L'adoption Du Jazz Par Darius Milhaud Et Maurice Ravel L Esprit Plus Que La Lettre

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Société Française de Musicologie

L'adoption du jazz par Darius Milhaud et Maurice Ravel: L'esprit plus que la lettre Author(s): Carine Perret Source: Revue de Musicologie, T. 89e, No. 2e (2003), pp. 311-347 Published by: Société Française de Musicologie Stable URL: http://www.jstor.org/stable/4494864 Accessed: 04/12/2009 13:57 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of JSTOR's Terms and Conditions of Use, available at http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp. JSTOR's Terms and Conditions of Use provides, in part, that unless you have obtained prior permission, you may not download an entire issue of a journal or multiple copies of articles, and you may use content in the JSTOR archive only for your personal, non-commercial use. Please contact the publisher regarding any further use of this work. Publisher contact information may be obtained at http://www.jstor.org/action/showPublisher?publisherCode=sfm. Each copy of any part of a JSTOR transmission must contain the same copyright notice that appears on the screen or printed page of such transmission. JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected].

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CarinePERRET

L'adoptiondu jazz par et

Darius Milhaud Maurice Ravel L'espritplus que la lettre <. LucienMalson 1 << Personnene peut rejeterles rythmes aujourd'hui. La musique recente est pleined'influencesvenuesdujazz.Lefoxtrot et les blue notes de mon opera L'Enfant et les sortilkgesn'en sont pas les

seulsexemples.M me dansmonnouveau Concertopour piano, on reconnaitdes syncopes, encore qu'elles soient raffinees >>.

MauriceRavel2 En France, au cours des ann es vingt, quelques compositeurs se montrent sensibles au jazz 3, comme en temoignent certains emprunts au 1. L. Malson, Histoire dujazz et de la musiqueafro-amnricaine(Paris : Editions

du Seuil, 1994),p. 5. 2. Reponsede Raveltala questiond'unjournaliste: <
1989),p. 362. 3. Nous utiliseronsindiff6remment le termejazz et blues,considerantque le langagede l'un est issu de l'autre.A l'9poque,les fontieresstylistiquesne sont d'ailleurspas encored6limitees.

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langagejazzistique.Quelquescritiquesou auteursspecialis6sdans le jazz comme Lucien Malson ou Andre Hodeir4 ont etudie cette tendancea s'approprierle jazz que partagentdes compositeurscomme Darius Milhaud,MauriceRavelou Igor Stravinsky5.Dans l'analysequ'ilconsacrea la questionde <>6, Andr6 Hodeir relive des tracesjazzistiquesdans certainesoeuvresde ces trois compositeurs : La Creation du Monde (1923) de Milhaud ; L'Histoire du Soldat (1918), Ragtime pour onze instruments (1920) et Piano Rag Music (1919) d'Igor Stravinsky,enfin L'Enfant et les Sortilhges (1920-25), le Concerto en Sol (1929-31) et le Concertopour la main gauche (1929-30)

de Ravel. Andr6 Hodeir constate que l'on trouve<>7. Dans les ouvragesde r6f6renceconsacr6sa Ravel,MarcelMarnat8ou ArbieOrenstein9remarquentaussil'influencedujazz danscertainesoeuvresdu compositeur.Ces 6tudesmusicologiquesportentessentiellementsurl'analysedes emprunts Cepartiprisne nous semblepas suffisant musicauxau langagejazzistique. pour 6valuerla r6elle portee esth6tiquede l'influencedu jazz sur les compositeursqui se sont int6ressesa ce nouveaucourantmusical.Nous voudrionsaller au-dela des analysesfaites jusqu'adce jour et mettreen relief le retentissementprofondqu'eutle jazz sur la d6marchecompositionnellede Milhaudet de Ravel. A partirde notre 6tudeconsacr6ea l'adoptiondu jazz par les compositeursfrangaisdes anneesvingt 0o,nous dresseronsle portraitdu Paris des ann6esfolles,terrainplus que favorablea une adoptionculturelledu jazz. L'accent sera mis sur l'aspect modernistedu jazz, qui, par son adequationavecles exigencesmusicalesde l'6poque,s'integrea la modernit6. C'est en effet vers la valeur esth6tiqueinh6renteau jazz que les compositeursfrangaisse tournent,attitudequ'Andr6Hodeirn'interprete absolumentpas ainsi.Il condamned'unemaniereradicalel'annexionde tournuresjazzistiquespar les compositeursde notrecorpus: et critiquedejazz,auteur 4. AndreHodeir,n6en 1921,violoniste, compositeur aujazz. consacres d'ouvrages denotreetude,nonpourle peud'attrait 5. NousexcluonsIgorStravinsky qu'il dansla questiontraitee,maisdansun soucide restersurun terrain represente <>. specifiquement 6. Cf.AndreHodeir,Hommesetproblkmesdujazz(Paris: Flammarion,1954;

: Marseille, reedition 1996),ch.XVI,p. 223-239. Parentheses 7. A. Hodeir,op.cit.,p. 229. Ravel(Paris: Fayard,1986). 8. Maurice

9. MauriceRavel,lettreset crits(Paris: Flammarion,1989). 10. CarinePerret,L'Adoptiondujazz par les compositeurs frangaisdes annees a la stylisationravilienne,m6moirede D.E.A del'avant-garde vingt.Dumodernisme

PaulValery,Montpellier sousla directionde JosianeMas,Universit6 III,juin 2001.

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<<Sur le plan esthetiquecommesur le plan technique,les (ou fragments d'oeuvres)que nous avons cities dans cette etudeoeuvres ne peuventetre regardeesque commede gravesechecs.>>1

Nous tenteronsde demontrerla possibilit6d'une cohabitationentre jazz et musique occidentale, deux mondes musicaux que l'on a plut6t coutume d'opposer. Nous refusons en effet de consid6rerjazz et musique savante occidentale comme des 6manations de deux mondes, deux langages irr6ductiblement opposes car situ6s aux antipodes l'un de l'autre. Nous nous appuierons sur les oeuvresaux accents jazzistiques de Milhaud et Ravel, artistes dont I'attitude compositionnelle t6moigne d'une possible cohabitation entre langage savant et esprit du jazz. L'adoption dujazz par la societe frangaise des anneesfolles

Lejazz, import6desEtats-Unislorsde la premiereguerremondiale,fait grand bruit dans la France des ann6es folles. La vogue du jazz mais aussi du music-hall traduit fortement la tendance franqaise a prendre comme les Etats-Unis dans les annees vingt. Le temoignage de Maurice module Sachs en dit long sur cette influence : << Je crois que la place prise peu a peu et sans qu'on s'en doute par les Etats-Unis dans notre vie est considerable.Les films qu'on prefire sont americains,le tabacqu'on fumeest ambricain,les melangesqu'on boit sont l'idealdu visagef6minin americains,les dansesqu'ondansesont ambricaines, est americain,le gofit des sportsest ambricain,l'argentqu'on gagneparait americain,I'ambitionmemeprendunetournureambricaine. C'estla guerreet la victoirequi nous ont rendussi mall6ablesAl'am6ricanisme. >>12

La vogue du jazz doit se lire comme un signe d'empathieavec les

Etats-Unis, puissance paree de nombreuses qualites, dont une, non des moindres dans le contexte d'apres-guerre, la libert6 qui prend, selon Maurice Sachs, des accents de liberalisation physique et 6motionnelle : <>13

Le climat de frivolit6 qui regne dans le Paris des annees folles semble particulibrement propice a l'adoption de tout element culturel divertissant... et le jazz l'est ! Ce caractere divertissant est amplement suffisant 11. A. Hodeir,op. cit., p. 236-237. 12. Maurice Sachs, Au Tempsdu sur le Toit (Paris : Editions de la Nouvellerevuecritique,1948),p. 148.Boeuf 13. Ibid.,p. 107.

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pour justifier l'adoption massive du jazz par la soci&t6 frangaise et repondre a la question posee par Lucien Malson : <<Mais qu'y a-t-il au juste dans ce jazz n6 dans les campagneset les villes louisianaisesque le siecleait pu, un peu partout,recevoiret adopter? >>14 Musique a danser, musique ®arder, le jazz s'6coute, mais se donne surtout en spectacle. Les nuits parisiennes vibrent aux accents du jazz, dont la qualit6 musicale n'est pas le premier critere. Michel Leiris raconte qu'il y avait a Paris <<partout des jazz, bons ou mauvais, en tout cas bruyants, avec de l'entrain a foison, jouant des fox-trots, des slows, des stomps >>15. En effet, la mode du jazz, en accord avec la frivolit6 de son temps, se manifeste par une floraison de dancings, bars et cabarets. Le jazz conquiert le public parisien; le moindre bar se transforme en cabaret, nouveau lieu de spectacle a la mode. Une dynamique impulsee par des personnalit6s en vue et particulibrementreceptives aujazz se met en place. Jean Wiener, dont les parents recevaient dans leur salon les artistes avant-gardistes parisiens, se trouve impliqu6 dans un projet qui donnera naissance au plus fameux lieu de jazz parisien, le bar Gaya 16, remplace par le Bceuf sur le Toit en 1921. C'est l1 o0i la generation d'avant-garde goftera au plaisir nouveau des concerts de jazz. Jean Wi6ner, assist6 de Jean Cocteau qui, <<en cinq ou six coups de t6lphone mobilise tout Paris >>17, firent incontestablement du Boeuf sur le Toit l'endroit le plus a la mode oui l'on pouvait entendre un succ6dan6 de musique noiream6ricaine 18 La societe frangaise a tendance a consid6rer le jazz comme un exotisme suppl6mentaire. Son attitude favorable a l'art noir-americain, li6e certes a un fort esprit colonisateur, favorisera pourtant le developpement d'un phenomene de metissage culturel, qui ne fera que s'accentuer au cours du xxe siecle. Selon Ludovic Tournis, <>19 Parallelement au d6veloppement des petits 6tablissements accueillant le jazz, les hauts lieux culturels parisiens programment eux aussi des spectacles americains. En 1925, l'engouement parisien pour la Revue Negre et 14. L. Malson,Des Musiquesdejazz (Marseille: Ed. Parentheses,1983),p. 65. 15. Lettredu 26 aofit 1929,extraitede MichelLeiris,Journal1922-1989(Paris: Gallimard,1992),p. 35. 16. Dancing ouverten 1921rue Boissy d'Anglaspar Schwartz.L'ancienbar Gaya 6tait devenutrop &troitpour un publicde plus en plus nombreux,ce qui causason demenagement. 17. JeanWiener,Allegroappassionato(Paris: Belfond,1978),p. 43. 18. L'avant-garde y d6couvreun repertoireragtimequelquepeu 6dulcor6sous les doigtsdes pianistesJeanWieneret Cl6mentDoucet. 19. LudovicTournes,New OrleanssurSeine.Histoiredujazzen France(Paris: Fayard,1999),p. 24.

