Chapitre 8 Le Service de la protection de 1918 à 1972
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Malgré le conservatisme affiché par W. C. J. Hall, l’organisation de la protection avait fait un bond en avant considérable depuis son entrée au département des Terres de la Couronne en 1892. Il faut rappeler qu’en 1894, Hall avait été au cœur de la création du premier district de protection dans l’Outaouais et que, à l’origine du Service de la protection, il avait consenti à une plus grande participation de l’industrie afin d’augmenter considérablement le nombre des gardes-feu dans la province. Il avait également trouvé des solutions pratiques aux problèmes des feux causés par les locomotives et le défrichement, en plus d’avoir mis la table pour le développement d’un réseau de tours d’observation et participé à la création des premières associations de protection. Qui plus est, il était chef de la protection des forêts du Québec pour la Commission des chemins de fer du Canada et pour la Commission des utilités publiques du Québec, directeur de l’Association forestière canadienne et surintendant du parc national des Laurentides, qu’il avait lui-même mis sur pied. Le 5 février 1920, au lendemain de son décès subit dans son bureau de l’hôtel du Parlement, Le Soleil de Québec écrivait au sujet de cet homme : « Il était regardé comme une autorité en matière de feux de forêt, et le zèle qu’il déploya, dans la sage direction des affaires de son département, a contribué dans une large mesure au succès qui a couronné les efforts du gouvernement pour prévenir les incendies118. » À ce moment, la fonction publique et le milieu de la protection venaient de perdre l’un de leurs plus importants pionniers et la ville de Québec, un éminent citoyen. Cela dit, W. C. J. Hall appartenait à une autre époque et le Service de la protection était mûr pour un nouveau virage. Création des districts de protection gouvernementaux Depuis 1898, la plaine abitibienne avait été détachée des Territoires du Nord-Ouest et annexée à la province de Québec. Les premières vagues de colonisation débutèrent dans les années 1910, surtout après l’achèvement du chemin de fer du Northern Transcontinental Railway en 1914. Cette année-là, 27 572 hectares de forêt furent concédés par billets de location à des colons et seulement 466 hectares étaient en culture. Le Service de la protection évalua trois ans plus tard que 8 903 hectares d’abatis devaient être brûlés et, par conséquent, que la région était une véritable poudrière119. Au début de l’année 1917, Hall nomma un inspecteur, Julien Beaudry, pour diriger une petite équipe de gardes-feu dans la région. Le Service de la protection, qui depuis l’abolition de la taxe de feu avait confiné son action à l’inspection et à la gestion du système, fit une première incursion en Abitibi dans les activités opérationnelles de protection. On nomma huit gardes-feu pour patrouiller le territoire et pour émettre des permis de brûler (obligatoires à compter de 1916). Lors de cette première saison,
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les gardes-feu ne purent cependant démontrer leur efficacité, les pluies diluviennes de la saison 1917 ayant empêché les colons de disposer de leurs déchets forestiers. L’année suivante, Piché prit le contrôle du Service de la protection et engagea un nombre additionnel de gardes équipés des meilleurs outils de protection. Il avait besoin d’un supplément budgétaire, qui lui fut accordé. Il composa d’abord cinq équipes de patrouilleurs, dirigées par un ingénieur forestier, pour nettoyer les terrains avoisinant la ligne de chemin de fer, et pour effectuer une patrouille régulière à bord de draisiennes à essence. En éliminant les matières combustibles et en réduisant les risques d’incendie près de la voie ferrée, on laisserait moins d’occasions au feu de se propager aux abatis et à la forêt située à proximité. Une autre équipe de dix gardes-feu dirigée par l’inspecteur Beaudry devait, de son côté, visiter les lots des colons pour donner les permis de brûler, faire observer les règlements du département des Terres et Forêts et diriger le combat contre les incendies en cas de perte de contrôle. Pour combattre le feu, Piché avait fait acheter des motopompes, des extincteurs portatifs (communément appelés des « crosseux »), des pics, des pioches, des pelles, etc. Il fit construire un hangar à Amos pour entreposer le matériel. À la fin de la saison 1918, Gustave Piché avait réalisé sa mission. Les 8 903 hectares d’abatis avaient été brûlés sans causer de dommages à la population ni à l’industrie forestière : Grâce à la diligence de nos gardes-feu et à la bonne volonté des colons qui ont bien voulu coopérer avec nous, la plus grande partie des abatis est maintenant brûlée et nettoyée, et nous pouvons en remercier la Providence, qui nous a favorisés d’une température exceptionnelle. Nous n’avons eu que quatre incendies, peu considérables : dans un cas, il y a eu un vieux camp de brûlé, dans le deuxième une grange avec son contenu a été incendiée; le reste a été bénin. Comme l’écrivait le surintendant [l’inspecteur], on peut dire que, pratiquement, la combustion des abatis n’a causé cette année-ci aucun dommage à la forêt verte120.
