la cheminée une pâle lueur, — et courut à l'huis. — Jean, dit-elle timidement et repentante. Jean était loin déjà... Elevant la voix, elle répéta ce même nom,
et ne reçut
devant
aucune
réponse. Alors elle se colla contre les planches de la fermeture, toute avec ceux qui viendraient la prête à entrer en communication chercher, et un peu réconfortée maintenant par la certitude de n'être pas oubliée. en écoutant elle n'entendit plus que les cris des Longtemps, des renards à l'affût dans la oiseaux de nuit et les glapissements forêt. LECALVAIRE DEROSELINE 6
8a
DE ROSELINE LE CALVAIRE
Moins
d'une
demi-heure
devant la demeure
arrivait
après avoir quille la lour, de son oncle Sébastien.
Jean
La porte en était restée ouverte. Une lampe brûlait sur la table, ses dans la grande cuisine où la famille prenait d'ordinaire repas. Un silence de mauvais augure régnait dans la maison. Au premier, une autre lampe brûlait dans une chambre dont la fenêtre n'était pas fermée. La fermière Catherine allait et venait dans celle pièce, se montrait un instant à la fenêtre, jetait un aussitôt. coup d'oeil à droite et à gauche, et disparaissait Jean comprit que Roseline n'était pas encore retrouvée. Mais il n'osa pas entrer dans la maison de son oncle, pour dire ce qu'il soupçonnait d'avoir découvert. Il se tenait attentif près de la porte, lorsqu'il perçut le bruit d'un pas léger. Son coeur battit: ce n'était pas Roseline. C'était Irma : il la reconnut à la lueur venue de la cuisine. Jean alla au-devant de la petite paysanne. — Eh bien ? lui dit-il à demi-voix. — Eh bien ? répéta la fillette, qui reconnut Jean. — On ne la trouve donc pas ? — On ne la trouve pas, non. Jean, qui la dépassait de toute la tête, la toisait, ce qui ne promettait rien de bon. — Je sais où elle est, moi, fit-il. — Tu sais où elle est, toi ? — Et je sais aussi qui l'a enfermée dans la tour des Hulottes, ajouta Jean, dont la voix grossissait et devenait menaçante. — Ce n'est pas moi toujours, répliqua Irma. — C'est toi, au contraire ! Oui, c'est toi, méchante mouche noire !... El lu vas aller le dire tout de suite à son père... ouje te battrai de la belle manière ! Jean avait saisi la fillette par ses deux bras et la secouait violemment. Irma fui bien tentée de crier,— garda. —
Promels:tu
mais prudemment
? reprit le jeune garçon.
elle
s'en
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— Qu'est-ce que j'y peux, moi, si la porte s'est fermée toute seule ! — Toute seule?... Alors lu devais l'avouer en rentrant à la maison !.. — Je lui ouvrirait... Et puis j'avais croyais que quelqu'un peur du gros chien de garde.
Menteuse1lui dit Jean. — Menteuse!
Jean, visage contre visage. Puis il la comme lâcha en ajoutant : C'est assez causé. Va vite. Arrange-toi tu voudras, et que Roseline soit tirée tout de suite de l'endroit où elle est enfermée... ou je vais te dénoncer à tes parents, lui dit
Et je le promets en plus de te doubler dans un petit coin ce que lu recevras de mon oncle. Moitié surprise, moitié crainte indéfinissable, Irma vint à atout
lemonde...
composition. — Qu'est-ce
que je dirai ? demanda-t-elle.
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DE ROSELINE LE CALVAIRE
— La vérité, Te voilà bien embarrassée! Tu sais pardi!... mieux mentir, n'est-ce pas? Cours vite, va... dépêche-toi... Elle obéit, s'échappa en courant; et Jean qui guettait entendit bientôt Catherine Reuter— celle qu'il ne pouvait se décider à appeler sa tante — pousser des exclamations, gronder Irma, se précipiter sur elle pour la frapper — sans l'atteindre ; puis enfin appeler un des valets de labour pour l'envoyer dans la direction prise par le père de Roseline. Alors seulement Jean revint à la Fresnaie. Son père et sa mère poursuivaient leur pénible veillée. Tous deux accoururent vers leur garçon. . — Eh bien? — Elle est retrouvée, dit Jean. — Elle est là ? dirent à la fois Daniel Varin et sa femme. — Non... mais on va aller où elle est. C'est moi qui l'ai trouvée, père... A la clarté delà lampe, la meunière vit le désordre des vêtements de Jean, son pied déchaussé et bandé, ses mains et son visage déchirés et saignants. — Eh là ! mon Dieu, qu'est-ce qu'il t'est donc arrivé ! s'écriat-elle. — Tu t'es battu ? demanda Daniel. Jean soUrit : — Battu avec personne, père... à moins que les revenants m'aient poussé... — Les revenants ? — Oui, ceux de la tour des Hulottes. — Tu viens donc de si loin, mon pauvre Jean ? dit MmoVarin — Oh ! ça en est une d'histoire ! — L'essentiel, c'est que Roseline soit retrouvée, observa le meunier. Va te coucher, mon garçon ; demain il fera jour -et tu nous conteras ça. Jean prit respectueusement congé de ses parents et monta dans sa chambre. Sa mère vint l'y rejoindre quelques minutes après, lui apportant de l'eau salée et des linges pour bander son pied.
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Jean raconta à sa Pendant qu'elle baignait le pied meurtri, mère ce qu'il avait fait et reçut son entière approbation. Quand la meunière se retira, elle dit à son fils : — Et tu n'avais pas peur, Jean ? émerveillé lui-même de son Pas du tout, mère, répondit-il, propre sang-froid. Jean ne se coucha pas. le va-et-vient qui se produisait devant la Il suivit attentivement maison de son oncle Sébastien. Puis, le silence se fit. On était parti avec des lanternes dans la direction du Gadémont... Une heure après minuit, on revint en troupe à travers le village. Il y eut encore bien du mouvement; enfin, les lumières s'éteignirent une à une chez le fermier Reuter. — Comme c'a été long 1 murmura le jeune garçon. Dans quel état Font-ils trouvée, ma pauvre petite Roseline ?... Très inquiet, il souffla sur sa lampe de plomb et gagna son lit. Mais il rêva, le restant de la nuit, qu'il se battait avec des fantômes sur la tour des Hulottes, et qu'une femme noire qui ressemblait à Catherine Reuter le précipitait d'en haut dans les de l'ancien pierres mêlées de ronces qui jonchent l'emplacement manoir.
CHAPITRE
L'ENFANT
X
MALADE
avait été rapportée mourante. Il avait fallu ouvrir à coups de hache, briser la fermeture qui La pauvre enfant à bout de courage s'était de noul'emprisonnait. Roseline
veau évanouie, en perdant l'espoir d'êlre secourue tout de suite, et avait glissé en bas des madriers... Son père la releva et l'emporta dans ses bras, laissant derrière revenant fort lui et Geneviève et Mathieu Maréchal, rencontrés au village, et Irma aussi qui, une fois entrée dans désappointés du silence gardé. Elle avait la voie des aveux, se dédommageait eu peur d'être grondée, disait-elle, pour une faute involontaire, bien décidée à tout dire si Roseline ne rentrait pas... Naturellement, elle ne parlait pas des menaces de Jean. Sa mère, après la colère du premier moment, finit par admirer la franchise de sa filletle. Mais Irma ne devait pourtant pas s'en tirer à si bon compte. Roseline, bouleversée par tant d'émotions, se réveilla le lendemain
Elle dut garder le lit, en proie à une mêlée de délire. Irma se promit de veiller sur ses
sérieusement
malade.
fièvre intense, moindres actes pour éviter d'êlre rigoureusement punie. C'est en vain qu'un beau soleil brillait vers l'orient, et que ses à travers la fenêtre de la petite chambre de rayons pénétraient Roseline, éclairant d'une auréole la tête de l'enfant sur son oreiller... Sébastien se tenait auprès du lit de sa fille. Assise à côté de lui,
Geneviève
observait
abandonnée
Roseline
et vovait
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Elle l'entendait tout bas le répéter parfois ses lèvres s'agiter. nom de Jean, mêlé à celui de son père et à celui d'Irma. De temps soudain et convulsivement, elle criait : à autre la petite tressaillait «Le gros chien ! le gros chien ! Irma! oh! j'ai peur... je veux un moment m'en aller! ! » Elle levait les bras qui retombaient après,
sur
sans force
son
il faudrait
Sébastien,
lit. aller
chercher
le médecin,
conseilla
Geneviève. Le père l'envoya quérir tarda pas à venir. attentivement Il regarda point
comme
sous
et le docteur
par Irma;
Sa haute
l'enfant.
le coup d'un
fardeau
ne
Galonnier
taille
trop lourd de ses lèvres
ne se plia pour lui, sa
n'eut rien face ne s'allongea pas, la moue de ses yeux gris. Il ramena ses cheni l'expression d'inquiétant, veux des deux côtés sur ses tempes, et déclara enfin qu'il fallait à la pelile le repos le plus absolu. 11 affirma que le délire cesselongue
; mais il dit aussi que l'enfant n'offrait pas beauElle serait au mal. Cela seul l'inquiétait... coup de résistance secousse. longue à se remet! re de cette terrible rait de lui-même
La fièvre
dura
plusieurs
jours avec avec peine.
une violence
pauvre Roseline respirait Sébastien restait près de sa fille sans bouger; là à toute heure, la tête entre ses mains. Cet homme
habitué
à écarter
tout
extrême
; la
on le retrouvait
souci
trop vif, passablement rude aussi de caractère, se montrait abattu par le chagrin. A chaque il s'approchait doucement du lit, et il trouvait soupir de l'enfant, dans sa propre voix les inflexions les plus douces pour lui parler. Geneviève le surprenait l'entourant de petits soins, soulevant les de toile qui pesaient sur le petit corps amaigri, arrêtant les de la vieille, horloge de bois dont le tic-tac devenait aiguilles draps
parfois fatigant. Roseline suivait
tous
ses mouvements
de ses yeux pleins tendresse, agrandis démesurément par la maladie. Et la bonne Geneviève aussi était émue et touchée, et elle aimait davantage son parent.
de en
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DE ROSELINE LE CALVAIRE
Un matin
Roseline
allait mieux...
Elle put s'asseoir sur son lit ; la croisée entr'ouverte de sa
et ce jour-là elle regardait par chambre, quand Florizel dit le Gaucher, le berger de son oncle Daniel, passa devant la maison suivi de son troupeau de moutons et de ses deux chiens noirs. Il se rendait aux champs, son sac de toile bise arrondi
sur la hanche et sa corne, de berger passée sautoir. Roseline, l'oeil brillant, le suivit du regard jusqu'à qu'il eût disparu... Cela la ramena en pensée à la Fresnaie, et bout d'un moment elle parut se rappeler une chose oubliée...
en ce au un
souvenir de la veille... Son père venait d'entrer — Père... lui dit-elle.
dans sa chambrette.
Elle hésitait un peu, puis résolument — C'est Jean, n'est-ce pas ?... — Quoi donc ?' Quel Jean ?
:
— Mon cousin Jean...
C'est lui qui est venu vous chercher, enfermée... là-bas ?...
père, le jour où j'étais — Mais non, ma Roseline. — Comment m'avez-vous retrouvée alors ? — C'est Irma, qui a dit où tu étais. — Alors... ce n'était pas Jean?... murmura petite malade même...
avec un
soupir,
et
comme
tout
se parlant
bas
la
à elle-
crut que la fièvre revenait de nouveau. Un autre jour Roseline lui demanda encore : — Père... si je mourais... est-ce si j'allais avec maman... que ça vous ferait beaucoup de chagrin ? Un moment
Sébastien
Sébastien fut bouleversé. — T'en aller, toi... ma fille I... Me laisser tout seul !... repritil tout tremblant et en se levant de sa chaise. Il sortit de la pièce et tomba sur un banc, sans entendre la voix de Roseline qui lui disait. — Oh! mon cher papa, je resterai toujours, toujours avec vous... Enfin l'enfant alla mieux, et Geneviève demanda un jour au
LE CALVAIREDE ROSELINE
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d'elle ses petites venir auprès pouvait laisser à la voir. camarades qui demandaient à conGalonnier ayant donné cette permission, Et le docteur le lendemain dition toutefois de ne pas fatiguer la convalescente, Mansu et la petite Catiche montrèrent Fifine Dinozé, Loulette médecin
si l'on
à la leurs nez roses et leurs yeux brillants de Roseline, lui disant en parlant toutes à Roseline ? Et vas-tu, Roseline ! Comment timides qu'elles étaient balbutiés, d'amitié,
porte de la chambre la fois : — Bonjour, d'autres petits mots devant l'appareil de
la maladie. la malade, Et ma soeur Irma, demanda venue ? — Tu veux la voir ? dit Sébastien ravi. — Oui, père.
elle n'est
donc pas
Alors Irma, qui n'était pas loin, entra à son tour ; elle s'approcha et dit : — Vrai,bien vrai, Roseline ; c'est le vent qui a fermé la porte... tu sais? Et de son oeil noir et dur elle étudia l'effet de sa déclaration. Mme Reuter
entra
à ce moment, apportant à Geneviève pour la malade
une bonne
soupe
; et craignant grasse qu'elle remit pour elle la fatigue, elle fit sortir tout le petit monde, qui dégringola en criant : C — Au revoir, Roseline! A Nous reviendrons demain, Roseline! demain ! Mme Reuter sortit la dernière de la chambre, entraînant avec elle sa fille Irma. — Tout de même, maman, lui dit celle-ci, je suis contente que ma soeur Roseline ne soit pas morte... Décidément Irma avait des remords de sa méchante action ; les reproches et les menaces de Jean avaient porté fruit. Le lendemain Roseline commença à se lever. A la Fresnaie, les bons parents de Roseline de se s'efforçaient renseigner chaque jour sur l'état de la chère enfant. On avait des nouvelles par Geneviève ; mais le plus souvent, c'est Jean qui 6*
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était lancé
LE CALVAIREDE ROSELINE
à travers
le village pour recueillir des informations. Parfois, il s'arrangeait de manière à se trouver sur le chemin du docteur Galonnier... Rien que le docteur fût peu communicatif, il ne pouvait se dispenser de dire un mot sur l'état de la petite à son cousin. Et tout d'abord, il se montra peu rassurant. Mais on était enfin tiré d'inquiétude, et ce fut un grand soulagement à la Fresnaie où l'activité s'était un moment visiblement ralentie. Là, cependant, autour de Daniel Varin et de sa femme, tout était parfaitement admirablement ordonné, réglé. Il fallait de l'imprévu pour que chaque journée ne ressemblât pas à la journée de la veille... Bien que Anne-Marie n'eût rien de très aérien, elle s'éveillait toujours avec les alouettes. Elle ne manquait jamais, dès la pointe du jour, d'avoir son premier accès de toux... auquel répondait aussitôt le chien de garde en aboyant. A ce signal bien connu, tout s'agitait dans la ferme, — car on savait que la vieille servante, à qui rien n'échappait, était tout à la fois dans l'écurie, aux étables, aux granges, sans en oublier pour cela ses fonctions à la cuisine, où elle préparait la soupe des ouvriers et des domestiques. André la Jeunesse, en manches de chemise, poussait le contrevent de sa petite lucarne, chaussait ses gros souliers à doubles semelles, et descendait à la bluterie appeler ses garçons. Florizel, le Gaucher, ouvrait ses bergeries ; et les brebis avides de mouvement s'éparpillaient dans la grande cour. Puis, c'était Annette coiffée d'une gribige bien blanche, serrée dans sa robe à raies bleues et rouges, son tablier toujours très propre, qui courait quatre à quatre donner de l'avoine aux poules. Ce qui n'empêchait pas Anne-Marie de lui dire : — De mon temps, ce n'étaient pas les vieilles qui réveillaient les jeunesses... Et à Sylvine la petite gardeuse d'oies qui se montrait la dernière, arrivant lentement : — Dormir trop longtemps, bouffit les joues des filles. —
LE CALVAIREDE ROSELINE
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— et Anne-Marie ajouSvlvine était maigre comme un échalas, tait : Ma mie, la paresse est un des sept grands péchés. la première heure, devant le mouPresque chaque matin, dès de quatre chevaux rebondis, lin était amené un fort attelage charrette bonsurchargés de grelots, prêts à enlever une énorme dée de sacs de farine. Allons ! allons ! vivement, Pierre, Gédéon, de l'entrain, Et le dernier vivant héritera de l'autre! disait mes garçons!... aux deux Goliaths aux barbes enfarinées, André, s'adressant les sacs. occupés de fixer la bâche de toile destinée à protéger Et Barthélémy, qui aimait ses chevaux, les bras nus jusqu'à l'épaule, la calotte de cuir sur l'oreille, indiquait le nombre de lieues, et ne manquait jamais d'ajouter : — C'est à faire au pas... et quatre chevaux à ne pas quitter de l'oeil, vous entendez? Tout étant terminé, les deux garçons meuniers allaient mettre leurs blouses neuves et prendre leurs grands chapeaux. — Anne-Marie, disait alors André, si la soupe est prête, voilà des gens disposés à la manger chaude. Et quand les deux hommes se levaient vivement de table, la soupe avalée, la vieille servante leur donnait un sac de toile lessivée, bourré de pain et de lard pour le voyage. — Gédéon, la miche est tendre, et le lard frais, disait AnneMarie. Vous marchez bon pas, ajoutait-elle. — On va comme ça !... A vous revoir, Anne-Marie ! D'ordinaire, les domestiques, tous réunis pour la soupe du de libres propros, les maîtres n'étant pas matin, échangeaient avec eux pour ce repas. Depuis bien des jours l'entretien roulait sur la petite Roseline malade. — On dit que la fille à maître Sébastien est comme guérie, put enfin dire un jour Sylvine. J'ai rencontré hier aux champs Mathieu, leur garçon de labour; c'est lui qui me l'a assuré. — C'est le fils à notre maître qui va être contentque sa petite camarade d'autrefois soit tirée de danger ! observa Annelte. — Pauvre Jean, il était quasiment comme fou, un jour que
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DE ROSELINE LE CALVAIRE
le médecin avait dit que la petite n'était pas bien du tout. Jean disait à sa mère qu'il voulait aller la soigner. •— De !... C'est qu'elle a bien manqué de ne pas en revenir, tout de même, fil Barthélémy. — Tous les soirs, la maîtresse et notre Jean vont attendre Geneviève, là-bas, derrière la grange à Sébastien, pour savoir comment va là «gâchette »... Oui, notre bonne maîtresse Lisbeth a pleuré plus d'une fois, je vous le dis. — C'est pourtant la fille de sa marâtre qui est cause de tout. — Faut qu'elle soit endiablée tout de même pour avoir enfermé la pauvre « afans » toute seule avec les hulottes. — C'est méchant, ça ï — C'est méchant, oui, c'est méchant, dit André en faisant claquer son couteau ; mais avec l'âge, voyez-vous, ça changera. Alors Anne-Marie, qui regardait quelques brebis bêlant devant la porte, en attendant le berger, se mit à dire : — Attention à cette brebis noire 1 Jetez-la dans la rivière, lavez-la à pleine eau avec du savon : noire elle est, noire elle restera. Personne
ne répliqua
à cela, il ne faisait pas bon contredire
Anne-Marie. — Qui donc qui l'a bâtie la tour des Hulottes? Vous devez le savoir vous qui êtes une savante, Anne-Marie? fit Sylvine... La vieille servante, occupée à lui mesurer le pain et le lard qu'elle devait emporter pour son dîner de midi — en compagnie des oies, — répondit d'un ton plein d'autorité : — Ga ! C'est la femme du roi Dagobert... Une exclamation s'éleva, poussée par plusieurs voix étonnées : — Du roi Dagobert ? — Oui, la « douce dame », comme on disait aussi, fit AnneMarie. — Vous l'avez connue ? demanda Annette. — Oh ! pour quant à ça !...je ne peux pas m'en flatter. — Vous êtes peut-être trop jeune, dit Sylvine. — Un brin, fil la vieille servante. Elle ajouta : Mais c'est assez
LE CALVAIREDE ROSELINE
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« dâ'ïer » comme ça de si grand matin : nous ne sommes pas au veilloir pour que chacun dise la sienne. Voilà ton sac, Sylvine... Allons, preste!... Qu'on se dépêche de mener les oies a la pâture. . Et maintenant que la « gâchette » est guérie, quand tu le laboureur de chez Sébastien Reuter, tourne la tête rencontreras d'un autre côté. De! nos gens n'ont rien à démêler avec ceux-là... Deux minutes plus tard, Sylvine, sa gaule à la main, son tricot sous le bras, excitait delà voix son petit troupeau palmé, prenait le chemin des champs, tandis qu'André, le dos courbé, un sac de grains sur l'épaule et le poing arc-boulé sur la hanche, commençaitla journée en faisant grincer sous ses semelles le sable de l'allée qui conduisait au moulin.
ferrées
CHAPITRE
XI
LE COLLIEHDE PERLES
fort lentement, Daniel que sa nièce se rétablissait Varin faisait tout son possible pour retarder le départ de son beau-frère. Il eût voulu l'empêcher de consommer la vente volontaire de sa Sachant
ferme, et il s'ingénia à lui susciter dans ce but toutes sortes de difficultés. Le papier timbré remplit son office, et la route de Corcieux à Granges fut sillonnée tout le temps par des huissiers. Il en venait même de Saint-Dié, porteurs de significations de jugements. Tout
cela portait à son comble la colère de Sébastien. En vérité, il venait de dépenser auprès de Roseline tout ce qu'il avait de sentiments affectueux. Il tenait à vendre ses champs avec la récolle sur pied; et il se voyait forcé, par tous les empêchements du riche meunier, de couper ses regains, défaire ses moissons, de battre son blé... Et cependant son hôtellerie et quelques sa présence. terres louées réclamaient Aussi lui et Mathieu, son garçon de labour, élevé au rang de souvent sur les sommelier du ce Faisan Doré », se croisèrent-ils chemins avec les huissiers dépêchés à Granges vers le futur hôtelier. Sébastien aux gens ruiner. Le
s'emportait du village
le vieux
son
beau-frère. Il répétait ce renard » ne visait qu'à le
de la Fresnaie, à qui l'on venait rapporter propos, se défendait de son mieux, et finissait
maître
méchants
que
contre
ces par
LE CALVAIREDE ROSELINE
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entendre parler de Sébastien Reuter. qu'il ne voulait plus arriva à Granges la pièce Enfin, dans les premiers jours d'août, en vente sa maison, les dont Sébastien avait besoin pour mettre en propre et ses meubles. terres qui lui appartenaient Pour les paysans, qui tiennent de toutes les fibres de leur âme au sol où ils sont nés, où ils ont grandi en taille et en force, où la terre, c'est un chagrin, leurs parents ont travaillé à améliorer s'établir au milieu devoir des étrangers presque un affront public, des étrangers nés à quelques lieues de là... Cela leur d'eux déclarer
du terroir, de voir mettre en vente empoisonne la joie, aux natifs des biens qui peuvent être adjugés par autorité de justice au preen procédant à l'amiamier venu, quand ils seraient si heureux, ou d'établir un enfant dans leur leur patrimoine, ble, d'arrondir voisinage. Ils se montrent dans des dispositions telles qu'ils écartent les acheteurs qui ne sont pas du pays. et la plus grande partie C'est ainsi que la maison de Sébastien des prairies situées en arrière des bâtiments purent être acquises de la Fresnaie, ce qui ne manqua par le riche meunier pas le dépit de Sébastien. d'augmenter Quelle n'eût pas été sa colère, s'il avait pu se douter qu'une moitié de ces prairies serait dans un avenir prochain expropriée à beaux deniers pour la création de la voie ferrée d'Epinal à Gérardmer! Quoiqu'il eût retiré de la vente le prix sur lequel il pouvait raisonnablement il se plaignit compter d'après son estimation, bien fort d'avoir été dupé. On le laissa dire tant qu'il voulut, personne ne s'associa à ses récriminations. Sébastien fit tambouriner pour le jour suivant une vente de meubles, de toile de lin et de chanvre, et même de linge de corps ; enfin une toilette de mariée. Maître Stanislas commissaire Gemaingoutte, priseur venu de Corcieux pour cette vente, de grand matin se tenait déjà debout sur une futaille, invitant de la parole et du geste la foule qui la maison. remplissait
m
LE CALVAIRE DE ROSELINE
— Allons, Mesdames, un peu de courage, voilà un dévidoir en poirier tout neuf, un rouet et deux quenouilles... mise à prix dix francs... •— Cinq francs ! dit une voix dans la foule. — Une fois, deux fois... personne ne dit plus rien?... — Six francs ! dit une autre voix, — une voix de femme. Le commissaire priseur leva son marteau, et le laissa retomber avec la formule sacramentelle : — Adjugé le dévidoir à dame Gertrude Lehmann ! On venait d'apporter une riche toilette de noce, toute de soie. Daniel se montra si décidé à surenchérir que les plus déterla partie, et la toilette de noce lui fut minés abandonnèrent adjugée. 11 prit religieusement chaque pièce l'une après l'autre, les plia très soigneusement, et enveloppa le tout dans une toile de lin. On devine que c'était la robe et les autres parties du vêtement de mariage de la mère de Roseline, — qui s'appelait Rose line aussi. — N'ya-t-il pas également un collier de petites perles de la Vologne... à deux rangs ? demanda Daniel à son beau-frère. J'en donnerais volontiers le prix. — Oh ! fit eu ricanant Sébastien, quant au collier de perles... il y a beau jour que... Il n'acheva pas ; mais chacun des assistants put croire que le collier de perles avait été vendu pour boucher un Irou... si ce n'est pour déboucher quelques bouteilles de plus. En entendant son beau-frère parler ainsi, le front de Daniel se creusa entre ses sourcils contractés. Deux plis amers se dessinèrent aux coins desabouche. Mais, dans la crainte d'éclater, il se garda de faire aucune réflexion. 11 fenditla foule et quitta la salle où se faisait la vente ; mais on voyait qu'il était réellement affligé. Devant
la maison, sur le banc de pierre, la pâle Roseline, oubliée et comme abandonnée, était assise. Depuis bien des semaines, pour la première fois, elle descendait. Mais, sa fai-
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dans ce bruit qui se blesse aidant, tout lui semblait douloureux maison qu'on allait quitter. faisait autour d'elle et dans cette puis les larmes avaient Elle avait soupiré d'abord longuement, coulé. lui demanda son oncle. Qu'as-tu, mon enfant? vers lui, Les yeux de la fillette se levèrent brillants et craintifs mais sans cesser de pleurer, sans répondre.
lïoseline,ma chèrepetite1qu'est-ceque tu as ? Daniel s'empara d'une de ses mains et la garda dans les siennes. Et, s'asseyant sur le banc de pierre, il l'attira à lui. Malgré la résistance qu'elle lui opposait, il la serra sur sa poitrine, et, appuyant sa barbe contre la joue mouillée de larmes de la petite fille, il lui dit tout bas : — Roseline, ma chère petite, qu'est-ce que tu as?., comme le voilà pâle et menue! Te de toi? soigne-t-on? s'occupe-t-on L'enfant continuait de pleurer sans répondre. — Je voudrais l'être utile, cela ne m'est repr^Mhïèl'^mais''' LECALVAIRE DEROSELINE - X/ >'
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DE ROSELINE LE CALVAIRE
pas permis, Iule sais... Quand tu seras grande... tu vois cette enveloppe?... elle contient la robe de noce de ta mère ; cette robe sera pour toi, je te la garde. Sois bien sage, ma petite perle, et rappelle-toi que tu as encore un protecteur en ce monde:.. Tu ne me comprends pas ? Un jour tu nie comprendras... Mais cesse de pleurer, enfant; et surtout ne manque pas, avant ton départ pour Haute-Fontaine, de venir nous dire adieu à ta tante Lisbeth et à moi... et à ton cousin Jean aussi, ajouta le meunier. Il se leva, essuya les yeux de Roseline, et lui dit adieu en l'exhortant à la résignation. Comme il allait s'éloigner, Geneviève sortit du verger, apportant des fruits à la fillette. Cela réjouit le coeur du bon Daniel. Alors, avant de s'en aller, il fit promettre à Geneviève de rester auprès de sa nièce, quelque ennui qu'elle pût éprouver d'autre part; de continuer de veiller sur elle, de prendre tous les soins que réclamait son état pour un complet rétablissement. L'excellente femme s'y engagea, sur la mémoire de la mère de Roseline. —; J'ai été obligée, vous le savez, dit-elle, de confier ma fille Cécile à ma vieille tante d'Aumontzey. Roseline sera ma fille, ajouta-t-elle. Le meunier la remercia avec de bonnes paroles. — Geneviève, je compte sur votre promesse, lui dit-il;je ne puis vous récompenser comme vous le méritez; mais venez à la maison aux fêtes de Noël, et il y aura quelque chose pour acheter un beau manteau de drap et une robe des dimanches pour votre fille, — la vraie, celle dont vous, avez le chagrin d'êlre séparée. Le soir approchait. La vente élait terminée. Tout le monde parti, la maison retrouva son calme. Tout à coup, on entendit la voix aigre et perçante de la bellemère. MmeReuter entrait dans la salle. — Allons, dit-elle durement en regardant la fillette, tâchez,
LE CALVAIREDE ROSELINE
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au lit... On n'en finirait jamais Geneviève, de la faire mettre avec cette mauviette... Regarde Femme, dit Sébastien, ne rudoie pas Geneviève. il me soucieux sur l'enfant, en se penchant donc ajouta-t-il semble que ma Roseline est encore bien pâlotte ; elle n'est pas encore guérie, il s'en faut... elle est restée trop longtemps C'est clair ! fit la marâtre, Inutile de fois qu'elle est descendue. levée pour une première s'apitoyer... sa fille ; en entens'était penché pour embrasser Sébastien il n'osa plus se laisser aller à dant le rude langage de Catherine, sa tendresse. Geneviève no La petite une fois dans son lit fut vite assoupie. la quitta pas et la regarda s'endormir. — Comme elle ressemble à sa défunte mère! murmura-t-elle, à la pauvre et bonne Roseline ! La chère femme, elle pleure peutêtre sous la terre quand elle entend... l'autre... rudoyer son enfant... Toutes les ventes étaient rien ne retenait terminées'; plus Sébastien et Catherine à Granges. Irma avait envie de voir du On se préparait hâtivement à parlir pays... pour Haute-Fontaine. Quant à Roseline, il ne fallait pas songer à l'emmener, elle n'était pas assez remise de la terrible secousse éprouvée par elle, et son père dut la laisser aux soins de Geneviève; chose facile, la maison de Granges lui appartenant jusqu'à la Saint-Michel. Le départ fut donc fixé au 1er septembre. Ce jour-là, un grand chariot reçut toute la partie du mobilier qui n'avait pas été vendue. Des instruments aratoires et des ustensiles que l'on emportait sa femme et y prirent place. Sébastien, Irma partirent. Avant de s'éloigner, Sébastien Reuter avait défendu sévèrement à sa fille d'aller à la Fresnaie, et Catherine avait ajouté qu elle chasserait Geneviève si elle apprenait que celle-ci eût échangé un seul mot avec quelqu'un de la famille Yarin.
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Quand tu seras grande... tu vois cette elle contient la robe de noce de ta mère ; cette robe enveloppe?... sera pour toi, je te la garde. Sois bien sage, ma petite perle, et rappelle-toi que tu as encore un protecteur en ce monde:.. Tu ne pas permis,
tu le sais...
me comprends pas? Un jour tu nie comprendras... Mais cesse de pleurer, enfant; et surtout ne manque pas, avant ton départ pour Haute-Fontaine, de venir nous dire adieu à ta tante Lisbeth et à moi...et à ton cousin Jean aussi, ajouta le meunier. Il se leva, essuya les yeux de Roseline, et lui dit adieu en l'exhortant à la résignation. Comme il allait s'éloigner, Geneviève sortit du verger, apportant des fruits à la fillette. Cela réjouit le coeur du bon Daniel. Alors, avant de s'en aller, il fit promettre à Geneviève de rester auprès de sa nièce, quelque ennui qu'elle pût éprouver d'autre part ; de continuer de veiller sur elle, de prendre tous les soins que réclamait son état pour un complet rétablissement. L'excellente
femme s'y engagea, sur la mémoire
de la mère
de Roseline. —• J'ai été
obligée, vous le savez, dit-elle, de confier ma fille Cécile à ma vieille tante d'Aumontzey. Roseline sera ma fille, ajouta-t-elle. Le meunier la remercia avec de bonnes paroles. — Geneviève, ne je compte sur votre promesse, lui dit-il;je puis vous récompenser comme vous le méritez; mais venez à la maison aux fêtes de Noël, et il y aura quelque chose pour acheter un beau
manteau de drap et une robe des dimanches pour votre fille, — la vraie, celle dont vous avez le chagrin d'êlre séparée. Le soir approchait. La vente était terminée. Tout le monde parti, la maison retrouva son calme. Tout à coup, on entendit la voix aigre et perçante de la bellemère. M'ncReuter entrait dans la salle. — Allons, dit-elle durement en regardant la fillette, tâchez,
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de
Geneviève, avec cette
la faire
On n'en
au lit...
mettre
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finirait
jamais
mauviette... ne rudoie dit Sébastien, pas Geneviève. Regarde Femme, il me soucieux sur l'enfant, en se penchant donc ajouta-t-il est encore bien pâlotte ; elle n'est pas semble que ma Roseline encore guérie, il s'en faut... elle est restée trop longtemps C'est clair ! fit la marâtre, de est descendue. Inutile fois qu'elle levée pour une première s'apiloyer... Sébastien
s'était
penché pour langage de Catherine,
dant le rude
embrasser il n'osa
sa fille; en entenplus se laisser aller à
sa tendresse. une fois dans
La petite
son
lit fut vite
s'endormir. la quitta pas et la regarda — Comme elle ressemble à sa défunte ! La chère à la pauvre et bonne Roseline être
sous
la terre
quand
elle
entend...
Geneviève
assoupie. mère! femme, l'autre...
no
murmura-t-elle, elle pleure peutrudoyer
son
enfant... Toutes
les
Sébastien
étaient
terminées
et Catherine On
pays... taine.
ventes
à Granges. se préparait hâtivement
Irma
; rien avait
à partir
ne envie pour
relenail
plus de voir du
Haute-Fon-
il ne fallait elle Quant à Roseline, pas songer à l'emmener, n'était pas assez remise de la terrible secousse éprouvée par elle, et son père dut la laisser aux soins de Geneviève ; chose facile, la maison de Granges lui appartenant la Saint-Michel. jusqu'à Le départ Ce jour-là,
fut donc fixé au 1er septembre. un grand chariot reçut loule la partie du mobilier Des instruments qui n'avait pas été vendue. aratoires et des ustensiles que l'on emportait sa femme et y prirent place. Sébastien, Irma parfirent. Avant ment qu'elle échangé
de s'éloigner, à sa fille d'aller
Sébastien
Reuter
avait
défendu
sévère-
à la Fresnaie, et Catherine avait ajouté chasserait Geneviève si elle apprenait que celle-ci eût un seul mol avec de la famille Varin. quelqu'un
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LE CALVAIREDE ROSELINE
Ils s'en allaient La pluie menaçait. par une sombre journée. Elle se mit à tomber. Une pluie fine qui embruma durant plusieurs heures les fenêtres de la salle basse, rendant celte pièce obscure, plus obscure encore. Roseline, très affectée par le départ de son père, le coeur gros, les yeux gonflés, mais redevenue tout enfant par sa maladie, après avoir jeté un coup d'oeil sur ses anciens jouets exhumés pour les fantaisies de sa convase glissa légèrement lescence, auprès de Geneviève, qui était déjà
assise
devant
La fillette
une croisée
et cousait.
se laissa tomber
tin peu fatiguée contre rant : — Ma mie ! ma mie !
sur un petit banc et appuya sa tête les genoux de Geneviève, en murmu-
— Attends une minute, mignonne, vais avoir achevé de repriser ta robe, toi.
dit la bonne et puis
créature;
je m'occuperai
je de
de la fenêtre, et s'amusa à Docilement,. Roseline se rapprocha les flaques d'eau dans la rue, — la grand'rue regarder ou, pour mieux dire, le chemin qui traversait le village, — et les globules que la pluie y formait en tombant. Elle vit passer Loulette, sa compagne de jeux, et de la main lui fit un signe de derrière les vitres — que la petite personne ne vit pas. Un moment, après, Roseline,un peu déçue, aperçut le charron il peignait en Tobie, toujours ébouriffé. A l'abri d'un hangar, rouge les roues d'une jolie charrette bleue, et cela amusa quelques instants la petite iilte. Le colporteur A'allencien apparut à son tour, traversant la rue, son large chapeau enfoncé sur ses yeux, le dos courbé sous la de toile cirée ; sa main gantée d'un gant tricoté, balle recouverte tenait son bâton de cormier... Roseline le vit vert grenouille, au tournant d'une ruelle. disparaître Mais voilà que son cousin Jean et son camarade
Frédéric
Jâry, se montraient
le fils du boucher, leur sac de livres sur la hanche, au loin, suivant le milieu du chemin, où ils faisaient
réson-
LE CALVAIRE DE ROSELINE
101
l'un de bois sur les pavés. Ils se tenaient ner leurs galoches à coeur joie sous un grand parapluie contre l'autre et riaient des et à leur enlever à retourner vent cherchait qu'un maudit mains... son ami Jean entraîna Arrivés près de la maison des Reuter, en fit, à part elle, la du côté opposé et cessa de rire. Roseline au temps vivement ; mais sa pensée fugitive se reporta remarque avec ses petits et riait et jouait l'école où, elle aussi, allaita la convalescente et filles. A ce souvenir camarades, garçons que Jean venait de prendre poussa un soupir profond où l'attitude d'être clouée au logis. se mêlait aux regrets et courut à elle pour la réconGeneviève quitta son ouvrage, forter de quelques bonnes paroles. un gros pas, rapportant sac de papier gonflé qu'elle abritait de son mieux sous sa jupe son visage des carreaux, relevée. Cette fois, la gamine approcha où elle s'écrasa le nez contre la vitre pour essayer de voir dans la salle. Peu
après,
Loulette
revenait
sur ses
Geneviève
et bientôt les deux fillettes se mettaient à l'appela, Puis Loulette chanta à plein gosier jouer et à rire ensemble. lesmêmes—d'unechanson. La pluie quelques paroles — toujours la bouche ayant cessé, un rayon de soleil se mit à luire, éclairant ouverte de la petite faisant briller ses fines dents chanteuse, blanches entre ses lèvres vermeilles. Et Roseline, tout en suivant le chant, regardait les dents de sa et tout à coup lui prenant la tête : compagne, — Devine, lui dit-elle en l'interrompant, devine combien tu as de dents? Loulette sa fine tête rejetée en arrière, parut réfléchir, puis d'un air mutin, elle cria bien fort ; — Cent! —
Non, non, reprit mon cousin Jean m'a dit qu'il Roseline; n'y en a pas beaucoup plus de trente. — Bé ! bé ! il y a longtemps que tu ne causes plus à Jean 1 II a pu en pousser d'autres de dents I
102
DE ROSELINE LE CALVAIRE
— C'est selon, fit Roseline incrédule. les compte. Elle se mit à la besogne,
Attends
un peu que je
sans aller jamais jusqu'au
bout et
recommençant toujours. La pâle Loulette se tint d'abord assez tranquille ; mais, voyant que Roseline n'en finissait pas , elle commença à s'impatienter. — Tu ne sais pas ! dit-elle ; alors c'est à mon tour de compter tes quenottes. De force elle lui renversa la tête en riant aux éclats, lui passa le bras autour du cou et lui ouvrit la bouche... ---Une, deusse, quatre, dix,vingt... Aïe!... fit-elle. —Roseline avait par malice serré un peu les dents : impossible de compter davantage. Ce jeu recommencé bien des fois leur parut le plus beau du monde — pour un jour de pluie. Mais Claude, le frère de Loulette, — ce garçon de douze ans apprenait déjà l'état de tailleur, — passa devant la maison, et sa soeur courut après lui pour profiter du sac de toile dont il couvrait sa tête et ses épaules... Le jour du départ arriva enfin pour Geneviève et Roseline. Sébastien vint les prendre dans sa carriole. Lorsqu'en quittant le village, il passa devant la maison de son beau-frère, il toucha son cheval, qui partit au galop. Jean avait feint ce jour-là d'être souffrant, afin de pouvoir manquer l'école. Il guettait le départ, et il se dissimulait dans l'ombre de la porte, au moment où la carriole qui emportait sa cousine roulait avec le plus de vitesse. Roseline avait retrouvé sa santé et la fraîcheur de ses joues, grâce aux soins dévoués de Geneviève. La luxuriante chevelure dont la marâtre l'avait dépouillée repoussait plus soyeuse, et quantité de boucles s'égaraient sur le front. Jean courut sur la route, el Roseline eut la curiosité de regarder de son côté. Elle le vit, et se retourna puis une troisième, et chaque fois Jean très signe d'adieu avec la main.
une seconde
fois, ému lui faisait un
LE CALVAIREDE ROSELINE
Mais Sébastien
aperçut
ce petit manège
•:\i^V\.
et, durement,
103
il dit à sa
fille : — En voilà assez, Roseline ! Au revoir, pauvre petite ! Maintenant les ormes de la route te de Jean, qui rentre à la maison le cachent à la vue troublée coeur aussi gonflé qu'un bourgeon au printemps. Le soir de ce même jour où Roseline avait quitté le village, Jean, qui savait combien la petite avait à souffrir journellement par la seconde femme de son oncle et la jalouse Irma, s'approà ses pieds, il lui cha de sa mère, se fit petit, câlin.tet s'asseyant dit : — Mère, pourquoi ma cousine ne viendrait-elle pas demeurer avec nous? Comme elle a vite retrouvé la santé loin de sa bellemère ! Pourquoi ne resterait-elle pas, au moins, à Granges avec Geneviève ? — Pourquoi
?... C'est que son père a le droit de l'emmener, et qu'il ne se fait pas faute d'en user. — Mais, dit-il encore après une minute de pénible réflexion, reviendra-t-elle jamais ici ? — Qui le sait, mon cher garçon ! répondit la mère attentive, en caressant la brune tête posée sur ses genoux. Alors lentement, des larmes silencieuses coulèrent des yeux de Jean, inondant le tablier de sa mère, dans lequel il avait caché son visage, afin de dérober sa peine aux regards.
CHAPITRE
XII
HAUTE-FONTAINE
L'animation de Haute Fontaine plut au nouveau propriétaire des deux ou trois du « .Faisan Doré ». C'est le plus important situés près de l'endroit où la route d'Epinal à Sainthameaux Dié, après avoir coloyé le Neuné, va joindre la roule qui met en communication
Saint-Dié
et Gérardmer.
des moyennes Vosges, tout ondulée, Cette région pittoresque et coupée de vallées étroitecouverte de bois et de montagnes, confine au plateau de Lorraine. A l'est, se encaissées, sur la ligne de séparation de dressent les colosses échelonnés et parmi eux surtout le Hohneck et l'Alsace et de la Lorraine, ment
les Hautes-Chaumes. Maître d'une grande lement renaître
Sébastien Reuter sembla réelhôtellerie, à une vie nouvelle. En définitive, et malgré tous ilavaitfait, croyait-il, une bonne affaire, en aban-
ses mécomptes, donnant sa ferme. Le genre d'existence tère.
actuel allait
à son carac-
C'était au bon vieux temps des diligences et des chaises de poste. Les grandes routes avaient une animation qu'elle ont perdue. Elles étaient peuplées et gaies. Des voitures de toutes sortes, lourdes ou légères, les sillonnaient. Les longs convois menés rouliers
aux limousines
du tinrayées, les remplissaient des grelots de leurs chevaux allant à leur petite allure, les villages tandisque la malle-poste, toujours pressée, traversait à grand bruit. parles tement
Le compagnon
du tour de France,
le bâton
à la main,
le sac au
LE CALVAIRE DE ROSELINE
10'j
d'un air de défi ; le soldat accompliscrânement dos. s'avançait Le colson régiment... étapes pour rejoindre sait fidèlementases de porte en porte, car s'en allait offrir sa marchandise porteur s'alicomme une rue où lés maisons était le grand chemin gnent. A certaines
époques,
les
chasseurs,
le fusil
en bandoulière, un redoublement
de chiens, apportaient les meutes aboyantes de pierres, les casseurs beaucoup Les cantonniers, d'animation. sur ces roules s'échelonnaient qu'aujourd'hui, plus nombreux d'ormes. plantées des diligences et des le postillon Enfin, partout el toujours, et quelque fanfaron hâbleur, peu querelleur, malles-postes, sa physionomie à ces achevait de donner mais plein d'entrain, de son fouet s'endu pays : les claquements artères puissantes de loin. tendaient des Vosges, des petites l'exécution Dans larégion montagneuse récente. lignes de chemin de fer à voie unique est relativement et l'activité C'est là une des parties de la France où la diligence ©nt le plus longtemps subsisté. qu'elle entraînait était sur le bord de la grande route. Tout à Haute-Fontaine se trouvait la maison du maître de poste côté de l'hôtellerie Balandrot. Deux fois par jour, la diligence venait s'arrêter devant le relais. Alors la grande de l'écurie s'ouvrait, porte laissant échapper de chaudes senteurs de fumier et de foin ; trois chevaux sortaient de front, trois autres les suivaient lentement et venaient d'eux-mêmes se grouper sur le bord du chemin. Le du fond de l'écurie, le bras chargé d'une postillon émergeait limousine et d'un demi-sac d'avoine. Il lançait son fardeau sur son siège et allait réclamer ses voyageurs, établis bruyamment au « Faisan Doré » et réfractaires à ses réclamations. De gros reuliers en sarrau de toile bleue, brodé de rouge au collet, la barbe longue, le cou nu, les hautes guêtres de toile à boutons de cuir remontant-au dessus du genou, venant de Gérardmer, d'Epinal ou de Saint-Dié, s'arrêtaient là aussi pour prendre des chevaux de relais.
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LE CALVAIREDR ROSELINE
Et c'étaient
des hôtes pour Sébastien. Aussi voyait-on toujours, voitures recouvertes devant la porte de l'hôtellerie, de lourdes de bâches de toile. l'avoine dans les auges de Pendant que les chevaux mangeaient au milieu pierre, venaient hardiment ferrés, maître
d'un
essaim
de moineaux
babillards
qui sous leurs sabots
les grains jusque les hommes dans la grande salle, s'asseyaient de céans ne manquait de venir trinquer jamais becqueter
où le avec
eux. Dans les vastes
cours
de l'hôtellerie, aux énormes
des troupeaux fanons, mufles
de bouifs
rouge d'ocre et trapus, fumants, des moulons harcelés par les chiens, mugissaient, dans bêlaient, fait de cabriolets, de chars à bancs, de un pêle-mêle inextricable, chariots chargés de paille ou de fourrage, au milieu du và-et-vient et des domestiques affairés... Souvent, devant la porte, les bouviers appuyés sur l'aiguillon, les bergers sobres et peu dépensiers, escortés de leurs grands chiens velus, maigres et résignés, le gendarme achevai, bicorne en tête, se pavanant dans sa buffleterie, se faisaient servir sans continuel
des arrivants
entrer. Dans les premiers temps, tout cela formait un spectacle réjouissant pour Irma et même pour la sérieuse Roseline. C'était si nouveau ! si rempli sorte!...
d'imprévu
! si fécond
en incidents
de toute
et que le postillon, lorsque la diligence démarrait après avoir soufflé dans son cor son appel favori, fendait l'air de un redoublement de vie. son fouet, que se produisait aux Une troupe d'enfants aux cous bruns, quelques mendiants C'est surtout
où sonnaient les grelots des pieds nus, escortaient la diligence Tout un petit monde gambadant chevaux. en l'accompagnait, delà grande poussant des cris de joie, au milieu de la poussière roule, jusqu'à la vieille croix de pierre, rongée par les vents et la pluie, qui étendait ses bras, juste à la jonction de Haute-Fontaine et du hameau de Plafond. se montrait il faut lui rendre celte justice, Dame Catherine,
107
LE CALVAIRE DE ROSELINE
pour la nombreuse rudes s'étaient quelque peu nait une allure s'accordant avenante
clientèle
adoucies ; ce qu'il assez avec l'autorité
de maison. ne tarda pas De son côté, Geneviève débarrassé fille d'auberge qui ait jamais ne s'entendait et de son fouet. Personne des rien que par l'énumération l'appétil à servir. qu'elle se disposait recelte de la semaine La meilleure et la vallée la montagne ces jours-là ocFaisan Doré ».
Ses façons en restait lui don-
de l'hôtellerie.
à devenir le client mieux
d'une
maîtresse
la plus adroite de son manteau
qu'elle chefs-d'oeuvre
à réveiller culinaires
se faisait
le jour du marché; se donnaient rendez-vous au
on voyait de chêne noirci, salle aux piliers la grande de hêtre, sur des chaises à haut dossier, assis sur des escabeaux de besd'immenses autour tables, depuis les riches marchands à la sacoche bien' garnie les gros fermiers, tiaux, les meuniers, Dans
gonflant leurs blouses de toile grise brodées de blanc et ouvrant la tête coiffée de leurs larges sur le gilet rouge à boutons brillants, colporteurs pliant sous le poids de chapeaux de feutre, jusqu'aux la balle. Alors
c'élait
dans
toute
un bruit, un tapage à ne les ; et quand il y avait une hausse sur les grains, pas s'entendre vins du cru coulaient et moussaient dans les verres au milieu d'une explosion de gaieté. l'hôtellerie
Devant un buffet à clayonnage, renfermant des liqueurs fines et aussi les canettes, les verres, les tasses, trônait l'hôtesse du « Faisan Doré ». Fraîche et bien en chair, vêtue, ses coquettement cheveux roux soigneusement elle était assise de manière peignés, à pouvoir dominer toute l'assistance. Elle surveillait les domesdurs et froids, accueillant tiques d'un regard de ses yeux les consommateurs avec un sourire aimable qui laissaitvoir des dents très blanches entre ses lèvres rouges comme des cerises. Avec une parfaite aisance, elle accueillait la pratique, cérémonieuse avec ceux qui faisaient de la dépense, les dorlotant, les accablant d'attentions avec les autres, , familière leur tapant sur l'épaule.