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JosephineBakerest 'ason comble.Le critiqueAndreLevinsonlui fait un echo favorabledans Comtedia: o C'estd'elle,de sontremoussement de force,de sesdislocations temeraires,

ses mouvements" lances" qu'6manele jet rythmique.Elle semble" dicter" au " drummer" envofit6,au saxophonisteardemmenttenduverselle,I'6critureheurteedu " blues". [...] La musiquenait de la danse,et quelledanse ! Les d6hanchementsde la bateleusecyniqueet bon enfant,le rictusqui fait grimacerla large bouche, font place subitementa des visions dont toute bonhomieest absente[...].Certainesposesde MissBaker,lesreinsincurves,la croupe saillante,les bras entrelac6set 6levesdans un simulacrephallique, evoquenttous les prestigesde la hautestatuairenegre.Le sensplastiqued'une race de sculpteurset les fureursde l'Erosafricainnous 6treignent.Ce n'est noire qui plus la dancing-girlcocasseque nous croyonsvoir,c'est la VWnus hantaBaudelaire.>>20

Par ses provocations corporelles, Josephine Baker contribue a faire du jazz l'Fv6nement majeur du Paris des ann6es folles. Le jazz est certes peu

valorisepar ces mises en scene spectaculaires.Elles v6hiculentpourtant l'imaged'unjazz au caracterespontan6et instinctif,dont le primitivisme est une 6vidence.Gilles Moubllicobservefortjustementque <
ne relive pas de l'anecdotepourunemusiquedont la qualit6premierefut de remettredu corpsdans l'art >>21. Le corps remis a l'honneur par Josephine Baker reclame des endroits oif s'adonner a la danse. Le public s'initie avec volupt6 aux nouvelles danses

a la mode commele quadrilleantillaisou le charleston.Dans Paris-Midi, Roger Vailland6voque l'ambianceantillaisedu bal de la rue Blomet, < d6couvertl'an dernierpar quelquesMontparnos> 22. Puis I'annie suivante,de nouveauxbals negres<>23. La presseparisiennese fait le relais de la vogue du jazz, nouveaut6aux accentsambricains. Mais de queljazz s'agit-il ?

Lorsde la premiereguerremondiale,les Etats-Unisn'envoientpas que des soldatssurle vieuxcontinent.Ils d6pechentdes orchestresmilitaires24 composes de musiciensnoirs; James Reese Europe a 6t6 charge de la 20. Articled'Andr6Levinsonpubli6dansComwdia, 12octobre1925.

21. GillesMoubllic,Le Jazz,uneesthetiqueduxx siecle(Rennes:P.U.R.,2000), p. 12. 22. Articleparule 20 mai 1929dansla rubriqueo La vieaParis), reproduitpar desanneesfollesa la liberation,1928/1945(Paris: RogerVaillanddans Chroniques Messidor,Editionssociales,1984),TomeI, p. 141-142. 23. Ibid.,p. 82. 24. Citons parmieux les BlackDevilsdu 350' FieldArtilleryBanddirig6par TimBrymn,ou le ScrapIronJazzBanddu158eRegimentd'infanteriedirigeparA.

R. Etzweiler, quia memeenregistr6 pourPath6.

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directiondu plus importantd'entreeux. Il connait, avecses Hellfighters du 369' R6gimentd'infanteriedes Etats-Unisun certainsucc6s: du 12 f6vrierau 29 mars 1918,ils visitentvingt-cinqvilles franqaisesau cours d'une grandetournee.Des 1914, l'orchestredu batteurnoir-americain LouisMitchell,le Mitchell'sJazzKings,surnomm6parla critiqued'alors <se produit"iLondres.En 1917,L6onVolterral'invitea donner un concert au Casino de Paris. Le Mitchell'sJazz Kings va y accompagner des revues comme o Pa-riki-ki >, ou >,

revue avec Mistinguetten 1919. A son r6pertoireAin't We Got Fun, mais6galementdeschansonsfranqaises'ala mode,Dansla vie Strumbling, fautpas s'enfaire,pour,selon JeanDominiqueBrierreo ne pas d6sorienter le public>>25. Nous devons 6galementia cet orchestreles premiers frangais26dejazz.Dans les anneesvingt,d'autresorchesenregistrements tres viendrontd'outre-Atlantique: ceux de Paul Whiteman,Ted Lewis, Et c'est ainsique le jazz arrive FredWaring,ou celuides Pennsylvanians. aux oreillesdes compositeursfranqais... Comme le suggereAndre Hodeir, < les premieresquestionsque l'on peut se poser sont 6videmmentcelles-ci : comment Ravel, Milhaud, Stravinskiont-ilsconnule jazz ? Et queljazz ont-ilsconnu? >>27. Le jazz auquel nous nous r6f6ronsdans cette analyse est le new orleans 28,courant

appartenanta la premiere6poquedu jazz. Mais est-il le style auquel se r6ffrent nos deux compositeurs? Andr6 Hodeir semble douter de l'authenticit6dujazz entendupar Milhaud: il contesteen effetla qualit6 du jazz 6dulcor6interpretepar Billy Arnold, qu'il qualifie de ? bien style >>29. Loin d'avoir la meme connaissancejazzistique qu'Andr6 Hodeir,Raveltrouvequantalui ces musiciens< merveilleux>. o Comme vous avez bien fait de faire entendre ces musiciens ambricains! >>30 d6clare-t-ilaJeanWiener,lorsdu concertquece dernierorganisea la salle des Agriculteursle 6 decembre1921. MilhAudtraduitle meme 6tonnement admiratifque Raveldevantcette premiereexperiencejazzistique: semblaatteintde << A la finduconcert,le publicde la salledesAgriculteurs

vertige: il subissaitune forceneuve.Si la qualit6de la musique6taitparfois discutable,elle avaitdu moinsla memeresonancequ'unelment de folklore: parelle la voix de l'Ameriquese rev6laitaussibienfraiche,vivante,&clatante, quelourdeet m6lancolique; parfoispaisible,l6gerementsentimentaleou bien empreinted'unepo6siepresqued6sespr6e>>31.

25. Jean-DominiqueBrierre,Le Jazzfrangaisde 1900a'nosjours (Paris: Ed. Hors Collection,2000),p. 15. 26. L'orchestrede LouisMitchellfaithuitseancesd'enregistrement pourPath6 entre1921et mai 1923. 27. Proposrecueillilors d'unentretienpriv6. 28. Parmi les plus grandsrepresentantsdu style n6o-orleanais,retenonsles nomsdes orchestresde SidneyBechet,de JellyRollMortonet de Kid Ory,premier groupedanslequelse produisitLouisArmstrong. 29. A. Hodeir,op. cit., p. 225. 30. J.Wiener,op.cit, p. 83. 31. DariusMilhaud,Notessansmusique(Paris: Julliard,1963),p. 133-134.

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L'admirationdes compositeurspour l'orchestrede BillyArnoldincite

Andr6 Hodeir a penser qu'ils se sont <
32. Mais sans aucune autre ref6rencepr6alable,les jazz commercial>> compositeurspouvaient-ilsfairela diff6renceentrebon et mauvaisjazz ? Et effectivement,le jazz de l'6poqueavait tres souvent une saveurbien commerciale.Carles musiciensnoirs deviennentl'attractiondes lieux de plaisirparisiens,les formationsdejazz s'installantalorsdans les theitres, dansles cabarets,aveccommequartiersde predilectionPigalle,Montmartre et les Champs-Elysees.Nombre de ces orchestresamericains,tres recherchesdu Tout-Paris,vont s'installeren France.C'estle cas de Louis

Mitchell, qui devient alors <<patron du Grand Duc, boi^tetala mode et 'ala

clientelearistocratique>>33. Nous ne pouvonsnierla saveurcommerciale dujazz interpret6en Europeparles orchestresambricainscommeceluide Paul Whiteman,qui inventeen 1920le jazz symphonique,formede jazz 6dulcoreedestineea un publicessentiellementblanc. Ce r6pertoireoffre pourtantl'occasionaux artistesfranqaisde se familiariseravecune musique aux accentsamericains.C'estnotammenten assistantaux representationsde la RevueN6grequ'ilsdecouvrentSidneyBechet,alorsmembre de l'orchestrenoir 34 de ClaudeHopkins.ErnestAnsermetavaitremarque et admir6ce fabuleuxinstrumentistedont il decrivaitainsi le style en 1919: <
Extremementdiff6rents,ils pour qu'ilsen puissentfairel'accompagnement. etaientaussiadmirablesl'un que l'autrepourla richessed'invention,la force d'accents,la hardiessedans la nouveaut6et l'imprevu.Ils donnaientd6ji l'ideed'unstyle,et la formeen etait saisissante,abrupte,heurtee,avecune fin brusqueet impitoyablecommecelledu deuxiemeConcertoBrandebourgeois.

