Le Courage Des Justes De France

  • June 2020
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Le courage des Justes

Les « Justes des Nations » reçoivent de l’Institut Yad Vashem de Jérusalem un diplôme d'honneur ainsi qu'une médaille sur laquelle est gravée cette phrase du Talmud : «Quiconque sauve une vie sauve l'univers tout entier ». Ces justes ont sauvé des juifs pendant la guerre alors qu’ils n’étaient pas juifs eux-mêmes. Le titre de Juste devant les Nations représente la plus haute distinction civile de l’Etat d’Israël. Au 1er janvier 2009, ce titre avait été décerné à 22765 personnes à travers le monde, dont 2991 en France. Mais le livre des Justes ne sera jamais fermé car nombreux sont ceux qui resteront anonymes faute de témoignages. Reconnus ou non, ils incarnent le meilleur de l'humanité. Tous considèrent n'avoir rien fait d'autre que leur métier d'homme. Ils doivent servir de phares aux nouvelles générations. Jean-Pierre Guéno

Dossier inédit composé par Jean-Pierre Guéno à la suite de l’appel ayant servi à composer les deux livres Paroles de l’ombre 1

Paroles de l’ombre (Les Arènes)

Paroles de l’ombre (Librio)

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André, Jeanne, Pierre, Louis, Jean et Elisabeth Goupille nommés Justes devant les Nations en 2000 par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem.

André Goupille s'est installé comme vétérinaire à La Haye-Descartes en 1922. Marié, père de quatre enfants, il est surpris par l'invasion de mai 1940. Il a 43 ans. Après avoir tenté de suivre l’exode, toute la famille revient s'installer à la Haye Descartes, un bourg situé à 20 km au nord de la ligne de démarcation. Très vite, André Goupille fait passer la ligne à des soldats algériens ou marocains dès octobre 1940. Sa femme Jeanne entre en contact avec le Réseau du Musée de l’homme à Paris. À la fin de l'année, la ligne est déplacée vers le nord, à quelques centaines de mètres de la Haye Descartes. Aidé de sa famille et de ses proches André Goupille utilise son laissez-passer professionnel de vétérinaire pour faire passer bénévolement courrier et personnes en grand nombre : résistants, juifs, aviateurs ou prisonniers en cavale…. Toute sa famille est très vite engagée dans la Résistance. Jeanne sa femme, leurs trois fils, Pierre, Louis et Jean, leur fille Élisabeth, la sœur d’André Goupille, Simone, aidés d’Odette Métais - leur employée - et de son fiancé Lucien Marchelidon ainsi que le frère de Lucien. Arrêté une première fois en janvier 1942 par les douaniers, André Goupille continue à faire passer des résistants, des prisonniers évadés, des juifs. Après la suppression de la Zone libre il s’installe au Grand Pressigny . Il organise des parachutages à partir de mai 1943. Dénoncé par des gens qu’il avait sauvés, André Goupille est arrêté par la Gestapo en janvier 1944, puis déporté ainsi que sa femme et ses quatre enfants. Toute la famille va survivre à l'horreur des camps de Neuengamme, Mathausen, Ravensbrück, Beendorf, Flossenburg et Flöa.

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La famille Goupille

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Lettres de remerciement envoyées à André Goupille pour son rôle de passeur Le Mans 15 janvier 1941 Monsieur mon fils et moi venons vous remercier du plus profond de notre cœur de ce que vous faites pour nous. Heureusement que de vrais Français existent encore. Mon mari ancien combattant classe 14 est revenu par miracle de l'enfer d'Amiens le 21 mai de l'année dernière, il fut fait prisonnier à Nantes le mois suivant. Il est resté dans les camps de Chateaubriand et de Savenay pendant plusieurs mois et depuis... C'est une grande consolation pour nous que la séparation soit moins pénible. Monsieur, nous vous renouvelons nos remerciements et veuillez recevoir l'expression de nos meilleurs sentiments E Delhay 1 rue de Tessé Le Mans Quimper 25 mars 1941 Chère Madame, Après un voyage assez fatigant qu'une bonne nuit chez moi ici me fait oublier, je viens vous dire toute ma reconnaissance pour l'accueil si cordial et si désintéressé que vous m'avez fait. Il me semble que les mots que je trouve pour vous vous l'exprimer sont insuffisants. Je ne suis pas allé à Nantes, mon train se dirigeant directement sur Quimper. J'y suis resté pour éviter de passer la nuit dans la garde de Nantes debout en attendant le jour. Je l'ai passé dans le train et suis arrivé à Quimper à 7 heures 54 heures normale. J'ai commencé à préparer mon déménagement que je fais effectuer d'ici directement pour Perpignan, les circonstances m'obligeant à changer de combinaison. Ma bicyclette est encore ici. J'en suis très heureuse car elle me permettra de faire les promenades que vous m'avez si gentiment offertes en compagnie de vos enfants. Coïncidence curieuse, j'ai rencontré au Mans la belle-fille de votre amie qui se rendait à Angers. Je ne puis vous fixer exactement la date de mon arrivée, mais je compte sur votre habituelle obligeance pour m'accepter lorsque j'arriverai. Je vous prie de transmettre mon meilleur souvenir à Madame votre mère et croire ainsi que M. Goupille à mes sentiments les meilleurs.