108
LE CALVAIRE DE ROSELINE
Décidément la vie était plantureuse au « Faisan Doré », et, comme on peut le penser, Sébastien ne se faisait pas faute d'en prendre sa large part. Une année s'était à peine écoulée que ses amis disaient en riant, que son visage luttait d'éclat avec le bel oiseau de son enseigne. Le nouvel hôtelier se défendait d'en accepter d'aulre raison que la cessation des persécutions de Daniel Varin, la dislance qu'il avait su mettre entre lui et le a vieux renard » : nous savons que Sébastien donnait ce nom à son beau-frère. Chose remarquable, les habitants de Granges, quand ils étaient de passage, ne faisaient que de très rares apparitions au « Faisan Doré »; la plupart descendaient au « Lion Vert », petite auberge occupant la dernière maison du hameau du côté de Saint-Dié : c'est que Sébastien et Catherine n'avaient pas laissé de bons souvenirs derrière eux. Malgré tout, l'hôtellerie faisait de belles affaires : on y dînait bien; il en coûtait, mais les marchands des environs ne regardaient pas à la dépense. Aussitôt que la cloche qui annonçait un client autre qu'un piéton était mise en branle, l'hôtesse, comme l'appelaient ses flatteurs, quittait sa chaise haute et accourait au-devant de l'arrivant avec son sourire le plus aimable,montrant la neige de ses dents. Lorsque Colin Bulac, le visage aussi rouge que le fer sur lequel il frappait journellement avec son marteau de forgeron, sautait au bas de sa carriole, jetant les guides à un gamin en manches de chemise, on était sûr de voir poindre Michel Dangin, d'une compagnie d'assurances des Bruyères, — un petit aux joues pâles, au nez aquilin, aux lèvres minces, vêtu bit carré d'autrefois, et coiffé d'un feutre noir, posé
l'agent homme de l'hasur ses
boucles jaunes. — lié ! hé ! bonne journée, MmeReuter ! disait le forgeron ; de la chaleur el encore de la chaleur ! Une canette ou deux de bière mousseuse ne seront pas de trop en attendant le déjeuner. Un malin, les deux compères, toujours ponctuels, apparurent ensemble
comme s'ils s'étaienl donné rendez-vous.
LE CALVAIREDE ROSELINE
109
à nous servir, dame — Qu'est-ce que vous avez aujourd'hui demanda Michel Dangin. Catherine? l'hôtelière avec répondit — Ah ! vous arrivez bien, Messieurs, cuit, sourire ; j'ai un jambon nouvellement son plus engageant de belles truites... des saucisses fraîches, un pâté de Strasbourg, M. Dangin ? Vous les aimez, les truites de l'Ornain, c'est un mets déliOh ! que oui 1 Madame ; bien arrosées, cieux... — Est-ce
un dîner, M. Dangin ? ni plus... mettre deux couverts...
ni moins, madame Faites l'hôtesse. Bon ! bon ! vous allez être servis. Et appelant : Holà, Firmin ! Eh, Nicolas ! dételez la voiture de M. Dangin l'avoine aux chevaux... et celle de M. Bulac. Donnez Allons, qu'on se dépêche I... il faut t'entendre Et toi, Mathieu, dil-elle au sommelier, pour les vins avec M. Dangin. Tout en prenant place à table, l'agent d'assurances et le forgeron faisaient la critique du « Lion Vert », où peut-être on en disait autant du « Faisan Doré ». A les entendre, tout laissait à désirer au « Lion Vert »: le jambon en particulier y était si coriace qu'on aurait pu y tailler des courroies pour lier un fou furieux... Michel Dangin, en sa qualité d'agent d'une compagnie d'assurances, pressait déjà depuis longtemps Sébastien d'assurer son hôtellerie. Il n'avait pas de peine à lui démontrer tout l'avantage el loule la tranquillité retirer. qu'il en pourrait A l'issue du déjeuner, Michel et Sébastien prirent jour pour l'estimation de l'hôtellerie et de ses dépendances, en vue d'assurer le tout contre l'incendie. On se promit de se revoir bientôt la « grande pour conclure affaire», elle surlendemain Michel Dangin revint pour cet objet. Mais Sébastien avait réfléchi; il résista, et l'agent dut recommencera lui démontrer de nouveau combien une assurance était nécessaire avec les approvisionnements considérables de vins, de
110
LE CALVAIREDE ROSELINE
de fourrages liqueurs, les greniers.
et de grains
qui étaient
dans les caves et
Sébastien consentit enfin. On arpenta la maison du haut en bas, et tout fut assuré pour la somme de trente mille francs, et autant pour les risques du voisinage. Quelques jours plus tard, une tablette en tôle noircie sur laquelle étaient peintes deux mains
rouges l'hôtellerie.
entrelacées,
fut clouée au-dessus
de la porte
de
CHAPITRE
XIII
LA PETITE MÈRE
etdu bruit qui se faisaient dans l'auAu milieu du mouvement les années aidant ; Irma également. berge, Roseline grandissait, C'étaient deux jeunes filles. de deux garReuter s'était augmentée La famille de Sébastien enfant de un vigoureux çons. L'aîné, Georges, était maintenant et qui commandait arrogant, déjà, maître et cinq ans, joufflu, à sa mère. L'autre, le petit ressemblant beaucoup rustaud, Louis, promettait plus de gentillesse. à Haute-Fonlaine, Dans les premiers temps de l'installation Irma et Roseline furent envoyées à l'école à Gerbepal, gros vildu hameau. Et ce fut l'occasion de mille lage à deux kilomètres Irma faisait à sa « soeur », ameutant que la grande taquineries contre elle filles et garçons... Roseline fut retirée la première de l'école, dès que le petit Louis réclama l'assistance d'une « petite mère», les —pour apaiser cris de l'enfant, sécher ses larmes. Le moment vint vite, après dans une école ouverte cela, où Irma parut déplacée aux tout On la garda aussi à l'hôtellerie, mais pour aider sa jeunes. mère dans le service de la maison, ce dont elle se tira fort vile assez bien ; toujours prête d'ailleurs à prélever sa part de compliments sur ceux que recevait Catherine. Roseline s'était fort attachée aux deux petits. Elle les soignait, les habillait, les promenait. Souvent, des larmes d'attendrissement roulaient dans les yeux de la bonne Geneviève, qui admirait la jeune fille au milieu de ses
112
LE CALVAIREDE ROSELINE
petits frères, tenant le dernier né sur son bras, donnant à l'aîné des cailloux pour jouer, tout en lui racontant une histoire, n'oubliant personne qu'elle-même. « Elle est bonne
une vraie mère
comme
! » disait
Geneviève
à
Sébastien. Chère
Roseline!
Son père se préoccupait de lui faire donner quelque éducation en la mettant,ne fût-ce que pour une année, en pension dans une ville voisine ; mais Irma, plus âgée de deux ans, semblait ne pas dont Rosepouvoir profiter de la même faveur. Alors Catherine, line ne recevait que des gronderies, démontra à son mari, par de — comme Irma le beaux discours, que celle dernière pouvait faisait avec tant de bonne volonté le dimanche — se rendre utile dans l'hôtellerie Enfin qu'elle
Catherine, n'eût amené
Un dimanche, peu avec quelques de violents Alors,
servir
et aidera en
vraie
les clients. marâlre
Roseline
, n'eut point de repos le tablier des servantes.
à prendre la fillette au sortir de la messe
s'étaitatlardée
un
de son âge, ce qui lui valut jeunes paysannes de la part de sa belle-mère. reproches
toute
elle se mit à aider Geneviève tremblante, un seul mot; mais elle ne put retenir ses larmes.
sans
répondre — Allons, toujours
ne gronde donc pas femme, allons, dit Sébastien, Roseline! Elle n'est pas déjà si heureuse ici pour lui une heure de délassement. donc de Quand cesseras-tu
reprocher la faire pleurer? Ces paroles, loin de calmer Caiherine, et son front ses yeux s'assombrirent, ses joues
d'une belle carnation
d'ordinaire
ne firent que l'exaspérer : se rida de plis durs. Sur se montrèrent
les deux
avant-coureur chez elle d'un prochain plaques rouges, symptôme et violent accès de colère. — Ole ta robe neuve et ton tablier de soie ! cria-t-elle ; va à et que je ne te revoie pas de la journée... la cuisine, paresseuse, La figure ardente comme Doré » promena ses regards
un oeillet rouge, l'hôtesse du ceFaisan autour d'elle pour juger de l'impres-
LE CALVAIREDE ROSELINE
113
sur les clients, qui déjà étaient sion que cette scène produisait dans la salle ; puis elle dit pour s'excuser : nombreux ! — Son père la gâte trop, cette coquette péronnelle elle reprit : Comme personne ne répondait, A son âge, je n'étais pas non plus si laide; et cependant je seulement » ; jamais eu « d'afïutiaux je n'en avais n'ai jamais
Va à la cuisine, paresseuse, et que je ne te revoie pas de la journée I entendu parler. Il aurait fallu voir à demander un tablier de soie à mon père, oui II! — Roseline est Madame Reuter, dit enfin le fidèle grandelette, Michel Dangin, qui se trouvait le Un peu plus près de Catherine. de coquetterie ne messied point à une jeunesse jolie et sage... — Un peu, oui, je ne dis pas ; mais elle en a trop. — Madame Reuter.Je soutiens quequia vu Roseline N'empêche, a vu la sagesse elle bonheur... Là! là ! Catherine avec impatience et. en froninterrompit çant le sourcil ; vous gâteriez celte sotte fille si elle vous enlenIX CALVAIRE DEROSELINE S
LE CALVAIREDE ROSELINE
114
dait; croyez-vous
vraiment
qu'elle
n'a point de défauts?
Elle eu a
beaucoup. Irma venait
toute souriante, dans la salle, sa jolie d'entrer, recouverte d'un tablier fin, blanc comme robe grise entièrement neige; elle tenait dans sa main de grands verres à pied qu'elle montrant avec ostentation posa à leur place sur le dresseoir, des mains assez blanches. Elle souriait ; mais son sourire était démenti par l'étroitesse d'un front
serré
aux tempes,
et par des yeux noirs,
au regard
dur et calculateur. A la vue d'Irma, le visage de l'hôtesse s'adoucit, les plis de sa fille par la main, elle la son front s'effacèrent, et, prenant montra avec une sorte d'orgueil. — En voilà une qui aura du soin et de l'entendement ; ça prend déjà les intérêts de la maison comme une vraie femme ! — Eh! eh! elle a de elle a de qui tenir, ma belle hôtesse!... qui tenir 1 répondit celle fois Colin Bulac, mais avec un léger accent d'ironie qui échappa à la mère d'Irma. Mathieu Maréchal, le sommelier du « Faisan Doré », était — on N le sait— un de ces parents pauvres de Catherine dont nous avons Mais, malgré celte parlé: quelque chose comme un petit-cousin. et surtout cette parenté, Mmo Reuter se montrait infériorité, lui de fort bonne composition. Sébastien, en prenant sa seconde femme, avait, sur la recommandation de Catherine, engagé le petil-cousin de celle-ci comme
envers
garçon de labour pour sa ferme. Il faut croire que Mathieu Maréchal trouva le secret de plaire aussi à son maître, puisque, dès le Sébastien lui offrait de l'emmener jour de l'achat de l'hôtellerie, où il y avait quelques hectares de bonnes à Haute-Fontaine, Puis sur le désir de son valet de il en avait fait son sommelier. labour, que mordait l'ambition, de trente ans, était un Ce Mathieu Maréchal, âgé maintenant par son nez mince et avancé, et paysan grand et sec, remarquable
terres,
attenant
à l'hôtellerie.
la profondeur de ses arcades sourcilières. d'un homme il avait toute l'apparence
Posé, réfléchi et froid, de sens droit, tout au
LE CALVAIREDE ROSELINE
moins d'un Il attirait
le jeune Laurent, qu'il sant son rêve d'enfant, ses congés le ramenait C'était
113
de suite. , de l'esprit son frère possible à Haute-Fontaine, aimait beaucoup d'ailleurs. Celui-ci, réalis'était engagé dans l'artillerie. Chacun de au « Faisan Doré ».
homme ayant le plus souvent
une
.
volonté
un
bien pris dans sa garçon jovial, rond de manières, veste d'uniforme, de sa moustache noire. Grand et brun soigneux comme son aîné, il avait quelques-uns des airs de celui-ci, mais très adoucis.
En somme, il plaisait dès l'abord. Catherine et Mathieu conçurent le projet de marier Roseline et dès que ce dernier serait sorti du service. Laurent, Roseline, riche du chef de sa mère de ces propriétés situées à Granges
que son constituait
oncle
Daniel
Varin
faisait
valoir
avec tant
de
un
assurait son Laurent, parti avantageux. se contenterait de ce que Roseline Catherine, apporterait la communauté, et son père n'aurait pas à se préoccuper rondir sa dot. Partant,
Irma en aurait
davantage quand viendrait car son beau-père voudrait certainement
soin, frère à dans d'ar-
le moment
de l'établir; faire quelque chose pour elle... Irma, il est vrai, avait deux ans de plus que Roseline : c'est donc à elle que sa mère eût dû tout d'abord Mais Catherine était possédée d'une idée fixe : mettre songer. Roseline
hors de la maison,
et un mariage
lui semblait
le moyen
le plus simple d'y parvenir. Catherine accueillait donc très gracieusement l'artilleur chaque fois qu'il obtenait un congé. De son côté, Laurent semblait ne connaître aucun lieu où il pût être plus heureux que chez Sébastien utile à Reuter. il se rendait Connaissant les chevaux, l'hôtellerie
et employait le reste de son terres qui y étaient attenantes. Roseline, qui n'était plus une petite
temps
à la culture
des
bien fille, s'apercevait vers elle Laurent ; mais elle n'encourageait nulqu'on poussait lement les prétentions de celui-ci. Demeurée timide et craintive, elle rougissait au moindre compliment et dequ'on lui adressait, venait plus rouge encore si on s'avisait de s'apercevoir que ces
HO
LE CALVAIREDE ROSELINE
pudiques couleurs donnaient un charme de plus à son joli visage. Si sa timidité la servait, en tenant à distance son prétendant, chose heureuse pour elle comme nous le dirons plus tard, elle lui faisait échapper bouteille
comme de laisser parfois commettre des maladresses, une de ses mains un verre ou une assiette, de renverser en presur une nappe blanche. Toujours sa belle-mère
nait occasion pour lui adresser les plus vifs reproches. Un soir qu'elle venait d'embrasser son pèreavant de remonter dans
sa chambrette, avaient après une journée où les gronderies tenu une grande place, — ce qui se voyait du reste aux yeux de la jeune fille,— Sébastien, qui malgré la légèreté de son caractère aimait tendrement de la consoler. Roseline, s'efforçait — Dors bien, mon enfant, lui disait-il, va le reposer... Si tout n'est pas achevé... belle affaire ! il fera jour demain. — C'est clair ! cria la belle-mère ; elle a assez paressé aujourneuves pour qu'elle aille dormir. On ourlera les serviettes un autre jour. — J'ai achevé la douzaine hier, avant le souper, répondit Roseline, sans se départir de cette grave douceur qui dénotait sa trande sa belle-mère. quille soumission à l'autorité — Ce n'est pas malheureux 1 fit Catherine, qui n'aurait pu se d'hui
à ne pas avoir le dernier cela devrait être fini. résoudre
Comme
Roseline
quittait
mot.
11 y a beau
temps
que
la salle et passait près de la cuisine, une voix douce se fit entendre, et le
dont la porte était ouverte, petit Louis se pendità sajupe. — 0 mon petit Louis, murmura
la jeune
fille en se baissant
du mignon visage, sans toi je perpour se mettre à la hauteur drais souvent tout courage ; c'est toi qui me réchauffes le coeur. Et elle emporta le petit garçon dans ses bras. dans la cuiPeu de jours après, un soir, Sébastien regardant très affairée, sine, aperçut Geneviève, qui mettait un chaudron sur le feu... le petit Louis, devanllui,elle
Près delà
dévouée
au coin delà
servante,
Roseline
faisait
asseoir
vaste cheminée; puis, s'agenouillant ses souliers trempés d'eau. ôta des pieds del'enfant
LE CALVAIREDE ROSELINE
Et elle souriait volontiers
allé
rine. — Pauvres
si gentiment l'embrasser,
117
au petitgarçon que son père' serait n'eût été la présence de Cathe-
comme ils avaient froid ! disait la petits petons... à la flamme les pieds mouillés de l'enprésentant
jeune filleen fant. — De ! c'est qu'ils sont bien chauds à présent Louis ravi de ces soins, et réjoui par la grande Et il battait des mains.
! s'écria clarté
le petit du foyer.
Irma passa, la grande fille, et leva les épaules, — comme si Roseline eût mal employé son temps. Elle lança un coup d'oeil à sa mère pour appeler son attention et y réussit à merveille. — Allons, Roseline, dil très haut celle-ci avec une feinte douceur dans la voix, il y a le punch à préparer pour le conducteur de la malle-poste; cela te regarde, et tu te mets toujours en retard, ne peut pas attendre... c'est clair... Allons ! à qui Jean-Paul est-ce que je parle! s'écria-t-elle main levée : elle trouvait sans remettre
les
souliers
de Louis,
en courant
sur la jeune fille, la doute que Roseline, occupée à n'obéissait pas assez prompte-
ment. Sébastien demeura un bon moment tout s'interposa. vivement la salle. Il venait songeur. Puis il se leva et arpenta de prendre une résolution. Quand tout le monde fut réuni pour le souper, il dit à sa Geneviève
fille : —
au service de l'hôtellePuisque tu ne peux pas t'habiluer rie... eh bien ! à partir de demain... tu travailleras dans nos notre fille de journée. Cela te convientchamps avec laSophiate, il mieux, mon enfant? — Oh ! oui, et jeté remercie, dit la père... beaucoup mieux! de déshabiller Louis pour l'emporpauvre fille, tout en achevant ter au lit. Elle souleva Quand
l'enfant
et prit la direction de l'escalier. elle eut disparu, M"10Reuter jeta les hauts cris,
elle ne
118
LE CALVAIRE DE ROSELINE
voulait pas consentir à cet arrangement, parce que, disait-elle, on lui reprocherait d'écarter Roseline de ses enfants... Son mari la laissa dire tout ce qu'elle voulut : « Cause toujours ! » pensait-il en arpentant la salle. Cette fois, il demeura ferme dans sa résolution.
CHAPITRE
XIV
LES AMOUREUXDE ROSELINE
Roseline suivit, dans un champ pris à bail Dès le lendemain — à une heure de Haute-Fontaine, par son père près de Boucheté, — la Sophiate louée comme fille de journée. — Vous n'avez jamais pioché la terre ? lui disait tout en maret sèche noire comme une bohémienne chant cette femme,— comme un échalas. Ga ! ce serait un ouvrage bien dur pour une fille comme vous ! Roseline sourit doucement. — J'ai souvent fané, et relevé la vigne, dit-elle ; puis je m'amusais à bêcher mon jardin, quand j'étais encore toute petite. — De ! avec ce cou blanc, avec ces mains de demoiselle ?... Vous ne craignez donc pas de les gâter ? — Je mettrai un un grand chapeau, dit Roseline chapeau... Vous verrez, la Sophiate, gaiement. quand les avoines seront mûres, comme j'avance aies ramasser... — C'est vrai que c'est un joli ouvrage, observa la journalière, et quoiqu'il fasse un gros soleil au temps des moissons, il court toujours un vent doux dans les champs, et on a moins chaud que dans les maisons. Le terrain confinant à l'hôtellerie consistait en un verger de bon rapport et un jardin réclamant un potager assez grand, minutieux entretien. Sébastien Reuter avait en outre loué plusieurs herbages afin de n'avoir pas de fourrage à acheter pour les chevaux, et de même, de vastes champs où l'on récollait les avoines consommées dans les écuries. journellement
LE CALVAIREDE UOSELINE
120
Près début
de Boucheté
il y avait
des
foins à retourner.
Ce fut le
de Roseline.
Elle se mit courageusement au travail, et s'en tira si bien qu'on l'eût crue exercée depuis des années au rude labeur des.champs. elle revint à la maison fraîche et journée, Après sa première des rose, gaie comme l'alouette qui plane en chantant au-dessus de sa belle-mère blés ; et elle prit plaisir àjouir de l'étonnemenl et de la malicieuse Irma qui guettaient son retour, pensant peutêtre la voir rentrer accablée. de la trouver tint ainsi, père, tout heureux pour concluante et songea à donner à sa fille l'entière des cultures. Son
11 le fit, et Roseline négligées jusque-là félicita de sa bonne
l'épreuve direction
mit tant d'ordre
dans beaucoup de choses par les valets de l'hôtellerie, que son père se résolution et delà confiance placée en elle.
un temps heureux pour la jeune fille. Son teint si blanc brunit, — malgré le grand chapeau ; — mais elle devint grande et forte, et tous les gens de Granges qui passaient par Haute Fontaine et avaient occasion de la voir, disaient que sa Ce fut
vraiment
ressemblance
avec sa mère s'accusait
chaque jour davantage. Souvent le soir, après le travail de la journée, quand Geneviève, bien lasse, se reposait au coin de l'âtre, les mains croisées sur ses genoux, Roseline se glissait furtivement auprès d'elle, comme une bonne fée, et trouvait assez de ressources en elle pour la réconforter par quelques douces paroles. D'autres fois, tandis que la servante, le dos tourné, lavait la vaisselle, elle la regardait avec tendresse et lui disait tout bas : — Tu es bien lasse, ma mie, n'est-ce pas ? Ta peine au travail est grande? Mais un peu de patience, ma bonne Geneviève ! Un Bon courage ! jour nous serons plus heureuses. embrassait celle vaillante fille, qui Alors Geneviève, attendrie, oubliait sa propre fatigue pour la réconforter. — Tiens, Roseline, lui disait-elle un soir, voilà maintenant quinze ans que je suis arrivée, pauvre veuve, chez fa bonne mère. Tu n'avais guère qu'un an... La première chose que lu fis eu me
LE CALVAIREDE ROSELINE
121
ce fut de me sourire ; et depuis, j'ai toujours voulu ce regardant, tu me conduiras par tous les que tu as voulu. Avec ce sourire-là, tu ne demandes que ce qui est bien et chemins. Heureusement, honnête. Je peux te suivre... Geneviève fil un retour sur le passé. — Pour en revenir à ta mère, reprit-elle, la plus belle de toutes les belles filles d'ici
qu'un fuseau, avec des cheveux beau lin; c'était, parmi la jeunesse du canton, à qui l'aurait pour et plus d'un riche garçon l'avait demandée en mariage à promise; « Aveclâ person frère Daniel Varin; mais elle répondait toujours: de mon frère qui est mon aîné, j'ai promis ma foi à mission Sébastien Reuter qui sera mon mari, "» aussi
droite
à ton âge, c'était et des alentours, plus blonds que du
« Et la promesse de Roseline Varin valait mieux que tous les d'un notaire... Elle épousa donc Sébastien papiers quand elle mariée eut atteint ses dix-neuf ans. Depuis deux années, j'étais avec Thierry Devosge ; mon promis revenait du service... Quand je devins
veuve
ans de mariage, j'avais le coeur si tant mes enveloppé de chagrin que je ne pouvais plus travailler, mon malheur, yeux étaient fatigués d'avoir pleuré... Voyant M'ue Reuler m'aida de son argent, et me dit : Geneviève, vous qui êtes après
trois
de la famille, je ne veux pas que vous manquiezUe rien ; venez à la maison, et mordez à mon pain comme à votre pain. Alors, mon enfant, je repris courage, et j'entrai chez ta mère, où je pus la gagner ma vie et celle de ma petite Cécile... Voilà simplement chose... à la Qui m'eût dit que je verrais tant de changements ferme de ton père 1 Ta mère mourant dans toute la fleur de sa Ton père remarié... jeunesse... Granges abandonné pour Hauteet le reste... Fonlaine,... — Pauvre mère ! dit Roseline ; elle a emporté avec elle tout le bonheur de la maison l Geneviève reprit : — Elle était aussi bonne qu'elle était jolie, ta mère ; et cependant un an à peine s'était écoulé que Sébastien prenait une autre femme... 8»
122
LE CALVAIREDE ROSELINE
Geneviève soupira. — Enfin, dit-elle encore, ma Cécile n'est chez pas malheureuse salante... L'avenir sera sans doute meilleur pour toi... — Et pour toi aussi, ma mie, dit Roseline tout émue. Tu le mérites bien par ton dévouement. Les jours de grand marché à Saint-Dié, Roseline ne sortait son oncle Daniel ou Jean, qui guère de la maison sans rencontrer le hameau sans jamais s'arrêter au « Faisan Doré ». traversaient ils quitAu retour, à vide, souvent pour éviter Haute-Fontaine, de grande communication, par Sarupt et les bois pour prendre un chemin vicinal conduisant la route de Laveline à jusqu'à la Molière, où ils rejoignaient taient
à Saint-Léonard
le
chemin
Epinal, et, bientôt après, le chemin de Corcieux. Quand Daniel Varin et son fils, passant par Haute-Fontaine, Roseline, ils ne semblaient pas l'avoir vue. De son apercevaient leur at-lenlion, encore côté, la jeune fille se gardait bien d'attirer défendu de moins de les aborder, son père lui ayant absolument leur parler. Un jour, la mère de Jean demanda à son fils, pour pénétrer ses ce qu'il ferait s'il ne pouvait éviter sa cousine. vue d'assez près plus d'une fois, avait répondulejeune homme ; mais si elle passait à côté de moi raide et fière comme elle semble vouloir être toujours pour nous, je me suis promis de et que je ne la considère lui dire qu'elle m'est bien indifférente, sentiments, — Jel'ai
plus comme ma cousine. — Ta cousine est une fille sage, mon Jean ; elle doit obéis sance à son père, avait répondu Lishelh ; il ne faut pas lui causer de chagrin. Roseline, de son côté, ne manquait jamais de se plaindre à Geneviève de l'insistance que son cousin mettait à l'observer. Ça Contrariée au dernier la gênait, la mellait dans l'embarras. des repi'oches point, se sentant rougir, elle lui ferait volontiers : — puisque les pères à lui-même pour son peu de générosité se délestaient ! Geneviève hochait la tête avec gravité ou se prenait à refle-
LE CALVAIREDE ROSELIJXE
123
chir longuement. de sourire, Parfois, elle ne pouvait s'empêcher des deux cousins lui paraissait tant cette inimitié persistante peu naturelle. ce sourire, elle se promettait bien Quand Roseline surprenait de Jean ; ce qui ne l'empêchait de ne plus parler pas, à la de confier à sa vieille et fidèle « mie » occasion, première qu'elle l'avait rencontré si des yeux si méchants, siens. — Ainsi vont
les choses
encore
, mais qu'elle méchants... qu'il avait
lui
détourné
1 murmurait
sans rien perdre de sa confiance Des années s'écoulèrent.
se montrait quelque temps, Sébastien fois déjà il avait tenté de grosses que plusieurs des grains, sans réussir.
fait les
Geneviève,
simplement en l'avenir.
Depuis
avait
soucieux. spéculations
C'est sur
d'abord Lorsque la chance ne lui était pas favorable, il éprouvait accablement se désespérait... un véritable Mais ; il se désolait, heure cela ne durait pas. A la prostration de la première succédait
une animation, un entrain, une gaieté auxquels les vins de sa cave et les liqueurs de son comptoir n'étaient certainement vouloir vérifier le pronostic Et l'hôtelier semblait pas étrangers. porté à son départ de Granges par Dinozé : « Il aura bu sa ruine avant
cinq ans. années. quelques Roseline amour
pour
avait
» Tout
au plus
le sellier
s'était-il
de ces choses. plus qu'un soupçon son père la rendait Elle clairvoyante.
trompé
de
Son grand eût voulu
de spéculer ou tout au moins, lors des spéculations l'empêcher de se consoler à sa manière : ce qui maladroites, l'empêcher avait le double inconvénient de supprimer l'effet de la dure leçon dans une voie qui le conduirait reçue et de l'engager à l'altération de son intelligence et de sa santé. La pauvre fille en était à envisager la ruine comme quelquefois possible ; mais, quelque peine qu'elle éprouvât de voir son père en proie aux soucis et aux dangereux moyens qu'il appelait à son secours, elle trouva une sorte de compensation dans l'adou-
124
LE CALVAIREDE ROSELINE
cissement
du caracfère
de sa belle-mère,
qui
se produisit
sou-
dainement. temps, Catherine Renier devenait aimable à Depuis quelque Elle lui achetait avec et même caressante. son égard, attentive des vêtements plus à son goût ; il lui échappait empressement quelquefois de l'appeler sa « chère fille » ! d'un grand prix pour Roseline, si cela devait durer... GeneQu'en pensait sa mie Geneviève ? Roseline questionnait. s'étonnait viève s'étonnait, beaucoup. Ce qui donnait à penser à Roseline, c'est que les bontés si nouC'était
pour la consoler de la perte pour elle de ce futur mari présenté par Catherine : l'arde conversion et portait tilleur en efïet opérait un mouvement à visiblement à Irma les hommages réservés par lui jusque-là velles de sa belle-mère
semblaient
imaginées
Roseline. Cela faisait
sourire
Roseline,
et Geneviève
cherchait
la clef du
mystère. — C'est ainsi que vont les choses ! observait philosophiquement la bonne Geneviève. — Mais elles vont très bien, mamie, répliquait Roseline; elles vont très bien 1 De la sorte, je n'aurai pas à refuser ce brave garçon. Cela me peinait. L'hiver, les moissons achevées, les récoltes rentrées, les fruits et les conserves soigneusement rangés, Roseline n'ayant plus rien assise dans une petite à faire au dehors, restait presque toujours salle ouvrant du côté des champs, occupée à coudre pour la maison ou à filer. — alors, à partir de la Toussaint, que se présentaient — les à la main de la fille de que se déclaraient prétendants du « Faisan Doré ». Chaque dimanche en l'opulent propriétaire amenait un nouveau ; et Laurent Maréchal aurait pu être avantaC'était
Dans le nombre cinq ou six étaient réellegeusement remplacé. ment sérieux et fort acceptables. de ces prétendants, Sébastien A l'égard Rèuter avait adopté Il commençait par leur dire qu'il une lactique assez ingénieuse.
LE CALVAIREDE ROSELINE
125
ne faisait aucune différence entre la fille de sa femme, Irma, et sa marquer cette égalité dans son propre fille, et que, pour mieux de marier d'abord il souhaiterait Irma, de deux ans affection, « cadette ». Cela ne faisait pas le compte des plus âgée que sa de ni à la substitution qui ne se prêtaient volontiers épouseurs, de la ni à la substitution Irma à la tendre Roseline, l'altière — si généreux que pût être son beau-père, maigre dot d'Irma, aux bois de haute futaie que Roseline posséaux belles prairies, — sans dait en partage, compter ce qui pourrait lui revenir plus tard sur les biens de son père. : Sébastien, grâce à pure stratégie matrimoniale ne formellement déclarée maintenant, la volonté de Catherine, doutait guère qu'Irma ne fût réservée au frère de Mathieu Maréchal, son sommelier fidèle. Donc sur le refus des amoureux d'aller Mais c'était
offrir leurs s'adresser
hommages directement
à une autre que Roseline, il les priait de à sa fille, se déclarant prêt à accepter pour aurait choisi. 11 se réservait de les '( ruiner »
gendre celui qu'elle l'un après l'autre dans l'esprit de Roseline, obéissant encore le dominait. cela à sa femme, —qui décidément Un dimanche il en vint trois, — de ceux qu'il convenait avec considération. Il tombait ce jour-là
en de
traiter
une
petite pluie fine. La vie semblait éteinte sur la grande route, et tout le bruit s'en être réfugié dans la grande salle basse, où quelques garçons de ferme et palefreniers du relais voisin faisaient des carambolages sur le billard. arriva le premier. Au moment où la grande AndocheMetzger trois heures, deux pieds fort lourds horloge à gaine sonnait secouèrent la boue du chemin en frappant sur la large dalle placée devant l'entrée principale. Sébastien, que le repos dominical faisait oisif, allait d'une salle à l'autre. En apercevant Andoche Metzger, ganté de coton blanc, paré de son habit le plus à la mode et d'un brillant gilet à châle, coiffé d'un chapeau haut de forme soigneusement à recouvert, cause de la pluie, prétendant.
d'un mouchoir
à larges
carreaux,
il devina
un
LE CALVAIREDE ROSELINE
grand garçon d'un blond fade, éclaboussé de taches de rousseur, ne montrait pas beaucoup de hardiesse. Tondu de très près, rasé de frais, barbe et moustache, il semblait qu'il lui un peu d'audace, et manquât quelque chose : il lui manquait il se frottait les mains, nonobslant les gants de pour s'encourager coton. — Où vas-tu comme ça, mon Sébastien garçon? lui demanda de celle voix cadencée et un peu chantante qui est l'accent lorrain. — Je ne vais Anpas plus loin que Haute-Fontaine, répondit doche. Et sans hésiter davantage, il ajouta : Je viens vous voir. — Ah ! fit Sébastien. Andoche,
Et il commanda Pendant
qu'une
qu'on apportât une bouteille de vin blanc. servante mettait sur une petite table ronde,la bouteille et deux verres, Sébastien reprit :
près de la porte, — Tu viens me voir...
tu viens
me voir...
en passant? Belle lécher tes écus et faire
affaire ! Tu vas à Gerbepal ou à Corcieux le monsieur ? — Plus souvent 1 Monsieur vous ne me connaissez Reuter, guère ; et pour preuve que je n'y pense pas à aller au village... Tenez, je vais vous le dire tout de suite : je suis venu pour vous demander la main de votre fille... En ce moment, Irma parut. Andoche se leva, posa son verre encore plein, et tendit sa main gantée à la jeune fille. Elle devina bien qu'Andoche ne venait pas pour elle, et secoua si fort sa main que le gant, trop large, resta en sa possession. Irma rendit le gant en riant aux éclats. Mais, à la mine déconfite du brave
Sébastien Reuter, garçon, devait comprendre lui aussi
s'il eût conservé
le moindre
que ce n'était pas pour Irma qu'Andoche Metzger avait fait tant de frais de toilette. — A ta santé, mon garçon ! fit-il pour se donner le temps de une réponse. préparer douté,
Les
verres
se heurtèrent, et l'hôlelier vida le sien lentement. Andoche mouilla à peines ses lèvres — afin de faire durer plus le vin et l'entretien. longtemps
Irma rendit le gant en riant.
LE CALVAIREDE ROSELINE
129
— Je vais te dire... prononça Sébastien : ce n'est pas si facile que cela semble. Avant de marier Roseline, il faut que j'établisse mon aînée... — C'est assez juste, c'est assez juste; monsieur Reuter; mais... — Tiens 1 voilà notre homme peut-être, dit Sébastien en désignant un jeune paysan trapu, aux larges épaules, qui avançait vers l'hôtelier, tout en ruminant sans doute avec circonspection de belles paroles. Il était, comme Andoche, paré, peigné, lustré, guindé. Brun au lieu de blond. — Tu le connais? demanda Sébastien. — De ! c'est Brice Heurteau, de Bellele fils au meunier goutte. — Je m'en doutais. — Oh! c'est Brice tout juste! — On le dit riche, le meunier, observa Sébastien, et pas riche d'avoir ramassé des perles dans le Ne une qui fait tourner Si son garçon vient pour Irma, ton affaire est ses meules... bonne. Mais Andoche avait pâli. Il devinait un rival. Il se leva, et prenant congé : — Vous lui direz un mot, à votre fille, n'est-ce pas, maître Sébastien ? — Va toujours, mon garçon. Andoche
voulait payer le vin blanc. L'hôtelier s'y opposa ; et il y eut un débat. — Plus souvent ! dit l'amoureux. C'est moi qui régale. Sébastien éleva la voix : — C'est moi qui fais la politesse... puisqu'il s'agit de marier ma fille. Et avec un pli amer de la bouche : Son subrogé-tuteur n'y pense pas à ces frais-là, bien sûr... Malheur ! — Raison de plus pour que je paie, dit Andoche en enfonçant la main dans la profonde poche de son pantalon. — Belle affaire ! fit Sébastien Reuter. Quand tu la paierais pièce entière... je ne ferais pas encore mes frais. C'est la ruine, LE CALVAIRE DEROSELINE Çf
130
LE CALVAIREDE ROSELINE
une fille à marier...
Mais il faudra bien que le fin renard de Granges comprenne la chose. Andoche Metzger remit le gant enlevé par Irma, recouvrit de nouveau avec soin son chapeau, afin de donner une idée avantageuse de son économie, et s'esquiva. Sur sa fortune, Sébastien était fixé. Il le savait fils unique d'un riche fermier de Develine. Brice Heurteau s'essuyait déjà les pieds, tout en fermant le confortable parapluie des dimanches dont il s'était muni. Sébastien s'empressa de vider une fois de plus son verre et s'avança vers le fils du meunier de Bellegoutte : — Il ne pleut donc pas ? — Que si ! — Alors on s'ennuie à Bellegoutte ? — On y est un brin seul, fit Heurteau, saisissant l'à-propos de la question. — Je vois ce que c'est : il n'y a pas de fille à marier par làs bas. .. — Et il y en a des plus belles à Haute-Fontaine !• s'exclama le deuxième épouseur, en tapant bien fort dans la main que l'hôtelier lui tendait. — C'est vrai, fit celui-ci, qu'Irma est une belle brune ! — Et mamzelle Roseline donc! acheva Brice; une bien belle blonde ! — Asseyons-nous un peu, mon garçon, et causons, dit Sébastien en reprenant sa place autour delà petite table. Sur un signe de lui, une nouvelle bouteille de vin blanc fut apportée et un verre mis devant le visiteur. Brice Heurteau s'assit en ouvrant sa jaquette à boulons dorés, afin de mieux montrer son gilet à palmes de soie et sa cravate — qu'il ne s'élait pas donné la peine de si bien nouer pour rien. — C'est du blanc, dit le père de Roseline, en remplissant les verres. Et, après avoir vidé le sien, il ajouta en examinant attentivement dans tous ses détails la toilette du fils du meunier : Je vois avec plaisir
que tu parais bien dans les affaires...
LE CALVAIREDE ROSELINE
131
— Oh 1 Reuter... quant à ça, monsieur — le — on l'a remarqué, En temps ordinaire, paysan se fait volontiers pauvre ; mais une demande en mariage dérange ce calcul. Heurteau demeura donc au milieu de sa phrase profond le plus avantane sachant comment se présenter commencée, geusement. L'hôtelier reprit : —- On m'avait dit
au cabaret tout l'argent que que tu dépensais et que tu fêtes si bien le dimanche, qu'il ne
ton père te laisse... te reste plus rien pour la semaine. — Oh ! quant à ça, monsieur Reuter, on en a bien menti !
A ces mots, sa large main plongea dans à palmes, et reparut pleine de monnaie doigts. — C'est
un endroit
c'est méchanceté
pure ;
la poche de son gilet débordant entre ses
bien
dit en souriant chaud, le gousset! Sébastien. Pourquoi y mettre tant d'argent ? Hein ! c'est pour le avoue-le ! faire sonner, — Quant à ça, non, monsieur Heurteau Reuter, dit finement n'est-ce pas ? en clignant de l'oeil ; ça l'use toujours, — Bien répondu ! fit Sébastien. : le jeune paysan poursuivit Encouragé, — Je ne mange pas tout, non... et j'ai économisé déjà de quoi faire recouvrir à mes frais la maison que mon père me donnera le long de l'eau... El, c'estle cas de le dire, elle en a grand besoin. Il faut une maison pour se marier, n'est-ce Sébaspas, maître tien ? — Belle affaire ! Il faut surtout une fille qui veuille de vous ! Je crois que tu ne déplairais si vraiment tu pas à mon Irma... veux te marier. — Je ne suis venu que pour ça, monsieur Reuter. Mais je préférerais une blonde... Chacun, son goût, n'est-ce pas ? —- Tu es brun l pourtant joliment — Justement... — Enfin c'est à Roseline
que tu en as ?
132
LE CALVAIREDE ROSELINE
— Avec votre monsieur Reuter. permission, — Eli bien ! va la trouver... va te faire voir... le verger... en train de faire couvrir de zinc
Elle la
est
cabane,
dans a'ux
lapins... — Comme
ça se trouve bien ! dit Heurteau en riant aux éclats. Elle me donnera un conseil pour la couverture de notre maison. 11 se leva et se rassit d'un même mouvement : — Minute ! A qui faut-il que je paie ? Et du doigt il montrait la bouteille presque vide. — Tu ne dois rien. — Oh ! quant à ça !... — C'est le vieux renard Le fils du meunier sourit
de Granges
de Bellegoutte
qui régale. eut l'air de comprendre,
et
de confiance.
Il prit
de la cuisine, et alla trouver dans Roseline le verger, pour tâcher d'avancer ses affaires. Ce même jour — ils semblaient s'être donné le mot — Brice Heurteau venait de déguerpir la tête basse, lorsque Sébastien allant d'une salle à l'autre trouva attablé le gros Mathiez, le marchand
le chemin
de chevaux
de Saint-Léonard, physique étrange de Tzigane oublié enfant dans quelque coin par des voleurs de chevaux, et des moeurs serait devenu de voleur qui grâce à l'adoucissement marchand. Il avait
tout
du bohémien
: la peau bronzée, les yeux noirs et profonds dans son visage ovale, le regard mobile avec une expression sournoise et parfois de sauvage, une barbe peu fournie, dents au complet — ce qui est assez gentil quand on a petites dépassé la quarantaine... — Celui-là, s'il est venu pour les filles à marier, pensa l'hôtelier, n'a pas fait de grands frais de toilette. En effet, le marchand de chevaux était en blouse grise, chaussé de gros souliers et de guêtres. Il buvait du punch chaud. En voyant entrer Sébastien, il poussa une exclamation, alla à vers sa table, où, tout en le questionnant lui et l'entraîna obli-
LE CALVAIREDE ROSELINE
sur sa santé
geamment
et « les
affaires
133
», il fit venir
encore
punch pour le maître de céans. suivait Un grand chien, noir comme Mathiez lui-même, s'arrondissait ses mouvements, s'était levé et maintenant nouveau
du tous de
àses
pieds. Dame Catherine vint faire la belle, dit quelques mots aimables de chevaux et, en lui trouvant un air cérémoau gros marchand — nieux qui ne lui était pas habituel, elle se retira discrètement, de se tenir aux écoutes. se promettant — Vous ne savez pas la grande nouvelle ? dit Mathiez. — C'est qu'il pleut, fit Sébastien ironique. — Non, sans rire... J'avais chez moi le mari et la femme... Mais
vous
Marianne... quittent; Hardalle
les
connaissez
: Jean-Pierre
Ils sont venus vient
Jean-Pierre
tant
Frérot
de fois ici !...
d'hériter
d'une
et sa
femme
Eh bien!
ils me
vieille
tante
de la
mais c'est assez pour eux : ils ; ce n'est pas beaucoup, veulent être maîtres à leur tour... Et voilà; il faut que jememarie. — C'est clair, pensa Catherine qui avait tout entendu. — Ou que vous
preniez un Sébastien.
autre
Jean-Pierre...
un
autre
suggéra ménage... — Non, il me îaut quelqu'un mieux mes inqui comprenne térêts : une femme! Je voudrais une belle et forte fille... Quel conseil me donnez-vous? — Le coeur y' est-il ? — Peut-être bien 1... c'est pour le mois prochain. — Vous êtes bien pressé ! — Pressé de choisir surtout. — Celui-là pourrait être pour Irma, pensa Sébastien, jamais je ne lui donnerai ma Roseline à ce maquignon — Il vous la faut riche? dit-il. — Gros
malin ! fit
Sébastien
baissa
Mathiez
avec
si...
Mais
!
Vous savez explosion. bien que c'est votre fille Roseline qui serait mon désir... Nous ne sommes pas à la foire ici pour nous tromper l'un l'autre, et je suis plus franc que vous. la tête.
13i
LE CALVAIREDE ROSELINE
— Vous me demandiez un conseil tantôt... — Eh bien? — Vous pourriez peut-être trouver... je ne dis pas mieux, car Roseline a bien de la vertu ! — Ceci fut dit avec émotion. Mais enfin pour votre commerce, une femme habituée à soigner et voir de fourrage, soigner les chevaux, à causer avec les marchands les rouliers, les maquignons qui passent par ici... il me semble que... — Ah ! on ne peut pas tout avoir ! dit sentencieusement le gros marchand. Et puisque vous n'avez qu'une fille... — Mais j'en ai deux ! s'écria Sébastien! J'ai la fille à ma femme ! — C'est vrai ! c'est vrai ! dit le brun Mathiez, visiblement désappointé. — Irma, qu'on la nomme... — C'est vrai !... j'oubliais... Catherine pensa : — Pourquoi s'obstiner à offrir Irma puisqu'elle est pour Laurent? Mais, en refusant Roseline, il fait mon jeu, c'est clair! Sébastien reprit : — Irma est jolie comme ma Roseline ; vaillante et accorte comme sa mère, ma femme Catherine... Deux ans de plus que ma « seconde ». — J'y suis... j'y suis. — Un beau brin de fille... là! — De grands que j'y pense... yeux noirs, maintenant — De très beaux yeux!... Je vais la faire venir. — Non, non! si j'allais en tomber amoureux, dites donc? — Où serait le mal ? — Laissez-moi réfléchir un peu. On ne se marie pas tous les jours! Le marchand
de chevaux, fixé sur l'état de fortune de la fille de Sébastien Reuter, avait besoin de se renseigner sur les avantages faits à la fille de Catherine. Irma ni Roseline ne surent qu'il avait été question d'elles
LE CALVAIREDE ROSELINE
135
et sa pour remplir le vide laissé à Saint-Léonard par Jean-Pierre femme. Seule M"'e Reuter sut à quoi s'en tenir là-dessus. Le dimanche suivant, Brice Heurteau revint faire sa cour à avec son père ; — toujours aux Roseline, surtout en trinquant frais du vieux renard de Granges... Quinze jours se passèrent,- et Andoche Metzger se rencontra pour le même objet que précédemment avec un maître tisserand venu de loin — de Plainfaing — sur la bonne réputation et la belle dot de Roseline. Mais ces braves gens perdaient leur temps : Catherine ne voulait pas que Roseline se mariât si tôt. A cet égard, elle, avait ses plans arrêtés, gardés en réserve. Aussi, après chaque visite d'épouseur, chaque demande en mariage, elle se faisait mettre au courant, par son mari, des particularités à sa connaissance concernant ces amoureux. Alors, elle se mettait en quête de Où les puisait-elle? renseignements. Toujours ils étaient défavorables... Présentés avec un art perfide au père de Roseline, ils devenaient plus défavorables encore. Sébastien, fort souvent de mauvaise humeur, à cause de spéculations malheureuses et des emprunts onéreux qu'il lui fallait contracter pour sortir d'embarras, jurait qu'il ne se laisserait pas prendre aux vantardises des épouseurs, et que pour commencer il allait les mettre tous dehors. — Excepté, mon Bastien, si un meilleur parti que Laurent se présentait pour Irma... C'est clair... objectait hypocritement Catherine. — Soit ! concluait l'hôtelier assez sèchement.
CHAPITRE
XV
LAURENT MARÉCHAL
Toutefois
Sébastien
des demandes Roseline
Reuter
de sa main
résolut
de tenir
qui lui étaient
sa fille au courant
faites.
souriait.
Mais quand son père entrait dans le détail des imperfections et méfaits des prétendants, elle devenait attentive et réfléchie : c'était bien étonnant que pas un ne trouvât grâce à ses yeux de père ! N'était-ce pas plutôt sait les amoureux ?... Elle consulta
le mari de dame Catherine
qui repous-
Geneviève.
le but de son parent, et tout en Celle-ci, sans bien comprendre se fit leur auxiliaire et de sa femme, les manoeuvres devinant dans l'esprit de Roseline, acheva de a démolir » les épouseurs C'est que Geneviève aimait d'une affection maternelle. qu'elle entre Jean jamais cessé de nourrir l'espoir d'un mariage et sa chère Roseline. ces jeunes venus d'un peu partout, Sans artifice, hommes, tout autant par « le bien » de Roseline que attirés, croyait-elle, n'avait
et les ce qu'on dire d'avantageux sur le caractère pouvait de la jeune fille, elle les comparait tous à cet ami d'enqualités même après la brouille des parents. fance, si dévoué, si allectueux, par
Geneviève, ment d'aller
dans de petits voyages à Granges, raremanquait faire une courte apparition à la Fresnaie. Et tou-
plus de dépit que de jours elle avait lu sur le visage de Jean du Comme les sentiments haine — et pas du tout d'indifférence. Genepoint combattus par ses parents, jeune homme n'étaient dans ses illusions... viève s'entretenait
.
LE CALVAIREDE ROSELINE
137
à donc des comparaisons qui toutes tournaient l'avantage du cousin Jean. tenir ce langage soupirait, et elle soufRoseline en l'entendant les deux insistait. frait vraiment Geneviève Puisque lorsque tant familles étaient brouillées! Puisque son oncle Daniel avait Elle établissait
affectait de la son père ! Puisque Jean lui-même dédaigner ! Ah ! tout cela finirait mal ! — Et comment, un jour la fidèle servante. mal ? demanda — Comment? contre toi, ma mie... Et Mon père se fâchera Et je te perdrai... tune pourras plus rester dans la maison...
de torts envers
ma bonne maux
Geneviève,
ce qui
sera pour
moi le comble
de mes
!