Jeveuxdirele nomde cetartistede genie,carpourmapartje ne l'oublierai pas : c'est SidneyBechet>>35

Ce t6moignage d'un chef d'orchestrer6put6 confirme le fait que l'orchestrede la RevueNegre possedaitune reellevaleurartistique.Bien que Milhaudou Raveln'aientlaiss6aucuntemoignagesurlejeu de Sidney Bechet,il est permisde penserqu'ilsy furentl'un et I'autreaussireceptifs qu'ErnestAnsermet. Des le d6but du xxe siecle, il y eut un pr6c6denta la d6couvertedu jazz de revue : le publicet les artistess'6taientfamiliarisesavecle cakewalk, musique aux accentsjazzistiquesaccompagnantla danse noireamericainedu meme nom. Lors de l'Expositionuniversellede Parisen 32. A. Hodeir,op.cit.,p.228.

33. JacquesH6lian,Les Grandsorchestresde music-hallen France(souvenirset

timoignages) (Paris: Filipacchi, 1984),p. 33.

34. Orchestrecompose de douze musiciens,huit chorusgirls, et la vedette JosephineBaker. 35. ErnestAnsermet,<<Sur un orchestrenegre>>,RevueRomande,5 octobre 1919,articlereproduitdansla revueJazzHot, 28 (novembre-decembre 1938),p. 4.

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1900,deuxdanseursnoirs 36donnaientune demonstrationde cettedanse. Treslie musicalementavecle cakewalk,le ragtime&taitdj~i lui aussiarriv6 aux oreillesfrangaises.Dans un articlede 1926pour La RevueMusicale, MarionBauerdeclareque < le mot "jazz "est d'usager6cent,tandisque le mot " ragtime" s'emploiedepuis plus de vingt ans >>37.I1 rapporte 6galement qu'Alexander's Ragtime bandd'Irving Berlin 38,qu'il considere comme ? le pre du jazz >>39, est connu du public. Le ragtime dont le

mat6riaumelodiqueh6rit6de E Chopin40 se conjuguea un mat6riau rythmiqueemprunt6au cakewalkest tr6svite adopt6par les artisteset le public frangais.Grace aux enregistrementset partitionsdisponiblesou aux interpretesqui se produisentdans les cabarets,ils vont pouvoir approfondirleurconnaissancedu ragtime.Au traversdes interpretations de JeanWi6ner,le publicse familiariseavecdes piecespianistiquessyncop6es de Jelly Roll Morton comme Black Bottom Stomp ou Breezing along

withthe Breeze,piece chanteepar JosephineBaker.Le pianistefrangais interprete-t-ilces pieces avecle sentimentpropreaux noirs americains? La questionresteramalheureusement est-il qu'il sans reponse...Toujours contribuea populariserle ragtime,et que ses executionspianistiques ' servent en quelque sorte d'6ducationmusicalejazzistique Ravel et Milhaud. Analysons Black Bottom Stomp, afin d'avoir une id6e plus precisedu modulede jazz dont les compositeursfranqaisse sont inspir6s

(cf.Ex. 1).

de Ce stompest tresprochede l'6crituredu ragtime.L'accompagnement la main gauche du piano est de meme type que le jeu pianistiquetres d6tach6du ragtime: basse et accord alternent.A la main droite, une melodie syncop6e,elle aussi caract6ristiqueessentielledu jazz (mes. 13). Remarquonsles doubles-croches(mes.1), broderiesinf6rieuresde la note de la basse,sorte de mini-glissandocaracteristiquede l'attaquedes sons jazz. Du point de vue formel, cette piece n'a rien de d6routantpour des oreilleseuropeennes.A l'introduction(mes. 1 t 13), constitu6ede deux sectionsreprises,succedeun 6pisodethematiquede type exposition.Le theme a est 6nonc6deux fois : premierepresentation,mesures13 a 16 ; deuxiemepresentationorn6e,mesures21 a 23. Du point de vue harmonique, rien de bien nouveau non plus. On congoit que ce soient l'aspect rythmiqueet les modesdejeu qui aientpu frapperles auditeurset inspirer les compositeurs. retenuqueles patronymes 36. Danseursdonton n'a d'ailleurs : Williamset Walker. 37. Marion Bauer, <>,La Revue Musicale, 6

(1eravril1926),p. 32.

38. Erik Satie aurait d'ailleurspris

sur The MysteriousRag com-

module extraitde poseparIrvingBerlinen 1911pour6crirele Ragtimedu Paquebot, Parade. 39. M. Bauer,< L'influencedu Jazz-Band>>,op. cit., p. 32.

et pianiste le compositeur 40. Danssesoeuvres pourpianocommeBamboula, despiecespianistiLouisMoreauGottschalk neo-orleanais (1829-1869) s'inspire du xIXesiecleet deschansonset dansesfolkloriques noireset quesromantiques creoles.

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Ex. 1 : JellyRoll Morton,BlackBottomStomp(mesures1 24). (Extraitde 1885-1941. JellyRoll Morton[London:Ed. I.M.P, 1992],p. 8.)

Grace au temoignage de Maurice Sachs, nous savons egalement que l'on pouvait entendre au Bceuf sur le Toit des airs americains de George Gershwin 41, consider6 par Arthur Hoeree comme le <> 41. JeanWienera fait venird'Ameriqueles plus r6centespartitionsde George Gershwin.Retenons,parmiles piecesles plus connues,TheManI loveou SometimesI'mhappy.

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d'Irving Berlin 42. C'est la que Ravel put d6couvrir The Man I love, air qu'il interpr6tait d'ailleurs quelques ann6es plus tard. Marie Dunbar constate que, lorsque Ravel <<arriva tal'Olympic, il 6tait int6ress6par deux choses - faire raccourcir ses bretelles bleues brillantes et jouer < Tea for Two >>,la Rhapsodie in Blue, My blue Heaven et d'autres airs de jazz >>43 Au-delk de l'anecdote, ce t6moignage r6vele cependant un fait important : Ravel jouait des succes de George Gershwin au piano. Au Boeuf sur le Toit, le public parisien a pu 6galement d6couvrir un jazz plus authentiquement <<noir>>que le r6pertoire pianistique du duo Wi6ner-Doucet. Alberta Hunter, classic blues singers 44, d6clare avoir chant6 ta Paris <>45. Milhaud ou Ravel ont donc pu s'impr6gner de l'expressivit6 du blues.

La critique musicale de l'dpoqueet lejazz La critique musicale prend en compte le jazz et tente d'en analyser les caract6ristiques musicales. A l'aide de divers t6moignages, nous pourrons nous faire une id6e plus juste de la perception musicale de ce nouveau courant. Andre Schaeffner est l'un des premiers critiques a avoir cern6 avec une grande maturit6 de jugement ce qui constitue l'essence dujazz. Des 1926, il publie une s6ried'articles d'un grand int6ret, ses <>46. I1 distingue dans le jazz deux aspects fondamentaux : un son et un rythme sp6cifiques. Il qualifie le son jazz afro-ambricain de <>47. Il perqoit la musique afro-americaine comme 6manant de l'exp6riencevocale ; lejazz est alors <>,La RevueMusicale, 11 (1er octobre 1927), p. 228. 43. < Whenhe arrivedat theOlympiche wasinterestedin twothings- getting his brightbluesuspendersshortenedand playingTeafor Two,Rhapsodyin Blue, My BlueHeavenand otherjazz tunes>>.MarieDunbar,< MauriceRavel,Napoleon of Music World,plays popularnumbers;PraisesU.S. Airs >>,SeattlePost ParisBnF,D6partement Intelligencer,13 f6vrier1928,fonds Montpensier-Ravel, de la Musique. 44. Les Classicbluessingerssont des chanteusesam6ricainescomme Mamie Smith; leur formations'est faite dans les th6atresdes grandes villes et leur repertoirecomprendde la variet6,du vaudeville,du jazz et bien stir du blues. le ler avril1895,appartientacettecat6goriede AlbertaHunter,n6eprobablement chanteusede jazz ; elle profitedu succesde MamieSmithpour enregistrera son tour des 1921 pour la marqueParamountdont elle devient l'une des artistes vedettes.Downhearted Blues,grav6een 1922pour la Paramountserareprisplus tardpar BessieSmith. 45. Interviewd'AlbertaHunter par Jean-LoupBourget publi6e dans Jazz Magazine,no 266-267(juillet-aofit1978),p. 29. 46. Notes paruesdansLe Minestrel,Paris,25 juin et 6 aofit 1926. 47. A. Schaeffner,Lejazz, op.cit, p. 20.

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ce que les negres obtiennent de leur chant )48. Selon lui, <>49 ; i traduit par des expressions imagees sa receptivit &" l'essence <>50 du jazz, issu selon lui de la musique noire. Par l'image de <>51,Andr6 Schaeffner 6voque avec perspicacit6 la notion de swing 52, non encore identifiee ni nomm6e ainsi a l'6poque. Par certains de ses articles tres bien document6s, La Revue Musicale se fait elle aussi le defenseur d'un courant encore mal connu. " Irving Schwerk6, critique musical au Chicago Tribune,est invit6 donner aux lecteurs des 6claircissements en d6finissant a son tour la specificit6 du langage jazzistique 53. Une de ses saveurs particuli'res viendrait selon lui du <>54. Irving Schwerk6 insiste sur le fait que < 55. Son temoignage est pr6cieux, car il indique que la connaissance partielle du public en matiere de jazz est la meme en France qu'aux Etats-Unis : <>56 Le jazz semble etre victime des memes prejuges en Europe qu'Outrele fait que dans sa forme presente, le Atlantique...Irving Schwerk6deplore " jazz soit <<(principalementlimit6 une maniere d'humour, de pep, qui l'empeche d'acc6der a la dignit6 des formes musicales de concert ou d'opra >>57. Milhaud, Ravel et lejazz amnricain Milhaud se montre egalement attentif a l'emergence du jazz en tant que courant artistique, et s'emploie a en donner une vision plus juste par son activit6 de critique 58. Dans l'article <>.Il se traduitmusicalementpar une pulsationstable,souple et dansante,et par l'accentuationdes deuxiemeet quatriemetemps,considerescommetempsfaiblesdansla musiquesavante. 53. IrvingSchwerk6,<>,extraitde la rubrique <>,La RevueMusicale,6 (1er avril1926),646- 683. 54. Ibid.,p. 681. 55. Ibid.,p. 682. 56. Ibid.,p. 647. 57. Ibid.,p. 682. 58. Des les annees1920,DariusMilhauddeveloppeune importanteactivitede critiquemusical.

