Approche Competences

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L’approche par compétences, une réponse à l’échec scolaire ?

Philippe Perrenoud Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation Université de Genève 2000 Sommaire I. Développer des compétences en formation générale II. Pour que l’approche par compétences soit démocratisante III. Le rapport au savoir des professeurs IV. Approche par compétences et pédagogie différenciée V. Pour conclure Références

A quoi bon changer les programmes si ce n’est pour que davantage de jeunes construisent des compétences et des savoirs plus étendus, pertinents, durables, mobilisables dans la vie et dans le travail ? Si cela va de soi, in abstracto et dans la sphère des bonnes intentions, il reste à faire la preuve qu’une approche par compétences ne sera pas, paradoxalement, plus élitaire qu’une pédagogie centrée sur les savoirs, qu’elle donnera plus de sens au métier d’élève et qu’elle aidera les élèves en difficulté ou en échec à se réconcilier avec l’école.

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Pour aller dans ce sens, il importe de montrer que, loin de tourner le dos aux savoirs, l’approche par compétences leur donne une force nouvelle, en les liant à des pratiques sociales, à des situations complexes, à des problèmes, à des projets. Ce faisant, elle peut, sans s’attaquer à toutes les causes de l’échec scolaire, prétendre au moins traiter de façon décidée de la question du rapport au savoir et du sens du travail scolaire. Mais cela ne va pas sans interroger le rapport au savoir des enseignants et le sens de leur propre travail… *** Les réformes des systèmes éducatifs visent : • •

les unes à moderniser les finalités de l'enseignement, pour mieux les ajuster aux besoins présumés des personnes et de la société ; les autres à mieux atteindre des objectifs de formation donnés, à instruire plus largement et efficacement les générations scolarisées.

Souvent, ces deux enjeux sont entremêlés, parce que l'une des dimensions implique l'autre. La recherche d'une école plus efficace peut amener à mettre en question le curriculum en vigueur. Inversement, une transformation radicale des programmes exige de nouvelles méthodes d'enseignement, dont l’efficacité reste à démontrer. Comment situer l'approche par compétences ? Manifestement comme une tentative de moderniser le curriculum, de l' infléchir, de prendre en compte, outre les savoirs, la capacité de les transférer et les mobiliser. Les textes officiels ne sont pas toujours très explicites à cet égard, sans doute parce qu’il est politiquement plus correct de prétendre s’occuper à la fois de moderniser les programmes et d’améliorer l’efficacité de l’école. Les intentions et leur formulation diffèrent en outre d'un système éducatif ou d'un ordre d'enseignement à un autre. Cependant, il paraît assez évident que le moteur principal d'une telle réforme est la volonté de faire évoluer les finalités

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de l'école, pour mieux les adapter à la réalité contemporaine, dans le champ du travail, de la citoyenneté ou de la vie quotidienne. Si cela est vrai, on pourrait avoir l'impression que la question des inégalités et de l'échec scolaire n'est pas posée par l'approche par compétences, qu'on se borne à substituer de nouveaux programmes aux anciens, sans que soient affectées l'efficacité et l’équité du système éducatif, ni en bien, ni en mal. Cette vue des choses est cependant naïve. Les inégalités sociales devant l’école ne sont pas indépendantes des contenus de l’enseignement, des formes et des normes d'excellence scolaires. Chaque programme nouveau est susceptible de transformer la distance qui sépare les diverses cultures familiales de la norme scolaire. Il peut l’accroître pour certaines classes sociales, l’affaiblir pour d’autres. Autrement dit, même si l’approche par compétences ne se présente pas comme une réforme élitiste, on ne peut a priori exclure l'hypothèse qu'elle pourrait aggraver les inégalités sociales devant l’école. On ne peut davantage écarter sans examen l’hypothèse inverse, selon laquelle l’approche par compétences favoriserait les apprentissages et la réussite scolaires des élèves actuellement les plus démunis. Pour départager ou articuler ces hypothèses contradictoires, il faut évidemment analyser de façon plus précise la nature du changement curriculaire introduit. 1. Dans un premier temps, en tentera donc d’identifier ce qui change ou est censé changer dans les finalités et les contenus de la scolarité lorsqu'on adopte une approche par compétences. 2. Dans un second temps, on examinera les implications possibles de ce changement du point de vue de la distance entre la culture scolaire et les diverses cultures familiales des apprenants, donc à la fois du sens de l’école, de la longueur du chemin à parcourir et des embûches qui le jalonnent.

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3. On montrera ensuite que le curriculum prescrit n’a d’effets qu’à travers la représentation que s’en font les professeurs et la traduction pragmatique qu’ils en donnent en classe, au moment d’enseigner mais aussi à travers leurs exigences au moment d’évaluer. Les mêmes programmes sont souvent compatibles aussi bien avec une interprétation démocratisante qu’avec une interprétation sélective et élitiste. 4. Enfin, on rappellera qu’à interprétation semblable du curriculum formel, le curriculum réel qu’expérimente chaque élève dépend du degré et du mode d’individualisation des parcours de formation et donc des structures et des pratiques qui permettent ou non une pédagogie différenciée. On verra que l’approche par compétences modifie sensiblement les données du problème.

I. Développer des compétences en formation générale Que la formation professionnelle ait vocation de développer des compétences ne fait pas l’ombre d’un doute. On peut diverger sur le niveau d’expertise visé, le référentiel de compétences et les démarches de formation, mais nul ne prétend qu’on peut exercer un métier nanti de connaissances seulement, aussi étendues soient-elles. Il y faut aussi des capacités et des compétences, qui rendent les savoirs transférables et mobilisables dans les situations professionnelles. Il apparaît aussi de plus en plus clairement qu’on ne saurait, pour développer des compétences professionnelles, se fier aux simples vertus d’une immersion dans la pratique. S’il faut des stages et de l’expérience, il faut aussi des dispositifs pointus d’alternance et d’articulation théorie-pratique. En formation générale, on ne se soucie guère des compétences. Même lorsqu’on pense le faire, on vise plutôt le développent de capacités intellectuelles de base sans référence à des situations et à des pratiques sociales. Et surtout, on dispense à hautes doses des connaissances. L’approche par compétences affirme que ce n’est pas suffisant, que sans 4

tourner le dos aux savoirs (Perrenoud, 1999 c), sans nier qu’il y ait d’autres raisons de savoir et de faire savoir (Perrenoud, 1999 b), il importe de relier les savoirs à des situations dans lesquelles ils permettent d’agir, au-delà de l’école.

Agir, c’est ici affronter des situations complexes, donc penser, analyser, interpréter, anticiper, décider, réguler, négocier. Une telle action ne se satisfait pas d’habiletés motrices, perceptives ou verbales. Elle exige des savoirs, mais ils ne sont pertinents que s’ils sont disponibles et mobilisables à bon escient, au bon moment : La compétence n’est pas un état ou une connaissance possédée. Elle ne se réduit ni à un savoir ni à un savoir-faire. Elle n’est pas assimilable à un acquis de formation. Posséder des connaissances ou des capacités ne signifie pas être compétent. On peut connaître des techniques ou des règles de gestion comptable et ne pas savoir les appliquer au moment opportun. On peut connaître le droit commercial et mal rédiger des contrats. Chaque jour, l’expérience montre que des personnes qui sont en possession de connaissances ou de capacités ne savent pas les mobiliser de façon pertinente et au moment opportun, dans une situation de travail. L’actualisation de ce que l’on sait dans un contexte singulier (marqué par des relations de travail, une culture institutionnelle, des aléas, des contraintes temporelles, des ressources…) est révélatrice du " passage " à la compétence. Celle-ci se réalise dans l’action. Elle ne lui pré-existe pas. (…) Il n’y a de compétence que de compétence en acte. La compétence ne peut fonctionner " à vide ", en dehors de tout acte qui ne se limite pas à l’exprimer mais qui la fait exister (Le Boterf, 1994, p. 16)

On impute souvent " l’irrésistible ascension " des compétences dans le champ scolaire (Romainville, 1996) à leur vogue dans le monde de l’économie et du travail. J’ai débattu ailleurs (Perrenoud, 1998, 2000 b) de cette prétendue dépendance, rappelé avec d’autres (Le Boterf, 1994 ; 2000 ; Jobert, 1998) que la fascination du monde économique pour les compétences n’est pas uniquement du côté du déni des qualifications et de leurs corollaires, la

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dérégulation, la précarité et la flexibilité des emplois, la production à flux tendus. Il y a dans le monde de l’entreprise, même si c’est par nécessité bien comprise plus que par humanisme vertueux, une forme de reconnaissance du travail réel et de son écart au travail prescrit, une prise de conscience du fait que si les opérateurs les moins qualifiés ne manifestaient pas au travail intelligence, créativité et autonomie, la production serait compromise. Si les entreprises se préoccupent des " ressources humaines " et découvrent des trésors cachés en leur sein, c’est sans doute parce que c’est un impératif pour survivre dans la concurrence mondiale. Cela n’autorise pas à diaboliser la compétence, à la réduire à un slogan du néo-libéralisme triomphant. J’ai tenté aussi de montrer que l’approche par compétences renouait avec une très ancienne préoccupation de l’école, celle du transfert de

connaissances. Depuis qu'il y a des pédagogues pour interroger le sens des pratiques scolaires, la question du transfert de connaissances est posée. Un colloque récent y est revenu (Meirieu, Develay, Durand et Mariani, 1996), de même qu’un ouvrage de synthèse (Tardif, 1999). Chacun le voit : il ne suffit pas de passer de longues années à assimiler des savoirs scolaires pour être ipso facto capable de s’en servir hors de l’école. Les enseignants le savent ou le pressentent : évaluer la mobilisation des savoirs dans des contextes différents du contexte d’apprentissage, c’est se préparer de belles déconvenues. Pourquoi ? Parce qu’on fait basculer dans l’échec tous ceux qui ne maîtrisent pas fondamentalement les savoirs, mais parviennent à faire illusion par le travail, la mémorisation, le bachotage, le conformisme, l’imitation et la ruse, voire la tricherie. Du coup s’enclenche un cercle vicieux : on n’évalue pas le transfert pour ne pas perdre toute illusion durant la scolarité, donc on n’a pas besoin de le travailler, si bien qu’à l’issue des études, chacun tombe de haut devant des tâches complexes. Depuis quelques années, le débat sur le transfert de connaissances reprend de l’importance, parfois en opposition, parfois en lien avec la problématique

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des compétences et de la mobilisation de ressources cognitives (Le Boterf, 1994). A mes yeux, transfert et mobilisation sont deux métaphores différentes (Perrenoud,

2000

a)

pour

désigner

le

même

problème,

celui

du

réinvestissement des acquis dans des situations différentes des situations de formation. La métaphore du transfert me semble plus pauvre. Elle part d’un apprentissage et se demande s’il peut être réinvesti ailleurs, plus tard. Cela pousse à créer des " situations de transfert " pour vérifier ou favoriser ce réinvestissement. La métaphore de la mobilisation de ressources cognitives me semble plus large, juste et féconde, parce qu’elle remonte au contraire d’une situation complexe aux ressources qu’elle met en synergie, retraçant ex

post les conditions de leur constitution, puis de leur mobilisation orchestrée. On rend alors justice au fait qu’une action complexe mobilise toujours de nombreuses ressources issues de moments et de contextes différents. Si la métaphore de référence a de fortes implications sur la façon de poser les problèmes, il faut bien reconnaître que la question conceptuelle n’est pas aujourd’hui le point principal de divergence dans le champ éducatif. Le débat porte plutôt sur l’existence et l’importance même du problème, puis sur la possibilité même ou la nécessité de s’y attaquer. Pour les uns, le transfert est donné " par dessus le marché ", il se fait spontanément. Il n'y a donc pas grand chose à faire pour le favoriser, sinon d’offrir à chacun l’occasion de construire les savoirs les plus complets et les plus solides possibles. Cette thèse n'est pas absurde : alliée à une forte capacité de raisonnement et d'abstraction, la totale maîtrise d'un champ de savoirs permet de les mobiliser sans qu'il soit nécessaire de travailler leur transfert en tant que tel. Avec Jean-Pierre Astolfi, je conviens qu’un savoir parfaitement intégré devient opératoire, qu’il inclut en quelque sorte sa propre aptitude à être transféré ou mobilisé. En suivant ce raisonnement, plutôt que de s’encombrer des notions de transfert ou de compétence, on devrait viser l’accès de tous à de " vrais

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savoirs ", intégrés et opératoires. Dès lors, le problème du transfert ne se poserait plus, car les élèves atteindraient un niveau général de formation et une capacité réflexive qui les dispenseraient d'un entraînement spécifique à la mobilisation. Le rôle de l'école se bornerait alors à transmettre le maximum de connaissances, avec un niveau élevé de raisonnement et de réflexivité. On peut craindre, hélas, que l'école soit condamnée, pour longtemps encore, à ne donner la maîtrise totale des savoirs enseignés qu’à une faible fraction de chaque génération. Même en admettant que ceux qui font des études longues développent " spontanément " des capacités de mobilisation et de transfert des connaissances acquises, il reste à se demander ce qu'il advient des jeunes qui quittent l'école avant d’avoir atteint une telle maîtrise. D’autant plus que la thèse selon laquelle le transfert serait donné par surcroît est désormais difficile à défendre (Mendelsohn, 1996, 1998 ; Tardif, 1999). Le transfert s’apprend, se travaille. D’autres professeurs, sans affirmer que le transfert est spontané, estiment que la formation générale n’a pas à s’en préoccuper. Pour eux, le rôle de l'enseignement est de forger des connaissances et des capacités de base. Travailler leur transfert relève de la formation professionnelle ou de la vie même. Lorsqu’elle n’est pas une simple stratégie de dénégation du problème, cette vue des choses manifeste une vision très simplificatrice du transfert. Develay disait en conclusion du colloque de Lyon : J’ai le sentiment que les didacticiens découvrent que le transfert ne constitue pas seulement la phase terminale de l’apprentissage, mais qu’il est présent tout au long de l’apprentissage. Pour apprendre, se former, il convient de transférer en permanence. Toute activité intellectuelle est capacité à rapprocher deux contextes afin d’en apprécier les similitudes et les différences. Les raisonnements inductif, déductif et analogique, la disposition à construire une habileté, à relier cette habileté à d’autres habiletés, la possibilité de trouver du sens dans une situation, proviennent de la capacité à transférer. Il y a du transfert au cours d’un apprentissage depuis l’expression des représentations des élèves jusqu’à la réutilisation dans un autre contexte d’une habileté acquise (Develay, 1996, p. 20).

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Renvoyer le transfert à la fin de la formation de base est non seulement peu réaliste mais doublement élitiste, car cela privilégie les élèves qui : • •

atteignent effectivement le bout du chemin ; les autres sont comme des maisons inachevées ; sont capables, durant des années, d'assimiler des connaissances décontextualisées, sans référence aux pratiques sociales dans lesquelles elles sont finalement censées s’investir.

Inversement, travailler dès le début de la scolarité le transfert et la mobilisation des connaissances scolaires peut favoriser la démocratisation des études. Cette posture : • •

prend en compte tous ceux qui ne suivront pas la voie royale des études longues et sortiront du système éducatif avec une formation de niveau moyen ; ne suppose pas acquis un rapport au savoir permettant soit d'accepter l'idée de connaissances gratuites, soit de tolérer un grand décalage entre le moment où on les acquiert et celui où l'on comprend à quoi elles servent.

Pour que l’approche par compétences soit démocratisante, il faut toutefois que plusieurs conditions improbables soient réunies. Nous allons en esquisser l’inventaire.

II. Pour que l’approche par compétences soit démocratisante Il convient de distinguer deux problèmes : •



Le premier concerne l'appropriation des savoirs. Dans la mesure où l'approche par compétences les traite comme des ressources à mobiliser, donc les lie rapidement à des situations et à des pratiques sociales, elle leur confère davantage de sens aux yeux des apprenants les moins portés sur l’assimilation de connaissances pour elles-mêmes. Mais en même temps, elle exige un rapport plus personnel aux savoirs et elle prive une partie des élèves faibles des exercices scolaires les plus traditionnels et du relatif confort du métier d'élève, celui qui leur permet de " s'en tirer " sans véritablement comprendre. Le second problème touche à l'émergence d'objectifs de formation nouveaux : les compétences. Si l’on vise la construction de compétences, on crée de nouvelles exigences, de nouvelles formes et normes d’excellence scolaire, par rapport auxquelles une nouvelle forme d'inégalité peut surgir.

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Examinons ces deux aspects séparément.

Des savoirs mobilisables Hors de l’école, la plupart des savoirs sont investis dans des pratiques sociales complexes, qui puisent leurs ressources dans plus d’un champ disciplinaire. On peut donc travailler le transfert ou la mobilisation au carrefour de plusieurs savoirs, dans des projets pluridisciplinaires. Mais on peut aussi s’intéresser aux pratiques proprement disciplinaires que sont la recherche, l’enseignement, le débat scientifique. Ces deux modes d’entraînement à la mobilisation ne rencontrent pas les mêmes obstacles. Des savoirs investis dans la résolution de problèmes complexes " Rien n’est aussi pratique qu’une bonne théorie ", disait Kurt Lewin. Si les problèmes pratiques sont ceux qui se posent dans la vie extrascolaire, les solutions sont toujours en partie théoriques et font appel à des savoirs, et non seulement à des habiletés. L’approche par compétences transforme une partie des savoirs disciplinaires en ressources pour résoudre des problèmes, réaliser des projets, prendre des décisions. Cela pourrait offrir une entrée privilégiée dans l’univers des savoirs : plutôt que d’assimiler sans répit des connaissances en acceptant de croire qu’ils " comprendront plus tard à quoi elles servent ", les élèves verraient immédiatement les connaissances soit comme des bases conceptuelles et théoriques d’une action complexe, soit comme des savoirs procéduraux (méthodes et techniques) guidant cette action. Chacun aurait alors, en principe, de meilleures chances de relier les savoirs à des pratiques sociales, donc de saisir leur portée et leur sens. Cela serait particulièrement important pour les élèves qui ne trouvent pas dans leur culture familiale ce rapport au savoir particulier qui le valorise indépendamment de ses usages et de ses origines, comme une valeur en soi. Ce rapport gratuit, presque " esthétique " au savoir n’est en effet familier qu’aux enfants dont les parents

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ont fait des études longues et valorisent l’érudition dans leur vie privée comme dans leur travail. Si les enfants d’enseignants réussissent très bien à l’école, c’est sans doute parce que leurs parents connaissent les règles du jeu scolaire, en classe, devant l’évaluation et au moment de l’orientation, mais c’est aussi parce ces enfants vivent dans un milieu où le savoir est important même - certains diront surtout ! - s’il n’est pas investi dans une pratique utilitaire. Évoquons ce dessin de Daumier (1848) dans lequel le professeur dit à ses élèves ébahis : " Demain, nous nous occuperons de Saturne… et je vous

engage d’autant plus à apporter la plus grande attention à cette planète que très probablement vous n’aurez jamais de votre vie l’occasion de l’apercevoir !… ". Ou encore cet autre dessin où le même professeur tance un élève qui ne répond pas à sa question : " Comment, drôle, vous ne savez pas

le nom des trois fils de Dagobert… mais vous ne savez donc rien de rien… mais vous voulez donc être toute votre vie un être inutile à la société !… " On peut espérer qu’une mise en relation des savoirs et des pratiques sociales permettra aux élèves qui n’ont pas acquis ce sens de la culture pour la culture de trouver d’autres clés pour donner du sens aux savoirs enseignés, des clés qui leurs manquent cruellement dans les systèmes éducatifs centrés sur les savoirs disciplinaires (Charlot, Bautier et Rochex, 1992 ; Rochex, 1995), Il ne suffira pas cependant de saupoudrer les cours traditionnels d’exemples, même clairs et bien choisis, d’usages sociaux des savoirs enseignés. C’est mieux que d’enseigner des savoirs purement abstraits, mais pour faire comprendre que les savoirs sont des outils indispensables, il faut partir non d’une illustration, mais d’un problème. C’est ce que l’on fait dans les écoles alternatives centrées sur les méthodes actives et les démarches de projet et, plus récemment, dans une partie des facultés de médecine, des business

schools ou dans le cadre d’autres formations professionnelles de haut niveau. Ce n’est pas simple, car il faut organiser le curriculum en conséquence, le

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construire délibérément de sorte à rejoindre cet idéal proclamé par Dewey : " Toute leçon est une réponse ". En formation générale, cela suppose une rupture avec les logiques curriculaires et disciplinaires dominantes, qui prévalent encore même dans les systèmes éducatifs qui ont adopté l’approche par compétences. Prenons un exemple : pour optimiser l’alimentation d’un athlète de haut niveau avant, pendant et après la compétition, il faut des connaissances de physique, de chimie, de biophysiologie, de diététique. Détachées les unes des autres, ces connaissances sont des savoirs scolaires, " ni théoriques ni pratiques " (Astolfi, 1992). En physique, on apprendra à mesurer l’énergie et les lois de sa dissipation. En chimie, on apprendra comment des transformations absorbent ou dégagent de l’énergie, en biophysiologie, on apprendra comment tels efforts musculaires consomment des calories et à quel rythme elles se reconstituent, en diététique, on étudiera les aliments et leurs effets sur le métabolisme. Ces connaissances ne sont pas toutes enseignées en formation générale. Lorsqu’elles le sont, c’est à des moments liés à l’agenda propre de chaque discipline, par des professeurs différents et ne coordonnant pas leurs démarches, parfois sans aucune référence à des exemples concrets, à coup sûr sans référence commune aux dépenses énergétiques d’un athlète. Prenons un second exemple : créer un journal d’école suppose des connaissances en langue maternelle, en droit, en gestion, en graphisme et mise en page, en communication, en relations publiques, en publicité, en informatique et en publication assistée par ordinateur. Ici encore, toutes les connaissances requises ne seront pas enseignées au niveau scolaire considéré,

certaines

venant

plus

tard

dans

le

cursus

général

ou

n’apparaissant que dans certaines formations professionnelles. Troisième exemple : pour construire un film vidéo de douze minutes expliquant à des adultes pourquoi on risque de graves brûlures de la rétine

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lorsque, durant une éclipse, on regarde le soleil en face sans lunettes noires, il faut des connaissances de physique, de biophysiologie, mais aussi d’audiovisuel, de didactique et de psychologie, enseignées elles aussi en ordre dispersé. Dans les trois cas, le projet fait appel à des connaissances disciplinaires de

haut niveau, tout à fait à leur place dans un cursus scolaire exigeant. Il ne s’agit pas alors d’apprendre à planter des clous, tailler une haie ou remplir sa déclaration d’impôts, pratiques auxquelles ont réduit volontiers l’approche par compétences. Le problème est ailleurs. De tels projets mobilisent des savoirs qui ne sont

pas tous enseignés au bon moment ou au niveau requis pour devenir des ressources complémentaires : •



On observera dans presque tous les cas un déficit dramatique en droit, économie, sciences humaines et sociales, alors que ces savoirs sont des ressources dans la majorité des projets et des activités humaines complexes. Même dans les domaines potentiellement couverts par les disciplines scolaires traditionnelles, il est peu probable que les savoirs requis par un projet aient été tous enseignés au préalable.