Geneviève — Voilà Heurteau
s'assombrit,
simplement qui te convient
Metzger, qui n'arriverait mère ne faisait marcher
puis avec volubilité : ni Brice Ce n'est la chose, dit-elle. ni avec son ladre de meunier de père; pas à vivre sur sa terre, si sa vieille
filer le plus que ses forces la machine à dont on de chevaux de Saint-Léonard, coton ; ni le marchand connaît la rouerie pour faire d'une rosse un cheval de course!... un artilleur Et pas davantage le frère de notre sommelier, qui son canon ! Il faudra bien n'aura plus rien quand on lui retirera Tu veux donc rester fille? tous ! De!... Alors?... qu'ils en rabattent — Je resterai fille, répondit Roseline avec beaucoup de calme. — Jean finira par se marier, dit malicieusement la servante. : Deux secondes s'écoulèrent — Tu as entendu dire quelque chose, ma mie? — Non... mais je m'en doute bien! répliqua Geneviève triomphante du succès de sa ruse. Deux secondes après : — Oh! il est bien libre! dit la jeune fille. Mathieu avait encouragé M"1CReuter, qui pendant longtemps de son frère Maréchal dans ses vues sur un mariage avantageux à Laurent avec Roseline, avait été amenée par les circonstances et à renoncer à ce mariage laborieusement changer ses batteries concerté
avec le sommelier. 0'
138
LE CALVAIREDE ROSELINE
— il est de ce revirement temps de le dire — provenait du mauvais état des affaires de l'hôtelier du « Faisan Doré ». Il avait fallu emprunter sur l'hôtellerie et ses terres une quinLa raison
zaine
de mille
facilités lements
francs,
en facilités, à gros intérêts,
d'usuriers pour se libérer vis-à-vis qui, de de renouvellements de billets en renouvelavaient
converti
d'abord
en désastre
ce qui n'était avec un peu de bon
que des pertes d'argent, réparables sens, des idées d'ordre et d'économie. Une forte femme telle que Catherine, dont elle ayant l'autorité eût certainement arrêté son mari sur jouissait dans le ménage, la pente où il glissait ; malheureusement pour elle et pour lui,elle était encline, elle aussi, à tenter les hasards de lafortune... Ses coups de tête n'ayant pas mieux réussi que ceux de Sébassur quelque chose de moins aléatoire. tien, elle s était rabattue II lui suffisait, pour réussir, de se faire bien venir de Roseline, et. elle y travaillait avec intelligence. La jeune fille arrivait à l'âge où elle allait être majeure, Roseline en possession de tout son avoir, c'était la situation remise à flot. Elle aimait son père; elle ne saurait rien lui refuser. Mais maîtresse de son bien et pût en disqu'elle fût réellement — un encore un peu, — il ne poser, jour un peu, le lendemain fallait la marier ni à Laurent ni à aucun autre. pour
Comment
n'avait-elle
pas vu cela plus tôt ? Enrichir par un c'était bien ; mais c'était mieux de ne pas mariage sa parenté, elle-même et les siens en se privant du secours qui s'appauvrir pouvait leur venir à tous par Roseline. D'autre part, Irma possédait cinq mille francs du chef de Fransi Mathieu savait çois Mauricet son père, et l'artilleur épouserait bien s'y prendre. nullement Or, elle ne doutait du sommelier. dévouement Il
s'agissait, tendres regards passer quelques tant arrivé pour
du
savoir-faire
et
même
du
au profit d'Irma vrai, de détourner les à Roseline, lorsqu'il venait que Laurent adressait en permission. Le moment était pourjours il est
celui-ci
de se déclarer
positivement.
139
LE CALVAIREDE ROSELINE
Tout indiquait ses prétentions; aussi explicite que ces prétendants
encore fallait-il
être
au moins
galamment qui s'en venaient, attifés, faire leur demande sans trop d'hésitation. Mathieu Maréchal attendit que le « petit » vînt à Haute-Fontaine : il eut un congé de plusieurs renouvesemaines, aisément lable jusqu'à sa libération du service, — pour lui tenir à peu près ce langage : — Ecoute, Laurent : il me semble que Sébastien Reuter a l'air Audepuis ces temps derniers d'être aux abois faute d'argent... le voilà qu'il fait de grands achats de grains, — à créjourd'hui, Sera-t-il plus heudit, il est vrai. C'est encore une spéculation. reux cette fois ? En attendant, il n'est pas facile à vivre. Tantôt il se montre d'une humeur accommodante, tantôt rien ne peut le il devient alors mauvais comme un hérisson sauvage. satisfaire; Au fond, vois-tu, cet homme-là, mon petit, est plus malin que nous tous et agit peut-être ainsi pour mieux nous dominer. fut surpris de ces propos. ComLaurent, qui aimait Sébastien, ment son frère pouvait-il avoir de telles pensées sur un si honnête homme ? Il lui en fit le reproche. — Je voudrais, lui dit-il ensuite, que Sébastien Reuter perdît toute sa fortune, afin que rien ne pût me séparer de Roseline. — Mais s'il était Roseline n'en serait ruiné, fit Mathieu, pas moins beaucoup trop riche pour toi. Laurent parut désappointé : — Tu n'as pas toujours dit ça, l'aîné ! fit-il. — On à vivre chaque jour, répliqua son frère. Tu apprend ne comptes pas épouser Roseline contre sa volonté? — Je ne pense pas, dit Laurent de plus en plus déconcerté. — Eh bien ! petit, elle ne pense guère à toi — malgré que lu sois un très beau garçon avec ta courle vesle d'artilleur. — Tant pis ! fit Laurent. Je vois qu'il y a eu du nouveau depuis la dernière fois que je suis venu... 10 — Il n'enlend y a... que M" Sébastien pas forcer Roseline à se marier malgré son goût. — Tant déconfit. Il ajouta tristement pis ! répéta l'amoureux :
140
LE CALVAIREDE ROSELINE
Je m'étais toi, l'aîné, défauts. — Est-ce
tant fait à l'idée de vivre dans cette maison auprès de chez maître Sébastien. Moi, je l'aime, avec tous ses que tu l'aimes
autant
que sa fille ? dit
Mathieu
en
riant. Laurent répondit d'une manière évasive : — C'est tout que j'aime ici, l'aîné... — A commencer ? Mais tu préférerais, je m'en par l'enseigne doré ou commun ? doute, avoir le faisan sur ton assiette... — Je ne dis pas non. — bonVoyons, petit, si c'est nous tous qu'il te faut pour ton la bourdu même coup le bourgeois, heur, lu peux contenter geoise et ton vieux frère. — Je ne demande pas mieux... — En épousant Irma ! — Irma?... — La brune fille de Catherine, Sébastien... croire
Celle-là,
petit,
Comment?...
dis un peu ?
au lieu de la blonde
ne dira pas non,...
tu
peux
fille
de
m'en
!...
la tête et se prit à réfléchir. Voyant les choses en bonne voie, son frère se mit à le harceler pour le décider : — Ça irait tout seul... C'est une jolie fille !... et gaie ! On n'entend qu'elle !... Si l'auberge devait lui rester un jour, comme c'est probable, et se ça ferait une fière dame pour commander faire obéir au doigt et à l'oeil. — On verra voir, dit enfin Laurent, non sans fatuité : il se senLaurent
baissa
tait un peu relevé à ses propres yeux. à répéter tous les matins, Le « petit », à qui son frère s'appliqua en y mettant le conseil chaque jour un peu plus d'insistance, qu'il lui avait donné, finit par se décider « à pointer sa pièce », dans la- nouvelle comme disait « l'aîné», direction Il indiquée. en fit une affaire de discipline et non de sentiment, et s'en remit à son grand
frère
du soin de régler
sa destinée.
CHAPITRE
XVI
LE « FAISAN DORÉ »
dans le pays ; bientôt accrue, elle couvrit tous les bruits. Les affaires en demeurèrent suspendues. une citerne, éleIl ne se donnait plus un coup de pioche.Creuser ver un mur de clôture eût paru une témérité. Enfin, on ne se Soudain
mariait
une rumeur
monta
même
plus. Les gens s'abordaient avec défiance, en se serrant la main du bout des doigts. Pierre disait à Paul : — Tu y crois, toi ! Moi, je doute... — Moi aussi... il a trop de montagnes chez nous ! y —-De ! justement... — Mais nous ne pouvons pas toujours vivre comme des loups... dans nos bois ! — Ga !ceux qui ont de la terre dans les vallées deviendront : personne ne veut plus vendre. regardants — Ah I c'est que les malins ne voudraient pas vendre cent fois plus cher aux ingénieurs ! revendrait — Si ça se fait, c'est un bouleversement général 1 — C'est la fin de tout! — 11 y en a qui jubilent...
à un qui
— Il y en aura plus d'un aussi qui se mordra les poings. — On ne sème pas encore le chanvre ! — On n'sôme mi co lo chanve : proverbe rustique signifiant : Ce n'est pas encore fait ! On devine qu'il s'agissait de la création de nouveaux chemins de fer dans les Vosges. L'un devait — disait-on
— mettre
en communication
Epinal et
142
LE CALVAIREDE ROSELINE
en empruntant la vallée de Granges Gérardmer, par Arches, et ensuite tout du long de la Vologne, Jarménil, Docelles, Deycimont, Laval, Bruyères, Laveline, Aumontzey, Granges, Kichomd'un embranchement de cette pré. On parlait plus vaguement voie sur Saint-Léonard. Une autre voie ferrée
venant
de Saint-Dié
vallée
devait
de la Meurthe, avec un tracé facile jusqu'à le col du Bonhomme si, de là, elle trouverait franchir les montagnes et s'ouvrir l'Alsace? C'était veilleux
bien surprenant tout cela... bien inattendu... c'étaitmer— et irritant à la fois. Irritant, parce qu'il semblait imde prévoir jusqu'à quel point tout serait bouleversé
possible dans le pays. A l'annonce Reuter
prendre par la Fraize. Qui sait trop haut pour
du chemin
de fer de la vallée
de Granges, Sébastien une élévation de produire
blêmit.
Bien sûr que cela allait prix des terres, ces terres vendues par lui trop lot et actuellement en la possession de Daniel Varin ! Ah ! le vieux renard avait fait une bonne affaire ! Il était assez malin pour obtenir le passage de la ligne à travers ses nouvelles acquisitions...
Mais quand il fut avéré que la voie principale à bifurquerait Laveline au nord-est Saint-Léonard et de pour monter jusqu'à là à Saint-Dié, avec un deuxième embranchement redescendant à l'est, de Saint-Léonard jusqu'à Fraize, et que Haute-Fontaiùeetles hameaux
sur l'ancienne
envegrande route demeureraient loppés à grande distance par ces deux lignes, et à cheval sur une route désormais ce ne fut pas pour Sébastien le redélaissée, mais l'affreux gret de n'avoir pas profité d'un bénéfice possible, tableau de sa ruine qui se présenta à ses yeux. placés
Que deviendrait par Haute-Fontaine
son
ne passeraient lorsque plus les diligences, la malle-poste, les rouliers descendant à Saint-Dié, se croisant avec les rouliers, la malleà Gérardmer? poste et les diligences montant Qui sait ? les piétons
eux-mêmes, en wagon !... Ah ! les chardons
séduits
hôtellerie
par la rapidité
pousseraient
du voyage,
monteraient
bien vite sur un chemin
aban-
LE CALVAIREDE ROSELINE
donné la
même
parles
casseurs
de pierres!
On n'entendrait
plus fouets, le
de leurs les claquements de boeufs, et les meuglements des des troupeaux piétinement le foin des lourds chariots bêtes, le roulement qui transportent fanfare
des
et les grains... L'hôtellerie
poslillons,
même par les bientôt délaissée, cherdésoeuvrés des environs, qui venaient sur la grand'route cher la vie et le mouvement les nouvelles qui leur manquent, du monde — et qui resteraient chez eux tout attristés. Les écuries du maître de poste se videraient de leurs chevaux, déserte
serait
et la maison
de son personnel. Les habitations, bientôt délabrées, ne vaudraient pas le coup de truelle réclamé pour boucher les lézardes. Vides de locataires, leurs gonds leurs contrevents battraient de l'aile etgrinceraientsur leurs toits de chaume... rouilles, en attendant que s'écroulent ? Peut-être une du mouvement Que resterait-il d'aujourd'hui vieille
patache grinçante service entre les hameaux
de fer! chemins Et il lui faudrait
sur ses essieux
rouilles, pour faire le et les plus prochaines stations des deux
redevenir
cultivateur, après en avoir perdu le — et c'était une terreur pour lui... goût— il ne l'avait jamais eu ! Sébastien n'élait pas le seul à envisager avec effroi l'avenir. Christophe Weiss, le charron, dont la maison et l'atelier étaient les mêmes craintes. Ce partageait juste en face de l'hôtellerie, Il regardait en soucolosse à barbe blonde devint mélancolique. — une superbe ménagère qui avait pirant sa femme Nathalie, nourri ses trois garçons ; — puis il jetait un coup d'oeil attristé sur le pays d'alentour, sur ce coin de terre où il avait espéré vivre et mourir, et il se demandait avec anxiété où il transporterait son travail et sa famille. Et le gros
et puissant maître de poste Balandiot, dit Picard, Sébasavec persistance questionnait parce qu'il était d'Amiens, tien, comme s'il croyait que celui-ci dût-finir par lui dire ce que les maîtres de poste lorsqu'il deviendraient n'y aurait plus que des chemins
de fer partout...
144
LE CALVAIREDE ROSELINE
Mmc Zoé
de son côté, lâtait Catherine, s'étonnant alarmée. Elle en séchait, elle, rien que d'y penser à ce qu'on leur réservait !... Le fait est qu'elle — et son caractère — était aussi sèche que grande et osseuse, — avait la rendant qu'elle sentait s'altérer toujours été acariâtre, difficile
sa femme, Balandrot, de ne pas la voir plus
à vivre.
Le propriétaire du ceFaisan Doré », après avoir longuement enviIl nia sagé la situation, prit un parti commandé par la prudence. résolument la réalité des nouveaux projets. Quand on lui demandait son opinion sur les futurs chemins de fer, il levait les épaules et riait au nez des questionneurs. — Belle affaire ! — Pourtant,
lui objectait-on, une armée d'ingénieurs, d'agents les d'architectes, parcouraient déjà le pays, arpentaient et les vallons, jalonnaient à travers plaines et bois...
voyers, collines — Possible
! mais les
cultés
s'opposant Aucune utilité
ingénieurs à l'élablissement
avaient
reconnu
des voies
ferrées...
à les créer
d'ailleurs
dans
des
des
diffi-
cantons
où il n'y a que de la roche et des forêts, population de gros villages, des hameaux très peuplés échelonnés
sans
tandis
que le long de le trafic des che-
l'ancienne
alimenter grande route pouvaient — mins de fer. Et l'on était à se demander toujours selon l'hôtelier du « Faisan Doré » — s'il n'y aurait pas profit à faire passer la même, où serait établie une station. ligne par Haute-Fontaine Sébastien réussissait à faire partager sa confiance affectée à son et même à sa femme. Ce qu'il disait à tout venant, il entourage, le disait aussi à Catherine. C'était surtout pour elle qu'il avait créé tous ces raisonnements, afin d'avoir quelque répit de son côté. La fine Mme Reuter grandes
crainlts
était-elle
dissimulées
est-il que maintenant mariage d'Irma avec Laurent jours
Vint un moment voies
si redoutées
sa dupe?
pareillement elle pressait
N'avait-elle
pas aussi de avec intention ? Touson Bastien de hâter le
Maréchal.
où il ne fut plus possible allaient s'exécuter. Les
de nier : les premiers
coups
deux de
LE CALVAIREDE ROSELINE
pioche étaient donnés. Il y avait des collines à éventrer, des forêts à ouvrir, des tranchées à creuser, des travaux d'art à édifier. Les à affluer de toute part. ouvriers commençaient se présentaient Les hommes de la campagne pour les terrasla cognée sur l'épaule, et se arrivaient, sements, les bûcherons mettaient à l'oeuvre; déjà les hauts sapins et les vieux chênes tombaient lés uns sur les autres comme l'herbe des champs sous la faux. de la Houssière Haute-Fontaine se trouvait à quatre kilomètres pour la voie de l'ouest, et à guère plus d'Anould pour la voie de l'est : de sorte que les travailleurs étaient embauchés dans tous et que l'hôtellerie se trouva plus de Haute-Fontaine, leurs employés, les ingéremplie que jamais. Les entrepreneurs, des semaines entières,et nieurs même y séjournaient l'animation, le mouvement de la bonne et vieille route fit plus que doubler. — Elle à Saint-Dié, jouit de son reste la route de Gérardmer disait parfois Sébastien à Mathieu Maréchal devenu son confiles environs
dent : à lui seul il dévoilait sa pensée tout entière... » disait aussi à son sommelier Le maître du « Faisan-Doré : — Si les travaux duraient quelques années, je pourrais faire fortune avant de fermer mon hôtellerie. Très courageusement, Sébastien luttait. Mais avec la légèreté de son caractère, son peu d'esprit de suite, la dissipation qui lui il ne pouvait pas réussir. était habituelle, Il entreprit des fournitures de pierres à bâtir pour divers traloua des charrevaux, et il acheta sept chevaux, trois charrettes, retiers et encore des chevaux. Il envoyait chercher des moellons jusqu'à Granges. pour la construction réaliser de gros bénéfices; Il pouvait, grâce à ces fournitures, mais il fut mal servi : trois de ses chevaux surmenés ou blessés se trouvèrent
bientôt
hors d'état
d'être employés : la maladie en Le prix d'extraction des pierres s'éleva emporta un quatrième. le prix de transport, mal calculé d'abord, se promptemènt; se chiffrait par des pertes relatrouva doublé ; bref, l'entreprise tivement considérables. LECALVAIRE DEROSELINE
10
140
LE CALVAIREDE ROSELINE
Sébastien
n'était
pas
plus
heureux
dans celle nouvelle
affaire
que dans ses spéculations précédentes sur les grains. Aussi, malgré Aucun moyen donc de conjurer lui, son mécontentement perçait. et proche ! la ruine imminente — Marions lui répétait Catherine ; après, nous verIrma, rons ! Maréchal
Laurent
tôt compris les bonnes raisons son frère l'engageait à porter ses vues, si ce n'est sur Irma Mauricet. Il n'eut pas à faire de bien grands se dégager vis-à-vis de Roseline. Celle-ci n'avait
par lesquelles son affection, efforts pour
avait
assez
jamais vu en lui un mari, et ne fut pas fâchée de le voir porter de bel artilleur. ailleurs ses amabilités fut ravie d'un changement De son côté, la fille de Catherine tout à son avantage. Même douée d'un bon coeur, elle eût jalousé Roseline
pour
dispositions tation.
tant
qui se présentaient ; avec ses d'épouseurs elle en concevait une véritable irriacariâtres,
que Roseline vivant pas singulier, pensait-elle, attirât rée, presque cachée dans la maison de son père, d'admirateurs qu'elle n'en attirait, elle, très en empressés, aimable avec tout le monde ? Mais c'était peut-être justement parce qu'elle se trouvait en vue. On la voyait, elle crevait les yeux — et les oreilles tous ; on savait surtout qu'elle n'apporterait pas une grosse à son mari, et on se le disait. N'était-ce
retiplus vue, trop —à dot
elle triomphait... grâce à Laurent, surtout à Mathieu Maréchal, qui s'y était bien employé; aussi à sa mère, à qui revenait le mérite du revirement
Enfin, Grâce grâce
accompli. Maintenant positions. mariage, l'hôtelier
Sébastien Elles
et Catherine
consistaient
de savantes disprenaient à différer le moins possible ce du crédit nouveau que donnait à
et pour cela profiter aux travaux sa participation
Les cinq mille francs frais de la noce.
d'Irma
des voies ferrées.
ne seraient
pas
entamés
par
les
LE CALVAIREDE ROSELINE
117
Si l'on se trouvait serré de ! après, on verrait... aide... quelque trop près... Eh bien! Roseline pourrait donner — Et comment? Sébastien. demanda — Eu lui allait être un peu d'argent, puisqu'elle empruntant hardiment Cathemaîtresse de disposer de son avoir, repartit rine. il le Ce moyen, Sébastien trouva sa femme bien prévoyante. Ah!
dame
connaissait
; mais il l'avait
nêteté. ' Catherine
toujours
écarté
par un reste
d'hon"^
à dire, — elle le prévoyait à l'air — sombre dout sa proposition était accueillie, pour en venir à ses fins de ce côté ; mais elle ne désespérait pas. Pour le moment, aurait
elle se contenta
beaucoup
d'embarras, que, même en les-sortant — d'auRoseline n'en serait pas moins un parti fort avantageux tant qu'à Granges il s'établissait une plus-value sur les immeubles Il fallait ensuite — et ici mari et femme se rencontraient d'avis — profiter de l'embellie dans leur situation, et aussi du relief que leur donnerait le mariage d'Irma... pour vendre l'hôr ; jour et nuit elle ne et le dimanche, d'ouvriers désemplissait pas de voyageurs, ayant la poche bien garnie, depuis qu'ils travaillaient la semaine durant aux deux chemins de fer. — Eh! rien n'assurait, disait. Catherine, que l'avenir dût être moins brillant ! Qui pouvait savoir ? Qui est assez habile pour voir les choses de si loin ? On passerait donc la main à un acquérentrerait dans son argent — c'est clair — reur, qui certainement s'il s'en tenait à son auberge, sans se faire marchand de pierres à bâtir... tellerie.
Les
d'insinuer
Sébastien
affaires
y étaient
excellentes
: cette conversation était reprise plusieurs protestait v fois par jour : — Mais ! je l'ai fait avec ton consentement — D'accord 1 disait son Catherine, qui se gardait d'exaspérer mari en lui tenant tète... — El nous ? Le « Faisan-Doré » vendu, que ferons-nous, Bastien ?
148
LE CALVAIREDE ROSELINE
Sébastien — As-tu
disait
à sa femme
une idée
— Pas encore, tu verras.
?
répondait-elle
; mais ça viendra...
Tu verras...
d'idée, — mais elle avait un singulier air de famille avec celles dont jusqu'à présent il n'avait pas eu à se féliciter. 11 n'osait donc pas dire son idée. Il en avait touché un mot à Mathieu Maréchal, et le sommelier, toujours Sébastien
Reuter
en avait
se et, pour sa part, offrait son concours, celui du « petit ». Pour la réalisation de cette idée, Roseline n'était pas de trop, ni les deux jeunes fils — : ils comptaient et l'aîné, qui grandiraient déjà dans le hameau, rouait de coups Georges, bien plus frère d'Irma que de Roseline, les gamins de son âge. dévoué, faisant
avait approuvé fort d'obtenir
une
CHAPITRE
XVII
AU BORD DU RUISSEAU.
Dans une de ses
à la Fresnaie, Geneviève avait apparitions plus du service de l'hôappris à Jean que Roseiiiie ne s'occupait des tratellerie, et que son père lui avait donné la surveillance vaux extérieurs. -— Mais ! avait-elle Elle ajouté. qu'elle est donc courageuse met la main
à la besogne,
et ne souffre
autour
d'elle pendant qu'elle ferait cela. Jean fut charmé d'apprendre
pas que la demoiselle. Il lui semblait
l'on
se tue
que sa coude lui. C'est
sine, demeurée fille des champs, était moins séparée avec horreur qu'il l'eût vue faisant des grâces à la clientèle des farauds « Faisan-Doré les fades compliments », essuyant
du de
passage. Mais bientôt
de son esprit : une autre idée s'empara entièrement — loin des c'est qu'il pourrait tenter de voir Roseline, yeux de sa marâtre, loin de la jalouse Irma, loin de son oncle Sébastien — puisque celui-ci leur gardait, à son père et à sa famille, une si vivace rancune.
Il s'agissait pour cela de surprendre sa cousine Reuler. dans une des terres louées par Sébastien Il n'eut pas de peine, en guettant l'état des cultures et les de faire naître cette occasion. soins qu'elles réclament, Un matin qu'il accompagnait Gédéon, Pierre et le grand chade farine du côté de Corcicux riot, dans une tournée de livraison et de Gerbepal, où lui-même était chargé par son père de faire divers
recouvrements
de fonds, il prit congé, pour une heure ou et s'achemina vers Boucheté. Sébastien y sa preoù nous avons vu Roseline accomplir
deux, des charretiers avait loué ce champ mière journée de labeur
agricole.
ISO
LE CALVAIREDE ROSELINE
L'instinct de Jean ne l'avait pas trompé : Roseline était là, tout au bout du champ, aidant à faner plusieurs femmes de journées, tout en dirigeant leur travail. Quel ennui ! Elle n'était pas seule! Il s'assit au bord d'un ruisseau qui détournait les eaux du Neuné. Une oseraie était établie sur les deux rives du petit cours d'eau ; il se blottit contre une racine énorme, surgissant du sol, bien caché par les jets pliants et les feuilles luisantes d'un vieil osier. Jean pensait être là depuis un temps qui constituait une un air pas gai, lorsqu'il épreuve, et il sifflait mélancoliquement crut s'apercevoir que Roseline s'acheminait seule de son côté. Enveloppée de chauds rayons de soleil, elle suivait le long des osiers un sentier large comme un pied d'enfant, et s'avançait vers l'endroit où quelques pierres plates disposées en marches d'atteindre l'eau. permettaient Modestement vêtue d'une robe de toile bleue, le bord plissé de sa chemisette entourant son cou, elle portail sur la tête, où une masse de cheveux blonds enroulés formaient une couronne, une cruche de ferre brune. D'une de ses mains relevée, elle la soutenait, et sa manche tombant laissait voir un bras frais et brun. Caché dans son verdoyant abri, Jean retint son souffle. A deux pas de lui, la jolie pourvoyeuse d'eau regardait vaguement devant elle, toute songeuse; en passant,elle frôla les branches qui cachaient son cousin à ses yeux. ' Le jeune homme suivait chacun de ses mouvements. son regard laissant Quand elle levait la tète, il surprenait rayonner une lumière calme; il admirait la ligne parfaite de ses sourcils, l'harmonie de ses traits fins. Jean n'avait pas vu sa cousine depuis une année, et dans la jeune fille faite, il retrouvait toujours l'enfant avec qui il avait joué. Dans enroulements
ses cheveux les mêmes soyeux, il reconnaissait de boucles d'un âge plus tendre, et autour des lèvres l'expression candide d'autrefois. Il s'y ajoutait une nuance de gravité et peut-être de tristesse.
LE CALVAIREDE ROSELINE
lui
lui parler ? De son coeur montait à ses lèvres, prêt à déborder, un flot de douces paroles qu'il n'avait jamais prononcées encore. se pencha sur le Roseline descendit les marches glissantes, ruisseau et remplit sa cruche. Elle se releva et à ce moment le hasard la fit regarder du côté Oserait-il
RoselineaperçutJean avec surprise. de Jean, et elle l'aperçut avec une vive surprise. Alors, pendant l'un l'autre, comme s'il s'agissait quelque temps ils s'examinèrent d'une double apparition. Enfin Jean se leva, marcha vers elle et lui tendit les mains en s'écriant comme on implore : — Roseline !... Il s'empara de ses mains et continua de la regarder dans d'un pourpre yeux. Les joues de la jeune fille se colorèrent sous ce regard persistant. — Que me veux-tu ? dit-elle enfin.
les vif
i:;2
LE CALVAIRE DE ROSELINE
— Te voir seulement !... Rien que te voir I — Laisse-moi aller, Jean; c'est mieux. — Bien des fois, quand je t'ai rencontrée, continua le jeune homme, j'ai voulu te parler, t'arrêter ; mais tu te montrais toujours si fière 1 — Fière ? répéta Roseline en souriant tristement. D'un effort elle dégagea ses mains. — Oui, fière; et cela me fendait le coeur de ne pouvoir te parler; puis tu es si changée... — Moi, changée ! interrompit-elle. — Si changée à mes yeux, dit Jean avec douceur et comme en se parlant à lui-même. Je t'ai laissée enfant et je te retrouve... oh ! si différente... Mais- dis-moi, ne serons-nous plus jamais amis... comme autrefois ? — Et nos parents ! fit-elle en détournant son visage ; nos parents... qui s'aiment si peu ! — Peut-être il nous appartient de réparer le mal qu'ils se font... Nous le pourrions en tenant bien l'un à l'autre... — Non, cela n'ira jamais, répondit-elle. Et elle poussa un soupir. — Roseline!... — Va ton chemin, Jean,
va, et que Dieu t'accompagne ! imperceptible de mousse froissée leur
Un bruissement presque fit lever les yeux. C'était un petit oiseau — une alouette — qui était venue se désaltérer au ruisseau. Elle s'éleva au-dessus de leurs têtes, en poussant un cri... Les deux jeunes gens, attentifs, suivirent l'oiseau dans son vol s'ils cherjusque sur la branche où il alla se poser, —comme chaient à en tirer un présage. Mais l'un et l'autre ils parurent indécis. Alors Roseline reprit sa cruche posée à côté d'elle, et refusa l'aide de son cousin pour remonter jusqu'au sentier. — Adieu, Jean! dit-elle, simplement. — Roseline ! s'écria le jeune homme avec l'accent du repro-
LE CALVAIREDE ROSELINE
do3
che. Et comme elle ne se retournait pas, il murmura, lui aussi et bien à regret, un adieu. Elle s'éloignait... Longtemps, il la suivit des yeux ; disparue, il la regardait encore... Il la voyait dans ce même cadre où elle lui était apparue, — avec un coin de ciel bleu, le ruisseau bordé d'osiers, un peu plus loin à sa droite la rivière et ses grands arbres, le moulin du Neuné; autour de lui, les prairies vertes et décor les collines couvertes, d'arbres, et tout au fond l'inévitable des Vosges : les hautes montagnes à perte de vue. Qu'il garde cette douce apparition : ce jour sera peut-être un jour de fête dans sa vie... Et Roseline ? En rentrant à Haute-Fontaine,
sa vieille amie avec Jean.au bord du ruis-
elle chercha
Geneviève et lui raconta sa rencontre seau, près du Neuné. Geneviève ce jour-là crut voir sur le visage de la jeune fille une expression qui ne lui était pas habituelle; et elle pensa que, malgré tout ce que Roseline lui avait dit bien des fois, ces rencontres avec son cousin pouvaient lui être plus chères qu'elle ne le croyait elle-même.
XVIII
CHAPITRE
LES
NOCES
D'IRMA.
Le mariage d'Irma Mauricet et de Laurent fixé au deuxième samedi d'avril.
Maréchal
avait
été
Ce jour arriva. Juchée sur deux grands chars à bancs, toute la noce descendit Elle traversa le Neuné en face des hauteurs de la à Gerbepal. mit pied à terre devant la mairie, et après la preBelle-Vue, se rendit à l'église. mière partie de la cérémonie, Si le retour
fut gai...
on l'imagine
! Maintenant
plus de con-
trainte. Sébastien
Reuter, peu impressionné par la solennité de l'acte sous son qui fixait le sort de la fille de sa femme, se montrait vrai jour : amoureux de bruit et de plaisir. Il avait pris place dans le deuxième char à bancs et figurait là comme le plus tapaseulement geur des gens de la noce, contenu par les signes amicaux lui adressait de la première carriole, — que Catherine où elle tenait une très grande place sur le devant, épanouie, et si contente d'en être venue à ses fins ! A côté de la mère d'Irma, le marié se montrait joyeux garçon, Dès son renoncement à Roseline, il avait découplein d'entrain. vert des agréments et des qualités à celle qu'il avait été amené à lui préférer. C'était bien autre chose maintenant qu'assis auprès sa d'elle, devenu son mari, il la lulinait, au risque de défraîchir blanche robe, tout réjoui de recevoir de la brune et rieuse épousée de grosses tapes sur les doigts. Parfois,
en se retournant,
ses yeux
s'arrêtaient
sur les
deux
LE CALVAIREDE ROSELINE
Vil
demoiselles d'honneur, séparées par cerfain garçon enrubanné que le lecteur a vu déjà : Brice Heurteau ! Mais alors Irma prenait l'offensive, et s'efforçait de ramener vers elle l'attention de Laurent.
demoiselles C'est qu'elles étaient bien jolies,les d'honneur vêtues de blanc : — Roseline Reuter et Joséphine Dinozé. — Deux fleurs sorties de la même le tige, avait dit galamment maître de poste Balandrot. de ses joues roses, Fifine, dans la fraîcheur de sa gaie jeunesse, de sa candeur, était venue de Granges dès la veille, invitée par son amie Irma, — les Reuter étant demeurés en bonnes relations avec le père Dinozé, qui fournissait l'hôtellerie et le relais de de sellerie de sa fabrication. poste de quantité d'articles ne paraissait pas cependant s'amuser beauRoseline,sourianle, accaparée coup. Elle était positivement par l'un de ses amoureux — qui désespérait d'autant moins qu'Irma ne faisait plus obstacle. Le fils du meunier de Bellegoutte, Heurteau, rentrait ses larges épaules et se faisait petit pour ne pas déranger la toilette des deux jeunes filles entre lesquelles il était assis, ou peut-être car pour ne pas exposer la sienne propre à quelque détérioration, il était presque autant paré que le marié, un peu plus guindé, mais beaucoup mieux cravaté que lui. Un autre
de Roseline, Andoche soupirant Metzger, deuxième de la noce, non moins enrubanné de rose et de garçon d'honneur bleu que Heurteau, mais relégué au troisième banc, se penchait sur Fifine qu'il obligeait à lui parler ; et il ne semblait pas trop son gilet malheureux de ce pis-aller ; il étalait complaisamment et son visage bien rasé à châle et les revers de son bel habit; Il s'attacbait de plaisir sous ses taches de rousseur. rougissait du banc de Fifine, de ses deux mains, gantées gants de colon blanc que nous lui connaissons,
au dossier mêmes
de ces car il
était soigneux. Metzger avait à sa gauche le gros maître de poste. Tout au boni de la banquette, Geneviève, coiffée d'une belle gribiche blanch ; très à fond brode, toute songeuse, répondait par des sourires de tète que lui aux petits mouvements doux, quasi maternels,
dli6
LE CALVAIREDE ROSELINE
adressait
Roseline
en se retournant
à demi. La dévouée servante delà tante de MmeReuter: deux
tenait sur ses genoux la petite-fille devant tant de visages inconnus. yeux noirs tout effarouchés » faisait les honneurs du deuxième L'hôtelier du « Faisan-Doré char à bancs. II avait à sa droite Mme Balandrot, dite Picard, du de son mari, haute et raide dans sa robe de soie à taille courte et à dos plissé, et, à côté de la sèche moitié du maître de là mère Kelsch : une bonne vieille poste, la tante de Catherine, surnom
ridée, dont le menton branlait. savamment ses cheveux jaunes Michel Dangin, tout petit, roulés, n'eût pas été aperçu derrière Sébastien, malgré ses yeux de lapin blanc, s'il n'eût fait l'empressé auprès de la belle moitié . du charron, bien accoutrée dans sa robe de moire verte, son beau toute
fichu de dentelles
blanches
et un riche collier
d'or.
Pour entrer
en matière, Michel essayait de lui persuader qu'il était veuf de Mathieu Il invoquait le témoignage depuis trente années. Maréchal assis à droite de M"1CWeiss, et qui affirmait la véracité de la chose. Georges, haut en couleur, et Louis, pâle et mignon, qui pouvaient avoir maintenant onze ans et huit ans, se serraient contre le sommelier. Trois invités une
sorte
en tenue de gala occupaient d'hercule : c'était Christophe
la dernière
banquette : le charron de
Weiss, avec sa belle barbe blonde bien peignée.
Haute-Fontaine, contre lui son dernier-né
Il serrait
: un brun garçon de cinq ans, très grand, solide sur ses jambes. L'enfant gênait un peu une sorte de bourrousse posée de travers faisait geois maigre dont la perruque vaciller le chapeau haut de forme. Ce bourgeois chaussait de un nez en lame de couteau, et ses yeux louches achelunettes vaient
de donner
à sa physionomie un air de fausseté. Il répondait au nom de Rufin Cardon. Sébastien avait continué d'honorer de sa confiance
ce pseudo-grainetier
de Granges,
son ancien ami
de cabaret. Le troisième solidement
invité
étage,
n'était
tombant
Colin Bulac, le menton sur son gilet ouvert sur une rotondité autre
que
LE CALVAIREDE ROSELINE
157
puissante : ColinBulac, l'ombre épaissedeMichelDangin, toujours et, par cela prêt à partager un repas commandé par ce dernier, clients de l'hôtellerie du « Faisanmême, l'un des meilleurs Doré ». Les chars
par Firmin et Nicolas, tout ruisselants de rubans pour la circonstance, ainsi que leurs chechevaux blancs pour la voiture vaux : deux magnifiques des mariés, deux bais bruns bien appariés pour la seconde. Les
étaient
à bancs
deux aînés
côté de Firmin
conduits
du charron
avaient
pris place sur les sièges à
et de Nicolas.
La côte à remonter fut attaquée avec vigueur. Les claquements de fouet tendant l'air, opaque de la poussière soulevée, dominaient les éclats de rire, les chants, les interpellations d'un véhicule à l'autre... Du haut du clocher
de l'église d'où l'on sortait, les cloches lancées à toute volée j-aluaient Je départ delà noce. A Haute-Fonà accueillir le retour taine, les amis de Sébastien se préparaient de la noce, en tirant des coups de fusil, et les plus pressés de brûler
leur poudre
n'attendaient
même
pas que
le cortège
fût
en vue. Une heure
tout
après, s'attablait
serviteurs, l'aube, Nicolas
et
dansla
ce monde,
augmenté plus grande sallede
de voisins
et de
l'hôtellerie.
Dès
le petit
Pierre, grimpant, aux plus proches coteaux, en avaient rapporté des branchages de houx et de sapins; et cette verdure disposée avec goût au-dessus des portes, dans donnait aulourdespiliers, Vallencien avait fourni les
l'encadremenldesleuêlresetenspirales à la salle principale un air de
fêle.
faveurs
qui formaient
rouges,
feuillage. A l'une lesquels maient deux rinette l'autre
jaunes
et bleues
des extrémités on avait
cloué
des neuds dans
le
deux grands cuviers, planches el jeté un lapis, le violoneux Matins, et du souffle de l'un sur la
sur
de la salle,
plusieurs une estrade qui attendait — dont la puissance garçons
n'était égalée que par la dextérité sur le cornet à piston.
du doigté
déployée
forses clapar
138
LE CALVAIREDE ROSELINE
Mais les tables
surtout, offraient
mises bout
à bout dans toute la lon-
un aspect réjouissant. A les voir cougueur de la salle, vertes de beau linge blanc, ornées de bouquets, surchargées de pâtés en croûtes ou en terrines, de larges jambons, de saucisses, de salades variées, de gâteaux, de crèmes, de fruits et de avec les vides ménagés pour recevoir les entrées de confitures, de l'Ornain, écrevisses de la Meuse poisson— barbeaux etlruiles — les poulels rôtis, les cauards aux navets, les pigeons à la crapaudine, le veau piqué de lard, une échine de porc et l'énorme morceau
de boeuf cuit au four, on n'eût jamais voulu croire que la ruine planait sur l'hôtellerie » du « Faisan-Doré. Les verres étincelaient près des assiettes, et les bouteilles pouà se dreuses, d'abord commençaient alignées avec ostentation, vider. des tables, avaient pris familles, puis les témoins, les garçons les invités, chacun s'asseyant librement
place les mariés et leurs et demoiselles d'honneur,
Au centre
ainsi que
Roseline
eut Brice
où bon lui semblait.
Heurteau
à sa droite
C'est
et Andoche
Metzger à sa gauche. Mais Geneviève avait pris place en face de la jeune fille. Elle étudiait les amoureux de Roseline, les laissait tout en demeurant froide observatrice; et quand, dans s'animer, à plaire à la demoiselle d'honneur, ils comleur empressement Geneviève la soulignait en hausmaladresse, sant les épaules et en jetant un regard à Roseline. Le repas avait été commencé au milieu d'un vacarme d'assiettes remuées qui allait en augmentant. et de fourchettes à bien manger, les remarques admiratives Les encouragements des plats, les interpellations, les par l'abondance provoquées mettaient
quelque
se croisaient dans toutes souhaits, les santés portées, s'élevaient, voix s'y ajoutaient bourdoncôté des jeunes,des les directions.Du nantes, des fusées de rire partaient comme des gammes de flûte. avec de jolis glouglous ; et les Et les vins coulaient, coulaient, étaient engloutis. se choquaient, verres se remplissaient, — Il manque faveur du bruit.
quelqu'un
ici, cria
Geneviève
à Roseline
à la
LE CALVAIREDE ROSELINE
Roseline
de ne pas comprendre pour passer les convives
fit-elle semblant
cha sur la table comme
159
? Elle se penen revue, voir
qui manquait... Geneviève, dépitée, se leva, fit le tour delà table et alla dire à la jeune fille — à son oreille même : — 11 manque ton cousin, de I Voilà simplement la chose... Ton oncle Daniel et ta tanle ne seraient pas non plus de trop... Ils seraient et la mère
plus convenablement Picard !
ici que le grainetier
de Granges
judicieuse, qui laissait Roseline Ayant fait celte observation s'en alla à la cuisine où sa un peu confuse, la dévouée servante — et ne reparut pas à table. présence était réclamée des groupes de jeunes garçons se formaient, Devant l'hôtellerie, tellement que Sébastien remarqua que l'on « ne s'enbruyants tendait pas boire »... Des filles de service leur apportèrent des friandises mises de côté pour eux par Geneviève : des tartes brisées, des petits fours saisis d'un coup de feu Parfois un ami de la maison, un client sans entrer saluait la noce de la voix et de la main. — Entrez donc, maître Jacques ! Arrivez, père Anselme ! criait Sébastien ou sa femme. Et une tranche de pâté était glissée dans une assiette à quelque vieux, très fin sous la rude écorce du paysan lorrain ; un verre était rempli jusqu'au bord. Le convié, debout, la bouche pleine, le regard à vingt pas de lui, bégayait un compliment pâce qui lui faisait teux, des souhaits de bonheur en s'étranglant, venir les larmesaux yeux, et il délayait le tout en vidant son verre. L'hôtellerie ce jour-là était pleine de monde : la noce dans la grande salle, des voyageurs dans la seconde salle; quelques-uns même de ces derniers Et
se faisaient
servir
dans
leurs
chambres.
cela produissait un va-et-vient La cour plein d'animation. était encombrée de charrettes, de cabriolets, de chars à bancs... Dans les écuries, il ne restait plus aucun vide. Le soir, des terrassiers du chemin de fer viendraient aussi, et l'on n'aurait plus de place pour eux que dans le fenil.
160
LE CALVAIREDE ROSELINE
Catherine dut aller encourager son personnel, donner son coup d'oeilà la cuisine, partout. La diligence de Saint-Dié allait arriver. . On entendait le cor du conducteur, le fouet du postillon, les grelots des chevaux ; la lourde voiture s'arrêta devant le « Faisan-Doré » ; et Balandrot, le maître de poste, posa sa fourchette de gros gourmand pour aller assister au changement de chevaux, tandis que les voyageurs faisaient irruption dans l'hôtellerie par toutes les portes. Assez surpris de se trouver au milieu d'une noce, ils se retirèrent dans la salle qu'on leur abandonnait. On réclamait les services du charron pour une réparation urgente à faire à une roue de la diligence. Un refrain expira sur les lèvres de Christophe Weiss. Il quitta la table et deux minutes après, le veston de cérémonie remplacé prestement par le tablier de cuir, on put le voir soulevant la diligenceau moyen d'un cric, aidé dans son ouvrage par son aîné. Celui-ci, avec la hardiesse de ses quinze ans, s'était institué le cavalier de MllGFifine; il dut, en suivant son père, abandonner la rieuse jeune fille aux attentions du forgeron Bulac, qui de rouge était devenu cramoisi, tant il avait vidé de verres de vin gris en l'honneur de la mariée. à table, remplissaient Les gens de la noce, demeurés dignement les vides en redoublant d'activité, la fourchette et le couteau à la main, en vidant les verres des absents ou buvant à leur santé. non plus ne languissaient pas. Les conversations Sébastien aperçut dans les groupes, au dehors, le colporteur Vallencien Pied-Léger, et il lui fit signe de venir occuper la chaise laissée vacante par l'aîné des garçons du charron. Vallencien ne se le fit pas dire deux fois. Il avait mis ce jour-là ses hautes guêtres neuves et brossé son habit carré. Placé à côté de Fifine qu'il connaissait bien, il arrivait fort à propos pour celle-ci, au moment où Bulac ne pouvait plus parler... A propos même pour tous, et comme une réserve dont la faconde n'était pas épaissie par les vapeurs du vin. Il cria très fort qu'il buvait à la santé des mariés, et, interpellant la femme du maître de poste, tout en désignant Irma :
LE CALVAIREDE ROSELINE
101
— Dire, la mère Picard, que vous avez été comme ça ! mais oui, il n'y a pas d'erreur... Le maître de poste rentra fort à point, donna une claque sur fit un retour sur le et mélancoliquement l'épaule du colporteur, passé —
:
nous avons été comme cela ! dit-il Oui, madame Balandrot, en s'asseyant. ? Et vous, la mère Kelsch, qu'en dites-vous — A chacun son tour ! dit la vieille, heureuse d'avoir à donner son avis. Quand je pense à mes noces... à ce qui s'est mangé de ! J'étais une et bu devins veau, de porc, de volailles grasses... fille bien tournée dans mon printemps, s'il m'en souvient, et... un peu en Ici la bonne dame ne put s'empêcher de soupirer si loin d'elle, et son menton branlant songeant à ce printemps acheva silencieusement sa pensée. — On parle de volailles ! s'écria la belle moitié du charron ; à Jacob Wendel, . mon mariage, le maire de Corcieux, attrapa une telle indigestion qu'il pensa en mourir ; et il en fallait du jambon, du pâté et des chapons rôtis pour donner une indigestion à Jacob Wendel
: son estomac
était toujours
vide comme
le monde avant
sa création... On éclata
de rire d'un
bout
de la table
n'avaient
à. l'autre. avec cette
Ceux qui
pas entendu riaient de confiance indulgence qui se répand à la fin d'un grand repas. Et les vins coulaient On passa à un vin de liqueur toujours. d'une nuance ambrée. — Voyez donc, s'écria Laurent en élevant son verre ; quelle ! limpidité ! Il dégage des perles. Honneur au sommelier Puis il lendit son verre pour le choquer contre celui de son aîné. Il éleva encore une fois son verre : — Ah ! dit-il, j'en voudrais déguster ches.
de pareil tous les diman-
Alors il se mit à boire, les yeux écarquillés une sorte d'extase entrecoupée d'exclamations quel parfum !..r bouquet! DEHOSELINB LE CALVAIRE
à , s'abandonnant élogieuses : Quel II
162
.
LE CALVAIREDE ROSELINE
Son cou sa gonflait et se dégonflait comme celui d'un qui chante le retour de la belle saison.
rossignol
de satisfaction. Son Maréchal, il rayonnait — revenue à sa — à Sébastien, regard allait de Catlierine place du « petit » à Irma, et revenait quêter de sa patronne et parente Quant
à Mathieu
un sourire
approbateur. se maintenait le de Sébastien que l'animation C'est autour mieux, grâce à la solidité de buveur du maître du « Faisan Doré ». se voyait un peu délaissée: Brice Heurteau ne lui paret Andoche Metzger venait de lait plus que par monosyllabes, La charmante fille résistait à l'entraînement s'endormir. général, des allées et des venues des voyageurs, des plus préoccupée piétons, sur la route, dans la salle voisine, dans la cour de ainsi ? Le savait?Qui attendait-elle l'auberge. Qui cherchait-elle elle ? Aurait-elle osé le dire ? Elle essayait de se persuader que Roseline
tout son contentement s'était levée de table.
l'avait
délaissée
au moment où Geneviève
son père, elle le trouvait si heureux Mais quand elle regardait si subitementV de festiner en joyeuse compagnie, si épanoui, vilaines années de soucis accumulés, qu'elle rajeuni de tant de Elle quitta se félicitait d'avoir vu ce jour de franche expansion. à côté de lui, et l'on se serra un son siège et vint s'asseoir voulut absolument lui prit la main, l'embrassa, peu. Sébastien Des larmes venaient contente et satisfaite... qu'elle se déclarât pateraux yeux de Roseline, très touchée de tant de tendresse nelle.... Mais elle se rappela que Laurent Maréchal lui avait été desEt elle sourit tiné... Ah! qu'une larme serait mal interprétée! à son père charmé. Elle augurait bien, du reste, de ce mariage d'Irma. Il lui semblait ouvrir une série d'heureux jours pour tous. par un gendre digne Le père serait aidé, soutenu, encouragé tout à fait de sa Catherine achèverait de se départir d'estime. Mathieu Irma nejalouseraitplus personne... rigueur d'autrefois; de la maison, les Maréchal, qui prenait déjà tant les intérêts
103
LE CALVAIREDE ROSELINE
davantage encore, puisque par son frère il entrait tout prendrait Roseline se promettait bien de moins à fait dans la famille. de sa bonne mais aux dispositions céder, à l'avenir, inquiètes attristante
Geneviève. Soudain un « Ah ! » fut poussé par Fifine : le cramoisi Colin Bulac, assis à côté d'elle, venait de glisser sous la table. Ce fut le de la plus bruyante au milieu signal d'une mêlée générale ; gaieté. Tout le monde se leva. La nuit arrivait
d'ailleurs.
Les
s'annoncèrent.
violon
musiciens soutenu
quadrille, exécutants ligne,
d'une
Du côté
de Saint-Léonard,
un
clarinette
jouait la première phrase d'un aussitôt reprise par un cornet à pistons. Les trois la côte au pas redoublé, descendaient marchant en
le père au milieu.
applaudissements. De plus près, on ville
Ils furent virtuose
accueillis
par de frénétiques
Matins
le Long, se dandinant sur ses tibias solides comme des colonnes, avec ses yeux verts de mer allumés dans son visage couleur de vieux buis. Les deux — d'aimables lurons, — ne semblaient garçons, pas disposés à aussi rubiconds que le père était jaune. engendrer la mélancolie, On poussa contre le mur les tables toutes chargées encore de et boirait : mangerait qui voudrait pendant la danse; mais vraiment il était temps de satisfaire des jeunes l'impatience et le verre commençaient à peser. Les gens à qui la fourchette femmes étaient heureuses de faire bouffer leurs japcs et de se un peu. dégourdir victuailles
Des dispositions pour le bal furent prises. d'abord de ravitailler Mais il s'agissait
l'orchestre
: on
n'y assiettes
n'eurent manqua pas. Les musiciens pour garnir leurs du choix. Quelques tranches de pâté, une aile de que l'embarras de tarte, arrosés de plusieurs une morceau verres de poulet, vin... Ce fut englouti prestement. dans tous les recoins des ".hanPendant ce temps, on plaçait on disposait sur les labiés du festin des lampes; delles allumées;
164
LE CALVAIREDE ROSELINE
on allumait
aussi au
milieu
de la salle une antique suspension garnie de bougies. Matins, le violon maintenu par le menton contre l'épaule, ses yeux verts pleins d'ardeur, la joue relevée par un pli de chair, les coudes pointus, accordait son instrument. sur l'estrade Enfin les musiciens montèrent préparée pour eux sous un berceau de feuillage luisant. Des voix enjouées, des rires joyeux la salle. remplissaient il y avait des refus, des débats, Déjà se faisaient les invitations; de celles qui essayaient aux obsesdes poursuites d'échapper • .sions... Mathis réclamait eh vain le silence, jouait quelques mesures, se reprenait comme après un faux départ. Il finit par se fâcher et cria: « En place pour le quadrille ! » d'une voix tellement pleine d'autorité qu'il fallut obéir. Et la danse s'organisa. fit vis-à-vis à Irma et Laurent Sébastien à défaut avait décidé Fifine ; et Heurteau,
à Catherine
; Mathieu de du consentement
Roseline, se contentait de M,neWeiss... Le branle était donné. Bientôt tout le monde fut en mouvement ; même les filles de service en allant de la cuisine à la salle le plaisir de faire quelques tours de des voyageurs se donnaient ne lâchait pas valse. Roseline, pour ne pas se tenir à l'écart, Valentin, l'aîné du charron dont, au moins pour celle soirée, elle cantons avait fait son « valentin », selon la coutume de certains et forcée... Mais elle prenait son plaisir contrainte lorrains. réellement Elle ne s'épanouit qu'au moment où .son père d'une valse qu'il acheva sans la quitdans le tourbillon l'entraîna peine, elle rit de bon coeur pour la Son père, heureux du bonheur qu'elle première fois de la journée. au front. lui donnait par sa joie, la baisa tendrement danseurs — et il fallait De temps en temps, les plus intrépides Andoche Metzger et Brice Heurteau compter Laurent Maréchal, la belle Mmc Weiss parmi les hommes, Irma, Joséphine Dinozé, leurs évolutions, s'attadu côté des femmes — suspendaient ter. Alors,
blaient
oublieuse
isolément
de toute
ou par groupes,
donnant
ainsi suite à un repas
Et la danse s'organisa.