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Lettre de jeanne Goupille à sa fille Élisabeth 8 juin 1941 Je boue de rage et d'indignation ! Pétain. Quel vieux fourbe ou quel vieux gâteux, on ne sait ! En tous cas sa conduite est honteuse et indigne d'un officier français. Il ment comme " ses maîtres" les Allemands ! Jusqu'à présent j'avais encore pour lui un certain respect, une certaine confiance. C'est fini ! C'est un traître comme les autres et je ne veux plus en entendre parler ! Jeanne Goupille Lettre de jeanne Goupille à sa fille Élisabeth 12 juin 1941 La Haye le 12 juin 1941 Ma petite chérie Le sang des Français versés par d'autres Français. Voilà où nous a mené la confiance en Pétain. Voilà le résultat de l'armistice. Voilà le commencement de beaucoup d'autre sang et d'autres larmes que les Français vont encore verser. Car tu penses bien que cela ne fait qu'affermir nos sentiments, comme augmenter notre haine, et maintenant dans cette haine, dans ce désir de revanche, il faut englober des Français ; si on peut encore donner ce nom a des vendus, à des traîtres. Malheureusement le nom de Pétain a ébloui tant de braves gens, leur a donné confiance, les a aveuglés ! Et voilà la France plus déchirée que jamais, s'abaissant encore davantage, dressant ses enfants les uns contre les autres ! Après tous les espoirs du début de l'année, après le renvoi de Laval qui avait fait croire à tout autre chose, quelle déception ! Enfin ne parlons plus de cela, c'est trop déchirant et on souffre comme l'an passé à pareille époque. Gardons notre foi, notre confiance entière ; souffrons, acceptons, prions. Nos efforts ne seront pas perdus. Et plus nous aurons souffert plus la délivrance sera belle ! Le moral reste le même parmi ceux qui passent venant de partout ! Au contraire la volonté de vaincre s'affermit ; le désir de tout sacrifier à notre liberté grandit. Le jour vient où il va falloir compter avec les Français, les vrais, pas ceux de Vichy pas ceux de la collaboration. Encore plus se plier est encore plus grandir. Mille tendresses de ta maman qui t'aime tant tant tant Jeanne

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Lettre de la Directrice du Lycée privé de Combrée à Jeanne Goupille Les trois fils d’André et de Jeanne Goupille sont internes dans une institution libre à Combrée , pour y poursuivre leurs études de collégiens. Comme leurs parents, Pierre, Louis et Jean ont l’esprit subversif et ne cachent pas leurs idées Gaullistes. Débordée par leurs ardeurs patriotiques, le Directrice de l’Etablissement écrit à leur mère… Institution libre Combrée Maine-et-Loire

le 10 décembre 1941

Madame, Je vous précise ici de nouveau les conditions du retour de vos fils. Gaullistes irréductibles, il s'était à peu près gardé jusqu'ici d'une manifestation Septime de leur attirer une histoire. Mais cette fois tous les trois tombent sous le coup d'une sanction dont ils étaient assez souvent et fortement prévenus. Je vous envoie les deux papiers trouvés en la possession de Pierre et de Louis : je n'ai pas besoin de vous dire ce que j'en pense. Je vous ai signalé aussi le beau geste de bravoure de Pierre déchirant une affiche Allemands. Pour Jean, il faisait partie d'un groupe de quatre élèves de sa classe qui, avec des alphabets mystérieux, prétendrait correspondre avec " leurs amis" et leur faire passer les indications, des dénonciations. J'étais intervenu vigoureusement il y a 15 jours auprès de ses gosses, croyant les ramener à la raison, au moins par la crainte. Or depuis, de former le projet de s'embarquer... Par la Méditerranée et Jean devait être le " passeur". C'est en soi de la folie puérile. Mais, ici, ceci et cela, c'est une bravache à l'autorité et c'est pour nous quelque chose de plus grave : c'est le désaccord de ces pauvres enfants avec ce qui nous tient le plus à coeur : la cause de la France de la seule France et la cause de l'unité Français autour du chef qui seul peut la sauver. Qui est contre lui, donc avec ou pour les Anglais où De Gaulle, est contre tout. Je vous ai dit à quelles conditions il pourrait rentrer chez nous : qu'ils me signent et que soient contresignés par vous l'engagement dont je joins la formule. Mais cette condition matérielle remplie, je n'aurai encore guère de confiance et leur retour risque bien de de se faire que pour peu de temps. Car je ne transigerai plus sur quoi que ce soit. Le plus simple serait évidemment qu'ils trouvent une maison gaulliste ou moins strictement " française" : ce serait plus simple et le jeu plus franc. En tout cas, je dois ajouter que tous ces " égarements" compromettent gravement leur premier devoir et le profit de leurs études. Le triste rendement de Pierre est aussi significatif qu'inquiétant. Veuillez agréer, Madame, mais respectueux sentiments PS : au moment de cacheter ma lettre de j'apprends que Pierre et Louis commentaient hier soir en s'en moquant ostensiblement, au dortoir, ce que je venais de dire à l'étude et encore une fois à quoi je tiens de toute mon âme. Je vous aurais parlé autrement ce matin si j'avais su cela qui passe la mesure et confirme à l'évidence de que, de notre point de vue comme du vôtre, il convient qu'ils cherchent où ils pourront être Français à leur façon !

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Lettre de Jeanne Goupille à son mari et à ses fils Suède 1945 Braas le 12 mai 1945 Mon bien-aimé, je veux que ma première lettre soit pour toi et que tu la trouves pour t'accueillir si tu rentres le premier . Après tant de mois de séparation et de souffrance que te dire sinon que je t'aime comme il y a 22 ans et plus encore et que mon amour est plus que jamais toute ma vie. Je ne puis te dire combien j'ai espéré, combien j'ai pleuré, crié après toi de tout mon être mon Minet Chéri : j'avais si peur de mourir sans te revoir, sans t'embrasser; le bon Dieu ne l'a pas voulu heureusement. Je savais que tu priais pour moi et cela me donnait de l'espoir. Mais nous revenons de bien loin Minette et moi. Et quand le 2 mai (anniversaire de ma première communion !) nous avons eu le bonheur d'être remises à la Croix-Rouge danoise, nous étions à peu près mourantes toutes deux et nos compagnes ne nous donnaient plus que quelques jours à vivre. La joie de la liberté retrouvée et les soins si dévoués et si éclairés qui nous ont été prodigués aussitôt nous ont sauvées et nos forces reviennent de jour en jour. Nous n'avons plus qu'à espérer le rapatriement le plus tôt possible. Si je rentre, c'est avec tes prières, à ta fille que tu le devras. La pauvre petite a été d'un dévouement filial qui a atteint le sacrifice ; et s'est occupée sans cesse de mon sort me trompant pour me faire manger son pain et les derniers jours, se traînant presque mourante pour aller au loin me chercher de l'eau que je n'avais plus la force d'aller chercher moi-même. Elle répétait sans cesse : "que dira Papa si je ne te ramène pas ; et que je serai heureuse si je te sauve de pouvoir me dire que c'est à moi que tu le dois, toi qu'il aime tant. Je ne te dirai rien de plus de nous sinon que nous avons eu le bonheur d'une messe et de la communion le 7 mai. Mon amour, nous aussi nous avons tant prié et souffert pour toi et nos pauvres petits que je ne puis croire que le bon Dieu ne vous ai pas tous protégés comme nous ! Malgré cela avec quelle angoisse nous attendons de vos nouvelles. Que ce sera bon de vous retrouver, de "revivre" ensemble. Je n'ose y penser ; il semble que l'on n'aura pas la force de supporter la joie du retour ! J'ai reçu deux fois des cartes lettres de toi de septembre et d'octobre : mais je n'ai pu te répondre. Nous n'étions plus à Ravensbrück mais dans un autre bagne Binsdorf où il était interdit d'écrire. Je te quitte mais pour te retrouver bientôt j'espère, embrassant mille et mille fois de tout mon amour de toute ma tendresse de tout mon être qui est tout à toi comme autrefois et pour toujours mon Minet chéri. Ton Jeannot Mes pauvres petits enfants chéris je veux mettre aussi un petit mot pour vous. Vous êtes rentrés avant nous ! Mais les mots sont bien pauvres devant mon émotion en vous écrivant après tant de mois de cet horrible silence sur votre sort. Nous avons tant prié tant souffert pour vous que j'espère que le bon Dieu vous aura gardé à ma tendresse. Mais dans quel état devez vous être ! Qu'avez-vous souffert ! Je le sais hélas et j'attends de vos nouvelles avec autant de craintes que d'impatience. Mes petits, mes chéris, avec quelle hâte j'attends la joie de vous serrer dans mes bras ; de vous faire oublier ces horribles mois. Je vous embrasse mes petits, de toute l'immense tendresse de mon cœur tout plein de vous, mes chéris, mes chéris Votre maman