Aussi longtemps que chaque discipline développe son curriculum selon sa logique propre et sans référence à une approche par problèmes, les vertus d’une orientation vers les compétences resteront limitées. Si le système éducatif maintient les cloisonnements entre disciplines et ne donne pas aux compétences un " droit de gérance " sur les connaissances, selon l’expression de Gillet (1987) reprise par Tardif (1996), il est peu probable que se présentent régulièrement des problèmes et des projets susceptibles de mobiliser les acquis antérieurs. Les professeurs les plus convaincus peuvent certes tourner en partie l’obstacle en offrant un étayage approprié, en mettant à la disposition des élèves les connaissances qu’ils n’ont pas encore acquises, mais cette bonne volonté trouve rapidement ses limites dans un cursus où la programmation des savoirs disciplinaires n’est en aucune

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manière

conçue

pour

favoriser

leur

mobilisation

dans

des

projets

interdisciplinaires. Des savoirs vraiment théoriques Si l’on recule devant la réorganisation curriculaire que la stratégie précédente implique, il ne reste qu’à parier sur les compétences purement disciplinaires, qui mobilisent des capacités et des connaissances empruntées pour l’essentiel à la même discipline. Cela paraît plus simple, mais il est question alors de mobiliser de véritables " savoirs théoriques ". Or, Astolfi affirme que les savoirs scolaires ne sont " ni théoriques ni pratiques " : 1. Les savoirs que transmet l’école ne sont pas vraiment théoriques, car ils ne disposent pas de la plasticité inhérente au théorique. Ce ne sont pas non plus vraiment des savoirs pratiques. 2. Il s'agit plutôt de savoirs propositionnels qui, à défaut d'un meilleur statut, résument la connaissance sous la forme d'une suite de propositions logiquement connectées entre elles, mais disjointes. 3. Ils se contentent ainsi d’énoncer des contenus, ce qui est loin de correspondre aux exigences d'un théorie digne de ce nom. 4. Par certains aspects, ils se révèlent, en fait, plus proches des savoirs pratiques, puisque leur emploi se trouve limité à des situations singulières : celles du didactique scolaire, régi par le jeu de la " coutume ". 5. Les savoirs scolaires aimeraient se parer des vertus du théorique, qui leur conféreraient une légitimité qu'ils recherchent. S'ils y échouent, c'est faute de développer un vrai travail de pratique théorique que seul rendrait possible l'usage, dans chaque discipline, de concepts fondateurs et vivants (Astolfi, 1992, p. 45).

Travailler, dans le cadre d’une discipline, autrement que par des exercices conventionnels, la mobilisation des savoirs qui la constituent, c’est faire ce

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qu’Astolfi appelle " un vrai travail de pratique théorique ". La pratique sociale de référence est alors interne à la discipline, faite d’expérimentation, d’observation, d’élucidation, de formulation d’hypothèses et de débat contradictoire. Traiter les savoirs enseignés comme de véritables savoirs théoriques devrait accroître leur sens, potentiellement, puisqu’on revient à leur moteur initial, la volonté de rendre le monde intelligible. Il est généreux de prêter cette curiosité fondamentale à tout être humain, Peut-être caractérise-t-elle presque tous les très jeunes enfants. Ensuite, la socialisation familiale prend le dessus et impose souvent un rapport plus pragmatique ou plus dogmatique au monde. Le développement d’une véritable pratique théorique en classe pourrait donc, au moins dans un premier temps, éloigner plus encore des savoirs scolaires les élèves issus des classes populaires et d’une partie des classes moyennes, dans lesquelles l’expérimentation, la recherche, la conceptualisation, le débat théorique n’évoquent rien. Faisons l’hypothèse optimiste qu’une véritable pratique théorique, conduite en classe avec passion et continuité, pourrait, même si elle ne correspond à aucune valeur ou pratique familiale, donner davantage de sens aux savoirs disciplinaires. Encore faudrait-il franchir au moins ce pas, c’est à dire instituer la classe comme véritable lieu de recherche et de débat théorique. Ici, l’obstacle n’est pas dans le découpage du curriculum en disciplines, il est dans la structuration du programme de chacune en chapitres, et dans sa surcharge. Pour adopter un rapport théorique aux savoirs théoriques, il faut évidemment que les élèves passent du statut de consommateurs à celui de producteurs de savoirs. Il n’est ni possible ni nécessaire que tous les savoirs disciplinaires soient reconstruits par des démarches de recherche. Cela prendrait un temps démesuré. De plus, une formation scientifique et un certain niveau de maîtrise théorique permettent d’assimiler de nouveaux savoirs sans les avoir soi-

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même conçus et vérifiés, par confiance dans la méthode et l’éthique des collègues. Ce qui permet d’accepter les résultats de recherche et les conclusions théoriques d’autres chercheurs, donc une division du travail au sein de la communauté scientifique. Il reste en revanche indispensable que les élèves " découvrent " par euxmêmes certains savoirs disciplinaires de base, par une démarche patiente et laborieuse proche de la recherche et du débat. Il importe notamment qu’ils accèdent de la sorte aux questions fondatrices qui constituent la " matrice disciplinaire " (Develay, 1992). Il est probable que la physique de Pascal et de Newton peuvent être reconstruites en classe plus facilement que celle d’Einstein ou Heisenberg. L’idée n’est pas de parcourir durant la scolarité, en accéléré, sur le seul mode de la recherche et de la controverse, l’entier de l’histoire des sciences et des autres disciplines. Il suffit de reconstituer une

partie de ce parcours sur le mode de la découverte, d’une découverte certes étayée, encadrée, simplifiée, didactisée, mais néanmoins très distante de la pédagogie transmissive. Les élèves s’approprieront de la sorte une posture scientifique et expérimentale. En outre, les savoirs théoriques leur paraîtront d’autant plus significatifs qu’ils sauront à quelles questions scientifiques ou philosophiques ils prétendent répondre. La première compétence disciplinaire est de questionner le réel à l’intérieur d’un découpage et à partir d’acquis qu’on s’approprie progressivement et dans le respect de certaines méthodes. Pour développer une telle compétence, il faut : • •

d’une part, alléger les programmes pour trouver le temps de construire certains savoirs au gré de démarches apparentées à la recherche ; d’autre part, bouleverser la façon d’enseigner, travailler par énigmes, débats, situations-problèmes, petits projets de recherche, observation, expérimentation, etc.

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Il n’est plus très original de proposer une telle évolution, préconisée depuis longtemps par les mouvements d’école nouvelle et plus tard par la didactique des sciences. Il reste à passer à l’acte.

Une nouvelle forme d’excellence scolaire ? Dans le monde du travail, il est banal d’être évalué selon ses compétences. Ce n'est pas absent du monde scolaire, ne serait-ce que parce qu’un examen, une épreuve écrite ou une interrogation orale sont des situations qui exigent, pour s’en sortir honorablement, non seulement des savoirs, mais des savoirs mobilisables à bon escient, au bon moment, dans les formes requises et avec une certaine prise de risques, une capacité de reconstruire, voire d’inventer ce que l’on ne sait pas. En dehors des situations d’évaluation, l’école développe et exige plutôt des

capacités, les unes transversales - par exemple rechercher une information, poser clairement de " bonnes questions " ou participer activement à un débat -, d’autres disciplinaires, par exemple construire une maquette, faire une mesure correcte ou rendre compte d’une observation. L’accord sur ce point est difficile, puisque le sens de ces mots n’est pas stabilisé. Certains ne font pas la différence entre capacités ou compétences. D’autres la font, mais nomment " compétence " ce que j’appelle ici " capacité ". Parce qu’il faut bien prendre un parti, j’ai proposé (Perrenoud, 2000 c) de parler de capacités lorsqu’on désigne des opérations qui ne prennent pas en charge l’ensemble d’une situation et restent donc relativement indépendantes des contextes ; et de parler de compétences lorsqu’on désigne les dispositions qui sous-tendent la gestion globale d’une situation complexe. Je vais tenter de me tenir à cette convention. Si on l’admet au moins provisoirement, on s’accordera sans doute à dire qu’à l’école on travaille des capacités davantage que des compétences. Il est plus simple, d’un point de vue didactique, d’exercer des opérations sans contexte précis, par exemple résumer ou traduire un texte, faire une coupe en biologie,

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résoudre une équation, dessiner un plan, analyser une substance. Les capacités travaillées à l’école sont dans une large mesure disciplinaires. On y ajoute volontiers désormais des " compétences transversales " dont Rey (1996) a discuté l’existence même et dont je dirais que ce sont avant tout des capacités, mobilisables dans divers champs disciplinaires et pratiques : savoir coopérer, observer, analyser, etc. Ce qu’on appelle " approche par compétences " se limite souvent, dans les réformes curriculaires en cours, à mettre l’accent sur les capacités, disciplinaires ou transversales. Il n’y a pas alors développement de véritables compétences, au sens où je les définis. On en reste à des savoir-faire de haut niveau, pertinents dans divers contextes, ce qu’on appelle parfois des " éléments de compétences ", ce que je préfère, avec Le Boterf (1994), appeler des ressources cognitives. Certes, mettre l’accent sur les capacités modifie les règles du jeu scolaire, mais ce n’est pas une révolution. D’ailleurs, le poids respectif des connaissances et des capacités varie selon les disciplines et selon la conception qui prévaut dans chacune. Les élèves sont habitués à être évalués sur des savoir-faire. Ces savoir-faire sont d’ailleurs entraînés à travers des exercices scolaires classiques. Exiger et évaluer le traitement global d’une situation complexe, sous toutes ses facettes, représente une attente nouvelle, qui passe par un travail d’intégration, de mise en synergie, d’orchestration de connaissances et de capacités qui, en général, sont travaillées et évaluées séparément. Si l’on vise véritablement des compétences, au sens retenu ici, il faut les évaluer, de façon formative et certificative, seule façon de les rendre

crédibles. Du coup, on crée une exigence supplémentaire, du moins si l’on attend des élèves et des étudiants qu’ils manifestent un degré suffisant de maîtrise de situations globales, à travers des performances observables

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(décisions, solutions, réalisations) aussi bien qu’en se prêtant à un entretien métacognitif. Cette forme d’excellence, incontournable en formation professionnelle, n’est pas habituelle en formation générale. Les élèves se sont plutôt accoutumés à retenir et restituer des savoirs sans contexte, à exercer et donner à voir des capacités tournant à vide (Astolfi, 1992 ; Perrenoud, 1995, 1996). Il se pourrait que, prise au sérieux, l’exigence de compétences constitue un handicap de plus pour les élèves en difficulté. Cela pour deux raisons bien distinctes : • il ne peut y avoir de compétence si les ressources requises (capacités et connaissances) ne sont pas disponibles ; les élèves présentant de graves lacunes à ce niveau seront donc d’emblée défavorisés ; sauf si l’on s’astreint à vérifier au préalable la maîtrise des ressources requises et qu’on dissocie leur certification de celle de la compétence qui les mobilise ; • une fois les ressources disponibles, leur mobilisation et leur transfert passent pas des processus mentaux de haut niveau, qu’il est difficile de scolariser pleinement, puisqu’ils sont de l’ordre de la synthèse, de l’anticipation, de la stratégie, de la planification, de la pensée systémique ; dans tous ces domaines, il se peut hélas que la socialisation familiale soit, en milieu favorisé, plus efficace que l’action éducative de l’école… Il y a donc toutes les raisons de croire que la valorisation de compétences ne résoudra pas ipso facto la question des inégalités sociales devant l’école et risque même les accroître. Une telle approche pourrait mettre en difficulté les élèves qui ne survivent dans la compétition scolaire qu’en s’accrochant aux aspects les plus rituels du métier d’élève (Perrenoud, 1996). Elle défavoriserait ceux qu’angoisse l’idée de faire une recherche, de résoudre un problème, de formuler une hypothèse, de débattre, ceux qui veulent un modèle, une marche à suivre, un rail, ceux qui ont besoin de savoir " si c’est

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juste ou faux " et ne supportent pas l’incertitude ou les contradictions ne peuvent qu’avoir peur de l’approche par compétences. Donner une réelle importance au transfert et à la mobilisation de ressources, c’est, on l’a vu : • •

construire les savoirs à partir des problèmes plutôt qu’en déroulant le texte du savoir ; confronter les élèves à des situations inédites, évaluer leur capacité de penser de façon autonome, en prenant des risques.

C’est donc, du moins dans un premier temps, accroître les inégalités. En tout cas les inégalités visibles. Comme c’est le cas chaque fois qu’on déplace les objectifs de formation et les exigences vers de plus hauts niveaux taxonomiques. Dans l’absolu, cela semble raisonnable : à quoi bon masquer les inégalités réelles ? On se leurre sur le sens de la scolarisation si, une fois les individus confrontés aux situations de la vie ou simplement à d’autres contextes d’étude, ils ne réinvestissent guère les savoirs acquis, non parce qu’ils leur font défaut, mais parce qu’ils n’ont pas appris à les décontextualiser, à les intégrer à des champs conceptuels et à les mobiliser dans de nouveaux contextes. Mieux vaudrait alors attaquer le problème à sa racine. Plus sociologiquement, plus cyniquement peut-être, on peut se demander si l’école peut se permettre d’accroître les inégalités visibles. Ne risque-t-elle pas d’enfoncer plus encore les élèves en difficulté, de les décourager, de les pousser plus vite à l’abandon ? Paradoxalement, l’illusion d’une certaine maîtrise - fût-elle liée à l’absence d’évaluation du transfert - favorise l’estime de soi, donne de l’espoir et peut protéger du décrochage. Sachant qu’une fois sorti du système éducatif, l’élève devient inaccessible, on peut se demander si la " vérité " des inégalités est toujours bonne à dire… Pour ne pas trancher ce dilemme dans l’abstrait, il importe de se demander si les systèmes éducatifs qui adoptent en ce moment l’approche par

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compétences ont les moyens de contrôler ses dérives élitistes. Le plus fou serait en effet de prétendre développer des compétences sans s’en donner les moyens pédagogiques. L’un de ces moyens est de l’ordre de la formation des professeurs, de leur adhésion à l’approche par compétences, mais aussi au modèle socioconstructiviste de l’apprentissage (Bassis, 1998 ; De Vecchi et CarmonaMagnaldi, 1996 ; Groupe français d’éducation nouvelle, 1996 ; Jonnaert et Vander Borght, 1999 ; Vellas, 1996, 1999, 2000).

III. Le rapport au savoir des professeurs On aborde ici un sujet très délicat, en particulier lorsqu'on s'intéresse à l'enseignement secondaire, et plus encore à l'enseignement préuniversitaire. On admet assez volontiers que les enseignants primaires n'ont pas tous des compétences pointues dans chacune des disciplines qu'ils doivent enseigner, en particulier en mathématiques et en sciences. On peut donc facilement mettre en doute leur capacité de développer chez leurs élèves un rapport actif au savoir, de les initier à une quête épistémologique, à une curiosité fondamentale, puisqu’ils manifestent eux-mêmes un rapport scolaire, peu critique et peu autonome, aux savoirs qu'ils enseignent. Il en va différemment pour les professeurs du secondaire, en particulier lorsqu'ils ont reçu une formation universitaire complète dans une ou plusieurs disciplines. Ils sont alors censés être formés minimalement à la recherche, donc capables d'y initier leurs propres élèves. Mieux vaudrait toutefois se départir de l'illusion qu'il suffit d’être un chercheur pour mettre des élèves en situation de recherche. Et de cette autre fiction qui ferait de tous les universitaires des chercheurs. Dans l'université de masse vers laquelle nous allons aujourd'hui, les étudiants ne sont formés à la recherche qu’en fin de 2e cycle. Encore faut-il pour cela non seulement qu'ils aient atteint une excellente maîtrise des savoirs

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théoriques et méthodologiques, mais encore qu'ils soient attirés par la recherche et n'aient pas fait, des le début de leurs études universitaires, par réalisme ou manque d'intérêt, le deuil d'une carrière de recherche. Même lorsqu'elles proposent une formation substantielle aux méthodologies de recherche, les universités ne sont pas certaines de développer l'esprit scientifique chez leurs étudiants, en particulier chez ceux qui se font des études pour obtenir une formation professionnelle ou atteindre un certain niveau du diplôme. Ces étudiants peuvent rester relativement indifférents aux contenus disciplinaires et en tout cas aux démarches de recherche et à l’histoire mouvementée des savoirs qu'on exige d'eux à l'examen. Assimiler les savoirs comme des produits finis, à mémoriser pour faire bonne figure devant l’évaluation, ne prépare aucunement à les faire découvrir avec passion à des élèves de onze ou dix-sept ans ! Les universités ne sont guère plus capables que les collèges et lycées, pour des raisons partiellement semblables, de développer des compétences, du moins aussi longtemps que les étudiants ne sont pas impliqués dans des études de cas, des enquêtes, des démarches cliniques, des projets, des travaux de laboratoire ou toute autre pratique, ce qui ne survient souvent qu’en fin de 2e cycle. Devenus professeurs au secondaire, ces étudiants reproduisent assez spontanément, dans leurs propres cours, le rapport au savoir qu'ils ont intériorisé durant leurs propres. Pour eux, le développement de compétences n'est pas devenu une seconde nature. La boucle est donc bouclée. La rupture de ce cercle vicieux ne va pas de soi. Elle passe par un exercice de lucidité inconfortable et un engagement dans une quête de savoir théorique, assortie d’un intérêt pour l’histoire et l’épistémologie des sciences et d’une vive curiosité pour les pratiques sociales dans lesquelles finissent par s’investir les savoirs disciplinaires.

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Aussi longtemps que ces conditions ne sont pas réalisées, on peut craindre que les curricula les plus novateurs soit ramenés aux pratiques courantes. Or, c'est l'inverse qu'il faudrait : des professeurs capables d'aller au-delà des textes, de réinventer l'approche par compétences en s'inspirant de leur propre expérience de la recherche, mais aussi de leur connaissance de certaines pratiques sociales dans lesquelles leur discipline est investie. On peut rêver d'un professeur de chimie qui s'intéresserait par exemple passionnément à l'agriculture, à la coiffure, aux produits de beauté, à l'alimentation et à la peinture. Il en saurait assez sur ces pratiques pour montrer la façon dont elles se servent de la chimie. Le pire serait que l'approche par compétences ne soit présente que dans les textes, les professeurs n'y adhérant pas et revenant rapidement aux pratiques d'enseignement et d'évaluation les plus traditionnelles. Du coup, les règles du jeu scolaire seraient encore plus difficiles à déchiffrer pour les élèves, écartelés entre les objectifs et l’esprit du programme, d'une part, et d'autre part le rapport au savoir et aux compétences effectivement à l’œuvre dans les classes. C’est pourquoi on ne peut juger des aspects démocratisants ou élitistes des nouveaux curricula sur la seule base de leurs intentions et de leurs contenus. Ce qui fera la différence, c’est le curriculum réel. Dans le scénario le plus optimiste, les professeurs mettront toute leur inventivité didactique à faire construire activement des savoirs et à développer des compétences. Dans le scénario le plus pessimiste, restant sceptiques et cyniques, ils feront le minimum pour avoir l’air en règle, mais l’esprit de la réforme n’aura pas passé. Mieux vaudrait alors qu’ils fassent avec conviction ce à quoi ils croient plutôt que d’entonner ce couplet familier de tous les bureaucrates " Je fais ce

qu’on me dit mais je n’y crois pas ; ne m’en tenez pas pour responsable ; je ne suis qu’un pion dans l’organisation ".

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Pour éviter le scénario catastrophe, il faut sans doute, à moyen terme, agir sur la formation initiale des professeurs, non seulement leur formation pédagogique et didactique, mais leur formation scientifique, philosophique, épistémologique. De ce point de vue, la stricte séparation des études académiques et de la formation pédagogique et didactique n’est pas heureuse. En formation continue, il serait fécond de travailler l’histoire des disciplines et leur connexion aux pratiques sociales, le rapport au savoir et aux compétences. Il est inutile de se demander comment former et évaluer des compétences aussi longtemps que les professeurs ne voient pas pourquoi

changer. L’urgence n’est tant de les instrumenter que de le leur donner des raisons d’adhérer à la réforme curriculaire. Pour cela, la seule voie efficace est d’interroger leur propre rapport au savoir et la schizophrénie douce dans laquelle sont installés de nombreux enseignants du secondaire : leur propre expérience de la formation et de la vie dément la valeur absolue qu’ils accordent aux " savoirs purs ", mais ils ne se rendent pas compte qu’ils professent une idéologie du savoir qu’ils ne pratiquent pas. C’est un enjeu majeur de formation.

IV. Approche par compétences et pédagogie différenciée Supposons que les nouveaux programmes soient bien conçus, fondés et praticables. Supposons encore que les professeurs soient convaincus et compétents. Alors, les pratiques de formation seraient consistantes et de qualité, il y aurait cohérence entre les intentions et leur mise en œuvre. Même alors, la question des inégalités sociales devant l’école demeurerait et appellerait une réponse qui ne passe pas par les programmes mais par la prise en compte des différences au quotidien et la mise en place de dispositifs permettant de placer chaque élève, aussi souvent que possible, dans des

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situations didactiques à sa mesure, susceptibles de les faire progresser vers les objectifs communs. La lutte contre l’échec scolaire passe par au moins cinq stratégies

conjuguées : 1. Créer des situations didactiques porteuses de sens et d’apprentissages. 2. Les différencier pour que chaque élève soit sollicité dans sa zone de proche développement. 3. Développer une observation formative et une régulation interactive en situation, en travaillant sur les objectifs-obstacles. 4. Maîtriser les effets des relations intersubjectives et de la distance culturelle sur la communication didactique. 5. Individualiser les parcours de formation dans le cadre de cycles d’apprentissage pluriannuels. Dans chacun de ces registres, l’approche par compétences renouvelle le problème mais le résout pas magiquement. J’ai exploré ces pistes plus longuement ailleurs (Perrenoud, 1997). Je ne les reprends ici que dans le contexte spécifique de l’approche par compétences.

Des

situations

didactiques

porteuses

de

sens

et

d’apprentissages Idéalement, l’approche par compétences offre de meilleures chances de créer des situations porteuses de sens, du simple fait qu’elle relie les savoirs à des pratiques sociales, des plus philosophiques et métaphysiques aux plus terreà-terre. Il reste à construire de telles situations au quotidien et à les rendre productrices d’apprentissages. Il convient donc de ne pas les borner à un rôle de motivation ou de sensibilisation, mais de s’en servir pour favoriser des apprentissages fondamentaux. L’approche par compétences est un atout pour donner du sens au travail scolaire, mais elle confronte à des difficultés supplémentaires dans la 25

conception et l’analyse des tâches proposées aux élèves. Il ne suffit plus en effet de proposer des exercices intéressants et bien conçu, il faut projeter les apprenants dans de vraies situations, des démarches de projet, des problèmes ouvertes. Il surgit alors une tension entre la logique de production et la logique de formation, avec ce paradoxe : plus une situation a du sens, mobilise, implique, plus il devient difficile de réguler finement les apprentissages sans casser la dynamique en cours et couper les individus du groupe.