DE ROSELINE LE CALVAIRE
167
sans fin, commencé par un déjeuner et devenu un souper. Des rafraîchissements étaient en outre offerts aux danseuses par le de boissons petit Pierre, qui circulait chargé d'un plateau légères. Dans un coin de la salle de danse, la mère Kelsch causait avec Michel Dangin. — Hé ! hé ! à notre âge, on ne danse plus, la mère, on ne danse plus ; on regarde danser les autres... Et comment va le père Kelsch ? A quoi la vieille répondit : — Comme toujours, monsieur Dangin, comme toujours, avec ses rhumatismes et ses maux de reins; Et elle ajouta avec une grande simplicité de coeur: — De ! C'est étonnant comme il tient bon ! Les cris commençaient à s'apaiser — d'épuisement ; les visages étaient couverts de rougeur, les cheveux des dames pendaient un peu défrisés. Le passage bruyant de la malle-poste — brusque arrivée, brusque changement de chevaux, brusque départ— interrompit un moment les quadrilles, les valses et les polkas. Mais les danses reprirent bientôt avec une nouvelle ardeur. La soirée était avancée, et les voyageurs logés dans l'hôtellerie devaient commencer déjà à craindre pour le repos de leur nuit... Tout à coup une fumée acre envahit la salle de danse. On s'interrogeait du regard, lorsque, du côté des bâtiments situés au fond de la cour, arriva ce cri :
1CS
LE CALVAIREDE ROSELINE
lerie. C'était la voix de Vallencien. Le colporteur passa rapidement, emportant sa balle pour la mettre en lieu sûr. — Les chevaux ! les chevaux ! dit le maître de poste. Et il sortit en courant pour aller faire sortir les chevaux du relais, — ses écuries touchant presque le fenil d'où sortait la fumée, — tandis que le charron et Mathieu s'élançaient vers les écuries de l'auberge et s'efforçaient de tirer au dehors trois chevaux à Sébastien et cinq chevaux remisés par des voyageurs. Plusieurs ouvriers se montrèrent au fond de la cour ; ils descendaient du fenil où on les avait accueillis pour la nuit ; l'un d'eux avait encore le pied sur l'échelle. . — Il l'ait chaud là haut, patron ! dit celui-ci en passant devant Sébastien. — Pas besoin de bassinoire pour chauffer la couche ! ajouta celui qui lui emboîtait le pas. — Un coup de main, mes amis ! leur dit Sébastien en les arrêtant au passage. Le cri : « au feu ! » retentissait déjà dans tout le hameau. Soudain, des flammes crevèrent le toit des bâtiments du fond et montèrent dans la nuit avec un affreux crépitement. — Que Nicolas parte pour Anould ! commanda Catherine. Vite, un cheval, deux chevaux... Toi, Firmin, cours vers Gerbepal ! Les pompes de partout ! A Bellegoutte, ils en ont aussi. Vite, qu'on aille chercher de l'eau au Neuné... avec des seaux, des cruches, des barriques... — C'est bien loin, madame Catherine ! objecta Geneviève, — L'eau de nos puils peut manquer !... De Gerbepal, de Corcieux, de lalioussière, d'Anould, de Clefcy on avait aperçu les flammes et la fumée, qui ne pouvaient se confondre avec un feu de joie ; et les cloches de ces villages commençaient à tinter à coups pressés, jetant l'alarme dans les campagnes. Cependant une chaîne s'organisait ; des échelles étaient appli— celui du fond de la quées aux murailles du bâtiment atteint cour. Sébastien, son gendre, Mathieu, le charron montaient sur
LE CALVAIRE DE ROSELINE
dC9
la toiture, et de là, recevant les seaux pleins, jetaient l'eau par la brèche que l'incendie avait ouverte dans le toit. Tout le monde s'était misa la chaîne, les maîtres de l'hôtellerie et leur personnel, les gens de la noce, le virtuose Malins, la clarinette, le cornet à pistons, les terrassiers qui le moment d'auparavant dormaient dans le foin, les voyageurs hébergés à l'hôtellerie, les voisins, ceux du hameau, ceux du Plafond, ceux du bas de la Cloche, ceux dulloussoi... A tout moment, d'empressés auxiliaires se présentaient... Catherine avait imposé silence aux femmes qui gémissaient, et, rappelées au sentiment de la situation, elles s'étaient mises à la chaîne, toutes, toutes, la nouvelle mariée, Roseline, Fifine et comme des Mme Reuter elle-même. Les enfants travaillaient les garçons de Sébastien, ceux du charron et tous hommes: ces gamins qui le long du jour avaient assiégé la porte de l'hôtellerie. Un puits se trouvait au milieu de la cour;le colporteur, Heurteau et Bulac subitement dégrisé y puisaient sans relâche. De plusieurs autres puits de la localité, l'eau venait alimenter la chaîne. Mais au bout d'un quart d'heure la position des travailleurs postés sur le toit du fenil ne fut plus tenable : le fenil allait s'écrouler sur les écuries. Tous durent battre en retraite et se diviser... Les uns s'établirent sur les constructions de gauche, réservées à l'exploitation, et où se trouvaient la grange, le sellier, le bûcher ; les autres grimpèrent sur le toit du bâtiment de droite, conligu aux écuries du maître de poste. Là étaient les remises, et au-dessus, un plus vaste grenier que celui qui brûlait. D'autre pari, la cour remplie de fumée rendait maintenant impossibles les approches du puits. Heureusement, en ce moment critique arriva la pompe de Bellegoutte, servie par des hommes énergiques ayant à leur tête le meunier Heurteau, le père de Brice. La pompe pénétrant
par la porte
cochère fut promplemcnl n*
LE CALVAIREDE ROSELINE
170
On dut faire la part du feu, sacrifier les consflammes s'étaient montrées... tructions où les premières de gauche. A Par malheur le feu couvait dans les constructions la fumée qui sortait par toutes les issues, et que l'on supposait des provenir du fond de la cour, on vit avec terreur succéder langues pourpres qui léchaient la toiture dans sa longueur. le feu gagnait le principal Sidubâliment corps d'exploitation mise en batterie.
de l'hôtellerie, tout était perdu... Une deuxième pompe arriva... puis une troisième ; mais alors l'eau manqua pour celle-ci. Le charron, le meunier de Bellegoutte, aidé par son fils Mathieu et quelques solides gaillards du chemin de fer logés dans les recrutés parmi les terrassiers à coups de hache les poutres qui joignaient environs, abattirent à l'hôtellerie du côté de la cuisine; des portes celte construction furent arrachées, des paus de murs renversés à l'aide d'une pièce de bois
manoeuvrée
comme
un
bélier,
des
planches
jetées
bas... sur Pendant ce temps, tous les efforts des pompes se portaient à les préserver les remises, le grenier de droite, et réussissaient Au bout de deux heures, on était enfin maître du complètement. feu! à respirer un peu. Alors on commença Sur le banc de pierre du charron, en face, la mère Kelsch et Michel Dangin s'étaient assis dans la pleine lumière qui tombait mêlée de brandons enflammés. sur eux par-dessus l'hôtellerie, Quand la porte cochère dégorgea une partie des travailleurs devenus inutiles, trempés d'eau, encore aveuglés par la fumée, ayant le geste sobre et la parole brève de gens qui ont fait leur sa tabatière, et offrit une prise à la devoir, Dangin chercha bonne vieille. — Drôle de fin de noce! observa celle-ci en plongeant sans façon ses doigts dans la tabatière. — Hou ! ce n'est pas fini, s'écria tour de pomper! — Comment l'entendez-vous
?
l'agent
d'assurances.
A mon
LE CALVAIREDE ROSELINE
171
— De pomper de l'encre... de rédiger mon rapport... c'est louche, tout ça! Sébastien Reuter aurait bien pu se dispenser de m'inviter. — Mais qu'est-ce que vous supposez donc, monsieur Michel ? demanda la mère Kelsch.
Drôlede fin de noce! observacelle-ci. — Je ne suppose rien... je n'en ai pas le droit... Mais d'autres envers qui je suis responsable pourront trouver qu'il est bien le surprenant que le feu prenne au « Faisan Doré », justement jour où l'on a mis les petits plats dans les grands. On sait que Sébastien est endetté comme un boucher... que son établissement est hypothéqué... Ah ! je vous dis, la mère, que ça ne se passera pas comme ça ! Ce fut l'épilogue des noces de Laurent et d'Irma.
CHAPITRE
GRAVE
XIX
ACCUSATION
incendié, môme lorsqu'on est couvert par une assurance ; mais celui qui est endetté, aux abois, n'a plus rien dans ses caves et pas grand'chose dans ses granges, doit craindre de provoquer le soupçon d'être l'artisan de sa mauvaise Il est fâcheux
d'être
fortune. Michel Dangin amena deux inspecteurs pour faire l'expertise des dégâts causés par le feu à l'hôtellerie du « Faisan Doré », et ces messieurs prirent tout de suite une atlilude hostile envers Sébastien
Reuter.
La compagnie d'assurances fit offrir cinq mille francs. Sébastien se croyait fondé à en réclamer sept. Et il pensait : — Si je les obtiens, je me garderai bien de rien faire reconstruire ; avec cet argent, je satisferai mes créanciers les plus exigeants : à quelque chose malheur est bon! Sébastien estimait que les douze mille francs empruntés par l'entremise
de M. Charmôis,
pour lesquels hypothèque veraient un gage suffisant,
son homme était
d'affaires
de Corcieux, et sur l'hôtellerie, conser-
prise même dans l'état
d'une partie des bâtisses. Mais il lui fallait obtenir de la
de délabrement
et
de ruine
compagnie
d'assurances
la
somme à laquelle iicroyail avoir droit. Il fut bien surpris en recevant un matin l'invitation de se présenter sans relard au parquet de Saint-Dié: une plainte était déposée contre lui. On l'accusait
d'avoir
mis le feu à son établissement.
Tous les
LE CALVAIREDE ROSELINE
173
lui étaient défavorables. Les rapports de recueillis témoignages les impressions échangées entre bien des gens police reflétaient du « Faisan du hameau et des hameaux voisins, où l'incendie les conversations. défrayer pendant longtemps Les mauvaises langues allaient leur train. — Ah!... ah!... de chose tout de même, disait quelle-drôle
Doré
» devait
le mouvement de quelque vieille femme en accélérant secouait une quenouille son rouet, dont la trépidation chargée de lisière. — Qui est-ce qui pouvait de grosse étoupe enroulée d'une voix cassée. prévoir ça, voisines ? ajoutait-elle Et elle laissait passer entre ses doigts plus de filasse qu'il n'en au veilloir
faut pour former un fil égal. — Il aurait fallu être sorcière, marmotaienl à la' ronde les autres vieilles, oubliant d'ôter les brins mal rouis et trop durs, les parcelles de chanvre nu. — De! c'est un finaud, Sébastien, observait la plus indulgente. — Quel hasard ! mais vieille. L'auberge tournait
la première quel hasard 1 reprenait mal... il était temps... Ah ! c'est une
chance ça ! c'est une chance 1 — Quoi donc, la mère ? demandait quelque désoeuvré survenant dans un moment où les rouets faisaient moins de bruit. — Quoi ? mais ce feu de l'autre soir, donc ! — Eh bien ? — Eh ! ne sais-tu pas, mon garçon, que Sébastien était quariche. siment ruiné ? Le voilà qui va redevenir — Allons, la mère, vous êtes trop maligne ; le monde finira bientôt. Les les
mains
le fil, les lèvres mouillaient les doigts, tourner la roue : les langues ne pouvaient
lissaient
pieds faisaient demeurer oisives. — Oui, oui, — faisait bientôt une autre vieille aux yeux de chouette, et qui ne voyait clair qu'à l'aide de lunettes rondes et bombées, — chacun sait que Sébastien Reuter aura fait comme le distillateur de Saint-Léonard... Ses affaires marchaient mal
174
aussi
LE CALVAIREDE ROSELINE
à celui-là...
Eh bien, voisines, il a assuré son établissel'incendie a été éteint trop ment et y a mis le feu... Seulement à sec I... sans une vite, et on a trouvé les tonneaux d'eau-de-vie larme!... : Une autre commère intervenait — à vieille sibylle i On ne peut rien reprocher Taisez-vous, Sébastien... que de boire un coup de trop de temps à autre... c'est une autre affaire! Mais quanta s'incendier, — Allez, il lui en cuira de son feu !\ reprenait la première — la plus méchante vieille, — décidément langue du veilloir. Ça, c'est moi qui vous le dis. rencontrait un véritable Sébastien mais rarement, Parfois, Alors tonnait une voix mâle et : rude : défenseur. — Vous êtes une brebis galeuse, la mère! allez porter vos nouvelles sur un autre marché, et n'oubliez pas que c'est un sujet Reuter n'entend sur lequel Sébastien pas raillerie ! , menaLa fileuse vexée pointait à défaut de dard sa quenouille u une prol'entretien bien de reprendre çante, — se promettant chaine occasion, — très prochaine, en effet. commenles mêmes Les mêmes remarques malveillantes, des envitaires injurieux étaient faits partout : dans les cabarets sur les marchés du rons, sous le porche de l'église de Gerbepal, canton. Mathieu Maréchal de la situation, En présence des difficultés avec son beauconseilla à Sébastien de chercher à se réconcilier avances. frère, dût-il faire les premières — Quand on veut du feu, on va le chercher sous les cendres, lui dit le sommelier ; faites un premier pas, Daniel Varin est bon et il vous aidera dans votre malheur. — Belle affaire ! répondit Sébastien; je n'ai pas besoin de Je me suis promis de ne plus rentrer jamais dans sa Personne maison ; nous sommes séparés pour toujours... n'y et quatre chevaux six messagers peut rien... Daniel m'enverrait et je ferais voir à mon pour m'amener chez lui que je n'irais pas, tête aux pieds. hommedela beau-frère queje suis un homme...un tes avis...
175
LE CALVAIREDE ROSELINE
Et vous auriez grand tort, maître Sébastien. C'est bon;... tout a une fin... D'ailleurs, tu le sais, j'ai un un superbe projet... à Haute-Fonlaine, Sébastien Lorsque le mandat du juge parvint Reuter se montra indigné. Il comprit combien une conduite légère pouvait àcertain moment être accablante pour un homme
projet...
demeuré
au fond honnête.
sa belle-fille
Sa femme, Roseline, son gendre et autour de lui, s'efforçaient de le
s'empressaient
rassurer... — Ah ! ces dettes
! ces maudites
dettes ! répondait-il
décou-
ragé. Catherine.le
prit à part et eut avec lui un long entretien. Lorsque' les deux époux reparurent devant Roseline, Sébastien dit à sa fille : — Il mon enfant, qui puisse me n'y a que ton témoignage, sauver! Roseline lui sauta au cou, l'embrassa très fort, et avec des larmes dans la voix : —- Que faut-il faire, tout.
mon
père
? Parlez...
je suis prête
à
Sébastien entraîna sa fille à l'écart : — Tu es pleine de force et de raison... et ces deux dernières années, j'ai pensé bien des fois à te faire émanciper... Il y eut quelques secondes de silence. — Ce qui aurait servi ?... demanda la jeune fille, qui ne comprenait pas. — Ce qui aurait servi... à te faire entrer en possession des biens qui te viennentde ta chère mère... — Et puis? — Et t'aurait permis de m'arracher aux griffes de créanciers J'ai préféré attendre ; mais dans un mois tu es impitoyables... majeure, tu as la libre disposition de ce qui t'appartient. Puis-je espérer que tu m'aideras à payer les dettes les plus pressantes? Roseline sauta, transportée
de contentement.
LE CALVAIREDE ROSELINE
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— Oh ! que oui! s'écria-t-elle. — Ce service... — Ne parlez pas ainsi, mon père... — J'attendais pour te le demander Maintenant avec celte affaire du feu...
que ta soeur fût mariée. qui fait de moi un crimi-
nel, je regrette de ne t'avoir pas parlé plus tôt de mes embarras. Mais si tu déclarais au juge que déjà depuis quelque temps tu étais consentante, pour le paiement de mes dettes, on te croirait... et tu me sauverais de la honte et, qui sait ? de la prison peut-être ! Viendras-tu avec moi à Saint-Dié? — Je vous suivrai partout, mon père, mon cher père, dit Roseline
avec effusion, trop heureuse de mon affection filiale ! Sébastien Catherine
embrassa attendait
de vous donner
sa fille et, la conduisant le résultat de cet entretien,
une preuve
dans la pièce où il dit à sa femme
à tout. que Roseline consentait Et il embrassa encore une fois sa fille, et Catherine l'embrassa aussi avec plus de chaleur qu'elle ne l'avait jamais fait. Quand Roseline fui rentrée dans sa chambre, Geneviève vint la trouver. Elle avait vu un grand contentement succéder au coup terrible qui frappait la famille ; elle avait compris à quelques mots que Roseline se dévouait pour sauver son père, et en cherchant un peu, son bon sens aidant, la digne femme avait deviné ce que l'on demandait à la jeune fille. ne fit point mystère de ce que son père attendait de son affection. Elle répondit franchement aux questions de Geneviève. — Mais, malheureuse enfant, s'écria celle-ci, si tu ne veux pas de tes propres mains, tu ne dois pas consentir te ruiner à ce Roseline
qu'on exige de toi ! — Mon vivement Roseline ; c'est père n'.exige rien, répliqua librement que je viens à son aide, et tout ce que tu pourrais me dire, ma bonne Geneviève, ne me ferait pas revenir sur ma promesse. Du reste, j'en suis récompensée déjà par le bonheur que aussi douloureuse je ressens à le secourir dans une circonstance pour lui.
LE CALVAIREDE ROSELINE
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ne gagnerait rien à insister, qu'elle sur l'heure, et elle se retira non sans gémir, non sans protester contre ce qu'elle appelait des manoeuvres odieudans à ébranler Roseline ses ; mais sans réussir toutefois et à lui rien retrancher de sa profonde satisses sentiments faction. aux accusations formulées Ayant répondu victorieusement Geneviève au moins
vit
bien
Piosclineaperçut devantelle son père tenaut dansses mainsun collier. contre lui, Sébastien entama deux actions judiciaires, l'une contre la compagnie d'assurances pour qu'elle eût à lui payer la somme et à laquelle qu'il réclamait, pour faire déclarer la majorité ment des comptes de tutelle...
il avait droit ; l'autre de sa fille et demander le règleréellement
Il passait ses journées en allées et venues sur la route de IlauleFonlaine àCorcieux, et plus d'une fois il dut même retournera Saint-Dié pour le procès intenté à ses assureurs. Un matin, Roseline en s'éveillant dans sa petite chambre aperLECALVAIRE DEROSELINE 12
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LE CALVAIRE DE ROSELINE
elle son père, tenant dans ses mains une brillante parure qu'il lui passa au cou. — Qu'est-ce donc, père ? qu'est-ce que cela ? demanda la jeune fille encore à moitié endormie. — C'est le collier de noce de ta défunte mère ; il est en perles de notre Vologne. Vois comme elles sont jolies! dit Sébastien. Roseline fut ravie de ce don. — Oh ! mon cher père ! s'écria-t-elle dans sa joie. — Ce collier t'était destiné dépuis longtemps, reprit Sébastien; toi aussi tu ne devais le porter que le jour de tes noces ; mais, ma fille, j'aime mieux te le donner aujourd'hui que tu viens d'atteindre tes vingt et un ans. Il s'interrompit. Perdu dans de tristes souvenirs, il n'avait plus la force de continuer. — Alors, vous n'avez pas vendu ce collier de mamère? s'écria Roseline. Mais c'est surtotit parce que nion oncle le croit qu'il vous en veut ! — Non, je n'ai pas voulu m'en séparer ; je te le gardais, ma çut devant
fille. — Ah! mon cher père, que je voudrais que mon oncle Daniel elJean vous connussent mieux... sussent vous apprécier comme vous le méritez ! Oh ! ils sauront qu'ils se sont trompés à propos de ce collier !... — Belle affaire ! il m'importe peu qu'ils le sachent ! interrompit Sébastien. — Pourquoi, père ? — Je n'y tiens pas. Je n'ai vendu les robes de ta mère que pour tourmenter Daniel, qui m'avait fait assez de mal déjà... Et je savais l'atteindre dans ses sentiments... Mais ceci t'appartient. Ecoute, Roseline, tu es mon enfant bien-aimée. Tu es plus chère à mon coeur que tous les autres, tu le sais bien... quoique je ne te le dise pas souvent. — Oui, père, je le sais. — Oui, tu le sais... tu m'as montré que tu le savais. Tu pouvais faire de moi un misérable ou me sauver l'honneur ; tu
DE ROSELINE LE CALVAIRE
pouvais me réduire au désespoir, mais tu m'as tendu une main secourable. Déjà, grâce à toi, je vais gagner mon procès contre la Compagnie.,. Sans ces maudits chemins de fer, avec quelques mille francs, que je t'aurais rendus plus tard, tu me relevais Enfin, si la chance m'est contraire, j'ai le boncomplètement... heur d'avoir une fille aimante. — Oui, mon père, affirma Roseline. — Une fille dévouée, exemplaire... — Oh ! c'est trop, mon cher père, interrompit Roseline en rougissant. Sébastien s'assit auprès du lit de sa fille. — Alors, dit celle-ci, il faut que j'aille réclamer à mon oncle, puisqu'il est aussi mon tuteur, — Sébastien baissa les yeux, — un rendement de comptes... l'argent qu'il a dû mettre de côté pour me le garder ?... — Ma fille, cela ne se fait pas ainsi... les hommes de loi règlent ces sortes d'affaires-là. — Les hommes de loi ! s'écria Roseline affectée. Elle réfléchit un instant et reprit : — Mon père... vous êtes satisfait de votre fille... Eh bien! à votre tour, accordez-moi une grâce. — Parle, mon enfant. — Laissez-moi aller à moi-même à mon Granges, réclamer oncle Daniel ce qui m'est dû, et lui donner à lui ce qui lui est dû, c'est-à-dire tous mes remerciements pour ses soins. Sébastien s'assombrit. — Quelle fantaisie! s'écria-t-il enfin. — Une fantaisie ?... C'est un devoir... Mon oncle Daniel n'eslil pas le frère de ma mère ? — Puisqu'il me déteste ! — Ah ! je le verrai bien! s'écria Roseline. Son père demeurait la tête basse. Enfin il déclara qu'il consentait. — Seulement, il faudra être ferme et résolue ; car ajouta-t-il, bien des gens le diront que je suis un mauvais père, capable de
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LE CALVAIREDE ROSELINE
dissiper ton bien, et d'autres choses de ce genre. Ne te laisse pas ? troubler par ce qu'on te dira. Me le promets-tu — Je vous le promets. — Tu me défendras... — Ayez confiance en moi, mon père; votre fille est avec vous; je serrerai dans ma main ce collier de ma mère que vous m'avez conservé. — Mais, dit-il en hésitant encore un peu, n'auras-tu pas quelque regret... un jour... de tant faire pour moi ? — Jamais, père... — Jure-le-moi: aussi vrai que ta mère t'assistera delà haut, lu resteras
ferme
Elle le regarda
! de ses yeux clairs comme
la vérité
elle-même,
et répondit: — Je neveux
pas jurer, père ; laissez-moi faire. N'avez-vous plus confiance en votre enfant ? — Mais si... entièrement, ma bonne et chère fille ; lu ne m'as jamais donné que de la satisfaction. Roseline, que Dieu te bénisse ! Puis il ajouta en la quittant : Cache bien cette parure. — Eh bien? dit Catherine
lorsque
chambre de Roseline. — C'est un ange ! Je ne suis
Sébastien
descendit
pas digne d'avoir
fille. — Bien, bien... Après ? Et dans les yeux durs de dame Catherine
un sourire
de la
une pareille
malicieux
parut. — Elle est toujours mais avec son bon coeur, consentante... son oncle... elle a l'idée d'aller à Granges pour remercier Femme... je ne peux pas lui refuser ça 1 — Voilà ce que c'est que de se mettre à la merci de ses enfants ! observa
d'un ton aigre la belle-mère de Roseline. Il faut c'est clair ! en passer par où ils veulent... — Mais il ne peut rien en résulter de fâcheux celte fois ! — lime semble... dit Catherine, dont le ton haussait à mesure
LE CALVAIREDE ROSELINE
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des que baissait celui de son mari, abattu par les événements semaines. dernières Sébastien avait appris, on ne sait comment, l'opposition que delà part de Geneviève et la résistance ses projets rencontraient à Roseline ; et il voulait, sans plus larder, la qu'elle conseillait de son père, renvoyer ; mais lorsque Roseline connut l'intention et elle invoqua les privilèges que lui donnait son anniversaire, Sébastien céda et promit de garder sa parente. d'abondance Ce jour-là fut un jour defêteet qui, même après noces d'Irma, les plus beaux temps de les glorieuses rappela Doré ». Roseline fut choyée et caressée de tout le monde. Il n'y eut même pas jusqu'à Irma qui ne lui fît d'amitié 1 mille démonstrations Le lendo.nain, Sébastien monta dans sa carriole avec Roseline. l'hôtellerie
du ocFaisan
Palon. Sa fille gagnerait l'accompagner jusqu'au Granges par les Chapes ; pendant le trajet, il lui traça la. conduite qu'elle devait tenir envers ceux qu'il voulait toujours lui faire envisager comme des ennemis. Il désirait amener sa fille à déclarer qu'elle avait pris l'initiative des moyens qui devaient Il voulait
du sort de son père. produire une sensible amélioration Sébastien se sentait plus heureux qu'il ne l'avait été depuis longtemps, et il ne cessait de répéter à sa fille que c'était à elle à la vie. qu'il devait de se reprendre Roseline le regardait le visage éclairé d'un si tendrement, beau sourire ! Son père, ému, lui dit que, grâce à son désintél'avenir le favoriserait et le dédommagerait des mauressement, vais moments de l'heure présente. Roseline pensait à ce que son père voulait lui faire dire : — Père, lui dit-elle, il me sera beaucoup plus facile de m'en tenir à la vérité ; d'ailleurs n'est-il que l'enfant pas naturel aide son père... et quelqu'un a-t-il le droit de s'y opposer ? maisons de Granges se montrèrent au Quand les premières loin au milieu des prairies, Sébastien retint son cheval, et Roseline sauta à terre. On était arrivé au Palon.
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LE CALVAIREDE ROSELINE
— Maintenant, au moulin aux dit-il, je vais aller t'allendre et va à la garde de Dieu ! Quatre-Vents, Elle se dirigea vers Granges, se retournant de temps en temps en arrière pour faire à son père quelque petit signe d'encouragement. Alors il eut peur. Si Daniel allait dissuader Roseline! S'il allait, lui, retomber dans tous les embarras de sa situation ? Tandis que son esprit vacillait sous le doute, Roseline poursuivait son chemin d'un pas assuré. La route déserte poudroyait d'un soleil qui chauffait déjà le sol. Du milieu des buissons des mouches bleues qui dansaient comme fleur s'élevaient
en une
La campagne était revêtue de sa fraîche parure sifflait sa chanson sonore, à lade printemps ; le rouge-gorge des bois les noies railleuses quelle se mêlait dans l'harmonie
ondée d'étoiles.
du geai vagabond, et les appels de l'invisible coucou. Elle croisa des enfants en pantalon de toile grise, la tôle et les des chèvres tout en chantant une chanson pieds nus, quigardaient du pays. Plus loin, un herbes du mauvaises visage halé et la salua — Eh ! bonjour, ma
paysan, jeune :
courbé blé.
vers la terre, arrachait les L'homme leva vers elle son
comme ça ? jolie fille ! D'où venons-nous — Du beau blé ! lui dit Roseline pour éluder sa question. Du beau blé... et qui promet riche moisson. -r- Un peu de pluie, ma fille, et nous aurons une belle récolle 1 sa tâche. répondit le paysan en reprenant Au pied des hauteurs, frappant au coeur d'un
à sa gauche, des coups secs de cognée elle. Un peu arbre arrivaient jusqu'à
bleue s'effilaient après, des spirales de fumée se dit : — On est en train de faire du charbon...
dans l'air.
Elle
acres de bois El elle aspirait à pleine poitrine ces senteurs brûlé, qui lui semblaient délicieuses après tant d'années passées loin du village natal. Elle se rappelait qu'étant toute petite, elle courait dans la montagne avec son cousin Jean ; que plus d'une fois ils avaient
partagé
le déjeuner
des
charbonniers.
Un jour
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LE CALVAIREDE ROSELINE
même Jean les avait aidés creusée pour le four.
à porter
des rondins
dans la fosse
chaque arbre, chaque buisson, A mesure qu'elle avançait, un souvenir de sa prime jeunesse, lui haie rappelaient chaque à son essubitement et se retraçait oublié à demi qui souvenir
Eh 1bonjour,ma fille1D'oùvenons-nouscommeça T prit dans toute sa netteté. Jamais elle n'était revenue au village depuis qu'elle avait suivi son père à Haute-Fontaine. Tout en marchant, elle butinait à toutes les haies ; ici une branche d'églanline, là quelques fleurs de chèvrefeuille, plus loin elle cueillait du thym sauvage. Bientôt sa gerbe forma un gros bouquet. Elle oubliait l'objet de sa venue à Granges. Tout à coup, elle se trouva devant le champ du repos, entouré de sa luisante
ceinture
de buis.
Le petit cimetière était vert et lleuri ; les jeunes oiseaux chantaient leur premier chant sur le haut des sapins au sombre feuillage. Les tombes disparaissaient sous les branches nouvelles des églantiers que le vent agitait
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LE CALVAIREDE ROSELINE
; l'herbe poussait dru sur cette terre qui ne recouvrait c'était la vie avec ses C'était le renouveau, que des ossements. parfums, ses fleurs, ses espoirs planant sur l'asile de la mort. la En un coin du cimetière, sur une croix à demi renversée, jeune fille lut son propre nom : Roseline. C'était la tombe de sa mère. Elle se jeta à genoux et demeura longtemps la tête cachée doucement
dans l'herbe — Mère,
humide. murmurait-elle,
veille
sur
moi
1...
aide-moi
1 ...
protège-moi!... Elle déposa
son bouquet sur la pierre, puis prenant quelquesunes des fleurs qui venaient sans culture, elle les attacha à son rapidement. corsage, sortit du petit enclos, et se mit à marcher elle aperçut tout entier le village et la Fresnaie. Granges lui apparut comme enfoui dans la verdure qui l'encerses toits autour de son clocher. La Vologne clait, et rassemblant Bientôt
rapide comme un trait d'argent, sur la forte penle du sol. En arrivant devant la maison où elle était née, Roseline ralentit le pas pour la mieux voir tout entière.
coulait
La jeune femme du fermier Bauer, qui avait pris à bail de était assise contre la porte Daniel Varin la maison et les terres, cochère. Son enfant sur ses genoux, elle jouait avec les boucles d'une auréole le presque argentées qui entouraient en visage de son petit garçon, tandis que l'enfantelet s'essayait se rappela le temps riant à soulever le gros loquet. Roseline où elle essayait d'ouvrir cette porte et où son doigt d'enfant ne blondes,
pouvait faire mouvoir ce loquet pesant... Sur la droite de la maison, le toit de chaume des hangars toujours coiffé, à son faîte, d'iris et de giroflées sauvages.
était Des
pigeons picoraient çà et là sur ce chaume, et le soleil faisait briller les petites plumes moirées de leurs gorges, qui avaient des de pierreries. chatoiements Claude le Tors, qui cousait une après, elle aperçut veste de laine devant sa porte. C'était maintenant un garçon de ans ; vêtu d'une camisole de tricot gris blanc, il avait vingt-cinq sur la tête une casquette bariolée. Bientôt
LE CALVAIREDE ROSELINE
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l'ancienne amie de Roseline, était mariée soeur Loulette, depuis deux années déjà à un tisserand. Louise et son frère étaient à la noce, mais Roseline avait dû refuser. Le venus l'inviter seul dans sa maison. petit tailleur demeurait — Bonjour, Claude! lui dit Roseline. Sa
—
Bonjour, Roseline! N'entres-tu pas un instant pour te reposer chez nous? Ma soeur Louise qui est à Granges aujourd'hui serait si contente de te voir ! — Non, Claude, merci... mais peut-être en sortant de chez mon oncle Daniel..
12'
CHAPITRE
XX
L'ONGLE DANIEL
Elle passa, et s'engagea dans l'allée de grands arbres qui fermaient d'un côté la Fresnaie. Dans la cour ouverte en avant et flanquée de deux corps de de fer... logis, elle vit le puits et reconnut le seau de chêne cerclé C'était autrefois pour elle et pour son cousin un trésor que ce vieux seau moussu ! A midi, à la sortie de l'école,il devenait l'instrument d'un de leurs plaisirs les plus vifs. Avec quelle ardeur Jean le saisissait dans ses mains robustes déjà ! Avec quel entrain il le jetait au fond du puits semé de cailloux blancs ! Sans le laissant laisser se remplir, il le faisait remonter tout ruisselant... Jean le posait sur la margelle, le lui tomber de grosses gouttes. afin que ses lèvres pussent se rafraîchir. présentait en l'inclinant Un soupir de regret souleva sa poitrine. Elle pressa le pas pour mettre fin à toute hésitation. L'oncle Daniel était là, dans la salle basse... Elle le voyait et Mais il l'aperçut, et lui sourit. — se sentait un peu tremblante. Ce ne fut qu'un éclair fugitif qui illumina la figure sévère de son oncle ; mais Dieu sait combien le coeur de Roseline bondit de joie et se trouva réconforté : — Sois la bienvenue, ma Roseline ! s'écria le meunier ; je te vois avec plaisir. Viens m'embrasser. Elle lui sauta au cou, et son oncle la serra sur sa poitrine. Puis reculant d'un pas : — Que te voilà grandie ! et embellie, ma perle fine ! Je ne te et travailleuse. M'est avis que demande pas si tu es raisonnable
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pas si loin de nous que la bonne réputaTu es bien l'ention d'une jeune fille ne puisse venir jusqu'ici. fant de ma soeur Roseline. sa froideur habituelle et volontaire, Daniel Varin, sortant de 4 vivement vers la cuisine, où elle appela sa femme en marchant se trouvait : — Lisbeth, ma femme, viens... n'est
Haute-Fontaine
MmeVarin
se montra
dans l'encadrement de la porte, vit Roseline, et joignant les mains de surprise et de joie : — Toi ! toi 1 lui disait-elle, notre petite Roseline ! En croirais-je mes yeux ! de la jeune fille, et la tante et Elle se précipita enfin au-devant la nièce échangèrent plus d'un tendre embrassement. Daniel avança un siège à Roseline et lui dit avec un geste amical : —• Assieds-toi... Sais-tu ce que je faisais là, avec ces papiers?... Tu vas devenir majeure dans quelques Je les consultais... jours, mon enfant... Attends... nous sommes aujourd'hui le 20 mai... c'est hier que tu l'es devenue... Tu es maintenant libre et maîtresse de ta personne. — Oui, mon oncle ; c'est même pour cela que je suis venue... — Hein ? fit le meunier rudement. — Oui, de tant de soins, de tant de pour vous remercier bontés... — Ah ! fit Daniel radouci. C'est que je n'ai rien épargné, non, ni peine, ni soin... Tu vas voir, Roseline, comme j'ai géré ton bien, tu vas voir !... — cette enfant doit avoir Mais, Daniel, objecta Mmo Varin, besoin de prendre quelque chose... N'aurez-vous pas le temps de causer
d'affaires?
Et sur un geste d'acquiescement — Une tasse de café, Roseline fille.
de son mari : ? 11 y en a de tout prêt,
Roseline allait remercier, dire non. — fil son oncle, tu ne peux Aujourd'hui,
rien nous
ma
refuser.
LE CALVAIREDE ROSELINE
18S
Ah! ce n'est plus à ton père que je m'en prendrais, ajouta-t-il avec un gai hochement de tête, c'est à toi, puisque tu es grande fille et majeure. — Comment es-tu venue ? demanda Mm* Varin après avoir donné un ordre à la cuisine. — Je suis venue à pied, ma tante, depuis le Palon, dit Roseline à demi-voix ; mon père — elle baissa encore la voix — m'a dans sa carriole. Il m'attend au moulin aux conduite jusque-là Quatre-Venls. Daniel Varin
détourna
un instant
son attention
des
papiers
qu'il classait, et regardant sa nièce avec un bon sourire : — Te voilà fraîche comme une matinée d'avril, lui dit-il. — Comme elle ressemble à sa mère ! ajouta M'nGVarin... — Eh ! maîtresse, cria Anne-Marie qui entrait, c'est son portrait tout vivant. La vieille servante tenait dans ses mains une volaille,— un beau coq moiré de vert et de roux, l'oeil terne, bout du bec. Roseline
s'était
levée pour
une goutte
aller au-devant
de sang au
d'elle.
Anne-Marie
sa main à son tablier et, preessuya prestement nant la main que Roseline lui tendait, elle lui dit : — Te voilà nette comme une fleur, et droite comme un épi... es le vivant portrait de ta défunte mère... Oui,en vérité,Roseline,tu MmBVarin prit sur le buffetà crédence une belle lasse à fleurs, une assiette, du pain et du beurre, et disposa le tout sur la table. Déjà l'odeur du café venait de la cuisine. Annelle entra la cafetière en main ; Annelte devenue une forte fille. Elle versa le café bouillant et vigoureuse et la meunière força Roseline à prendre place près de la table. L'accueil dont
si amical
la comblaient
que la jeune fille recevait, les prévenances ses parents qu'elle croyait devenus indiffélui faisaient éprouver comme un remords de
à son égard, les avoir presque oubliés pendant tant d'années. Daniel réunit ses papiers et sortit pour aller jeter d'oeil du côté du moulin. rents
un coup
LE CALVAIREDE ROSELINE
Alors
seulement
Roseline
osa tremper un peu.
189
sa tartine
dans
son
café. Son émotion se calmait — Tu es ici chez des parents qui t'aiment, lui dit sa tante. et courageuse Ton oncle sait que tu es une vaillante enfant, et il t'estime de ce que tu as préféré les rudes travaux des champs au de l'hôtellerie. service plus commode mais moins convenable — C'est bien sûr à vous lever matin que vous avez gagné de dit Annetle en riant. si belles couleurs, Et Anne-Marie, qui de la cuisine où elle plumait son coq, avait entendu
ce compliment, tint à placer son mot et à utiliser favorite. Et elle dit en élevant la voix :
maxime — A se lever joue fleurie. — Elle Annetle
à la pointe
parle d'or, observa rit aux éclats.
Mais Roseline
du jour,
on gagne
contentement
sa et
MmeVarin en souriant.
était devenue
toute songeuse. Elle s'interrogeait pour savoir si elle devait demander des nouvelles de son cousin. Comment serait interprété son silence si elle ne s'informait pas de. elle n'était pas sûre de ne lui? Et si elle le nommait seulement, pas rougir et de se montrer plus qu'embarrassée... Enfin elle osa dire : — Et Jean ? — Ah ! fit MmeVarin, Jean serait bien fâché s'il ne te voyait pas ! — C'est que Mon père se je ne peux pas rester longtemps... languirait... — Et Jean est allé commander des pièces de rechange chez le charron. Il doit même pousser jusqu'à la scierie du tissage... Roseline se trouvait rassurée. — Vous voudrez bien, ma chère
tante,
lui faire mes amitiés...
n'est-ce pas ? dit-elle d'un ton plus dégagé. — Tu le verras peut-être, repartil MmoVarin. Le riche meunier rentra, et, s'asseyant à côté de Roseline de façon à indiquer qu'il désirait qu'on le laissât sérieusement causer avec elle :
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LE CALVAIRE DE ROSELINE
— Dis-moi, mon enfant, il ne faudra point partir sans prendre jour pour nous trouver àCorcieux chez le notaire. C'est par-devant M0 Lorin que je te rendrai mes comptes de tutelle... — Vous aurez... de l'argent à me donner ? demanda Roseline avec beaucoup d'hésitation. — Tu n'en doutes pas, je pense ! La location de la prairie, les coupes de bois, tout cela, en s'y prenant bien, devait rendre de l'argent et en a rendu... et cet argent confié à Me Lorin a bel et bien fructifié. M'est avis que tu auras en réserve un joli denier, ma fille. — C'est que je voudrais le toucher.;, cet argent. — Tu le toucheras des yeux, si tu fais ce que j'attends de toi. — Et qu'attendez-vous de moi, mon oncle? dit Roseline alarmée déjà de la résistance qu'elle éprouvait. — Tu laisseras ton argent entre les mains du notaire... où il ne fera qu'augmenter. Tu n'en as pas besoin avant de te marier 1 ajouta le meunier en étudiant attentivement l'air de visage de sa nièce. — Je ne songe pas à cela, mon oncle, dit Roseline en détournant la tête sous le regard de Daniel. — Cela viendra, fit celui-ci... Tu dis comme toutes les jeunes filles... — Non, mon oncle. Écoutez-moi, je vous prie. Elle leva les yeux sur Daniel. Il gardait un silence de mauvais augure. Son expression devenait dure. Roseline rassembla tout ce qui lui restait de force pour lui dire : — Mon oncle, je désire... je veux cet argent... Je ne le laisserai pas chez le notaire. — Tu veux? n'est-ce pas plutôt ton père qui le veut? s'écria le fermier en se levant brusquement. — Mon père, oui... et moi aussi. J'ai promis... — Mais je ne veux pas, moi ! s'écria Daniel. — Vous ne voulez pas? eut encore la force de dire la jeune fille 1res surprise de cette exclamation.
LE CALVAIREDE ROSELINE
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se mit à arpenter la salle d'un pas saccadé. Tout en marchant, il jetait à sa nièce ces lambeaux de phrase : — Comment! douze ans j'aurai veillé à tes intérêts... augmenté ton bien... je me serai donné plus de mal que s'il s'agissait de mes prairies et de mes bois... j'aurai surveillé le placement de tes revenus, ne ménageant ni mes forces ni mon temps... brûlant la route de Corcieux l'été sous le soleil, l'hiver sous la neige,afin que tu ne perdes pas un liard de ce que tu peux gagner... et tout cela pour que cet argent aille se fondre dans la poche d'un dissipateur ! d'une tête à l'évent ! d'un faiseur de noces 1 Ah ! Le meunier
mais non !... cela ne sera pas... donnera, je les emploierai...
Et tous les moyens que la loi me
Dussé-je y périr, moi, ma femme, mon fils et tout mon bien I Roseline, immobile, semblait atterrée. Le meunier qui avait déposé une liasse de papiers sur la table de l'entretien, ramassa ces papiers et les au commencement enferma sous clef dans un meuble placé en angle dans la salle. Il revint se planter devant sa nièce, et d'une voix tonnante : — Que veux-tu faire de ton argent? — En aider mon père, le sauver des plus grands embarras... Après le malheur de l'incendie, son honnêteté même a été attaquée... — Ah ! oui, du feu I On en jase assez dans le parlons-en pays!... — C'est pourquoi je veux que mon père sorte à son avantage de cette situation, et ce n'est possible que si je lui en donne le moyen. — Et tu crois qu'il paiera ses dettes ? — Il n'en faut pas douter. — Je connais Sébastien... Quand il aura fait luire quelques écus et obtenu de nouveau du crédit, il dépensera le reste follement. Obéissant à la voix de son coeur, Roseline toujours si timide, mais si hardie dans sa fidélité à son père, répliqua avec fermeté : — Mon oncle, vous avez tort de mal parler de mon père devant
102
LE CALVAIREDE ROSELINE
moi. Je ne puis le supporter. Mon père est malheureux, mais il est bon, et je ne veux pas entendre dire du mal de lui; car ceux qui le font sont peut-être la cause de tout ce qui lui estarrivé. — Tiens ! s'écria le meunier furieux, m'est avis que ton père t'a rendue aussi mauvaise que lui !... — S'il en est ainsi, à qui la faute? N'êtes-vous pas coupable aussi, vous qui auriez dû oublier cette inimitié et penser quelquefois à l'enfant de votre soeur? Mais non, vous ne m'avez jamais dit un mot de tendresse depuis que nous avons quitté Granges, et quand vous me voyiez, vous faisiez semblant de ne pas me connaître!... Daniel regarda sa nièce avec étonnement : c'était la première fois de sa vie qu'on lui reprochait d'avoir manqué à ses devoirs, et il était trop sensé pour méconnaître la justesse de ces reproches. Il fit un effort pour surmonter son trouble. — C'est ton père qui t'a soufflé ça? — Oh ! non, non ; ce que je vous dis là, — moi qui ne suis venue que pour vous remercier, — je l'ai pensé bien souvent. Ce n'est pas un reproche que je veux vous faire, mais je n'en mérite pas de vous non plus. Mon oncle, ajouta Roseline d'une voix un bon accueil dans votre tremblante, j'ai reçu aujourd'hui maison, je voudrais que nous nous quittions avec de bonnes paroles. — Ah ! si seulement je pouvais te faire entendre un bon conseil ! dit Daniel. Ne comprends-tu pas que lorsque ton argent liquide aura été dépensé, ton père te fera vendre morceau à morceau tous tes biens ! Tu crois le sauver, faire taire les mauvais bruits, lui rendre la tranquillité et la considération ! C'est une illusion d'enfant aimante et dévouée. Comment croire qu'un homme qui, lorsqu'il était jeune et fort, a dissipé une fortune double de la tienne, puisse devenir rangé et laborieux, maintenant qu'il a perdu l'habitude du travail et de l'économie? c'est impossible! Il le voudrait qu'il ne le pourrait pas. Il fera de nouvelles folies et il le mettra dans la misère... Enfin ma porte te
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restera toujours ouverte... mais si tout ce que je dis arrive, tu ne pourras m'accuser d'avoir négligé de t'avertir. où ces dernières paroles metDaniel profita de l'abattement taient la pauvre Roseline, pour aller chercher la toilette de noce de sa soeur. Et en la rapportant, en étalant les diverses pièces du costume sous les yeux de sa nièce, il lui raconta que Sébas-
Il s'assitlourdementsur sa chaise. tien n'avait pas craint de metlre ces reliques aux enchères... Roseline se rappelait vaguement. — J'ai acheté cette robe, ce fichu, ce voile. Je voulais aussi le collier de ta mère... mais il avait pris un autre chemin: ce sont des choses qu'on ne pardonne pas ! Roseline dit à son oncle que le collier n'avait pas été vendu, — et elle serrait ce collier d'une main fébrile. Elle l'aurait sorli de sa poche, mais elle voulait être crue. — Non, non, mon père n'a pas cela à se reprocher. Ce collier, il me l'a donné hier matin pour fêter mon anniversaire. Voyez donc LECALVAIRE DEROSELINE 13
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LE CALVAIREDE ROSELINE
seraient réduits à rien si l'on poucombien de torts apparents vait s'expliquer. Se voyantibattu sur ce point, Daniel ne conserva plus de ména' . : gement. — Enfin, dit-il d'une voix assombrie, il.y a un fait qui parle au-dessus de tout : le tribunal lui a enlevé ta tutelle, comme on le fait pour des pères dont la gestion atteste l'incapacité ou la déloyauté... A ces mots, Roseline fondit en larmes. Son oncle la laissa pleurer, croyant l'avoir persuadée. — Que feras-tu? lui dit-il enfin. — Mon père est malheureux, répondit Roseline sans cesser Je lui dois tout, dans le passé, dans le présent... de pleurer... , — C'est assez! fit Daniel. 11 s'assit lourdement sur sa chaise et appuya sa tête dans ses mains. Roseline se leva, marcha lentement vers la porte. Là, elle s'arrêta, regarda son oncle qui n'avait point changé d'altitude... Du revers de son tablier, elle essuya ses dernières larmes et sortit. sans vérifier si son Elle traversa la cour sans se retourner, oncle, si sa tante, si les servantes la voyaient s'éloigner ; elle passa devant le puits et s'engagea dans l'allée de frênes. Louise Mansu la vit de loin, gagnant rapidement le grand chemin qui traversait le village, et elle la signala à son frère — assis sur son établi derrière la vitre. Claude jeta un regard du côté du chemin, tira son aiguille et dit: — La pauvre fille paraît avoir le coeur brisé... Oh ! cette haine entre ces deux beaux-frères!... Roseline une fois sur le chemin, tourna vers le nord son visage encore baigné de larmes, et descendit la vallée, marchant du côté où son père l'attendait. du moulin aux Quatre-Vents, Mais ses jambes fléchissaient sous elle. Elle alla s'asseoir couché par terre au pied d'un pommier un tronc d'arbre
sur en
LE CALVAIREDE ROSELINE
fleur, image riante d'un temps où les cette belle après-midi argentés : celui-ci les secouait trop absorbée dans ses pensées
19J
qui s'écoulait lent et doux, dans pommiers perdaient leurs pétales sur la tête de la pauvre affligée, pour s'en apercevoir.
