Avortez Le Christ

  • April 2020
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  • Words: 2,195
  • Pages: 5
TUEZ VOS PARENTS, AVORTEZ LE CHRIST # Introduction L'image, en noir et blanc, est floue et indécise. La mise au point se fait lentement, sans assurance, sur un mur de brique couvert d'affiches mal collées, aux couleurs mêlées par la pluie, dont les coins frissonnent avec le vent. Un sac plastique, poussé par la brise, traverse le cadre. La plus grande des affiches, au centre, est un simple rectangle noir, sur lequel est écrit en blanc, en capitales et en gras : ''BE HAPPY!'' Chaque lettre mesure environ vingt-cing centimètres de large. Dans le point d'exclamation, on a griffoné au stylo noir : ''Je t'ai perdu comme on perd un membre gangrené. Je te connaissais trop pour ne pas m'y attendre. La mort plutôt que nos belles idées de révolution? Comment ne pas te comprendre. Chaque jour, chaque heure je suis emplie de ton absence Tandis qu'ils me dévorent à vouloir mon bonheur Tu m'as ouvert les yeux sur une autre illusion Et aujourd'hui ces yeux je voudrais les crever. Je me nourrirai de ton silence.'' En guise de signature, une étoile au feutre rouge.

# Séquence 1 / Scène 1 / Extérieur / Jour / Toit d'immeuble Un toit de béton armé, plat, nu. Lumière d'orage : la ville, sous la pluie drue et persistante, est plongée dans une pénombre quasi-nocturne ; ni les lampadaires ni les fenêtres ne sont éclairés. Sur le toit, en revanche, s'opère un clair-obscur dramatique. Deux jambes (jean délavé, chaussures de skate usées, semblant avoir été noires), visibles jusqu'à mi-cuisse, avancent d'un pas égal vers l'un des quatres rebords du toit, celui qui surplombe la façade, atteignent l'extrême bord, hésitent une seconde. Une flexion des genoux, un instant d'oscillation, et enfin le corps bascule dans le vide. La porte par laquelle on accède au toit s'ouvre violemment lors de ''l'instant d'oscillation'', révélant JUNE, hors d'haleine, trempée par la pluie. June est âgée d'une petite quinzaine d'années ; longs cheveux noirs, de grands yeux bleus et de longs cils, un teint maladif, presque mauve, marbré sur les bras et le haut du buste, un long visage osseux et légèrement figé. Vêtue sobrement d'un t-shirt à manches courtes noir et d'un jean. June a juste le temps de voir le corps tomber, à l'instant même où elle pose le pied sur le béton humide. Elle semble d'abord glacée, puis se redresse sur le toit et tente quelques pas hasardeux. Ses jambes ne la portent plus, et June tombe à genoux ; puis elle s'effondre sur le flanc, en position foetale. Très lentement, sans un son, comme dans un rêve. Elle convulse légèrement, se crispe, serre les poings. Elle semble sur le point de suffoquer.

# Générique L'image, en noir et blanc, est floue et indécise. La mise au point se fait lentement, sans assurance, sur un mur de brique. Au centre, sur une dizaine de briques, en majuscules, est écrit à la peinture blanche le titre du film : ''TUEZ VOS PARENTS, AVORTEZ LE CHRIST'' # Séq. 2 / Scène 1 / Ext. / Nuit / Bord de la route Les voitures, phares allumés, roulent à toute vitesse sur la nationale, ralentissent au niveau d'un carrefour, avant de reprendre de plus belle. Sur la bande d'arrêt d'urgence, June marche, tête baissée, un sac sur le dos. Avec un morceau de bois, elle martèle la barrière métallique au rythme de ses pas. Voix off féminine adulte Jour, nuit, jour, nuit... Je crois que c'est à ce moment-là que j'ai perdu le fil. Ca ne m'intéressait plus, tout ça. De toute façon, quand je sortait, j'allais toujours au même endroit. Et puis les heures, il n'y en a que vingt-quatre. On en a vite fait le tour. Avec le début de la voix off, les voitures n'apparaissent plus que par traînées, comme des mouvements trop rapides sur une caméra de mauvaise qualité. Le bruit des moteurs s'estompe. Seul demeure le martèlement du bois contre le métal, jusqu'à ce que June frappe un peu trop fort et brise le bâton. Un temps de silence, puis une sonnerie retentit. # Séq. 2 / Scène 2 / Int. / Nuit? / Salle de classe La salle de classe est peinte en jaune, les carreaux au marron moyen, les rideaux saumon opaques sont tirés. La néons, tombant d'un plafond relativement bas, jette une et crue. Les visages du professeur et des autres élèves invisibles durant la scène.