Solliciter chaque élève dans sa zone de proche développement Différencier, c’est organiser les activités et les interactions de sorte que chaque apprenant soit constamment ou du moins très souvent confronté aux situations didactiques les plus fécondes pour lui. Pour cela, il faut le " saisir " dans une zone qui rend une progression à la fois nécessaire et possible. Nécessaire en cela qu’il ne peut faire face à la tâche en se servant simplement de ce qu’il sait déjà. Il doit apprendre pour réussir et comprendre. Apprendre du neuf ou au minimum affiner, consolider, compléter ses acquis ou entraîner leur transfert et leur mobilisation. Il faut aussi qu’il puisse apprendre : si le défi est démesuré, la mission devient impossible, l’élève abandonne ou fait semblant de travailler ; dans les deux cas, il n’apprend rien. Une pédagogie différenciée cherche constamment la distance optimale, dans deux registres : •



celui du développement intellectuel ; le concept de zone proximale proposé par Vygotski ne fait plus du développement opératoire un préalable absolu des apprentissages ; des situations didactiques peuvent entraîner un développement intellectuel ou l’accélérer ; mais il faut évidemment qu’il soit en quelque sorte " à portée de main ", accessible ; celui des connaissances, compétences et attitudes disponibles ; l’apprenant aborde toujours une situation avec un capital culturel qui, s’il est trop pauvre ou

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décalé, ne lui permet pas d’entrer dans la tâche, de comprendre le problème et les enjeux, de participer à une démarche collective. L’approche par compétences complexifie et simplifie à la fois ce problème. Elle le complexifie parce que les situations d’apprentissage ne sont pas des exercices scolaires individuels, mais des tâches ouvertes et souvent collectives, inscrites de préférence dans une démarche de projet ou une conduite de recherche. En même temps, cette inscription simplifie l’ajustement des situations d’apprentissage aux possibilités et intérêts de chacun, dans la mesure où s’opère une division du travail. spontanée ou négociée. qui propose à chacun une tâche à sa mesure et à son goût. Bien sûr, le risque est grand, dans la mise en scène d’un spectacle, de confiner le bègue au maniement du projecteur ou de donner un travail d’exécution au membre le moins qualifié d’une équipe qui travaille sur une situationproblème. Toutes les démarches de projet ou de recherche devraient être attentives à cette dérive. Elles peuvent en revanche profiter pleinement d’une régulation par le travail à faire ou l’énigme à résoudre plutôt que par l’assignation à chacun, par le professeur, de tâches bien calibrées.

Développer

une

régulation

interactive

articulée aux objectifs-obstacles On le sait maintenant, il est inutile d’espérer optimiser le " traitement pédagogique " d’un élève en accumulant à son propos toutes les informations disponibles, sur son profil psychologique, son QI, sa façon d’apprendre, son style cognitif, ses acquis, etc. Sans doute n’est-il jamais inutile de connaître ses élèves, mais il faut se déprendre du fantasme de pouvoir décider d’avance, sans coup férir, de ce qui leur convient. Une pédagogie différenciée évite de proposer des tâches absurdes, parce que trop faciles ou trop difficiles, mais elle investit, une fois la situation lancée, dans une régulation

constante de la tâche collective et de la part qu’y prend chacun. Autrement dit, en jouant sur l’étayage et le désétayage, l’aide méthodologique, la division 27

du travail, la structuration du problème en sous-problèmes à traiter séparément, le professeur fait évoluer la tâche, l’ajuste et fait des choix décisifs : •



d’un côté, les obstacles cognitifs (théoriques ou méthodologiques) qu’il décide de lever, parce qu’ils sont dans l’immédiat insurmontables pour les élèves ou que leur dépassement n’est pas prioritaire ; dans ce cas, l’enseignant renonce à l’apprentissage correspondant et aide lucidement les élèves à contourner l’obstacle, par exemple en prenant lui-même en charge certaines opérations qui ne sont pas encore à leur portée ; de l’autre, les obstacles qui ne doivent pas être évités, parce qu’ils sont au cœur du projet de formation ; du coup, ils deviennent des objectifs-obstacles (Astolfi, 1997, 1998 ; Martinand, 1986, 1989), des occasions de construire des savoirs nouveaux ou d’élargir ses compétences ; le rôle de l’enseignant n’est pas alors de faire à la place ou de faciliter, mais de forcer la confrontation à l’obstacle en l’aménageant de façon optimale.

Tout cela est extrêmement difficile à réaliser en classe et exige des compétences didactiques pointues, aussi bien que de fortes capacités d’observation, d’animation, de régulation et de gestion. Ces compétences ne se développeront que si la réforme curriculaire s’accompagne d’un vaste programme de formation des enseignants.

Maîtriser les relations intersubjectives et de la distance culturelle L’approche

par

compétences

suppose

une

démarche

très

souvent

coopérative, qui place l’enseignant, sinon à égalité avec ses élèves, du moins en position d’acteur solidaire de l’entreprise commune : produire un texte, mener à bien une expérience, conduire une enquête, etc. Du coup, le rapport pédagogique s’en trouve changé, les personnes se dévoilent dans le travail, ce qui est, ici encore, à doublée tranchant : •



jusqu’à un certain point, cela permet d’échapper au face à face maître-élève, au jeu du chat et de la souris, aux mécanismes de contrôle et de défense, à la défiance et à la ruse, de part et d’autre ; en même temps, le travail est le théâtre de rapports de pouvoir, de conflits et d’exclusion. 28

Une " éducation fonctionnelle ", centrée sur de vraies situations appelant des savoirs opératoires, modifie les règles du jeu scolaire, au risque de marginaliser certains élèves, plus à l’aise dans des activités scolaires traditionnelles, fermées, individuelles.

Individualiser les parcours de formation et travailler en cycles Au primaire et au secondaire obligatoire, il est fréquent que l’approche par compétences soit associée à l’introduction de cycles d’apprentissage pluriannuels. Ce n’est pas une coïncidence : plus on vise à former des compétences, plus il faut espacer les échéances, prendre le temps de construire les apprentissages par des démarches de recherche et de projet peu compatibles avec le compte à rebours classique d’une année scolaire. On peut se demander pourquoi, dans l’enseignement post obligatoire, en particulier l’enseignement supérieur, on reste attaché à des années de programme alors même que les conditions pour travailler en cycles pluriannuels et en unités capitalisables sont plus faciles à réaliser, notamment en raison de l’autonomie des apprenants et de leurs capacités d’orientation et d’autorégulation. Travailler en cycle n’éradique pas magiquement les inégalités et l’échec scolaire. Des cycles mal conçus et mal gérés peuvent même creuser les écarts. Mais à terme, l’approche par compétences commande des espacestemps de formation plus larges, plus propices à l’individualisation des parcours de formation.

V. Pour conclure Mal conçue ou médiocrement mise en œuvre, l’approche par compétences peut aggraver l’inégalité devant l’école. Même bien conçue et magnifiquement réalisée, elle ne peut prétendre en venir à bout par le seul biais du curriculum.

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Quel que soit le programme, la pédagogie différenciée et l’individualisation des parcours de formation restent d’actualité. Sur ce dernier point, le combat est engagé, contre l’idéologie du don, les attentes élitistes d’une partie des consommateurs d’école, les politiques molles de nombreux systèmes éducatifs plus prompts à se réclamer d’une pédagogie différenciée qu’à la soutenir par des actes, des moyens, des formations, des accompagnements. Les obstacles sont de taille, mais l’approche par compétences, si elle les renouvelle, ne les crée pas de toutes pièces. L’ambiguïté et le caractère à la fois précipité et inachevé des réformes curriculaires sont plus inquiétants. Les systèmes éducatifs sont-ils prêts à faire des deuils dans le domaine des disciplines ? prêts à investir massivement dans d’autres pratiques d’enseignement-apprentissage ? prêts à affronter la résistance des élèves qui réussissent et de leurs familles ? prêts à mécontenter de nombreux professeurs qui sont attachés au statu quo, à la fois idéologiquement et parce qu’il les confirme dans leur rapport au savoir et leurs pratiques pédagogiques ? On peut en douter. Or, si l’approche par compétences reste une " demi réforme ", qui ne renonce à rien et ne contraint personne, il est peu probable qu’elle fasse progresser la lutte contre l’échec scolaire. Si rien ne change, sauf les mots, si l’on fait sous couvert de compétences ce que l’on faisait hier sous couvert de savoirs, pourquoi s’attendrait-on à produire moins d’échecs scolaires ? On pourrait même craindre l’inverse. Une approche par compétences n’existant que dans les textes ministériels, à laquelle nombre d’enseignants n’adhéreraient pas, rendrait les règles du jeu scolaire encore plus opaques et les exigences des professeurs encore plus diverses, les uns jouant mollement le jeu de la réforme, les autres enseignant et évaluant à leur guise.

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Comme souvent, le problème principal relève de l’équilibre à trouver entre la cohérence des réformes et le caractère négocié de leur genèse et de leur mise en place. Au vu des évolutions parallèles dans de nombreux pays développés, on peut craindre que les ministères se hâtent de faire ce qu’ils savent le mieux faire - des textes, des programmes - et laissent leur mise en œuvre au hasard des choix individuels et des projets d’établissements… Jerome Bruner disait récemment dans un entretien accordé au Monde : A mon sens, le but de l’école n’est pas de façonner l’esprit des élèves en leur inculquant des savoirs spécialisés dont ils ne comprennent pas le sens et la raison d’être. Il faut que les élèves s’approprient une culture, intègrent des connaissances à partir des questions qu’ils se posent. Pour cela, il faut contester les programmes tout faits. On doit mettre en doute, discuter, explorer le monde. C’est ainsi que l’on s’approprie la culture, que l’on devient membre actif d’une société.

Si la réforme curriculaire perd de vue cette idée majeure, elle ne fera que substituer des textes à des textes. Or, l’enjeu est de changer des pratiques…

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Le rôle de l’école première dans la construction de compétences

Philippe Perrenoud Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation Université de Genève 2000 Sommaire I. Les fondements de l’approche par compétences II. L’unité de l’école obligatoire III. Le rôle spécifique de l’école première IV. Pas de complexes ! Références

De nombreux systèmes éducatifs se sont engagés dans une réforme du curriculum orientée vers des compétences. Le Québec se caractérise par le fait que cette approche est adoptée du préscolaire au collégial. Il s’agit, en bref, de viser, non pas à la place mais au delà de l’acquisition de savoirs, la construction de compétences, transversales aussi bien que disciplinaires. Ces changements suscitent évidemment de nombreux débats généraux, par exemple sur l’origine de cette approche, sur son rapport à l’économie, sur ses fondements théoriques, sur son réalisme en période de crise aussi bien que

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des débats plus spécifiques, par exemple sur l’articulation savoirscompétences ou sur la notion de compétence transversale. Ayant débattu ailleurs de certains de ces problèmes (Perrenoud, 1995, 1998 a, 1999 b, c, e. 2000), je m’en tiendrai ici à une question à ce jour peu explorée : la scolarité préobligatoire peut-elle et doit-elle se sentir vraiment concernée par une telle réforme de curriculum ? L'importance que l’école première donne aux savoir-faire fondamentaux peut donner l'impression que l'approche par compétences y est depuis toujours pratiquée et qu'il n'y aurait dès lors rien à changer. On pourrait à l’inverse soutenir que le développement, la socialisation et quelques apprentissages premiers suffisent à sa tâche, que les compétences sont l’affaire des cycles d’études suivants. En fait, tout dépend de ce qu’on entend par compétences aussi bien que de la vision de l’école première à laquelle on se rallie. Les conceptions nationales sont en effet différentes et les expressions qui désignent les premières années varient, les unes mettant l’accent sur le début de la scolarité alors que d’autres insistent au contraire sur une éducation de la petite enfance à mi-chemin entre la famille et l’école. Selon les contextes, l’école première se défend d’être une véritable école ou se targue au contraire d’initier d’emblée au métier d’élève et de préparer la scolarité obligatoire. En Europe francophone, on parle d’école maternelle ou enfantine, au Québec d’éducation préscolaire. Je parlerai d’école première pour désigner l’institution

de forme scolaire qui accueille les enfants avant l’âge de scolarité obligatoire dans une intention essentiellement éducative, au sens large. En bonne logique, une école ne saurait, sans contresens, être qualifiée de " préscolaire ". Elle peut être préobligatoire, ce qui est très différent. Même si elle adopte une variante flexible de la forme scolaire, aussi longtemps qu’on la nomme école plutôt que jardin d’enfants, Maison des Petits ou casa dei

bambini, le qualificatif scolaire est de mise.

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Je ne nie nullement l’existence ou la légitimité de formes préscolaires d’éducation plus institutionnelles que l’éducation familiale. C’est le cas des jardins d’enfants et d’autres institutions de la petite enfance. Mon propos est d’un autre ordre : en toute rigueur, ne peut être préscolaire qu’une institution qui ne présente tous les traits de la forme scolaire : 1. un maître reconnu savant et compétent ; 2. un groupe d’élèves ; 3. un espace spécifique, fermé ; 4. des temps planifiés et protégés ; 5. une pratique séparée des autres pratiques sociales ; 6. des règles contraignantes de fonctionnement ; 7. un programme comme ensemble ordonné de savoirs et savoir-faire à développer. ; 8. un contrat didactique définissant le rapport au savoir et le travail requis des élèves ; 9. une autorité fondée sur des récompenses et des sanctions. Or, on en conviendra, l’école préobligatoire présente tous ces traits. Ni l’obligation légale, ni l’évaluation ne sont indispensables pour caractériser une école ! Pourquoi,

alors,

l’appellation

" préscolaire "

subsiste-t-elle,

en

toute

incohérence sémantique, dans de nombreux systèmes éducatifs ? Ce n’est nullement par hasard. Assez souvent, l’école préobligatoire est née du rattachement au système scolaire de jardins d’enfants jusqu’alors privés et non assujettis aux programmes officiels. Or, une partie des parents, des enseignants et peut-être des enfants résistent à ce rattachement. Ils voudraient sauvegarder un primat de l’éducation sur l’instruction, une centration sur la personne, son développement, sa socialisation plutôt que sur les savoirs, un respect des différences de rythme. Ils refusent l’évaluation notée, le stress, la compétition, la normalisation, le contrôle, qu’à tort ou à raison ils associent à l’école primaire ou secondaire. Ils refusent les programmes trop explicites et la programmation. Ils valorisent le jeu et l’affectivité. En somme, l’école première voudrait croire et faire croire qu’elle n’est pas " une vraie école ", qu’elle intervient " avant l’école ", de façon plus humaine,

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moins productiviste (Plaisance, 1986), plus soucieuse des personnes. D’où la forte ambivalence des enseignantes et des enseignants de l’école première à l’égard du système éducatif, surtout lorsqu’il veut harmoniser toute la scolarité selon un modèle unique. Dans ce sens, la réforme en cours au Québec, orientée vers les compétences, crée un paradoxe : •



cette réforme traverse tous les ordres et niveaux d’enseignement et constitue donc un pas supplémentaire vers l’intégration de l’école première au système éducatif, avec le risque d’une certaine normalisation de la façon de penser et d’écrire les programmes ; dans le même temps, la réforme met l’accent sur la formation des élèves, notion plus large que la transmission de savoirs ; elle va donc, ouvertement, à la rencontre des visées, mais aussi des pratiques de l’école première.

Ce paradoxe appelle une stratégie cohérente des acteurs de l’école première. Cette stratégie devrait tenir compte du fait qu’aujourd’hui, l’école première peut de moins en moins rester un monde à part, poursuivant ses propres buts. Les politiques de l’éducation la définissent de plus en plus comme la première marche de la scolarité, une étape de transition entre la famille et l’école obligatoire, une phase où se joue l’entrée dans l’école et le premier apprentissage du métier d’élève, le moment où l’on peut commencer à combattre les inégalités sociales devant la culture scolaire. L’école première, encore moins que les garderies, crèches et autres institutions de la petite enfance, ne peut se désintéresser de ce qui se passe en aval dans le cursus, encore moins se barricader dans son identité, comme le village gaulois d’Obélix et Astérix. Si tout ne se joue pas avant six ans, c’est néanmoins dès les premières prises en charge extra familiales qu’une politique cohérente de l’éducation se manifeste. Certes, tout pas supplémentaire dans l’intégration au système éducatif peut faire craindre que l’on calque les programmes de l’école première sur ceux des cycles d’études suivants, en insistant sur les savoirs et leur évaluation.

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On notera cependant que l’approche par compétences s’écarte elle-même de l’encyclopédisme et de l’omniprésence des savoirs tout au long du cursus. De plus, l’intégration au système éducatif ne devrait pas, par simple obsession bureaucratique, conduire à la normalisation des programmes. La forme scolaire autorise d’immenses variations didactiques et pédagogiques à l’intérieur des caractéristiques de base décrites plus haut. Pourquoi conférer à la variante secondaire le statut de modèle ? Cette conception de la scolarité est plutôt l’un des sources de la crise et des réformes actuelles. D’une certaine manière, les " objectifs " de l’école première préfigurent l’approche par compétences mieux que le curriculum classique des cycles d’études suivants. Du fait qu’elle ne s'est jamais limitée aux savoirs, l'école première devrait en principe se trouver moins démunie face à une orientation vers les compétences. Qu’elle ne s'endorme pas pour autant sur ses lauriers et se préoccupe, d'une part, de revisiter ses propres orientations, d'autre part, de faire mieux connaître ses démarches aux enseignants qui, intervenant plus tard dans le cursus, cherchent désespérément comment développer et évaluer des compétences. Bref, mieux vaudrait à mes yeux que l’école première défende sa conception de l’apprentissage et de l’enseignement auprès des autres ordres d’enseignement plutôt que de revendiquer sa différence et de refuser de s’engager dans le débat d’ensemble. L’approche par compétences lui en offre l’occasion ! J’articulerai donc mon propos en trois parties : • • •

je commencerai par un bref rappel des orientations générales et des enjeux de l’approche par compétence qui est au cœur des réformes actuelles ; je développerai ensuite une vision de l’unité de la scolarité de base ; je tenterai enfin de définir les missions spécifiques de l’école première dans une approche par compétences.

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I. Les fondements de l’approche par compétences Pourquoi

l’école

est-elle

aujourd’hui

" saisie par les compétences "

(Perrenoud, 1999), pourquoi cet " attracteur étrange " (Le Boterf, 1994), cette " irrésistible ascension " (Romainville, 1996) ? Sans revenir en détail sur ces questions, débattues ailleurs (Perrenoud 1999 b), je rappellerai simplement qu’on ne peut se borner à dénoncer une influence, voire une main mise de l’économie et du monde du travail sur la formation scolaire générale. Sous des vocables divers, la question des compétences traverse l’école depuis son " invention ". Dans la mesure où la forme scolaire sépare l’apprentissage des pratiques sociales qu’il est censé préparer, il est légitime de se demander si cette préparation est effective, autrement dit si l’école " prépare pour la vie " ou fonctionne en circuit fermé. A chaque époque, des voix s’élèvent pour s’inquiéter du manque de pertinence des connaissances acquises à l’école dans la " vraie vie " ou de la difficulté de les mobiliser hors des situations d’examen. A quoi bon toutes ces heures d’études s’il en reste si peu de traces lorsqu’on est confronté à un " vrai problème " ? Si la question du transfert de connaissances reste d’actualité (Tardif, 1999), c’est qu’elle n’est pas résolue ; une partie des élèves qui apprennent ne parviennent pas à mobiliser leurs savoirs dans de nouveaux contextes. Ils disposent en quelque sorte de capitaux " dormants ", qu’ils ne parviennent pas à réinvestir. A l’inverse, l’école n’accorde guère de place et de reconnaissance aux compétences que les élèves construisent en dehors d’elle sauf lorsqu’elles font directement écho au programme. Si ce problème n’est pas neuf, il peut être posé de façon renouvelée au gré des progrès de la pédagogie, des didactique et des sciences cognitives. Meirieu (1989, 1990) a insisté sur les notions de contextualisation et décontextualisation, et celle d’étayage et de désétayage. Il a, en 1994, pris l’initiative d’un congrès sur le transfert de connaissances (Meirieu, Develay,

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Durand et Mariani, 1996) qui a permis de faire le point et notamment de comprendre que " Le transfert ne constitue pas seulement la phase terminale

de l’apprentissage, mais qu’il est présent tout au long de l’apprentissage. Pour apprendre, se former, il convient de transférer en permanence " (Develay, 1996, p. 20). La notion même est progressivement remaniée : " Ce que nous appelons

" transfert d’apprentissage " ne pourrait être finalement qu’un jugement de valeur sur la disponibilité, le degré de généralité ou l’accessibilité des connaissances déjà encodées en mémoire à long terme " (Mendelsohn, 1996, p. 20). Il y a une convergence évidente avec la notion de compétence telle que l’on la précise en psychologie du travail : " La compétence des opérateurs sera

considérée comme l’ensemble des ressources disponibles pour faire face à une situation nouvelle dans le travail. Ces ressources sont constituées par des connaissances stockées en mémoire et par des moyens d’activation et de coordination de ces connaissances " (Guillevic, 1991, p. 145). Synthétisant divers courants, Le Boterf (1994) proposera de définir une compétence comme la capacité, acquise, de mobiliser un certain nombre de

ressources cognitives pour faire face adéquatement à une famille de situations. " Transfert de connaissances " et " mobilisation de ressources cognitives " sont deux métaphores concurrentes pour évoquer les mêmes processus. J’ai tenté ailleurs (Perrenoud, 2000) de montrer que la métaphore de la

mobilisation était plus large et plus féconde, notamment parce qu’elle : 1. autorise à prendre en compte des ressources cognitives fort hétérogènes : savoirs de divers types (théoriques, méthodologiques, etc.), savoir-faire, habiletés, capacités, schèmes opératoires, informations, attitudes, règles ; 2. renonce à établir une correspondance terme à terme entre une situation ou un contexte d’apprentissage, d’une part, et une situation ou un contexte

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d’action, d’autre part ; les ressources que nous mobilisons peuvent provenir de divers types de situations d’apprentissage formel ou informel, à divers moments de notre vie ; on ne peut pas toujours retracer des filiations précises ; 3. n’évoque pas un déplacement dans l’espace, mais l’usage des ressources cognitives, qui peut passer par leur reconstruction, leur enrichissement, leur coordination, leur différenciation aussi bien que par une simple application en contexte. Les spécialistes du transfert (Frenay, 1996 ; Mendelsohn, 1996 ; Tardif, 1999) me semblent très proches de cette vision, mais le mot, pris dans son sens commun, véhicule une représentation plus simple et en partie fallacieuse des processus en jeu. Peut-être serait-il sage de conclure que le transfert de connaissances est l’un des mécanismes de la mobilisation de ressources cognitives. Si les réformes en cours parlent de compétences, ce n’est pas toutefois en vertu d’un raisonnement pointu sur les concepts. C’est peut-être simplement parce que le concept de compétence : 1. paraît à la fois plus neuf, plus riche et plus intuitif ; la notion de transfert reste associée à la psychologie cognitive, le mot est connu, mais peu utilisé activement dans le monde scolaire ; il évoque en quelque sorte une préoccupation ancienne, mais rarement honorée, associée donc à une vague culpabilité ; 2. désigne des objectifs et relève du curriculum, alors que les notions de transfert ou de mobilisation participent d’une théorie de l’apprentissage et relèvent de la didactique davantage que du débat sur les programmes ; on pourrait dire que le changement de langage fait passer la préoccupation du transfert dans le registre du curriculum et des objectifs de formation. La notion de compétence n’en est pas pour autant facile à définir rigoureusement. Elle suscite autant de malentendus théoriques que de