CHAPITRE
XXI
SOUS LE POMMIEREN FLEUR
— Te voilà! dit tout à coup une voix connue de Roseline ; te voilà... et plus pâle, plus blanche qu'un lis de mai. Qu'as-tu, Roseline ? quelle peine? A moi tu peux tout confier... Elle leva les yeux : Jean se tenait La jeune fille avait tressailli. devant elle, les traits animés par une expression singulière. — Ah! Jean... dit-elle. son émoi : Et dissimulant — Est-ce ton père qui t'envoie? As-tu quelque chose à me dire de sa part? de sa voix décelait son trouble. Elle se leva. Le tremblement — Non, personne ne m'envoie, lui répondit son cousin. Et la prenant par la main, il la força à se rasseoir. — Alors?... — Commentes-tu au village? dit-il. Où vas-tu ainsi? Tu es Tu viens de la Fresnaie... de Haute-Fontaine? Sais-tu la peine que Claude Mansu me l'a dit... Tu as pleuré.-. encore tout cela me fait? Penses-tu que je puisse supporter venue
seule
cette inimitié entre nos parents, qui nous brouille longtemps nous aussi?.. Ça ne te fait rien à toi... Ton père nous déteste et sans savoir pourquoi... tu nous détestes... Moi, j'en meurs! contre la Roseline leva les yeux, — comme pour protester dételles paroles. cruauté — Et puis? dit-elle avec une infinie douceur. Allons, achève... ! accable-moi — Ah ! je suis injuste peut-être;
mais il y a si longtemps
que
LE CALVAIREDE ROSELINE
j'ai
tout
cela sur
le coeur ! Veux-tu
m'écouter,
197
Roseline,
si je
parle raison ? — Oui, dit-elle; vraiment, il ne faut pas m'accuser, Jean. Tout Le jeune homme se laissa glisser auprès de Roseline. il s'affaissa presque sur ce même tronc d'arbre roulé frémissant, au pied du pommier. Il gardait un silence embarrassé. — Je t'écouté, lui dit la jeune fille avec un faible sourire. — Vois-tu, tu Roseline, j'ai toujours espéré que lorsque tu ne douterais serais grande... lorsque tu t'appartiendrais... à tes intérêts, plus de l'amitié de mon père, de son dévouement tu te rapprocherais et que si tu avais eu à souffrir de ta marâtre, de nous. Tu viens à Granges, tu vois ton oncle, —il a dû te dire tout ce qu'il a fait pour toi, — et tu ne restes pas une heure parmi ? Rien ne sera donc nous!... Alors maintenant qu'attendrai-je Pourquoi tant de haine ? changé dans tes senlimenls? — Je n'ai Roseline. point de haine! murmura — Oh! c'est bien pis alors, c'est de l'indifférence... de dénégation. La jeune fille, de la tête fit un mouvement — D'abord, reprit Jean, tu ne m'as jamais témoigné la moindre amitié depuis que nos parents sont ennemis... Oh! ce jour as jeté mes cerises à tes oies... Te rappelles-tu cejour-là? — Eh bien ? demanda Roseline.
où tu
— Ah ! j'aurais voulu te battre ! Un éclair de gaieté illumina le visage de Roseline. Jean, ravi d'une de ses mains, qu'elle lui abande cette détente, s'empara donna... — Et le jour, poursuivit-il, où tu t'es trouvée enfermée dans la tour
des
Hulottes...
Quel orgueil
t'a empêchée
pondre? — Ah ! Jean ! c'est donc vrai ! s'écria
de me ré-
la jeune fille. C'est donc dans ces horribles ruines ?.. Je n'ai pas toi qui m'as découverte rêvé cela, comme voulait me le faire croire Geneviève ? — C'est que Geneviève ne l'a pas su. Pourquoi n'as-tu pas accepté
mon
aide ? Etait-ce
d'une
bonne
cousine
?
DE ROSELINE LE CALVAIRE
100
Roseline
rien:
ne répondit
elle se montrait
sensible
à ces
reproches. — fâchée. je ne veux pas que tu t'éloignes Aujourd'hui... de chez Je ne veux pas que tu croies que l'on t'a repoussée nous. — Oh! je ne peux pas dire cela, répondit Roseline toute contrite. El elle attira à elle une des basses branches du pommier comme pour voiler sa confusion. — Ecoute, ma chère cousine, lui dit Jean affectueusement: tu devrais te rapprocher de nous; je ne veux pas dire du mal des tiens; mais on sait que tu n'es pas heureuse au hameau... — Jean, s'écria la jeune fille, je ne puis abandonner mon père ! Il n'a que — Oh ! si tu Roseline lâcha — Maintenant
moi. un peu comme tu l'aimes I la branche fleurie et essuya ses yeux.
m'aimais
tu pleures!
Pourquoi pleures-tu, parce que je suis fautive...
— Je pleure... — Fautive? — Oui, de t'écouter. pour toujours... Elle se pencha, couvert
sa tête
seulement
Le désaccord
accablée. tomba
de nos parents
Le mouchoir
Roseline?
nous sépare
bleu dont
elle avait
sur
ses épaules, laissant exposée aux regards de Jean sa belle chevelure blonde. — Mais eux, ce n'est pas nous ! dit Jean. Si je t'aime... et si tu m'aimais... qui pourrait nous désunir, dis ? qui serait assez fort pour tenter cela ? Eh bien ! quand ils devraient se haïr encore davantage, ton père et le mien, poursuivit le jeune homme dont l'esprit s'exaltait... — Ah ! Jean, s'écria Roseline, que cela ne soit jamais par notre faute ! Oublie-moi. — T'oublier! C'est tout ce que tu trouves à me dire pour calmer ma peine. Tiens, une fois en ta vie, réponds-moi franchement : m'aimes-tu un peu?... Va, dis non, si c'est non ! La jeune fille baissa la tête et murmura : — Je mentirais si je disais non... Mais n'en sois pas fier, je
Veux-tu m'écouter, Roseline? dit Jean en s'inclinanl vers elle.
LE CALVAIREDE ROSELINE
201
n'ai jamais osé me l'avouer à moi-même... Vois-tu, c'est comme si ça n'était pas, ajouta-t-elle avec résolution. Et elle leva vers lui ses grands yeux de sagesse. — Oh ! non, ma Roseline, non, tu ne peux pas reprendre le mot que tu viens de dire... Maintenant je serai fort ! je saurai persuader ton père afin qu'il De quel côté sont les torts? de ton père ou du mien, a le — Surtout, interrompit
ne nous sacrifie pas à ses rancunes. je ne veux pas savoir qui des deux, plus mauvais caractère ?... Roseline, ne dis aucun mal de mon père, si tu ne veux pas que mon amitié pour toi se change en ressentiment. Tantôt, je me sentais heureuse d'être si bien accueillie chez tes parents... eh bien 1 quand j'ai entendu mon oncle Daniel blâmer son beau-frère, j'ai oublié tous les remerciements que je voulais lui adresser, me promettant de ne pas revenir dans une maison où l'on méconnaît mon père. Il a le coeur excellent. Il se peut qu'il soit faible; mais il est le premier à en souffrir, cl personne n'a le droit de l'outrager devant moi. Maintenant, Jean, sois bon, ne dis rien qui puisse me blesser dans mes conseille-moi plutôt, encourage-moi... Je dois venir sentiments; en aide à mon père, payer ses dettes : j'ai promis. Un mécontentement parut sur le visage de Jean. Roseline avait souvent entendu son père parler de l'avarice de Daniel Varin, et Jean en ce moment ne lui en parut pas exempt. C'est qu'il songeait que si sa cousine se dépouillait, son père à lui ne voudrait jamais plus entendre parler d'elle. Il était homme à la prendre en aversion, bien qu'il l'eût tant aimée. Il ne lui pardonnerait point d'avoir laissé sortir de ses mains des biens qui à la famille. depuis si longtemps appartenaient Roseline l'observait donc attentivement. Les deux jeunes gens ne semblaient pas près de s'entendre... Pourtant jamais ils ne s'étaient parlé avec autant de franchise. Étonnés d'en avoir tant dit, ils demeurèrent un moment silencieux, la main dans la main, sans plus oser même se regarder. L'heure avait marché ; et toujours une légère brise avait éparpillé une à une autour d'eux les fleurs roses et blanches du pom13"
LE CALVAIREDE ROSELINE
202
mier. Elles
pleuvaient, sur leurs épaules
pleuvaient...
dans les cheveux de RoseElles avaient fini par for-
line, rapprochées... mer sur le sol un tapis tout blanc. — Je voudrais, dit enfin Jean, avoir quelque chose à te donner mais je n'ai rien qui soit digne de en souvenir de cette rencontre; toi.,. Quand lu reviendras voir ma mère, je t'offrirai un anneau d'or... osait-il lui parler comme à une rougit. Comment fiancée après ce qu'elle venait de lui dire ? Elle fronça le sourcil. — Mais loi, reprit Jean avec insistance, n'as-tu rien à me Roseline
donner ? — Je ne
possède rien, dit-elle très troublée. — Tiens, là, à ton corsage, ces brins de serpolet : donne-lesmoi... C'étaient ces tiges odorantes cueillies sur la tombe de sa mère. Elle hésita
un instant, se sentit vaincue détachées, elle les lui donna.
les ayant Mais avait-elle
dans sa résistance,
et,
s'engager, après toutes les promesses faites à son père ? Se séparer de ses sentiments, quels qu'ils fussent, n'était-ce pas le renier lui-même ? donc oublier tout... l'obéissance Allait-elle ses promesses, le droit de tant
qu'elle devait à son père, les injures il avait tant souffert ?
dont il se plaignait
Elle se leva, décidée à se reprendre. Jean voulait l'accompagner. Elle ne pouvait s'en retourner seule jusqu'à Haute-Fontaine.
pas, lui disait-il,
Du doigt elle désigna le moulin aux Quatre-Vents, prit qu'elle était attendue là. — Mon oncle. Sébastien ? fit-il. Un léger mouvement
de tête de Roseline
et dont
et il com-
dit à Jean qu'il ne se
trompait pas. — Ah ! lui pour nous séparer ! fit-il, subitement toujours assombri. Eh ! quand il nous verrait ensemble ?... Il faudra bien qu'il m'entende, qu'il m'écoute lorsque lui dire que je ne puis vivre sans toi.
j'irai
à Haute-Fontaine
203
LE CALVAIREDE ROSELINE
— Non, non, dit la jeune fille effrayée et faiblissant veau. Je préfère lui tout avouer moi-même. L'oeil de Jean brilla — Oseras-tu ?
de nou-
:
Elle détourna Elle ne voulait plus rien promettre. — Je vais donc le dire adieu ici, murmura-t-elle dre à la question de son cousin. Jean, je te remercie
la tête. sans
réponde ta bonté ;
pour moi. encore un peu, dit le jeune homme. Il ne pouvait se décider à se séparer d'elle. — Non, adieu... C'est tropde paroles déjà. Nous nous préparien que des regrets... rons des regrets... Jean eut un geste qui semblait écarter ces derniers mots.
je le remercie — Attends
de ton amitié
à son admiIl la regarda s'éloigner, tout entier à sa surprise, ration : —- Comme elle était grande et belle fille ! Cette surprise, il l'éprouvait chaque fois qu'il la voyait ! Était-ce là cette petite et frêle créature, sa compagne d'enfance, sous l'impression où elle le sa compagne de jeux ? Aujourd'hui, laissait, le passé renaissait à ses yeux. Il la revoyait courant dans les sentiers de la montagne, parmi les genêts à fleur d'or, les bruyères roses et les myrtilles. Vive elle allait comme un oiselet, les ailes de son court et légère, manteau bleu déployées ; et il courait après elle pour la soutenir main déjà solide, dans les passages difficiles. sa tante Dans le lointain de ses souvenirs, Jean retrouvait même l'expression la mère de l'enfant ; il retrouvait Roseline, d'une
infinie. de ses yeux bleus attachés sur la petite avec une tendresse Une grosse robe de laine Puis, il voyait la fillette grandissante. épaisse mais courte, cachait à peine ses genoux, laissait voir ses bleuies jambes par le froid. Le visage de l'enfant avait pâli... la Hélas ! pauvre petite, elle n'avait plus de mère : une marâtre Finis pour elle les jeux du premier âge : la poupleurer... dans la voilure verle, les courses d'écolier pée, les promenades le rude le long de la Vologne : la chère enfant commençait
faisait
204
LE CALVAIRE DEROSELINE
apprentissage delà vie. C'était déjà entre eux la séparation, la brouille, — le désaccord croissant chaque jour entre les Varin et les Reuter ; Roseline influencée, trompée, éloignée de lui... tandis qu'en son propre coeur l'amitié ne faisait que grandir. Mais était-il menacé de porter tout entier le poids de l'inimitié des deux familles ? Cela il l'avait redouté : il ne le craignait plus après l'involontaire aveu de la sage jeune fille. Unis de coeur, ils seraient assez forts pour obtenir la réconciliation de ceux de qui dépendait leur bonheur. L'avenir, Jean en était sûr, lui appartenait... Aussi, quand cette journée prit fin, quand les étoiles immortelles pointèrent une à une dans l'azur assombri, leur éclat parut plus brillant que jamais à ses regards enivrés. Il fixa longtemps le ciel du côté de Haute-Fontaine... Peut-être à la même heure, Roseline, assise devant la fenêtre de sa petite chambre, repassait les événements de cette journée si remplie, et cherchait l'apaisement dans le calme de la nuit étoilée.
CHAPITRE L'IDÉE
XXII
DE SÉBASTIEN
Quand Roseline rejoignit son père au moulin aux Quatre-Vents, il vit, qu'elle avait pleuré et, sans attendre aucune explication, il se laissa emporter par une violente colère contre son beau-frère. — Tu n'as pas été bien reçue, ça se voit... Ah ! c'est comme on trouve le ça ! Lorsque tu vas réclamer ce qui t'appartient, moyen de te faire de la peine ! Je te l'avais dit que c'était l'affaire des hommes de loi, ces sortes de règlements... Oh ! il faudra bien qu'il rende jusqu'au dernier sou, le vieux renard 1 Mais tu pleures encore ? Je vais aller lui jeter à la face ce que je pense de sa conduite abominable... Roseline eut quelque peine à retenir son père... Elle lui avoua que son plus grand chagrin était de ne pouvoir lui mettre dans la main, en revenant vers lui, l'argent qu'elle pensait recevoir de son oncle. Elle eût été si heureuse de pouvoir lui dire : Acceptez, mon cher père, cette légère preuve de la plus profonde affection ! Sébastien l'écouta avec ravissement. Puis, reprenant toute sa mauvaise humeur : — Il ne peut se dispenser de présenter les comptes de tutelle, ton oncle ! — Il ne se refuse à rïen... mais je suis privée de la joie que je m'étais promise... Sébastien regarda sa fille ; il eut — Belle affaire ! dit-il; ce n'est Que t'a-t-il conté encore, le vieux — Que voulez-vous, père ! Il y
un doute. pas cela qui t'a fait pleurer... renard ? a eu des récriminations...
Mon
205
LE CALVAIRE DE ROSELINE
oncle s'était
plaint de vous; moi je lui ai adressé certains reproches, et enfin je lui ai montré que j'étais décidée à ne pas me régler sur ses conseils... — Ses conseils?... il t'a dit peut-être de me quitter, de revenir à Granges gérer ton bien ?... vivre près de lui?... Qui sait ? prendre son garçon pour mari ? Roseline rougit un peu et ne fit que la réponse la plus facile : — Vous quitter ! exclama-t-elle. Ah ! ce serait bien là paroles perdues ! Je suis votre fille dévouée, mon père ; où vous allez, je vais... — C'est bien parler, mon enfant, dit Sébastien. Ces simples mots valaient un remerciement. Et il embrassa Roseline. Du coup, les larmes étaient séchées. Le père et la fille remontèrent
dans leur carriole,
et l'on reprit le chemin de Haute-Fon-
taine. il ne s'agissait que de passer dans quelques jours pour avoir l'argent : pure formalité. Sébastien, qui avait consenti bien malgré lui au voyage de Roseline à Granges, se tint pour satisfait d'avoir contenté l'envie de sa fille. En somme, chez le notaire
Cette satisfaction fut vite troublée Reuter reçut une nouvelle invitation
: le lendemain de se présenter
Sébastien au par-
quet. Soucieux
au toujours et, par moments, exaspéré d'avoir, milieu de tous ses ennuis, à répondre encore à une accusation si mis le feu à l'hôtellerie, il se prépara à prograve que celle d'avoir fiter, le jour même du passage prochain de la diligence pour se rendre à Saint-Dié. Vallencien Pied-Léger se présenta à ses Sur ces entrefaites, sa balle de colporteur. Sa vue rappela à Sébasyeux, chargé de tien la présence de Vallencien le jour du mariage, le soir de l'incendie... Après l'extinction du feu, le colporteur s'était perdu dans la foule qui s'éloignait du hameau. tu étais là, Vallenlui cria Sébastien en l'apercevant, sais qu'on m'accuse ?... Tu pourrais cien, quand le feu a pris ! Tu Ah!
207
LE CALVAIREDE ROSELINE
ce toi; tu pourrais dire s'il y avait dans mes aclions, parler, ! soir-là, de quoi me faire soupçonner Le colporteur déposa sa balle, et s'avançant vers l'hôtelier qui lui tendait la main : — Je que je sais qui pourrais, dit-il, d'autant mieux parler... a mis le feu... — Tu sais ?... Et ce n'est que maintenant ?... — Oh ! ce n'est point méchamment que cela est arrivé Voilà pourquoi j'ai retenu ma langue... un accident... — Tu pourrais nommer le coupable ? — Je pourrais si le malheureux
nommer...
— Ah ! tous
les malheurs
! c'est
mais il n'y a-pas de coupable... ou est coupable, c'est d'avoir désobéi à la défense, et d'avoir, étant couché sur la paille, allumé sa pipe en cachette... — C'est un des terrassiers du chemin de fer, bien sûr ? — Oui, c'est un de ces terrassiers, il n'y a pas d'erreur... chemins
doivent
me venir
de ces
maudits
de fer !
au loin la diligence montant de la vallée, les grede fouet avertisseurs... lots des chevaux, les claquements — Vallencien, dit brusquement l'hôtelier, je t'ai toujours traité en ami... Tu vas venir avec moi à Saintestimé beaucoup... Dié. Tu déposeras chez le juge ; tu diras même le nom du couOn entendait
pable. — Je veux bien aller avec vous, M. Reuter... Je dirai le nom, s'il le faut ; mais que voulez-vous qu'on lui fasse ?... J'aimerais mieux ne pas le dire. Enfin je soutiendrai, quand il y aurait là le billot et la hache, que c'est un des ouvriers terrassiers couchés dans le fenil et pas d'autre... Sébastien. — Tu le soutiendras ?
et surtout,
pas vous,
maître
— Ah ! quant à ça, vous pouvez y compter ! L'hôtelier donna au colporteur une plus vigoureuse poignée de main que la première. — Arrivez arrivez ! venez entous, vous autres ! cria-t-il; tendre le témoignage de ce brave garçon I
DE ROSELINE LE CALVAIRE
208
Irma, Roseline, Geneviève, plusieurs servantes entrèrent successivement dans la salle, et Vallencien leur répéta ce qu'il venait de dire, tandis que Sébastien sur le seuil de la porte appelait son voisin le charron, les valets du maître de poste, et d'autres habitants du hameau
aperçus par lui. Tout ce monde entoura bientôt
le colporteur, qui se fit un devoir de donner pleine satisfaction à l'hôtelier. — C'est ainsi, et il n'y a pas d'erreur, ajouta-t-il en manière de conclusion. Une heure après, Sébastien et le colporteur montaient dans la diligence. Cette journée devait être décisive pour le maître du « Faisan Doré «.Après la déposition du colporteur, le juge d'instruction ne douta plus de l'innocence de Sébastien Reuter, et lui déclara qu'il pouvait considérer minée.
cette
affaire
comme entièrement
ter-
On pense si Sébastien poussa un soupir de soulagement. Peu de jours après, l'argent de Roseline lui fut compté chez MeLorin, le notaire de Corcieux ; une belle somme certes ! et beaucoup plus grosse qu'elle ne s'y attendait : huit mille francs ! Elle les mit avec bonheur dans les mains de son père. Sébastien
en confia la plus grande partie à M. Charmois, son homme d'affaires, pour qu'il négociât avec quelques-uns de ses créanciers — y compris le grainetier de Granges, Rufin Cardon, —afin d'obtenir des réductions sur leurs demandes en réclamant sur les intérêts consentis, — intérêts usuraires pour la plupart, sur les frais faits sans ménagements, et aussi en faisant valoir le « sinistre ». Charmois fut également chargé de poursuivre le procès fait à la compagnie d'assurances : énergiquement l'argent n'est pas inutile dans les procès, — comme chacun sait. Celui dont Sébastien pouvait disposer devait l'être avec grand profit. L'accusation Sébastien
détournée
une vivacité
et le procès de bon augure.
monde, de son procès. Une transaction
à soutenir
donnèrent
à
Il en parlait à tout le survint, et il consentit à
2C0
LE CALVAIREDE ROSELINE
recevoir
cinq mille
francs,
les frais
demeurant
à la charge
de
la Compagnie. Cetargentalla il restait encore
aux prêteurs sur hypothèque. bien des dettes à éteindre !
Malheureusement,
pas en si bon chemin. Ses biens de de valeur depuis que le chemin de fer Granges augmentaient s'établissait dans cette vallée. Elle ne se refuserait pas à en Mais Roseline
ne s'arrêterait
aliéner
une partie pour achever son oeuvre. Sébastien n'en doutait point, et Catherine le confirmait à l'occasion dans la bonne opinion qu'il avait de sa fille. Toutefois ces palliatifs ne pouvaient complir. Sébastien
empêcher
la ruine
de s'ac-
le mariage de sa belle-fille espéré qu'après Irma Mauricet, et à la faveur de la prospérité momentanée que créait dans le pays la construction des deux voies ferrées, il pourrait vendre des
avait
l'hôtellerie.
bâtiments
Il avait
délruils
compté sans le feu. Une partie diminuaient la valeur de grandement
l'immeuble rebâtir
; le peu d'empressement indiquait trop exactement
à faire de son propriétaire de foi dans son manque
l'avenir. Les acquéreurs ne vinrent pas enfouie, et ceux qui se présentèrent ne se laissèrent de point séduire par la parole abondante M",e Reuter. Sébastien
donnait
pour raison
sa détermination
bien arrêtée
d'aller
en Amérique de grandes cultures : chacun entreprendre son idée : c'était la sienne ! Cela avait tout l'air d'une invention son établissement, et ceux à qui imaginée pour ne pas discréditer il s'adressait on croyait n'y croyaient pas. Dans son entourage, encore moins, s'il se peut, à une émigration prochaine. Et pourtant c'était là réellement l'idée caressée par Sébastien, depuis le moment où la création des chemins de fer menaça le hameau de Haute-Fontaine tout entier. Il voulait vendre l'hôtellerie à n'importe quel prix, ainsi que les champs qui y étaient joints ; se libérer des hypothèques, payer le restant de ses dettes, et, tous comptes faits, les frais de voyage déduits, grâce à la vente LE CALVAIRE DEROSELINE 14
210
LE CALVAIRE DE ROSELINE
des biens de Roseline, il pensait atleindre avec toute sa famille l'Amérique du Sud, riche d'un capital permettant une exploitation sérieuse et étendue. Le difficile était de faire adopter son dessein par sa femme. Ah ! si elle allait faire de la résistance ! Mais non : Catherine, avec son esprit aventureux, devait être séduite tout d'un coup; Sébastien y comptait. L'ayant pour auxiliaire, Irma et son mari dans le mouvement, Mathieu Maréchal ne seraient entraînés voudrait pas- quitter « le petit » ; Georges et Louis à leur âge ne qu'à voir du pays... Sébastien était si sûr d'elle! Sa fille le Quant à Roseline... suivrait sans hésitation partout, fût-ce au bout du monde. Chaque jour la situation faite au maître du « Faisan Doré » emC'était d'abord le déplacement, — la déserpirait visiblement. de marchands, tion si l'on veut— de plusieurs petits industriels, quise rapprochaient des stations à établir. Le boucher, le boulanger qui avaient leurs boutiques à Chal-
demandaient
goutle s'en allèrent à Anould ; le forgeron Bulac transporta son enclume à la Houssière; le cabaretier du Plafond avait loué une maison à Fraize : un sauve-qui-peut ! — Et nous, père? demandait Roseline. — J'ai mon idée, répondait Sébastien. L'hôtellerie, hélas ! ne pouvait pas être déplacée pierre à pierre. Elle ne valait du reste que par sa position sur une grande voie. A moitié ravagée par l'incendie, il ne resterait aux murailles qu'à tomber en poussière. Les terres adjacentes conservaient seules quelque valeur, mais une valeur bien diminuée ; elles devenaient terres de labour, et la chance de voir d'autres constructions s'élever sur ce sol était désormais évanouie. — Que deviendrons-nous ? disaient Irma, son mari ou le petit Georges. — J'ai mon idée ! répétait Sébastien. Maintenant Catherine semblait la connaître, l'adopter comme sienne, De petits hameaux rapprochés
celte idée, — et
des lignes ferrées allaient
deve-
211
LE CALVAIREDE ROSELINE
nir de gros villages, et d'autres abandonnés. plètement vint
Le moment furent
livrés
où les deux
à la circulation, La malle-poste
large route. au tour des diligences, sage des gens timides
menaçaient
villages
com-
de fer à voie
chemins
et le silence cessa bientôt
conservées
d'être
unique se fit sur la vieille et
de passer,
encore
puis ce fut temps à l'u-
quelque tenaient à protester
et de ceux qui jusenfin disparurent... qu'au bout. Les diligences Alors, Sébastien renvoya ce qu'il avait gardé de filles de service et de valets
d'écurie.
Il conserva
Geneviève
à cause
de sa petite Mais lui et les siens,
et pour ne pas affliger Roseline. parenté, c'était plus qu'il n'en fallait pour tenir l'hôtellerie patache gardés,
ouverte.
Une
chevaux par Laurent avec les deux derniers et Anould, faisait le service entre Haute-Fontaine et, entre Haute-Fontaine les heures des trains le permeltaient, conduite
quand et la Houssière.
Mince profit ! la vente Sébastien avait annoncé par les gazettes du chef-lieu Il restait des journées entières assis à côté de de son hôtellerie. tristement la porte cochère, fumant par contenance, regardant ne venait pas. au loin pour voir si l'acheteur ne se pressait pas de venir. L'acheteur élevés pour recevoir les bestiaux Les grands hangars de pasmaintenant vides, en face du fenil sage en temps de marché, écroulé et des restes du bâtiment noirs de l'incend'exploitation die qui en avait dévoré une partie, faisaient paraître l'hôtellerie
Cette cour, où le puits seul donnait encore son eau, présentait et du délabrement. Les l'image de l'abandon toitures se couvraient d'une croûte épaisse de mousse desséchée ; encore
plus déserte.
se détachaient les portes disjointes ; sur l'une d'elles un oiseau laissait s'envoler ses plumes de proie cloué par un chasseur, les vitres des fenêtres, brisées pour la plupart, n'étaient auvent; pas remplacées.
Les auges
les murs au dehors, qui garnissaient les roupour ne pas faire attendre
toujours pleines jadis étaient aujourd'hui seuleliers qui se succédaient, remplies des toils. On y lavait des linges ment par les eaux débordant
212
LE CALVAIREDE ROSELINE
grossiers, et les battoirs verdissaient sur une planche visqueuse. de l'hôtellerie, la même incurie, s'élendant à , A l'intérieur , tout, attestait un découragement complet. Et jusqu'au « Faisan Doré = de l'enseigne se balançait terne sur sa plaque de tôle, où la rouille mangeait naguère brillant au soleil.
la dorure
du volatile
Tout le hameau d'ailleurs avait cet air de vétusté et de dévastation. Christophe Weiss, le charron d'en face,assis comme Sébastien devant sa porte, les bras croisés sous sa large barbe blonde, la têle inclinée, réfléchissait sérieusement, afin de prendre un bon parti. La maître de poste Ralandrot avait vendu ses chevaux et fermé ses écuries. Et il essayait détromper le temps en cultivant quelques arpents situés en arrière de ses bâtiments, et dont il avait fait un potager, que M'uc Balandrot, droite et grave au milieu de ses choux, arrosait mélancoliquement. Le grainetier Robin, qui tenait aussi un peu d'épicerie, avait laissé à sa vieille et, avec sa femme, gardait un du chemin de fer auquel il devait sa ruine. Même pour les hommes de peine, il y avait du travail du côté des stations et plus rien à faire au hameau. Sur la route déserte, seuls les petits enfants aux pieds nus et
mère sa boutique passage à niveau
sans chalands
les troupes d'oiseaux babillards qui se réunissaient jadis autour des mangeoires, continuaient leurs jeux et leurs chants. Georges et Louis, ainsi que les deux petits derniers du charron, « giblaient » avec les autres gamins jusqu'à ce que les pères irrités, et de mauvaise composition, les rappelassent rudement au logis. Le moment était venu pour Sébastien Reuter de dire son idée. Il l'exposa de la manière la plus complaisante à sa famille réunie autour de lui. Catherine, décidément gagnée d'avance, faisait le des choses séduisantes que son mari promettait à commentaire lui et aux siens. — Nous ne pouvons pas crever de faim, dit-il, si ce n'est crever d'ennui dans ce coin de montagnes délaissé par tous. Il n'y a nulle part sur les anciennes routes... Où aller plus d'auberges alors ? Quel métier
faire ? Voyons, je vous le demande
à tous ?
LE CALVAIREDE ROSELINE
Que celui qui a une meilleure inspiration ce qu'il pense... chacun dise librement comme
213
prenne la parole. Que S'il a raison, je dirai
lui.
— et sans déjà par sa mère à quoi s'en tenir doute aussi son mari. Elle se mit bruyamment à rire. Laurent Maréchal et son frère Mathieu se montrèrent décidés à ne pas se Irma
savait
séparer de Sébastien et à tenter la fortune avec lui. Mais Roseline ne put cacher sa surprise et son émotion : elle pensa tout de se couvrant le suite à Jean ; toutefois, tandis que Geneviève, s'en visage de son tablier, déclara très courageusement elle irait...
allait
elle cuisine, que partout où il irait, à la
pleurer
à son père
Le plus difficile était fait : Sébastien siens. Restaient les moyens d'exécution prier pour donner à son père, par-devant
avait
des
l'assentiment
ne se fit guère M" Lorin, une procuration pour la vente de ses biens. Irma possédait un petit capital ; mais Catherine se garda bien de le rappeler à Sébastien : il fut laissé chez le notaire de Corcieux — le même Me Lorin qui en servait
la rente.
: Roseline
l'argent de Roseline et fonderait un établissement
C'est avec
famille
que toute la au Brésil.
s'expatrierait fit décrocher L'hôtellerie ne trouvant pas d'acquéreur,Sébastien le «Faisan Doré» — autrefois doré— qui s'en alla à la vieille ferraille. 11 vendit tout ce qui n'était pas scellé aux murs : l'ancienne siers,
horloge à sonnettes, les bancs, les tables, ses verres, ses bocks,
selle, le tour de la literie, cher, des ustensiles
les escabeaux
de hêtre
à hauts
dos-
le beau dressoir
à jour avec sa vaisses canettes, lecomptoir ; puis ce fut du linge, des pendules des chambres à cou-
de cuisine,
ou en bouteilles, les liqueurs, Il fil jeter bas ce qui restait les matériaux de démolition,
des outils ; enfin les vins en pièces la bière, tout... debout du fenil
incendié,
et avec
il fit boucher
la plupart des fenêAvec ses ouvertures aveu-
tres des salles situées de plain-pied. glées et la vaste cour ouvrant sur les champs attenant à l'hôtellerie, le «Faisan Doré », désormais méconnaissable, prit un air de ferme... Alors il trouva acquéreur... mais au quart du prix payé
214
LE CALVAIRE DE ROSELINE
naguère par Sébastien. Il n'y avait même pas de quoi achever de rembourser l'emprunt fait sur la valeur de l'immeuble. L'argent de Roseline combla tous les vides ; car si Sébastien était malchanceux dans ses opérations, il entendait ne rien faire perdre à personne, honnête en cela. Malheureusement, dans son égoïsme naïf, sa fille et lui c'était tout un: il disposait sans remords de son avoir ; en retour, il l'enrichirait par les fameuses exploitations qu'il allait entreprendre. Le bruit se répandit bien vite, dans le pays, du départ prochain de Sébastien Reuter et de sa famille. Geneviève prit soin que la nouvelle en fût portée à Granges le plus tôt possible et chargea Vallencien de la faire parvenir à la Fresnaie. Le colporteur n'eut garde d'oublier la recommandation de la fidèle servante, d'autant moins que, dans l'intérêt de son commerce, il recueillait pour le redire ce qui se racontait dans les endroits visités par lui, assuré d'être partout, grâce à son babil.
ainsi favorablement
reçu
CHAPITRE
XXIII
LES NOUVELLESDU COLPORTEUR
Deux jours après, en arrivant à Granges dans la matinée, Vallencien Pied-Léger avait laissé couler sa balle à terre devant la boutique de Dinozé, au grand désespoir du petit mercier d'en face. Et saluant le sellier, qui parut en l'entendant.geindre de son faix mis bas : — Bonjour, monsieur Dinozé ; me voilà ! Et quoi de neuf? avait-il ajouté en débouclant les courroies de sa balle. — Mais, fit le sellier, c'est à vous, Vallencien, qu'on doit demander ça!... à vous qui êtes partout ! — Bonjour, Vallencien I faisait la mère Gertrude : une bonne vieille qui demeurait dans la maison de Dinozé.. Le colporteur ôta son bonnet à poil, et répondit poliment: — C'est toujours un bon jour quand je vous vois, Gertrude. Il ajouta en lui tendant un paquet : Voici votre chanvre, avec les compliments de votre fille. Ensuite, il tira des boucles de ceinture, des écheveaux de lin, de drap, des rubans, pour les offrira des paquets d'échantillons ceux et à celles qui s'empressaient autour de lui. 11 y avait là le fils du bûcheron Langronne, grand et brun comme son père, Tobie le charron, Claude Mansu, le ménétrier son Mafhis... mam'zelle Rose... Le boucher Jâry abandonnait étal le poing sur la hanche, et se l'approchait du groupe. De la — accourait Fresnaie, — d'où elle avait aperçu le colporteur, Annette. — Voilà vos bretelles,
Tobie, dit Vallencien ; voici vos échan-
210
LE CALVAIRE DE ROSELINE
tillons
de drap, Claude, dit-il au tailleur, mains; votre toile à tabliers, maître Jâry... pas oublié vos cordes à violon, je les avais luthier des Bruyères; ni votre boucle de Rose... il n'y a pas d'erreur... Puis se tournant vers Annette: — Et vous, ma jolie fille? les épingles n'est-ce pas ? — Il lui lendit une boîte de MmoVarin ? El comme
la servante
qui tendit les deux Ah! Mathis, je n'ai commandées chez le ceinture,
mam'zelle
de maîtresse Varin, carton. Elle va bien,
dans la pacotille, paraissant désirer quelque objet à son usage, Vallencien, sans attendre sa réponse, continua : — Allons, choisissez, ma belle...j'ai des colliers, des étuis... des ciseaux, des bagues... des bagues qui portent bonheur, mon aimable enfant... Non? C'est ce ruban alors qui vous séduit? Annetle avait fini par saisir un bout de ruban cerise. — Annelte, dit une voix forte, si tu veux me promettre de cherchait
danser avec moi à la noce de ma cousine Lénele, je te fais cadeau de ce beau ruban. se retourna; mais, en voyant la tête rouge, ébouriffée, de Tobie et sa grande bouche fendue jusqu'aux oreilles, elle rougit un peu, puis se mit à rire. — Fais attention, Annelte, dit le sellier; j'ai dans l'idée que La servante
Tobie en tient pour toi depuis longtemps. — Promets-tu ? dit le charron à la servante. •— J'y penserai, j'y penserai, fit-elle. Quant au ruban, tout décidé ; je n'en ai que faire aujourd'hui.
c'est
Et. elle rendit le ruban cerise. — Vrai ? lu penseras à moi, Annetle, dit Tobie en poussant un soupir. — Par ci, par là, répondit temps... Annetle
la coquette fille; quand j'aurai
le
allait s'éloigner. Cela ne faisait pas l'affaire du colporil la retint par le bras. teur. Brusquement, — Attendez donc ! J'ai quelque chose à vous apprendre !...
LE CALVAIREDE ROSELINE
217
La fille du sellier, Fifine, sortit de la maison de son père, fraîche et souriante, et s'approcha du porte-balle. — Ah! nous voilà au complet! ravi. Mes s'écria Vallencien Fi fine; mes salutations respectueuses... salutations à mademoiselle et mes regrets. — Pourquoi tes regrets, Pied-Léger? dit Fifine, qui n'avait pas
Brusquementle colporteur retint Annetle par le bras. de tutoyer le colporteur. 11 arrive donc an évéperdu l'habitude nemenl fâcheux? — Très fâcheux pour vous, mon enfant. Vous perciez Roseline... — Elle se marie? elle quitte le pays ? — Elle quitte le pays... et s'en va bien loin. — Vraiment ! dit la jeune fille qui avait changé de visage ; où donc ? •— Oh! bien loin... bien loin... En Amérique. Annetle s'était rapprochée. 14"
LE CALVAIREDE ROSELINE
218
— Je vous
croyais
partie,
lui dit le colporteur
malicieuse-
ment. — Que non ; ce beauque vous nous apprenez là va intéresser coup notre maîtresse. — En Fifine. Mais elle ne peut pas y murmurait Amérique... aller toute seule? — Ils partent tous! s'écria Vallencien d'une voix retentissante. Chacun s'apitoya sur le sort de Roseline ; pendant un moment on n'entendit
parler désintéressement.
que de sa douceur,
Puis Annetle dit : — De! Sébastien Reuter
est fou...
de sa sagesse,
de SOD
fou à lier!
Fulgence Dinozé ajouta : — Et Catherine ne montre
pas plus de bon sens que lui. Tobie, le charron, prit la parole à son tour: — Alors Laurent Maréchal, sa femme?... — Laurent, son évaltonnée de femme, Mathieu Maréchal,
les
deux garçons, Roseline... ils partent tous ! répéta le colporteur de sa même-voix. Et cène sera pas long, mes amis... Le boucher Jâry secouait la lêle d'un air de pitié. Claude Mansu en sa qualité d'écloppé rêvait de faire le tour du monde. Tout de suite il porta envie à la famille Reuter, et il allait l'avouer, lorsque le sellier dit à sa fille, qui avait pâli sous le coup de celle pénible nouvelle : — Il ne faut pas le faire de chagrin, Fifine : Roseline était perdue pour toi du jour que son père abandonnait Granges et les vieux amis, pour aller tenir une.hôtellerie à Haute-Fontaine. On pouvait penser que ce ne serait là qu'une première étape... Mais il fait un joli saut ! C'est plaisir de le voir aller la bride sur le cou, celui-là ! Annetle t-e
avail déjà mis la vitesse de ses jambes à profit. Elle arriva tout essoufflée à la Fresnaie, et en relevant la tèle trouva devant M"1" Varin.
— Lai ! Vous ne savez pas, maîtresse,
ce que Vallencien
vient
LE CALVAIRE DE ROSELINE
219
de me dire ?... Mais voilà vos épingles... Eh bien ! maîtresse, ils s'en vont tous en Amérique, tous ! — Mais qui ? — Eh ! les Reuter, pardi ! Il n'y a point d'autres pour faire folie pareille. M"" Varin
fut frappée elle dit :
de surprise.
Un peu revenue
de son
saisissement, — Ce n'est peut-être qu'une intention... de ces choses qu'on ne fait pas, le moment venu... Annette ne réfléchit pas longtemps avant de répondre : — Oh ! non, maîtresse ; c'est décidé... Si vous aviez entendu le colporteur, vous ne douteriez plus. Une heure après, le meunier arrivait en carriole de Corcieux. Jetant à un garçon les rênes du cheval, il sauta à bas de la voiture avec la vivacité d'un jeune homme, pour dire plus vile à sa femme : — Tu ne sais pas, Elisabeth ? Roseline a donné procuration à son père ; on va vendre tous ses biens. Je viens de l'apprendre... MmeVarin n'eut que la force de lever les bras en l'air : ils s'abattirent bien vite avec découragement. — Comment! murmura-t-elle, Roseline en est venue là ! — Je savais que cela arriverait, hurla Daniel, mis hors de lui à la pensée que toute les peines qu'il s'était données aboutissaient à ce résullat — presque inévitable. 11 se laissa tomber sur une chaise à bras, dénoua sa cravate ; et sa femme, en le voyant si rouge, n'osa pas lui répéter ce qu'Annette venait de lui dire. Il le saura toujours assez tôt pour sa tranquillité, pensait-elle. — Que feras-tu? lui demanda enfin M"10Varin, d'union très doux. — Ce que je ferai ! s'écria le meunier en donnant un vigoureux coup de poing sur la table placée devant lui... Ce que je ferai 1 D'abord, elle, je la renie pour ma nièce ! Quanta lui, c'est un malhonnête homme ! Avec la femme dont il a fait sa complice,
220
LE CALVAIRE DE ROSELINE
la ruine de Roseline était sûre! J'irai lui dire son fait !... Je lui parlerai sur la figure !... Je veux le faire rentrer sous terre !... Quant à sa Catherine... m'est avis que ce ne serait pas trop de lui administrer une paire de soufflets à celle-là !... Si seulement j'avais de l'argent disponible pour acheter... Mais tout est placé, ma femme ; et j'aurai le crève-coeur de voir passer à des étrangers des biens qui de tout temps ont appartenu à la famille VarinDoron... Cette prairie... ce bois... Ah! non, si je ne meurs pas de colère, c'est lui, c'est ce coquin de Sébastien sur qui je me vengerai de tout ce qu'il me fait endurer. MmeVarin s'était approchée de son mari. Affectueusement, elle lui avait mis sa main sur l'épaule sans réussir à le calmer. Elle lui disait des mots vagues, des phrases entrecoupées ; elle répétait, en les adoucissant, ses mêmes griefs avec le ton d'une femme aimante et respectueuse. Son mari ne l'entendait seulement pas. — Et dire, poursuivit-il, que cet homme a été le mari de ma pauvre soeur ! Dire qu'il a fait de Roseline, qui est de mon sang, une mauvaise nièce pour nous, une fille ingrate, dure de coeur! Ah ! je ne sais pas ce qui m'exaspère le plus de voir partir ce bien... tout ce bien, ou de trouver de si abominables sentiments dans une créature que je m'étais accoutumé à regarder comme mon enfant... que je chérissais, à qui j'aurais voulu faire partager notre vie... Ce n'est plus pour nous que je travaille: elle n'a pas compris que c'était pour elle, pour lui donner une existence heureuse... MracVarin quitta un instant Daniel pour aller recommander à Annette de garder le silence sur ce qu'elle avait appris; son mari, lui dit-elle, avait déjà assez de sujets de mécontentement. Elle craignait pour sa santé. Mais Annette avait parlé aux autres domestiques, et, à ce moment même, Jean, qui venait de faire une livraison de farine, de la famille apprenait d'André la Jeunesse le départ prochain Reuter pour l'Amérique. Ce fut un rude coup pour lui. Il vacilla comme étourdi sous un
. LE CALVAIREDE ROSELINE
221
choc redoutable. Il gagna, en se tenant à la muraille, la salle où se trouvaient ses patents. En entrant, il vitson père dans un état de véritable prostration. quelques mots pour le rapAuprès de lui sa femme murmurait peler au sentiment des choses. '— Ils savent le départ ! pensa Jean. Il se laissa tomber sur un siège, et le paysan aigri, jetant un regard oblique de son côté, reconnut son fils. L'affliction répandue sur ses traits ne lui déplut pas. — Oui!... oui!... dit-il en secouant la tête et en regardant Jean ; il a fait cela, ton oncle ! — Calmez-vous, père, balbutia Jean. Si on essayait de lui faire entendre raison ? — Entendre raison... à qui ? à Sébastien ? à Catherine ? — Si j'allais à Haute-Fontajne ? — Le mal est fait maintenant... Tous les reproches ne serviraient à rien. Ils ont influencé Roseline, ils l'ont détournée de elle nous... Pour épargner une peine à son père, la malheureuse, ferait mourir son oncle de chagrin. — Ah! elle l'aime trop, son père ! murmura Jean. — Il en est si peu digne! Elle n'a pas compris qu'il ne songeait qu'à la dépouiller de tout son avoir? Il ne l'aime pas, lui... il n'aime que son argent... Elle verra, quand elle n'aura plus rien à lui donner, elle verra! — Ah ! elle aura toujours un trésor d'affection pour lui, dit Jean. Voyez jusqu'où elle pousse le dévouement ! — Explique-toi, fit Daniel, tandis queMmo Varin, qui comprela chaise de son mari, de ses yeux nait mieux, debout derrière fermés vivement, adressait à son fils la prière de se taire. — Je dis qu'elle l'aime trop, hasarda Jean. — Et nous pas assez, dit son père... Tu sais qu'elle a consenti à la vente de tout son bien ? — Non, père, j'ignorais, déclara Jean, paralysé par le regard de sa mère. — Jean ne savait pas, dit celle-ci en intervenant plus dircc-
222
DE ROSELINE LE CALVAIRE
tement, qu'elle avait tout donné ; mais il savait bien qu'elle était capable dé le faire et qu'elle y serait amenée peu à peu. — Oh! je ne veux plus la voir ! s'écria le meunier... Ni demain, ni dans six mois, ni dans dix ans... si je vivais jusquelà après tant de contrariétés ! Jean vit bien alors que son père ignorait le départ prochain de Roseline, l'émigration de la famille de son beau-frère. C'était sûrement ce que sa mère voulait l'empêcher de dire pour ne pas l'affecter davantage. D'autre part, Jean venait d'apprendre la vente décidée des biens de Roseline, et dans les circonstances actuelles car cet abandon de tout son c'était une grave complication; avoir fait par sa nièce irritait tellement Daniel, qu'il ne pourrait jamais se faire de son père un auxiliaire pour la démarche désespérée qu'il avait projeté de tenter dès la première annonce de l'éloignement de sa cousine. Il sortit pour dérober à ses parents —à sa mère surtout plus — la clairvoyante, mieux renseignée peine profonde qu'il ressentait. Il espérait que sa mère, lorsqu'il trouverait une occasion de s'entretenir avec elle, lui donnerait un bon conseil. Un moment plus tard, le meunier allant donner quelques ordres
à la minoterie,
surprit
une conversation
d'André avec
Barthélémy. — Nous disons, fit le premier garçon de moulin afin que leur causerie n'eût rien de mystérieux pour le patron, nous disons que cette idée venue à maître Sébastien Reuter d'emmener toute sa famille en Amérique... — Hein ? fit Daniel. — Est l'idée d'un cerveau malade... — Brûlé par les alcools, sauf votre
respect,
acheva Bar-
thélémy. — En Amérique? dit le meunier. Ils s'en vont en Amérique ? — Vous ne le saviez pas donc ? demanda André, un peu repentant, en voyant le visage troublé de son maître. Daniel Varin fit un effort surhumain pour dissimuler devant
LE CALVAIREDE ROSELINE
223
ses serviteurs le bouleversement que lui causait celte nouvelle. Il y réussit si bien qu'elle ne produisit pas sur lui tout l'effet qu'on pouvait redouter. — Qu'ils s'en aillent à tous les diables I s'écria-t-il ; et que je n'entende plus jamais parler d'eux !
CHAPITRE
XXIV
L'ONCLE ET LE NEVEU
Le fils de l'opulent maître de la Fresnaie était frappé au coeur. il n'avait à attendre aucun De son père demeuré très irrité, à ses à sa peine. Il lui fallait même dissimuler adoucissement yeux la douleur qui l'accablait. son mari, Quant à Mrae Varin, dans la crainte de méconlenter elle ne savait quel conseil donner à Jean. Elle le plaignait, elle le réconfortait par de bonnes paroles ; elle feignait même de ne pas croire à toute la sincérité de l'affection qu'il éprouvait pour sa cousine ; mais tout cela en vain. C'est surtout parce qu'il semblait à Jean que sa mère ne se doutait pas de la force de ses sensi timents, que les consolations prodiguées par elle produisaient peu d'effet. Jean fut vite amené à prendre vis-à-vis de sa mère une attitude presque aussi réservée que celle qu'il lui fallait observer pour ne garda un silence obstiné... pas exaspérer son père. Il s'assombrit, Mais les jours s'écoulaient. Et il se trouvait plus que faible de pour arracher Roseline. au sort qui l'attendait. s'en aller de l'autre Ainsi, il la laisserait quitter le pays, côté de l'Océan, exposée à mille dangers, perdue pour lui I 11 ne rien
tenter
pas de faire comprendre n'essayerait qu'il y avait d'odieux dans sa conduite
à l'oncle envers
Sébastien
tout ce
sa fille ! Comment
!
cet insensé l'emmenait dans de l'avoir dépouillée, une région inconnue où toules les misères pouvaient les atteindre Il l'arrachait à l'amour de sa famille ! dans leur vie de colons... toules les espérances d'une jeune fille... 11 brisait brutalement non content
LE CALVAIREDE ROSELINE
225-
n'offrait ! Mais si Roseline protestation à son père, était-ce une raison pour abandonaucune résistance d'un homme enfant à toules les imaginations ner la pauvre ? égoïste jusqu'à la cruauté il irait dire son fait à ce père Non, il irait à Haute-Fontaine; Et ce serait
dénaturé.
sans
Qu'élait-ce
une
jusqu'ici
que
ce désaccord
entre
les deux
Enfin, tu viens nous dire adieu, dit l'oncle. ? Qui le motivait? De misérables querelles d'argent... C'est maintenant maintenant que la discorde allait se légitimer, d'intérêt ou d'amour-propre, qu'il ne s'agissait plus de questions mais delà violence faite aux plus respectables sentiments. Jean remit au lendemain Dès qu'il eut pris cette résolution,
familles
Le lendemain était un dimanche, son voyage à Haute-Fontaine. — c'est-à-dire une journée bien à lui. fit nue partie du trajet à pied, et Il partit de grand matin, occasions de prendre place profita, pour le surplus, de plusieurs dans des carrioles suivant le même LECALVAIRE DEROSELINE
chemin
que lui. 13
LE CALVAIREDE ROSELINE
f226 Sébastien
Reuter, hôtellerie
l'ancienne qui lui appartenait
plus désoeuvré que jamais, était assis devant en ferme, et du « Faisan Doré » transformée pour peu de jours encore. Il aperçut son neveu
montant la côte d'un pas décidé. — Hé ! fit-il, il va d'un bon pas... Mais s'il y a de Granges ici c'est tout au plus... Peuh ! belle une douzaine de kilomètres, affaire !... Où va-t-il ainsi ? Il se faisait encore cette question que Jean y répondait déjà, en lui criant du plus loin qu'il put l'aborder: — C'est vous, mon oncle Sébastien, que je viens voir. Le futur colon se leva. — Pas de cérémonies, lui dit son neveu. Bonjour tout de même ! Ce début
annonçait
un visiteur
qui avait
de l'élan
et de la
colère. — Le feu a donc pris à la Fresnaie, que te voilà de si grand matin ? dit Sébastien ironique. — Tiens, mon oncle, vous brûlez bien, vous... sans ma permission. — Huit jours plus tard, mon garçon, tu aurais trouvé visage de bois... sans ta permission. — Je m'en doutais bien un peu. —; C'est pourquoi tu marches d'un croyais parti, peut-être ?
si bon pas ? De ! tu me
Jean suffoquait. Il ne put répondre. — Enfin*, tu viens me dire adieu, n'est-ce pas ? — Je viens vous dire... ce que nous avons tous sur le coeur, dit Jean avec force. — Entre alors, fit Sébastien, qui ne se souciait pas de recevoir sur le grand chemin. J'ai quitté Granges, ajoutades reproches de Ion père ; ce n'est t-il, pour ne plus entendre les récriminations pas encore assez loin, puisque lu te charges de me les apporter ici. Heureusement, je vais bientôt mettre la mer entre moi et les tiens. Jean pâlit...
comme
s'il n'avait
pas cru jusque-là
à ce départ.