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Lettre de Thérèse Goupille à son père Suède 1945 Mon cher petit papa Bientôt je vais t'embrasser et te ramener maman. Ah! Mon papa je suis heureuse toutes nos souffrances seront oubliées dès que ma « petite fille » (c'est ton Jeannot) et moi nous aurons reçu de tes nouvelles et aussi des garçons, de grandmère, de tantes, de Jacquot, de tous et toutes. J'ai hâte de rentrer en France, mon petit papa : j'espère bientôt. En attendant je t'embrasse de tout mon cœur ainsi que ceux qui sont autour de toi PS j'ai grandi...

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Sébastien, Maria et Jacqueline de Saint Quentin Baleste nommés Justes devant les Nations en 1995 par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem.

Monique

Maria et Sébastien

Avant la guerre, Monique Escudero (née Segal) vivait avec sa mère, sa sœur et sa grand-mère à Paris. Son père, Aaron Segal, avait été porté disparu en 1940 et sa grand-mère déportée en 1942. Monique a 4 ans en 1942 lorsqu’elle est placée, pour un mois de vacances, par le Secours National dans une famille d’accueil dans les Landes, chez Sébastien et Maria Baleste, les parents de Jacqueline. Au bout d’un mois, Rachel, la mère de Monique demande aux Baleste de garder sa fille car toute sa famille est recherchée par les Allemands. Par sécurité, Monique est baptisée et les Baleste la font passer pour leur fille. Rachel et l’oncle de Monique entrent dans la Résistance, et lui rendent visite de temps en temps mais, dénoncés par quelqu’un du village, ils cessent leurs visites pour ne pas faire prendre de risques aux Baleste. Monique va rester dans la famille Baleste jusqu’en 1950. J’habite Lüe : Un village de 700 habitants blotti au milieu des pins, un petit village, un village sans histoire comme tous les villages. J’y suis née et j’y ai grandi ; je suis là quand la guerre de 38/39 se déclenche. En 1940, lorsque mon père apprend qu’on demande des familles pouvant accueillir des enfants de prisonniers de guerre, nous en parlons à la maison et nous décidons d’accueillir un petit garçon. Je suis folle de joie car je suis fille unique ; j’ai envie d’un petit garçon car je suis une fille : alors on s’inscrit pour avoir un petit garçon… et 10

c’est ainsi que Monique rentre dans notre vie. Il se passe en fait quelque chose d’assez extraordinaire : Nous partons mon père moi-même et une dame d’une autre famille pour aller accueillir le train qui amène les enfants. Et quand nous arrivons à la gare les enfants sont déjà descendus du train tous avec leurs petits badges, sur lequel figure leur nom et leur famille d’accueil. Tous ont trouvé leur famille ; la dame qui nous accompagne a eu sa fille puisqu’elle avait demandé une fille et nous nous n’avons personne… Alors on va voir le responsable. Il nous dit que nous avons été oubliés… Mais depuis l’arrivée du train, je vois sur le quai une petite fille aux longs cheveux blonds, qui aune robe rouge, en velours, et qui pleure ; elle donne la main à un grand garçon. Je la vois tout de suite. Je ne vois qu’elle. Et quand on nous dit que nous n’avons personne, je demande à qui est cette petite fille qui pleure tant… Alors on me dit ignorer qui elle peut être : elle a été jetée dans le train peu après le départ. Elle donne la main à un petit garçon car elle veut s’accrocher à quelqu’un. Je demande alors si on ne peut pas nous la confier. Cela arrange tout le monde. On ne sait pas son nom, on ne sait pas d’où elle vient… Et je pars avec cette petite fille, tellement traumatisée qu’elle n’arrive même pas à dire son nom. Nous partons avec elle : je suis folle de joie car déjà je sens quelque chose entre elle et moi ; c’est indéfinissable mais je l’ai choisie. Je suis si heureuse ! Nous allons manger au restaurant et à un moment papa s’en va. Comme je lui dis que je veux rejoindre la voiture, elle refuse, en disant qu’il faut attendre mon père. Ce sont ses premières paroles. Nous attendons que papa revienne et nous partons ensemble. Nous arrivons à Lüe. Là c’est terrible : elle est traumatisée. Elle pleure beaucoup ; elle ne sait plus qui elle est… Quelques jours après nous recevons une lettre de Monsieur Lacroix nous disant que cette petite fille s’appelle Monique Segal, qu’elle est juive, et qui nous demande si nous voulons tout de même la garder : elle a été jetée dans le train par sa grand-mère qui se cache. C’est ce qui l’a traumatisée. Nous répondons qu’il n’y a pas de problème, que nous gardons Monique, que nous l’aimons déjà tous : que ce soit mon père, ma mère, mes grands parents, nous sommes déjà tous en admiration devant elle. Quelque chose en moi me dit que Monique ne partira pas au bout d’un mois, car nous ne sommes censés garder ces enfants que le temps de l’été. Quelques jours avant la fin théorique de son séjour nous recevons un télégramme de sa maman, Rachel : « Gardez Monique, lettre suit. » Et dans la lettre qui arrive peu après, Rachel nous demande de garder Monique, indiquant que sa grand-mère vient d’être arrêtée, que son frère Daniel n’échappe aux rafles qu’en se cachant sous un lit et qu’elle-même part en zone libre. Nous gardons donc Monique, ce qui n’est pas simple, car le village est occupé par des 11