sol sont d'un lumière des lumière blanche demeureront

La salle est vue du fond ; le professeur est de dos, occupé à écrire en haut tableau ''DE LA RAISON POUR LAQUELLE VOUS AVEZ TORT''. June est assise seule, à la ''place du cancre'', la tête appuyée contre le radiateur, bras croisés. Puis June est vue de face, le regard vitreux et absent. Machinalement, elle porte sa main à son front, masqué par une mèche, et semble sentir quelque chose d'anormal, qu'elle tâte. Incrédule et horrifiée, June écarte la mèche de sa main libre, révélant une cicatrice épaisse et sanglante barrant son front. Jetant des regards anxieux vers l'estrade, June rassemble nerveusement ses affaires, s'empare de son sac et se dirige le plus discrètement possible vers la porte du fond de la classe. Visiblement terrorrisée, elle ouvre ladite porte, qui donne sur un couloir à la lumière moins agressive ; mais alors qu'elle s'apprête à passer le seuil, elle se heurte violemment, avec un bruit sourd, à ce qui semble être un obstable invisible. Hurlements de rire derrière elle. June, tombée à genoux,

saigne du nez. Avec méfiance, elle tente de toucher ce qui l'a arrêtée, et y laisse une trace de sang. Le couloir est en réalité un trompe-l'oeil ; derrière la porte, il n'y a qu'un mur. Les rires redoublent. Voix off (dès le début de la scène) Si j'avais eu le choix, je ne serais probablement pas sortie de chez moi du tout. Seulement, il y avait ça. J'y entrais le matin, et j'en sortais le soir. L'aller, le retour, et rien entre les deux. Oh, bien sûr, j'y avais vécu des expériences intéressantes, comme par exemple apprendre à perdre contre moi-même au morpion. Mais surtout et avant tout, il y avait cette sensation qu'on me volait le peu que j'avais appris. Ce n'est pas le genre d'endroit dont on sort indemne. Ce n'est pas le genre d'endroit dont on sort. # Séq. 2 / Scène 3 / Int. / Jour / Lieu indéterminé Le lycée, vu de l'extérieur, de jour, bâtisse carrée de brique sale, entouré de la cour et de quelques rares arbres. Le reste du décor se révèle peu à peu : l'enceinte du lycée est en réalité une maquette, posée sur un tapis roulant, dans une usine. Lorsque le lycée arrive à la fin du tapis, il tombe sur un tapis plus bas, dans une bâtisse plus grande ; un bras articulé referme immédiatement cette dernière en y déposant un toit. Le deuxième tapis touche à sa fin ; même jeu, avec un bâtiment encore plus grand. Le troisième tapis s'achève également ; cette fois, le bâtiment tombe dans un grand carton, qui tombe presque aussitôt dans une benne métallique, dont le contenu est immédiatement broyé par un énorme compresseur à ordures. Voix off A priori, tout était simple. D'abord le lycée, puis deux ans en classe préparatoire ; une université qui anéantiraient nos dernières tentatives de vie sociale, et enfin, le monde du travail. Et l'angoisse des premiers cheveux blancs. # Séq. 2 / Scène 3 / Int. / Nuit / Chambre June, en débardeur et short noir, est affalée dans un fauteuil à motifs fleuris et chargés. De part et d'autre du fauteuil s'ammoncellent livres, vêtements, disques, paquets de biscuits et canettes. Devant elle, la télé est allumée. D'une main lasse, June zappe, le regard fixe. Un glacier qui s'effondre, une pub pour un yahourt, la famine en Afrique, le film érotique de Canal Plus, un champignon atomique, un clip de R'n'B... se succèdent comme autant d'images abstraites et bruyantes. June ferme les yeux. # Séq. 2 / Scène 4 / Ext. / Jour / Rue Un battement de coeur, lent et régulier, est l'unique son audible. La scène est au ralenti. La rue est éclairée par un unique rayon de soleil, qui tombe entre les deux blocs d'immeubles et laisse les trottoirs dans l'ombre. Sur les trottoirs, des monceaux de cadavres. Dans le rayon de soleil, June, victorieuse, court, brandissant un drapeau noir d'une main et un fusil d'assaut de l'autre.