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Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

musiquedes negresde l'Am6riquedu Nord >>59, Milhaud6voquele jazz diffuseen Francemais6galementceluiqu'ila entenduauxEtats-Unislors de ses tourn6es.II fait une grandedistinctionentrela musiquedes revues et le jazz de Harlem,destin6sselon lui '&des publicsde classes sociales diff6rentes.Milhaudraconteque <>60. La r6ceptivit6de Milhauda la dimensionpoignante du bluesprouvequ'il a entenduun jazz authentiquea Harlem. Ravela-t-ilvecula memeexperienceque son confrerelorsde son sejour aux Etats-Unisen 1928? Divers indices nous permettentde repondre positivement.SelonJosephRoddy,Ravelse seraitrendu61 au CottonClub aHarlem,oi se produisaitDuke Ellington62.Le compositeurfranqaiset le jazzman se seraient rencontresune fois, lorsque Ravel et ses amis <<arriverenta un autre lieu nocturne de Harlem et son oi0 Ellington orchestrese detendaient>>63.Ce n'est qu'une supposition, puisqu'ace jour, aucun autretemoignagene vient corroborercette these. Selon une anecdoterapport6eparClaudeBolling,Ravelaurait6galemententendu& ChicagoJimmyNoone, qu'il appreciaenormement64. Connaissantla curiosit6et l'interetque Ravelportaitaujazz, dont il ne se cachait d'ailleurspas, nous serions tent6 d'accorderfoi ces divers la reservenaturelledu compositeurpertemoignages.Malheureusement, met difficilementde savoirquelsjazzmenil a pu entendrea Harlem.Le maigre courrierenvoy6lors de son sejour americainnous laisse dans de l'incertitude.Dans une lettre a son frere,Raveldit avoirparticip &a nombreusesr6ceptions,et assist6a plusieursspectacles,sans malheureusementen donnerles noms,hormiscelui d'unecom6diemusicaleBroadway After Dark qu'il trouve <>65: 59. CourrierMusical,9 (1er mai 1923).

60. D. Milhaud,op.cit.,p. 105. 61. JosephRoddy,? Ravelin America>>,High FidelityMagazine(mars1975), Ravelhimselfwouldvisit>> 58-63; << qu'unesupposition. (p.60)n'indique

62. L'orchestredu pianistedejazz americain,DukeEllingtonandhis Orchestra,

NewYork. se produitdurantcinqans&t whenthe Ravelentourage 63. << Theydidmeetby chanceonetime,however, andhisbandwererelaxing>> atanotherHarlemnightspotwhereEllington arrived (art.cit.,p. 60.) 64. Communication personnelle (5janvier2001). RavelciteparArbieOrenstein, 65. Maurice op.cit.,p. 328.Cetextraitdelettre dateedu 17/01/1928est 6galementreproduitdansl'articlede JosephRoddy, ( Ravelin America>>.

Carine Perret :. L'adoption dujazz

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<> sallesde cinema A New York, il rencontra George Gershwin 67, dont il connaissait djai la musique. II put approfondir sa connaissance de l'oeuvredu compositeur americain en allant voir, notamment avec Eva Gauthier le spectacle Funny Face 68. Figuraient 'al'affiche Adele et Fred Astaire. La journaliste Marie Dunbar parut fort etonn~e de l'attrait d'un compositeur si renomm6 pour les airs de jazz, ce que traduit le titre de son article ? Maurice Ravel, le Napoleon mondial de la musique, joue des num6ros populaires ; 6loges des airs Americains >>69. Lors de sa rencontre avec George Gershwin, Ravel a-t-il jou6 The Man I love devant son auteur ? Le journaliste Joseph Roddy ne rapporte que l'interpretation de George Gershwin, qui <<joua des extraits de sa musique, enchantant tout le monde >>70. Analysons donc un extrait de The Man I love, une des pieces jazzistiques ayant pu servir de module compositionnel a Ravel (voir Ex. 2). Cette ballade de George Gershwin possede un caractbre sentimental, typique des airs de music-hall. La r6petition des notes vocales reproduit cependant un caractere de scansion m6lodico-rythmique propre au blues: tout semble ax6 sur l'expressivit6douloureuse de la voix. D'oiu une grande simplicit6 des autres parametres musicaux comme : - le parcoursharmonique,fond6sur les degresforts,de la tonalit6de Mi bemolmajeur(de I versV) 71 ; la ligne melodiquedes plus simples : elle reproduittrois fois un motif melodiqueconstitu6de quatrenotes r6peteessuiviesd'une meme formule ascendante,termineeparunenotetenue.La formulerythmiqueest m•lodiqueimmuable; egalement - l'accompagnement est lui aussides plus succincts: accordsscandesregulierementparla maingauche. II ne fait aucun doute que Ravel a 6t6 sensible a la simplicit6 expressive des airs de Gershwin. Ravel pratique un art melodique caracteris6par une esth6tique de la retenue et de la simplicit6, valeurs partagees 72 avec les airs 66. LettrereproduiteparArbieOrenstein,op.cit., p. 256-257. 67. Sur une photo prise a New York lors d'une <<party >>donn6e par Eva Gauthier,chanteusecanadiennefaisantpartiede la haute societ6new-yorkaise dans les annees 20, on peut voir George Gershwinaux c6tes de Ravel.Photo reproduitedansl'article<>,art.cit. p. 61. 68. FunnyFacea 6t6represent6pendantplus d'uneann6eau AlvinTheaterde New Yorkapartirdu mois de mars 1927. 69. MarieDunbar,art.cit. 70. Joseph Roddy,<>,art. cit. p. 62. En anglais dans le texte : <>. 71. A l'exceptionde deuxbrefsempruntsaFa mineur(mesures9-10et mesures 11-12) 72. A ce titre, nous ne pensons pas aller trop loin dans notre comparaison esth6tiqueentreRavelet Gershwin.Un paralleleentrel'esth6tiquedu Concerto

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Ex. 2: GeorgeGershwin,TheManI love,mesures1 i 12. (Extraitde TheGeniusof GeorgeandIra Gershwin [Secaucus,NJ : WarnerBros.Publications,1994],p. 68-69.)

de music-hall a la Gershwin. La pr6dilection rav6lienne pour la mdlodie avec piano justifie a elle seule l'inclination du compositeur pour les airs americains. On peut ais6ment conclure que les contacts new-yorkais de Ravel avec le monde du jazz furent riches d'enseignement. pour la maingauchede Ravelaveccelle du Concertoenfa de Gershwinpourrait alimentercetter6flexion.

Carine Perret : L'adoption dujazz

325

Motivations artistiques et musicales a l'adoption dujazz Un des 6lements precurseursa l'adoption dujazz fut l'art negre. Lucien Malson constate que <>- a seduit les memes consciences que le jazz >>73. Un vaste courant de m6tissage artistique 6tait en effet amorc6 depuis le debut du siecle. De cette confrontation de langages, vont naitre des ceuvres teint6es de diverses influences extra-europ6ennes. Apres l'art n6gre de Pablo Picasso, apr6s la musique orientalisante de Claude Debussy, nait le gofit pour l'exotisme noir-am6ricain. Les ceuvres aux accents jazzistiques de Milhaud ou de Ravel en sont des manifestations. Le jazz ne serait-il qu'une nouvelle forme d'exotisme pour les compositeurs de l'6poque ? Jusque-la friands de nourritures empruntdes aux folklores orientaux, les compositeurs se jetteraient-ils < sur le jazz comme chiens affam6s sur os >>74 ? Retiennent-ils de cette nouvelle tendance musicale son primitivisme, lie & ses origines africaines, ou son modernisme, caractere plus americain que noir ? I1 semblerait que ce soit &un subtil melange de ces deux ingredients que les artistes furent sensibles. Joseph Delteil souligne ainsi cette apparente ambiguit6 : <>75 Le jazz, proche de l'esprit du caf6-concert 76 et du cirque permet "a l'artiste de <>77avec une forme de tradition, notion que Cocteau defend activement dans les ann6es vingt. Selon l'&crivain,il n'existe pas de dichotomie entre modernisme et tradition. Si le modernisme est revendiqu6 dans un sens de progrds, la tradition est valoris~e pour sa puret6, notion que Cocteau oppose a la complexitd du langage artistique savant, 6manation sirupeuse d'un esprit bourgeois conservateur. II d6clare 'apropos de Parade que le public, <>78. Des valeurs populaires que les courants ambiants ignoraient alors marquent de leur 73. L. Malson,Histoiredujazz,op. cit., p. 67-68. 74. MarionBauer,<>,op.cit., p. 36. 75. JosephDelteil,La Deltheillerie(Paris: Grasset,1978),p. 151-152. 76. JeanCocteaupubliedans Paris-Midien 1919un article<>.Articlereproduitpar JacquesDemetreet Marcel Chauvarddans Voyageau pays du blues (Levallois-Perret:Ed. Clarb, 1994),p. 11. 77. JeanCocteau,Le Coqet l'arlequin. Notesautourdela musique(Paris:Ed. de la Sirene,Collectiondes tracts,1, 1918; reed.StockMusique,prefacede Georges Auric,1979),p. 62. 78. JeanCocteau,op.cit.,p. 40. Balletauxaccentsde music-halld'ErikSatiesur un livretde Cocteau,Paradeavait6t6cr6 1aParispar les BalletsRussesen 1917.