soldats allemands et par des SS. Deux SS vivent chez nous, dans notre maison. Ils ne se doutent de rien. On leur dit que Monique est notre fille. Ils tiennent parfois des propos très désagréables sur les juifs en sa présence. On a très peur. Les deux SS sont logés dans une chambre de la maison ; la kommandantur est à deux pas, et l’on vit vraiment en osmose. De temps en temps Rachel et son frère Daniel viennent voir Monique et puis un jour, quelqu’un les dénonce. Quelqu’un qui n’est pas du village. Pour les gens de Lüe, être juif ce n’est pas très important. C’est une religion, ça s’arrête là. Le village sait que Monique est juive. Une dame vient nous prévenir : on nous a dénoncés un jour où Rachel est venue voir sa fille et Daniel aussi ; ils sont venus tous les deux, La maman et l’oncle. Nous avons passé une nuit assez difficile car Rachel et Daniel ne pouvait pas partir ; il n’y avait pas de train ; alors on les a cachés. Le lendemain matin, un allemand vient dans la cour avec un gros chien ; il rentre chez nous mais ne va pas plus loin… Les allemands respectent mon père à cause de ses blessures de guerre. Ils éprouvent un certain respect pour lui : on est un peu à part. Un jour, mon père excédé par un allemand qui nous offre du chocolat le lui jette au visage… Nous avons très peur en pensant à ce que ce geste peut nous coûter… Finalement nous ne somme pas ennuyés . Rachel et Daniel repartent. Et la vie continue comme cela, jusqu’à la Libération. On a pas vraiment peur. On est en retrait, mais l’on sait ce que l’on risque. Mon père est courageux. On aime tellement Monique : c’est une histoire d’amour. Tout est une histoire d’amour finalement, un enfant qui a besoin de vous, qu’il soit juif, arabe, quelle que soit son origine, on l’aime, on veut le protéger. On n’a pas vraiment de mérite. On sait bien qu’on risque un petit peu, mais tout ce qu’on fait c’est par amour, et pour protéger cette petite fille à laquelle nous nous sommes tellement attaché aussi bien qu’à sa famille : on aime beaucoup Rachel, la maman de Monique . Lorsque Monique nous arrive, elle a 3 ans. Un jour on nous dit que Monique a une sœur qui s’appelle Jacqueline et qu’il faut aussi lui trouver une famille d’accueil ; on lui trouve une veuve qui l’accueille à 5 Km de Lüe. On essaye de réunir les enfants le plus souvent possible : les petites filles se voient, ce qui est très bon pour elles. Néanmoins, très vite, Jacqueline qui a 2 ans quand elle arrive, ne reconnait plus sa maman. Quand Rachel vient, c’est bouleversant ; les deux petites sont à la maison pour accueillir leur mère, et Jacqueline lui dit « bonjour Madame ». Nous pleurons tous… Monique est vraiment ma fille : j’ai 18 ans… Je fais mon apprentissage de mère avec elle… Jacqueline de Saint Quentin Baleste Juste devant les Nations

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Roger Belbeoch nommé Juste devant les Nations en 1984 par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem.

Roger Belbeoch fait son devoir de Juste à partir de 1941… Il garde une certaine amertume en pensant qu’à la Libération, il allait de soi que tous les policiers avaient fait de la résistance ! Et que le Commissaire P . patron de ses bourreaux et responsable de l’arrestation de plus de 5000 juifs avait tiré son épingle du jeu… Roger ne se considère pas tant comme un « juste » que comme un résistant… qui n’a fait que son devoir d’être humain. Je rentre au sein du réseau « le front national pour la liberté et l’indépendance nationale ». Nous sommes en avril 1941. Je ne veux pas partir en Allemagne, travailler pour les Allemands. J’en réfère à mes chefs de la Résistance, et je leur dis « cela ne peut pas durer comme ça, je peux rien faire, on est poursuivis ». Mes camarades me disent qu’ils vont essayer de me faire rentrer dans la Police, avec mes diplômes universitaires, et que je ferai mon travail de résistant dans la Police. » Je donne mon accord mais il faut passer par l’autorité paternelle… C’est une autre affaire ! : Cela ne se passe pas tout seul ; enfin, mon père plie : il comprend le but de l’opération. Je quitte l’administration des PTT et le 20 avril 1941 j’entre à la direction de la police judiciaire au 36 quai des orfèvres. Là, on me dit « Monsieur vous êtes employé aux écritures et on a reçu des ordres pour vous faire affecter dans un commissariat de police du 12ème arrondissement rue du rendez-vous : le commissariat de police du quartier Bel Air ». Là, on me donne les cachets, on me donne des documents, des papiers, avec en prime un registre des Juifs du secteur qui sont astreints à une résidence surveillée. On m’explique que chaque matin ces personnes doivent venir signer le registre, et qu’il me faut signaler ceux qui ne viennent pas ou qui hésitent à venir… Le soir même, j’en parle à mes camarades. Ils me disent « Ce n’est pas possible de faire ce genre de trucs il faut prendre des dispositions », et alors on arrivé à ceci : je garderai donc ce registre mais j’avertirai tous les signataires en leur indiquant qu’ils disposent de 15 jours pour essayer de fuir, s’ils ne veulent pas tôt tard être arrêtés, puis 13

