L’ANONYME DES DOSES
J’avais été engagé à l’usine de °°°, un mois durant l’été. J’y vivais parmi les heures les plus longues, mais aussi les plus apaisées, de ma vie. De temps en temps, il me prenait l’envie de retranscrire phonétiquement le bruit des flacons qui tombent et naviguent avec fracas dans le long convoyeur de métal, celui juste en haut derrière mon petit bureau, en métal lui aussi. Est-ce que ça se rapprochait plutôt du kboum ou du chzzbim ? Il est ardu de démêler le vrai du faux, et encore plus dans un cas tel que celui-ci, il s’agit de musique et mes oreilles peinent à reconnaître les nuances de la musique. Et puis voilà. Et puis voilà. Et puis voilà… répète inlassablement la voix de la formeuse R16, avalant et formant une véritable armée de cartons. Voilà quoi ? Je le confesse : je n’ai jamais pu vraiment le savoir. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé, tant de fois la même question trouvait un mur, voilà quoi ? j’aurais aimé le savoir. L’armée de cartons, elle, continuait à défiler en ligne, un carton après l’autre. C’était là sans doute tout ce qu’il y avait à savoir, j’essayais de me convaincre de ce fait simple et précis, mais je posais toujours ma question, au moins une fois ou deux dans la semaine, il aurait été impossible que je ne la pose pas, à y bien réfléchir. Et est-ce que j’attendais une réponse ? Il s’agit tout bonnement de poser la question à ladite machine, une ou deux fois par semaine, une fois quand je suis laconique. Après quoi je me lève de mon petit bureau en métal et je vais remettre quelques paquets de cartons sur le tapis roulant, je défais leurs liens et circule autour de la machine, je déverse quelques cartons de bouchons dans le grand entonnoir, je circule, une palette à convoyer, et puis je vais me rasseoir cinq minutes si le temps m’est laissé de m’asseoir ainsi, peut-être moins, une ou deux minutes, et je circule et je remets quelques paquets de cartons, je tranche leurs liens, etc. Je ne me souviens pas du jour où j’ai croisé pour la première fois l’anonyme des doses. Derrière mon petit bureau de métal, en biais, vers la droite, il y avait l’espace des doses. De l’adoucissant ou autre en petits paquets crachés par des convoyeurs sur un tapis roulant, et ce tapis roulant passait par les contrôleuses de doses, qui vérifiaient la bonne marche de l’affaire, c’était un vrai travail, sûrement plus pénible que le mien, car en ce qui me concerne je peux au moins bouger, marcher, convoyer des palettes, bref briser la posture assise et la monotonie. L’espace de vérification des doses, appelons-le l’espace des doses pour faire plus court, était occupé par un groupe d’environ trois à quatre femmes, qui alternaient suivant les horaires, matin/après-midi/nuit, tout comme les intérimaires aux formeuses, et tout comme le reste des équipes de l’atelier. Il est à noter qu’aux doses, je n’ai jamais vu aucun homme ou créature s’en approchant, il n’y a que des femmes, rarement des jeunes femmes. Et parmi ces femmes, il y avait l’anonyme des doses, du moins la femme que je qualifiais ainsi. Elle ne m’a pas frappé tout de suite, je dois l’avouer. Il m’a fallu quelques temps avant que mon attention ne se focalise plus particulièrement sur elle, mais de fait cela tenait à son apparence, cela faisait, et on ne pouvait se tromper en l’affirmant, partie intégrante de son existence ; il faut attendre avant qu’elle ne sorte de son invisibilité, attendre un point d’ancrage, un détail qui puisse comme (je ne plaisante pas) fuir de son être, et qui n’aurait pas du fuir, mais qui vous rencontre et vous laisse frappé, sans que vous sachiez trop pourquoi. Peu à peu, vous parvenez à dénuder ce détail, vous avez réussi à en faire le tour et à le pénétrer, et alors d’autres terres de conscience s’ouvrent à vous. Mais venons-en à décrire son apparence. L’anonyme des doses est une vieille femme, a-t-elle la soixantaine, oui certes, une soixantaine quelconque et à lunettes de myope – reste que sa myopie n’est pas évidente, et même pas avérée. Ses cheveux sont proches du noir et proches d’être frisés, et son débardeur découvre des bras bien en chair, sans toutefois être gras. Elle n’avait pas de nom, et pas d’odeur, à ce que je sache. Voilà, c’était une petite femme qu’on hésitait à qualifier de ‘dame