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sceaule music-hallet le jazz. Cocteaules fait siennesdans sa lutte contre des esthetiquesqu'iljuge depass6es: <> Au nom d'une recherchede simplicit6populaire,I'6crivainpr6ne le

retour a <>8o.Et le jazz en est une pour Cocteau,qui incitela tendanceavant-gardistedes " annees vingt en faire <>81

En nous appuyantsurcetteanalysede TheodorAdorno,nous pouvonsen effet constaterque les empruntsau jazz des compositeursfrangaissont profond6mentmotives par ses caracteristiquesmodernes82. Issu de la plus grandepuissanceindustrielleau monde,les Etats-Unis,le jazz A sentele d6sird'etred'unemusiquede plus en plus citadineet rythmbe. repr,une soci6t6moderne,dont l'industrialisationet la mecanisations'accel1rent, correspondalors une esthetiquemusicaletourn6evers la pulsation rythmiqueobsessionnelleou vers le bruitisme,tendancesque refletent Pacific 231

83

d'Arthur Honegger ou la Sonate pour violon et piano

84

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Ravel.Lejazz, parsa composanterythmiquescandeeet son gofitpourles sonoritesnouvelleset citadines,est une r6ponseadequatepour les compositeursen quite de renouveau. Une autreraison faisantrimerjazz et modernismeest le fait qu'il est tout simplement <<moderne >>,c'est-a-dire de son temps. Toujours a l'afffit

de la dernieremode,Cocteause saisitde l'aspectd6rangeantdujazz pour creerl'6vvnementautourde lui, devenantainsi le chef de file du Groupe des Six et l'6l6mentmoteurde l'avant-garde.Lejazz, musiqueprovocante par sa sensualit6,son primitivisme,etonne le public.Au numerode Pilcer et Deslys donn6 au Casino de Paris, <>~. Afin deracin~ ' d'6tonnerle public son tour, Cocteau va se nourrirde l'esth6tique du music-hallet de la musiquedes jazz-bands.Le jazz devient un des elementsles plus ad6quatsde la r6novationdu langage musicalmen6e par l'avant-garde.Nous sommes pourtant en droit de nous poser la question suivante: l'adoption du jazz est-elle aussi novatricequ'elle le parait? Nous adh6ronscompletementa la reponseapporteepar Andre Schaeffner: 79. JeanCocteau,op.cit.,p. 53. 80. Ibid.,p. 61.

du dansLeJazz,uneesthetique 81. Theodor W Adorno,citeparGillesMoubllic

XXesidcle,op.cit., p. 104. 82. Le terme moderne>>est entendu ici dans un sens de progres social,

et culturel. industriel deArthurHonegger 83. Mouvement composeen 1923. symphonique

84. Sonatepour violonet piano, 1923-1927,dont le troisiememouvement,le mobileest particulibrement impressionnantpar sa rythmiquemecaniPerpetuum que et obsessionnelle. 85. JeanCocteau,op.cit., p. 54.

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<> 86. Le recours au jazz ne fait done que s'inscrire dans le sillage de la revolution rythmique et formelle entreprise des le debut du siecle par " les tenants de la modernit6. Marion Bauer insiste juste titre sur le fait que dans les annees vingt, on <>87. La r6f6rence au jazz, courant porteur de valeurs d6ji fortement investies par les compositeurs, apparait des lors comme obligee. Grice a ses caracteristiques modernes, le jazz va participer a la modernit6. Rejoignons le point de vue de Lucien Malson, qui considere, lui aussi, les emprunts aujazz des compositeurs franqais comme une reponse a la renovation du langage musical: <>88. Par son aptitude a bouleverser les conventions, le jazz 6pouse la modernit6 de son temps. <> 89 affirme Cocteau, entrainant dans son sillage ses jeunes emules. Plus que nul autre, I'6crivainavant-gardiste percevra l'adaptabilit6 du jazz aux tendances de l'poque. En tant que musique de danse et en tant que courant americain, le jazz se prate a l'esthetique des musiques de scene qui font le r6gal des soirees parisiennes. La predominance de sa composante rythmique, son aspect populaire, sa composante humoristique, tous ces traits de caractere le rendent apte a montrer une nouvelle direction aux tendances artistiques des ann6es vingt 90. Cocteau, par ses collaborations avec Satie, Milhaud ou le Groupe des Six, r6ussit a donner a l'adoption du jazz de music-hall une r6elle dimension esthetique. De ce contact enrichissant, vont naitre des ceuvres a la limite du th'atre, du mime, de la danse et de la musique : Chimmy 91 pour jazz band, dans6 par Johnnie Gratton au spectacle de 86. AndreSchaeffner, citeparArthurHoereedansl'article<>, art.cit., p. 219. 87. M. Bauer,<>,art.cit, p. 30. 88. L. Malson,Histoiredujazz,op.cit., p. 65. 89. JeanCocteau,citeparMichelFauredansDu Nioclassicismemusicaldansla FrancedupremierXXe siecle(Paris: Klincksieck,1997),p. 215. 90. L'influencedu jazz ne se manifestepas exclusivementdans les oeuvresde certainesduesa des compositeurscitesjusqu'ici.Nous en citeronsquelques-unes, membresdu Groupedes Six : Aubadede FrancisPoulenc,AdieuNew York,de de Pierre-Octave Ferroud. GeorgesAuric,ou Bacchante-Blues 91. Represent6les 24, 25 et 26 mai 1921au TheatreMichel.

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theatre-bouffe, ou Les Maries de la Tour Eiffel 92 s'approchent d'une composante essentielle a <>du" jazz, I'aspect populaire. Dans Caramel mou 93, texte de presentation Chimmy de Milhaud, Cocteau d6clare que l'oeuvre<>94. Cocteau entraine Milhaud dans une aventure inspir6e de la volubilit6 et de l'originalit6 du jazz, rejoignant ainsi l'esthetique teintee d'humour et d'absurde propre a l'art noir-ambricain. Traces musicales L'influence du jazz se d6cle au travers de signes, sortes de traces palpables et identifiables de la presence du jazz. Mais l'action du jazz s'exerce autant sur les mentalites que sur le style des compositeurs. R6duire la notion d'influence en la resumant en terme de langage musical est donc une erreur : c'est parce que le jazz questionne l'artiste dans sa pratique qu'il influe sur son 6criture, enrichies des traces stylistiques de < l'esprit >>du jazz 95. C'est pourquoi nous nous concentrerons volontairement sur les emprunts stylistiques et expressifs au jazz. Les empruntscal'expressivithdujazz Nous choisissons d'axer notre analyse sur la notion d'emprunt a < l'esprit >>du jazz, que nous situons principalement dans le domaine de l'expressivit6, celle-ci 6tant intrinsequement li6e a deux composantes essentielles au jazz : la sonorit& et le phrase. Joachim-Ernst Berendt remarque que dans le jazz, < 96. Le jazz ne peut renier ses origines vocales ; nees du chant des esclaves, les mdlodies jazz conservent une 6mission de type soufflee, incarnation de la douleur int6rieure des chanteurs de blues. Gilles Moubllic constate que <>97. Par son travail instrumental sur la 92. Les Mariksde la TourEiffel,1921,ceuvrecollectivedu groupedes Sixsurun argumentde JeanCocteau. Jean 93. Le lecteur trouverace texte dans l'annexe II de Correspondance Cocteau-Darius Milhaud,op.cit, p. 61-63. Jean Cocteau-DariusMilhaud,publiee par 94. J. Cocteau, Correspondance PierreCaizergueset JosianeMas (Montpellier: Centred'6tudeslitt6rairesfran9aisesdu xxe siecle,UniversitdPaulValery,1992),p. 62. 95. Nous sommesici a la limite d'influencesinconscientes,que l'artisteluimemene formulepas forcementpardes mots. 96. Joachim-Ernst Berendt,Le Grandlivredujazz (Paris: Editionsdu Rocher, 1986),p. 179-180. 97. GillesMouillic, op.cit., p. 34.

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sonorit6et le souffle,lejazzmanrechercheune expressivit6vocale : vari6t6 d'inflexions,tremblements,attaques,vibrato.La notion de note exacteet de son simplen'existepas pourle bluesman,qui cultivetous les aspectsdu dirty tones ou sons <<sales >>98.De cette volont6 de transformer les sons, de

les enlaidir,d6coulenttoutes sortes d'effets speciaux exploit6spar les instrumentistes"avent : grincementsd'anches,raclements,sons stridents prochesdu cri. Le jazzmanse demarquetotalementde ses confreresde tradition europeenneen appr6hendantson instrumentd'une maniere sensuelleet corporelle: le pianistedejazz attaquele clavierd'unemaniere percussive,le saxophonistefait corps avecson instrument. Dans l'approchesonorepropreau jazz, trois parametressont a considerer: l'attaquedu son, le phrase,la dynamique.Milhaudet Ravelvont prendreen compte ces parametres,par un travailsur les modes de jeu jazzistiques.S'ils retiennentla legon sonore et expressivedu jazz, c'est parcequ'elleest reproductible.Nous verronsque dans le domainede la dynamiqueet de l'expressivit6,les r6sultatssont plut6t probants.Nos compositeursvontegalementadopterun semblantde gammebluesou les syncopes issues du swing, sans reussira convaincre.Commenten effet parvenira retranscrirea l'6critun systemebase sur l'oralit6et le v6cu? L'inflexioncaract6ristiquedu blues, analys6e par nous, occidentaux, commeunetendancea b6moliserle troisiemedegr6de la gammeest en fait li6e a l'interpr6tationvocale.Tenterd'enfermerle bluesdans un systeme d'6critureadmis et pratiqu6par tous est quasimentimpossible,car ses modalit6s correspondenta une interpretationexpressivede l'instant. Commentecrirele swing,issu d'une perceptionparticuliere99 de la pulsation,qui se refusea toute notation? Ne parlonspas de l'improvisation, particularit6jazzistiquequi, plus que nulle autre, ne vit que <<de >>et o dans > l'instant.Mais alors,I'adoptiondujazz, sansces traitsessentiels, est-elleune aventureimpossible? Darius Milhaud et < l'esprit > dujazz

L'aventureest possible quand le jazz imprime sur les oeuvresson <<esprit>>.Comments'incarne-t-ildans l'oeuvrede Milhaud? Le compositeurretientdujazz deuxde ses aspects: son caracterepopulaireet festif, proche de l'espritdu music-hallet son primitivisme.Lui-memeindique d'ailleursqu'il faut < 6videmmentrechercherl'originede la musiquede jazz chezles negres.Le c6t6primitifafricainest rest6profondementancr6 chez les Noirs des Etats-Unis,et c'est 1aqu'il faut voir la sourcede cette puissance rythmique formidable,ainsi que celle de ses melodies si expressives,qui sont douses du lyrismeque seules les races opprimees peuvent produire > 100.Ce caractere primitif s'illustre dans La Creationdu

98. Encela,il sedistingue delamusique constamment "a larecherche de savante, lieea uncertainsensdu<>. justesse,elle-meme 99. Il est d'ailleursantinomique les pournousoccidentaux qui accentuons et troisieme la fois et balancement. premiers temps,demandant regularit6 ia 100. D. Milhaud,Notessansmusique,op.cit., p. 103.