déportés. Les gens racontent qu’on arrête les juifs pour les faire travailler, etc. Ils mentent ou ils sont dans l’ignorance. Nous savons nous que tous les juifs, tous les francs-maçons, tous les communistes qui partent en Allemagne, ne reviendront pas. Je les incite à partir pour une raison ou une autre, et s’ils n’ont pas de solution, je propose d’en trouver… Lorsqu’ils ne viennent plus, je signe à leur place. Dans cette affaire, on risque notre vie, la vie de nos parents, de nos amis de nos camarades. Mais on est là pour cela, il faut faire quelque chose et j’ai commencé de cette façon là à protéger – si l’on peut dire – à rendre service aux juifs. Je suis là dans ce commissariat pour faire des faux papiers, des fausses cartes, avoir des renseignements que je transmets à mes camarades de la résistance, et au rez-de-chaussée au poste de police, pour essayer de noyauter les gardiens de la paix. Voilà quel est mon rôle. Il m’arrive d’aller chercher des juifs au moment où ils ont été arrêtés pour les sortir et leur permettre de s’évader. Une affaire me reste en travers de la gorge, que je ne peux pas admettre, j’y pense sans arrêt : j’ai une petite amie qui est juive, et qui habite à 200m de chez moi : Claudine Kaufman. Elle est juive mais cela ne joue pas dans nos relations ; on est des amis, c’est tout. Ses parents sont juifs aussi. Au moment de la rafle du Vel d’Hiv, les policiers viennent à leur domicile pour les arrêter et ils ne trouvent que la mère : ils l’arrêtent et l’emmène. Le père est vendeur dans une chapellerie. Ils l’arrêtent sur son lieu de travail. Ce sont encore des policiers français qui arrêtent ma petite amie Claudine qui travaille, elle aussi, à Maisons Alfort, dans la biscuiterie Gondolo. C’est inadmissible ce genre de choses. A la rigueur, mes collègues obéissent aux ordres : toute la question était là « on obéit aux ordres » : on a fait cela car on avait des ordres ! Mais dans des cas comme cela, on désobéit aux ordres, on reste des hommes, on est pas des mannequins, des robots, ce n’est pas parce que l’on vous dit d’arrêter cette personne que vous devez y aller. C’est là toute la différence qui existe entre ces gens là et moi. Alors la police ne m’en parlez plus : Le 2 septembre 1942, mes collègues sont venus m’arrêter. J’avais commis l’erreur de fabriquer des vrais faux papiers pour un ami d’un autre réseau de résistance qui voulait venir en aide à un jeune homme juif de 18 ans. Ce jeune homme s’était fait prendre et 4 policiers du service de répression des affaires juives sont venus m’arrêter au commissariat pour m’emmener au 36 quai des Orfèvres. Là j’ai été confronté avec le jeune homme pour lequel j’avais fabriqué des faux papiers. Il était dans un état effrayant. Son visage n’était qu’une plaie. Je n’ai pas pu m’empêcher d’injurier mes collègues pour ce qu’ils avaient fait. Leur patron, le Commissaire divisionnaire Permilleux est venu me voir : « Vous l’avez gagné le cocotier, cette fois ci » me dit il. Et puis ce fut ma fête pendant six jours. Six jours de passage à tabac, pour me faire avouer ; en vain. Grâce aux relations politiques de mon réseau de résistance, on me libéra enfin de cet enfer, mais dans quel état : côtes et nez cassé, oreilles décollées, traumatisme crânien… La puissance de mes protecteurs, qui appartenaient à un mouvement de résistance de la haute 14

hiérarchie de la police fit que mon dossier ne fut pas transmis à la police allemande. Après un séjour à l’hôpital Saint-Antoine, et quelques temps de repos en Bretagne, je pu retrouver mon travail au commissariat du quartier BelAir…

A la libération, il va de soi que tous les policiers auront tous fait de la résistance ! Quand le 19 août 1944 je me retrouverai dans la cour de la préfecture de police, à la Cité, je verrai des gars que j’avais vu collaborer pendant l’occupation : ils seront devenus des résistants ; on les verra avec le revolver à la ceinture, ils voudront tout casser… Et le Commissaire Permilleux responsable de l’arrestation de plus de 5000 juifs tirera son épingle du jeu… En ce qui me concerne, je ne me considère pas tant comme un « juste » que comme un résistant… qui n’a fait que son devoir d’être humain. Roger Belbeoch Juste devant les Nations

http://www.yadvashem-france.org/document/?mode=detail&doc_id=579

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Sœur Marguerite Philomène Olivier nommée Juste devant les Nations en 2002 par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem. Marguerite a 21 ans en 1941. Elle habite à Versailles chez ses parents. Son couvent recueille Vera Goldman, une petite fille juive de 7 ans et sa petite sœur qui est encore un bébé, trop jeune pour séjourner dans un orphelinat de petites filles, et qui va être hébergée chez Marguerite. Après le débarquement, Véra reste dans son orphelinat, mais ses parents récupèrent sa petite sœur, croyant tout danger écarté. La famille Goldman va être raflée en Juin 1944 et déportée à Auschwitz dans le convoi 76, l’un des tout derniers de la guerre . Je suis « Sœur Marguerite ». J’ai 19 ans en 1939 et je vis chez mes parents. En 1942, une sœur du couvent du Sacré-Cœur qui est infirmière dans le quartier et qui connait bien la famille Goldman demande à ma mère, qui garde déjà des enfants, non juifs, si elle peut garder Vera Goldman et sa petite sœur de 18 mois. Sur le coup on hésite un peu, et puis on se dit « c’est un acte de charité de les cacher ». Je me dis que même si c’est risqué pour nous il faut sauver ces enfants. Vera a neuf ans en 1942… Elle habite Versailles, avenue de Saint-Cloud. Elle est née à Zurich et n’a jamais parlé qu’Allemand jusqu’à son entrée à l’école maternelle. Nous garderons Vera jusqu’à l’été 45. Fin juin 44 peu après le débarquement, ses parents reviennent vivre chez eux croyant que la guerre est finie, et que les rafles sont terminées… Ils reprennent avec eux la petite sœur de Vera qui, elle, est restée avec nous pour finir l’année scolaire. Mais fin juin il y a une rafle : les parents de Vera et sa petite sœur sont arrêtés, enfermés à Drancy et envoyés à Auschwitz par le convoi 76, l’un des derniers convois quittant la région Parisienne. Ils n’en reviendront jamais. Je ne me perçois pas comme une résistante, mais enfin comme quelqu’un qui a aidé à sauver un enfant. Un enfant pour moi c’est tout. Sœur Marguerite Olivier Juste devant les Nations

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Lucie et Renée Mesureur nommées Justes devant les Nations en 2000 par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem.