LE CALVAIREDE ROSELINE
L'entendre
annoncer
parle
père de Roseline
mière et douloureuse surprise. — C'est donc bien vrai, mon oncle, dit-il quittez le pays ? — Oui... et n'y jamais revenir! puissé-je — Et Roseline ? murmura Jean. — Roseline?dit Sébastien lentement.
227
renouvelait avec tristesse, s'écria
sa prevous
l'ex-hôtelier.
Il étudiait — Nous
navrée du visage de son neveu. l'expression partons tous, fit-il, sans répondre directement. — Et Roseline aussi ? — Avec mes autres ma femme et toute enfants, dit Sébastien, la maisonnée. — Et ma cousine s'en va du pays librement? — Mais... je le crois. —r- Elle ne regrette personne ? — Il n'y a plus personne à Haute-Fontaine. — Oh ! vous me bien, mon oncle! comprenez — Tu veux dire alors... les Varin? Il n'y a rien entre les Varin et les Reuter qui puisse donner des regrets. — Et si vous vous mon oncle? dit Jean qui faiblistrompiez, sait. — Si c'est que ces regrets-là ne seraient pas je me trompais... bien grands, car ma fille s'expatrie avec nous tous d'un coeur bien léger. — Ah ! c'est qu'elle vous aime tant, mon oncle Sébastien 1 — C'est vrai... c'est une bonne fille. — Elle vous est si dévouée ! — C'est vrai... elle m'en a donné bien des preuves. — Vous ne voudriez pas faire son malheur ? — Certes non. — Eh bien!
alors, mon cher oncle... ce que Roseapprenez line n'a pas osé vous dire. Ni elle, ni moi, n'avons voulu entrer dans la querelle des pères. J'ai toujours eu beaucoup d'affection pour elle... et elle ne m'a pas défendu d'espérer que par nous une réconciliation des deux familles était possible.
?28
],E CALVAIREDE ROSELINE
— Ah! fit froidement
l'oncle
de Jean.
Je ne savais pas cela...
En tout cas, il est un peu tard pour en parler. — Vous ne voulez donc rien comprendre ? — Je dit Sébastien, que ton père ne serait pas comprends, fâché de me voir laisser ma fille à sa discrétion. Il serait si heureux de pouvoir crier partout — Il ne s'agit pas de mon oncle, faisant auprès de vous qui vous demande Roseline. — Daniel Varin trouverait
! que je l'ai abandonnée père... Ne voyez que moi ici, mon une démarche amicale. C'est moi sa dot écornée...
— Si mon je saurais père faisait opposition à ce mariage... venir à bout de sa résistance. — C'est possible ; mais je la refuse, mon garçon. Je la refuse à toi, je la refuse surtout à ton père. Tu lui diras cela de la part de Sébastien Reuter. Jean fut indigné de ces paroles et du ton dont elles étaient prononcées ; il se contraignit : éclater c'était tout perdre. Et puis Sébastien était, malgré tout, à ses yeux, le père de celle qu'il aimait, et bénéficiait de cette expansion de tendresse. — Mon oncle, mon cher oncle, s'écria-t-il, laissez-moi voir Roseline, laissez-moi lui parler ; vous déciderez après. — Oh! parle-lui tant que tu voudras : je connais mieux que toi l'étendue de son respect pour les volontés de son père. L'entretien
avait lieu dans l'ancienne
cuisine
de l'hôtellerie.
Plus d'une fois, Georges ou Louis, Irma même, avaient avancé à sur un geste de la porte une tête curieuse, qui disparaissait Sébastien. De la cour et sous la porte charretière on devait écouter, et l'oncle de Jean n'était pas fâché que l'on sût de quelle façon il accueillait des paroles de réconciliation venues de Granges. enfin! Les Varin s'humiliaient Et quand il eut accordé à son neveu devoir Roseline, celle-ci, ne se fit guère attendre et entra presque prévenue sans doute, aussitôt dans la pièce. Sébastien crut devoir se retirer. Alors discrètement — N'est-ce pas, Roseline, lui dit Jean comme elle entrait,
LE CALVAIREDE ROSELINE
n'est-ce
pas
que ce n'est
nullement
de bon coeur
229
que tu nous
quittes ? — Oui, oui, cause toujours, murmura Sébastien en s'en allant. Roseline avait tendu la main à son cousin. Il la prit et répéta sa question à demi-voix, et dans ce peu de mots il mit toute son ardente. âme. C'était une supplication -— Je n'ai jamais eu d'autre volonté que celle de mon père, répondit Roseline en baissant les yeux pour n'être pas impresde visage de son cousin. Ce qu'il veut, sionnée par l'expression je le veux. Ce qui fait son bonheur doit me rendre heureuse... — C'est trop de vertu, cruelle ! moins des paroles sévères ; elle leva la tête. Elle redoutait — Mon père sait mieux que moi ce qui me convient, dit-elle simplement. — Ah ! comme
tu es bien sa fille ! s'écria
Jean.
Ils se regardèrent un moment sans parler. — ces reproches, mon ami? dit enfin Roseline. Je Pourquoi ne veux faire de peine à personne... encore moins à toi... Je te l'avais
bien dit que nous ne nous préparions que des regrets ! Je suis donc sincère. Mon père ne peut se passer de moi, ajoutat elle en baissant la voix ; le laisser partir seul serait faire son malheur. — Ah ! tu ne penses qu'à lui ! Tu t'es sacrifiée à lui, et jamais tu ne t'appartiendras. ' — il ne sera pas Non, Jean, dit-elle ; s'il y a un sacrifice... éternel. — fille froide et timide ! Explique-toi, — Je pars avec eux, mais je ne renonce pas comme eux à mon cher pays de Lorraine et à tout ce que j'y aime. J'espère — et c'est là le plus ardent de mes désirs — en ramener mon père un jour, et j'y réussirai s'il a pour moi l'affection que j'ai pour lui... Jean, dans trois ans, je serai de retour -— Ah ! je ne te crois pas ! — Je dis trois ans, mon cher cousin. — Non, tu es perdue pour moi. Et puis jamais,
je le vois bien
230
LE CALVAIREDE ROSELINE
Adieu ! nos parents ne se réconcilieront. maintenant, jamais — Tu doutes de ma parole? — Je doute de ta Adieu... parole ; je te rends ta liberté... — Ah ! Jean, je n'avais rien promis ! — Je renonce à toi, adieu ! elle n'acceptait De la tête, elle fit un signe de dénégation; pas cet adieu, et elle n'y répondit pas. Mais comme Jean s'était levé et se dirigeait vers la porte sans même lui tendre la main, elle se détourna à demi pour lui dérober la vue de ses larmes. Il leva Sous la porte charretière, Jean se croisa avec Geneviève. les yeux en l'air avec un geste de désespoir. toute en trouva Geneviève vint retrouver Roseline qu'elle de la jeune sur l'épaule Elle posa sa main affectueuse pleurs. Enfin elle lui fille, n'essayant pas de la tirer de son abattement. dit en soupirant : — Ah ! Roseline, ce n'est pas ainsi que les choses finir! Est-ce que j'aurais eu trop de confiance?...
devaient
CHAPITRE
XXV
LONGUES,LONGUESANNÉES
Reuter quittait avec sa plus tard, Sébastien De tous ceux qui l'entouraient, il ne laisfamille Haute-Fontaine. sait derrière lui que Geneviève. Elle s'en alla retrouver à AumontUne
semaine
zey la vieille parente qui s'était chargée de sa fille Cécile, et de soins. dont l'état de souffrance réclamait un supplément Pour Jean, plus d'espoir. C'était fini. Il gardait la faible consoen essayant de vaincre la séchelation d'avoir tenté l'impossible resse de coeur de son oncle. Il aurait demeurât
bien voulu que sa démarche auprès de Sébastien ignorée de son père ; et pour plus de sûreté, il ne s'en même ouvert à sa mère, toujours si indulgente pour
était pas lui. Mais Sébastien Varin
toute
ébruité
Reuter
n'eût
la satisfaction
pas tiré de cette humiliation s'il n'avait qu'il en attendait,
des pas
la chose.
Il s'arrangea même de façon à en informer sûrement son beauvisites qu'il reçut du frère, et utilisa à cette fin les dernières sellier Dinozé et de Vallencien le colporteur. Ceux-ci n'osèrent de cette tentative pas révéler au riche meunier les circonstances de réconciliation dans tout Granges, ; mais ils en parlèrent et Daniel Varin fut enfin pleinement informé par le charron Tobie : il n'y avait pas trois jours que les Reuler avaient abandonné le pays... Celui
fut un coup sensible. Son fils s'était ainsi humilié
•respect qu'il lui devait,
d'aller
! Il n'avait demander
pas craint, oublieux du la main de la fille du
232-
LE CALVAIREDE ROSELINE
pire ennemi de la famille ! Et il s'y prenait si bien qu'il se faisait rebuter! non Lui, son Jean, rebuté! Ah ! voilà ce qui l'indignait seulement cet odieux Sébastien contre son fils, mais contre la main qu'un Varin lui tendait! qui avait osé repousser à côté de Tous les affronts reçus de son beau-frère pâlissaient Il s'était ce dernier affront! Sébastien vengé trop bassement! victimes n'avait pas hésité devant le malheur de deux enfants, Reuter
après tout de son mauvais caractère, qui l'avait conduit de faute en faute jusqu'aux plus fâcheux expédients. Jean comprit vile que son père était au courant de tout. II lo comprit rien qu'aux regards obliques qu'il jetait sur lui, s'éparen face, au risque d'éclater. gnant le crève-coeur de l'envisager Peu de jours de douter...
après,
ce qu'il apprit
par sa mère ne lui permit
plus
Le riche
d'irritation blessé, redoublait profondément contre ; et, s'il en voulait encore à son fils, c'était moins d'avoir agi sans son consentement, que de s'être exposé Mais M"leVarin ne pouvait aux dédains de l'abhorré personnage. meunier, son beau-frère
Quand elle eut grondé Jean, elle lui pas avoir la même sévérité. ouvrit ses bras, et il s'y jeta. s'adoucit sur le scinLe gémissement qu'il ne put comprimer autre amour ne pouvait lui rendre moins chère. de celle qu'aucun — Mon garçon ! mon. pauvre garçon ! répétait la mère de sa douce voix maternelle. une sorte de honte et dit tout bas : Jean surmonta — Mère, je ne peux pas oublier Roseline... c'est plus fort que moi ! — Tu l'aimes donc bien, mon cher enfant? — Oui, ma mère, sans le vouloir et sans le savoir je l'ai toujours aimée, j'ai toujours pensé à elle; mais c'est surtout depuis et sous la main dure d'une maque je l'ai vue si malheureuse râtre. .. — Ah ! fit-elle, mon Jean, lu es un bon fils, qui m'as toujours ; mais le père est le maître, mon enfant, donné de la satisfaction c'est une grande faute de le mécontenter.
LE CALVAIREDE ROSELINE
233
Et la digne femme se dit tout bas que si sa nièce n'avait eu aucun bien à abandonner, si elle avait été une pauvre fille, son Jean aurait pu êlre heureux, et eux tous avec lui. Les jours passèrent, puis les semaines, puis les mois, et personne ne recevait de nouvelles des émigrés. Depuis son départ Roseline n'avait jamais donné signe de vie. pour l'Amérique, une espèce de contrainte Cependant pesait sur la maison : Daniel Varin, sous le coup d'une irritation que rien ne calmait, finit par prendre le lit. C'était une première atteinte à sa robuste et autour de lui, on conçut de l'inquiétude. constitution, Jean, qui devenait tous les jours plus sombre, tomba dans une sorte de mélancolie. Daniel lui avait confié peu à peu le soin de la bluterie. Adroit et plein de vigueur au travail, Jean s'acquittait autrefois avec soin de sa tâche. Maintenant il était visiblement préoccupé, ou, Il consultait son père pour mieux dire, sa pensée était ailleurs. comme s'il ou André la Jeunesse à propos des moindres détails, ne pouvait se résoudre à prendre une décision de lui-même. Cela rarement en défaut attrifâchait son père, dont la clairvoyance buait cette indolence sentiments. Un jour, et une amélioration nestation à Jean.
du jeune homme à la persistance de ses quand Daniel eut recouvré un peu de calme de sanlé, il en fit le sujet d'une légère admo-
Celui-ci était trop droit et trop fier pour nier : il garda le silence. — Je veux, dit enfin le riche et autoritaire meunier, que tu choisisses une femme qui n'ait pas gaspillé son bien, et dont le père ne soit pas un dépensier, une tête fêlée... Jean leva les mains — Mon père, vous enfant... Votre haine — C'est assez ! fil
d'un air suppliant. Enfin il osa dire : êtes bien cruel pour une digne et vaillante vous aveugle... pour votre beau-frère Daniel...
ou non, elle est partie, Suis mon conseil, Jean... oublie-la...
et n'est pas près de revenir. cesse de penser à elle. — Alors, père, apprenez-moi
Vaillante
comment
je pourrais
l'oublier. 15'
LE CALVAIREDE ROSELINE
234
— M'est avis que c'est en accordant la liberté à tes yeux, en regardant d'autres jeunes filles... à moins que les choses nesoient mon jeune temps. Roseline m'a promis
changées depuis — Mon père,
d'être
ici dans trois ans, et
maintenant j'y crois. — Tais-toi ! je te défends de prononcer son nom ! Je verrai le Sa fille Claire est encore à marier. C'est minotier des Bruyères... Autrefois elle ne paraissait une héritière... pas le déplaire... Voilà un parti ! Une famille honnête ! une vieille famille du pays, aussi
ancienne
Doron
que la nôtre et qui peut s'allier
!...
Jean déclaratrès
nettement
parler d'aucun mariage. — Même si celte mauvaise meunier
à celle des Varin-
avec l'intention
à son père qu'il nièce était
d'éprouver
ne voulait
mariée
là-bas
entendre ? fit le
Jean.
Il y réussit. Celui-ci se troubla, et d'un oeil avide de découvrir ce qu'il pouvait y avoir de vérité dans ces derniers mots, il cherchait le regard il dit enfin : de son père. Brusquement, — Qu'en savez-vous, père ? — On ça se voit tous les peut le supposer, répondit Daniel; jours... Il tenait
à laisser
dans l'esprit de son fils. Le temps continuait, au milieu des orages et des beaux jours, Les granges de Daniel Varin s'emsa marche, que rien n'arrête. plissaient à chaque récolle ; son moulin ne cessait d'être en mouvement ; son bétail mugissait, dans ses toujours plus nombreux élables. La large tête du riche meunier était devenue grisonnante ; sa un doute
sur gardait toute son énergie, avec un rare sourire "physionomie les lèvres, et son geste restait impérieux. Celait bien là le paysan lorrain à la rude écorce, mais labode ses intérêts. Cet homme est dur, sourieux, sobre, intelligent vent sans compassion ; il semble n'envier que le gain, ne craindre ; mais il est capable de verlus sloïques que les pertes matérielles
LE CALVAIREDE ROSELINE
235
absolu quand il est sûr d'un dévouement d'abnégation, une loyauté mêlée « qu'il en doit être ainsi et pas autrement»: de fatalisme. MmeVarin, la blonde Elisabeth, demeurait belle, malgré l'ex»
d'actes
pression attristée de son visage. Jean était, lui aussi, de cette forte race de l'Est, ayant plus de volonté que d'imagination. Quand il avait vu son père s'obstiner dans son aversion pour Sébastien Reuter, et ne rien retrancher devant ces pour Roseline, il avait paru s'incliner ; il s'était rangé à son obéissance et à son devoir de
de sa sévérité sentiments
bon fils ; mais rien au monde n'aurait pu le dissuader d'aller de coeur vers celle à qui il avait juré une affection profonde et à toute épreuve. A la ferme et dans la basse-cour, c'est toujours Anne-Marie qui — un encore que jadis, mais commande, peu plus émaciée comme si elle avait trente ans. droite dans sa verte vieillesse Annette, pour laquelle soupirait depuis longtemps Tobie le charron, avait fini par mettre sa main dans la large et loyale main du brave géant aux cheveux rouges. Florizel, le gaucher, n'était plus berger, mais garçon meunier au moulin : un soir de la fête du de la petite village, il avait bégayé quelques mots dans l'oreille gardeuse d'oies, et Sylvine avait pris cela pour une demande en mariage : ils s'étaient donc épousés. Sylvine maintenant remplace Annette. André la Jeunesse vient d'atteindre ses soixante ans. C'est encore, dans toute la force du mot, un homme vigoureux, qui se permettrait ferait reculer à cent pas quiconque de venir lui donner un coup de main pour charger un sac de grain, quelque lourd qu'il soit. Barthélémy continue d'atlacher le fronton aux boeufs de labour. La force de son bras noueux et velu lui permet d'empoigner un cheval fougueux, et de le rendre docile. Gédéon et Pierre-Louis sont toujours garçons meuniers à la Fresnaie, mais mariés tous deux avec des filles du pays, — deux jumelles, les soeurs de Tobie. des Bruyères— Enfin la fille du minotier celle à qui Daniel
LE CALVAIREDE ROSELINE
236
son fils, venait d'être de Roseline. soupirant
songeait l'ancien
pour
Bien des noces
avaient
donc
à Andoche
fiancée
eu lieu dans
Metzger,
le village.
Partout
Et dans foyer domestique. les douloules anniversaires, repas du retour, les chagrins mêlés
autour h les enfants grandissaient chaque maison se multipliaient reuses
du
les joyeux séparations, les récits du passé, les projets d'avenir, enfin tout d'espérances, ce qui se succède et remplit l'existence. Dans la famille du riche meunier seulement, il y avait comme un arrêt de la vie ; toute gaieté semblait disparue de la maison. de fréquentes rechutes de la maladie faite après le de son beau-frère. D'autre part, Jean ne pouvait se faire à
Daniel avail
départ l'idée qu'il ne reverrait plus Roseline. Son père, dans ses moments de répit, fréquenter n'allait-il
les
réunions
où
à se ressaisir, à se rencontre. Pourquoi
l'excitait
la jeunesse un autre se divertir
aux causeries du pas tout comme veilloir ? A son âge, encouragé par de beaux yeux, on sait invenIl y ter ou réciter une ce dâ'ïure », énigme, charade ou historiette. à ne laisser rien perdre d'un complia là de belles filles attentives et qui savent amement, moins encore d'une petite méchanceté, ner à composition celui qui a commencé dente. Mais Jean fuyait les réunions. S'il se montrait
par une morsure
impru-
des environs, c'était le villageoises un client de son père, s'acquitplus souvent pour y rencontrer ter d'une commission... On en voyait pourtant, de jolies jeunes filles — et bien dotées — aux foires de Laveline, de Vienville, de Champ-le-Duc... Le fils du riche meunier de la Fresnaie aurait pu y faire sensation ; car c'était
aux fêtes
maintenant
un beau brun, grand et fort ; si son visage avait un peu pâli, si le sourire s'y montrait ses yeux rarement, en vivacité. Il portait une fine moustache, et ses gagnaient cheveux arrondissaient leurs boucles lustrées autour de son front. Mais il passait
indifférent
à travers
les groupes,
attristé
par
LE CALVAIREDE ROSELINE
237
son propre isolement, dont il s'apercevait mieux encore au milieu d'une foule joyeuse, expansive et bruyante dans sa gaieté. Tous ces frais visages, toutes ces tailles bien prises, toutes ces à sa Roseline, et au milieu de coquettes toilettes le ramenaient cette animation il tombait dans une pénible rêverie. 11 croyait voir, — il voyait le bateau qui avait emporté à travers les mers celle qui possédait la meilleure partie de lui-même. Roseline seulement
avait-elle milieu
des tempêtes,
abordé
à ce rivage lointain? Qui sait si, au elle n'avait pas trouvé la plus affreuse des
morts ? Et sur cette idée, devant
ses yeux effrayés les grandes vagues se creusaient en volutes, s'écrasaient de l'Atlantique s'enflaient, avec fracas sur le navire ; il suivait l'éclair dans la nue jetant en — l'ézigzag sa foudre sur le plus haut mât du bateau à vapeur clair rouge s'échappant d'un nuage noir, comme dans une image — et la dont il avait gardé l'impression; tempête devenait châtiment pour cet oncle Sébastien si haïssable, pour cette Catherine la dure marâtre, pour eux tous... Mais Roseline, alors que devenait-elle? Le soleil luisait mainteRoseline? ah! pourquoi la plaindre? nant sur la mer très bleue, et il sentait au coeur l'ironie de cette fuite, sous une belle brise, le bateau laissant derrière lui un large tout sillage argenté. Le port était en vue; on allait aborder; était nouveauté
et surprise...
Ah ! bien
oui, Roseline
pensait
à
lui! Et Jean s'en retournait à Granges, ému comme s'il venait une fois encore d'être séparé de celle qui avait, toute son affection. Et plus la route était longue, plus longue était la rêverie. une nouvelle C'était le plus souvent Roseline commençant existence... ne savait Sébastien
mais là, son absolue ignorance obscurcissait tout. II exactement son oncle qu'une chose, par Geneviève: avait émigré pour le Brésil.
s'il avait pu se faire une idée des émotions de la vie du colon aux premiers pas marqués sur une terre inconnue !... s'il avait soupçonné la réalité atlrislante des Ah ! combien
il eût souffert
238
LE CALVAIRE DE ROSELINE
Sébastien et sa famille dirigés vers le district de San et se trouvant tout d'un coup en pleine Leopoldo dès l'arrivée, forêt vierge,— admirable, sans doute, pour des voyageurs avides de connaître, avec ses papillons merveilleux, ses oiseaux qui du choses,
haut des grands arbres envoient leurs chants dans' les profondeurs mystérieuses de la forêt, — mais effrayante pour le colon qui doit trouver là sa subsistance et celle des siens.
CHAPITRE
XXVI
LA VIE DES COLONS
Dans un petit voyage que Jean fit à Gérardmer, il eut occasion avec le fils d'un émigrant revenu au pays dès de s'entretenir au les premières difficultés que sa famille avait rencontrées Brésil. Et Jean, avide de savoir, se faisait décrire ces régions livrées aux colons. C'est ainsi qu'il apprit que de temps à autre ceux-ci rencontraient de vastes éclaircies où la hache et la flamme avaient fait leur oeuvre, et il ne leur fallait pas moins pour leur persuader que dans une telle lutte la nature pouvait être vaincue; mais à quel prix ! Des centaines, des milliers de troncs d'arbres carbonisés gisaient sur les pentes. Il est vrai que dans quelques espaces vides, au milieu d'anciennes clairières, ondoyaient des moissons de maïs et de fèves ; quelquefois, à un détour, un jardin d'orangers apparaissait soudain ; à certains endroits des vaches paissaient une herbe épaisse dans des pâturages vastes déjà; des chevaux faisaient entendre leurs hennissements, des chiens aboyaient, et, aussitôt après, on se trouvait devant une habitation de colons : un espace entouré de pieux, une maison de bois, des enfants s'ébattant devant la porte parmi les poules elles chiens et abandonnant vite leurs jeux pour venir voir de près les nouveaux arrivants. Mais ces établissements qui se succèdent de dislance en distance deviennent plus rares à mesure qu'on avance dans l'intérieur. Bien des fois les pionniers retombent dans le silence delà
240
LE CALVAIREDE ROSELINE
forêt, interrompu seulement, de temps en temps, par la voix des perroquets, ou par les cris perçants de quelque bruyante oiseau ayant aperçu un couple de faucons prêts à s'abattre du haut des airs sur leur proie. A de tels tableaux, Jean plaignait sa cousine; puis il se mettait tout à coup à la détester. Le caractère de Sébastien étant connu, s'il s'était trouvé aux prises avec de pareils obstacles, ce n'est pas lui qui aurait fait de la forêt un champ de blé ! Les choses avaient dû mieux tourner. D'ailleurs le silence gardé par Roseline et les siens indiquait assez, selon le pauvre garçon, le succès de l'orgueil que donne la réussite — et l'oubli qui est l'entreprise, la plus féroce expression de la vanité satisfaite. tous là-bas; ils devaient avoir Sûrement, ils s'enrichissaient des terres et des terres à n'en plus voir la fin. Sébastien Reuler le bâton sous devait se promener au milieu de ses travailleurs, le bras, l'air rageur quand même... On devait se visiter entre colons, et comme tous ceux qui s'en allaient ainsi à l'aventure emmenaient de nombreuses familles, une jeune fille belle comme Roseline ne pouvait demeurer longtemps sans être demandée en mariage... Ah! ce silence, qu'il disait de choses ! Jean était bien plus dans le vrai quand il avait compassion de Roseline, quand il était louché de son sort. En effet, son père et les siens étaient arrivés dans la colonie qui leur était assignée, avec deux chariots attelés de boeufs chargés de labourage. En route, ils avaient engagé d'instruments deux jeunes hommes robustes comme ouvriers. Ceux-ci suivaient le pas des lourds attelages, tout en surveillant un petit de la de moutons qui tondaient l'herbe au hasard troupeau route... coloniale, qu'on avait pris en Mais l'agent de l'administration chemin, désigna à l'émigrant comme devant être le lot qu'on lui allouait, un coin de forêt que jamais le pied d'un homme n'avait foulé, où jamais la cognée d'un bûcheron n'avait pénétré, où des arbres gigantesques élaient tellement serrés les uns contre leurs formes dans les autres qu'on pouvait à peine distinguer
DE ROSELINE LE CALVAIRE
241
le labyrinthe de leurs branches, des plantes grimpantes et des fleurs au calice énorme, qui les enserraient. Les regards de tous se fixèrent anxieux vers « cette terre promise », ces noirs et épais ombrages. Sébastien Reuler ne pouvait croire sérieusement cet agent. — Voilà ce que vous aurez à détruire, lui dit pourtant celui-ci ; vous en viendrez à bout par le feu et la cognée. A mesure que des semis ; vous défricherez, vous pourrez faire des plantations, sur la moisson de la première année vous aurez de quoi nourrir votre famille et vos ouvriers. Le maïs, les fèves, les pommes de terre viennent à merveille dans la cendre. En attendant vous trouverez dans la colonie tous les vivres qu'il vous faudra avant la récolle... C'était donc vrai? Sébastien avait-il bien entendu? Un mordevait désormais être le sol où ceau de cette forêt impénétrable s'élèverait le toit qui abriterait sa famille ! le champ qui la nourrirait ! C'était pour cela qu'il était venu de si loin ! qu'il avait quitté son beau pays ! Le désappointement de Sébastien était si grand qu'il eut un mouvement de désespoir. Catherine pleurait; Irma pleurait... Roseline montrait peut-être plus de courage qu'eux tous. Les hommes paraissaient accablés comme devant un travail au-dessus de leurs forces. Dans ce moment douloureux, un colon se montra, le fusil en C'était un Lorrain. Il bandoulière, un havre-sac à l'épaule... reconnut bien vile dans ces découragés des gens de son pays, et offrit à la famille Reuter une généreuse hospitalité. — C'est une délie que les anciens doivent acquitter en/vers les nouveaux venus, dit-il cordialement entendant la main à Sébastien et à tous les siens; à plus forte raison, ajouta-l-il, quand ce sont descompalriot.es. Sébastien se sentit un peu réconforté par ces bonnes paroles. — Vous êtes établi d'ancienne date ici? avoir remercié ce généreux colon. LECALVAIRE DEH0SKI.1NB [
dcmanda-l-il
après 16
242
LE CALVAIREDE ROSELINE
— Il a dix ans, dit celui-ci. Et, montrant un endroit moins y il conseilla à l'émigraut d'établir là son campefourni d'arbres, dans les chariots, ment, d'y laisser ses hommes qui dormiraient surveilleraient les boeufs et les moutons. Ma ferme n'est pas loin, ajouta-t-il; pour vous, votre femme et je vous offre l'hospitalité vos enfants. — Est-il vrai que ce coin de forêt puisse se transformer en champ en moins d'une année et nous nourrir tous ? demanda Laurent Maréchal. — Rien n'est plus vrai ! lui répondit le colon lorrain ; venez avec moi. Ma maison est à dix milles d'ici: mais à quelques portées de fusil, j'ai une voiture qui nous transportera tous, et vous pourrez prendre le repos dont vous avez grand besoin. ils suivirent de reconnaissance, tous ce brave Pénétrés homme. — Il y a dix ans, quand je suis arrivé ici pour planter ma lenle en pleine forêt, leur disait le Lorrain tout en marchant, je n'étais guère gâté par la fortune ; ma femme était morte pendant le voyage, me laissant une petite fille de neuf ans et quatre garçons... Ici
les enfants
sont une
richesse...
Nous nous
mîmes
tous
à
mes fils non plus. La l'oeuvre ; je ne manquais pas d'énergie, forêt n'eut bientôt plus de terreur pour nous, en dépit des onces Tout en abattant les arbres à coups de hache, qui l'habitaient. contre les serpents ou nous apprenions à les nous combattions éviter. Aidé de mes deux aînés, je construisis notre demeure, penà peu dant que mes deux plus jeunes garçons — qui avaient — à cheval la région, afin de parcouraient près l'âge des vôtres nous procurer
par voie d'échange
ce qui nous manquait
d'indis-
pensable. La fille du colon, alors âgée de dix-neuf ans, se montra à son tour bonne et empressée auprès des émigrants. Et ces premières heures de l'arrivée, si remplies d'incertitudes furent cependant un temps heureux en compaet d'angoisses, des mois qui suivirent. Il n'y avait pas trois mois
raison
que les nouveaux
colons
se trou-
LE CALVAIREDE ROSELINE
vaient
dans
à défricher,
le district
que Sébastien
243
Reuler
tomba
malade. Sur un lit de bambous, tution robuste de paysan nostalgie pénibles
il gisait en proie à la fièvre. Sa constila promptemenl; vosgien s'évanouit ses ravages, les fatigues de la traversée, les
commença commencements
de la petite contre cette première
colonie le laissaient
mal
atteinte. préparé à lutter Bientôt, de ses membres vigoureux, de sa large poitrine faite pour respirer la liberté des champs, il ne resta plus qu'une ombre animée d'un souffle
de vie.
Roseline
se prodigua auprès de son père. Le pauvre homme né dormait plus ; ses yeux restaient ouverts. Continuellement une môme pensée le hantait. Il parlait à sa fille des temps d'autrefois; il se revoyait là-bas, au pays, au milieu de ses amis. Puis il la questionnait : il voulait savoir si elle n'avait pas un grand regret de l'avoir suivi... Elle avait beau dire non ; il insistait; si, elle devait lui en vouloir... Pour lui, elle avait fait tous les sacrifices...
essayait en vain de lui persuader que tout ce qu'il avait fait était bien... La vérité est que Sébastien devait regarder avec admiration Roseline
si aimante, soumise envers lui jusqu'à l'immolation d'elle-même, qui avait tout sacrifié sans se plaindre. Cependant Sébastien, grâce aux soins où les siens s'empressaient, se trouva assez vite en état, sinon de travailler au défricelle enfant
chement, du moins apte à diriger son petit monde. Il n'était pas sans ressources, grâce à l'argent abandonné par sa fille. Conseillé par son nouvel ami le Lorrain, il loua encore deux autres bûcherons
qui se mirent à l'oeuvre, aidés par Mathieu, Laurent, et Georges le fils aîné. En quelques mois, avec une ardeur de tous les jours, ils avaient dépouillé d'arbres un certain espace de de la forêt terrain. Après une année de labeur, sur l'emplacement vierge, une habitation mûrirent au soleil.
presque
confortable
s'éleva et des moissons
Malheureusement pour Roseline, le caraclère de sa belle-mère des premiers s'était aigri dès les déceptions temps. Trompée
244
LE CALVAIREDE ROSELINE
une fois dans ses visions chimériques, Catherine lui faisait supporter sa mauvaise humeur ; elle allait jusqu'à lui reprocher d'avoir aidé son père à réaliser ce projet insensé de s'en aller
encore
vivre au Brésil. ne savait pas tout ce qu'elle pouLa pauvre Roseline et la brutalité de sa bellevait encore souftrir par l'injustice insuffisamment mère, combien elle pouvait être malheureuse, et chagrin, ayant à enprotégée par un père demeuré souffrant durer l'ironie d'Irma, les allusions blessantes de Michel et de au pays Laurent — qui n'ignoraient pas les regrets laissés — enfin les petites avanies de ses frères, — car par la jeune fille, l'exemple qu'on leur donnait, acheGeorges et Louis, suivant delà vaient, eux aussi, de faire de Roseline le souffre-douleur maison. alors les jours devant compléter Elle comptait peut-être les trois années de l'engagement pris vis-à-vis d'elle-même. Hélas ! ce n'était plus en pleine prospérité qu'elle espérait laisser son père ! Pourrait-elle jamais se décider, malgré sa promesse, à l'abandonner dans la maladie et la pauvreté ?... Qui eût dit que ce serait lui qui la quitterait !.. Il allait y avoir trois ans depuis leur arrivée au Brésil, lorsque son père revint un jour de la forêt en se plaignant d'un violent mal de tête, de douleurs aiguës. Il se coucha brisé de fatigue, et, causée par la dans une espèce de délire ou plutôt d'hallucination fièvre, il se revit aux premières années de sa jeunesse, dans celte maison de Granges où il avait vécu. Puis des souvenirs revinrent en foule à son esprit surexcité, et, remontant le cours de sa vie, il en embrassa d'un coup d'oeil tous les événements. Le lendemain un changement effrayant s'était opéré dans son état : plus de mémoire, plus de connaissance : il demandait sa fille à grands cris, comme aurait fait un petit enfant, et la suppliait de le soulager. Le médecin, quand il put venir — de plus de dix lieues — secoua tristement la tête, et. déclara qu'il restait peu d'espoir; c'était une lièvre typhoïde, et il crut de son devoir d'avertir
LE CALVAlltEDE ROSELINE
Catherine
du caractère
contagieux
de la maladie.
245
Elle
se le tint
pour dit. A partir de ce moment, si Sébastien pouvait encore être sauvé, il ne le devrait qu'à sa fille ; elle seule ne quitta pas le chevet du malade.
CHAPITRE
XXVII
JOIE DU RETOUR
Il y avait enfin trois ans que Roseline avait quitté les VosgesPar une belle matinée d'août, alors que les champs étaient couverts d'une riche moisson, que les épis mûrs allaient tomber à ployer sous le sous la faux ; que les arbres commençaient poids de leurs fruits, et que les vignes chargées de raisins se gonflaient et prenaient de riches teintes, Jean, qui s'était rendu à Aumontzey avec André pour livrer une voiture de farine, regarde l'auberge située au bout dait boire ses chevaux à l'abreuvoir achevait de prendre son du village, tandis que son compagnon repas dans la salle basse de celte auberge. Jean était soucieux ; de nouveau son père venait de s'aliter. Tout à coup, il sentit une main très légère se poser sur son épaule. Il se retourna.
C'était Geneviève
toute frémissante.
II la regarda à peine et sans lui parler. — Ah! Jean, que je suis heureuse de t'avoir retrouvé là !... Nous t'avons vu passer... — Qui, nous? fit Jean en la considérant d'un oeil fixe qui la fit reculer. — Il
femme. J'ai une bonne y a du nouveau, dit l'excellente nouvelle à l'annoncer... Jean craignit de comprendre, et son visage devint d'une pâleur de cire. Il cria à André de s'en retourner sans lui. — Suis-moi jusqu'à la maison, lui dit Geneviève. Le jeune
homme
marchait
plus
vite qu'elle
dans
la direc-
247
LE CALYAIREDE ROSELINE
d'un geste. Elle avait delà peine à le suivre... indiquée Ils venaient de traverser la chaussée, et tournaient au coin de sur les champs, la ruelle s ouvrant quand Jean vil, debout, adossée à un arbre, une femme enveloppée de soleil, la tête cou-
tion
verte
d'un fichu.
C'était Roseline
1
Qui,nous? fit Jean eu le considérantd'un oeilfixe. Elle n'avait
chez Geneviève... pas eu la patience d'attendre de Jean, elle leva la tête ; un éclair jaillit de ses A l'approche
yeux. — Roseline, est-ce bien toi ? s'écria le pauvre garçon. Il ne reçut pas de réponse, mais deux mains se tendirent vers lui, et des larmes brillantes — de grosses larmes du bonheur de — coulèrent se retrouver lentement sur après tant d'épreuves les joues pales et amaigries de la jeune fille. Et lui, serrait : saisissement
ces deux mains
fidèles
et répétait,
balbutiant
de
248
LE CALVAIREDE.ROSELINE
— Roseline Alors vêtue
! mon Dieu ! Roseline...
seulement
Jean
est-ce possible? avec émotion qu'elle
s'aperçut robe de deuil. Il la regardait
d'une
et n'osait
était
la ques-
tionner. — De mon sa cousine, observa temps un cousin embrassait de cette froide attitude où la surprise Geneviève, qui souffrait les plus tendres épanchements. paralysait — Ah! s'écria enfin Jean. Et il saisit donnèrent Et devint
Roseline
dans
avec effusion
ce fut une radieux...
ses bras, et les deux un long baiser.
jeunes
gens se
soudaine de Jean. Son visage transfiguration Roseline eut la certitude de n'avoir pas été
oubliée. — Je t'ai reconnue
tout de suite, lui dit-il. Comme tu es pâlie! mais tes yeux sont toujours les plus beaux... Enfin est-ce bien toi que je vois là ? tes mains que je serre ? Oh ! merci d'avoir tenu
ta promesse !... Les trois années expirées allaient me laisser sans force pour vivre. — Ils font vraiment un beau couple à eux deux ! pensait la bonne Geneviève. — Mais comment as-tu pu m'abandonner ainsi ? demanda Jean. Oh ! que de larmes j'ai versées ! — J'ai eu bien du mal à m'y décider, répondit Roseline ; mais mon père aurait été si malheureux ! car, vois-tu, malgré tout mon père me chérissait... ce qui est arrivé, autant que je l'aimais. — Mon oncle... est donc mort? Ce deuil?... — Oui, j'ai perdu mon père... dit Roseline avec accablement. Et ses larmes recommencèrent à couler. Quand elle leur eut donné un libre cours, elle reprit : — J'étais son unique consolation et sa seule joie sur la terre; de ne pas pendant tout le voyage, il n'a cessé de me remercier l'avoir abandonné. Jean : si cela m'est encore posCrois-moi, sible, j'emploierai je t'ai causé.
toute
ma vie à le faire oublier
le chagrin
que
LE CALVAIREDE ROSELINE
249
Tandis
Geneviève entraînait Roseline vers sa qu'elle parlait, maisonnette. Jean suivait à petits pas, sans faire de bruit pour ne rien perdre de ses paroles. Sur la porte de l'humble demeure, une jeune fille se montra — blonde comme Roseline, très gracieuse ; c'était Cécile, cette fille de Geneviève longtemps confiée par elle à sa tante. Cécile s'effaça, toute souriante. Roseline et Jean entrèrent ; Roseline se laissa tomber sur une chaise ; Jean prit place à ses côtés. il la
si près de lui, si douce, si tendre, fidèle, quand il entendit sa chère voix, dont l'accent bien retenu pourtant lui semblait tout nouveau, il ressaisit la longue suite de ses impressions et de ses souvenirs ; mais la secousse fut trop violente : il détourna la tête pour dérober son émotion à Quand
vit assise
Roseline. — Ah ! dis-moi, dis-moi tout! raconte-moi tout ! s'écria-t-il. Je puis tout entendre maintenant. Elle lui apprit dans quelles conditions pénibles s'était fait Jeur dans une région perdue du Brésil, les fatigues de à ses déceptions, amenant la maladie... son père s'ajoutant la triste fin du pauvre homme, venant mettre un terme à toute une vie de vaine agitation et de tourments... — Et qui a soigné mon oncle Sébastien? demanda Jean. établissement
Mais est-il besoin
de le demander?
C'est toi, ma Roseline,
c'est
toi, n'est-ce pas ? Roseline dit à Jean qu'elle prit le mal qui devait conduire son père au tombeau, et qu'elle dut à son tour se mettre au lit. une après-midi Dans les premiers jours du printemps, d'avril lui revint. Roseline la connaissance vit, se tenant près d'elle, la fille d'un colon — de ce colon lorrain dont nous avons dit les offices pour Reuter et sa famille. Ses yeux se referbienveillants mèrent de nouveau. — ce même Quand elle les rouvrit jour ou peut-être plusieurs — elle trouva à sa portée une tasse de tisane,qu'elle jours après alitée? but avec avidité!... Que s'était-il passé depuis qu'elleétait 16*
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LE CALVAIRE DE ROSELINE
Son père alors malade... pourquoi ne le voyait-elle pas à côté de son lit? Elle écouta... On parlait sous sa fenêtre ; elle s'y traîna. Deux hommes empilaient du bois coupé pour l'hiver. — Sais-tu pourquoi Mathieu Maréchal a le ton si haut ? demanda l'un de ces hommes à son camarade. — Non, mais je serais curieux de le savoir. — Eh bien! je vais te le dire : la veuve de Sébastien Reuter et Mathieu doivent se marier. Roseline avoua à Jean qu'elle n'en entendit pas davantage, et tomba évanouie. C'est ainsi qu'elle avait appris la mort de son père... Il ne lui restait plus qu'à quitter cette maison où elle devenait une étrangère pour tous... à quitter ce pays où elle aurait voulu n'être jamais venue. Maintenant, elle se faisait à elle-même ce cruel reproche que si souvent lui adressa sa marâtre, lorsque Catherine déplorait qu'elle eût facilité l'expatriation de son mari. Jean ne voulut pas la laisser dire. II lui prit les mains, les serra avec émotion. La mort si malheureuse de son oncle avait amené quelques larmes d'attendrissement, que faisait naître aussi cette louchante affection de Roseline pour son père. Ce que la jeune fille avait encore à apprendre à son cousin, c'était l'assistance généreuse rencontrée par elle dans la famille du brave colon lorrain : elle avait achevé dans sa maison sa convalescence ; et c'était aidée d'un argent qu'elle comptait lui rembourser, qu'elle avait pu monter enfin sur ce bateau qui reprenait le chemin de cette belle France, que jamais elle n'aurait dû quitter, — ni son père ; il serait encore de ce monde ! acheva-t-elle dans un sanglot. Tandis que Roseline parlait, Jean, les poings serrés, se retenait pour ne pas maudire cette marâtre d'une enfant dévouée jusqu'au sacrifice. Mais le bonheur de retrouver sa Roseline domina tout. Elle ne parlait reprit :
plus,
il l'écoulait
encore.
Encouragée,
elle
LE CALVAIRE DE ROSELINE
2oi
— En arrivant au pays — je suis venue par Epinal et j'ai continué par le chemin de fer jusqu'ici —je suis allée tout droit chez ma bonne Geneviève, où j'ai trouvé un toit etdu pain, car maintenant, Jean, je suis une pauvre fille recevant l'hospitalité, sans autres amis que Geneviève et sa fille... et toi, Jean !... J'étais si sûre que ma mie Geneviève ne me repousserait pas ! C'est d'elle que j'ai appris tout ce qui s'est passé après mon départ... ton grand chagrin... Et maintenant me voici. — Si tu n'étais pas revenue, je serais mort, murmura Jean. — Mais que faire à présent ? demanda Roseline anxieuse. Un moment j'ai eu l'idée d'aller me jeter aux pieds de mon oncle Daniel, qui a longtemps été si bon pour moi ; mais Geneviève m'a dit qu'il ne m'avait point pardonné... — C'est vrai, dit Jean en poussant un soupir. — Alors ? — Voici, reprit le jeune homme. Tu viendras nous. Mon père est remonte peut-être à données. Il ne faut ma mère, n'en doute t'a toujours montrée.
d'abord chez souffrant : n'espère pas le voir; son mal toutes les contrariétés que nous lui avons même pas qu'il sache ton retour... Mais pas, te recevra avec la tendresse qu'elle Elle nous dira ce qu'il y a de mieux à
faire. Roseline consentit et Geneviève approuva. Il fut convenu qu'on la nuit pour aller à Granges, distant d'Aumonlzey de attendrait quelques kilomètres. La bonne Geneviève offrit alors aux jeunes gens une collation, qui fut servie par Cécile. La fille de Geneviève, longtemps séparée de sa mère, habitait auprès d'une vieille tante celte même maison où Geneviève recevait Roseline et Jean. La tante Bloch, vieille dentelière très habile, était morte depuis peu, laissant à Cécile un petit avoir, y compris cette maisonnette. C'était une aimable jeune fille, cette Cécile, douce comme sa mère, peubruyanle, attentive comme une bonne fille habituée à vivre et à donner des soins de tous les instants aune personne âgée et malade. Elle souriait alternative-
252
ment
LE CALVAIREDE ROSELINE
à Roseline
n'imaginant union. Cécile avait
et à Jean,
toute
pas qu'il pût y avoir
la taille de Roseline, elle et beaucoup de sa tournure.
de leur bonheur et à leur de sérieux obstacles
heureuse
des cheveux
blond
comme
CHAPITRE XXVIII TANTELISBETH
La nuit allait venir. Jean parla de se mettre en route. Geneviève voulut accompagner Roseline afin qu'elle ne revînt pas seule dans la soirée. Geneviève se coiffa de son grand chapeau de paille, Roseline couvrit sa tête d'un mouchoir bleu, bien qu'il tranchât avec le noir de son deuil. Ce mouchoir Jean le reconnut: c'était celui sous lequel elle cachait modestement ses beaux cheveux, le jour où ils s'étaient séparés sous le pommier en fleur. Roseline l'avait soigneusement conservé en souvenir... Jean le devina, le lui fit comprendre d'un regard, et ils se serrèrent la main encore une fois. On dit au revoir à Cécile. En traversant la Grand'Place, Jean vit la carriole du charron Tobie arrêtée devant la porte de l'auberge, où le charron, en bras de chemise, le tablier de cuir sur le flanc, achevait d'ajuster deux roues à une sorte de diligence transformée en omnibus pour faire le service des localités voisines de la gare d'Aumontzey. Les mesures ayant été mal prises, les roues apportées s'adaptaient mal, et Tobie, très rouge, poursuivait la besogne commencée. — En as-tu pour longtemps? lui demanda Jean. — Est-ce que je sais ? Pour une heure ou deux, s'écria le charron. — C'est dommage... nous aurions fait roule ensemble. Voilà Geneviève Devosge que tu connais — (le charron malgré sa mauvaise humeur ébaucha un sourire) — et... sa fille Cécile. Je les
254
conduis
LE CALVAIREDE ROSELINE
à ma mère...
doivent voir. Tu aurais pu leur qu'elles offrir un banc et à moi une place sur ton siège. — Pardi ! fil le charron en se remettant à son ouvrage. Soudain, il se ravisa : — Prends la carriole ! dit-il ; conduis ton monde et mène le non... cheval chez moi ; tu diras à Annelte... mieux que ça : Geneviève ne couche pas à Granges ? — Geneviève répondit d'unsigne de tête. —Tu feras pour le retour comme pour l'aller. Va ! de rousseau a besoin de se dégourdir un peu ; mon fainéant ça lui fera du bien. ne Jean hésita une seconde ou deux ; et comme Geneviève dans la disait pas non, il accepta. Les deux femmes montèrent carriole; Jean tout heureux fit claquer le fouet, et le rousseau, adressés mis en train, s'élança, coupant court aux remerciements à Tobie. sans le Roseline regardait Jean : elle avait été tant d'années voir ! et la jeune ; sa figure s'était transformée, fille put y lire tous les sentiments d'un jeune homme affectueux l'inondait. C'est qu'eu effet tout et sincère. Une joie immense Jean lui souriait
était changé pour lui : il semblait s'éveiller à une nouvelle vie. Etait-ce bien possible que Roseline, que la veille encore il désespérait de jamais revoir, fût là, assise à ses côtés ? N'était-ce pas comme un soulagement plutôt un rêve que la nuit lui apportait à sa peine ? A ce nom son coeur bondissait. Roseline!... — Ah ! qu'il fait bon vivre ! pensait-il ravivé par le grand air de la course. Son fouet, coupant l'air au-dessus et le mouvement de sa tête, disait son contentement. Et son entrain
devenait
communicalif.
A ces clics clacs multicourbés sur la glèbe suspen-
pliés, les faneurs et les faneuses daient leur travail pour voir passer la carriole Ceux qui déjà les champs et s'en retournaient avaient abandonné chez eux, sur le bord de la route, échangeaient vivement s'arrêtaient quelques amicales paroles, une politesse, un souhait...
LE CALVAIHEDE ROSELINE
La
255
rarement le rousseau s'était le chemin; fêle. Et il allait, il allait comme pour répondre
carriole
brûlait
trouvé
à pareille à l'accusation de paresse portée contre lui par son maître. Hopp ! hopp! Le rousseau fumant courait de toute sa vitesse, les essieux le cuivre du collier formait tout un orchestre, et cet grinçaient, ensemble tintait, claquait, résonnait.
Encoreun temps de galop,mon rousseau,hopp ! hopp1 Hopp ! hopp! Arrière les moulins reflétant
dans l'eau
enfouis sombre
les grands arbres son chapeau châtaignier, fermes,
main, immobile Hopp ! hopp!
comme
les
sous
les houillards
toitures
blanches
et les vernes, de farine ; les
de la route, le berger debout sous un rabattu sur les yeux, sa houlette à la une statue.