L’expérience abitibienne fut reprise en 1922 dans les régions du Saguenay, du Lac-Saint-Jean, de la Côte-Nord et des Cantons de l’Est, où furent déployés cette année-là 83 gardes-feu gouvernementaux121. Il importe de souligner que, depuis 1916, les colons étaient obligés d’obtenir d’un garde-feu un permis pour brûler leur abatis. Le gouvernement devait donc rendre ces permis accessibles et placer des gardes partout dans la province. Cependant, malgré un budget revu et augmenté, l’argent manquait pour en poster dans chaque canton. Pour remédier à la situation, Piché eut l’idée, en 1921, de former des aides-gardes-feu, ou sous-gardes-feu. À la différence des gardes réguliers, ceux-ci étaient payés à la pièce, selon le nombre de permis donnés et inscrits dans le rapport
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qu’ils devaient transmettre au Département. En 1922, ils étaient 22 à Chicoutimi et au Saguenay, 17 au Lac-Saint-Jean, 121 en Abitibi, 20 dans les cantons de l’Est, 20 dans l’Outaouais, 89 à Trois-Rivières et dans la Mauricie et 50 autres, éparpillés dans la province à proximité des terrains des concessionnaires non affiliés aux associations de protection122. Ces sous-gardes-feu, additionnés aux équipes régulières recrutées par le gouvernement et l’industrie forestière, permirent d’aligner un bataillon de 1390 hommes pour protéger les forêts contre le feu en 1922. L’année suivante, l’effectif avait pratiquement doublé, avec 2027 hommes123. Un nouveau Service de la protection Gustave Piché, maître d’œuvre du retour de l’État dans les pratiques opérationnelles, redonna au Service de la protection l’autonomie nécessaire pour continuer son expansion. En 1924, la direction du service fut confiée à l’un de ses disciples, Henri F. Kieffer (1885-1963). Né à Montréal, ce dernier avait obtenu son diplôme d’ingénieur civil à l’École polytechnique en 1908, et fut engagé au Service forestier la même année où il reçut sa formation d’ingénieur forestier. Avant de devenir chef du Service de la protection, Kieffer fut affecté à la direction des districts de Montréal et d’Ottawa de 1910 à 1923, pour le Service forestier124. Le mandat qu’avait obtenu Kieffer était de prévenir et de supprimer les incendies sur toutes les terres vacantes de la Couronne, sur les lots de colonisation ainsi que sur un certain nombre de forêts de particuliers d’une superficie inférieure à 2000 acres. De plus, il poursuivait la mission de supervision et de coordination des organismes de protection coopératifs, qui devaient lui fournir chaque année un plan de protection et un bilan annuel. Pour la saison de feu de 1924, il inaugura sept nouveaux districts, qui vinrent s’ajouter à ceux de l’Abitibi, du Saguenay-Lac-Saint-Jean, de la Côte-Nord et des Cantons de l’Est.