d’un certain âge’, puisqu’il était bien impossible de concevoir pour elle un âge qui soit fixe, c’était donc une petite femme sans vraiment d’allure, marchant en balançant un peu des hanches et traînant des pieds comme une manière de vivre, seuls ses deux yeux globuleux à l’air ébahis ressortaient derrière ses épaisses lunettes. Et ce fut de les croiser et de les graver dans ma rétine qui valut à leur propriétaire de sortir de son anonymat, d’enfin pouvoir être saisie par moi. Je comparais ces yeux tellement immobiles, ahuris et sphériques, - ils roulaient dans leur orbite, ce n’était pas concevable, et pourtant ils roulaient -, je comparais ces yeux à ceux d’un lézard obèse, ou mieux, d’un iguane sans écaille. Je remplissais des feuilles d’autocontrôle à mon petit bureau, ou je griffonnais quelques notes, et entre deux remplissages ou griffonnages, je la voyais, hilare et stupéfait, je la voyais avec précision rentrer chez elle, gambader sur les murs et au plafond, rejoindre son mari iguane et ses deux enfants iguanes déjà mûrs et mariés, deux mâles, venus lui rendre visite avec toute leurs petites familles, après l’heure du repas, quand venait celle du café et des viennoiseries chez certaines personnes. Ils fixaient une table au plafond et sirotaient leurs tasses en parlant de politique, de sport, d’assurance maladie – comme ça. Parfois des gouttes tombaient des tasses sur le tapis du salon, et c’était la catastrophe, car il est bien difficile de nettoyer des tâches de café sur un tapis. Parfois, seuls les murs prenaient, et alors c’était moins grave, mais la matriarche iguane roulait des yeux et embrassait toute sa famille, prenant certains à témoin, accusant d’autres, et poussant un cri rauque, elle sortait sa langue si longue en coup de fusil et nettoyait, nettoyait, nettoyait. Les plus petits enfants parmi les petits-enfants iguanes riaient du spectacle, poussaient des couinements entre eux, dans le langage secret propre aux petits enfants qui souhaitent se cacher des adultes afin de mieux rire du comportement insensé de ceux-ci. A ces évocations je souriais bêtement, accoudé à ma petite table de métal, un verre d’eau à la main. Et je me retournai, et c’était elle encore, qui passait derrière, ses imperturbables yeux me fixant longtemps, bien que sans intérêt spécial, sans aucune pensée aurait-on dit. Quand elle sortirait sa langue, ici, ce serait quelque chose, tout de même ! Il ne devait pas y avoir beaucoup de mouches en liberté dans son logis, je repartais dans mon délire, etc. Après une gorgée d’eau fraîche – il fallait bien penser à s’hydrater, car la chaleur de l’atelier était étouffante et le petit personnel, les intérimaires, suait beaucoup, de plus on n’avait pas eu l’idée d’installer un ventilateur sur le périmètre de travail autour de la formeuse R16 -, après une gorgée d’eau fraîche, mes idées se remirent en place d’elles-mêmes, je sortais d’un coup de mes songeries où je transformais une femme et toute sa petite famille en sorte de sauriens buveurs de café. La tête à nouveau un peu moins chaude, je la vis du coin de l’œil repasser derrière moi, le visage immobile et comme oublié là, sur les épaules voûtées de sa propriétaire. Sa neutralité était infinie, j’en pris soudain conscience, et mes réflexions passèrent d’un gai courant