Intervention de M. Jean-Marc Sauvé, Vice-Président du Conseil d’Etat
Colloque « Convergence numérique, convergence juridique ? »
Ministère de la Culture et de la Communication, Salon des Maréchaux Mardi 28 novembre 2006, 14 h 15 Thème de l’après-midi : « Droit des médias, convergence numérique et codification de la communication »
Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,
C’est avec plaisir que j’ai accepté de participer à ce colloque qui vient à son heure et qui est organisé conjointement par le ministère de la culture et de la communication et le Conseil d’Etat. La séance de cet après-midi est consacrée au thème « Droit des médias, convergence numérique et codification de la communication ».
La question posée est celle, je crois, de savoir si une évolution économique et technologique majeure – certains parlent de révolution – peut fragiliser un édifice juridique au point de le rendre inopérant, sinon nuisible. Je précise d’emblée que tel n’est pas mon sentiment et que le droit français, sous l’impulsion du législateur, a su jusqu’à présent adapter ses catégories sans sacrifier ni les grands principes, ni son originalité.
Pour autant, entre l’idée de catégories immuables mais suffisamment plastiques pour s’adapter sans heurt à l’évolution du monde et le sentiment entretenu par d’autres d’une révolution sur le point de saper les fondations de l’édifice, il n’est pas inutile de s’interroger en juriste sur le phénomène de « convergence numérique » qui a donné son nom à ce colloque. Ce sont notamment les modalités d’exercice d’une liberté publique, que la déclaration des droits de l’homme (article 11) qualifie elle-même d’une des plus précieuses, la liberté d’expression et son corollaire contemporain, le pluralisme, qui sont en jeu.
A cet égard, j’évoquerai d’abord la continuité des principes fondateurs du droit de la communication, dont la pertinence doit être réaffirmée (I.). Mais l’évolution des techniques, qui précède aujourd’hui celle du droit, doit nous conduire à réfléchir aux moyens de faire vivre ces principes selon des modalités foncièrement nouvelles (II.) Continuité des principes Si la convergence est avant tout le constat, prosaïque, de la banalisation des technologies numériques dans notre société, elle représente également pour le juriste une innovation certaine. Alors qu’autrefois, chaque vecteur de communication était exclusivement consacré soit à la communication au public (presse, télévision), soit à la correspondance privée (postes, téléphone), la technologie numérique, elle, véhicule indifféremment communication au public ou correspondance privée. Fallait-il en déduire que cette distinction était obsolète ?
Le Conseil d’Etat, dans son rapport de 1998 sur « Internet et les réseaux numériques », soulignait au contraire la force de la distinction et préconisait non de créer des principes nouveaux applicables aux seuls nouveaux services mais plutôt d’adapter le droit pour mieux assurer la pérennité des principes. A cet égard, la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique a apporté une clarification utile, en réaffirmant l’application des principes de la loi du 29 juillet 1881 à l’ensemble des vecteurs de la communication au public, et notamment l’Internet (« communication au public en ligne »).
Ces grands principes d’inspiration libérale, comme le délai de prescription raccourci, ont été également renforcés par la décision du Conseil constitutionnel relative à la loi pour la confiance dans l’économie numérique (CC, 10 juin 2004 - Décision n° 2004-496 DC). Sans exclure des modalités distinctes selon l’importance des publics touchés par telle ou telle technologie, le Conseil constitutionnel unifie la date de point de départ du délai de prescription des délits de presse (et du droit de réponse) sur Internet et dans la presse écrite. Par la même décision, il rappelle que la reconnaissance du courrier électronique comme objet de droit ne modifie en rien la distinction entre communication au public et correspondance privée consacrée par la jurisprudence et, ultérieurement, la loi n° 91-646 du 10 juillet 1991 relative au secret des correspondances émises par la voie des communications électroniques.
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La continuité des grands principes de la liberté de communication s’est accompagnée d’une clarification, et non d’une révolution, des compétences des autorités en charge du secteur. Par la loi du 9 juillet 2004 relative aux communications électroniques et aux services de communication audiovisuelle, le CSA voit sa compétence centrée sur les « contenus », la radio et la télévision gagnant ainsi pour la première fois une définition législative1. L’ARCEP, pour sa part, se voit confier le monopole de la régulation des « tuyaux », à la seule exception des fréquences hertziennes réservées au CSA.