Lucie Mesureur a 19 ans en 1941. Elle vit à Pantin dans un logis misérable avec son père chômeur et sa mère Renée qui fait des ménages. Elle est dactylo et devient l’amie d’un jeune homme juif. Boris est d’origine juive et sa famille va être décimée par les rafles de 1942. Lucie et Renée vont le cacher pendant deux ans dans leur petit deux pièces, où il sera contraint de « marcher en chaussettes » et de ne jamais sortir. Après la guerre Lucie a épousé Boris. Mes parents ont fui Arras, le nord et son chômage en 1931. Arrivés à Pantin, ils ont d’abord vendu des légumes. Et puis Papa s’est retrouvé au chômage huit mois sur douze… Maman a été obligée de faire des ménages. On a déménagé trois fois en quelques années. Le 28 septembre 1941, à 17 ans, je rencontre Boris en allant danser avec une collègue de travail sur les bords de Marne. Nous prenons un train à étage à la Bastille. Nous arrivons avec nos visages noircis par le charbon. Nous retrouvons des jeunes sur le quai de la gare. Après une promenade en barque nous sympathisons. Boris n’a pas 20 ans. Il est juif. Ses parents ont fui la Turquie. Son père est teinturier mais n’a plus le droit de travailler. Boris fabrique des postes de Radio pour nourrir sa famille. Je suis sténo dactylo. On se retrouve au cinéma. Le 16 juillet 1942 près du métro Porte des Lilas, je vois des autocars bourrés de petits enfants, d’hommes et de femmes mélangés, serrés les uns contre les autres. A Pelleport, je ne revois pas mon Boris. Le soir après mon travail je le retrouve caché dans sa cave. Boris part en Zone libre, pour essayer de sauver sa famille, et quant il revient, nous le cachons. Entre temps, toute sa famille a disparu. Ses parents et ses sœurs ne reviendront jamais de Pithiviers. Dans notre logement misérable, Boris marche en chaussettes pendant deux ans pour ne pas alerter certains voisins. Très vite nous cachons Linette, sa cousine de Saint-Brieuc. Et puis lorsqu’il y a des rafles, sa Tante Isphir, qui couche dans mon lit. Le soir Boris dort chez un voisin. Dans l’immeuble nous cachons d’autres juifs ; épisodiquement. Un jeune homme pendant quelques mois, deux mères avec leurs bébés. Mais très peu de temps : leurs bébés pleurent… Mon père et la femme d’un voisin sont arrêtés et internés parce qu’ils sont dénoncés pour avoir caché des juifs. Boris a beaucoup de chance ; il n’est pas arrêté. Il a de très bons faux papiers. On finit par vivre ensemble avec Boris, sans attendre la fin de la guerre : on ne se mariera que le 28 octobre 1944. Lucie Mesureur Berman Juste devant les Nations 17

Laure Viardot et sa fille Suzanne Guimbretière nommées Justes devant les Nations en 2001 par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem.

Suzanne et sa mère Laure ont sauvé 120 enfants juifs. En 1943, Suzanne Mathieu est âgée de 19 ans. Etudiante et surveillante du collège Sévigné à Paris, elle est contactée pour aider au placement d’enfants juifs. Elle décide de s’engager et entraîne sa mère, Laure Viardot, dans cette aventure dès mars 1943. Laure Viardot et Suzanne Mathieu (aujourd’hui Guimbretière), travaillent pour le service clandestin de placement d’enfants de la WISO. Tandis que Suzanne s’occupe du placement des enfants dans les départements de Vendée, du Loiret et de la Loire, Laure Viardot s’occupe de ceux de l’Eure et Loir et de l’Eure. Pendant plus de deux ans, malgré les vérifications constantes des gendarmes français et policiers allemands dans les trains, les deux femmes recherchent des familles d’accueil et convoient les enfants depuis la gare d’Austerlitz jusqu’à ces familles d’accueil, alors que disparaissent leurs familles naturelles dans la fumée des trains précédant celle des fours crématoires. Suzanne et sa mère ont sauvé plus de 120 enfants. En 1939 j’ai 16 ans. Mon père est mort en 1937, ma mère enseigne. Mon frère est parti en Afrique. Nous vivons à Paris avec ma grand-mère. Difficultés de la vie quotidienne, rationnement, tickets… Je passe mon bac en 1941. Je m’inscris à la Sorbonne. Le 11 novembre 1940 ma mère m’a empêchée de rejoindre les étudiants à l’Arc de triomphe mais j’ai déposé avec elle une gerbe de fleurs tricolores à la station Clémenceau. J’entends par chance l’appel du Général de Gaulle le 18 juin à la radio. Après mon bac, on me demande si je peux être surveillante au lycée collège Sévigné qui n’est pas très loin du Luxembourg. Je vais devoir en outre corriger des copies pour un professeur de français. On donne 50 centimes par copie 18