de ruisseau à un courant de fleuve boueux et jaunâtre. Cette infini neutralité donnait à l’observateur attentif, alerte, des traits du visage, un sentiment de malaise profond, de ces malaises dont on ne ressort pas indemne. Et alors la vérité éclata : voilà l’allure inhumaine d’une tueuse, me dis-je, si par inhumaine on entend allure qui échappe aux codes humains du paraître face à ses semblables. Voilà l’allure d’un ange de la mort venu travailler incognito dans une usine, afin d’échapper aux investigations des forces de police, qui ont actuellement lieu à l’hôpital °°°, en périphérie de la ville de °°°. Elle ne parlait pas beaucoup, ici, à l’usine – à moins que ce ne soit jamais -, du moins à moi, d’ailleurs jamais ne l’ai-je entendu me saluer, à peine si elle me rendait mes signes de la tête. Dieu seul savait quelles pensées morbides élisaient domicile dans cette tête inflexible, de statue ; à condition que l’on puisse invoquer le nom de Dieu dans pareille contrée. Je déviais légèrement de l’axe de mon siège et me penchais pour la distinguer parmi les contrôleuses de dose, de temps à autre, je ne croisais jamais son regard, mais je pouvais contempler à loisir son profil, un profil auquel il manquait une caractéristique essentielle, une caractéristique que l’on retrouve quelque soit la personne, femme, enfant, homme, quelque soit l’âge, la race, les difformités, et
même la présence ou non de chaleur, de sentiments ; même le profil de la personne la plus froide et indifférente possédait cette caractéristique, une caractéristique à laquelle il est ardu de donner un nom mais sans laquelle il est ardu de rattacher la personne à la communauté des hommes, à la société ; son profil n’avait pas d’âme. Âme, je le concède, restant un terme très vague pour parler de cette caractéristique fondamentale qui anime et relie les êtres humains, cependant il faut bien se décider, arrivé un moment, à nommer, que le nom donné soit vague, voir très vague. L’anonyme semblait séparée de son espèce d’une distance de plusieurs galaxies, d’une distance d’univers, la distance de Dieu qui allonge son bras et ramasse des milliards d’étoiles en son sein, contre sa poitrine originelle. La distance séparant une couleur inconnue de notre vue. Mais, et je le répète, un détail avait filtré, ce détail du regard de lézard, qui prêtait à rire au début, et qui le rire passé, s’accrochait toujours et achoppait contre les enceintes fortifiées de la raison, et cet achoppement pourtant était un pont, un maigre pont c’est certain, reliant l’incohérence à l’espèce dont elle avait rendu méconnaissable le cœur, la pompe à animer les gestes et les figures intimes. Côtoyant son profil, j’imaginai m’immiscer dans le labyrinthe de son esprit. Ca puait fort, là-dedans, l’odeur médicamenteuse de l’hôpital, l’odeur des couloirs qui menaient à la chambre où s’est éteint mon grand-père, sans dignité, assisté pour manger, passer le temps, uriner, etc., comme un petit enfant. Je ne voulais pas imaginer plus longtemps. J’étais de l’autre versant du monde. Je sentais la colère monter en moi, ce n’était pas adéquat au vu de ma situation, car la formeuse elle aussi était capable de la sentir et se mettait à palpiter irrégulièrement (la machine aussi était capable de faire de la tachycardie), elle se mettait à bloquer et à faire des bêtises, afin de se rappeler à moi, la machine n’acceptait pas facilement que l’on se détourne d’elle, que l’on puisse trouver un autre objet sur lequel se fâcher, sur lequel se mettre en boule, non la machine vous rappelait vite à l’ordre, soufflait à tors et à travers par ses ventouses et ses plateaux, vomissait des tas de cartons mal formés, en écrasaient d’autre, bref elle cassait la baraque, et ce n’était pas forcément mauvais que de me ramener ainsi à