Par ailleurs, sous l’impulsion européenne, la loi du 9 juillet 2004 marque l’entrée dans une phase nouvelle de la régulation des ex-« télécoms », où le droit commun de la concurrence a vocation à se substituer progressivement à une régulation sectorielle spécifique.
Des deux lois de 2004, on retiendra qu’il n’est pas de « fusion des droits » à attendre. Il existe et il existera toujours une différence de nature fondamentale entre, d’une part, la réglementation d’une liberté publique -la liberté d’expression et de communication au public- qui est l’objet premier, tant de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse que de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication et, d’autre part, l’organisation d’un secteur économique, le secteur des télécommunications, aujourd’hui très marqué par la transition qui s’opère, sous l’impulsion européenne, d’un régime de monopole public à un régime de libre concurrence. D’un côté, la protection de la liberté d’expression, du pluralisme et de la qualité des contenus repose sur une législation pérenne. De l’autre, un ensemble de règles de durée plus limitée doit accompagner la structuration des marchés.
Modalités nouvelles Faut-il pour autant, rassurés sur la pérennité des principes du droit français, nous satisfaire de la construction juridique issue des lois de 2004 ? La chose est impossible, on le sait.
L’étude demandée par le Premier Ministre sur la codification du droit de la communication a été l’occasion pour le Conseil d’Etat d’esquisser les évolutions à venir. 1
Sur les problèmes du nouveau champ de compétence du CSA : voir annexe 1.
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En premier lieu, l’imbrication des textes relatifs au « contenant » et au « contenu » n’est pas une nouveauté dans notre droit, bien au contraire. Pour sanctionner les excès de l’expression en public, la loi du 29 juillet 1881 elle-même tient compte des personnes concernées (l’entreprise de presse et son directeur de la publication) ou du support matériel (les exemplaires du journal remis au dépôt légal ou les lieux exclusivement destinés à recevoir des affiches). Les dispositions de la loi de 1986 relatives à la répartition des fréquences audiovisuelles procèdent de la même nécessité et l’ère numérique n’échappe pas à cette logique, comme le montrent les dispositions autonomes de la loi sur la confiance dans l’économie numérique, qui2 font peser la responsabilité à raison de la publication sur les intermédiaires techniques. L’imbrication des textes va d’ailleurs croissant. Trois cas de saisine obligatoire du CSA par l’ARCEP sont prévus par le code des postes et communications électroniques (CPCE), alors que la loi du 30 septembre 1986 prévoit deux cas de saisine obligatoire de l’ARCEP par le CSA. Surtout, la mise en cause de la responsabilité à raison des contenus publiés est prévue pour chaque vecteur de communication selon des modalités proches mais inscrites dans quatre textes différents : loi de 1881, loi de 1986, loi du 21 juin 2004, CPCE.
En deuxième lieu, l’arrivée des opérateurs de télécommunications sur le marché des droits de retransmission des grandes compétitions sportives ou, plus récemment, sur celui de la production cinématographique, pourrait soulever des inquiétudes sur le maintien de la concurrence comme du pluralisme. Alors que les préoccupations de concurrence horizontale dans le secteur des médias sont anciennes, elles prennent un tour nouveau avec des phénomènes d’intégration verticale dont la portée n’est pas encore facile à apprécier.
En troisième lieu, rien n’illustre mieux les difficultés nées de la convergence que l’organisation actuelle de la gestion des fréquences hertziennes. On sait que la délivrance des autorisations d’usage des fréquences hertziennes par le CSA traduit l’importance qui s’attache à la défense des objectifs de pluralité des médias, de diversité culturelle et de service public, au-delà des seules considérations de marché.
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Dans la lignée de la loi n° 2000-719 du 1er août 2000 modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication.