corrigée… Dans le jardin du Luxembourg, une camarade me propose de convoyer des juifs . Il fautt être aryenne, libre, pouvoir voyager… J’accepte. C’est après la rafle du Vel d’Hiv. Je suis furieuse de voir que ma meilleure amie est obligée de porter une étoile jaune. Maman et moi, nous allons nous présenter au bureau de la rue de la Bienfaisance. Il appartient à l’U.G.I.F. A l’époque on arrête des juifs dans tous les quartiers de Paris, et il faut placer d’urgence les enfants qui en réchappent à la campagne pour essayer de les sauver. Nous sommes 5 ou 6 « assistantes sociales ». Je m’occupe de la Vendée, de la Loire inférieure et du Loiret et ma mère s’occupe de L’Eure et Loire, de l’Eure et de L’Yonne. Pendant le week-end, nous prenons en charge des enfants à la gare pour les convoyer à la campagne et les loger dans des familles contre rémunération. Il nous faut aller voir les familles d’accueil, et surtout nous renseigner sur les notables, c’est à dire le maire, le docteur, le curé… Leur rôle est capital. Il faut qu’ils soient consentants. Entre 1942 et 1944 je « place » une trentaine d’enfants. Suzanne a 2 ans et demi : c’est la plus petite que je n’ai jamais convoyée. Elle est adorable. Elle a trois frères. J’attends les enfants à la gare d’Austerlitz. Ils arrivent avec de petits baluchons : leurs parents ont disparu ou ils ont intérêt à ne pas se montrer. Suzanne est avec son frère Bernard qui a 4 ans de plus qu’elle : la première fois qu’elle me voit elle me jette un regard effrayé. Elle n’a plus de cheveux, parce qu’elle a plein de poux ; elle sort d’un pensionnat où elle a été mise parce que ses parents ont été raflés assez tôt. Dans son groupe d’enfants, il y a son frère, et 4 ou 5 autres enfants. Je décide toute seule comme une sotte, mais je crois que c’est une très bonne idée, d’aller voir le Chef du Cabinet du Préfet de Vendée : je lui dis « vous savez qu’il y a des enfants qui sont malheureux en ce moment et qu’il faut absolument cacher… » . Il me regarde et me dit « oui Mademoiselle, vous vous voulez dire des enfants dont les parents ont été arrêtés ? » Je dis : « oui c’est ça : Est-ce que vous pouvez m’assurer qu’en Vendée, puisque la Vendée dépend de vous - il ne se passera rien, ni en Loire inférieure… » Il ne s’est rien passé de grave : j’ai eu cette chance inouïe, je n’ai eu aucun enfant arrêté ; c’est vraiment une chance merveilleuse. A Chavagnes en Paillers je sais à l’avance que telle ou telle famille prend tel enfant : je me suis d’abord entendue avec le docteur Foucault, qui est le docteur de Chavagnes et qui s’occupe très bien des enfants. Un jour je place dans une ferme deux jeunes garçons qui ont une quinzaine d’année : Je reçois un télégramme disant : « vous pouvez envoyer les deux bœufs ! » . Les « deux bœufs » sont amenés la semaine suivante et tout se passe bien pour eux. Un jour on vient nous arrêter, maman et moi, pour nous conduire au commissariat du 5ème arrondissement. On nous fait monter dans le bureau du 19

commissaire qui nous interroge : il nous dit que nous pouvons très bien nous retrouver le soir même à Drancy. Ma mère lui indique qu’elle connaît Monsieur Prouton qui est le chef de la brigade anti-terroriste, dont j’ai la fille comme élève ! Le commissaire va dans la pièce à côté, il revient et nous dit que Monsieur Prouton nous attend pour déjeuner dans un café … Je crois que c’est peut-être là qu’on a eu le plus peur. Le jour du débarquement je suis dans une chambre d’hôtel à Montargis pour m’occuper des enfants : toutes les cloches sonnent à 6 heures du matin… Nous sommes très joyeux de penser que c’est fini, que ça va finir. Je regrette de ne pas avoir sauvé plus d’enfants juifs. Je retrouverai les enfants de Chavagnes le 25 juin 2000. Il y aura une grande fête avec tous les parents nourriciers, ou leurs descendants … Ce sera très chaleureux… Suzanne Guimbretière Juste devant les Nations

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Jean Nallit nommé Juste devant les Nations en 1992 par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem.

Jean alias « Gratien » Jean Nallit a 18 ans en 1941. Ouvrier aux usines « Gaz de Lyon », il entre dans la Résistance. Il devient ensuite agent du réseau «Charrette», dirigé par le neveu du général de Gaulle. A ce titre, il confectionne de nombreuses fausses identités. Adjoint au responsable du service d’identité de la région lyonnaise, il est chargé de la distribution des faux papiers : fausses cartes, faux extraits de naissance, faux laisser-passer. Grâce à son réseau, 30000 faux papiers ont été fabriqués, dont 300 pour des Juifs. Arrêté en mars 1944, détenu à Montluc et torturé par la Gestapo il est déporté à Buchenwald en mai 1944. J’ai 18 ans à l’automne 1941. Je travaille dans une centrale électrique dans la région de Lyon, pendant toute la guerre. Toute la famille est entrée en résistance : ma mère est la secrétaire du réseau Charrette, ma sœur est agent de liaison. Avec le réseau Charrette nous fabriquons plus de 30000 faux papiers en trois ans. La majeure partie de ces faux papiers est destinée aux soldats français prisonniers de guerre dans les stalags, afin de faciliter leur évasion. Au départ, je suis en contact avec des gens qui font sauter les transformateurs, les pilonnes de haute tension. Au regard de mon jeune âge, ils me confient la distribution des tracts et des journaux. Dans un second temps, je deviens l’adjoint du responsable du service d’identité et impression de la région lyonnaise. Les listes des noms utilisables et crédibles nous sont fournies par les mairies. Les papiers des prisonniers de guerre sont dissimulés dans des colis. Je vis très normalement : ayant fait beaucoup de fausses identité je ne m’en suis pas faite une à moi. J’ai des papiers pour circuler la nuit, en cas de panne sur ces centrales, pour pouvoir les dépanner. Je regrette de ne pas avoir de fausse identité quand je suis arrêté : chez moi, on pourrait trouver ma machine à écrire, les papiers vierges et les tampons… 21