l’attention de la vie quotidienne, si bien que j’oubliais pendant quelques temps la figure de l’ange de la mort, il y avait juste une vieille anonyme derrière moi, qui contrôlait des doses avec ses collègues, et peut-être même en échangeant de menus potins de femmes. Au bout de quelques jours passés à l’espionner depuis mon poste de travail, la croisant et la recroisant lorsqu’elle allait se désaltérer à la fontaine non loin de la formeuse, ayant bien eu le temps de fabriquer une biographie et d’avoir, malheureusement, des flashs où je me la représentais en train de perpétrer ses actes meurtriers, manipulant les doses de morphine et d’autres substances censées calmer la douleur trop forte des patients en voie d’extinction, je m’aperçus qu’à l’heure de la pause, tandis que toutes ses collègues s’asseyaient près de moi sur les bancs du petit espace vert derrière les locaux de l’usine, elle était absente. C’était inexplicable : nous disposions d’une demi-heure de repos, où pouvait-elle donc la passer, pourquoi ne s’asseyait-elle pas en compagnie de ses collègues, je ne la voyais dans aucun des lieux fréquentés par les employés, je cherchais partout mais ne la vis nulle part, je le jure. Cette énigme finit par m’obséder et je passais désormais toutes mes pauses à errer dans chaque recoin de l’usine, des recoins que pas un employé n’aurait eu l’idée de fouiller, pas même pour retrouver un outil ou quoi que ce soit d’autre. J’interrogeais chaque personne que je croisai, mais aucune ne savait au juste où l’anonyme des doses pouvaient bien fourrer sa peau abjecte durant la pause. Et aucune n’en faisait d’ailleurs grand cas : on ne savait pas, voilà tout. Puis qu’est-ce que cela pouvait bien faire, sans doute là, ou là-bas, mais là ou làbas il n’y avait rien, non rien, les réponses ne concordaient pas, j’enrageai et tous commençaient à me regarder bizarrement. Un jour je me postais à l’intérieur d’une des toilettes pour femme, j’avais bien entendu pris soin de m’y verrouiller, j’attendais de longues minutes derrière la porte, tantôt collant mon œil contre la fente la séparant de la cloison voisine, tantôt la tête plaquée au sol, car les portes de ces toilettes laissaient un jour au niveau
du sol, parfois je m’enhardissais et je me mettais debout sur la cuvette, le dos voûté, enfin juste le nécessaire pour que le haut de ma tête dépasse la limite supérieure de la cloison – quand j’osai ce regard par-dessus les toilettes, il n’y avait aucun bruit, je savais être seul, et j’étais vraiment seul, l’anonyme des doses semblait carrément être partie voyager dans une autre dimension. Je ne retrouverai jamais sa trace, c’est ce que je pensais dans ces momentslà ; elle accède à un déplacement dans l’espace refusé à moi et à tant de mes semblables ; ce que j’étais seul et en rage et désemparé alors. Je maudissais mes pauvres capacités d’homme sain. Je baissai la tête puis me repliais sur la cuvette, les bras serrés contre ma poitrine, il faisait toujours silence, je reprenais un peu de vie et me relevais en ressort, allons-y, glissonsnous ailleurs, il est temps car la pause prend fin bientôt. En sortant, dans le couloir, j’eus la mauvaise surprise de tomber nez à nez avec l’une de ses collègues qui se rendait aux toilettes alors que l’heure ne s’y prêtait plus guère (après tout, il ne restait que quelques secondes de pause). Ce comportement irrationnel me fâcha encore plus, je lui lançai un de ces regards venimeux, et soudain je pris mes jambes à mon cou, je sentis son regard me suivre, empli de stupeur. J’aurai pu dénoncer son comportement, qui expliquait ses fréquents retards, mais mon esprit, déjà, avait d’autres chats à fouetter : il se tournait tout entier vers l’anonyme des doses revenue à sa place, bien sagement, comme par magie. La pause était finie.