# Séq. 2 / Scène 5 / Int. / Nuit / Chambre June est toujours amorphe devant l'écran, mais ses yeux s'agrandissent et ses pupilles se dilatent. # Séq. 2 / Scène 6 / Ext. / Jour / Rue Dans la même rue, une vitrine de magasin poussiéreuse, derrière laquelle trônent sur des rayonnages des foetus humains en bocaux. June s'interrompt dans sa course, contemple un instant la vitrine, et toujours souriante, la brise d'un coup de pied. Le verre vole en éclats, les rayonnages s'effondrent, et les bocaux explosent en atteignant le sol, dans un mélange de sang et de liquide amniotique. # Séq. 2 / Scène 7 / Int. / Nuit / Chambre June, le regard vide, se lève lentement du fauteuil et s'avance vers la télévision. # Séq. 2 / Scène 8 / Ext. / Jour / Toit de l'immeuble June surgit sur le toit de l'immeuble, comme dans la première scène, radieuse cette fois. Elle laisse tomber sur le béton le fusil d'assaut. Le drapeau noir flotte toujours derrière elle, au bout de son bras maculé de terre et de sang. Sur le bord, à nouveau, se tient l'adolescent de la scène d'ouverture, cette fois visible jusqu'au torse (il porte un t-shirt noir). Tourné vers elle, il semble l'attendre. June court vers lui, arrive à sa hauteur. # Séq. 2 / Scène 9 / Int. / Nuit / Chambre June se saisit à bras-le-corps de l'écran, d'un air grave. # Séq. 2 / Scène 10 / Ext. / Jour / Toit de l'immeuble June prend la main de l'adolescent. # Séq. 2 / Scène 11 / Int. / Nuit / Chambre June soulève la télévision et se retourne vers le mur qui fait face à son fauteuil : un mur nu, orné seulement d'une cheminée surplombée d'un miroir. # Séq. 2 / Scène 12 / Ext. / Jour / Toit de l'immeuble June lâche le drapeau, et dans la foulée, ils sautent ensemble du haut du toit.

# Séq. 2 / Scène 13 / Int. / Nuit / Chambre June jette de toutes ses forces le téléviseur contre le miroir. Des étincelles jaillissent. Un hurlement strident étouffe le bruit de verre brisé. Pendant un instant, des éclats de miroirs restent en suspension dans les airs. Chacun d'eux reflète le visage de June, déformé par le cri. # Séq. 3 / Scène 1 / Ext. / Jour / Toit de l'immeuble Les battements de coeur ralentissent, puis cessent. Silence. Le drapeau noir est emporté par le vent, sous un ciel sans nuage, par-dessus la ville morte. Voix off Mes parents m'ont fait interner dans un hôpital pour enfants, pendant une année scolaire. Des médecins y avaient fait vingt ans d'études pour être en mesure de conclure que je souffrais d'une dissociation post-traumatique survenue suite au suicide de mon meilleur ami, à l'âge de quinze ans. D'ailleurs, lui souffrait d'héboïdophrénie, ou schizophrénie pseudo-psychopathique. Froideur affective, conduites à risques, rapports conflictuels, et plus si affinité. Ca les rassurait de mettre des mots de neuf syllabes sur sa mort, alors je les ai laissé faire. Mais en réalité, c'était tellement plus simple... Lui ne croyait plus aux illusions. Lui avait cessé d'y croire. Rendez-vous compte que vous-mêmes, vous ne savez pas pourquoi vous vous battez. On naît. On meurt. Et ainsi de suite, ad nauseam depuis des millénaires. Rendez-vous compte de cette ineptie que l'on nomme l'instinct de survie. Ou plutôt, non, surtout, faites tout pour ne pas vous en rendre compte. N'ouvrez jamais les yeux si vous tenez à vivre heureux. ...Après ma sortie de l'hôpital, j'ai décidé de faire du cinéma. De vendre du rêve à l'humanité. Pour l'anesthésier, et mieux la protéger dans la bulle de son illusion. Les anxiolytiques ont permis à la mienne de ne plus jamais être rompue... Si comme celui que j'ai perdu, vous veniez à ouvrir les yeux... alors vous comprendriez que tout cela n'a aucun sens. Chacun vit dans son illusion, seul ou à plusieurs. Chacun sa petite névrose aménagée. Et lorsque l'illusion est rompue... alors les hommes voudraient pouvoir tuer leurs parents, tuer leur descendance et avorter le Christ, sauveur de l'humanité. Parfois, souvent, ils préfèrent commencer par se tuer eux-mêmes. Parce que le grand trompe-l'oeil de la vie n'est pas un iceberg. Il n'y a strictement rien à trouver en dessous. A partir de ''Chacun vit dans son illusion, seul ou à plusieurs...'', le cadre révèle, debout sur le toit, une June adulte (plus grande, au corps plus ''femme''), de dos, filmant la ville à l'aide d'une massive caméra analogique. Quelques secondes après la fin de la réplique, l'image se fissure comme un miroir sur le point d'exploser.

FIN

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