La Gestapo ne prend aucun risque pour nous arrêter. Quatre hommes armés pour deux suspects… Curieusement au moment de l’arrestation, on est presque soulagé. On sort de la clandestinité ! Je suis transféré à Montluc puis enfermé dans les caves de la gestapo avenue Berthelot. Les séances de torture commencent. Si je parle, je peux mettre plus de 40 personnes en grand danger. Je passe 5 fois à la baignoire, mais Klaus Barbie finit par demander à mes bourreaux de s’intéresser à un plus gros poisson que moi, qui avait fait sauter 15 trains de permissionnaires. Je reviens à Montluc, et après un transfert à Compiègne, je suis déporté à Buchenwald. Entre Compiègne et Buchenwald, nous sommes 120 par wagon, avec un petit tonneau de 30 litres d’eau qui se renverse tout de suite. Nous n’avons rien à boire ni à manger pendant les quatre jours et les quatre nuits du voyage. Il y a une dizaine de morts dans notre wagon, 600 pour le convoi. Les survivants deviennent fous ou s’évanouissent. Les SS nous accueillent mitraillettes à la main avec des chiens. Nous sommes rasés des pieds à la tête, désinfectés dans un bain de Grésil, habillés de vêtements rayés : je deviens le matricule 49839. Comme je suis tourneur ajusteur de formation, je suis envoyé dans une usine d’aviation. La nuit dans le camp. Le jour dans l’usine. Je suis libéré le 8 mai 1945, après avoir fait 900 kilomètres à pieds dans les marches de la mort, direction Lubeck pour y être noyés : 10 000 des nôtres y sont exécutés. Nous sommes libérés par les troupes américaines le 8 mai 1945. Je pèse 38 kilos. Quand je rentre, ma mère ne me reconnaît pas… Après mon retour des camps, je reprends mon travail sous la coupe d’anciens collaborateurs. Ils ne me gâtent pas… Ils ont pris du grade et pas moi. Ils tiennent le haut du pavé. Quand je demande une place pour un boulot on me traite d’« incapable. » Les résistants déportés sont revenus en France avec un an de retard en somme, puisque la France a été libérée en 1944. Nous appartenons alors déjà à un passé qui gêne beaucoup de gens… Jean Nallit Juste devant les Nations

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Henri, Hélène et Raymonde Dupuy nommés Justes devant les Nations en 1984 par l’Institut Yad Vashem de Jérusalem.

Henri

Raymonde

Hélène

En novembre 1943, lors de rafles de représailles, à la suite d’un attentat commis à Périgueux contre la Feldgendarmerie, Hélène Dupuy, résistante du groupe Roland de l’Armée secrète, a caché et sauvé des juifs avec la complicité de son fils Henri et de sa belle-fille Raymonde et de ses voisins.. Périgueux. C’est la guerre. L’occupation. La ville est verrouillée. Il est difficile d’y rentrer et d’en sortir. Elle est remplie de soldats allemands et de miliciens français. Je viens d’épouser Raymonde. Ses parents logent une famille juive : la famille Gruska. Je n’ai pas de travail alors je passe un examen en 1942, et je rentre dans la police. Tout simplement. Je ne veux pas partir en Allemagne comme tous les jeunes de mon âge. Avec ma femme nous habitons chez ma mère. Je suis de mèche avec le maquis « La Feuillade ». Régulièrement, avec Raymonde et ma mère, nous hébergeons des maquisards pendant deux ou trois nuits lorsqu’ils viennent de faire un coup de main, le temps que les allemands se calment… Raymonde les aide à entrer et à sortir de la ville. Dans mon commissariat, toute l’équipe appartient à la résistance. Je passe mon temps à guider les maquisards qui ne connaissent pas bien la ville, le soir, lorsque le maquis choisit une cible. Ils circulent ainsi sous la protection de mon uniforme. Le 10 novembre 43, le maquis attaque le quartier général de la police allemande à Périgueux ; le 10 novembre 43 une opération de représailles est montée contre les juifs qui vivent dans la région : 350 juifs doivent être arrêtés pour être déportés à Auschwitz. Les agents de la gestapo avec les SS se présentent à au domicile de la famille Gruska à l’heure du petit déjeuner. Le père, la mère et les trois fils sont à la maison, seule Elsa, la fille aînée, est absente. 23

Tout se passe chez mes beaux parents : les allemands arrêtent toute la famille, et quand ils descendent les escaliers le fils aîné Willy prend sa valise et l’envoie sur la tête de l’allemand qui dégringole les escaliers; pendant ce temps le plus jeune Marcel qui a 5 ans se cache sous le lit de mes beaux parents, et les deux autres passent par la cuisine, sautent dans le jardin et se sauvent. L’allemand se retourne et au lieu d’ouvrir la porte avec le loquet, tape à coups de crosse et démolit la porte. Les enfants sautent le mur du jardin et s’enfuient. Leur mère, la pauvre Mme Gruska est impotente et ne peut fuir. Son mari réussit à s’échapper mais revient pour se rendre lorsqu’il réalise que sa femme est tombée aux mains des allemands. Ils seront déportés avec l’idée que leurs enfants étaient saufs. Ce sera sans doute pour eux un grand sentiment de réconfort. Dans les jours qui suivent une dame à la préfecture nous fait des faux papiers : la fille, ma mère la met dans une école religieuse. Le plus petit, Marcel, nous l’envoyons aux enfants assistés ; les deux autres sont rebaptisés Leroy, avec tous les papiers nécessaires, et sont placés chez des agriculteurs à la campagne. En Mai 1944, ma couverture devient trop risquée. Je rejoins le maquis Roland. Au début nous ne sommes pas très nombreux et puis au fil des semaines qui suivent le débarquement, les « volontaires » affluent… Peu après, nous sommes dénoncés. Les allemands nous attaquent et tuent deux policiers maquisards. Mon maquis se disperse ; j’en rejoins un autre à Saint Alver en Dordogne… J’y retrouve Willy Gruska, le fils aîné des déportés, qui entre temps a lui aussi pris le maquis… Henri Dupuy Juste devant les Nations

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Yad Vashem France Le Comité Français pour Yad Vashem soutient les activités de l’Institut Yad Vashem de Jérusalem. Ce Comité est composé de bénévoles, pour la plupart anciens déportés ou enfants cachés poursuivant plusieurs objectifs : • Contribuer à la transmission pour la mémoire de la Shoah auprès de la jeunesse par des témoignages, des voyages d’études et des séminaires. • Participer à l’hommage rendu à la mémoire des Juifs exterminés en rassemblant les noms des disparus. •

Rendre publique les actions des Justes qui sont désignés après la constitution et l’instruction des dossiers comportant des témoignages sur les actes de dévouement des sauveurs.

• Organiser après obtention du titre de Juste parmi les Nations, les cérémonies de remise de médailles en présence d’un représentant de l’Ambassade d’Israël en France. http://www.yadvashem-france.org/

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L’allée des Justes à Jérusalem

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