Dès lors, je ne la quittais plus beaucoup des yeux pendant mon travail, et je faisais exprès de nombreuses allées et venues autour de ma machine, afin de mieux pouvoir la surveiller, elle, l’anonyme. Quitte à me relever sans cesse pour renflouer le tapis roulant d’un seul paquet de carton ridicule, ou l’entonnoir d’un maigrelet carton de bouchon à peine. Le renflouage de colle, lui, suivait le même rythme : une pincée par-ci, une pincée par-là. Si bien que je m’agitais partout dans mon périmètre, et quand le chef passait, que pouvait-il me demander de plus ? Je trompais, par la même occasion, ma machine : elle croyait que j’étais aux petits soins avec elle, comme jamais. Ho, oui ! Plus d’histoire d’accidents et de hoquets de malades. Trêve de ses vomissements et de ses colères d’enfant qu’on a décidé d’ignorer. De ce côté-là, il est juste de noter que c’était le calme le plus complet. Ce qui, et je le remarquai avec exaltation, me permettait de suivre avec plus d’attention les faits et gestes de l’ange de la mort. J’étais entré dans une sorte de cercle vertueux, et je n’en sortais qu’une fois arrivée la fin de la cession de travail. Et j’apprenais, oui, j’apprenais beaucoup de mes observations prolongées, ses techniques de discussion, sa manière d’examiner et de reposer les doses, elle avait un savoir-faire diabolique quand il s’agissait de jouer la vieille femme humaine exerçant son métier en compagnie de collègues. Mais, toujours, ses traits si inexpressifs et neutres, son regard tournant et infini, me faisaient sombrer dans l’horreur la plus complète. L’horreur qui côtoyait la vie banale, ce n’est que ça l’horreur, une plante mutante germant sur un sol meuble, une plante aux ramifications inouïes de pourritures, cachées en dessous, se nourrissant des bons nutriments et du bon soleil, ces bons nutriments et ce bon soleil dont se nourrissent aussi toutes les plantes innocentes alentour, et cette pensée était bien la pire. Seulement il y a une marque sur la plante, qui peut être découverte en y regardant bien, ou du moins devinée, une marque de pourriture aux couleurs ignobles, seul indice de la mutation. Pour qui en fait la découverte, la conscience s’altère, comme si la mutation s’en emparait à son tour. Et c’est un virus infernal. Voilà comment le mal agit, se faufile et gâche le goût des bons nutriments et modifie la lumière du soleil – et quand un homme sait cela, il n’a plus qu’à renoncer à tout espoir et contempler le mal, et hurler dans d’affreux cauchemars dont il ne peut plus se défaire. Malgré toute la vigilance dont je faisais preuve, quand l’heure de la pause arrivait, à chaque fois un événement ou un moment d’inattention, si minime fut-il, m’empêchait de la voir quitter son poste, je relevais les yeux après un clignement, un bruit soudain qui me faisait
sursauter et détourner la tête, un collègue venu me retrouver et me taper sur l’épaule ou n’importe quoi d’autre, et l’anonyme des doses avait disparu – plus la moindre trace de sa présence dans l’atelier. Un jour j’en eus des larmes de frustration. L’une des intérimaires venait vers moi, sans doute pour m’arroser d’eau glacée, et m’annoncer qu’il était temps de lâcher mon travail et de descendre avec elle prendre un café. Elle me vit verser ces larmes, et s’arrêta à quelques mètres de moi, stupéfaite, ne sachant sans doute comment réagir face à ce spectacle inédit. Sans mots dire, je séchai mes yeux, et en un sourire, les lui fit gros et roulant exprès. Quoi, comment ça, l’anonyme n’était nulle part ? Nul lézard ? Et ça, ET CA, ET MES YEUX ? MES GROS YEUX QUI ROULENT DANS TOUS LES SENS ? TU LES SENS, TU LES VEUX ? JE SUIS QUOI, MOI, POUR TOI ? TU VAS ME CHASSER, HEIN DIS, TU VAS ME CHASSER, SALOPE ? Quelque chose, étrangement, dans mon regard, la fit s’éloigner assez vite. Cela avait été la dernière tentative faites par un collègue pour m’entraîner en pause avec les traîtres. Tant