On longea la ligne du chemin de fer de très près, en s'ccartanl un peu de la Vologne laissée sur la droite avec ses prairies bordées de hauts peupliers, les blés d'or murmurants, les avoines
259
LE CALVAIREDE ROSELINE
les seigles les sainfoins
brunissantes, épis gonflés; telé.
portant leurs énormes en fleur, le vieux castel noirci et démanhauts
et droits
Hopp! hopp, le rousseau! Le Palon restait à gauche, jours les moulins marquaient
de l'autre côté, et touJussarupt le cours de la rivière, le fond de la d'abord entre ses hauteurs, vallée, large, et bientôt resserrée couverte de bois et de rochers, des et les ombres voyageuses nues... Hopp ! hopp 1 Voici le clocher
pointu et couvert de noires mousses deFrambemenil... le moulin aux Quatre-Vents : arbres, haies, buissons, collines, Roseline regardait tout, s'enivrait de tout. — Ah ! que la terre natale est belle ! soupira-t-elle. Tout à coup, Jean ralentit l'allure de son cheval. Pourquoi cela ? La carriole
longeait un champ où les pommiers s'espaçaient de dix en dix mètres. Il y en avait un... Roseline le recon? son émotion disait oui. naissait-elle — Encore un temps de galop, mon rousseau, hopp ! hopp l Voilà la Fresnaie, le vieux nid de la famille 1... On arrivait
à la hauteur
du bouquet de frênes qui donnait son Jean arrêta court, sauta à nom à la demeure des Varin-Doron. de la terre, et après avoir aidé Roseline et Geneviève à descendre cariole, il pria cette dernière détenir le cheval pendant qu'il allait Rien n'assurait prévenir sa mère de leur présence. sible d'aller jusqu'à la maison, mais certainement refuserait pas devenir.
qu'il fût posMm" Varin ne
d'un pas rapide vers l'habitation. Il s'éloigna maisons du vilRoseline regardait autour d'elle les premières cette maison si follement lage, et parmi elles la maison paternelle, passée en des mains elle baissa la tête. attristée,
abandonnée, serra; Comme
autrefois
l'humble
étrangères,
demeure
et son
de Claude
coeur se
se montrait
se tout à côté avec son houblon, dont les vrilles et les surgeons son unique fenêtre griffaient à la pierre, bordant le toit par-dessus
257
LE CALVAIREDE ROSELINE
à volet vert ; la porte était barrée par une claie de bois ; et dans l'ouverture de la croisée, Claude, assis sur son établi, cousait n'était d'une main active. C'est que le petit tailleur plus seul, deux mignonnes créatures son jeune frère, sautaient
roses, une fillette plus rose encore que autour de lui.
Quand Roseline fit quelques pas devant la porte de Claude, celui-ci leva la tête, rencontra ses yeux et fit un geste de surprise. Mais le soin que mit Roseline à mieux cacher son visage sous le mouchoir
de couleur,
fut pour lui comme une demande
Il se remit à l'ouvrage. Ces deux enfants, — Roseline l'apprit
de
discrétion.
plus tard, — étaient ceux Claude avait pris avec lui
de sa soeur Louise, veuve du tisserand. la mère et les petits, et il les surveillait tout en cousant, tandis il n'était plus qu'elle s'occupait dans la maison... Aujourd'hui seul l'humble tailleur ; à son foyer de jeunes voix chantonnaient ; il entendait rire dès le matin en prenant son aiguille, et le soir, il ne lui déplaisait pas de voir quatre assiettes sur la table. Mm°Varin arriva toute tremblante ; son fils la suivait. Elle tendit une main à Geneviève, et, attirant à elle Roseline, elle la tint serrée
pouvoir dire un seul mot. La nièce versait larmes, Ta tante se mita sombres pleurer. Dans la nuit tout à fait tombée, les vêtements de Roseline
contre
qui disaient
sa poitrine d'abondantes
sans
son deuil, ajoutaient
à l'émotion
de celte
rencontre. — Roseline,
mon enfant ! ma chère fille ! put enfin dire la mère de Jean ; tu as tous les malheurs... tous ! Elle voulait dire : la mort de Sébastien, — Jean venait de la lui la désaffection de Daniel, et aussi la perle de tous apprendre,— ses biens, car on est positif au village. — Non, pas tous, ma mère, dit Jean avec chaleur. Et il s'empara de la main de sa cousine. — Ton oncle est malade, ma chère Roseline, reprit MmeVarin... S'il apprenait que tu es sous son toit... Une émotion, une colère peut le tuer... — Et c'est par ma faute, ma tante chérie ! s'écria la jeune fille • LECALVAIRE DEliOSEI.I.NIî 17
25S
LE CALVAIREDE ROSELINE
c'est par ma faute qu'il est malade... mais comme j'en suis punie cruellement ! — si tu veux entrer ? — reprit MraeVarin avec une Cependant nuance d'hésitation. Je ne peux pourtant pas te recevoir ainsi... au bord du chemin... Et cette bonne Geneviève !... après tant d'années qu'on ne s'est vu !... — Non, matante, non,dit Roseline; je neveux mes torts... en apportant encore ici des motifs
pas
aggraver
d'inquiétude. de vous avoir
de vous avoir embrassée, Non, je suis heureuse retrouvée bonne et aimante pour moi, de voir que vous ne m'avez pas oubliée. — T'oublier ! moi ! Ah ! non, ma fille. — Je vais demeurer
quelque temps chez Geneviève à Aumontzey... reprit Roseline. Elle consent à me garder... Je travaillerai où elle travaille avec sa fille, je les suivrai, elle et Cécile, dans les champs où elles se louent pour la moisson... — Chère ! chère enfant ! murmurait la tante de Roseline. — Mon oncle se rétablira... parlerez de moi alors : il n'est pas si vous momentsera
me défendez
avec
vos
soins...
Et
vous
lui
pas possible qu'il ne s'adoucisse contre ses sévérités... Et quand le
me jeter àses pieds... Jean me le dira, que j'aime tant, parce qu'il est tendre comme vous et loyal comme son père... Mmc Varin ne trouva pas un mot à répondre à ces douces venu.'., quand je pourrai — mon bon cousin Jean,
enfin surmontant son émoparoles, les larmes la suffoquaient; tion, elle sera encore Roseline dans ses bras en murmurant: — Va, ma fille, fais comme tu dis ; tu es la sagesse, tu es la Oh ! il faudra bien comme lu as été le dévouement. raison... et pardonne ! prends confiance ! que ton oncle le comprenne — Combien j'ai de lueurs de joie au milieu de toutes mes peines, ma chère tante ! lui dit Roseline. — Cela t'est bien dû... et que cela te vienne par nous... puisloi que c'est à ton affection, c'est au bon souvenir gardé par au de tes parents de Lorraine, que nous devons de te revoir milieu
de nous...
Pourquoi
n'as-lu
jamais
écrit,
mon
enfant?
LE CALVAIREDE ROSELINE
250
— Je n'osais
pas !.. Qui sait quel accueil mes lettres auraient reçu de mon oncle Daniel ? — Eh! lu as bienfait... Il avait déjà tant de sujets peut-être le cher homme à cause de ton pauvre père, à cause d'irritation, de toi... Geneviève prit la parole : — Mme Varin, nous allons
laisser.
vous
Je vous remercie
de
tout ce que vous ferez pour notre Roseline ; tant de fois vous m'avez prêché de l'aimer... que je l'aime maintenant, je crois, plus que ma fille : c'est vous qui l'avez voulu. Il fallait se séparer. Jean en donna le signal en prenant les guides
des mains
de Geneviève.
Le rousseau
qui
sentait
tout
avec proche son écurie, s'élançait pour partir. Jean le contraignit Pendant quelque difficulté à tourner la tête du côté d'Aumontzey. ce temps, les trois femmes s'embrassaient. mit toute Roseline son âme dans le baiser
qu'elle donna à sa tante : baiser d'innoà force coupable et veut se faire pardonner
cente qui se croit d'amour. — Oh ! chère tante,
murmurait-elle
tante, guidez-moi, indiquez-moi dites-moi ce que je dois faire!...
à travers
ses larmes,
la route que je pourrai suivre, en vous que je puisse trouver
une prolectrice, un soutien, tout ce qu'une fille peut avoir une mère... oh ! venez à mon aide, j'en ai tant besoin ! Roseline
et Geneviève
chère
se hissèrent
dans
dans
la carriole, aidées de l'obstiné rousseau, la
par Jean. Après une dernière tentative carriole disparut rapidement dans la nuit. Un moment, la meunière la suivit du regard sur la route droite, blanche au fond de la vallée
resserrée
à l'oeil par les pentes assombries ; puis elle tourna son visage vers la brise uu soir pour sécher la trace de ses larmes, et un peu revenue de son émoi, elle se dirigea vers sa où maintenant des lumières s'allumaient maison— partout.
CHAPITRE
XXIX
LES MOISSONNEURS
Roseline
fit comme
elle
avait dit.
Elle se glissait avec Geneviève et Cécile dans les bandes de louées dans les villages, tout le long de la vallée. moissonneuses A cette heure chaude de l'année, les femmes abandonnaient leur rouet et leur quenouille, leur carreau à dentelle : il y avait mieux à faire pour elles : les moissons dorées les attendaient partout ; les propriétaires des champs se les disputaient d'abord avec une entente; toute une troupe acharnement, puis intervenait les guérets les plus mûrs et s'abattrait ensuite sur attaquerait ceux qui pouvaient attendre quelques jours encore. On allait de la colline exposée en plein soleil, à la plaine basse baignée le de la rivière. soir par la fraîcheur pénétrante Daniel Varin, cloué encore dans sa chambre, s'impatientait, des jambes réclamait son tour : il lui semblait qu'il retrouverait dans ses champs du bas du Bouquand il saurait les travailleurs lay el au fond des Chapes... Autour de lui, tout son monde partageait son impatience, et Jean n'était pas le moins désireux de voir arriver les jours où il avec Roseline presque librement. pourrait s'entretenir il renseignait son père sur l'état du traMieux que personne, vail dans les diverses parties de la vallée. C'est que, soutenu par" un beau zèle dont le riche meunier le louait sans en soupçonner le motif, il allait, en dehors des heures du travail faire visite aux moissonneurs. Il y en avait plusieurs
troupes.
de la minoterie,
Celle dont faisait partie Roseline,
LE CALVAIREDE ROSELINE
formée
201
une autre troupe composée des d'Aumonlzey; et de Laveline, qui effectuait sa besogne gens d'Herpelmont enfin qui à celle d'Aumonlzey parallèlement ; une troisième venant d'en amont de la vallée à la rens'avançait rapidement, contre des deux autres. Celle-ci, très nombreuse, menaçait de en chaume les tout accaparer, tant elle transformait rapidement du
côté
plus grands champs de blé ! Et Jean put craindre que son père ne lui donnât la préférence. Il usait donc de diplomatie, s'en allait intriguer auprès des meneurs de bande — petits despotes très écoutés, et obéis sans hésitation. De loin, il voyait Roseline et Geneviève, et souvent aussi Cécile. A cette dernière était réservée la tenue de la maisans son d'Aumonlzey, la culture du potager... Mais Roseline, vouloir
se reposer, mettait seule sous le soleil
laisser
un véritable
amour-propre la femme bonne et dévouée
à ne pas chez qui
elle avait rencontré
une hospitalité si cordiale. Jean la voyait; il la découvrait bien vite au milieu des groupes la saluer; mais femmes; il n'osaitpas déjeunes filles et déjeunes avait sa bonne part de gestes amicaux, et Roseline Geneviève savait pourquoi il était là, pourquoi il montrait plus d'impatience que les autres cultivateurs... : Elle le savait, et trouvait le moyen de le lui faire comprendre un bluet, dans un moment de répit, elle cueillait ostensiblement le passait à son corsage, et Jean, demeuré sur la limite du champ d'où
son
buste
émergeait
des épis blonds, se mettait à son tour pour détacher un bluet de sa au-dessus
bien en vue, se penchait tige comme si la fleur étoilée
autre chose encore que sa avec celui de Roseline. — Et il le balançait en l'air, ressemblance son bluet, et finissait par le fixer à sa boutonnière. enfin. Il s'éloignait avait
Les chemins
du roulement des chariots chargés s'emplissaient mais avant d'atteindre ces chemins, leurs de gerbes amoncelées; ornières dans les terres labouroues creusaient de profondes rables,
les essieux
s'épanouissaient
sous leur riche fardeau. gémissaient librement. A ce moment où le travail
Les coeurs du labou-
262
LE CALVA1UE DE ROSELINE
reur est enfin assuré d'une équitable rémunération, il règne plus de confiance, plus d'intimité clans les relations... Cette année-là, le temps favorisait les moissons, les jours se succédaient sans qu'un nuage troublât l'azur du ciel ; l'entrain des travailleurs ne se ralentissait pas. La semaine réservée aux terres de Daniel Varin arriva enfin. Si Roseline avait mis jusque-là de l'ardeur dans sa fâche, ce fut bien autre chose quand elle se trouva en présence d'un labeur qui touchait de si près aux intérêts de sa famille — peut-être même aux siens propres. Levée avant Geneviève et Cécile, elle était de bonne heure prête à partir. Les trois femmes arrivaient des premières au fond des Chapes ou au bas du Boulay... Et toujours Jean les y avait précédées. C'était un doux moment que celui de cette rencontre matinale, dans la fraîcheur délicieuse de l'aube. Le soleil était long à se montrer au-dessus des hautes collines, et, à l'orient,.au-dessus des montagnes qui fermaient l'horizon. Chacun respirait à pleins poumons, se prémunissant ainsi contre la chaleur de midi. Jean marchait au-devant de Roseline et de ses deux compagnes dévouées. Il ne craignait pas de les saluer amicalement, de les aborder, de leur serrer la main : assez de regards avides et bientôt toute effusion. Quelques mots curieux empêcheraient échangés entre les deux cousins, deux ou trois bonnes paroles, et les voilà heureux pour toute une journée. hommes et femmes, arrivaient par groupes et, Les travailleurs, ils se mettaient à l'oeuvre. sans jalouser les retardataires, armés de L'activité devenait vite générale. Les moissonneurs faux prenaient chacun un sillon; celui qui menait la tête était d'ordinaire un garçon habile. Plein de force et de bonne volonté, ceux qui le suivaient. Et on les voyait tous sous leur chapeau de paille, le pantalon bleu, la chemise de grosse toile, la ceinture de cuir avec l'étui garni de sa pierre à aiguiser, faisant décrire un quart de cercle à leurs faux, d'un mouvement bien réglé. il
entraînait
LE CALVAIREDE ROSELINE
263
Un jeune homme fermait la marche, pressant les paresseux, surveillant l'ouvrage : c'était Jean, le fils du maître... Et il jetait des coups d'oeil vers les femmes, qui botteïaient et Roseline liaient les gerbes, les réunissaient par petites quantités. Cécile aussi quand elle et Geneviève abattaient de l'ouvrage, venait. A travailler ainsi sous le soleil devenu cuisant on s'excitait, on mutuellement, quelques rires montaient; mais les s'encourageait couvraient tous les coups de faux dans le chaume résistant bruits. Un matin, Jean avait annoncé à Roseline la venue probabje du meunier vers le milieu du jour. C'était au fond des Chapes. Il était dix heures lorsque quelques cruches d'eau fraîche, des bouteilles de kirsch et des pots de cidre furent apportés de la Fresnaie par Anne-Marie et une servante : le maître allait venir, dirent-elles. Les cruches circulèrent de main en main avec le gobelet d'étain. On s'essuyait le front ; et chacun après boire poussait un soupir Roseline prit soin de baisser sur ses yeux le de soulagement... mouchoir bleu qui lui couvrait la tête. Avec un peu de prudence elle était sûre de n'être point reconnue. Elle allait enfin voir son oncle Daniel ! Le travail avait repris avec une ardeur nouvelle. dans les terres pour charLes chariots avançaient lentement ger les gerbes, les chevaux creusant de leurs sabots le sol. Plus d'une fois, les claquements de fouet et les cris des charretiers aidèrent un char à sortir d'une ornière profonde. On s'interpellait d'un bout du champ à l'autre. La voix des travailleurs était rendait tout ce qu'elle joyeuse, gaie, parce que la moisson superbe avait annoncé... De petits enfants, de vieilles femmes venues de Granges commençaient à glaner. à demi, Roseline vit son oncle très Soudain, en se retournant l'adresse avec laquelle près d'elle, qui la regardait et admirait étaient tordues dans ses mains les tiges les plus longues devant servir à nouer les gerbes. C'est que la grâce de ses mouvements
LE CALVAIREDE ROSELINE
264
à en juger par les charmante égalait son adresse. Elle semblait de son fichu. Son corps souple cheveux blonds qui s'échappaient d'un jupon rouge et d'une chemise de toile fermée s'enveloppait au cou et serrée aux poignets : aucune marque de son deuil, cela se conçoit. et les gracieux contours qui C'était pourtant moins sa tournure se dessinaient sous les rudes étoffes dont elle était vêtue qui dire quelques d'entendre retenaientlà Daniel Varin. Il venait et cette voix avait mots à Geneviève par la jeune moissonneuse, de son coeur... les fibres les plus profondes Et son Daniel pensa à sa soeur, et il pensa aussi à Roseline... coeur se serra. Son fils, le voyant arrêté et absorbé près de Roseremué
line, vint détourner nier vers une autre
son attention partie
; il fit plus ; il entraîna le meudu champ où l'on avait besoin de ses
avis. un peu — autant qu'elle Et Roseline en profita pour s'éloigner le pouvait — et ce jour-là elle ne perdit plus de vue son oncle, et se tint tout le temps sur ses gardes. Elle l'avait trouvé bien changé, très vieilli, ce bon oncle Daniel, courbé comme sous d'énormes soucis. Pourquoi n'avait-il pas la vie heureuse? Ah! cette détestable inimitié des deux familles avait
miné avant
le temps cet homme exubérance de vie.
d'un naturel
si vigoureux,
si grande A midi, on s'assit
d'une
en commun un frugal repas ; pour prendre on choisit le bord du fossé le long de la ligne d'ormes, le dos au soleil. Roseline avant de s'asseoir constata que le meunier s'était retiré. se chargea du soin de remplir de cidre le gobelet d'étain qui circulait de main en main. A ce moment, un souffle d'air anima le feuillage des vieux ormes en bordure. On entendit comme un murmure dans les plantés Geneviève
dans les javelles couchées sur le sol quelques fétus rameaux, furent soulevés. — C'est le vent du sud qui souffle, dit un des moissonneurs. Ah ! qu'il fait Après le repas, une heure de repos s'imposait.
LE CALVAIREDE ROSELINE
bon
laisser
aller
ses
265
bras
le visage à l'ombre'!... fatigués, on entendit la voix d'André la Jeunesse
Puis, tout d'un coup, — Courage! Eveillez-vous!
Hardi,
:
les gens de coeur! Le soir
n'est pas si loin qu'il semble... On ne quitla pas les champs avant la nuit tombée. La rosée couvrait déjà la terre, le loriot sifflait dans les arbres, et les étourneaux se réunissaient en troupes babillardes, que les rudes traabattaient encore du tranchant de leurs faux les épis vailleurs alourdis
de grains. Enfin la lune monta
peu à peu
au mimontagnes, assez claire déjà pour faire luire derrière
les
lieu d'une vaporeuse blancheur, par endroits les pailles des gerbes. La journée était finie.
Alors Jean, la faux sur l'épaule, après avoir échangé avec Rosedonna le line un long regard chargé d'affection et de tendresse, signal du départ : demain il ferait jour pour achever ! Lorsque le meunier rentra à la Fresnaie, sa femme fit quelques — un pas au-devant de lui peu soucieuse : car elle le voyait s'avancer la tête penchée. — Ça ne va donc pas? lui cria-t-elle. La santé?... ou la moisson ? — La santé meunier
revient
en relevant
et la moisson
est
superbe,
répondit
le
la tête.
Et entrant
dans la salle, il se laissa tomber sur sa chaise à bras. de satisfaction. M"" Varin fut rassurée; mais Ses yeux brillaient le moment d'après elle vit de nouveau son mari très préoccupé. — C'est donc que tu crains que les granges ne soient pas assez pour contenir tout ton grain? inlerrogea-t-elle. Daniel sourit. Puis, après quelques minutes : — Ce n'est pas à cela que je pense, dit-il. Ah ! ces moissons
vastes
comme
ça vous rajeunit les souvenirs ans en arrière... de vingt-cinq
! Je me sentais
tantôt
!
trans-
Une de ces jeunesses mo rappelait tant ma pauvre soeur Roseline ! ajouta Daniel, dont une émotion brusque fit trembler la voix. — C'est la fille de Geneviève, dit vivement M'nc Varin. 17* porté
LE CALVAIREDE ROSELINE
266
— Comment
le sais-tu
?
La meunière ne sut quelle réponse faire. Elle hasarda celle-ci : — Je ne sais qui m'a dit... qu'elle avait cet air... qui t'a des traits est grande As-tu vu si la ressemblance frappé... aussi ? — Non, je n'ai pas eu le loisir de voir son visage... Il y eut un long silence. — Si c'est la fille de Geneviève, reprit le meunier, nous l'auavec sa mère, ce soir, à souper. Est-ce qu'elles rons peut-être couchent à la Fresnaie? Ces dispositions pour le souper et le coucher des moissonneurs regardaient
cette année plus encore que les années la fermière, à cause du mauvais état de santé de Daniel Varin.
précédentes, Elle répondit : — Geneviève
où elles et sa fille ne soupent ni ne couchent à Aumontzey. vont moissonner. Chaque soir elles rentrent — Parfait ! ma chère femme, dit le meunier. Ah ! tu connais avec ton air de ne toucher ton monde... — C'est un reproche, Daniel ? — C'est un compliment. Quelques minutes s'écoulèrent — Roseline... dit évasivement
encore
à rien !
:
Mme Varin,
doit avoir
chose de cet air-là. Le meunier s'assombrit. — Si elle est encore de ce monde, acheva-t-elle, — Tu sais bien qu'elle est morte! fit brusquement — Que veux-tu dire, mon ami ? — Elle est morte pour moi. L'épreuve
n'avait
rien d'encourageant. plus tard, la Fresnaie
Quelques heures des dernières trée bruyante des charretiers, moisson. Jean fermait
ainsi
que
la marche.
Sa mère, toute
heureuse
quelque
pour voir. Daniel.
retentissait
de la ren-
des garçons du moulin voitures, d'une partie des gens loués pour Il vint serrer
la main
de le voir si entrain,
et la
de son père. si satisfait, vou-
LE CALVAIREDE ROSELINE
lut
être
embrassée
par
lui en l'honneur
267
des fructueuses
mois-
sons. — Ah ! oui, il y en a de beaux épis!... Le repas, présidé ce soir-là par le riche
pas un n'a coulé. et considéré meunier, fut très animé. On mangea tout ce qu'on voulut, on but davantage, on chanta. Toute la fatigue s'en allait dans un refrain, toute la chaleur de la journée s'oubliait le verre à la main. Le meunier jouissait server.
d'une
réputation
de générosité
qu'il
tenait
à
con-
Daniel Varin, un peu las de tant de bruit, se retira, s'en remettant à sa femme de ce qui restait à faire pour contenter tout ce monde. Jean allait et venait. Sa mère l'arrêta au passage et l'entraîna dans une petite pièce du rez-de-chàussée. — Ton lui dit-elle père a presque reconnu Roseline, ment. — Je l'ai craint un moment, répliqua Jean. — II ne faut pas qu'il la voie demain... — Je vais aller à Aumontzey la mettre au courant. — A cette heure — Oh ! fit Jean.
vive-
?
Il avait l'air
de dire : pour Roseline j'irais au bout du monde — sans fatigue. Sa mère le comprit ainsi et joignant ses mains, : elle murmura — Oh ! ces enfants ! Enfin, fais pour le mieux, Jean, ajoutât-elle. Donne-leur un bon conseil. — Laissez-moi faire, ma mère, dit Jean tout gai. Il venait de trouver
un moyen sûr de retarder cette explication à sa si redoutée entre son père et Roseline. Il le communiqua au mère. C'était que sa cousine ne se présentât pas le lendemain fond des Chapes, mais que Cécile s'y tînt auprès de Geneviève, —vêtue de la jupe rouge de Roseline, la tête couverte du Au lieu d'esquiver une fichu porté par celle-ci dans la journée. rencontre avec le maître du champ, comme avait fait Roseline, d'abord
Cécile devait,
au contraire,
faire naître l'occasion
de se montrer
à
208
visage
LE CALVAIREDE ROSELINE
découvert...
ajournée. Mme Varin
Tout
serait
sauvé,
ou du
moins
la crise
approuva et Jean sortit pour pousser jusqu'à Aumontzey. Aller et venir après une rude journée, c'était un peu beaucoup. Mais à quoi servirait .d'avoir vingt ans ?
CHAPITRE rtOSELINE
00
XXX CÉCILE ?
Le lendemain, Daniel Varin montra à sa femme le même air soucieux. Par moments il s'agitait et semblait vouloir prendre un parti violent; le moment d'après il tombait dans un abattement profond, comme vaincu dans.une lutte intérieure. A quoi, à. qui pensait-il? Ce n'était pas bien.difficile à deviner pour M"10 Varin: ce ne pouvait être qu'à Roseline, à cette apparition de sa nièce courbée sur la glèbe sous le soleil cuisant, dans son champ à lui d'oncle sévère et impitoyable. Il y avait là et aussi dans cette audace à quelque chose qui le révoltait... affronter son juste ressentiment, un grand sujet de trouble... Ah ! si l'enfant de sa soeur, sa petite Roseline chérie, sa « gâchette », — sa perle fine, comme il aimait jadis à l'appeler, sa perle de la Vologne, — se trouvait à ce point malheureuse et abandonnée, d'en être réduite à venir gagner son pain en travaillant menter la fortune de sou oncle, elle restaut misérable, de la richesse insultante de celui qui lui devrait aide
à augà côté et pro-
tection ?... Il fit un repas matinal, se disposant à aller voir ce où l'on en était au fond des Chapes ». C'est ce qu'il dit à sa femme. — Ce n'est pas sa récolle qui le tourmente ! pensa la fermière en le voyant se tant dépêcher. Mais tu manges sans boire ? lui dil-elle. Alors il emplit son verre deux fois coup sur coup, elle vida distraiLement. Sa femme n'osait pas lui dire ; — A quoi songes-tu ? Elle
270
LE CALVAIREDE ROSELINE
attendait
que Daniel lui fournît un motif Cela vint plus qui le préoccupait.
de l'amener
sujet
tôt
qu'elle
sur
le
ne l'es-
pérait. — Quel brusqueâge pourrait bien avoir ta nièce ? demanda ment le meunier à sa femme. faisant semblant de Elle ne se pressa pas de lui répondre, compter, en réalité, l'observant. — Mais... ans, dit-elle enfin. vingt-trois ou vingt-quatre Daniel le savait aussi bien qu'elle. — La mauvaise fille ! Restée en Lorraine, elle serait mariée déjà... La robe de noce de sa mère finira par se manger aux vers... — Hé! n'avait plus rien à elle! objecta MmeVarin ; puisqu'elle s'était dépouillée de tout son bien ! puisqu'elle — C'est vrai... voulu d'elle !... M'est avis personne n'aurait Lisbeth, je ne me consolerai jamais de que c'est une insensée... son ingratitude envers nous. — Pourtant, Daniel, si l'enfant de ta soeur... de ta soeur Roseline que tu aimais pardon ? — Que dis-tu?
tant...
revenait...
repentante...
fil Daniel dont tous
les doutes
implorant de la veille
son se.
réveillèrent subitement. — Je veux dire qu'un qu'elle
jour... si elle perdait son père... je crois à vivre encore loin de son pas s'accoutumer
ne pourrait et de ses parents.
pays... — Quels parents? dit le meunier d'une voix courroucée. — Eh bien!... nous... Daniel, nous... — Roseline ne nous est plus rien... et nous ne sommes plus de sa famille. Même son père n'existant plus, il lui reste sa bellemere, il lui reste la fille de Catherine pour soeur et Laurent Maréchal pour frère... Tiens, Lisbeth, ne parlons plus d'elle;' mon et qu'il sang ne fait qu'un tour à l'idée qu'elle peut souffrir... faut que je sois assez malheureux pour que sa souffrance me laisse indifférent! — Mais alors... dit M"10 Varin hésitante, si lu as pitié d'elle,
271
LE CALVAIREDE ROSELINE
c'est que tu lui coeur? — Non, non!
as gardé
un
reste
d'affection
au fond
de ton
de se Daniel, s'efforçant ni tout entier; je ne peux plus avoir pour Roseline ni pitié ! C'est fini, c'est bien fini... Je te défends de me s'écria
violemment
reprendre affection, parler d'elle. M,ne Varin
aurait
pu
lui
rappeler
que lui-même
avait
com-
mencé... Et se levant de table, sur sa tête en se disant
son chapeau Daniel enfonça furieusement à part lui: M'est avis qu'il est bon d'aller
y voir tout de même. Sa carriole était attelée.
Il partit pour du moulin.
le fond des
Chapes,
par l'un des garçons La fermière faite dans espérait que grâce à la communication la soirée à son fils, Roseline prévenue ne se laisserait pas surprendre. La jeune fille était restée à la maison, et Cécile, munie du mouchoir noué en fichu sous le menton, lui avait promis de la servir conduit
en y mettant Geneviève
tout son bon vouloir. avait
de grand matin quitté Aumontzey suivie de Cécile. Jean les vit venir de loin, et bien que la ressemblance des deux jeunes extérieure fût rendue plus frappante paysannes encore par quelques détails du costume, ce n'est pas son coeur qui l'aurait égaré. Il s'avança l'ouvrage. Comme Jean mières
vers elles pour les remercier s'en
doutait
fort,
son
père
: déjà arriva
elles étaient
à
dès les pre-
heures.
Daniel Varin se porta par plusieurs détours du Savamment, côté où il apercevait Geneviève et sa compagne. La veille, il n'avait rien dit à Geneviève: raison de plus pour lui adresser la parole. — Eh!
ma bonne
Geneviève, vous êtes donc des nôtres? lui dit-il. Et ses yeux s'attachaient fille au jupon déjà sur lajeune rouge, aux cheveux blonds cachés sous un fichu.
272
LE CALVAIREDE ROSELINE
La digne femme redressa son torse, et sans cesser de bolteler une brassée d'épis : — Mais oui, maître Daniel ! dit-elle gaiement, ça me fait plaisir de travailler dans votre champ. Est-il beau ce blé ! est-il beau ! — Je suis content de vous voir, Geneviève, reprit le meunier. Mais je crois que vous n'êtes pas seule ici ? Sa voix tremblait un peu... Il désigna du doigt la moissonneuse au fichu bleu. Cécile l'entendait, mais se gardait de se retourner. Elle continuait de tordre ensemble quelques liges pour nouer une gerbe. Geneviève suivit des yeux l'indication de Daniel. — Alors c'est votre fille ? lui demanda celui-ci très ému. — C'est ma Cécile, oui, répondit Geneviève. Jean observait de loin, tout en paraissant être tout entier au maniement de la faux. — Une travailleuse, celle-là! reprit le meunier... et qui ne se laisse pas détourner de sa tâche. —. Oh ! non, appuya la mère de Cécile. — Quel .âge a-t-clle ? demanda encore Daniel qui commenmise à ne pas regarder de çait à être surpris de l'obstination son côté. — Elle va sur ses vingt-trois ans, dit Geneviève. La brave femme jugea le moment venu de dissuader le meunier. — Cécile! cria-t-elle; eh! Cécile,— avec votre permission, maître Daniel, — viens donc dire bonjour à M. Varin. se leva vivement et présenta Cécile agenouillée son joli minois de blonde — un peu malicieux — à l'oncle de Roseline. Son fichu tombé sur les épaules, de la paille plein ses chedans le soleil coiffée avec de grandes veux, elle semblait épingles d'or. — De!... fit Daniel Varin ment. Il ôta
en poussant
un
son chapeau, non pour saluer la pour s'essuyer le front où perlait une sueur
soupir de soulagejeune fille, mais d'angoisse. Il eut
LE CALVAIRE DE ROSELINE
273
pourtant un bon sourire pour elle ; il balbutia quelques mots qu'elle pouvait prendre pour un compliment, un souhait de bienvenue... — On va de tout coeur, comme vous y voyez, monsieur Varin ! dit Cécile, prête à mettre de nouveau un genou enterre. — Continue, continue, mon enfant , murmura Daniel qui,
A midi,les moissonneursse réunirent pourprendre un frugalrepas. réellement soulagé d'un grand poids, portait déjà son attention sur d'autres points du champ de blé livré aux moissonneurs. Cécile ne se le fil pas dire deux fois, et le meunier s'éloigna à pas comptés après avoir adressé un courtadieu à Geneviève. Quand il rentra à la Fresnaie, il était rayonnant. Il marchait droit et ferme comme si déjà il eût eu dans sa poche tout l'argent représenté par ces abondantes moissons. Le riche meunier était surtout satisfait de lui-même : il avait triomphé de son indécision. DEUOSELI.NE LECALVAIRE
" 1°
274
LE CALVAIREDE ROSELINE
et s'en réjouit. l'heureux changement remarqua lui dit-elle. que tout va bien aux Chapes, —- Certes ! la moisson donnera un quart de plus que l'an dernier, répondit Daniel. — Ces braves gens, ajouta-t-il en désignant ainsi les ouvriers de la glèbe, sont aussi contents de voir tant de lourds épis tomber sous leurs faucilles que si tout cela était Moee Varin — Je sais
pour leurs greniers. — Et il y en a qui n'ont pas même meunière. — Hum ! fit son mari, c'est pourtant
.de grenier, vrai,
observa
Lisbeth.
si Geneviève arrive à vivre ? — Que si ! Une lante qu'elle avait à Aumontzey à sa fille Cécile. sa maisonnette mourant,
la
Sais-tu
a laissé,
en
— Bon ! dit Daniel ; j'aime ça, moi, que l'on soit au-dessus du besoin. Elle est grande sa fille... bien tournée. — 11 a même un champ attenant à la maison. y — Dommage que nous n'en ayons pas une dans son genre. — De maison ?... — Non, de fille. — Hélas ! soupira M'"' Varin, nous avions celle de la soeur... La meunière cette fois faisait fausse roule. Elle s'en aperçut vite au ton que prit son mari. — J'ai défendu et qu'on me parlât d'elle ! Dans la prospérité avec tous les biens dont nous sommes gratifiés, il n'y a d'heures sombres, ici, que celles où son souvenir vient tout gâter. N'estce pas assez déjà d'avoir souffert à en mourir pour toutes les avanies du père et toute l'ingratitude de la fille ? Et il a fallu pour comble que Jean offrît la paix... et fût repoussé... Allons donc ! c'est
lâcheté, ma femme, que de s'amollir doit mener à la baguette, là-bas, les nègres qu'il y a des nègres, où ils sont allés? — Je n'en sais rien, Daniel.
pour une vilaine qui de son père... Est-ce
— Moi non plus... Pour une vilaine, enfin, qui nous a cassé à tous bras et jambes... à moi comme à toi, Lisbeth, comme à Jean...
LE CALVAIREDE ROSELINE
Il avait
parlé
avec
tant
273
de vivacité
qu'il lui fallut de deux ou trois secondes :
souffler.
Après une pause — Qui sait ce qu'il est devenu, ce coquin de Sébastien il à demi-voix et comme se parlant à lui-même. Puis subitement, et se ravisant : — Attends donc... attends donc... — Tuas
appris
quelque
chose?
demanda
curieusement
meunière. — Non, rien, fit son mari. Il ne voulut pas s'expliquer. Il avait son idée : questionner Geneviève, — qui devait avoir reçu des nouvelles depuis trois ans passés !
1 dit-
la
bien
Il n'attendit
et dès le lenpas longtemps pour s'en éclaircir, demain, à son champ des Chapes, il guetta le moment de parler à Geneviève : Celle-ci
se tenait
sur ses gardes, parce • et non pas Cécile.
qu'elle
avait
Roseline
avec elle ce jour-là, Dans une halte au milieu du travail, Daniel Varin s'approcha de la parente de Sébastien Reuter. Et, sans autre préambule, tant il avait hâte d'être renseigné : — Geneviève, dit-il, vous n'avez de jamais reçu de lettre... là-bas, vous ? — Une seule, répondit Geneviève. Mise au courant
de tout
à son retour, il répupar Roseline gnait à Geneviève de feindre de tout ignorer. — En trois ans, m'est avis On que ce n'est pas beaucoup! et vous ne saurez jamais vous aura oubliée... ce qu'ils sont devenus. — Je n'en ai que trop appris ! dit la brave femme. Daniel brûlait de questionner, mais dissimulait sa curiosité. Geneviève s'en aperçut et ne voulut pas le mettre plus longtemps à l'épreuve. — Malgré que vous vous soyez quittés brouillés,maître Daniel, vous aurez de la peine tout de même... de savoir que votre beaufrère n'est plus de ce inonde.
276
LE CALVAIREDE ROSELINE
— Ah! fil Daniel
en baissant
les yeux—
évitant
le regard de
Geneviève. Roseline, , ne perdait — Oui,
qui se trouvait à dix pas de là, écoutait pas un mot de l'entretien. Sébastien
Reuter
a
fini
ses
avidement,
et
le pauvre
peines...
homme ! — Que
qu'il pour ce résultat !"Car j'imagine d'agitation... pas eu le temps de faire fortune. — Et ce n'est pas tout, reprit Geneviève. —- Quoi encore? dit le meunier tout bouleversé cette fois. — Sa femme Catherine s'est remariée... ou va se remarier,
n'a
ce
qui revient au même. — Ça ne m'étonne —
pas... avec Matthieu Maréchal...
Ainsi vont les choses. — C'estépouvantablece là ! s'écria Daniel. que lu m'apprends — Quoi ? la mort de Sébastien ? le mariage de Catherine? — Eh non... lui, ne souffre plus, et elle... n'a pas eu longOui...
Mais ils n'étaient temps à le pleurer. pas seuls en Amérique. D'autres (il voulait dire une autre), d'autres peuvent éprouver bien des peines, se trouver dans une situation horrible. Daniel questionnait. Évidemment -— Je ne sais pas, murmura Geneviève. Roseline, en voyant le trouble de son oncle, de lui, la têle Elle se rapprocha du repentir, l'altitude
se trahir. dans
Geneviève
devina-t-elle
l'intention
était bien près de basse, les bras inertes,
de la jeune
fille?
Se rapd'y mettre
faite à Jean, elle jugea prudent pelant là promesse obstacle. — On vit, on meurt, dit-elle, c'est comme ça, maître En passant devant Roseline, Et elle quitta le meunier. mit une
main amicale
sur l'épaule
et l'entraîna
dans
Daniel. elle lui
une autre
direction. Daniel quitta les champs — Nous parlions d'eux devant
la maison.
tout à fait abattu. hier,
dit-il
à sa femme
en l'abordant
LE CALVAIREDE ROSELINE
277
— Eh bien ? fit-elle vivement, bien que n'ayant rien à apprendre. — Eh bien... Catherine doit être remariée. C'était
dire que Sébastien avait cessé de vivre. MmcVarin ne joua pas l'étonnement : elle eût
cela in-
trouvé
digne d'elle. — Catherine
observa-t-elle cela veut remariée, simplement, dire notre beau-frère défunt... — M'est avis qu'il en est ainsi, fit Daniel. C'était un peu court pour une oraison funèbre. Mais il pensait à Roseline. Il s'assit sur sa chaise préférée, près de la table, et demeura
un moment
silencieux.
Soudain, il donna un violent coup de poing sur cette table, en s'écrinnt : — Il est dit ! qu'avec eux nous n'aurons aucune tranquillité Morts ou vivants, — Que veux-tu phiquement. — Possible
c'est toujours même ennui ! ? tout le monde meurt, dit sa femme
! mais
toutes
les femmes
philoso-
ne se remarient
pas... Une telle
une mère. celles qui ont accepté de remplacer femme se croit liée par ses engagements, quand ce n'est pas une marâtre. — C'est parler d'or ; mais calme-toi, mon ami, dit MraeVarin. — Ah ! non, j'enrage 1 — Calme-toi ; il n'y a peut-être pas autant de choses fâcheuses... Qui sait si, après loul cela, Roseline que tu l'imagines. surtout
ne reviendra pas vers nous ? — Te voilà encore avec Roseline! veux pas en entendre parler! — Mais tu la plains ? — Ça m'est bien permis...
s'écria
puisque
le meunier.
c'est
l'enfant
soeur. Jean rentra à son tour. — Jean, lui dit son père, ton oncle Sébastien — Je le savais, mon père, répondit-il.
est mort.
Je ne
de ma
278
LE CALVAIREDE ROSELINE
— Par qui ? — Par Geneviève. — Que n'en parlais-tu ? Tu m'aurais épargné l'humiliation d'aller demander des nouvelles de ce méchant homme. — J'attendais la fin des moissons pour ne pas attrister notre fête du dernier jour.
CHAPITRE
XXXI
LA DERNIÈRE GERBE
Au bout d'une semaine, tous les blés de maître Daniel étaient coupés. On termina par le bas de Genasville. De ces blés, les uns étaient dressés en meules sur la limite du champ ; les grands chars bruyants rentraient les autres à la Fresnaie pour être battus en grange Une belle gerbe avait été réservée comme gerbe d'honneur la glèbe. pour parer le dernier char qui abandonnerait Ces chars se suivaient de près, débordant de gerbes ; les uns traînés par des chevaux, les autres par des boeufs : dure besogne à travers les terres molles et jusqu'à ce que fût atteinte la route du village ! La journée finissait dans une grande chaleur. Jean monté sur le dernier char ne montrait pourtant aucune fatigue. Les bras nus, il recevait adroitement les gerbes qu'on lui jetait, il les disposait autour de lui, les élevait en une pyramide qui montait rapidement. Et, comme pour les défier, il excitait les moissonneuses : —• Encore!
encore ! courage
! Hâtez-vous,
les rieuses
filles...
Hardi ! Jean. Ce soir Roseline et Geneviève prenIl semblait heureux, draient leur part du banquet préparé dans la cour de la Fresnaie: c'était inévitable, parce que leur absence eût été remarquée. La nuit diminuait la témérité qu'il pouvait y avoir de la part de Roseline à s'introduire ainsi dans la maison de son oncle ; et Jean,
280
LE CALVAIREDE ROSELINE
à la joie de garder près de lui sa cousine, grâce à cette petite fête qu'un beau temps favorisait. Roseline suivait Jean bien volontiers, avec l'espoir de se séparer de lui plus amicalement qu'on n'avait pu le faire à la fin des sans
nulle
crainte,
s'abandonnait
de travail, journées du champ...
lorsqu'ils
se disaient
à peine adieu
au bout
Et les gerbes montaient s'écrasaient. s'entassaient, toujours, — Hardi 1 les filles ! — était au nombre des Louise — la soeur du petit tailleur La vieille Gertrude lui avait amené, sur le femmes de journée. tard, ses deux enfants, et leurs velléités bruyamment
Fanfan
ainsi
que Babi manifestaient de grimper sur le char, de s'y asseoir à côté de la belle gerbe liée avec tant de rubans... Jean les comprit, et dans les bonnes dispositions où il se trouvait, il cria à leur mère : — Loulette, veux-tu les laisser monter? J'aurai l'oeil sur eux... Ce furent battements
les enfants de mains.
qui répondirent par des cris de joie et des II est vrai que le sourire épanoui de la
mère
pouvait être pris pour un consentement. Alors André les souleva de terre l'un après
l'autre
à Jean, qui les assit au sommet des gerbes. — Tenez-vous bien là-haut ! leur cria André.
et les tendit
Prends
ta soeur
par le milieu du corps, Fanfan, et serre, mon garçon ! Au lieu de cela, les deux enfants se furent vite étendus à têtes blondes roulant plat, leurs parmi les épis, leurs yeux bleus
se mêlant
à quelques petites fleurs abattues avec les blés. Toutes les mères s'étaient approchées du char. — De ! fit André, il faudrait chercher plus loin qu'Épinal et Géromé, pour en trouver deux plus jolis. Louise était heureuse. — Je te vois, maman Loulou, lui criait Fanfan. Le riche champ. rer.
meunier
Il s'assura
était
venu assister
que le char
réservé
à ce dernier ne laissait
départ du rien à dési-
Retour des moissonneurs. 18*
283
LE CALVAIREDE ROSELINE
maître . — Maintenant, Daniel, lui dit André, on ne mettrait pas un 'fétu de paille de plus !... — à prendre observa Daniel, j'aimerais place Cependant, .auprès de la-gerbe d'honneur. — Bé ! mon maître, pour vous, on en trouvera bien encore un Tends Jean, aide ton père.. Allons, l'autre jambe... peu déplace... la main, Jean... Allons, haut ! Voilà qui est fait ! Vous étiez plus mon maître. léger quand vous étiez en nourrice, — C'est assez probable, le meunier mis en belle répondit humeur... aux moissonneurs Et André s'adressant : — Serrez les cordes, assurez les gerbes, appuyez ! appuyez !... les femmes, les flancs ! que pas un fétu ne Vous, soignez dépasse : un char bien ratissé est la gloire des moissonneuses. — En route les blancs ! s'écria à la Barthélémy, l'aiguillon en avant du char. En route, mes braves main, et marchant bêtes ! — Tenez-vous bien là-haut, cria encore André. A pas lents, ces mêmes boeufs qui avaient creusé le sillon, le front baissé, soufflant fort des naseaux, franchirent la bordure du champ. Les voilà sur le bon chemin. Et dans le jour qui tombait à la Fresnaie, suivi des gens gage. Au milieu delà
cour était
le dernier char rapidement, de la maison et des ouvriers dressée
une longue
le repas de la fin des moissons. Le riche meunier retrouva là sa chaise. geste que de la parole il engagea tous les place taine.
autour
de la table.
La belle gerbe enrubannée maître. Jean faisait vis-à-vis
Ils
pouvaient avait
table
Il s'assit, assistants bien
être
rentra pris à
où fumait et tant
du
à prendre une tren-
été posée au centre, devant le à Daniel, gardant à côté de lui un siège pour sa mère, qui allait et venait, donnait ses ordres à la Anne-Marie et Sylvine, s'en remettant cuisine, stimulait à André du soin de ne pas laisser manquer de cidre et de bière les gosiers
284
LE CALVAIREDE ROSELINE
séchés
par les ardeurs
du soleil
pendant
bien
des journées
brû-
lantes. Geneviève
une place tout au bout delà table et côté que le maître de la Fresnaie, —? et Roseline, du même sa chaise serrée contre la sienne, s'effaçait le plus Mais possible. la tête, la voyait très bien. Jean, en détournant légèrement Des chandelles de brûlaient çà et là ; mais un large croissant lune — faucille d'argent qu'on eût dite un symbole de la moisson — donnait bien plus de clarté que tout le luminaire. Aucune
avait cherché
cérémonie
n'étant
admise
dans
ce milieu
de
rudes
des champs soupanf en plein air, la jeune fille avait bleu. pu garder sur la tête.son mouchoir Claude avait-il révélé à sa soeur Louise la découverte qu'il penou sait avoir faite le soir où Jean amena Roseline à la Fresnaie, travailleurs
conçu un doute ? La jeune veuve s'obstinait de Roseline, dans la direction à regarder pour saisir un geste et souriait à la compagne Elle regardait de Geneviève. révélateur. ce sourire de leur mère, et allèrent et Babi suivirent Fanfan de Roseline, de Babi et la à la chaise qui s'empara grimper
elle-même
avait-elle
de pouvoir se donner ainsi une heureuse planta sur ses genoux, contenance. enfants attirèrent l'attention Mais il arriva que ces bruyants on leur faisait des agaceries : Fande tous. On se les montrait, tirait sa langue, qui n'était pas plus large fan, la bouche ouverte, et faisait tous ses efforts pour arracher le qu'une feuille de rose, les cheveux de Roseline : fichu de tête qui cachait aux regards elle dut prendre Jean admirait beaux
enfants
sur ses genoux pour avoir la paix. la patience et la douceur de sa cousine. Ces deux la lui montraient Daniel jeune mère... espiègles aussi
Fanfan
? Après avoir longuement admiré le impression serrés sur la poitrine de la moissonjoli groupe des deux enfants neuse, il sentit tout à coup le vide de sa maison, où son fils se et que n'animait point une nichée de petits enfants languissait Et il noya celte idée triste dans un grand verre roses et blonds. de cidre. eut-il
la même
285
LE CALVAIREDE ROSELINE
d'un signe de tête il indiqua à sa femme — qui Cependant s'était enfin assise vis-à-vis de lui — le coin lumineux où Roseline Mme Varin comprit, avait espéré se dérober. regarda sa pauvre nièce assez embarrassée de son attitude ; et son mari suivit son regard
— et sa
pensée. Le maître
de la Fresnaie
coups de cidre. Les moissonneurs, Rien n'avait appétit. substantiel
repas, heurtés
couteaux
but
hommes
sans et
presque
aux
un
à la noce ! s'écria
sa
plusieurs
air
de
un
fête.
bruit
Les enga-
André
Et comme
la Jeunesse, en celui-ci rougissait
: bé ! ça t'apprendra
maître
! Daniel savait imprudente pas à se marier. Son animation
songeait de Roseline
s'arrêter
faisaient
fourchettes,
Jean intentionnellement. regardant un peu : — Pique ça, mon jeune nous faire attendre !
être
croyait
de bon femmes, mangeaient pour faire de ce banquet un
été épargné tout en lui donnant
geant. — De ! On se croirait
Parole
ce qu'il
ou du moins
pensée,
à
bien
son fils ne pourquoi tomba soudain, et l'image
s'imposa à lui tyranniquement. comme pour écarter ou vaincre
une obsession Alors, — Mes amis, buvons aux absents ! dit-il. Les verres se remplirent. — Oui, buvons à ceux qui se croient oubliés I On trinquait déjà bruyamment. Devant Daniel son verre demeurait plein. sur ses joues. grosses larmes luisaient Roseline avait baissé la lêle pour cacher son émotion.
:
Deux
Sa bouche
crispée comme dans un effort... que l'on voyait seule, semblait sur son Elle appuya sur ses yeux le mouchoir qui s'avançait front, et ses larmes ne se montrèrent point. — Mes amis, reprit Daniel Varin, écoulez un peu ce que j'ai à — il en a qui le savent ici... vous apprendre y se turent. Chacun prêta l'oreille. Les conversations
280
LE CALVAIREDE ROSELINE
— Vous
vous
rappelez
reprit le meunier. Il y eut des exclamations
mon
beau-frère,
Sébastien
Reutcr
?
variées.
Oui, on se souvenait de lui... Il mettait assez le village en révolution !.'.. Cependant parmi les assistants avaient pris fait et cause pour lui contre quelques-uns à Varin. —Eh bien, quoi? que lui était-il arrivé ? demandait-on la ronde, tout en devinant déjà... — Il est dit Daniel simplement. trépassé en Amérique, — Âh ! fit-on avec, des intonations diverses. roulait des yeux très excité, colères. Il allait André,
lancer
quelque énormité, une allusion à ce temps où le maître était à couM"'e Varin, à côté de qui il se trouvait teau tiré avec son parent. une poussée qui lui fit assis, lui imposa silence en lui donnant son verre en éventail sur la table. répandre De la main
Daniel
approuva.
de s'apercevoir Ce petit incident l'empêcha qu'on pleurait au ses larmes. bout de la table. Roseline ne pouvait plus dissimuler très attachée à Sébastien Reuter, avait été Geneviève, longtemps saisie par cette annonce de sa mort au milieu d'une fête; en face sentit se raviver veuve depuis un an seulement, Louise, Alors Fanfan et Babi, toute sa douleur et pleura abondamment. les yeux, se mirent à sangloter, leur mère s'essuyer et, voyant abandonnèrent Roseline. pour aller la retrouver, Elle allait se lever pour sous l'émotion. Celle-ci suffoquait ses pleurs, donner un libre coursa peut-être pour se jeter aux quand Geneviève lui posa une main sur les pieds de son oncle, d'elle,
genoux : — Prends
garde, mon enfant ! Mrae Varin avait quitté la table; elle passa près de Geneviève, lui dit quelques mots, et, un moment après, Geneviève et sa comattendre la meunière dans l'endroit indipagne éplorée allaient faisait ses écrichambre où Daniel qué par elle : une petite tures. au moment où la gaieté faisait enfin exploElles se reliraient sion.