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controverses idéologiques. Qu’elle soit en vogue dans le monde du travail et se pare des apparences de la modernité n’est sans doute pas étranger à son " irrésistible ascension " dans le monde de l’éducation. De là à ne percevoir dans ce phénomène qu’un effet de halo ou de dépendance, il y a un pas à ne pas franchir. Qu’on se préoccupe de formation ou de travail, on est nécessairement conduit à s’interroger sur le rapport entre ce que les personnes apprennent et ce qu’elles en font. Il n’est pas sans intérêt que la question soit posée aujourd’hui en termes de compétences, ni que cette notion soit nomade et circule du monde du travail au monde de l’école. Mais au-delà des effets de mode, il faut y voir un nouvel avatar d’une question très ancienne : à quoi sert ce qu’on apprend en classe ? Elle est posée parfois de l’extérieur de l’école notamment à l’articulation avec le marché et le monde du travail. Les gens d’école la ressentent alors comme une critique et une pression. Qu’ils n’oublient pas qu’elle a aussi été posée depuis longtemps de l’intérieur du système éducatif, par des acteurs peu suspects d’être les porte-parole du patronat : les mouvements d’école nouvelle, les chercheurs en éducation et tous ceux qui ne se résignent pas à l’échec scolaire et attendent de l’école qu’elle donne de vrais pouvoirs sur le monde. Si ce vieux débat renaît, c’est sans doute qu’il entre en convergence avec des préoccupations plus récentes. L’importance donnée depuis quelques années à l’efficacité du système éducatif explique en partie l’intérêt actuel pour la notion de compétences, de même que la prise en compte de dimensions de la scolarisation qui ne renvoient pas à la formation et à l’activité professionnelle : citoyenneté, protection de l’environnement, aide humanitaire, adaptation au changement, négociation, coexistence pacifique avec des gens très différents, coopération dans divers contextes, attention portée à sa santé. Dans tous ces registres, des connaissances étendues, vérifiées à l’examen, mais non mobilisables dans la vie ne sont pas de véritables ressources. Qu’un élève ait

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suivi quatre heures et un autre quatre ans de biologie n’importe guère, s’ils sont également démunis devant le SIDA. De même, à quoi sert-il d’accumuler une culture géographique ou historique étendue si elle ne permet pas de mieux comprendre et mieux maîtriser le monde et son évolution ? La question du sens des savoirs et du travail scolaires (Develay, 1996 ; Perrenoud, 1994) amène aussi, par un autre cheminement, à s’intéresser au transfert ou à la mobilisation de connaissances. Il apparaît en effet qu’une partie des élèves en échec n’apprennent pas pour cette simple raison qu’ils ne comprennent pas à quoi sert ce qu’on leur enseigne. Seuls les " héritiers " tiennent de leur famille un rapport au savoir qui valorise la connaissance pour la connaissance aussi bien que des représentations qui relient les savoirs à des pratiques sociales, notamment celles des métiers intellectuels. Les enfants d’enseignants, de médecins, d’ingénieurs ou d’avocats n’ont guère de mal à saisir dès leur plus jeune âge que les savoirs abstraits sont la clé d’un pouvoir sur le monde physique ou social. Les enfants des classes populaires, ceux qui échouent ou rencontrent des difficultés à l’école, n’ont pas les mêmes moyens. Travailler le transfert ou développer des compétences accroît le sens des apprentissages notionnels ou méthodologiques du simple fait qu’ils sont reliés à des pratiques, à des décisions à prendre ou à des problèmes à résoudre.

II. L'unité de l'école obligatoire Quel que soit le mode de structuration du cursus de la scolarité de base (degrés annuels ou cycles pluriannuels), on ne peut plus raisonner sur le curriculum tranche par tranche, du moins au niveau des principales maîtrises visées. Il est plus cohérent de définir le bagage que la société s'engage à donner à chacun, autrement dit les finalités de la scolarité obligatoire. Cela ne veut pas dire que toutes devraient être travaillées d'emblée, dès l'entrée dans l'école. 44

En revanche, une fois le travail commencé, il devrait se poursuivre tout au

long de la scolarité obligatoire et si possible au-delà, voire tout au long de la vie dans la perspective du " life long learning ". L'école est comme un compositeur qui, lorsqu'il a introduit un thème dans une symphonie, le reprend par intermittence jusqu'à la fin. Aucun objectif ne peut faire son apparition puis disparaître, car aucun ne peut être pleinement atteint par tous, de façon stable et irréversible. Même les " bons élèves " peuvent encore progresser. Chaque finalité majeure de l'école devrait être traitée comme un chantier en construction, que la vie continuera à remanier. Il faut en effet se représenter les compétences comme des axes curriculaires qui traversent tous les cycles d'études ou d'apprentissage. Le groupe de pilotage de la rénovation genevoise du primaire a adopté une représentation en " poupées russes " : l'objectif de chaque cycle d'apprentissage se trouve inclut dans les objectifs des cycles suivants, parfois à des fins de consolidation, parfois pour poursuivre un apprentissage inachevé. On peut se représenter les objectifs de la sorte (Groupe de pilotage de la rénovation,1998, 1999) :

Cet emboîtement suggère que, plutôt que de se retirer du jeu, l'école première devrait se sentir pionnière, en un double sens : • •

parce qu'elle intervient en amont, au départ de la scolarité, et en construit donc les fondements ; parce qu'elle a une certaine avance sur les autres cycles d'études quant à une approche par compétences.

L'école première pourrait inspirer la réforme des cycles d'études qui la suivent. Elle met en effet, depuis toujours, l'accent sur l'articulation du développement, de la socialisation et des apprentissages. Elle cultive les facultés essentielles de l'être humain : raisonnement, observation, expression, imagination, communication, 45

coopération, organisation, etc. Elle amorce la construction des savoir-faire fondamentaux ; compter, lire, écrire. Elle sensibilise, intéresse, intrigue, met en mouvement. Elle favorise le développement des compétences directement utile au jeune enfant, par exemple savoir s'orienter, poser des questions, construire une stratégie pour arriver à ses fins. Moins encore que toute autre, l'école première ne peut séparer la personne du savoir, l'affectif du cognitif, la pensée de l'action et de la manipulation. Elle est fatalement constructiviste, à un âge où il est difficile de croire qu'on peut simplement " transmettre " des savoirs. En outre, l'école première ne peut fonctionner dans une pédagogie frontale, elle pratique nécessairement une forme de différenciation. Lorsqu'on dresse le " portrait idéal " de l'enseignant du siècle qui s'annonce, que trouve-t-on ? En me livrant à cet exercice périlleux (Perrenoud, 1999 e), j'ai dégagé deux grandes figures : •



Un enseignant qui développe l'autonomie et la citoyenneté ; à ce titre, il doit être une personne crédible, un médiateur interculturel, l'animateur d'une communauté éducative, un garant de la Loi, l'organisateur d'une petite démocratie, un passeur culturel et enfin un intellectuel. Un enseignant qui prépare à affronter la complexité du monde grâce à des compétences ; pour ce faire, il devrait être l'organisateur d'une pédagogie constructiviste, le garant du sens des savoirs, un créateur de situations d'apprentissage, un gestionnaire de l'hétérogénéité et un régulateur des processus et des parcours de formation.

Sur lequel de ces divers points les enseignantes et les enseignants de l'école première pourraient-ils ne pas être concernés ? Sans avoir résolu tous les problèmes, ils ont, dans ces divers domaines de compétence, souvent plusieurs longueurs d'avance sur leurs collègues du primaire et encore plus du secondaire. Il serait donc aberrant que l'école première se détourne de l'approche par compétences, alors qu'elle en est à certains égards la plus proche, avec la formation professionnelle. Il serait bien sûr maladroit de l'ériger en modèle dans des systèmes éducatifs où chaque ordre d'enseignement regarde de haut celui qui le précède. Mais un ministère lucide sur ses ressources devrait savoir qu'une partie des problèmes auxquels il s'attaque pour l'ensemble de la scolarité ont déjà été abordés et parfois résolus lors de l'entrée dans l'école et dans les apprentissages premiers. Cette continuité d'inspiration devrait être renforcée par la continuité des objectifs.

III. Le rôle spécifique de l'école première Peut-on développer des compétences à l'école première ? Tout dépend évidemment du sens qu'on donne en fin de compte à ce vocable. J'ai, comme Le Boterf, proposé de lier une compétence à une famille de situations relativement bien caractérisées, pour les distinguer de capacités plus générales et en apparence décontextualisées, comme 46

savoir s'exprimer ou savoir compter. Trouver son chemin dans une ville étrangère ou dans un bâtiment inconnu est une compétence, qui mobilise diverses ressources : sens de l'orientation, lecture de plans, capacité de questionner des gens, habileté à repérer et décoder des indications, raisonnement topologique et mémorisation de certaines structures ou certains trajets. À l'école première, on développe des compétences qui permettent à l'enfant de conquérir une forme d'autonomie (mettre son manteau, lacer ses souliers, se déplacer, emporter ce dont il a besoin, demander de l'aide), mais dans les programmes, on trouve plutôt des capacités assez générales faiblement contextualisées : percevoir, dénombrer, écouter, raconter, coordonner ses mouvements, se tenir tranquille, puis lire, compter, mémoriser des règles. On pourrait engager un long débat sur la distinction entre compétences et capacités. À un extrême, la compétence se confond avec une action singulière, si bien qu'on n'en voit plus l'intérêt, sauf si une situation très stéréotypée se reproduit. À l'autre extrême, on décrit une action sans aucun contexte, qui ne réfère qu'implicitement à une situation et à des intentions : lire, c'est lire n'importe quel type de texte, pour n'importe quelle raison, dans n'importe quelle situation confrontant à de l'écrit. Quel est le bon niveau d'abstraction ? Apprendre à lire un certain texte, à haute voix, à un public défini, n'est pas apprendre à lire. À la limite, on peut le faire dans une langue qu'on ne comprend pas en apprenant le texte par cœur. La capacité de lire ne peut être liée à un texte particulier. Doit-elle pour autant être liée à n'importe quel texte dans n'importe quel contexte ? On peut répondre à cette question par des distinctions logiques. Rien n'assure qu'elles correspondent à la réalité des fonctionnements cognitifs. À un lecteur avancé, on peut " prêter " une compétence unique, flexible et puissante, qui lui permet de tout lire. En fait, un expert, quel que soit le domaine, est détenteur de compétences multiples et spécialisées plutôt que d'une compétence unique très polyvalente, sorte de couteau suisse pour les situations les plus diverses. Le débutant est lui aussi enfermé dans des compétences contextualisées et disjointes. de plus, il forme des catégories qui ne sont pas celles des experts et attachent davantage d'importance aux apparences qu'aux structures profondes des situations et des phénomènes, plus difficiles à discerner. L'école première se trouve à cet égard dans une situation paradoxale : on lui demande en général de commencer à développer des capacités très générales, telles que communiquer, s'exprimer, s'orienter, raisonner, coopérer, anticiper, imaginer. En même temps, compte tenu de l'âge des enfants, elle ne peut travailler que sur des situations concrètes et d'ampleur limitée. Du coup, elle tend à développer des compétences assez étroites, par exemple trouver son chemin dans son quartier. De telles compétences n'ont pas, comme telles, d'intérêt à long terme. On peut espérer, mais cela reste à démontrer, qu'elles portent en germe des compétences plus larges et des capacités générales. Que sait-on au juste des mécanismes de généralisation ? L'école première a cru longtemps qu'il fallait aller des éléments à leur combinaison, donc partir de sons, de lettres, de mots isolés, pour ne les articuler que dans un second temps. On a mesuré les limites de cette démarche et on propose désormais assez vite des textes et des contextes à l'intérieur desquels on situe les éléments avant de les travailler un par un.

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Cette approche plus systémique et contextualiste n'empêche pas de proportionner les tâches aux moyens et à l'âge des apprenants. On privilégiera en revanche des tâches complètes et complexes, qu'on ne peut mener à bien qu'en combinant diverses ressources et en les ajustant à la situation. On fait à cette fin varier progressivement ce que Meirieu appelle l'étayage, que l'on peut interpréter comme une aide externe qui permet à l'enfant de réussir sans posséder toutes les ressources qui seraient nécessaires à une action entièrement autonome. Plutôt que de l'inviter à écrire quelques mots qui ne racontent rien d'intéressant, on propose à l'enfant de construire un vrai récit, plus long, en en dictant une partie à l'adulte. L'enfant développe de la sorte une capacité narrative complexe en étant provisoirement déchargé de la transcription, qui rend la conduite narrative décourageante pour qui ne maîtrise pas l'écrit. Selon les choix opérés à l'école première, on se bornera à construire des ressources isolées (par exemple connaissance de l'alphabet, capacité de sériation) ou on formera de vraies compétences, par exemple se servir d'un dictionnaire. On voit à ce propos que le rapport entre compétences spécifiques et capacités plus générales est loin d'être simple : • •

hic et nunc, une compétence mobilise des capacités générales acquises ; en même temps, elle contient en germe une capacité plus générale, fruit de décontextualisations successives, de généralisations progressives.

On pourrait trouver " logique " que l'école première se préoccupe de donner des " éléments " (autrement des ressources : capacités, habiletés, connaissances, attitudes, etc.) pour laisser aux cycles suivants le soin d'intégrer et de mobiliser ces éléments. Il me paraît, au contraire, plus fécond d'inscrire d'emblée chaque élément dans un contexte pragmatique, autrement dit la rencontre d'un sujet porteur d'intentions et de situations qu'il doit gérer pour parvenir à ses fins. C'est l'action qui donne sens aux ressources mobilisées et constitue en partie le moteur de leur acquisition. Si l'on veut travailler sur le sens des apprentissages et leur contextualisation, c'est sans tarder qu'il faut placer les élèves dans des situations complexes, qui les confrontent à des obstacles matériels et relationnels, mais aussi intellectuels. On peut faire un pas de plus avec la didactique des situations-problèmes, qui prend appui sur l'obstacle cognitif pour le transformer en objectif-obstacle (Astolfi, 1992 ; Meirieu, 1989). C'est l'interaction d'un projet et d'une résistance qui provoque des apprentissages nouveaux. Les ressources ne sont donc pas toujours des préalables, accumulées dans l'attente d'une situation qui amènerait à s'en servir. Pour une part, elles se construisent en réponse à une impasse ou une impuissance du sujet à atteindre ses fins. Dans cette perspective, l'approche par compétences concerne le cycle préobligatoire comme les cycles suivants. On peut même avancer l'idée que l'école première se heurtera à moins de difficultés : •

parce qu'elle est moins contrainte par des programmes notionnels et des découpages disciplinaires ;

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parce que chaque situation complexe ne peut, à cet âge, que provoquer des apprentissages essentiels.

L'école première, à travers des situations complexes, rendues accessibles aux jeunes enfants par un étayage approprié, pourrait notamment contribuer à développer très vite : • • • • • • • •

une exigence de sens ; un rapport pragmatique et irrévérencieux au savoir, comme outil pour agir sur le monde ; des intentions transversales (Rey, 1996), autrement dit la recherche active d'analogies et de transferts, voire un désir de transfert (Rey, 1998) ; un esprit de recherche, de définition et de résolution de problèmes qui aille audelà d'une vague " curiosité " ; la volonté et la capacité de " co-opérer " lorsqu'on est plus efficace à plusieurs ; une posture métacognitive et métacommunicative ; la prise de conscience de l'importance des langages symboliques et des conventions ; le goût de débattre, d'argumenter, de défendre un point de vue.

Ces apprentissages peuvent sembler très ambitieux, au point qu'on pourrait être tenté de les réserver aux degrés les plus avancés du cursus scolaire. Et, en effet, ils ne sont pas élémentaires. Ils devraient en revanche être premiers, car leur absence ou leur insuffisance font durablement obstacle aux apprentissages scolaires. Nul ne doutera qu'il faille, pour aller dans ce sens, une évolution des représentations et des compétences des enseignantes et des enseignants concernés. Elle me semble dans la continuité des développements antérieurs de l'école première.

IV. Pas de complexes ! On l'aura compris, je plaide pour une implication de l'école première dans le débat sur l'approche par compétences, non seulement pour défendre ses acquis, mais pour les partager. Pendant longtemps, l'école première a été placée dans la hiérarchie des enseignants en fonction de l'âge des élèves. C'est aussi absurde que d'accorder à la gériatrie davantage de valeur qu'à la pédiatrie sous prétexte qu'elle prend en charge des personnes plus âgées, même si, dans le système éducatif, cette absurdité s'explique par le fait que l'estime dans laquelle on tient un enseignant tient à l'étendue et au niveau académique des savoirs qu'il enseigne. Les savoirs et compétences qu'ils met en œuvre pour enseigner sont de peu de poids. Si l'on renversait cette hiérarchie, on se rendrait compte qu'il est très difficile de faire apprendre de jeunes enfants. Ils sont moins autonomes, moins dociles et ont encore tout à apprendre du métier d'élève. De plus, socialisation, développement et construction des savoirs sont plus étroitement imbriqués que par la suite.

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N'ayant pas encore subi le moule scolaire, ils représentent toute l'hétérogénéité des personnalités et des cultures familiales, aussi bien que la disparité des niveaux de développement, très forte à cet âge. La différenciation de l'action éducative est donc de mise. Elle est d'autant plus délicate qu'il s'agit de respecter la diversité sans enfermer chacun dans sa différence (Perrenoud, 1997). Si l'école première est le temps privilégié des apprentissages premiers (Bolsterli, 1999), elle ne peut, contrairement à ce qu'on imagine souvent, laisser du temps au temps, attendre que cela " se décroche " ou se contenter de répondre aux initiatives des élèves. La tension vers les objectifs n'est pas moins forte, même si elle ne culmine pas dans une évaluation normative. On sait maintenant que le simple fait de scolariser à un jeune âge ne réduit pas ipso facto les inégalités devant l'école, cela d'autant plus que les enfant issus des classes favorisées sont scolarisées autant ou plus que les autres. Le simple fait d'aller à l'école à 3, 4 ou 5 ans ne contribue guère, en tant que tel, à la démocratisation des études. Le facteur déterminant est ce qu'on fait de ces années. L'école première vit plus fortement que d'autres niveaux de scolarité le dilemme entre interventionnisme et attentisme, entre le risque d'enfermer dans un carcan et le risque inverse de ne pas faire évoluer. Une école première efficace et vivable exige donc des enseignants tout aussi qualifiés que ceux des degrés suivants du cursus. Pour qu'on prenne au sérieux les enseignantes de l'école première, cependant, il ne suffit pas qu'elles soient compétentes. Il faut qu'elles s'expriment et se débarrassent de l'image de gentilles animatrices de jeux et de bricolage, qu'elles se présentent en expertes des processus de développement, de socialisation, d'affirmation identitaire, de construction d'un rapport positif et ouvert au savoir. Pour cela, il faut passer par la formalisation, la conceptualisation, l'écrit, la recherche. Sortir du concret, des activités, du matériel pour y revenir après un détour par les processus sous-jacents. L'approche par compétences offre une occasion de faire valoir les acquis de l'école première ! C'est ainsi qu'adviendra peut-être, pas la base, à large échelle, " une école où les enfants veulent ce qu'ils font " (Perregaux, Rieben et Magnin,1996) tout en construisant des compétences et des savoirs essentiels !

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Compétences, solidarité, efficacité : trois chantiers pour l’école

Philippe Perrenoud Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation Université de Genève 1998 Sommaire 1. Des compétences pour tous 2. Une solidarité de tous avec tous 3. Agir à fil tendu Références

Je suis invité à intervenir sur le thème " École et Pédagogie ". De quoi s’agitil ? Lorsqu’on dit " École et Société ", on parle à l’évidence du rapport entre un système éducatif et la société qui lui donne ses moyens, sa légitimité, ses finalités, et en même temps, lui met constamment des bâtons dans les roues et lui adresse des injonctions contradictoires. La société, c’est tout le monde et personne. L’école n’est pas plus cohérente. Les liens entre ces deux entités complexes ne sauraient donc être simples, mais on raisonne clairement sur le rapport entre un système social et l’un de ses soussystèmes. L’école est dans la société, tout le monde le sait. Rappelons, avec Suzanne Mollo (1970), que la société est aussi dans l’école. L’école n’est pas un monde social coupé du reste du système, il s’y joue à peu près les mêmes 53

conflits, les mêmes différences, les mêmes jeux que dans la société globale ou dans les autres organisations. Le couple " École et Pédagogie " est moins facile à cerner. En parlant d’école, on désigne une institution, des organisations, un ensemble de gens, d’établissements, de structures. Mais qu’est-ce au juste que la pédagogie ? C’est une réalité beaucoup moins saisissable. On en donne en général deux définitions différentes : •L’une évoque le discours des grands pédagogues, des philosophes de l’éducation, de tous ceux qui ont essayé de penser les finalités de l’école, le rapport pédagogique, l’éthique de la relation. Les sociétés occidentales ont une longue tradition de réflexion pédagogique, bien avant les sciences de l’éducation. Une partie des " grands pédagogues " étaient, comme Pestalozzi, fortement enracinés dans une pratique, d’autres se bornaient à philosopher sur l’éducation à partir d’idées générales sur la nature humaine. •La pédagogie, dans un sens plus banal, désigne la pratique éducative. Tout enseignant est alors un pédagogue, si l’on considère son " intention d’instruire " (Hameline, 1971) et les stratégies qu’elle commande. Daniel Hameline ou Philippe Meirieu (1995) pourraient vous entretenir mieux que moi du rapport entre ces deux définitions, du statut très particulier du discours pédagogique, qu’il soit l’expression du praticien qui réfléchit sur le sens de ce qu’il fait, ses fondements, ses méthodes, ou qu’il émane d’un penseur qui examine de plus loin les intentions et les pratiques éducatives de son temps. Dans les deux cas, le discours pédagogique est assez ambigu. Il n’est pas vraiment scientifique, mais ce n’est pas non plus une simple opinion, telle qu’on peut l’entendre au café du commerce. La pédagogie essaie d’être un discours

articulé,

construit,

argumentatif,

rationnel.