Le parc national des Laurentides Créé en 1895 par W. C. J. Hall, le parc était l’aboutissement de plusieurs années d’un combat mené par les promoteurs de la protection et de la conservation des forêts québécoises qui souhaitaient la mise en réserve des meilleures terres boisées de la province126. Son surintendant, W. C. J. Hall, devait organiser un système de protection des forêts contre le feu ainsi qu’un système de sauvegarde du gibier et de la faune halieutique. L’objectif était de protéger l’une des régions forestières les plus riches et les plus accessibles de la province. De plus, Hall visait un autre objectif : « le surcroît de protection de la forêt exercée dans les limites du
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S Henri Kieffer, chef du Service de la protection de 1924 à 1961. Source : La Forêt et la Ferme. Vol. 1, no 1, juillet 1926, p. 23.
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Confier à un organisme permanent et indépendant de toute ingérence politique la protection des forêts contre l’incendie. Accorder à cet organisme l’autorité nécessaire pour faire le choix de son personnel et le diriger efficacement. Empêcher toute intervention extérieure pouvant modifier ou atténuer les sanctions ou condamnations pour infraction aux lois et aux règlements […]130.
Certaines personnes, comme l’ingénieur forestier et auteur polémiste Thomas Maher, accusaient le gouvernement d’accorder des largesses aux colons délinquants. Dans son volume Pays de cocagne ou terre de Caïn, Maher écrivit, en 1950 : « on réprimande à peine l’incendiaire de la forêt qui, en un coup, est responsable de pertes s’élevant à des millions de dollars, à moins qu’on exige de lui, en de rares occasions, une amende maximum de vingt dollars que l’ingérence politique se charge de lui faire vite rembourser131 ». Pourtant, l’année précédente, Kieffer indiquait dans son rapport sur la protection : « un nombre record de 273 plaintes pour infractions aux lois et règlements concernant la protection des forêts a été enregistré en 1949, dont 22 furent portées devant les tribunaux. Des condamnations s’élevant jusqu’à trois ans de pénitencier ont été imposées132. » Il est vrai cependant que pour les responsables du ministère des Terres et Forêts, l’État devait faire justice tout en tenant compte de la promotion du mouvement de colonisation qu’il encourageait. Déjà dans un discours tenu devant les délégués de la Convention forestière de l’Empire britannique, en 1923 à Berthier, le ministre des Terres et Forêts de l’époque, Honoré Mercier, avait expliqué sa position, à laquelle s’étaient montrés fidèles ses successeurs : L’éducation et la persuasion sont les deux grandes chevilles ouvrières de la protection contre l’incendie. Pourquoi encourir l’inimitié des colons, quand nous avons tout à y perdre ? Ces questions, je leur ai donné une attention toute particulière, et il me souvient de plusieurs colons amenés de l’Abitibi pour être emprisonnés parce qu’ils n’avaient pu payer l’amende dont ils étaient passibles après avoir fait brûler les déchets de défrichement sans avoir préalablement obtenu l’autorisation requise. J’ai fait venir ces pauvres gens à mon bureau, et après qu’ils se fussent complètement expliqués, ils m’ont semblé plutôt ignorants que coupables; ils étaient pères de nombreuses familles, réellement sans ressources, et leur emprisonnement eut déshonoré leurs enfants, sans nous rapporter quoi que ce fût. Je pris donc le parti de les faire relâcher, s’ils voulaient me promettre de ne pas récidiver, et ces braves colons, pères de famille, acceptèrent volontiers mes conditions, promettant même d’appuyer notre politique. Je sais pertinemment qu’ils ont tenu parole et que, au lieu d’enfreindre la loi, ils sont devenus ses plus fidèles gardiens. Vous pourrez rencontrer, Messieurs, certaines personnes anxieuses de voir le colon poursuivi, jeté en prison, pour avoir transgressé la loi contre les incendies. Mais ces mêmes personnes ne sont-elles pas responsables des infractions commises par les colons ? Je tiens à dire ici que nos colons, nos compatriotes qui travaillent dans la forêt, s’intéressent autant à l’avenir de cette province que les directeurs de grandes
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