Plusieurs
voix s'essayaient
à chantonner.
Celle de Barthé-
LE CALVAIREDE ROSELINE-
lemy les couvrit dans un choeur:
toutes
comme
par une belle rentrée
287
de basse
« Apportez moi mon plat d'o...re Mes rasoirs qui sont autour, . Et ma jolie servielte Qu'est pliée... z'en plis d'amour... » Le repas pritfin, —bien que plusieurs moissonneurs voulussent — et quand rester à table, sacrifiant la journée du lendemain; tous, hommes et femmes, eurent été répartis pour la nuit dans les diverses granges de la maison, Daniel Varin, un peu fatigué, gagna son lit. Geneviève et Roseline avaient été logées dans une même chambre assez isolée pour qu'il leur fût possible de quitter au petit jour la Fresnaie, sans faire de rencontre fâcheuse. C'est à la porte de sortie que Jean, — qui ne s'était pas couché, — vint les attendre et leur dire adieu. M'"" Varin se trouvait déjà avec sa nièce et Geneviève. Elle et la santé de son mari lui venait de leur avouer que l'humeur Le pauvre cher homme n'avait plus une donnaientde l'inquiétude. heure de tranquillité d'esprit. La mort de son beau-frère l'avait profondément troublé, et l'idée que sa nièce pouvait être quelque part malheureuse, dénuée de tout, l'affligeait beaucoup. Mais cela n'allait pas sans un sentiment de révolte contre soi-même. Il s'en voulait de faiblir, et s'en voulait davantage peut-être de s'être montré si sévère pour la chère enfant. Inflexible, Daniel l'était; mais il était bon aussi sous sa rude apparence, et une lutte Elle avait bien vu cela dans les s'établissait en lui, quil'épuisait. derniers jours, et, hier au soir encore, au banquet des moissons. de ménagements, Il fallait à son mari beaucoup conclut Mn'e Varin ; et elle supplia Roseline de ne rien entreprendre qui lût de nature à causer à son oncle de pénibles émotions. Jean promit d'aider sa cousine dans l'engagement qu'elle prit étroitement enfermée chez Geneviève, dès que le de demebrer travail des champs aurait pris tin dans le pays, évitant soigneusement de se laisser reconnaître par personne...
288
LE CALVAIREDE ROSELINE
Hélas ! il fallut se séparer. Roseline embrassait sa tante avec une émotion douloureuse ne s'expliquait qu'elle pas. Et pendant que Mme Varin pressait sa nièce dans ses bras, Jean serrait la main que la jeune fille lui avait abandonnée... — Laissez-moi
ma chère tante, dit Roseline; remercier, laissez-moi vous dire tout ce que je ressens pour vous! Combien je suis affligée de vous causer du chagrin ! — Ah ! tu es une fille de grand coeur et de grand sens! lui dit sa tante
vous
en l'embrassant
une dernière
fois.
d'une lumière opaline dont la pointait dans la fraîcheur vallée tout entière était baignée. Au sommet des arbres, les oisilcette sorte debabil par lequel ils s'annonlons faisaient entendre L'aube
cent l'un à l'autre mutuellement
du jour. Ils semblaient des deux pauvres amoureux...
la venue
le secret
entre elle et Roseline partagea hardes dont elles s'en allaient munies chaque rent la direction d'Aumonlzey. Geneviève
Le nouveau
rendez-vous
des
le petit paquet de matin. Et elles pri-
moissonneurs
de lieue au delà de ce village. prendre Cécile avec elles.
quart
se confier
En passant,
était situé
à un
elles devaient
CHAPITRE
XXXII
DÉPART DES HIRONDELLES
Qu'elles avaient peu duré, ces moissons du fond des Chapes et du bas de Genasville ! Elles ne laissaient à Jean que des regrets — et dans ses de le vigoureux tableau yeux encore ensoleillés, ce travail en pleine lumière, dans le vaste cadre de collines de la vallée, — avec une ligne de montagnes bleues à l'orient. Roseline peines,
semblait
commencer
alors une
lui être nouvelle
rendue, être à la fin de ses vie. Dans ce labeur sur le
elle s'associait à ses efforts ; et elle devenait champ paternel, douce la tâche ainsi accomplie en commun ! Elle l'encourageait Maintenant d'un sourire, et il la remerciait d'un regard attendri... la voilà engagée, sur la terre d'un autre, salariée, maigre de jours, combien d'années le coeur de la pauvrette serait-il soumis à la rude épreuve ? Jean frémissait à l'idée que lui seul, — avec l'aide de sa mère, — pouvait changer le sort de celle qu'il affectionnait. de cet Mais il lui fallait vaincre les résolutions et les rancunes
retombée
homme
à tous les désenchantements.
Combien
obstiné
qui était son père. Ce qui compliquait tout, c'était cet état maladif dans lequel le un coup de riche meunier était tombé. Avec sa forte corpulence, sang pouvait le tuer. S'il avait été tout d'une pièce, bon et accesson fils aurait cherché un moyen sible, ou mauvais et intraitable, de le toucher ou de vaincre sa résistance. Mais Daniel souffrait de ses sentiments, et souffrait par la délicatesse rudes déterminations qu'il leur opposait. LE CALVAIRE DEROSELINE
encore
par les 19
200
LE CALVAIREDE ROSELINE
Ah ! il fallait menaçait
ses jours. Jean.
attendre
qu'il Agir autrement
fût
sorti
semblait
de
celte
odieux
crise
qui à ce bon fils
qu'était Le jeune
homme, pour donner un aliment à son besoin d'agir, alla plusieurs fois à ses heures perdues se mêler aux moissonneurs parmi qui avaient travaillé pour son père : il savait rencontrer eux, avec Geneviève et Cécile, Roseline. Il la voyait, en effet; mais et son ardeur au travail bien son sourire était mélancolique, Pauvre Roseline ! diminuée... de la voir et de se fut privé de cette consolation les moissonneurs elle. Les blés étaient coupés partout,
Enfin Jean montrera
mais il Il hasarda une ou deux visites àAumontzey; dispersés. et la curiosité des gens du village. craignit d'éveiller l'atlention Et puis, l'état de son père laissait toujours davantage à désirer, de la maison : le moulin et la la direction et Jean dut prendre ainsi. Plusieurs semaines s'écoulèrent Un matin, — Daniel Varin allait mieux, —il reçut d'un avoué d'Épinal une note de six cents francs à payer pour un prétendu Cette pièce venait de loin et avait reliquat de compte de tutelle. ferme.
fait bien du chemin
: de Rio de Janeiro
Claire-Marie-Roseline,
ainsi déclarée...
à New-York,de New-York à Londres par des hommes d'affaires. C'était Guillaume-Sébastien autorisé Reuter pleinement par sa fille majeure qui réclamait, du meunier L'exaspération — Eh quoi ! même mort, haine ! Et le nom de Roseline, clamation !... Ah t l'ingrate fille
fut à son comble ce Sébastien
:
le poursuivait de sa encore dans celte ré-
qui figurait ! comme elle avait oublié ce qu'elle francs ! Mais il ne devait plus rien
à son oncle ! Six cents à sa nièce I II ne donnerait pas un sou, dût-elle mourir de faim ! Mais non, ce n'était pas pour elle cet argent : la Catherine voulait, bien sûr, lui faire payer à lui les frais de sa noce avec Mathieu devait
Maréchal... tous, vivants et morts, pour voir sa fin : Enfin, ils s'entendaient ! il les maudissait de tout : l'irritalion de Daniel Cet incident fut une aggravation
LE CALVAIREDE ROSELINE
contre
sa nièce
l'amélioration
redevint obtenue
violente dans l'état
comme
au premier jour, de sa santé par les soins
291
— et de sa
femme se trouva fort compromise. Mme Varin se désolait, Jean aussi. Il ne put s'empêcher d'aller à Aumontzey raconter à Roseline ce qui survenait. La malheureuse enfant en fut bien affligée ! Hélas ! comment espérer de rentrer jamais en grâce auprès de son oncle ? — Ah ! Jean, lui dit-elle, il faut ne plus nous voir, nous oublier! Cette querelle de ton père et du mien nous brouille malun moment viendra où j'oserai, gré nous pour toujours ! Peut-être de loin, lui envoyer mes regrets Mais laisse-moi choisir ce moment
et des
de repentir... paroles : je ne veux pas que mon oncle de toi que je reviens à lui. Quand
puisse croire que c'est à cause lu ne penseras plus à moi... Jean l'interrompit : — Roseline, s'écria-t-il, je n'ai qu'une parole comme je n'ai qu'un coeur. Je te les ai donnés, et je ne les reprendrai pas... La jeune fille fut touchée de son langage; mais elle continua : — Quand tu seras établi, marié à quelque jeune fille riche... ton père ne pensera pas que c'est la pauvreté qui me poussait vers toi... J'irai à Jarménil, où Claude notre ami a un oncle tisserand. Claude me recommanIl y a là plus de quinze mille broches... Je ne veux plus travailler aux champs... c'est un peu dera... rude pour moi déjà : ce serait plus rude encore lorsque je me sentirais tout à fait abandonnée... : Geneviève l'interrompit — Bien sûr queje ne te laisserai point aller à Jarménil ! Estce que la place manque ici ? Est-ce que le pain manque ? J'aurai la chose. Tu m'es aussi chère que deux filles. Voilà simplement Cécile, et Cécile n'est point jalouse. Tiens, elle t'aime comme une d'abord ! soeur... Tu ne peux rien faire sans ma permission, Cécile souriait à Roseline avec une douceur infinie, lui tendait sur elle son regard humide. Geneviève les deux mains, attachait à la tendresse. Jean frappait son se fâchait, mêlait la brusquerie la chambre, comme sous l'étreinte d'une front moite, arpentait
292
LE CALVAIREDE ROSELINE
torture rance
invisible.
dans ce milieu On surprenait et sincères. sentiments affectueux
de
mais c'était
douloureux.
rance
C'était
louchant;
Il ne s'en dégageait pas ce rayon d'espéréchauffer les coeurs aimants au milieu des
qui suffit pour plus cruelles vicissitudes. Jean quitta bien accablé réussi
une exubé-
humble
la maison
sans avoir
de Geneviève,
irritées
à réconforter
par les peines Le lendemain
sur laquelle s'abattaient, l'orpheline, de coeur, les misères de la vie.
de ce jour fut un triste jour. de nouveau, et le docteur Galonnier, appelé, Sous le coup de cette peine, Jean quiétant. Roseline qui lui fut remise par Valleucien.
Daniel
Varin
déclara reçut
s'alita
son élat inune lettre
de
ce qu'elle lui avait dit la veille : sa résolution de quitter Geneviève, et priait son cousin de lui garder sa bonne amitié sans plus songer davantage à elle. Elle lui redisait
Cette aurait
lettre
eu tant
acheva besoin
dont il perdre à Jean le courage ces heures difficiles. Il la montra à sa
de faire dans
du mère, dans un moment où la digne femme pouvait s'échapper lit du malade, et Mm0 Varin, tout entière aux inquiétudes que lui donnait son mari, déclara que Roseline était une fille sage, bien avait sa complète approbation... Elle que sa détermination l'excellente s'étonna, épouse, que Jean pût donner tant de place en son coeur à cette fin d'une illusion de jeunesse quand il aurait avisée,
dû n'être
que de la maladie voyant que sa mère
chagrin
Alors
Jean, s'abandonna au découragement. Il ne répondit pas à la lettre au hasard
de son père. même ne le soutenait
de Roseline,
laissant
tout
plus, aller
des événements.
Et la pauvre gnation tacite.
jeune fille accepta son silence comme une résiElle n'eut plus qu'à combattre de Gel'opposition neviève, qui seule gardait encore toute sa confiance dans l'avenir. L'été avait fait place à l'automne. Depuis une ou deux semaines on
les hirondelles se rassembler, se voyait s'envoler à la recherche d'une nouvelle patrie. Roseline
les suivait
dans leur vol circulaire
chercher
: elle
aussi
pour allait
LE CALVAIREDE ROSELINE
s'envoler; donnaient vint
et les une
où leurs
cris de ralliement
qu'elle n'avait se concentrèrent
émotion cercles
des
293
oiseaux
lui migrateurs connue. Un jour jamais au-dessus de l'église, en
elles Pendant la dernière heure d'attente, compactes. dans l'air calme des appels aigus. De minute en minute jetaient et se rangeaient à leur ordre sans arrivaient les retardataires masses
trop d'hésitation. Le moment
allaient
où elles
d'entre
s'éloigner pas 1
elles ne reviendraient Un beau soleil teignait en rose le clocher, jetant des lueurs sur
approchait.
Combien
sur cimes, et tombait noires et le ventre les plumes comme soulevée des émigrantes... blanc d'argent Soudain, par un coup de vent, emportée par une rafale, la légion prit son vol, son circuit ; très haut dans l'air, amoindrissant monta toujours comme un instant et elles planèrent pour lancer leur dernier adieu
à ce pays et comme
où elles
les hautes
vécu ; puis, sans hésiter d'elles une route au-devant
avaient
davan-
s'il y avait tracée, tage, se fondit elles prirent leur vol vers le sud. Leur masse s'estompa, de l'espace. clartés et disparut dans les radieuses ses yeux pour les mieux voir, main abritant Roseline, d'une oiselle blessée, abandonnée était là comme une pauvre par ses : compagnes — Maintenant, à mon tour, soupira-t-elle. de la nuit, un peu avant la rentrée aidait à couper quelques de Geneviève, qui en ce moment-là et s'achemina Roseline avoines tardives, s'échappa d'Aumontzey sa Elle voulait voir Claude Mansu, et s'assurer vers Granges. le tisserand de Jarde son oncle, recommandation auprès Le lendemain,
à la tombée
ménil. tard à Granges. Comme elle atteignait presmaisons du village, un gros nuage creva, et que les premières fouettant les vitres des croisées. Rarement l'eau se mit à tomber, fille s'était sentie aussi délaissée la malheureuse que ce jeune Elle arriva
assez
soir-là.
Sur la route
paient
; ses vêtements
de pluie l'envelopdes torrents déserte, ruisselaient déjà sans qu'elle y prît garde
;
294
LE CALVAIREDE ROSELINE
le vent
faisait
lui cinglaient Enfin elle
le visage... se trouva devant
point lumineux sans bruit, et, voici ce qu'elle Dans
les feuilles
tourbillonner
la maison
mortes du
des arbres,
qui
Un petit tailleur. Roseline approcha
y brillait dans la nuit noire. avant de frapper, regarda à travers vit :
la fenêtre.
Et
l'humble
deux petites pièce, parmi quelques escabeaux, chaises d'enfant; dans un coin, au pied de l'escalier de bois donnant accès à l'unique étage, un lit recouvert d'une courte-pointe à ramages jumeaux, d'enfance
où
bien douillettement, sur deux oreillers reposaient Fanfan et Babi, — les enfants de Loulette, son amie devenue veuve si jeune !
Sur l'établi une
boule
de bois blanc, était posée une lampe haute, derrière de verre, dont le rayonnement tombait sur les deux
mains laborieuses de Claude, qui cousait activement. Une fois, le tailleur s'arrêta de coudre, leva la tête et porta ses les petits. Il regarda un instant les yeux vers le lit où dormaient deux têtes blondes que les reflets du Verre éclairaient aussi, et vivement
il se remit à son travail, avec une nouvelle énergie : ne devait-il pas gagner le pain des orphelins ? — Brave Claude ! murmura Roseline ; que la joie du contentement dans le devoir accompli te vienne en aide ! elle frappa discrètement aussi vite que le lui permettaient Alors
à la vitre, et Claude vint ouvrir ses jambes torses.
Sa surprise fut grande en apercevant devant lui, dans une la jeune fille en qui il avait cru déjà reconnaître demi-obscurité, la fille de Sébastien Reuter. — Oui, c'est moi, mon ami Claude, c'est Roseline, n'en doute en se laissant plus, dit-elle — Te voilà donc revenue
tomber
sur un escabeau.
au pays ? balbutia le tailleur encore tout saisi. Ton père est morl, je le sais... , — Oui, Claude... là-bas... sur cette terre au delà des mers, où dû penser à aller !... Et Louise ? jamais il n'aurait — Elle est au veilloir chez Gertrude... Je vais l'appeler.. — N'en fais rien : j'aime mieux causer seule à seul avec toi...
LE CALVAIREDE ROSELINE
205
— Comme Te rappelavec un soupir. jadis, fit Claude les-lu ? — Je ne t'ai Bien loin d'ici, je jamais oublié, mon ami... voyais ta maisonnette... jeté voyais assis sur ton établi... comme je t'ai trouvé ce soir ; mais, dans cette image, il n'y avait pas les deux têtes blondes... — Ce sont les petits de Louise... Tu vois que je les garde... Je fais ma veillée aussi... — Bien solitaire !... — Lai ! ce sera ainsi. Quelle fille jetterait un regard toujours d'amitié sur un pauvre garçon tout écloppé... déplus, père de famille... Il eut un geste touchant en désignant Fanfan et Babi — dont les deux souffles alternaient doucement... — Mon brave Claude ! lui dit Roseline en posant affectueusede moins ment une main sur son bras tendu. Il y en a peut-être un conseil et bien partagés que toi... Je viens te demander même un service. Je veux quitter Aumonfzey, où il n'y a rien à faire, les travaux des champs terminés. Il me semble qu'à Jarménil, à Fraize ou à Plainfaing, je peux trouver à m'occuper chez les tisserands. Ton oncle est maître tisserand... Voudrait-il me donner de l'ouvrage? me recommander? Et loi, voudrais-tu — Mais à Granges aussi il y a des fabriques de toiles, des filateurs... Nous comptons maintenant plus de douze mille broches ! — A Granges, répliqua Roseline, je serais trop près de mon oncle Daniel. — Et de ton cousin Jean ? — Ah ! la comme tu dis, répondit courageusement oui,... jeune fille. — Mais lu serais près de nous, aussi! osa murmurer le petit tailleur. — Que veux-tu ? Je dois quitter tout ce que j'aime. C'est bien résolu. Ce qui dépend de toi... c'est que j'aille à Jarménil de préférence...
296
LE CALVAIREDE ROSELINE
Claude Mansu prit l'engagement de faire ce que Roseline attendait de lui. Alors, à petits pas, la jeune fille s'en alla déposer sur le front des deux enfants endormis un baiser si léger qu'il se confondit avec leur tiède haleine. Et elle se retira en remerciant le tailleur, et en lui faisant promettre à garder son secret... de continuer Et comme Claude voulait encore la retenir, elle lui fit remarquer que la pluie avait cessé de tomber. Elle partit, refaisant une fois encore ce chemin de Granges à à Aumonlzey. Sur sa gauche, plusieurs fenêtres étaient éclairées la Fresnaie. On y veillait plus tard qu'à l'ordinaire... auprès d'un et la confirma dans malade, bien sûr... Cela troubla Roseline... sa résolution déjà si fermement arrêtée. En cheminant, elle passa devant le pommier sous lequel, en un temps où il était en fleur, elle avait presque accepté le don que son cousin lui faisait de son affection. Et elle hâta le pas — comme si elle se repentait. Elle hâta le pas, détourna la tête, le coeur bien gros... Hélas ! il fallait même oublier ! Un instant après, à ces pensers amers et doux succéda la préocsa cupation de ce qu'elle aurait à dire à Geneviève pour tromper La quitter sans son consentement était difficile : il vigilance. fallait brusquer le départ, sauf à lui écrire après. Ce soir-là, elle fit croire à l'excellente femme qu'elle venait au petit tailleur de ne pas dire qu'il simplement de recommander l'avait reconnue, et moins à son oncle Daniel qu'à personne. Deux ou trois jours se passèrent.
CHAPITRE XXXIII LA DOT DE ROSELINE.
Cependant Daniel Varin venait tout d'un coup de retrouver une partie de ses forces. Voici comment sa femme en eut l'agréable surprise. Un matin, comme il s'éveillait, il lui cria de son lit : — Ah ! non, je ne les donnerai pas, les six cenls francs ! Ils peuvent plaider si le coeur leur en dit : je ne céderai pas. — Mais de quoi te tourmentes-tu, mon cher homme ? lui dit la meunière. Guéris-toi !... Il s'agit bien de six cents francs ! — Six cents francs ! murmurait-il. Pas tant seulement un écu de six francs ! M'"° Varin essaya de l'amuser et dit en riant : — Tu aurais plus de peine à te procurer, pour le donner, un écu de six francs, que pour trouver six cents francs disponibles au fond de ta poche. — Je sais bien; mais c'est une manière de parler;.. M'est avis que dans cette affaire, la somme importe peu : c'est cetabominable procédé que jamais, non jamais, je ne... Jean entra sur ces mots. Il apportait à son père ses lettres. Daniel en parcourut les suscriptions. — En voilà une de Corcieux, dit Daniel, en ouvrant une de ces lettres... de maître Lorin, bien sûr... Il se mit à lire et rougit un peu. Il relut la lettre. >— Rien de fâcheux ? demanda M""'Varin sans placée.
curiosité
déin.
LE CALVAIREDE ROSELINE
298
— Hum
! fit le malade...Non, rien... Et pour la troisième fois il lut la lettre de son notaire. — Jean, dit-il ensuite, aux actions. le portefeuille apporte-moi — Hum ! fit-il encore tandis que Jean allait prendre dans un
tiroir
d'un
chambre
petit
à coucher,
secrétaire
entre
placé
les
deux
de maroquin
un portefeuille
de la fenêtres fauve fermé par
un ressort. en tira une liasse de titres à son père qui l'ouvrit, en disant à Jean : de diverses compagnies financières, — Toutes ces actions... je les ai achetées avec le boni que j'ai rendu dont je m'étais eu sur la vente des terres de Sébastien au moment où il a quitté Granges. J'ai placé exacteacquéreur Il le remit
chez M" Lorin la somme dont j'avais payé ces terres, ne vouma foi! je l'ai Mais le bénéfice... lant pas hasarder le capital... En papiers! risqué un peu... puisque le voilà tout en papier... « affaires », ce Jean se réjouissait de voir son père lui parler ment
pas fait depuis bien des jours. en main, meunier la lettre du notaire parcourut, et réintégra de ces titres, eut un léger sourire quelques-uns lentement les valeurs dans le portefeuille que Jean alla remettre qu'il n'avait Le riche
en place. — Ce Sébastien
! s'écria
Puis il demeura
absorbé.
Daniel.
Mme Varin et son fils échangèrent et comme le père ne voulait point . leur tâche, sa présence
la meunière était
Dans la soirée, — Est-ce que
dans
un coup
parler, la maison, Jean
d'oeil interrogateur; tous deux reprirent à la minoterie,
où
réclamée. Daniel
Varin
dit à sa femme
:
j'ai rêvé ça ?... c'est demain la Toussaint avec tristesse. N'entends-tu répondit-elle
— Oui, * cloches ? — C'est cela, fit le meunier, demain on me verra. — Où donc ? dit sa femme un peu alarmée. — D'abord, je veux aller au cimetière... — Dans ton état?
? pas
les
299
LE CALVAIREDE ROSELINE
— M'est avis, Lisbeth, que je ne MmeVarin s'étonna. — Ce sont ces six cents francs... Daniel. Il ajouta avec bonhomie : — pour avoir la paix ! Pour le coup M"16Varin s'alarma.
suis pas si mal !... qui m'ont mis en colère, dit Eh bien ! je les donnerai... Qu'arrivait-il
?
Il s'élançapour soutenir sa nièce prise de défaillance. — Tu me regardes ? reprit son mari. Oh ! ce n'est pas que je cède : un Varin-Doron n'a jamais cédé, et je suis bien le fils, de ce Varin-Doron l'arrière-petit-fils qui, il y a cinq siècles, tout du château de Bruyères et en chaspaysan qu'il était, s'emparait sait les Bourguignons. Je ne cède donc pas... J'ai mon idée: que cela te suffise. MmeVarin se tut, mais elle pensa : c'est, bien sûr, la lettre ! Un moment après, elle annonçait à Jean le désir de son père, qui voulait absolument se lever, sortir... — Laissons-le faire ! dit Jean avec une lueur d'espoir.
300
LE CALVAIREDE ROSELINE
Et il attendit avec impatience le lendemain... — Je vous dis ! fit Daniel quand il fut debout. M'accompagner que je suis un dur à cuire... Il fallut le laisser sortir. Roseline l'avait choisi pour quitter .Ce jour de la Toussaint, La réponse de Claude Mansu avait été favorable... Aumontzey. et de il ne restait plus qu'à détourner de Geneviève l'attention Cécile. aller cela, Roseline avait imaginé de dire qu'elle voulait de visiter la tombe de sa mère, et dans un moment où l'attention avec un la mère et de la fille se portait ailleurs, — elle s'esquiva, ses hardes... On la croirait contenant ingrate... petit paquet Pour
si on la regrettait moins ! Roseline, haletante, atteignit le chemin de Granges. Elle s'y engagea. Le ciel était nuageux. Un givre épais couvrait des arbres. la terre durcie, les pointes du gazon et les branches Au loin sur les collines, les sapins aux ramures sombres paraisTant
saient
mieux,
poudrés l'hiver, pour devenu rare.
à blanc.
Les petits oiseaux, anxieux voletaient, déjà,
qui ne recueillent en quête d'un
rien grain
devant les cyprès du champ de Après une heure de marche, Une brise rendue âpre repos, la jeune fille s'arrêta pour respirer. Vêtue de son front brûlant. par un froid précoce, rafraîchissait elle cachait sa tête sous noir, — de son double deuil d'orpheline, un fichu de couleur foncée. les allées du cimetière. Que Déjà bien des gens parcouraient traînait de ce paquet qu'elle dirait-on après elle ? Et pas un sa fuite, bouquet, pas une fleur pour la tombe de sa mère!...Dans elle avait oublié... Elle se porta d'un
pas furtif vers celte tombe ; elle se jeta à deux serrant contre elle son petit paquet — genoux sur la pierre nue, tout son avoir ! dans l'air Et alors, vêtue, affaiblie par glacé, pauvrement ses épreuves, Les années vécues toutes
elle s'abîma depuis
en une méditation
la mort
de sa mère
douloureuse. se déroulèrent
LE CALVAIREDE ROSELINE
301
tristement
à ses yeux ; et il lui sembla qu'il n'y avait pas de proet les portion entre les amertumes de toute une vie d'orpheline courtes caresses reçues de samè.redans ses premières années. Elle savait qu'elle avait été aimée beaucoup, et elle apportait, enjoignant les mains, sa gratitude à celle dont le coeur tendre avait cessé débattre, et dont les élans de tendresse, éteints par lamort, étaient comprimés sous cette lourde pierre... De cet endroit
un sourire à son père... aussi, elle envoyait resté si loin, si loin... La pauvre Roseline s'abandonnait à sa douleur, longuement... se retrouver à cette place ? Ses larQui sait quand elle pourrait mes noyaient ses yeux, mouillaient les boucles blondes de ses elle ramenait ses cheveux en cheveux, et, d'un geste inconscient, avide de cet air glacé qui baignait son front... Soudain, un cri de surprise et d'effroi est poussé derrière elle. — Ah ! ne m'étais je pas trompé ! dit une voix que Roseline
arrière,
reconnut. Daniel Varin était là depuis un moment. Il s'élança pour soutenir sa nièce au moment où, succombant à son émoi,elle s'affaissait, plus pâle qu'une morte, sur la pierre froide, ses cheveux défaits... — Roseline, Roseline, mon enfant ! murmurait Daniel, reviens à toi... Je te fais donc peur ? Tu ne sais donc pas qu'il suffit que tu te montres pour que ton oncle oublie tout ! Ah ! c'est ta mère qui t'a appelée sur sa tombe, qui t'a retenue là pour que nous nous y rencontrions... pour que je pardonne... pour que je jure, devant cette croix qui porte ton nom aussi, d'être pour toi tout ce que lu as perdu... — Ah ! mon oncle... dit d'une voix faible la pauvre Roseline. Elle essaya de se soulever un peu, s'appuyant d'une main violette de froid, et, détournant la tête, elle vit son oncle légèrement Daniel dont les larmes inondaient le visage. De sa main libre elle se voila la face, honteuse et éperdue... — Roseline, lui dit Daniel d'une voix d'infinie ce douceur,
LE CALVAIREDE ROSELINE
302
n'est pas moi qui sévérité injuste!... et j'aurais dû t'en — Est-ce vrai, derniers
mots
c'est toi qui devras oublier ma pardonne... Tu as agi comme une fille bonne, dévouée, Mais il est encore temps... aimer davantage... cher
mon
rendaient
oncle à
la
! s'écria Roseline, que ces vie , — hélas ! devant une
tombe... des forces pour se relever... Daniel ouvrit ses . Et elle retrouva bras ; Roseline et il respira avec s'y jeta, ses bras se refermèrent, force, comme ceux que l'émotion suffoque. Enfin les larmes vinrent, et il fut près de défaillir à son tour. — Mais, dit la jeune fille en dégageant sa tête de la large poitrine de son oncle, comment vous trouvez-vous par ce froid en cet endroit ? Vous étiez malade... vous avez quitté votre lit... Oh! ! Et ma tante vous a laissé sortir seul ! quelle imprudence Daniel sourit faiblement. — Elle devinait peut-être...
que je rentrerais accompagné... aideton bras, soutiens-moi, par toi. Viens, ma fille, donne-moi moi : le bonheur est quelquefois lourd à porter. Saluons cette tombe... et que le chemin soit court de cette pierre à la pierre du Tu seras ma fille : je serai le grandfoyer oùje veux t'asseoir... — car Jean t'aime, tu le sais. Vous n'avez père de tes enfants, ni l'un ni l'autre hérité des inimitiés de la famille... — Hé ! je n'ai hérité de rien, interrompit Roseline avec trissa en glissant tesse ; voilà tout ce que je possède, ajouta-t-elle de son paquet, et elle la retira en monmain dans une ouverture trant à son oncle le collier de perles. — Ah ! fit celui-ci en ouvrant de grands yeux. — Je suis pauvre, et pas destinée à Jean. reprit Roseline... — Pas si pauvre ! dit le riche meunier. Viens, je te dirai cela... au coin du feu. Quelques minutes après, ils quittaient lechamp des morts. Maintenant, sous un de givre.
rayon
tardif
de soleil,
il se montrait
étincelant
LE CALVAIREDE ROSELINE
303
« pas si pauvre » ? C'est ce que Comment Roseline n'était-elle Daniel Varin expliqua après l'effusion des premiers moments, lors du retour à la Fresnaie. — Ma fille, dit l'oncle de Roseline, tu as à toi vingt mille francs... que jeté restitue. — Vous voulez rire, mon bon oncle ? dit la jeune fille gaiement. — En bonne règle... je ne te dois rien, rien... pas même les six cents francs que... — Oh ! mon cher Daniel, interrompit M™9 Varin, ne trouble pas cette heure de joie ! — Je dis donc qu'en bonne règle, m'est avis que nous sommes c'est peut-être autre chose. quittes; mais en conscience... Daniel poursuivit : — Quand j'ai acheté les terres de ton père, je ne pensais qu'à en les Le chemin de fer me les a demandées les ensemencer. le bénéfice ? payant d'un bon prix. A qui appartenait —- Mais à vous, mon oncle. — J'aime à te l'entendre dire. Mais ce bénéfice a décuplé sans aucun effort de ma part. Dans les villes, ils ont imaginé d'encourager les gens qui leur prêtent de l'argent pour faire de grandes et ils font de temps en temps un cadeau..; pas à entreprises, tous, ni aux plus méritants : c'est le hasard qui décide : c'est lui qui nous envoie ces vingt mille francs dont tu feras ta dot. Il fauà moins que Jean ne te trouve dra bien que tu t'en contentes... pas assez riche... des rires et aussi des larIl y eut des cris, des protestations, mes d'émotion. — D'ailleurs mets
la noce
vous avez le temps de réfléchir, mes enfants. Je au mois de mai. 'Vous avez six mois pour dire
non. des explosions cris, des trépignements, de la maison, de joyeuse colère. Cette fois, les vieux serviteurs Anne-Marie, André la Jeunesse, mêlaient leur joie plus bruyante et plus expansive à la joie de la famille. Ce furent
de nouveaux
304
LE CALVAIREDE ROSELINE
— Ré! c'estlebon vent qui va souffler chez nous ! dit André en ôtantson foulard de colon pour s'essuyer les yeux. Et s'approchant de la vieille servante : — Je voudrais vous embrasser, Anne-Marie... Celle-ci, montée au même diapason de tendressecommunicative, répondit : — Si çâ peut vous ffjire plaisir, André. Mot je né demande pas mieux ; vous êtes un bel homme... il n'y a pas de honte. Et ils s'embrassèrent. Après cet incident, Daniel Varin reprit la parole : — Mon enfant, dit-il encore à Roseline, Geneviève t'a
été vraiment bien dévouée : ce n'est pas chez elle que tu retourneras pour attendre le grand jour... c'est elle qui trouvera ici une place sous mon toit, elle et sa fille. Il faut leur faire savoir bien vite, à ces braves créatures, que tu as retrouvé le chemin de la Fresnaie. — Et le meilleur des oncles ! s'écria Roseline en sautant au cou du riche meunier. Les jours succédèrent rapidement aux jours ; l'hiver passa, s'annonpuis une tiède haleine traversa l'espace : un renouveau firent sauter les vieilles écorces : on çait. Les jeunes bourgeons et les nids bords d'un jeune plumage. Les violettes s'emplirent jusqu'aux couvrirent les talus reverdis. Et tout se préparait pour 1^ joyeux avènement du printemps. Alors on redoubla d'activité pour les noces de Jean et de Roseentendit
dans les haies
des
bruissements
d'ailes,
line... Et un beau matin de mai vit leur union ; et ils furent vie l'époux et l'épouse.
pour la
LES
GLANEUSES
DEROSELINE LECALVAIRE
20
LES
GLANEUSES
i
de s'achève, et les meules dorées s'échelonnent distance en distance sur les limites du champ. Déjà les unes ont la forme d'une énorme ruche ; d'autres montent à vue d'oeil, La moisson
gerbes sur gerbes, amoncelées à la fourche. Et les grands chariots criant sur leurs essieux
à travers
les
par centaines au pied des inégalités des sillons, transportent meules les gerbes qui s'élèvent sur les gerbes. Or, tout au bout de la plaine, se dressent sur la colline, comme une meule plus haute, la bourgade et ses moulins. Les champs féconds, où le blé mûr partout est coupé sans retard, alternent avec des nids de verdure, et de frais pâturages, et des houblonnières
; et toutes ces cultures sont bordées de grands ormes qui cachent mal les fermes riantes et de jolis villages aux maisons de briques. Les gens doivent être bons qui habitent ce coin de terre privi— bons et charitables. Loin des villes, la charité retient, légié il est vrai, quelque chose de la rusticité du milieu ; mais moin-
308
dre aussi
LES GLANEUSES
est l'humiliation
de celui
qui porte
la livrée
de l'hu-
milité. la tête Là-bas, il n'a pas à tendre la main en détournant recevoir une aumône, et s'il se courbe vers le chaume ramasser sur la terre chaude l'épi détaché de sa tige, il du maître du champ, relève nullement amoindri vis-à-vis permis ce regain procuré par un travail honnête. sont à l'oeuvre. Chacun Les vaillants moissonneurs
pour pour ne se qui a
a pris un
; celui qui mène la tête est un ouvrier à l'épreuve ; actif, il entraîne la troupe qui le suit. et surveille Celui qui ferme la marche presse les paresseux C'est le fils aîné du fermier. l'ouvrage. sillon
Les gerbes sont formées de paille d'avoine battue.
avec célérité,
et retenues
par un lien
II
de gerbes, figurant si bien Or, en regard de ces entassements trois jeunes filles, trois soeurs, fluettes et timides, l'abondance, — sans se sont glissées furtivement tout près des moissonneurs, réussir
à se cacher.
Les pauvrettes se font petites, et il semble que ce soit pour passer plus sûrement inaperçues ; d'un mouchoir noué sous le du soleil un front aussi blanc que le menton, elles garantissent muguet
des vallées,
et il semble
que ce soit pour dérober
leur
visage aux regards indiscrets. Le maître du champ est présent à la moisson, comme il a été « Le pied du maître aux labours et aux semailles. présent y> : il sait mettre en. pratique ce prorend la terre meilleure en se levant avant l'aube. le grain verbe local, Lorsque
309
LES GLANEUSES
déposé en terre moisson :
germait
à peine,
il pensait
déjà au jour
de la
« Et les soleils en jauniront les herbes, « Et les filles des champs viendront nouer la gerbe » (1),
Le maître
du champ a aperçu les trois chétives glaneuses, et il a dit à celui de ses fils qui a charge sur les moissonneurs : — A qui sont ces jeunes filles ? — Ce sont, a répondu celui-ci, les enfants d'une pauvre veuve qui est revenue dans le pays. L'aînée m'a dit : « Permettez ' avec mes soeurs, que j'amasse que je glane quelques poignées les
après
moissonneurs
yeux. — Larmes
de femmes
Elle
avait
des
larmes
dans
les
sont
à bon marché, murmure le ferMais ce n'est pas un homme au coeur
du champ. dur ; il encourage les enfants de la veuve. — Or ça ! leur dit-il, il y en a du travail, un plaisir, hein ! mier,
maître
»...
tout du long ! C'est
Et quand il les a vues sourire, il ajoute, satisfait de lui :' — N'allez pas glaner dans un autre champ, ne quittez pas d'ici; ne bougez point d'auprès de mes filles et de mes garçons ; ne vous faites souci ni du bottelage s'il est en retard, ni de l'enlèvement des gerbes : ramassez toujours ; et si vous avez soif, qu'on vous donne à boire. Alors l'aînée, maître
en ses treize ans, très digne, a remercié le du champ, d'un mot dit avec émotion, un seul mot, un seulement ; Merci ! mot, peut-être
simple Flexible cheveux
svelte
comme un épi, avec l'air sauvage noirs, elle a un charme étrange.
(1) Lamartine.
que lui donnent
ses
340
LES GLANEUSES
. De nouveau, elle s'est inclinée vers le chaume ardent et dur. Ses soeurs aussi ont levé la tête, et montré leurs visages enfantins un peu amaigris, leurs, yeux humides. Puis toutes trois ont repris la tâche ingrate un instant suspendue. Courbées, leurs tempes
se touchent
parfois. Leurs jupons à pièces et leurs chemises usées annoncent misère qui n'a rien de pénible à voir. Les petits pieds nus meurtris parla par le chaume ardent et glèbe pierreuse, mais réconfortées, grâce au bon accueil qui leur est fait, les fillettes
redoublent
une sont dur; trois
d'entrain.
de-grains, et que que leurs tabliers se remplissent bras se forment de courtes gerbes, leurs prunelles leurs joues se colorent ; leur bouche gracieuse a perdu
Et à mesure sous leurs
s'allument, Elles oublient la gravité du premier moment. lons ; elles les font oublier aux autres.
pauvreté
et hail-
La fermière, à son tour, vient d'apparaître, apportant son petit, — son dernier-né dans ses bras. Sans leur présence, ce tableau serait inachevé. de la vie rustique C'est la bonne mère. plein de vie et d'éclat, est comme petit, son dernier l'aube du jour. Dodu, potelé, il gesticule, ses yeux bruns parlent; les boucles de sa chevelure vivement secouée disent aussi sa Son
vivacité,
et sa volonté
déjà.
Il tend les bras
vers les petites glaneuses,, il voudrait per et courir vers elles. Il crie, fait le méchant. La mère gronde. Rien n'y l'ail, et le tricorne
du garde champêtre
s'échap-
se montre
tout
à point. de l'autorité, — un vieux soldat à la mousOr, le représentant tache raide, — ôte de la bouche sa courte pipe, prend son air le plus sévère et grossit sa voix.
311
LESGLANEUSES'
Et.
radouci devant le croquemitaine, l'enfant, subitement l'homme à moustache raide, jette un coup d'oeil de travers sur ' les trois fillettes. Mais les filles de la veuve
poursuivent leur tâche en silence, aveuglées par la grande lumière du soleil s'écrasant sur la terre nue, agenouillées ou pliées en deux ; avec des mouvements fébriles, elles avancent de plusieurs pas, la tête basse, vacillant comme atteintes de vertige. Et le maître? Le maître du champ ne dit plus rien, puisqu'il a laissé faire ; en se montrant mécontent, il se créerait des remords ; il altenlerailà l'idéal qu'il se fait d'une félicité rurale domestique fondée sur les réalités de la vie.
III
Mais, au bout du champ, longeant un sillon que la charrue a à la file cinq profondément creusé, s'avancent sournoisement ou six fillettes de même âge, brunes enfants que le soleil a dorées. Elles approchent, crient un salut, et vont s'abattre sur la glèbe comme une volée de moineaux francs qui prennent possession de leur domaine. Trois femmes
de loin les suivent : la mère, la fille et l'aïeule : trois générations, trois bouches, trois misères. Viennent-elles, les unes et les autres, diminuer la part des premières? Non, il y a du travail pour toutes. Si vraiment une part est dimiâgées,
nuée, ce sera celle des oiseaux Et l'ancien, le'garde — En voilà d'autres,
du ciel.
champêtre et d'autres
murmure
:
encore. Faudrait,
bien sûr, les
312
LES GLANEUSES
laisser glaner même avant dant la nuit. Mais la loi ?
le boltelage
! et avant le jour, et pen-
Du groupe enfantin s'élèvent de mutuelles excitations. — Allez! dit la plus active, une rousse dont le soleil semble incendier la chevelure ébouriffée ; le courage ne vous donnera pas la fièvre ! Vous avez pourtant la vie assez bonne ! Il vous faut peut-être C'est de meilleur pain que du pain de froment. ainsi que l'on tombe du trèfle aux joncs. Ah ! vous regardez la fermière ? Çà ! vous, voudriez bien être dans ses souliers ? — Elles ne disent rien, les trois nouvelles du pays, les trois enfants à la veuve ! observa une autre des petites glaneuses. — Se taire et penser ne fait tort à personne, répond la première. et nouée par Or, grain à grain, épi à épi, la jupe retroussée derrière, formant panier, gonfle et s'emplit. La main droite de un à un jusqu'à chaque glaneuse se grossit de grains ramassés pleine poignée, et se vide alors dans la jupe. Ce serait bien beau, noircit la nuque. Les trois
sans le grand
soleil
qui offusque,
et qui
femmes
âgées, à leur tour, sont entrées dans la partie du champ où la faucille, souvent aiguisée, a fait une large trouée. Hélas ! il est vrai, les glaneuses ne sont pas en se jouant seulement des fillettes oisives pouvant- se pencher Le soleil presque ; il en vient aux champs qui déjà se traînent. qui brûle les enfants, réchauffe des vieilles qui se sentent près de l'hiver. privés de souplesse font d'elles de méLe dos ne plie pas sans peine , la diocres travailleuses. jambe est lourde, les pieds ne chaussent qu'à demi les souliers usés. Leurs
mouvements
Elles vont jusqu'à l'endroit où, sous le large soleil d'août, moissonneurs agenouillés devant le blé barbu qui montre
les ses
313
LESGLANEUSES
jaunes aigrettes, saisissent avec leur faucille.
les épis à pleine main et les scient
Sous la brise qui s'élève enfin, les blés ploient et ondulent; ils semblent essayer de se dérober à la faux du moissonneur.
IV
Les dernières
gerbes sont liées. Sur un chariot sont déposées les plus belles, pour fête de la moisson.
servir à la
Les enfants de la maison et tous ceux de la famille — il en est venu de la ville — ont été conviés à cette, fête. Déjà, ils ont séparé des épis les bluets abattus d'un même coup de faucille ; ils en ont formé de gros bouquets
dont
ils couronnent
la plus haute
gerbe. Alors, gaiement, ils prennent place dans l'énorme char, auquel sont attelés trois grands chevaux attifés de fanfreluches et de brillants
grelots. Sur les gerbes aux reflets
cuivrés qui s'amoncellent en pyramide, les enfants se groupent, ou se disputent la place avec des poussées joyeuses, des éclats de rire; les plus petits sont culbutés, enfouis sous la paille ; on ne voit plus d'eux que leurs pieds ballant le vide : la fête est complète. Tout ce mouvement, toute cette folie, ce n'est pas la plus mince part de satisfaction donnée au fermier en récompense de son labeur d'une année. Le char s'ébranle grelots de l'attelage.
enfin, au milieu des vivats, au tintement
des
3U
LES GLANEUSES
A travers
le pays, le bruit des moissons.
des
fléaux
rythme
la marche
triomphale La nuit approche. Le soleil s'éclipse,
comme une gerbe de rayons emportant lumineux ; du côté opposé, la lune se dessine dans un ciel clair encore, pareille à une faucille d'argent. Sur la route encombrée, se suivent de près d'autres chariots, roulant avec le même accompagnement de cris, de chants et de rires enfantins : moissonneurs et moissonneuses chargés de râteaux et de faux leur font cortège, — avec des refrains chantés en choeur, à demi-voix. A chaque chemin de traverse, à chaque sentier, la troupe d'un ou deux travailleurs s'égrène, s'amoindrit ; et les chants faiblissent... Plus loin, dans la nuit devenue
haplus sombre, se traînent, le ruisseau, des figures indécises
letantes, silencieuses, longeant que l'obscurité rend confuses. Ce sont les glaneuses, — les enfants — qui, elles aussi, rentrent au village. Selon
les
leur récolte
hasards
et les vieilles
mères
heureux
ou sur la tête
de la journée, elles rapportent ou sur les épaules; les moins bien
partagées serrent encore une gerbe sous le bras, gerbe étique formée d'épis mal venus. Mais à aucune la charge ne paraît trop lourde. Toutes ont hâte de battre les épis, de mesurer le grain... Chez le riche, la fête enfantine se prolonge animée et une tonne de bière a été mise bruyante. Pour les serviteurs en perce; joie !
ils étaient
il est juste
qu'ils
soient
à la
toit, dans la chaumine, il y a, pour une heure, de craintes, et surtout la satisfaction d'une journée
Sous l'humble apaisement bien remplie.
au travail,
LES GLANEUSES
US
C'est une courte trêve ; peut-être même la huche ne sera po int vide de sitôt... 0 miracle! sans posséder aucun champ, sans avoir ensemencé, on a sa parOi*,froment de la moisson : le bon froment pour faire le bon/ptih I ' Ê !''
''^\ W %\
:
TABLE
DES
MATIERESa
I. — Heureuses enfances. CHAPITRE CHAPITRE II. — Roseline et Jean CHAPITRE III. — A la Fresnaie CHAPITRE IV. — Deux beaux-frères CHAPITRE V. — La marâtre CHAPITRE VI. — Le gué de la Corbelinc. . . . CHAPITRE VIL — La tour des Hulottes CHAPITRE VIII. — Cruelle attente CHAPITRE IX. — Le secours X. — L'enfant malade. . CHAPITRE CHAPITRE XL — Le collierde perles CHAPITRE XII. — Haute-Fontaine CHAPITRE XIII. — La petite mère. , CHAPITRE XIV. — Les amoureux de Roseline CHAPITRE XV. — Laurent Maréchal CHAPITRE XVI. — Le « Faisan Doré » CHAPITRE XVII. — Au bord du ruisseau. . CHAPITREXVIII. — Les noces d'L-ma CHAPITRE XIX. — Grave accusation CHAPITRE XX. — L'oncle Daniel ..;... CHAPITRE XXI. — Sous le pommier en fleur CHAPITRE XXII. — L'idée de Sébastien CHAPITRE XXIH. — Les nouvelles du colporteur CHAPITRE XXIV. — L'oncle et le neveu CHAPITRE XXV. — Longues, longues années CHAPITRE XXVI. — La vie des colons CHAPITREXXVII. — Joie du retour XXVIII. — Tante Lisbeth CIIAPITBE CHAPITREXXIX. — Les moissonneurs CHAPITRE XXX. — Roseline ou Cécile ? CHAPITREXXXI. — La dernière gerbe CHAPITREXXXII. — Départ des hirondelles XXXIII. — La dot de Roseline CHAPITRE LES GLANEUSES.
%v
.
7 18 25 32 44 52 58 67 75 86 94 104 111 119 136 141 149 154 173 186 196 205 215 224 231 239 246 253 260 569 279 289 297 305
TABLE
DES
GRAVUBESK>,
Jean entra bravement dans l'eau et parvint à ranïeneiyslav'^petite . Frontispice fille. 21 Elle alla jeter les cerises à ses oies Il exhiba une rangée de molaires tellement formidables au nez de la vieille fille, qu'elle recula de quelques pas 39 La petite glissa sur la pierre moussue, et fit un plongeon jusqu'à mi. 53 jambes 65 A bas, chien ! à bas ! criait Irma 79 Ellese dressa vivement et tout son sang se glaça Menteuse ! lui dit Jean 83 97 Roseline,!ma chère petite ! qu'est-ce que tu as ? Va à la cuisine, paresseuse, et que je ne te revoie pas de la journée ! 113 127 Irma rendit le gant en riant , Roseline aperçut Jean avec surprise 151 Et la danse s'organisa. . 165 Drôlede fin de noce ! observa la mère Kelach 171 Roseline aperçut devant elle son père tenant dans ses mains un collier 177 Eh ! bonjour, ma fille ! D'oùvenons-nous comme ça ? 183 Il s'assit lourdement sur sa chaise 193 Veux-tu m'écouter, Roseline ? dit Jean en s'inclinànt vers elle. . . 199 217 Brusquement, le colporteur retint Annette par le bras 205 Enfin, tu viens nous dire adieu, dit l'oncle 247 Qui, nous ? dit Jean en la considérant d'un oeilfixe Encore un temps de galop, mon rousseau, hopp t hopp ! 255 A midi, les moissonneurs se réunirent pour prendre un frugal repas. 273 Retour des moissonneurs 281 Il s'élança pour soutenir sa nièce prise de défaillance 299
— Sociëtd et deLibrairie. Poitiers. Française d'Imprimerie
- Société Poitiers. française d'Imprimerie