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Mais l’apparition de la télévision mobile personnelle, qui est amenée à se développer à la fois sur des bandes de fréquences de télécommunications et de fréquences audiovisuelles terrestres, rend plus visible l’existence de modes de gestion tout à fait distincts du domaine public hertzien3. Gratuité ou versement d’une redevance, conventionnement ou autorisation : les modes d’occupation du domaine public par un service de télévision varieront selon le régulateur en charge d’attribuer la fréquence. Par ailleurs, seul le dispositif anti-concentration relatif aux fréquences assignées par le CSA tient compte de l’obligation de garantir le respect du « pluralisme des courants de pensée et d’opinion » (CC, 1er juillet 2004 - Décision n° 2004-497 DC), objectif de valeur constitutionnelle issu de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et qui constitue le « fondement de la démocratie » (CC, 26 juillet 1989 - Décision n° 89-259 DC). Ainsi, deux régimes juridiques différents coexistent s’agissant de l’exploitation des fréquences transportant des services de télévision et de radio sur le territoire français.
En quatrième lieu, l’interaction des deux droits va aller croissant. A l’échelon communautaire, le champ de la directive « Télévision sans frontières » (1989) était exclusif de celui de la directive « Commerce électronique » (2000), qui interdit toute régulation des contenus pour les services dits de la société de l’information. La révision de la directive TVSF devrait faire entrer dans son champ, en plus des services linéaires (télévision sur tous les supports, en vertu du principe de neutralité technologique), dont le régime serait proche de l’actuelle TVSF (obligations de contenu), les services non linéaires (comme la vidéo sur demande sur le Web), qui seraient soumis à des obligations minimales, telles que l’identification du fournisseur de contenu (éditeur) ou la protection des mineurs et de la dignité de la personne humaine, voire à la promotion de contenus européens4.
En ce qui concerne les fréquences, il faut rappeler que l’instauration d’un marché de la gestion du spectre radio-électrique dans l’Union européenne (enchères, marché secondaire)5 ne saurait être envisagée, si elle fait obstacle à la réalisation des objectifs de pluralité des médias, de diversité culturelle et de service public6.
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Sur le projet de loi relatif à la modernisation de la diffusion audiovisuelle et à la télévision du futur, en discussion au Parlement : voir annexe 4. 4 Sur la procédure de révision de la directive TVSF et la notion de « service (non-)linéaire » : voir annexe 2. 5 C’est l’approche envisagée par la Commission européenne dans une communication de septembre 2005. 6 Sur les difficultés du partage des compétences entre les deux régulateurs : voir l’entretien de M. Dominique Baudis avec La Tribune, en annexe 3.
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Enfin, le modèle français de financement des industries culturelles est également mis en question. Faut-il intégrer les fournisseurs d’accès à l’Internet, voire les opérateurs de télécommunications, dans le système de régulation et, notamment, dans le financement du compte de soutien de l’industrie cinématographique (COSIP) ? Qui paiera la redevance audiovisuelle ? Le régime économique de la presse doit-il s’appliquer à la presse en ligne ?
Conclusion A maints égards, la « convergence numérique » renouvelle les services offerts, bouscule les catégories juridiques et modifie nos perceptions. Plus que jamais, le juriste doit avoir l’œil sur les contradictions et les insuffisances du droit en vigueur, soupçonné d’être en retard sur une réalité en mouvement qui menace de le dépasser. Il doit faire face au sentiment d’impuissance né notamment de la diffusion internationale des contenus et des coups qui peuvent être portés aux mécanismes de régulation existants. Mais l’émergence de la technique dans l’univers de la création et des médias est-elle vraiment un fait nouveau ?
Déjà, Paul Valéry considérait que « les nombreuses et étonnantes modifications de la technique générale qui rendent toute prévision impossible dans aucun ordre, doivent nécessairement affecter de plus en plus les destins de l’Art lui-même, en créant des moyens tout inédits d’exercer la sensibilité7 ». Ne faut-il pas voir dans la « convergence numérique » une invitation faite au créateur comme au journaliste de revisiter ses méthodes ? Il en va de même à mes yeux du juriste et des gouvernants.
Le modèle français de protection du pluralisme et de la diversité culturelle a un bel avenir. Fort de sa richesse, il n’attend que notre imagination et, probablement, une certaine liberté intellectuelle, pour se réinventer, sans sacrifier, faut-il encore le répéter, aucun de ses grands principes.
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Paul Valéry, « Notion générale de l’art », dans la Nouvelle Revue française, n° 266, 1er novembre 1935, p. 683693, reproduit dans Œuvres (1), Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris 1957, p. 1404-1412.
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