mieux. J’avais définitivement d’autres chats à fouetter. Je commençai seulement à comprendre qu’il me fallait opter pour un déplacement furtif et coulant si je voulais avoir une chance de retrouver l’ange de la mort. Ce jour-là, le jour des larmes séchées, je devins quelqu’un d’un peu plus fort. Et chacun des jours suivant, de plus en plus fort. Je m’amusais à ‘faire mes yeux’ à tout le monde, je gagnai en souplesse, en ruse, même la machine sentait mes nouvelles capacités, et m’obéissait plus facilement, même la collègue amoureuse de moi me craignait maintenant, et bien sûr je ne pleurais plus jamais. Pour tenter de coincer son adversaire, il faut savoir adapter ses mouvements aux siens, voilà quelle était ma nouvelle philosophie. Héhé, hé. Désormais, je me glissais entre les tapis roulant, m’accroupissais ou sautais beaucoup, j’évoluais avec une agilité prodigieuse, que je n’aurais pu soupçonner quelques semaines plus tôt. Et toujours, je traquais l’anonyme des doses, toujours la surveillais. Mais, désormais, mes regards roulaient vers elle, et leur taille impressionnante englobait les siens. J’étais haut, je le sentais. J’étais loin de mon pauvre moi d’avant, aussi loin qu’un roi l’était d’un affreux trois de pique. A trois heures de l’après-midi, jeudi, en pleine bourre, j’en poussais un glapissement de joie, qui réveilla mon collègue voisin. Il me fixa avec cet air de stupeur qui ne devait plus quitter le visage des gens qui croisaient mon chemin dans cette usine. Je lui tirai alors une langue que je fis énorme (j’imaginai être ivre), et il dut se replier vers sa machine brusquement à la vue de mon organe. Quel pleutre ! Je crevais de rire sur place. A la pause, ce jeudi, j’allais me poster sur l’une des voitures du parking réservé aux employés, il faisait grand soleil, je m’allongeais sur le toit de la voiture, la carrosserie était chaude, c’était un réel bonheur, je retirai avec plaisir ma chemise et mon pantalon, mon caleçon et mes chaussettes, mes os chauffaient, mon sang circulait librement, je pouvais le sentir, c’était un réel bonheur, passer en moi, échanger la saleté contre la lumière, la saleté contre le souffle, etc., et j’attendais, là, patiemment, que l’anonyme des doses apparaissent. Peut-être passait-elle la pause à écouter de la musique dans sa voiture, ou à découper quelques morceaux de chairs du cadavre planqué dans son coffre afin de casser la croûte, ou buvait-elle du sang si il s’agissait d’une charmante jeune fille décédée depuis peu. En tous cas, je m’étais persuadé que le dernier endroit que je n’avais pas exploré, le parking, serait forcément le bon. Un quart d’heure passa, sans que rien ne vienne perturber ma plénitude. Que la chaleur du soleil était bonne ! Qu’elle m’était bonne et naturelle ! Au repos, comme l’un de ses fils, point de passage de son ciel et de ses nuages, un autre quart d’heure passa, et rien de plus, la pause finissait, cependant ma colère se reposait aussi aujourd’hui, sur le toit de la voiture. Totalement nu, j’entendis le bruit lointain d’une sirène d’ambulance, de nombreux collègues rassemblés à l’entrée du parking me fixaient et me pointaient du doigt, certains avaient porté une main à leur gueule, je distinguais mal les traits de leurs visages, que voulaient-ils donc, bah, après tout, je suis si bien chauffé par le soleil que je m’en fous, et puis, si ils s’approchent un peu trop près, je coulerais vite et m’enfuirait en m’accrochant au grillage derrière moi.
C’est le moment que choisit l’anonyme des doses pour apparaître, fendre la foule des curieux, et pénétrer dans une petite auto rouge, proche de mon poste d’observation. Je dégringolai de la voiture de peur et me tapis dessous, la tête collée au pot d’échappement, le tout en trois secondes. L’anonyme des doses démarra alors, et sortit des territoires de l’usine par la route de droite – celle que l’on venait de dérouler, la nuit dernière.