La

" raison

du

pédagogue ", nous rappelle Clermont Gauthier (1993 a et b), est fortement engagée dans l’action et située par rapport à des valeurs, des problèmes de

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société, des finalités. C’est une raison pratique, qui dépasse toutefois les questions de méthode. La pédagogie ne s’occupe pas seulement du

comment, mais du pourquoi. Réfléchir sur les rapports entre école et pédagogie, c’est réfléchir à la fois sur les pratiques et sur les missions de l’école. Agnostique, je ne parlerai pas des missions de l’école chrétienne. Pour ce que j’en ai compris, elles ne sont pas radicalement différentes, aujourd’hui, des missions de l’école tout court. Je vais essayer de réfléchir avec vous sur un certain nombre de problèmes. Sociologue de l’éducation, je m’aventurerai au-delà de ce que la recherche peut affirmer aujourd’hui. Sur les questions de valeurs, rien n’est décidable à partir de la science. À la question de Philippe Meirieu (1995 b) " La pédagogie est-elle soluble dans les sciences de

l’éducation ? ", la réponse est non. On ne peut pas, à partir de la connaissance seulement, répondre à toutes les questions que se pose la pédagogie, même si l’on peut s’appuyer sur un nombre croissant de savoirs établis par la recherche en éducation. C’est donc à un discours partiellement militant que je vous convie. Dans ce registre, moins encore que dans celui de l’explication, nul n’est obligé d’être en accord avec moi. Mon but est de faire réagir et débattre. Je ne traiterai pas des rapports entre l’économie et l’emploi. Dans une société dans laquelle le chômage devient structurel, on peut se demander : à quoi sert l’école ? Le problème de l’emploi n’est pas d’abord le problème de l’école. C’est peut-être le meilleur indice des limites de son influence. On ne peut pas demander à l’école de garantir un emploi dans une société qui n’en crée plus. Le problème doit se gérer ailleurs. On peut en revanche demander à l’école de préparer les gens à vivre dans une société dans laquelle l’emploi n’est plus garanti, ce qui est différent. L’école ne peut pas faire de miracles. Elle est dans la société : comment pourrait-elle la changer à elle seule ? L’école n’est pas un deus ex machina. Elle ne peut créer du travail, engendrer

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du développement économique, promouvoir une société démocratique ou égalitaire si les autres forces tirent dans un sens contraire. Elle représente aussi une force non négligeable et peut contribuer à l’évolution sociale. Mon propos s’articulera en trois volets : 1. Égalité : des compétences pour tous. 2. Citoyenneté : des solidarités de tous avec tous. 3. Efficacité : agir à fil tendu. Ces trois utopies devraient faire sourire un sociologue réaliste… Pourtant, l’évolution va dans ce sens. La société change, elle développe de nouvelles attentes vis à vis de l’école. Faut-il désespérer pour paraître intelligent ? De toute façon, avons-nous le choix ? Le projet d’éduquer et d’instruire est toujours du côté de la pensée positive. En éducation, le discours utopique nourrit les innovateurs les plus naïfs. Les plus aguerris ont trouvé une voie étroite, sans trop d’illusions, ni trop de cynisme, entre réalisme conservateur et idéalisme béat. Il ne s’agit pas de croire au changement aveuglément, mais juste assez pour rester un pessimiste actif ou un optimiste averti. Il importe que les innovateurs ne tombent pas de trop haut lorsqu’au bout de quelques années d’immenses efforts, ils n’ont pas réussi a éduquer à la citoyenneté ou à éradiquer l’échec scolaire… Le changement est une histoire sans fin. Raison de plus de se mobiliser tout de suite !

1. Des compétences pour tous Nous allons à grands pas vers une société duale : une minorité manie les leviers de commande, oriente le développement et la production, détient les savoirs, prélève plus que sa part du produit national. Les autres, s’ils ont de la chance, ont un emploi et ne sont pas exclus de la prospérité, mais ne participent pas à la construction de l’avenir commun. Quant aux SDF et autres

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laissés pour compte, le souci du lendemain les prive de l’idée même qu’ils pourraient contribuer aux orientations de la société. L’école trie entre ceux auxquels s’ouvre la voie royale des études longues et peut-être de la réussite sociale et ceux qui n’ont pas cette chance. Les systèmes éducatifs ont brouillé les cartes en multipliant les filières, sans parvenir à masquer le fait que sortent de l’école des gens qui ont des connaissances et des compétences très diverses et ont donc inégalement accès non seulement à l’emploi et à la consommation, mais encore aux processus de décision qui commandent notre avenir collectif et aux ressources qui permettent à chacun de mener sa vie de façon autonome. En dépit du discours sur l’égalité des chances, on sait aussi que " certains sont plus égaux que d’autres " : enfants de cadres et enfants d’ouvriers n’ont pas, statistiquement, le même destin. Cette inégalité s’aggrave du fait que nous sommes encore prisonniers d’une logique selon laquelle, pour que les uns aient un niveau élevé d’éducation, les autres doivent nécessairement en être privés. L’éducation paraît trop souvent encore un " jeu à somme nulle ", comme si les uns ne pouvaient être bien éduqués qu’au prix de l’échec scolaire des autres. C’est une logique archaïque. Dans les sociétés développées, les budgets publics sont étranglés en raison d’un choix politique. On trouverait les moyens d’éduquer tout le monde si on en avait la volonté. Si l’échec scolaire et de fortes inégalités persistent, on peut, en enfourchant la théorie pure et dure de la reproduction, en conclure que la société ne veut pas d’une égalité de compétences ou d’acquis. Or, nos contemporains avancent à ce sujet des choses fort contradictoires. Ils disent qu’il faut préparer des élites, que tout le monde ne peut pas prétendre aux positions les plus enviables. Ils disent en même temps que chacun doit avoir des compétences de haut niveau dans une société complexe et en constante transformation. Il n’est pas sûr que la demande sociale d’aujourd’hui conduise à fabriquer de l’échec

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aussi ardemment qu’au début du siècle. Alors, en France, 4 % des adolescents fréquentaient les lycées. Aujourd’hui, ils sont 60 à 70 %. La société a changé, l’éducation de masse a progressé, même si les chances d’accéder au lycée dépendent encore fortement de l’origine sociale. Donc, verre à moitié vide, verre à moitié plein. On commence à mesurer les risques d’une éducation chichement mesurée aux besoins immédiats de l’économie. Nous ne sommes pas dans l’impasse, nous œuvrons dans un chantier en constante évolution.

1.1 Identifier des compétences essentielles On aurait pu dire, il y a vingt ans " Des connaissances pour tous " et on le disait. Revendiquer des compétences pour tous, n’est-ce pas simplement une façon à la mode de dire la même chose ? L’idée demeure de former tout le monde, à un niveau évidemment plus élevé que le savoir lire, écrire, compter du siècle dernier. Mais le changement de langage insiste sur le fait qu’il ne suffit pas d’accumuler des savoirs, qu’il faut être capable de les transférer, de les utiliser, de les réinvestir, donc de les intégrer à des compétences (1997 b). Les compétences mobilisent des connaissances, mais ne s’y réduisent pas. Elle se manifestent dans la capacité d’un sujet de mobiliser des ressources cognitives multiples pour agir à bon escient, face à des situations complexes, imprévisibles, changeantes et toujours singulières (Le Boterf, 1994 ; Perrenoud, 1998). Développer des compétences, c’est permettre : - d’une part, d’acquérir ces ressources, parmi lesquelles des savoirs, des techniques, des méthodes ; - d’autre part, entraîner leur mobilisation dans des situations complexes. C’est un défi nouveau pour une école qui s’est, pendant longtemps, contentée d’inviter les élèves à accumuler des savoirs, sans trop se soucier de leur transfert et de leur mobilisation hors des situations d’exercice et d’évaluation scolaires. Certes, le système éducatif se centre, à l’école maternelle et dans les premiers degrés de l’école primaire, sur le développement de

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compétences de base comme savoir lire ou savoir calculer. Ensuite, elle assène des savoirs pendant une bonne dizaine d’années en se disant que " cela pourra toujours servir ", sans dire jamais clairement dans quelles situations. La référence qui sauve est alors l’exigence des études longues, auxquelles l’école primaire puis le début de l’école secondaire sont censés préparer. On ne retrouve véritablement une logique de compétences qu’en formation professionnelle, c’est-à-dire fort tard dans le cursus et par rapport à des orientations relativement spécifiques vers des métiers ou des groupes de métiers. L’approche par compétences durant toute la scolarité de base est une forme de révolution culturelle, bien au-delà d’un changement de vocabulaire. La Belgique, avec les socles de compétences, s’est engagée dans cette voie, en l’articulant au travail sur les cycles d’apprentissages. Mais, comme dans les autres pays, on commence à peine à comprendre ce que pourrait être un curriculum basé sur les compétences et à mesurer le changement radical que cela suppose dans les programmes et les pratiques d’enseignement et d’évaluation. L’approche par compétences repose d’abord le problème de la transposition didactique de façon nouvelle. Les programmes scolaires sont des programmes notionnels, des listes de contenus qui se réfèrent largement aux savoirs les mieux établis. La transposition didactique n’est jamais achevée, puisque l’école doit se tenir au courant des développements des disciplines (physique, biologie, histoire, géographie, etc.) pour moderniser régulièrement les programmes et les moyens d’enseignement. Travailler sur des compétences confronte toutefois à un problème d’une autre taille, et d’abord à la question des compétences estimées nécessaires pour vivre dans une société du XXIe siècle, c’est-à-dire pour gouverner son existence, fonder une famille, travailler, chômer sans se détruire, voter, participer, se former, avoir

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des loisirs, gérer ses biens, avoir une certaine indépendance face aux médias, prendre soin de sa santé, comprendre le monde. Chacun reconnaîtra sans doute que de telles compétences sont utiles. Le rôle de l’école est-il d’aider tous les élèves à les construire ? Si l’on pense que oui, il reste, pour les traduire en objectifs de formation, à les identifier, à en analyser précisément, le fonctionnement, à décrire les familles de situations dans lesquelles elles sont mises en œuvre et à inventorier les ensembles de ressources, notamment de connaissances, qu’elles mobilisent. Il n’y a pas aujourd’hui de consensus sur ces questions. L’OCDE vient de lancer un programme de recherche sur ce thème, ce qui montre bien que la question n’est pas résolue. Dans une société développée, les compétences dont chacun a besoin ne concernent pas les situations de travail les plus spécialisées, celles auxquelles préparent en principe les formations professionnelles. L’enjeu de l’école obligatoire, ce sont les compétences qui font de nous non seulement des travailleurs, indépendants ou salariés, mais des êtres autonomes, des citoyens responsables, des gens qui ont une vie privée, familiale, spirituelle, sexuelle, associative, des loisirs, des engagements dans divers projets et diverses causes. Cette réflexion n’est pas seulement technique, elle pose d’abord la question des finalités de l’école. Il est urgent de reconstruire une transposition didactique sur la base d’enquêtes sérieuses portant sur ce que les gens utilisent vraiment pour vivre, réfléchir, se former et agir dans tous ces registres.

1.2 Clarifier le statut des connaissances et des disciplines Une partie des connaissances enseignées à l’école ne prétendent pas se justifier comme ressources pour agir dans la vie, mais comme bases d’une formation ultérieure, voire comme outils de sélection. L’hypertrophie des programmes résulte de cette accumulation de contenus qu’il faut avoir " vus " pour passer dans l’enseignement secondaire, puis à l’université. Aussi

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longtemps que la logique dominante de l’école primaire sera de préparer aux études longues, aussi longtemps qu’on voudra anticiper sur la formation supérieure de quelques-uns, on sacrifiera la formation de compétences utiles au plus grand nombre ! On peut imaginer une école qui ne serait pas la propédeutique des études supérieures, mais tout simplement une préparation à la vie, en renvoyant l’acquisition de certains savoirs savants pointus aux filières postobligatoires spécialisées dans lesquelles ils sont incontournables. Est-il vraiment indispensable, notamment dans l’enseignement secondaire, de charger les programmes de notions nouvelles aux seules fins d’en décharger les premiers cycles universitaires et d’imposer à tous des savoirs qui ne trouveront véritablement leur sens que dans des orientations ultérieures particulières ? Mon propos ne mène nullement à renoncer à un enseignement scientifique ou littéraire de bon niveau à l’école obligatoire, mais invite ne pas le conformer entièrement, dès le début du cursus, aux attentes présumées de l’enseignement postobligatoire général (niveau lycée) et, au-delà, des facultés de sciences ou de lettres. Je dis les attentes " présumées " des facultés, car elles préféreraient peut-être des étudiants autonomes et maniant couramment les méthodes de base du travail intellectuel à des élèves ayant déjà une large culture disciplinaire. On se fait par ailleurs beaucoup d’illusions sur le statut théorique des savoirs scolaires. Jean-Pierre Astolfi rappelle que " les savoirs

scolaires aimeraient se parer des vertus du théorique, qui leur conféreraient une légitimité qu’ils recherchent. S’ils y échouent, c’est faute de développer un vrai travail de pratique théorique que seul rendrait possible l’usage, dans chaque discipline, de concepts fondateurs et vivants " (Astolfi, 1992, p. 45). L’université. aurait tout intérêt à ce que ses étudiants possèdent d’emblée un habitus et une pratique théorique, à partir de quoi ils pourraient assimiler rapidement les connaissances disciplinaires qui leur font défaut. Il se peut que la vraie résistance se situe au niveau du lycée, comme le montre la

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consultation nationale conduite en France. À ce niveau, on ne se trouve ni dans une culture orientée vers l’action, ni dans une culture orientée vers la théorie et la recherche, mais dans une culture spécifiquement scolaire, pour ne pas dire " scolastique ". Il ne s’agit pas davantage de tourner le dos à la culture générale et à ses aspects identitaires. Découvrir- pour soi et avec d’autres - le sens de l’existence humaine exige des compétences au même titre que rencontrer l’âme sœur ou trouver un logement agréable et bon marché. Il n’y a aucune raison de limiter les compétences à la sphère pratico-pratique et de réserver les savoirs aux hautes sphères de l’esprit. Il y a des savoirs triviaux et pour autant respectables et des compétences intellectuelles et spirituelles sans valeur d’usage dans la vie pratique. La vie, même quotidienne, n’est pas la vie pratique ! Il y aurait, en bref, deux raisons de justifier la présence de savoirs définis dans un curriculum : • •

soit comme bases spécifiques d’études ultérieures, voire d’une sélection ou d’une certification qui exigent leur maîtrise ; dans ce cas, il faut le dire ; soit comme ressources au service de compétences utiles à tous ; dans ce cas, il faut les identifier.

On ne devrait plus, aujourd’hui, laisser subsister dans les programmes des savoirs dont la seule justification est qu’ils sont intéressants ou qu’ils y ont toujours figuré. Non par souci de faire de l’ordre, mais parce que si l’on veut faire une place, à l’école obligatoire, à la construction de véritables compétences, il convient de modifier assez radicalement les " rapports de force " entre connaissances et compétences. J’aime la formule de Pierre Gillet, qui propose de donner aux compétences un " droit de gérance " sur les connaissances. Plutôt que de concevoir un programme scolaire comme un ensemble de connaissances dont on espère qu’elles serviront un jour, mieux vaudrait viser

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le développement de compétences définies et enseigner en priorité les savoirs qui fonctionneront comme de véritables ressources. On pourrait élaguer et décloisonner les disciplines en utilisant le critère de la mobilisation probable des savoirs au service de compétences identifiées. On verrait à ce moment qu’une bonne partie des connaissances que l’on apprend à l’école sont très rarement mobilisées par des compétences identifiables, sans être pour autant des bases évidentes d’études ultérieures. On perd à l’école beaucoup de temps pour assimiler des connaissances que l’on oublie rapidement, parce qu’elles ne s’intègrent jamais à des démarches d’action, ne sont mobilisées par aucune compétence essentielle et ne sont pas davantage reprises ou approfondies en aval dans le cursus. C’est évidemment facile à dire. Pour élaguer, réorganiser les programmes dans cet esprit, il faut mettre en cause la dotation horaire de chaque discipline, donc aussi des emplois, du moins aussi longtemps que chacun se réfugie derrière sa spécialisation disciplinaire. Lorsqu’on examine un programme pour l’alléger, vous savez très bien ce qu’il advient : tout paraît en fin de compte absolument indispensable. On ne peut semble-t-il, sans mettre la culture en péril, renoncer à aucune notion, aucun chapitre, aucune œuvre, aucune théorie. À qui appartiennent les compétences ? Certaines sont à dominante disciplinaire et relèvent des spécialistes, à charge pour eux de travailler la mobilisation autant que la maîtrise des ressources dans leur champ. D’autres compétences - dites parfois transversales - n’appartiennent en propre à aucune discipline et mobilisent des ressources relevant de plusieurs d’entre elles, aussi bien que de savoirs de sens commun, non disciplinaires. Il faut alors trouver des espaces-temps inter- ou pluridisciplinaires, centrés sur la mobilisation de ressources hétérogènes. Il se s’agit pas de renoncer à enseigner les connaissances disciplinaires, mais de les faire contribuer à des compétences qui, jusqu’à un certain point, les transcendent. La partie n’est

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pas gagnée, à la fois sur le plan de la clarté conceptuelle, de l’écriture des programmes et des socles de compétences et beaucoup plus encore sur le plan de l’adhésion à ce modèle culturel d’une bonne partie des professeurs qui, dans le fond, maîtrisent des connaissances, s’en trouvent assez heureux et se prennent parfois pour des modèles de l’être cultivé. En fait, si une partie des professeurs, et notamment ceux du secondaire et du secondaire supérieur, ne veulent pas entendre parler des compétences, peut-être est-ce parce que cela rétrécirait la part de savoirs disciplinaires qui ne se justifient que dans une visée encyclopédique, mais sont au principe de leur identité. Le pire serait de feindre de former à des compétences, pour afficher une certaine modernité sans mécontenter personne. Dans les nouveaux programmes du collège, en France, a surgi une colonne inédite, celle des " compétences ". À la regarder de près, on constate qu’y figurent des contenus considérés jusqu’alors comme des connaissances, auxquels on a accolé un verbe d’action. Se servir de la loi d’Ohm n’est pas une compétence, juste une insistance, certes bienvenue, sur un début de mobilisation d’un savoir déclaratif ou procédural. Pour aller au-delà d’un changement d’étiquette, il faut avoir le courage d’assumer

les

implications

d’une

approche

par

compétences

pour

l’organisation des programmes, le temps dévolu à divers domaines, l’évaluation et les façons d’enseigner et de gérer la classe, avec un nombre impressionnant de deuils à faire, notamment le deuil des connaissances qu’on enseignera plus, parce qu’elles ne sont pas des bases d’apprentissage ultérieurs et ne contribuent pas davantage à développer des compétences identifiables Cette tension est absolument indéniable. On ne peut pas sérieusement former à des compétences sans alléger fortement les contenus de connaissances et sans les mettre au service de ces compétences. Il est normal que le système

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éducatif et les gens d’école soient divisés sur ces questions, au nom de visions différentes de la culture et des finalités de l’enseignement. Certains sont rendus méfiants par l’adhésion rapide du monde économique au langage des compétences. La notion de compétence est en vogue dans les entreprises et le monde professionnel, où elle est liée à la mise en cause du concept de qualification, à la tendance à la flexibilité du travail et à l’augmentation

du

rendement

des

" ressources

humaines ".

Cette

" coïncidence " dessert la cause des compétences dans le monde scolaire. Une partie des enseignants, ceux qui votent à gauche (sans être pour autant des pédagogues novateurs), l’interprètent comme une commande de monde de l’économie au système éducatif, censé servir ses intérêts, au détriment de la culture et des savoirs. Ce qui les conduit à rejeter complètement l’approche par compétences, jugée technocratique, pragmatique, utilitariste, liée au monde marchand et à l’aliénation des travailleurs. Il y a là de vraies questions, mais aussi le risque de grandes confusions. S’il y a un accord sur le mot et l’idée de compétences, il n’y pas de convergence sur les pratiques sociales auxquelles on se réfère et les compétences à construire dès l’école. Il n’est pas sûr que savoir négocier, argumenter, contester, prendre sa vie en main, constituer un acteur collectif, animer un mouvement, créer des réseaux de coopération soient exactement les compétences que les entreprises ont en tête, même si, dans certains secteurs, elles demandent plus d’initiatives à leurs salariés. Il peut y avoir une vision émancipatrice des compétences aussi bien que des savoirs, de même qu’il y a une vision conservatrice des unes et des autres. Le vrai clivage ne devrait pas passer entre ceux qui parlent de compétences et ceux qui valorisent les savoirs, mais entre ceux qui mettent le sujet au service du système économique et ceux qui plaident pour l’inverse. Ce clivage préexiste au débat sur les compétences et lui survivra, il participe de l’affrontement de modèles de société.

65

1.3

S’organiser

pour

construire

et

évaluer

des

compétences Il ne suffit pas de viser la formation de compétences, en les explicitant dans un " socle " ou un programme, pour qu’elles soient effectivement prises au sérieux dans le travail quotidien des maîtres ou des élèves. Le " passage à l’acte " se heurte à nombre de difficultés. Ce que les professeurs savent et aiment le mieux faire, c’est transmettre des connaissances de façon plus ou moins active, en renvoyant à d’autres temps de la scolarité l’exercice de leur transfert et de leur mobilisation dans d’autres contextes. Un professeur de biologie pensera par exemple volontiers que son rôle est de donner des bases théoriques et méthodologiques dans sa discipline. Il ne sera pas opposé

par

principe

à

ce

que

ces

savoirs

fondamentaux

aident

éventuellement à résoudre des problèmes concrets de santé ou d’hygiène, mais ce sera en quelque sorte " par dessus le marché ", sans qu’il ait à s’en soucier dans le temps d’enseignement qui lui est - chichement, dira-t-il imparti. Si tous les spécialistes des disciplines raisonnent de la sorte dans l’enseignement général, on ne s’étonnera pas que le travail de mobilisation et d’intégration soit délégué à la formation professionnelle. Or, cette dernière, dans le meilleur des cas, ne se préoccupe que de compétences spécifiquement liées à un métier. Pour nombre de personnes, une partie importante des savoirs scolaires restent donc en friche, inutilisables dans la vie privée, associative, culturelle, politique, parce que leur mobilisation n’a pas été entraînée à l’école, qu’ils restent des " matières d’examen ", sans que ceux qui ont acquis ces savoirs les perçoivent comme des ressources pour la vie. Les compétences ne s’enseignent pas, elles se construisent à la faveur d’un

entraînement. On apprend en faisant, au gré d’une pratique réflexive, avec un soutien, une régulation et un coaching. Il ne s’agit pas d’apprendre tout seul, 66

par essais et erreurs, sur le tas, mais il n’est pas question non plus de s’exercer simplement à suivre une procédure, une marche à suivre ou une recette. Pour développer des compétences, il faut être confronté en personne, de façon à la fois répétée et variée, à des situations complexes, se démener pour essayer de les maîtriser, ce qui, peu à peu, amène à intégrer des savoirs, des savoir-faire plus étroits, des informations, des méthodes, pour faire face, pour décider en temps réel, pour prendre des risques. Cela demande du temps, cela ne peut pas se faire au rythme effréné de la transmission de savoirs décontextualisés. Un professeur peut parcourir à un rythme élevé le " texte du savoir ". Si tous les élèves n’ont pas compris, n’ont pas fini leurs exercices, tant pis, il passe plus loin, pour " boucler le programme ". Dès le moment où il veut mettre en place des situations dans lesquelles les élèves doivent s’investir, atteindre un but, pratiquer, échanger, réfléchir à ce qu’ils ont fait, le contenu qu’on pouvait survoler en une demi heure de discours magistral prend une matinée de travail. Du coup, on ne peut plus tout faire, il faut choisir. Il faut surtout créer des situations d’apprentissage qui se gèrent tout à fait autrement qu’une succession de leçons et d’exercices. La formation générale, si elle veut s’orienter vers des compétences, devrait s’inspirer davantage de certains dispositifs de formation professionnelle et d’éducation des adultes, études de cas, jeux de rôles, démarches de projets, simulation, méthodes actives et contextualisation des problèmes. Avant d’en venir aux situations et démarches didactiques, je voudrais insister sur le fait que l’approche par compétences a des conséquences majeures pour l’évaluation. Si on évalue des connaissances, on ne développera pas des compétences. Il faut que les compétences soient évaluées, de façon formative et certificative, pour que l’intention de les développer soit crédible. Sinon, ni les parents, ni les élèves, ni les enseignants ne vont investir. Pourquoi se donner du mal pour des apprentissages qui ne seraient pas

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validés au stade de l’évaluation ? Or, l’évaluation des compétences ne se fait pas avec des tests papier-crayon et encore moins avec des QCM. Elle se fait dans de vraies situations, qui ne peuvent pas être standardisées, synchronisées. On est alors plus proche de l’atelier artistique ou d’un entraînement sportif : la transmission condensée d’un savoir est limitée, au profit d’une pratique que le formateur observe, encadre, régule et évalue sur cette base, bien loin des épreuves écrites ou des interrogations orales classiques dans l’enceinte scolaire. Les enseignants primaires sont moins effrayés que leurs collègues du secondaire par une approche par compétences, parce qu’elle leur est plus familière et apparaît plus compatible avec les contraintes horaires, les objectifs de l’éducation de base et la teneur des programmes, moins axée sur les disciplines et les savoirs. À partir du début du second degré, former à des compétences est, pour nombre de professeurs, un métier nouveau (Meirieu, 1990). Les personnes qui ont " choisi " ce métier pour transmettre des connaissances ne s’y seraient peut-être pas engagées, si elles avaient eu le choix, pour développer des compétences. Le travail par compétences donne au professeur une autre place, exige d’autres savoir-faire didactiques, un autre contrat pédagogique, une autre gestion de classe, une autre évaluation, toutes choses qui peuvent légitimement faire peur. Il faut tenir compte de cette réalité, des adhésions et des refus de principe, mais aussi des enjeux de formation et de reconversion, qui sont autant d’obstacles à l’évolution des pratiques.