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Ex.3 : DariusMilhaud,La Creation duMonde (Paris: Ed.MaxEschig,1929), ' I, mesures1 5 (p. 9).

Monde, les decors et costumes de FernandL6ger s'inspirantd'oeuvres d'artafricaines; le livretde BlaiseCendrarstireson argumentde mythes africainstandisque la chor6graphiede JeanBbrlinest une adaptationde danses d'Afriqueoccidentale.Quant 'ala musiquede Milhaud, elle est influenc6eparlejazz qu'ila entendu'aHarlem.L'aspectprimitifs'incarne avecforcedans La Creationdumonde,empruntantau jazz son caractere obsessionnel.Un effet de ressassementpropre au blues est recherch6, notammentpar l'usagede motifs r6p6titifs. Le caractereprimitif provientdes modes de jeu emprunt6sau jazz : Milhaudreclameun jeu pianistiquepercussifcommele r6clamela mention <>qui figuresur la partition. L'aspectprimitifs'incarne6galementdansl'omnipr6sencedu caractererythmique. Comparonsla rythmiquedes premieresmesuresde La Creationdu Monde (Ex. 3) avec celle de Black Bottom Stomp, version pour big-bandde Jelly Roll Morton et les Hot Peppers 101(Ex. 4).

Nous observonsle meme type de vari6t6rythmiquedans l'accompagnement,d'oi 6mergeune m6lodiesyncop6e: donn6epar la contrebasse dansLa CreationduMonde,parla clarinetteen Si b6molcomment6epar le cornetet le trombone(mesures15-16)dans BlackBottomStomp.Au niveau expressif, l'effet insistant de scansion est commun aux deux extraits.Le motif d'accompagnement du piano,partiellementdoublepar les violons et le violoncelle,semblechanterune litanier6p6titiveet lancinante proche des m6lodiesdu blues(Ex. 5). Au niveau harmonique,le compositeurjoue constammentde l'oscillationambigu?entreFa b6carre et Fa di6se.Tandis que la contrebasseaffirmele ton de R6 majeur,la 101. JellyRollMorton,BlackBottomStomp(Miami:WarnerBrosPublicadeE. H. Morrisd'apr6s de tions,1999,EJE9901C), arrangement l'enregistrement 1926des JellyRoll Morton'sRedHot Peppers.

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Ex. 4: JellyRoll Morton,BlackBottomStomp,mes. 11I 16 (p. 8).

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Ex. 5 : D. Milhaud,La Creationdu Monde,Introduction,mes.9 a 15 (p. 2).

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trompetteet le pianojouent un motif m6lodiqueen R6 mineur.L'univers et l'expressivit6du bluess'affirmentparcetteambiguit6tonale,parentede la gammeblues. L'aspectpopulaireemprunt6aujazz se refletedansLe Beuf surle Toit, oeuvredans laquelleMilhauds'inspiredu caracterefestif du new-orleans et de la musiquebr6silienne.Les themesont 6te emprunt6spar Milhaud au folklorebr6silien.Fr6quemmentdonn6sparles vents,ils possedentun caracterepopulaireidentiquea celuides fanfaresde jazz. Cetteoeuvreemprunteau music-hallson caracterefestif et r6pondainsi aux criteresde l'esthetiquedu divertissementpr6n6eparCocteauet chore au courantn6oclassique.Milhaudretientprincipalementl'aspectdivertissantdu jazz, au detrimentpeut-etred'uneexpressivit6jazzistiqueplus profonde.A ce titre,Le Bwufsurle Toitest uneincarnationde la lettreplus que de >du jazz. Hormis le caracterejovial et le dynamisme certain de l'ceuvre,les composantes emprunt6esau jazz sont surtout d'ordrelinguistique.L'effectifinstrumentalutilis6,si l'on exclutles cordes qui remplacentici le piano du big-band102,les flfttes,le basson,les cors et le hautbois,qui remplacentles instrumentsa vent est prochede la composition d'un big-band: 2 clarinettes,2 trompettes,1 trombone,contrebasseet batterie.Le compositeurmet en oeuvreune r66criturede proc6des jazzistiques(cf. Ex. 6). Les violons (mesures1 11)imitentle phras6jazz des instrumentsa vent. Leur m6lodie est doubl6epar celle du basson, ecritesans accent. Par une imitation de traits linguistiquespropres au jazz, Milhaud r6aliseune sortede copie d'unmorceaudejazz-band,effectivementassez peu reussie : on ne peut que constatera quel point le jazz 6chappea l'6criture.Pourtant,dans certainspassagesde l'oeuvre,nous retrouvons l'6nergiedujazz et un certainespritprochede celuide l'improvisation(cf. Ex. 7). Les nombreuseslignesmelodiquesse rapprochentde ce que Milhauda saiside l'improvisationcollective.L'animationrythmiquepropreaujazza retenul'attentiondu compositeur,qui tente ici de la reproduirepar la complexit6de la batterie. Dans l'ensemble,Le Bwaufsur le toit d6sargonnepar son aspect anarchique. A l'audition, on retient tout particulierementson 6nergie et ses atmospherescontrast6es.Il ne faut pas perdrede vue que nous avons affairea une musiquede scene,soutenantune action, des jeux de mime et des danses. Elle doit s'&coutercomme une musique illustrativeet rejointainsi l'utilisationde la musiqueau music-hall.D. Milhaudavait memepense fairede la versionpour violon et piano du Bwufsur le toit, sous-titr6e<>,une illustration<>103

102. Petiteformation jazz,egalement appeleecomboasesorigines.

103. DariusMilhaud,Ma Vieheureuse(Paris: Belfond,1973),p. 102.

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Ex. 6: DariusMilhaud,Le Beuf surle Toit(Paris: Ed. Max Eschig,1969), mes. 1 &11 (p. 1).

334

Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

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Ex. 7 : D. Milhaud,Le Bauf surle toit, 3 mesuresavantEE p. 71.

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Carine Perret : L'adoption dujazz

335

Ravel et < l'esprit)) du blues La d6marche de Ravel est bien diff6rente de celle de Milhaud. Ce n'est pas a la dimension primitive du jazz qu'il se ref~re, mais a son caractere populaire. Le blues est un folklore qu'il utilise comme un mat6riau de composition, position qu'il defend lui-meme en ces termes lors d'une interview pour le New YorkTimes : <>104 L'interview se poursuit ainsi : Le journaliste: <>. MauriceRavel: <>105 C'est la meme attitude qui devait le pousser a utiliser toutes sortes de mat6riaux d'origine populaire : le folklore hispanique dans la Rhapsodie Espagnole et le blues dans la Sonate pour violon et piano ou le Concerto pour la main gauche. La d6marche de Ravel est constamment mue par un d6sir de confrontation entre un langage culturel etranger et son propre style. C'est pourquoi il va bien au-delk de l'int6gration d'dl1ments de langage jazzistiques au langage savant occidental. Nous faisons n6tre le point de vue de Christian Goddard, estimant qu'il existe <>106 L'exploration du langage jazzistique est pour lui une sorte d'exercice de style men6 d'une maniere experimentale dans la Sonate pour violon et piano et L'Enfant et les Sortilkges, oeuvres menses de front 107. Deux aspects du monde jazzistique y sont explores : l'univers interieur et sombre du blues, l'univers demonstratif et festif du music-hall. Si Marcel Marnat constate aussi cette approche double et opposee du monde jazzistique, il ne s'attarde pas i l'analyse des diff6rences entre ces deux oeuvres, 104. << M. Ravel,man and musician>>,New YorkTimes(7 aofit 1927).Traduit par A. Orenstein,op.cit., p. 355. 105. <> 106. ChristianGoddard,JazzawayfromHome(New York: PaddingtonPress, 1979),p. 130. 107. La Sonatepourviolonetpianoa 6t6composeeentre1923et 1927.L'Enfant et les Sortilkgesdate de 1925.Si l'on a souventcomparele Concertoen sol et le Concertopourla maingauche,oeuvrestoutesdeuxmenbesde front,peu d'auteurs ont remarqu6ce phenomeneentrela Sonatepourviolonetpianoet L'Enfantet les Sortilkges.