1.4 Aller vers une pédagogie active et des démarches de projet Développer et mettre en place, régulièrement, des situations qui développent des compétences, amène à se rattacher à ce qu’on peut appeler, pour aller vite, les méthodes actives, les pédagogies nouvelles, les démarches de projet, le travail par problèmes ouverts et situations-problèmes. C’est à ce prix 68

que l’on peut mettre les élèves devant des situations complexes qui exercent la mobilisation des savoirs acquis et l’assimilation de savoirs nouveaux. Les démarches de projet les plus classiques ont l’intérêt de placer les élèves devant un vrai défi, avec un but mobilisateur. En contrepartie, l’activité n’est pas planifiable dans son détail, la participation des élèves n’est pas maîtrisable et les processus d’apprentissage que produit une démarche de projet ne sont pas faciles à organiser et contrôler, ni même à anticiper. Ils sont même susceptibles d’aggraver les inégalités, puisque, dans une démarche de projet, c’est souvent la logique de la réussite qui prime, d’où - exemple que Philippe Meirieu donne volontiers - la tendance, dans une pièce de théâtre, à ne pas donner le premier rôle au bègue. Dans une démarche de projet, on doit réussir et donc on fait le meilleur usage des compétences disponibles, c’est-à-dire qu’on prive de chances d’apprendre ceux qui en auraient le plus besoin… Même une démarche de projet consciente de cette dérive ne maîtrise pas vraiment les apprentissages. C’est pourquoi, sans revenir aux cours traditionnels, il importe de recourir en parallèle au travail par problèmes ouverts et situations-problèmes, c’est-à-dire des situations problématiques, certes, mais conçues et construites, par des didacticiens ou par l’enseignant, pour que des obstacles cognitifs précis soient affrontés et si possible dépassés par l’élève.

1.5

Différencier

l’enseignement,

individualiser les parcours de formation Ce n’est pas parce qu’on travaille à développer des compétences que les mécanismes producteurs de l’inégalité vont disparaître par magie. Cela peut toutefois les atténuer, pour deux raisons : l’une, c’est que cette façon de travailler donne davantage de sens au travail scolaire ; or, l’absence de sens est un des obstacles à l’apprentissage ; apprendre régulièrement, à travers des exercices, des savoirs complètement décontextualisés, dont on ne voit pas à quoi ils peuvent bien servir, n’est pas mobilisateur pour les élèves qui 69

n’ont pas l’héritage culturel et le rapport au savoir requis pour s’investir " gratuitement ", voire ludiquement, dans de telles tâches (Develay, 1996 ; Charlot, Bautier et Rochex, 1992). Une approche par compétences est plus proche de la vie, plus proche du travail, plus proche de la décision. Elle peut donc " parler " à un certain nombre d’élèves d’ordinaire à mille lieues de la culture scolaire. Par ailleurs, elle exclut moins ceux qui sont plus à l’aise dans le faire que dans le dire. Même l’usage de la langue change : pour affronter une situation, on utilise et on entraîne d’autres compétences verbales que pour répondre à une interrogation orale ou participer à une leçon. Ce n’est pas sans lien avec les mécanismes générateurs de l’échec scolaire. Cela dit, il n’y a aucune raison de verser dans un optimisme béat. Il est sûr que " l’indifférence aux différences " produira les mêmes effets, qu’on travaille sur des connaissances ou des compétences. Il faut donc qu’une pédagogie des compétences soit aussi une pédagogie différenciée, une pédagogie qui individualise les parcours de formation (Perrenoud, 1996, 1997). Une pédagogie différenciée peut commencer à se déployer dans l’espace de la classe. L’individualisation des parcours de formation exige cependant que l’on fasse, du moins par moments, éclater ce cadre, pour travailler dans des espaces-temps plus ouverts, plus vastes, pris en charge par des équipes pédagogiques. Insistons-y : il ne s’agit pas d’enseignement individualisé, ni d’une forme généralisée de tutorat. Ce qui est individualisé, c’est le chemin de l’apprenant. Le souci d’une forte individualisation des parcours de formation conduit aux cycles d’apprentissage. La Belgique s’y est lancée, comme quelques autres pays. On est, là aussi, au début de la réflexion, on tâtonne pour concevoir de " vrais " cycles d’apprentissage. Dans sa définition minimale, un cycle d’apprentissage est une suite de degrés (ou niveaux ou classe, selon les terminologies nationales), entre lesquels on ne redouble pas. C’est

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indispensable, comme le montre Marcel Crahay (1996)., mais ce n’est pas suffisant ! Aller vers de véritables cycles d’apprentissage, c’est avoir des objectifs de fin de cycle et considérer qu’un cycle de deux, voire de trois ou quatre ans, est une totalité indécomposable, confiée globalement à une équipe pédagogique, qui a plusieurs années devant elle pour atteindre les objectifs et s’organise pour cela à sa guise. En quelque sorte, on transpose la logique d’une année scolaire à une suite d’années gérées dans la continuité, avec une responsabilité globale et une autonomie d’organisation interne. Cela ne va pas sans évaluation formative, ni sans bilans intermédiaires, mais il n’y a pas de redoublements ou d’exclusions possibles durant le cycle, les bilans permettent de gérer les progressions et d’utiliser au mieux le temps qui reste (Perrenoud, 1997). L’instauration de cycles est sans doute une condition d’une approche par compétences, mais ce détour organisationnel représente, à lui seul, un enjeu majeur, qui provoque autant de malentendus que de résistances.

2. Une solidarité de tous avec tous Il ne suffit pas d’être instruit pour être honnête. Il est difficile d’admettre, pour qui se bat contre l’échec scolaire, que les élèves bien formés peuvent devenir des adultes égocentriques et méchants. Pourtant, il n’y a rien là de mystérieux : à partir du moment ou l’on est plus instruit, on a plus de choix, y compris celui de ne pas être honnête, et plus de ressources pour ne pas se faire prendre. Les manipulations génétiques, la spéculation immobilière, la guerre, la torture, le génocide, le crime organisé, la délinquance économique, le surarmement, les pollutions industrielles, l’extermination de certaines espèces animales à des fins lucratives, l’exploitation du travail, l’exclusion, la destruction de la biosphère et quelques autres calamités sont le fait de scientifiques, de gens qui ont un très haut niveau de formation et qui vendent leur savoir au plus offrant. On peut trouver d’excellents chimistes pour purifier

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de la drogue, d’excellents juristes pour frauder le fisc, d’excellents informaticiens pour pirater les bases de données du gouvernement… Le savoir ne garantit, hélas, ni la solidarité, ni l’honnêteté. L’élévation du niveau moyen d’instruction et de l’intelligence collective n’est pas garante de progrès. Est-ce la mission de l’école de civiliser, de rendre honnête, de rendre solidaire dans une civilisation qui ne l’est pas entièrement, qui contient le meilleur et le pire ? Pourquoi l’école serait-elle plus vertueuse que la société qui la paie ? Tout simplement parce qu’on lui délègue ce rôle et qu’on la protège en contrepartie des compromissions et de la violence du monde, parce qu’elle peut être un rempart contre la jungle et la guerre civile (Meirieu et Guiraud, 1997). Il y a évidement un autre problème : à supposer qu’on veuille éduquer à la solidarité et qu’on croie que c’est possible, il reste savoir comment s’y prendre, dans une société pluraliste, individualiste, médiatique, planétaire, où l’éducation morale a fait long feu. Comment faire, sachant qu’on poursuit ce projet de longue date et qu’à ce jour, il n’a pas vraiment réussi ?

2.1 Contre l’indifférence, contre la violence Souvent, on s’inquiète de la violence. Elle existe, même si elle n’est pas encore dans tous nos murs, dans tous nos établissements. Il y a peut-être quelque chose de plus inquiétant, même si cela fait moins de bruit : l’indifférence. Christophe Dejours vient de publier un ouvrage intitulé " Souffrance en

France " (1998). Chercheur, spécialiste de la psychodynamique du travail, Dejours étudie notamment, dans toutes sortes de métiers, la souffrance au travail et les mécanismes de défense qu’elle engendre (Dejours, 1993). Nombre de salariés vivent dans la peur ou sont brimés par toutes sortes de mécanismes de contrôle, de compétition, de pression au rendement. La montée du chômage et du néolibéralisme accroît la souffrance au travail de ceux qui ont encore un emploi et sur lesquels s’exerce une pression

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croissante dans tous les secteurs régis par le marché et la course au rendement. Produire de plus en plus, avec de moins en moins de main d’œuvre, est en gros la politique de toutes les entreprises et de nombreuses administrations publiques. Ceux qui conservent leur emploi devraient se sentir solidaires des chômeurs, qui représentent ce qui peut leur arriver. Or, ils font preuve, dit Dejours, d’une indifférence étonnante. Selon un sondage de 1980 en France, les personnes interrogées pensaient, dans leur immense majorité, que si le taux de chômage dépassait les 4-5 %, ce serait l’explosion sociale. En 1998, le taux de chômage en France est d’environ 14 %. Or, l’explosion ne s’est pas produite, le chômage fait désormais partie du paysage, il est banalisé. Au point que, quand les salariés entendent les chômeurs demander, pour Noël, quelques ressources supplémentaires, certains trouvent qu’ils exagèrent, qu’il n’y a pas de raison de leur faire de cadeaux, alors que chacun a des problèmes, que la vie est dure pour tout le monde. Dejours montre à quel point nous nous sommes forgés une extraordinaire capacité d’indifférence, non seulement à la misère du monde (Bourdieu, 1993), à la guerre en Bosnie, à la famine au Sahel, mais à ce qui se passe autour de nous. Nous vivons avec 10 à 15 % de gens sans emploi, avec beaucoup de gens sous-payés, surexploités, condamnés au silence sous la menace de la prochaine charrette. Le chômage n’atteint pas seulement ceux qui chôment, mais touchent ceux qui se sentent, à tort ou à raison, dans l’antichambre du chômage et donc acceptent n’importe quelles conditions de travail, parce que rien n’est pire que de se retrouver sans emploi. Dejours montre que cette indifférence recouvre d’abord des peurs. Chacun s’applique à nier le risque, à faire comme si seuls les autres pouvaient avoir un accident ou être menacés de chômage. Chacun cherche à tirer son épingle du jeu. S’il y parvient, il ne lui reste qu’à regretter que les autres n’en puissent faire autant. On parle du malheur des

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autres au gré d’une compassion souvent sincère, mais fugitive. On compatit, mais de là à se mobiliser pour qu’il en aille différemment, il y a un grand pas. C’est une compassion qui ne nous engage à rien, sinon à un petit moment de sympathie vite oublié. Or, cette indifférence compatissante est à la racine de l’effritement du lien social, de la violence, à la racine des ségrégations, des exclusions. Dejours propose un parallèle saisissant avec les régimes totalitaires, rappelant qu’Hitler n’a pas fait l’Allemagne nazie à lui seul, que toute la société a collaboré activement ou du moins fermé les yeux, trouvant même qu’après tout, il était assez juste de persécuter Juifs, communistes et autres résistants au nouvel ordre. Dans le monde d’aujourd’hui, les sociétés développées ne sont pas fascistes, mais des mécanismes assez voisins fonctionnent à propos de la misère, de l’exclusion, des inégalités, de la souffrance de catégories entières, chômeurs, immigrés, personnes âgées, laissés pour compte de la croissance. Nous acceptons des choses inacceptables, tous les jours, parce que nous ne voulons pas prendre le risque de nous mobiliser. Je vous renvoie à ce très beau livre, un livre très fort qui nous interpelle tous, parce que nous sommes tous menacés d’indifférence. Ce pourrait être la base d’une éducation à la solidarité, non seulement comme valeur, mais comme compréhension des interdépendances et des mécanismes qui engendrent les injustices.

2.2 Reconstruire les bases du contrat social et de la solidarité Une éducation à la citoyenneté ne va pas sans élargir fortement l’éducation civique, celle qui vise à former un bon citoyen capable de comprendre la constitution, de voter, de jouer un rôle actif et responsable dans la cité. Le problème est plus global. On pourrait parler de solidarité.

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Bien sûr, le mot est chargé de valeurs morales. L’école chrétienne parle de fraternité, idée dont les connotations confessionnelles (ou révolutionnaires !) peuvent déranger l’un ou l’autre. Solidarité est peut être un peu plus neutre, mais exprime tout de même le refus de " Moi d’abord, moi tout seul ". La question dépasse l’échelle nationale, à la fois par le haut et par le bas. La solidarité, si l’on pense aux rapports Nord-Sud et Est-Ouest, n’a de sens que planétaire. Si tous les Belges allaient bien, alors que le reste de la planète sombre, serait-ce vraiment suffisant ? Inversement, la solidarité est aussi locale, à l’échelle de la famille, de l’entreprise, du quartier, de la communauté. Mieux vaudrait éduquer à ces diverses solidarités, qui reposent sur des connaissances et des identités distinctes. L’éducation à la citoyenneté est aujourd’hui au programme de tous les colloques. Elle pourrait s’infléchir vers une éducation aux solidarités. Comment s’y prendre ? La solidarité s’apprend, cela ne fait aucun doute. Peut-elle être l’objet d’une éducation à l’école ? Il y a un premier paradoxe : si le contrat social est défait, l’éducation n’est plus possible. Comment pourrait-on enseigner la non violence dans la violence ? Comment pourrait-on enseigner la solidarité si les conditions mêmes du dialogue pédagogique ne sont plus remplies ? Heureusement, les rapports entre générations ne sont pas partout aussi dégradés. Il est donc encore temps, là où la communication pédagogique reste possible, d’éduquer avant qu’il ne soit trop tard. Il reste à prendre le problème au sérieux autrement que dans le discours et à en faire une priorité. Les leçons de morale n’ont guère d’effets et il ne suffit pas de multiplier les instances de participation, les conseils de classe, les lieux de parole. Il est temps de connecter plus étroitement une éducation à la citoyenneté et à la solidarité avec la construction des savoirs et des compétences.

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L’éducation à la citoyenneté n’est pas une cure d’âme ou d’appel aux bons sentiments, une heure par semaine, alors que, pour le reste on " fait le programme ". Elle n’a aucune chance si elle n’est pas au cœur du programme, liée à l’ensemble des compétences et des savoirs.

2.3 Apprendre à analyser et à assumer la complexité Certaines compétences sont des clés de la solidarité, sans en être garantes. Elles ont par ailleurs toutes sortes d’autres usages, dans d’autres contextes. Savoir analyser et assumer la complexité me parait une compétence décisive, parce que certains dysfonctionnement du lien social et des rapports sociaux tiennent à la peur, au repli sur soi, au raidissement devant un monde qui dérange, inquiète, panique une partie de nos contemporains lorsqu’ils ne comprennent plus ce qui se passe et se sentent les jouets de mécanismes opaques, notamment ceux qui les jettent au chômage ou dans la précarité. On sait que c’est le fond de commerce de l’extrême droite. Analyser et assumer la complexité exige des savoirs. Aujourd’hui, les savoirs économiques et sociologiques pertinents restent très absents de la scolarité de base, alors qu’ils rendent compte de mécanismes qui nous déterminent fortement. À défaut de passer par des leçons de morale, l’éducation à la solidarité doit s’appuyer sur des leçons de choses, les " choses " dont il s’agit étant politiques, économiques, culturelles et sociales. Il faut en parler, mettre des mots sur les réalités, expliquer les contradictions. La complexité, comme le rappelle Edgar Morin, ce sont les contradictions indépassables dans lesquelles nous nous plongeons quotidiennement, dans le meilleur des cas en vivant avec elles, mais sans jamais pouvoir les dépasser définitivement. Aujourd’hui, comprendre où se prennent les décisions, par exemple sur le développement urbain, technologique ou économique, serait assez crucial pour être un citoyen averti. Pour cela, il faut un minimum de culture, non seulement à propos des mécanismes démocratiques, mais sur le fond des enjeux. Si l’on ignore ce qu’est une multinationale, une opération de bourse,

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une OPA, un lobby ou un capital-risque, on ne saisit pas certains rouages essentiels de notre société. Suffirait-il de consacrer aux sciences sociales, à l’école, autant de temps qu’à la physique ou à la biologie ? Peut-être y a-t-il un rééquilibrage des disciplines à envisager. Toutefois, il ne servirait à rien d’ajouter des connaissances aux connaissances si on ne se préoccupe pas davantage de leur mobilisation dans la compréhension et la résolution des problèmes individuels et collectifs.

2.4 Apprendre à coopérer et à vivre ensemble Apprendre aussi à coopérer, à vivre ensemble, ce n’est pas seulement intérioriser de bons sentiments, cela exige des compétences. On le voit, par exemple, quand on appelle les enseignants à travailler en équipe : les compétences correspondantes leur font cruellement défaut. Au premier conflit, à la première divergence, chacun se retire sous sa tente en disant " Si

c’est comme ça, je reprend mes billes " ou en ne disant rien… Ce n’est pas de l’individualisme caractériel, plutôt une absence de maîtrise de la coopération, avec sa part de conflits et de jeux de pouvoir. Aussi longtemps qu’on a le sentiment que, si l’on coopère, on va se faire absorber par le groupe, ramener à la norme, assujettir à des décisions prises par d’autres, pourquoi s’y risquerait-on ? Si chacun était capable de faire entendre sa voix et sa différence, de poser les problèmes comme il les ressent, de dire " Là il y a un

malaise, là je ne suis pas d’accord, on va trop vite, là je n’accepte pas ", il s’engagerait plus volontiers dans un travail d’équipe, il serait plus à l’aise, moins défensif, capable de régulation sans chercher le salut dans la fuite dès que ca se passe mal. Patrice Ranjard, dans un ouvrage récent (1997), qualifie l’individualisme de " suicide culturel ". Ce suicide, paradoxalement, est collectif, lorsque tous s’entendent au moins sur un point : chacun pour soi ! Il y a certes des modèles culturels en jeu, mais ils auraient moins de forces si davantage d’acteurs avaient les moyens de la coopération. Nos systèmes de valeurs

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sont souvent appelés à la rescousse pour disqualifier ce que nous ne savons pas faire.

2.5 Apprendre à vivre les différences et les conflits Apprendre à coopérer, c’est déjà apprendre négocier, à gérer sinon des conflits, du moins des divergences d’avis ou d’intérêts. Du moins cela reste-t-il à l’intérieur d’un projet commun. Or, dans une société, tous ne tirent pas à la même corde. Il y a des clivages, des rapports de force, des dominations, des discriminations, des ségrégations. Il faut apprendre à ne pas diaboliser les différences, à vivre avec, à ne pas les transformer en conflits ou en rapports de domination. Apprendre à accepter les différences, c’est une formule que l’on entend de plus en plus souvent chez ceux qui se soucient de la coexistence de diverses ethnies et cultures dans nos sociétés, qui brassent des populations de toutes origines. Là aussi, sans travaux pratiques et leçons de choses, on en reste aux bonnes intentions. Vivre les différences et les conflits ne s’apprend pas à travers un discours magistral et quelques préceptes. Cela s’apprend en travaillant sur des problèmes concrets. Les écoles implantées dans des quartiers interculturels, où il y a quarante nationalités différentes dans l’école, dix-huit dans chaque classe, sont obligées, pour survivre, d’apprendre à gérer les différences, à travers les affrontements confessionnels, par exemple sur la présence de l’Islam, du voile, etc. ou à travers la coexistence de mœurs, de visions différentes de l’hygiène, d’habitudes alimentaires incompatibles, de rapports au savoir différents. Il y a des endroits, dans le système éducatif, où l’on n’a pas le choix. Lorsqu’on a le choix, on est tenté de ne pas travailler sérieusement ces problèmes, puisqu’ils n’empêchent pas de fonctionner et d’enseigner. Or, ces apprentissages n’ont pas seulement une valeur immédiate, ils font partie de la culture et des compétences de base.

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3. Agir à fil tendu Les politiques peuvent renvoyer au gens d’école, et ils le font de temps en temps, la question : " Si vous obteniez tous les moyens que vous demandez,

sauriez vous en servir ? ". À cette question, la réponse n’est pas toujours bien assurée. L’efficacité de l’école dans l’usage de ses moyens prête à débat. Il faut bien sûr faire la part des lourdeurs bureaucratiques dont souffrent toutes les organisations, même les entreprises. J’avancerai cependant que l’école est particulièrement peu préparée à agir à flux ou à fil tendu, pour de bonnes et de moins bonnes raisons. Georges Charpak, prix Nobel de Physique, intitulait son autobiographie : " La

vie à fil tendu ". La formule évoque une existence tendue vers des projets, vers un avenir, vers ce qu’on veut réaliser, n’ayant pas un instant à perdre tellement la vie est courte. Ni les chômeurs, ni les gens peu qualifiés ne peuvent se payer le luxe d’une vie à fil tendu. C’est une aspiration de classe moyenne supérieure. Mais ce n’est pas ici la question. Je transpose en effet le modèle aux organisations et plus particulièrement à l’école. Il me semble qu’une partie du problème de l’école n’est pas dans ses intentions, mais dans la façon dont elle organise son travail, dont elle perd du temps et de l’énergie à poursuivre des objectifs sans grande importance, dans son manque de continuité dans le traitement des problèmes.

3.1 Adopter une logique de résolution de problèmes Agir à fil tendu, c’est tout simplement adopter une logique de résolution de problème. Quand vous entrez dans un hôpital, vous en sortez souvent guéri, ou du moins soulagé. C’est parce que l’organisation hospitalière, malgré ses pesanteurs, vous a pris en charge dans une logique très simple : quel est votre problème et que faut-il faire pour le résoudre ? Elle a mobilisé sur cette base les disciplines, les technologies, les thérapies pertinentes. Un hôpital bien géré n’envoie pas au service de radiologie ou au service de pédiatrie un

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quota standard, mais les patients dont le traitement exige un examen. Au patient, on ne fait pas une radiologie le mardi parce que c’était prévu, mais parce qu’elle était nécessaire et au moment où c’est nécessaire. Cette organisation du travail ne produit pas toujours des miracles, mais elle assure quand même un rapport assez serré entre l’objectif et l’action. En médecine, on est prêt à recomposer constamment les stratégies en fonction de l’objectif, du temps qui reste et du chemin qui reste à parcourir. Si on n’y arrive pas, ce n’est pas faute d’avoir en tête un tel modèle, mais parce qu’on se heurte à la rareté des ressources, à la rigidité de certaines procédures, etc. À l’école, on n’a pas la même vision du travail en tête. On est englué dans ce qu’on peut appeler, avec l’organisation du travail, une logique de flux

poussés, par opposition à une logique de flux tendus. J’ai essayé de développé cela dans un livre sur la pédagogie différenciée, je n’entre pas ici dans le détail (Perrenoud, 1997). Pour ne donner qu’un exemple : quand on construit une maison de façon professionnelle, que les gens arrivent le premier septembre, alors que l’immeuble est à peine sorti des fondations, toutes les décisions sont prises pour qu’à l’échéance fixée, les habitants puissent emménager. On remanie la planification, on s’adjoint des forces supplémentaires, on simplifie, on repense certains problèmes en fonction du temps qui reste, du fait que l’échéance n’est pas négociable. À l’inverse, quelqu’un qui construit " à temps perdu " une résidence secondaire avance " comme il peut ". Il y travaille, une heure par-ci, une heure par-là, en vacances, le week-end. La maison sera finie " quand elle sera finie ". Telle est la logique du flux poussé, alors que la logique du flux tendu est d’être constamment en train de tenir les délais, et de se rapprocher de l’objectif. Dans le monde du travail, le flux tendu est associé à davantage de rendement moins de poses, moins de libertés et, au bout du compte, une exploitation accrue des salariés. Proposer ce modèle à l’école ne me fera guère d’amis. Néanmoins je crois qu’il faut réinterroger nos dispositifs de travail, de sorte

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qu’on ne fasse pas les choses parce qu’elles étaient prévues, mais parce qu’elles sont nécessaires, qu’on recompose constamment les stratégies. C’est le sens d’un enseignement stratégique (Tardif, 1992). Si, à la fin de l’école primaire, on veut vraiment que personne ne passe au second degré sans savoir lire, il faut s’y prendre autrement, cesser de dire à la fin de chaque année " Cet élève ne sait pas lire, mais il apprendra plus tard.

Il faut lui laisser le temps, cela va se décrocher ". Or, pour certains élèves, cela ne se décroche pas. À partir de 8-10 ans, les élèves qui ne savent pas lire ne vont pas apprendre spontanément, par la simple vertu du temps qui passe. Ils n’y parviendront que si les enseignants, en équipe, se mobilisent pour que cet objectif soit atteint, pas tous les moyens du bord. S’il reste deux ans pour qu’un enfant sache lire et si c’est une véritable priorité, on accepte d’élaguer le reste du programme et on lui propose un traitement différencié, intensif, sur mesure. Hélas, cela ne fonctionne pas ainsi, même si le soutien pédagogique tente parfois l’impossible. On accompagne de tels élèves de classe en classe, pour " découvrir ", d’année en année, qu’ils ne savent pas lire, sans jamais en tirer de conséquences décisives. On peut comparer l’attitude de école à celle de la planète face aux désastres écologiques qui nous menacent. Tout le monde le sait, voire s’inquiète, mais rien ne se passe, rien en tout cas qui soit à la mesure des risques. Dans nombre d’écoles, la division du travail, l’organisation en degrés et programmes annuels, les emplois sont ainsi faits que personne ne se sent véritablement responsable des connaissances et des compétences des élèves en fin de parcours. On découvre toujours l’irréparable trop tard et c’est en général le cycle d’études suivant ou le marché du travail qui fonctionnent comme révélateurs, chaque cycle faisant preuve d’une " volonté de ne pas savoir ". Ce n’est la faute de personne en particulier, mais de nous tous, gens d’école, en général. Nous ne prenons pas la mesure de notre enfermement dans des

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routines, nous mettons les apprenants sur des rails, qu’ils suivent de conserve jusqu’au moment où il ne reste plus assez de temps pour " rectifier le tir ". Il vaudrait mieux anticiper et prévenir l’échec. Il y a des élèves dont on peut dire dès le début de l’école, avec 9 chances sur 10 de ne pas se tromper, qu’ils auront de grosses difficultés d’apprentissage. Cela conduit souvent à les faire redoubler, voire à les orienter vers l’enseignement spécialisé. L’alternative serait de mobiliser d’emblée toutes les forces et les compétences disponibles pour les mettre à niveau, comme on le fait aux soins intensifs. L’école est lente à réagir. De peur de stigmatiser les élèves en difficulté ou de nourrir un effet Pygmalion, elle n’anticipe pas et ne se mobilise pas à temps, dans une logique de résolution de problèmes. Certes, aujourd’hui, on critique le simple redoublement, on envoie les élèves en soutien pédagogique, on différencie un peu. La différenciation n’est jamais à la mesure des problèmes. Elle est toujours trop timide, trop tardive, emprisonnée dans une organisation en degrés annuels et en classes qui la limite terriblement. Réorganiser le travail enseignant, cela voudrait dire encourager la mobilité des gens, mettre les énergies là où il faut, repenser les stratégies d’apprentissage et d’enseignement régulièrement, en cours d’année et tout au long du cursus. C’est donc travailler différemment, en cycles d’apprentissage, mais surtout dans une logique de résolution de problèmes et de différenciation.

3.2 Travailler à flux tendus S’il se borne à " donner du temps au temps ", un cycle d’apprentissage produit plus d’inégalités. Puisqu’il n’y a pas de butoir à la fin de l’année scolaire, qu’il n’y a pas de redoublement, de décision d’orientation, on peut être tenté de reporter les bilans et les mesures énergiques à plus tard. Quand on fait les comptes, en fin de cycle, les inégalités se sont accrues et sont parfois devenues difficilement réversibles.

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Mettre en place des cycles, c’est lutter contre cette tentation, qui est réelle, qu’on ne peut nier. Il faut donc organiser le travail à l’intérieur du cycle autrement que comme dans un long degré annuel. Un cycle permet une gestion à flux tendus, à condition de cesser le zapping permanent qu’impose la grille horaire typique d’une école primaire ou secondaire. Apprendre quelques

notions

fondamentales,

qu’on

travaille

d’ordinaire,

par

intermittences, durant un an ou davantage, est possible en quatre semaines, à raison par exemple de huit heures par semaines. C’est ce qu’on fait souvent en formation d’adultes, dans un certain nombre de dispositifs qui ne sont pas prisonniers de la forme scolaire et s’autorisent donc à ne pas faire de tout chaque jour ou chaque semaine. En travaillant en modules, on pourrait arriver, jusqu’à un certain point, à se concentrer sur un objectif et à l’atteindre pour tous Qu’est-ce qu’apprendre une langue étrangère à l’école ? C’est, trois à cinq fois par semaine, durant des années, à des heures tout à fait variables, pour 45 minutes, retrouver un professeur de langue. On voit les résultats, en tout cas pour les Suisses, qui vivent dans un pays trilingue où l’enseignement d’une autre langue nationale est obligatoire. L’apprennent-ils pour autant ? Hélas, au bout de huit ans de cours hebdomadaires, c’est souvent un désastre. Or, quand on envoie les gens dans un stage linguistique intensif, ils se débrouillent au bout de deux ou trois semaines. Pourquoi n’est-on pas capable d’en faire autant à l’école ? C’est un exemple facile, parce qu’on a sous les yeux un modèle alternatif connu, qui fonctionne et donne des résultats convaincants. Pour les mathématiques ou la biologie, on ne connaît pas de strict équivalent du stage intensif, mais maintes expériences montrent qu’un apprentissage concentré, sous l’empire de la nécessité, permet dans chaque domaine d’aller plus vite et plus loin qu’un apprentissage fractionné, étalé sur des mois ou des années. Il suffirait d’un peu d’imagination pour réorganiser nos ressources de sorte à ne

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pas courir constamment tous les lièvres à la fois, en zappant constamment, en dépensant une énergie démesurée pour renouer le fil d’un enseignement encapsulé dans des périodes de 45 minutes. Ce modèle entraîne des déperditions considérables de temps, d’énergie, mais aussi de sens. En éducation des adultes, on ne travaille pas de façon aussi absurde. On pourrait tout à fait, si on s’en donnait le droit, agir à fil tendu ou à flux tendus dans le cadre d’un cycle d’apprentissage, plus généralement d’un cursus scolaire.

3.3 Évaluer ce qu’on fait et réguler Il importe d’évaluer ce qu’on fait ici et maintenant. Aujourd’hui, les indicateurs de l’enseignement sont pris en charge par les États et les organisations internationales, notamment, l’OCDE. Ils renvoient une image parfois gratifiante, parfois désolante des politiques nationales de l’éducation, qui permet le cas échéant de les réorienter. Cette évaluation globale ne suffit pas. Elle doit aussi être locale et pas forcément quantitative. Elle ne va pas de soi, car, si les enseignants ne cessent d’évaluer les élèves, ils fuient toute évaluation quand ils en sont l’objet. Tout se passe comme si l’évaluation était alors forcément négative, menaçante, alors que toute action rationnelle passe par une certaine lucidité, qui amène à se demander si cela a ou n’a pas marché, pourquoi et comment on pourrait éventuellement s’y prendre mieux. Ce qu’on a appelé " culture de l’évaluation " est en train de séduire les uns et d’agacer les autres. Elle pose le problème du respect de la diversité et de l’autonomie des établissements, Ce qui pointe sur un chantier en plein essor : le développement de façons nouvelles de demander et de rendre des comptes dans l’institution scolaire. Plutôt que de contrôler de façon bureaucratique, comment aller vers une obligation de compétences et un dialogue entre professionnels ? Le problème se pose pour les personnes, mais aussi pour les établissements, leurs projets, les contrats qu’ils concluent avec le système dont ils tiennent

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leurs moyens d’action et qui a le droit de leur demander des comptes. On commence à expérimenter quelques modèles novateurs, mais c’est encore balbutiant. Si on ne veut pas reconduire, de décennie en décennie, les mêmes constats et les mêmes errements, on a intérêt à développer des pratiques et des dispositifs qui permettent de " rendre compte " autrement, individuellement et collectivement. Les Québécois parlent de redevabilité ou d’imputabilité, néologismes discutables pour traduire " accountability " de l’anglais. Quels que soient les mots, le problème demeure. *** Je dis parfois, par pure provocation, qu’on dispose en éducation d’assez de bonnes idées, que l’urgence est plutôt de les mettre en œuvre. Évidemment, les choses sont plus compliquées, comme en témoigne la nécessité de plaider pour le développement de compétences et l’éducation à la solidarité en fonction des problèmes et des savoirs de notre temps. Il reste indispensable de s’interroger de façon plus serrée et critique sur la mise en œuvre, nos stratégies d’innovation et de formation, l’écart entre le dire et le faire, et les moyens que nous nous donnons de l’amenuiser.

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Apprentissage de la citoyenneté... des bonnes intentions au curriculum caché

Former les professeurs, oui, mais à quoi ? Philippe Perrenoud Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation Université de Genève 1997 Sommaire 1. La citoyenneté : de quel apprentissage parle-t-on ? 2. Où apprend-on la citoyenneté et comment ? 3. Que peut faire l'école ? 4. Citoyenneté et rapport au savoir 5. Que cela exigerait-il chez les enseignants ? 6. Avons-nous le choix ? Références

Pour que l'apprentissage de la citoyenneté s'opère à l'école, au collège et au lycée, y a-t-il quelque chose à faire ? Avant de charger le programme de formation initiale et continue des enseignants de missions nouvelles, il serait prudent de répondre à quelques questions : 1. De quoi s'agit-il ? De quel apprentissage parle-t-on ? La citoyenneté, est-ce une

affaire d'attitude, de savoirs, de compétences, de valeurs, d'identité ? Tout cela à la fois ? Mais encore ?

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2. Où apprend-on la citoyenneté et comment ? Quel est la part de l'éducation 3. 4.

5. 6.

délibérée et celle de la socialisation implicite ? L'école joue-t-elle aujourd'hui un rôle, sciemment ou involontairement, par l'enseignement ou par le curriculum caché ? Peut-on envisager une plus grande prise pédagogique et didactique sur cet apprentissage ? Par quels biais ? L'enseignement ? L'éducation ? La vie scolaire ? L'organisation de la classe et de l'établissement ? La relation pédagogique ? Quelles attitudes, savoirs, valeurs et compétences cela exigerait-il chez les enseignants ? Peut-on les former dans ce sens, où et comment ?

Ces questions questionnent à leur tour les finalités de l'école, les programmes, le rôle des enseignants, la transposition didactique au delà des savoirs. Se les poser diffère à coup sûr le temps des réponses bien assurées. Ne pas se les poser condamne à succomber aux effets de mode.

1. La citoyenneté : de quel apprentissage parle-t-on ? S'agit-il d'apprendre qu'on appartient à une collectivité organisée, une cité ? qu'on y a des droits et des devoirs ? qu'on est lié aux autres membres par une loi commune, expression de la volonté de tous ? qu'il y a, au-delà de la connaissance des valeurs communes, des lois et des institutions - instruction civique élémentaire - une obligation de solidarité, un contrat de coexistence pacifique, la recherche constante d'un juste équilibre entre liberté et responsabilité, autonomie et ingérence ? Est-ce tout cela, la citoyenneté ? De quoi parle-t-on au juste ? Le mot, un peu sorti de l'usage, vient d'être remis au goût du jour. Que signifie-t-il ? Pour Le Robert , la citoyenneté est " la qualité de citoyen ", ce dernier étant, " dans l'antiquité, celui qui appartient à une cité, en reconnaît la

juridiction, est habilité à jouir, sur son territoire, du droit de cité et est astreint aux devoirs correspondant s". Dans les temps modernes, le sens évolue, le 88

mot citoyen désigne une personne " considérée comme personne civique ". On tourne en rond, direz-vous. Non, car si civique signifie simplement, avant 1781 " relatif au citoyen ", il change ensuite de sens et veut dire " propre au

bon citoyen ". De ce détour par le dictionnaire, on peut retenir d'abord, du point de vue de l'éducation, qu'être citoyen est un statut , auquel sont attachés des droits et des devoirs, définis dans le cadre d'une cité comme organisation de la vie commune ; pour être citoyen, dans ce sens, il fallait connaître la constitution, les lois, les institutions. Pour les respecter, il fallait encore adhérer aux valeurs et convictions qui les fondent. La citoyenneté n'était pas pour autant une obligation. On pouvait vivre sans être citoyen . C'était le statut le plus enviable, pas le seul possible. La notion de citoyenneté nous vient d'une époque où l'on ne rêvait pas, au contraire, que tous soient citoyens. La démocratie antique se limitait au cercle restreints des citoyens, nul ne souhaitait l'élargir par souci d'égalité. La Révolution change complètement les données du problème en prétendant faire de chacun une citoyenne ou un citoyen à part entière. Dès lors, ce n'est plus un privilège, ni un véritable choix. La citoyenneté est octroyée automatiquement à l'âge de la "majorité civique", d'abord aux hommes autochtones, ensuite aux femmes et aux résidents, avec une tendance à l'abaissement de l'âge limite ! Elle ne peut être refusée. Elle n'est retirée qu'en cas de grave manquement à la loi commune. La déchéance des droits civiques est d'ailleurs réversible. On assiste alors à un renversement de perspectives : alors que la citoyenneté n'était accordée qu'à ceux qui donnaient des gages suffisant de civisme, il s'agit désormais de préparer à être de bons citoyens tous ceux qui deviendront de "simples citoyens" sans avoir rien demandé. Plus le cercle s'élargit aux classes populaires et aux gens nés ailleurs, moins on peut faire confiance à leur éducation familiale. D'où un enjeu d'instruction et de

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socialisation qui dépasse la famille et se trouve au principe de l' éducation

civique confiée à l'école. Dans le cadre de l'État-Nation, censé regrouper des citoyens, l'école est chargée de les former à ce rôle, c'est même le moteur principal de son extension au XIXème siècle. Parle-t-on aujourd'hui d'autre chose en parlant d'éducation à la citoyenneté ? N'est - ce pas une expression nouvelle pour rebaptiser un projet d'instruction et d'éducation aussi ancien que l'école obligatoire ? Pourquoi cette expression nouvelle ? On peut avancer trois hypothèses complémentaires. On parlerait d'éducation à la citoyenneté pour : • • •

redonner de la force, en la renommant, à une éducation morale et civique traditionnelle, un peu tombée en désuétude durant des décennies ; désigner une conception neuve de la citoyenneté, moins formelle, plus éthique, plus active, plus planétaire ; faire face à une crise de la citoyenneté, annoncée ou actuelle.

L'hypothèse de la crise est évidemment étayée par le discours ambiant sur l'affaiblissement du lien social, la violence urbaine, le racisme, le mal de vivre des banlieues. Loin d'être le rempart attendu, l'école serait elle-même gagnée par le désordre et la violence. Contre les analyses un peu courtes des media, les sciences sociales montrent que la violence des élèves est souvent une réponse malheureuse à l'état de la société qui les stigmatise (Debarbieux, 1990 ; Defrance 1992, 1993, Pain, 1992 ; Nizet et Herniaux, 1985). Alice Miller (1984), dans " C'est pour ton bien. " avait déjà identifié les racines de la violence dans l'éducation de l'enfant. Le contrat pédagogique et le contrat didactique sont impuissants à reconstituer un contrat social plus global, parce qu'ils le présupposent (Develay, 1996 ; Meirieu, 1996 b). Même si cela est vrai, il est vrai aussi que les sociétés contemporaines placent la barre de plus en plus haut. Il s'agit aujourd'hui de faire coexister dans une société des gens qui appartiennent à des ethnies, des nationalités, des cultures différentes, ne parlent pas la même langue, n'ont pas les mêmes valeurs et les mêmes modes de vie. Dans le même temps, le respect des 90

différences a progressé et l'appareil étatique n'a plus les moyens de couler chacun dans le même moule civique. S'il y a un moule, lié à la production et de la communication de masse, il s'organise dans le monde du travail, de la consommation et des loisirs plus que de la participation à la vie collective. Les frontières deviennent poreuses, les continents s'organisent, le village planétaire devient une réalité. L'État Nation n'est plus aujourd'hui le "locus of control" de la société civile. Il fût un temps où les communautés politiques étaient plus fermées et se donnaient des moyens de contrôle des esprits et des comportements que l'État n'a plus aujourd'hui dans les "démocraties", en partie du fait de la réussite de son projet : le niveau d'instruction ne permet plus d'endoctriner les masses, le pape dit une chose et les catholiques en font une autre, le chef de l'État s'adresse à tous à la télévision, mais c'est une voix parmi d'autres, entre deux pages de publicité, en concurrence avec un talk show ou un jeu sur d'autres chaînes. Nous rêvons aujourd'hui d'une citoyenneté librement assumée, sans endoctrinement. Durant longtemps, l'instruction civique s'est confondue avec l'intériorisation intensive et acritique de quelques principes moraux et le souci de développer un respect inconditionnel des institutions, du travail, de la famille, de la loi, s'accompagnant d'une identification à la patrie, d'une vision très nationaliste de l'histoire et de la géographie, d'une adhésion au colonialisme et jusqu'à un certain point au racisme et au mépris des autres cultures. Jusqu'aux années 1930-40, les manuels de lecture comme d'instruction civique étaient des catéchismes plus ou moins laïcs, selon le degré de séparation de l'Église et de l'État. Après guerre s'est amorcée une évolution, liée sans doute à la décolonisation et l'affaiblissement - relatif - de l'ethnocentrisme des pays occidentaux La sensibilité moderne parle de droits de l'homme, de libre arbitre, d'esprit critique, de droit des peuples à l'autodétermination, d'égale dignité des races, des cultures, des religions, des modes de vie. Elle plaide pour une égalité et

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une civilisation planétaires. L'école est un des lieux auxquels on délègue cette vision idéaliste de la citoyenneté et les gens d'école y contribuent. L'éducation à la citoyenneté a partie liée avec une nouvelle conception de la société civile. Elle émane de l'État, mais le prend comme objet. C'est ainsi qu'on peut lire dans les nouveaux programmes du collège au chapitre "Éducation civique" pour le cycle central : "Dans ce cycle, les élèves prennent conscience que les principes et les valeurs fondamentaux sont constitutifs de la démocratie. Ils découvrent que les institutions n'épuisent pas les valeurs, que le droit, s'il essaie de les concrétiser au mieux, laisse insatisfaites les aspirations des hommes pour plus de justice, plus d'égalité, plus de liberté ; ce qui explique les tensions existantes entre l'État garant du droit et la conscience humaine, elle-même garantie dans sa liberté d'exercice en régime démocratique ; ce qui rend compte aussi de l'écart qui existe entre les valeurs et la réalité ; ce qui permet enfin de comprendre, à côté de l'État, le rôle des citoyens, des associations ou des organisations non gouvernementales, pour mettre en oeuvre les valeurs. L'exercice de l'esprit critique et la pratique de l'argumentation sont privilégiés dans les démarches pédagogiques" (Direction des Lycées et Collèges, 1997, p. 45). Faux semblant et langue de bois, diront les sceptiques, espoir d'un monde meilleur diront les idéalistes. Il reste que les programme ont changé et ne sont plus mis aussi ouvertement que jadis au service de la formation d'un citoyen docile. Ce texte aurait pu, en 1968, émaner d'un courant alternatif en rupture avec l'État... Comme Martucelli l'a relevé, l'école n'a jamais été aussi démocratique, elle n'a jamais, dans l'histoire, aussi bien traité les enfants. Cela nous paraît normal, au regard de notre sentiment de l'enfance et des visions de l'éducation

influencées

par

des

courants

qui,

de

Rousseau

au

constructivisme, en passant par les mouvements d'école nouvelle, font de

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l'enfant une personne à part entière, qui a des droits et pense par elle-même. Nous sommes donc sensibles aux contradictions entre nos valeurs et le fait qu'il existe encore des enfants maltraités et des écoliers persécutés ou pétrifiés par la peur des sanctions. Que cela n'empêche pas de voir que l'instruction est devenue, au fil des décennies, plus dialogique et respectueuse des enseignés, et la vie scolaire plus participative et moins enserrée dans un carcan de règles appuyées sur un formidable appareil répressif. Que le retour de la règle et de la répression ne nous abuse pas : ce sont les adultes qui ont créé les problèmes qu'ils dénoncent aujourd'hui ; ce sont eux qui ont constitué l'enfance et l'adolescence en âges protégés, qui ont développé les droits et adoucis les obligations et les sanctions. L'éducation civique a été longtemps, comme l'ensemble de l'instruction scolaire, une violence symbolique assez ouvertement assumée, avec des châtiments corporels jugés légitimes, des punitions très lourdes, des zéros de conduite, des suspensions, des exclusions, sans procédures de recours. On en finit avec la toute-puissance de l'institution, l'école est désormais régie par le droit civil, elle est censée respecter la sphère privée des personnes, leur droit d'expression, de libre association. Un professeur qui bat, insulte ou humilie un élève peut être poursuivi. Il n'est donc plus question, aujourd'hui, d'une éducation à la citoyenneté sur le modèle ecclésiastique ou militaire. D'ailleurs, aujourd'hui, même les séminaristes ou les conscrits ont des droits... Il est facile d'affirmer que la citoyenneté est "en chute libre" ou "en crise" et qu'après s'être exclamé "Mais que fait la police ?", on en vient à dire "Mais que fait l'école ?". Il serait équitable de reconnaître que la conception de la citoyenneté a changé et a modifié aussi les moyens légitimes d'éduquer et d'instruire. Lorsque quelque chose semble "se dégrader", demandons-nous toujours si la réalité a changé ou si nos attentes se sont élevées. Aujourd'hui, on stigmatise l'ignorance dans des sociétés où le niveau d'instruction est le plus élevé de l'histoire. Il se pourrait qu'en matière de citoyenneté aussi, nos

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attentes changent plus vite que les comportements , ce qui nous pousserait à voir une dégradation absolue là où elle est simplement relative. De là à rendre l'école responsable de cette dégradation, le pas est vite franchi. Elle l'a d'ailleurs bien cherché : à force de prétendre nous préparer à tout en nous enfermant dans ses classes dix à vingt ans de notre vie, elle provoque des attentes fantasmatiques et autorise à lui remettre tous les problèmes que la société ne parvient pas à résoudre. Cette analyse est cependant un peu courte.