336

Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

refletsde la perceptionrav6lienne.Selon lui, <>108. Autorisonsingenieuse ' laisser de c6t' L'Enfantet les Sortilkges,oeuvrequi certesaccorde nous une place"al'espritdu music-hall,mais ne representepas suffisammentla finesse toute rav6liennede la receptivit6au jazz. D'ailleursles propos memes de Ravel nous incitent a nous attarderplus longuementsur la Sonate,car son auteurreconnaitlui-memecette filiationblues: <109 Pour6tayercetteprisede position,nous souhaitonsanalysercomment la Sonate,tout en presentantl'utilisationde tournuresamericaines,reflete surtoutavecfinesseet sensibilit6la receptivit6de son auteur"al'espritdu blues.LesanalogieslinguistiquesavecBlackBottomStompcit6prec6demment ne sont pas i negliger(Ex. 8). Sur un accompagnementrythmiquerepetitif, le cornet chante une ligne m6lodique syncopee autour de la note p6le re, exprimant un ressassementmlodique propreau blues,dont Ravelva s'inspirer.Comparonsce passageavecles mesures61 "t85 de la Sonatepourviolonetpiano (Ex. 9). La melodiedu pianos'apparenteiacellede l'exempleprecedent.Remarle memeeffet de glissando,au violon (mesure1), quons particulibrement realiseau cornet dans Black Bottom Stomp (cf. Ex. 8, mesure 11). Les accordssont scandespar le piano et le banjo, scansionamplifieepar les quatretemps marqu6spar la batterie(Ex. 10). Meme type de scansion rythmique,le violonimitantlejeu du banjoparunjeu enpizzicato(Ex. 10, mes. 1 i 10). L'imitationd'6lments jazzistiquesrepr6senteune approchequelque peu superficiellede ce langage.Raveltente de s'approcherde deux autres composantesjazzistiquesbienplus souterraines: l'expressivit6du blueset l'espritde l'improvisation.Questionneparunemusiqueau caracterelibre et int6rioris6,Ravelcomposela Sonatepourviolonetpiano,dont l'6criture trahitles tracesprofondesdu bluessur la conceptionrav6lienne. Des le d6but de la piece, Ravel instaureun climat d'interiorit6avec l'indicationexpressivenostalgico (cf. ex. 11 mes. 12). La r6f6rence"a l'universm6lancoliquedu bluesest claire.Dans ce passage,Ravelrecherche par le travaildes modes de jeu une expressivit6typiquement<< jazz ?) li6eial'emissionsonore.Le themea (mesures12"a26) est confi6au violon dont le lyrismes'adaptea la perfectiona l'expressivit6recherchee.Ravel 108. MarcelMarnat,MauriceRavel,op. cit., p. 593-594.

MaudonneeBa Houstonenavril1928; citein : A. Orenstein, 109. Conf6rence

riceRavel,lettreset ecrits,op. cit., p. 327.

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Ex. 9: Ravel, Sonate pour violon et piano (Paris : Ed. Durand, 1927), II - Blues, mes. 61 &86 (p. 16-17).

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Carine Perret. L'adoption dujazz -3 Conductor

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d6tourne les conventions r6gnant "al'6poque dans le jazz n6o-orl6anais, en confiant le theme non pas a une trompette 110ou un autre instrument a vent, mais au violon.

110. Le saxophonene poss6daitpas encore le r1le embl6matiquequ'on lui connaitaujourd'hui.

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Ex. 11 : Ravel, Sonate pour violon et piano, II

Blues, mes. 1 a 26 (p. 13).

Carine Perret : L'adoption dujazz

341

L'esprit du blues s'incarne particulibrementdans le travail des modes de jeu, conformes aux parametres composant l'essence du jazz : l'attaque du son, le phrase, la dynamique. - La ligne melodiqueest en approcheschromatiques111; ce mode de jeu jazz consistanten l'attaquede la note par le demi-toninf6rieur(mes.25), lieeiaun decouled'unmodulevocala l'origine.Raveltransposel'expressivit6 mode de jeu souffle~i un instrument iacordes.

- Le phrasesouple,lui aussi de type souffle,contrasteavecla rigidit6de la manierede concevoirunemelodie 112. Ravels'attache"a l'accompagnement instrumentaleissue d'un modulevocal, dans l'espritdu jazz. La traduction musicale d'un sentimentinterieur,la m6lancoliepropre au bluesmanse retrouvedansl'expressivit6 melodiquedu violon. - La dynamiquediversifieetemoigneelle ausside la sensibilit6rav6lienne"a ce parametreessentielau jazz. Dans l'exemplen' 11, deux modes de jeu violonistiquescontrastessont presents: le jeu percussifet incisif du violon (mes. 1 11),mode de jeu prochedu banjodansl'espritdu blues,puis le jeu couldproched'uninstrumentavent. Au niveau de la conception formelle, la Sonate pour violon et piano pourrait bien entretenir des liens 6troits avec la conception formelle des morceaux de jazz n6o-orleanais. Observons la structure de Savoyer's Stomp 113, de Louis Armstrong. intro

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La structure formelle de Savoyer's Stomp est de type ABA' 114, comme de nombreux morceaux de jazz de l'epoque. Malgr6 l'absence d'un parcours harmonique selon les lois de la forme-sonate, la structure de Savoyer's Stomp presente des similitudes avec elle : la piece s'articule en trois parties, ABA' dont la premiere s'apparente a une exposition et la derniere a une r6exposition. La section centrale ne peut cependant pas etre 111. Cf. ci-dessusex. 4 : approchechromatiqueala clarinettemesure15. 112. Le themea est soutenuparun accompagnement scandantavecregularit6 les quatretemps de la mesure,usage tres repandudans le jazz de l'6poque.Cf. ci-dessusex. 2. 113. Stompde LouisArmstronget les CarollDickerson'sSavoyer(1928). 114. Si ellesobeissentace schema,c'estcertainementen raisond'uneoccidentalisationdujazz, fortementinfluenceparla musiquesavanteeuropeenne.

342

Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

consider6ecomme un d6veloppement,la grille 115harmonique6tant la memeque dansA. Le seul aspectcontrastantde la partieB consistedans le renouvellementdu materiauth6matique,lors des quatre chorus116 reservesa l'improvisation.L'6criturede la partieB reposesurle principe de la variation.Si le jazz h6ritede certainsprocedesformelspropres"ala musiquesavante,il n'en 6pousepas sa conceptiondu d6roulementmusical. Jazzet musiquesavanteont en communla conceptiond'unenarration musicalecentreeautourdu theme.Pourtant,leurparcoursnarratifconqu en trois phasesne repondpas aux memesexigences.La musiquesavante tendtareproduiremusicalementun d6roulementdramatique,tandisquele jazz possede une conception narrativecyclique. En effet, il existe, ta l'6poqueclassique,une forteanalogieentreforme-sonateet deroulement dramatique.Le themeest le personnageprincipalque l'on pr6sentedans l'exposition,le d6veloppementcorrespondaux divers rebondissements qui l'affectent; enfin la reexpositionimage la r6solutiondu conflit, le themesortantindemnede ses aventures.La conceptionnarrativejazzistique quant a elle conservedes liens avec l'oralit6dont elle est issue. De naturecyclique,elle privilegiele sentimentde ressassement.Le dramatismejazzistiquerefusela progression117 et privil6gieles transformations cycliquesdu theme.Apresl'expositiondu theme,personnageprincipal,la sectioncentraleconsacreeaux choruspr6senteles diversesm6tamorphoses qu'ilsubit.C'estainsiquedanslejazz, la narrations'articuleautourde la notion de variationth6matique,qui est a lui seul le moteurde l'action. Ravelavaitn6cessairementdecel6une parent6entreles structureset les procedesformelsdu jazz et de la musiquesavante. L'un d'eux,le principede la variationobtientles faveursdu compositeur. Omnipresentdans son oeuvre118,nous le consid6ronscomme a la base de l'6criturerav6lienne.Par l'exploitationmaximaledu materiau thematique,la variationest une des solutionsau refusdu developpement, partag6par de nombreuxcompositeursmodernes.Au XIXe siecle dj'a, Liszt, soucieuxde renouvelerla conceptionstructurelleet formellede la sonate 119, l'avaitlargementexploitee.On ne peut exclureque Ravel se situedansl'heritagede Liszt,influencedont il ne s'estd'ailleurspas cach6. Gaspardde la nuitest formede < trois poemesromantiquesde virtuosit6 transcendante? 120 declarait-ilavec une pointe d'humour! Pourtant,et notammentau regarddes declarationsrav6liennes,il nous sembleplus pertinentd'analyserle proc6d6de variationtel qu'il se pr6sentedans le surlequelse deroulela 115. La grilleharmonique est le schemaharmonique V I -IV de d'accords La succession (incluant parfoisquelques types piece. estla memedanslestroispartiesdela piece. modulations), 116. Lieuouile solistesetrouvemisen avantdanslejazzenimprovisant. de et de changement 117. Ce qui va de pairavecl'absencede progression couleurharmonique. 118. Notammentdansla Rhapsodieespagnole(1907)ou Tzigane(1924).

enun seultenant. dansla Sonateensi mineur, 119.Notamment conGue 120. Gofitonsl'allusion" Liszt,iapeinedeguiseesous ses proposraveliens, extraitsdel'esquisse parM.Marnat,dansM.Ravel. reproduits autobiographique, 1987),p. 59. Quietes-vous?(Lyon: LaManufacture,

Carine Perret : L'adoption dujazz

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Ex. 12 : LouisArmstrong,I can'tgiveyou anything.

Blues comme une influence jazzistique que comme une influence lisztienne. Si pour le Concerto pour la main gauche, Ravel revendique

l'influence du <>121, ses ref6rencesstylistiques pour la Sonate se situent dans le monde et le langagejazzistiques.Luidu jazz stylise 122. Selon nous, la stylimeme analysele <>comme sation s'incarnedans cette ceuvrepar une 6critured'essenceimprovis6e, issue a la fois de la variationjazz neo-orl6anaiseet de la"variation rav6lienne,integr6ea une formesavante.Relativementsimple l'poque du jazz n6o-orleanais,la variationconsiste essentiellementa paraphraser 123 le themequi gardede <>124. Afin de bien cernercette notion de paraphrase,citons deux exemplesdonn6spar Andr6Hodeir et emprunt6sa Louis Armstrong125 (Ex. 12). Le premiersystemepr6sentele theme a partirduquelle musicienva improviser.Le deuxiemesystemepresenteles diversesvariationsque subit le themelors du chorusde trompette.Ce fragmentd'improvisation illustre le type d'improvisationparaphrased6velopp6notamment par Louis Armstrong. Ravel le virtuose d6tournequelque peu le proced6jazzistiquede la mise en oeuvredans le chorus.Il l'a rend variation,pratiqueimprovis&e savante, plus plus virtuose,rejoignantainsi le modele lisztien par une exploitationth6matiquemaximale.En l'integranta la forme-sonate,il lui 121. Proposextraitsd'uneinterview reproduits par pourle DailyTelegraph,

M. Marnat,MauriceRavel,op.cit., p. 647.

le materiau 122. Parla stylisation, le compositeur emprunte. s'approprie 123. SelonAndreHodeir,laparaphrase estunevariation du parornementation theme. 124.A. Hodeir,op.cit.,p. 135. " 125. Exemples tir6sdeI can'tgiveyouanything, LouisArmstrong, empruntes AndreHodeir,op.cit.,p. 152-154.

344

Revue de Musicologie, 89/2 (2003)

confbre un caractere lancinant tres proche de <>du jazz. Comparons la structure du deuxieme mouvement de la Sonate pour violon et piano (Blues) "acelle de Savoyer's Stomp : - A = mes.1 63, introductionet exposition,correspondanta la partieA de Savoyer'sStomp. - B = mes.63 a 110,developpement,s'apparentant i la partieB de Savoyer's Stomp. - A' = mes.110a fin,reexposition,correspondanta la partieA' de Savoyer's Stomp. ReexpositionA' ExpositionA DeveloppementB - introduction: 12 mes. - themec au pianomes. - Theme a au violon, - theme a au violon, 63 a 70, puis au violon mes. 110 120 theme d au piano, mes. 12 a 26 mes.72 - theme a' au violon, mes. 121a 136 mes.28 a 37 - theme b au piano, - theme d au piano, theme a ecourt6, mes.78 &103 mes. 38 a 53 echang6 entre piano et violon, mesures 137 a 145 - element thematique- theme e au piano, issude a au violon,super- mes. 104a 110 a rythmipose l'a~~ment que issu de b, mes. 54 a 63E Dans Blues de la Sonate, Ravel, en ins6rant le proc6d6 de variation thematique dans une structure narrative de type forme-sonate, experimente une cohabitation de deux procedes emprunt6s a la fois t la musique savante et au jazz. La sensation de ressassement, induite par les variations thematiques incessantes domine sur l'impression de progression dramatique traditionnellement attendue. Le compositeur 6vite d'ailleurs d'affirdes cadences habilemer la tonalite, soit par une bitonalit6 126, soit par " ment brouill6es 127, soit par l'absence de cadences des points structurels clefs 128. Ravel semble ainsi deroger a toutes les regles de la forme-sonate... La conception de l'6criturethematique rav6liennedans Blues entretient donc des liens etroits avec l'6nonc6 thematique en usage dans le jazz. Tous les proced6s d'6critureinstaurent le sentiment de ressassement inherent au blues: ostinato, schemas rythmiques r6currents,rep6titions de fragments m6lodiques. En utilisant le proced6 de variation comme un moyen expres126. Dans l'introduction,accordde sol au violon sur pedalede La bemol au piano. 127. Mesure6 p. 14,la mlodie se resoudsurLa bemol,tandisquele piano,par a la tonalit6principale(mes.7) semble un chromatismeet des accords@trangers vouloir6viterl'affirmationdu premierdegr6attendu. 128. Une mesureavantchiffre5, on attenden vain une cadenceconcluantla partieA.

Carine Perret :.L'adoption dujazz

345

sif soumis au caractere de l'oeuvre,Ravel annexe < l'esprit >>de l'improvisation jazzistique. Dans le Blues, Ravel ne fait pas autre chose que paraphraser les themes et elements thematiques, en les variant indefiniment. Il en exploite toutes les possibilites, a la maniere d'unjazzman lors d'un chorus. Le developpement sera conqu a partir de la cellule melodicorythmique a, donnee par le piano dans l'introduction mesures 8-9 (voir Ex. 11). Elle va donner naissance "adeux autres el6ments thematiques, c et d, tous deux lui 6tant apparent6s. - Au chiffre5, la l'l61mentthematiquec est melodiquementapparent6a% celluleoriginellea (cf.Ex. 9). I1subitune sortede variationpar amplification il se deploiemes.65-66avantde donnernaissancea : d'abordembryonnaire, une nouvelleidee melodique,mes. 67-70. De la cellulemelodico-rythmique de typeimproviseeet bienentendu d'originedecouleunesorted'amplification ecrite,mais conquetout a fait dans l'espritde la paraphrase6voqu~epar AndreHodeir.La conceptionde la phrasemelodiques'apparenteal'6nonc6 melodiquepropreau blues.Sesdiversesreiterationsprocurentle memesentimentde ressassementquenouspouvonsressentiral'6couted'unemelodiede blues. - Ravelprocedede memeavecl'6lment thematiqued, mes.78, chiffre6 (cf. mes. 71 a 86 de l'ex. 9), apparent6,melodiquementet rythmiquement,a la cellule originellea. L'impressionde ressassementest ici amplifi6,par les nombreusesr6iterationsde l'6lment thematiqued. Le caractereobsessionnel de ce passageconcourta un renforcementde la tensionexpressive.La aussi s'incarne1'espritde l'improvisationpropreau blues,fondasur l'exploitation maximaled'unmateriaudes plus succincts. La partie B du Blues de la Sonate, tout en s'apparentant au developpement de la forme-sonate, peut reellement etre analysee comme une improvisation &crite,reposant sur la maniere propre auxjazzmen de developper une idle thematique. Dans la Sonate pour violon et piano, Ravel donne une magistrale legon de savoir-faire. Loin de se comporter en folkloriste avec les influences ' musicales ext6rieures "asa propre culture, il s'attarde particulibrement l'esprit musical de ses emprunts. A la maniere de B6la Bart6k, il transcende le materiau compositionnel emprunt6 pour l'integrer a son langage. Musicien cosmopolite avant l'heure, Ravel diversifie une fois de plus son langage en se tournant vers le jazz, courant de l'ailleurs americain qui eveille en lui un engouement certain. <<Jepense que vous savez que j'admire et que j'estime le jazz americain - plus, je pense, que de nombreux compositeurs am6ricains >>129declare-t-il lors d'une interview pour le New YorkTimes. S'il reussit si bien a capter l'essence du blues, c'est en raison d'une grande receptivite a ce langage. Fort de la richesse de cette decouverte, Ravel semble d'ailleurs vouloir inciter les compositeurs am&ricains a s'inspirer du blues: 129. En anglaisdans l'article<<Mr Ravelreturns>>,publi6le 26/02/1928: < I think you know that I greatlyadmireand value - more, I think, than many Americancomposers,Americanjazz >>,FondsMontpensier-Ravel, Paris,BnF.

346

Revue de Musicologie, 89/2 (2003) <>130

Nous esp6rons avoir montr6 que le point de vue d'Andr6 Hodeir consid6rant que <>131 est un peu restrictif. Ses r6serves quant a ' ' l'utilit6 de l'attitude d'empruntjazzistique commune Milhaud et Ravel ne sont acceptables que d'un point de vue musical strictement linguistique. Le < m6tissage >>musical des oeuvresteint6es de jazz t6moigne ind6niablement d'un renouvellement esth6tique du langage artistique. Les critiques de jazz et les jazzmen n'ont pas su d6celer l'importance de cette annexion de langage d'un point de vue sociologique. Grace au rapprochement entre musique savante et jazz, les compositeurs modernes ont favoris6 l'acceptation d'un courant jusqu'alors marginalis6 ou cantonn6 au domaine du divertissement. Selon Christian Goddard, < l'int6ret d'importants compositeurs europ6ens pour le jazz, meme s'ils ne l'ont jamais vraiment compris, conf6ra a cette nouvelle musique un statut qu'elle n'aurait pas pu acquerir autrement. Loin de chez soi, le jazz est devenu respectable >>132. Les compositeurs frangais ont contribu6 a pr6parer le public & la venue sur le devant de la scene d'un des courants majeur du xxe si6cle. D'ailleurs les jazzmen lui rendent aujourd'hui le compliment, car nombre d'entre eux constatent <>133. Parions que Ravel en aurait 6t6 fier... Ii semblerait qu'il ait pressenti l'importance que ce courant musical naissant prendrait dans le futur : <>134 L'6cole americaine en question est bien n6e soixante ans plus tard. En affirmant que <>135, Lucien 130. Conf6rencesur la musiquecontemporaine(1928); texte publi6par A. Orenstein,MauriceRavel,lettreset ecrits,op.cit., p. 57. 131. A. Hodeir,op.cit., p. 238. 132. Chr.Goddard,op.cit., p. 132. 133. Ibid. 134. CiteparA. Orenstein,MauriceRavel,lettreset ecrits,op.cit., p. 57. 135. L. Malson,< Ecritstheoriques: le jazz commeexemple>>,Les Cahiersdu jazz, Nouvelles6rie,4 (Paris: PU.E, juillet 1995),p. 39.

Carine Perret : L'adoption dujazz

347

Malson confirme l'importance prise par le jazz, consid&r6aujourd'hui comme un courant a part entiere.

SUMMARY In Franceduringthe 1920s,somecomposersweresensitiveto jazz, a promising musicalnoveltycomingfromthe UnitedStates. The context of Paris of the "anneesfolles" was favorableto the cultural adoption of a musical black-Americantrend synonymouswith freedomand modernism.Some works by Darius Milhaudand MauriceRaveltestify to the fecundationof the eruditelanguageby thejazzisticone.Todate,the studieswhich weredevotedto Le Beuf surle Toitby DariusMilhaudor to the Sonatafor violin andpianoby MauriceRavelrelateprimarilyto the analysisof the musicalloansto thejazz in the rhythmicandmelodyfields.Wewishto exceedthisconceptof loan in orderto highlightthe majorlesson taughtby thejazz to DariusMilhaudand MauriceRavel; a lessonof expressivitywhichinfluencestheircreativeattitude.

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