2. Où apprend-on la citoyenneté et comment ? L'école n'est par un État dans l'État, même si on lui reconnaît une "autonomie relative". On ne peut donc, sans autre forme de procès, lui imputer une éventuelle crise de l'éducation citoyenne. Charles Péguy écrivait en 1904 : La crise de l'enseignement n'est pas une crise de l'enseignement ; il n'y a pas de crise de l'enseignement ; il n'y a jamais eu de crise de l'enseignement ; les crises de l'enseignement ne sont pas des crises de l'enseignement ; elles sont des crises de vie ; elles dénoncent, elles représentent des crises de vie et sont des crises de vie elles-mêmes ; elles sont des crises de vie partielles, éminentes, qui annoncent et accusent des crises de la vie générale ; ou, si l'on veut, les crises de vie générales, les crises de vie sociales s'aggravent, se ramassent, culminent en crises de l'enseignement qui semblent particulières ou partielles mais qui en réalité sont totales parce qu'elles représentent le tout de la vie sociale ; c'est en effet à l'enseignement que les épreuves éternelles attendent, pour ainsi dire, les changeantes humanités ; le reste d'une société peut passer, truqué, maquillé ; l'enseignement ne passe point ; quand une société ne peut pas enseigner, ce n'est point qu'elle manque accidentellement d'un appareil ou d'une industrie ; quand une société ne peut pas enseigner, c'est que cette société ne peut pas s'enseigner ; c'est qu'elle a honte, c'est qu'elle a peur de s'enseigner elle-même ; pour toute humanité, enseigner, au fond, c'est s'enseigner ; une société qui n'enseigne pas est une société qui ne s'aime pas, qui ne s'estime pas ; et tel est précisément le cas de la société moderne (publié le 11 octobre 1904 dans une sorte d'éditorial qui s'appelait "Pour la rentrée", repris dans Charles Péguy, Cahiers VI, II, Oeuvres en prose , La Pléiade II, p. 1390, cité par Jacques Julliard, dans Le Nouvel Observateur , n° 1357, 8-14 nov. 1990, p. 61).

" Quand une société ne peut pas enseigner, c'est que cette société ne peut

pas s'enseigner ; c'est qu'elle a honte, c'est qu'elle a peur de s'enseigner elle94

même ". Phrase terrible, mais qui est peut-être la clé du problème : pourquoi demander à l'école d'être plus vertueuse que la société qu'elle exprime ? Ce n'est pas simplement injuste, c'est absurde. La thèse de Péguy souffre cependant de naïveté sociologique : la société n'est pas une personne, c'est un champ de forces contradictoires. Une société ne peut globalement avoir honte d'elle-même que si elle forme un bloc. Dans une société pluraliste coexistent toutes sortes de sentiments, de la pleine adhésion, plus ou moins désintéressée, à l'ordre établi, à la révolte vive. Chacun peut toutefois avoir honte de sa société ou pour sa société, ce qui ne le porte pas à transmettre ses valeurs dominantes. Une société pluraliste a nécessairement plus de mal à s'enseigner qu'une société monolithique. Elle est confrontée à des choix difficiles : •





• • •

Soit elle laisse chaque communauté "s'enseigner" en circuit fermé, dans un réseau éducatif et scolaire spécifique, ce qui, à terme, menace la société globale d'éclatement ou de balkanisation. Soit elle délègue à l'école la mission de transmettre des valeurs, des goûts, des principes éthiques qui sont très loin de faire l'unanimité, en imposant à tous les orientations du parti au pouvoir. Soit elle n'enseigne que ce qui fait, en son sein, l'objet d'un consensus très large, c'est à dire peu de choses, quelques valeurs partagées, le respect de ses diversités, des droits de l'homme et du principe démocratique. Ce que Péguy interprète comme une peur de s'enseigner est peut-être la simple rançon d'une valse-hésitation entre ces trois voies, dont aucune n'est satisfaisante : la première parce qu'elle menace l'unité même de la société civile et prépare des guerres civiles ou des sécessions ; la seconde parce qu'elle éloigne l'école d'une forme de neutralité à l'égard des valeurs et des idéologies diverses qui coexistent ; la troisième parce qu'elle reste dans l'abstrait et ne prépare pas vraiment à affronter la complexité du monde.

Faut-il accepter le port du voile ? interdire les partis racistes ou antidémocratiques ? assouplir l'obligation d'aller à l'école ? imposer la détection du SIDA ? tolérer les manipulations génétiques ? dépénaliser certaines drogues ? autoriser l'avortement ou l'euthanasie ? imposer certaines vaccinations ou traitements au nom du bien commun ? intervenir dans les 95

guerres civiles de pays proches ? autoriser la prostitution ? contrôler Internet ? Le respect de la diversité, des droits de l'homme et du principe démocratique ne donnent pas réponse à tout dans le monde d'aujourd'hui, car l'interprétation des principes peut faire l'objet de débats sans fin. Une éducation civique aseptisée n'aide guère à faire face aux dilemmes du monde contemporain. Une éducation civique engagée, quelle qu'en soit l'inspiration, est reçue comme un endoctrinement par une partie des familles... Sans avoir nécessairement honte de ce qu'elle est, notre société ne sait plus très bien à quoi elle croit et ce qu'elle doit absolument transmettre, non par manque de convictions chez chacun, mais par défaut de convictions partagées à large échelle. Peut-être n'a-t-on pas assez clairement perçu le paradoxe de la démocratie : elle prive de certitudes morales et philosophiques simples, qu'on pourrait considérer comme "évidentes". Les sociétés intégristes ou totalitaires ont moins d'hésitations lorsqu'il s'agit de s'enseigner, mais à quel prix ? Péguy rêve d'une certaine façon d'un ordre ancien, révolu. Cette nostalgie n'a pas disparu et inspire une partie des lamentations actuelles. L'écrivain a en revanche pleinement raison lorsqu'il nous rappelle que l'école ne peut sauver la société. Même si l'école vouait le plus clair du temps d'étude à éduquer à la citoyenneté, comment pourrait-elle contrebalancer ce que l'on voit chaque jour autour de soi et à la télévision ? Liberté, égalité, fraternité : ces mots figurent au fronton de la République et au programme de l'école. Or, que voit-on ? •



La liberté, composante majeure des droits de l'homme, est aussi, souvent, celle du renard dans le poulailler, celle des puissants, de ceux qui font la loi ou ont les moyens de la tourner légalement. Liberté de spéculer, de polluer, de faire le commerce des armes, de la drogue, du sexe souvent impunément, à la faveur des failles de la législation ou de l'appareil policier et judiciaire. Nous vivons dans une société aussi éprise de justice que pétrie d'inégalités, dont certaines s'aggravent. Inégalités sociales devant l'éducation, la justice, le travail, la santé, la consommation, la participation aux décisions. Inégalités

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persistantes entre les sexes, entre les classes sociales, entre les nationalités et les nations. Qu'est-ce que la fraternité dans l'inégalité ? Et comment croire que nous sommes tous frères lorsque les agressions des uns par les autres s'étalent dans les media : délinquance économique, fraude fiscale, trafic d'influence, abus de biens sociaux, détournements de ressources, restructurations industrielles décidées dans un autre pays, mutations technologiques brutales et non négociées, licenciements massifs, atteintes à l'intégrité des personnes, violences sexuelles, discriminations religieuses et raciales, bavures policières, terrorisme, intolérance des sectes, renaissance des haines d'extrême droite, exploitation des enfants, des immigrés, du Tiers Monde ?

Il est évidemment facile de dresser un portrait apocalyptique de notre époque. On peut aussi exalter, en contre-point, les progrès de la science, l'extension progressive des droits de la personne, l'engagement humanitaire de quelques uns, la création artistique. On peut aussi rappeler que les pays "relativement démocratiques" sont très minoritaires dans le monde, qu'ailleurs c'est bien pire : guerres locales ou civiles, famines, génocides, catastrophes écologiques, tortures, polices politiques, dictatures sanguinaires, nouveaux fascismes, mafias, clans et tribus se moquant totalement du bien public, intégrismes obscurantistes, castes privilégiées retranchées derrières leurs murs, comptes en Suisse qui s'engraissent de la misère des peuples, détournement de l'aide au développement, camps de concentration et autres goulags. C'est vrai, il vaut mieux, aujourd'hui, vivre en France qu'en Bosnie, au Zaïre ou en Chine. Admettons cependant que dans le village planétaire , il est absurde de prétendre ignorer ce qui se passe hors de nos frontières et insoutenable de suggérer que nous n'y sommes pour rien. Entre la non ingérence dans les guerres qui menacent encore l'ex Yougoslavie et l'impérialisme politique, économique et culturel qui a succédé au colonialisme, les sociétés les plus développées sont largement responsables des conflits qui déchirent d'autres régions de la planète. Il n'est pas indispensable de noircir le tableau. On peut même admettre qu'à certains égards, si la comparaison a un sens, il y a plus de liberté, d'égalité et

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de fraternité dans les sociétés démocratiques modernes qu'il n'y en eut jamais dans l'histoire. Que la violence, l'injustice, les discriminations soient moindres que jamais importe aux historiens, mais les contemporains ne voient pas l'évolution, ils soulignent qu'elles sont en contradiction flagrante avec les idéaux proclamés aujourd'hui. Au Moyen Âge, liberté, égalité, fraternité n'étaient pas des valeurs affirmées et l'organisation féodale ne prétendait pas être une cité démocratique. Ce qui trouble de nos jours, plus que les faits, aussi vieux que l'humanité, c'est leur écart à une vision idéale de l'humanité. Les bonnes âmes qui dénoncent les vices et les contradictions de notre époque, et enjoignent à l'école de moraliser la société, se sont-elles jamais demandées : 1. Pourquoi l'école serait plus vertueuse, moins traversée de différences et de contradictions que l'ensemble du corps social ? 2. Comment elle pourrait transmettre des valeurs chaque jour démenties dans la famille, la rue, l'entreprise, les media ? " Il faut partager, respecter autrui, s'entraider ", dit le maître. " Mais alors,

pourquoi y a-t-il des gens qui crèvent de faim, qui n'ont pas de travail, meurent dans la solitude, vivent dans la misère ou vont en prison pour leurs idées ? ", disent les élèves. Que répondre à cela ? Qu'il y a des moutons noirs dans tous les troupeaux ? C'est un peu court, mis en regard des têtes de chapitres du journal télévisé. Bref, la réflexion sur la citoyenneté et son apprentissage ne peut sortir de la pensée magique qu'en acceptant les contradictions de nos sociétés et en renonçant à attendre de l'école qu'elle les prenne en charge à elle seule. Au jeu des gendarmes et des voleurs, tous les voleurs aperçus avant de toucher au but sont "collés", mais il ont un espoir : le dernier voleur, s'il parvient au but sans être pris, peut "sauver la bande". Au jeu de la société, l'école ne peut pas "sauver la bande". Elle peut juste prolonger, par ses moyens propres les intentions et les stratégies éducatives de la société. Péguy voyait juste :

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travaillons sur les crises de la société avant de dénoncer les carences de l'école ou de lui mettre sur le dos de nouvelles missions impossibles. De cette analyse, je ne conclurai pas à la totale impuissance de l'école. Si elle est traversée par les mêmes contradictions que la société, cela veut dire qu'elle abrite aussi des forces favorables aux droits, à la justice, aux principes de liberté, d'égalité et de fraternité. Il reste à voir ce qu'elle peut faire, sur quoi elle a prise, concrètement.

3. Que peut faire l'école ? Si l'on enseigne "ce que l'on est", selon une formule qui convient assez bien à l'éducation à la citoyenneté, la première ressource de l'école serait le degré de citoyenneté des enseignants . Les gens d'école sont-ils plus civiques, désintéressés, idéalistes et soucieux du bien public que la moyenne des adultes contemporains ? Nous n'avons sur ce point guère de données solides, seulement des présomptions. L'école a historiquement partie liée avec la construction des États démocratiques, les libertés, la libération de l'homme par le savoir et la raison, la valorisation de la pensée et de l'expression, du débat contradictoire, du respect de la méthode et des faits, de l'assimilation du patrimoine culturel. Si les professeurs d'aujourd'hui ont choisi ce métier en raison d'une affinité avec ces valeurs, il se peut qu'on trouve dans les établissements scolaires un peu plus de partisans des droits de l'homme et des idéaux humanitaires qu'ailleurs, donc plus de gens crédibles pour développer la citoyenneté, de gens peu suspects de pratiquer le " Faites

comme je dis, pas comme je fais ". S'il fallait nuancer cette thèse optimiste, ce ne serait pas en épinglant tels enseignants pédophiles, sadiques ou racistes, ou encore engagés dans des activités illicites ou des mouvements antidémocratiques. Envisager que les

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gens d'école ne sont pas ipso facto plus vertueux que les autres n'est pas dire qu'ils le sont moins ! Il suffit de reconnaître que l'enseignement est souvent un

job parmi d'autres et que la vertu de celles et ceux qui l'exercent doit probablement plus à leur appartenance aux classes moyennes qu'à leur vocation pédagogique stricto sensu . Les classes moyennes sont aujourd'hui dans une position morale relativement confortable. Elles jouissent de privilèges, mais n'ont pas à se salir directement les mains pour les conserver, car elles ne sont pas aux commandes. Ce ne sont pas les classes moyennes qui décident de procéder à des licenciements massifs ou de ne pas produire un médicament plus efficace ou une technologie prometteuse pour ne pas gâcher le marché. Ce ne sont pas les classes moyennes qui soutiennent certaines dictatures pour des raisons militaires ou économiques, ni elles qui masquent le cynisme de la raison d'État sous des envolées humanitaires. Les classes moyennes soutiennent - par leur travail, leur consommation, leur vote -, un système social qui rend l'éducation à la citoyenneté peu crédible, mais elles s'appliquent à ne pas le savoir. Les classes moyennes ont besoin d'avoir

bonne conscience , et le jour où cela ne va plus de soi, elles versent quelques sous pour la recherche médicale, l'aide aux chômeurs en fin de droit ou la faim dans le monde. Ou elles amplifient plus activement le discours sur les droits de l'homme et l'éducation à la citoyenneté... On peut, jusqu'à un certain point, s'appuyer sur cette bonne conscience et ces bonnes intentions pour transformer l'école. Ne soyons pas naïfs au point de croire que les classes moyennes, porteuses de ces valeurs, peuvent les défendre jusqu'au bout, c'est-à - dire, en dernière instance, contre leurs

intérêts . Éduquer vraiment à la citoyenneté, ce ne peut être, en effet, que bouleverser une partie des fonctionnements scolaires institués. Je discuterai trois de ces bouleversements : * l'appropriation active des savoirs et de la raison critique ; * l'appropriation d'un minimum d'outils issus des sciences sociales : * la pratique de la démocratie et de la responsabilité.

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L'appropriation active des savoirs et de la raison critique Les savoirs et la raison ne sont pas, hélas, garants de l'éthique : les dictateurs, les gangsters, les spéculateurs, les tortionnaires, les fanatiques les plus haïssables ne sont pas tous des brutes épaisses. Le crime organisé et les totalitarismes s'appuient sur la science, la technologie et la raison stratégique au moins autant que les tenants des causes humanitaires. Cela signifie-t-il que l'appropriation des savoirs est sans incidence sur l'apprentissage de la citoyenneté ? Évidemment non. C'est parce qu'il ne comprennent pas ce qui leur arrive que les dominés et les défavorisés subissent leur sort. Les femmes et les enfants battus, les travailleurs exploités, les chômeurs de longue durée, les immigrés privés de droit, les malades brinquebalés dans les circuits hospitaliers, les petits épargnants broyés par les groupes financiers ont un point commun : leur capital culturel n'est pas assez important et pertinent pour leur donner les moyens de se défendre, ni même de comprendre les mécanismes qui les font souffrir ou précipitent leur exclusion. La misère du monde (Bourdieu, 1993) est presque toujours accompagnée d'un dénuement intellectuel, qui est à la fois une cause et une conséquence, dans un cercle infernal. Si elle veut éduquer à la citoyenneté, l'école ferait mieux de tenir ses promesses : donner à chacun les moyens de maîtriser sa vie personnelle et de participer à la vie de la cité. L'éducation participe de la démocratie, mais imaginer que c'est à travers l'instruction civique d'abord serait à rebours du sens historique de l'école obligatoire. À quoi bon apprendre des principes civiques ou les détails de l'organisation de l'État lorsqu'on ne sait pas lire un texte de loi, remplir une déclaration d'impôt ou saisir les enjeux d'une élection ou d'un débat sur le nucléaire, l'immigration, l'ingénierie génétique ou la sécurité sociale ? L'éducation civique, comme discipline, n'est qu'une petite partie de l'éducation

à la démocratie , et cette dernière ne se réduit pas à la transmission de

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valeurs ou de connaissances sur l'organisation de la cité. Elle passe d'abord par la construction de moyens intellectuels , de savoirs et de compétences qui sont autant de sources d'autonomie, de capacité de s'exprimer, de négocier, de changer le monde. Chaque fois qu'elle fabrique de l'échec, l'école n'éduque pas à la citoyenneté ! L'exclusion, la sélection sont bien plus graves que l'absence de cours d'éducation civique (Vellas, 1993). Je ne puis ici développer tout ce que touche à la lutte contre l'échec scolaire et les inégalités sociales devant l'école. J'insiste surtout sur une connexion essentielle : l'échec scolaire n'est pas un autre problème, c'est le coeur du problème de l'éducation à la citoyenneté, parce que, sans en être des conditions suffisantes , l'appropriation des savoirs et de l'écrit (Lahire, 1993) et la construction de compétences de haut niveau (Perrenoud, 1997 a et b) en sont des conditions

nécessaires .

L'appropriation d'un minimum d'outils issus des sciences sociales Un niveau intellectuel élevé, doublé d'une forte conscience morale, serait-ce suffisant pour garantir la compréhension et le bon usage des mécanismes sociaux ? Peut-être. C'est ainsi qu'un chercheur de pointe en métallurgie ou un pharmacologie qui se serait, toute sa vie, désintéressé de la politique et des problèmes sociaux a les moyens de les comprendre très vite s'il en voit soudain l'intérêt, parce qu'il a de fortes capacités d'abstraction, de communication, de recherche de l'information et d'assimilation de nouveaux concepts et de nouveaux savoirs. Il comprendra donc sans peine qui profite de l'inflation, comment s'opère l'intégration européenne, à quelles sources puisent les mouvements d'extrême droite, quels risques font courir les surgénérateurs ou d'où vient le trou de la sécurité sociale.

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Mieux vaut ne pas rêver et faire comme si tous les élèves allaient atteindre un niveau de formation tel que la connaissance de la société et de ses mécanismes viendrait en quelque sorte "par dessus le marché". Pour ceux qui n'atteindront pas ce niveau, qui se situe sans doute au-delà du niveau du bac, il sera sage d'enseigner au collège et au lycée les bases du droit, de l'économie, de la science politique, de la psychosociologie. Les savoirs qui permettent d'être citoyens sont en partie d'ordre scientifique, parce que les enjeux sont souvent technologiques. Ils sont éthiques et philosophiques, dans la mesure où les dilemmes et les conflits de valeurs peuvent être en partie maîtrisés par la raison et l'argumentation. Il y a cependant, dans les programmes scolaires, un trou noir : la connaissance de la société. Elle reste le parent pauvre, l'éducation civique se limite souvent aux institutions et aux droits de la personne. Or, notre vie est régie par des lois, des marchés, les politiques industrielles et financières des États et des multinationales, un système

bancaire,

administratives,

des

assurances,

hospitalières,

militaires,

de

formidables

scientifiques,

bureaucraties scolaires,

des

mécanismes de négociation entre partenaires sociaux et syndicaux, des machines politiques dont les élections et les institutions ne sont que la partie la plus visible. Où apprend-on à comprendre ces mécanismes, ou simplement à en découvrir l'existence ? Pour que l'école joue un plus grand rôle dans ce sens, il faudrait franchir au moins deux obstacles de taille : •



Les disciplines se partagent la grille-horaire, au gré d'une lutte au couteau ; hormis l'informatique, seules l'économie et le droit ont pu faire une timide entrée dans le cercle fermé des disciplines scolaires traditionnelles, plutôt au niveau de l'enseignement postobligatoire, général ou professionnel. Les sciences sociales et humaines ne sont pas totalement absentes, elles sont de plus en plus souvent mobilisées en histoire, en géographie, en éducation civique, en philosophie, parfois en littérature, mais toujours comme comparses, éclairages marginaux, non comme savoirs de plein droit. A supposer que le cercle s'élargisse, le risque ne serait pas mince que les contenus soient à ce point contrôlés et stérilisés que ces enseignements

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deviennent des matières d'examen et rien d'autre ; dans presque tous les États démocratiques, on peut aujourd'hui enseigner la théorie darwinienne de l'évolution des espèces et parler de l'holocauste, du colonialisme ou des atteintes aux droits de l'homme pourvue qu'elles soient lointaines... Peut-on concevoir des enseignements équivalents sur le fonctionnement des sociétés contemporaines sans que les familles et les groupes de pression ne montent au créneau ? Sur le curriculum formel, je n'insisterai par davantage, sinon pour suggérer un renversement de tendance : l'apprentissage de la citoyenneté passe par l'adhésion a des valeurs et à la loi, par la réflexion sur ce que serait une organisation idéale de la cité, mais plus encore par la connaissance réaliste des

mécanismes

démographiques,

économiques,

politiques,

psychosociologiques à l'oeuvre, qui déjouent régulièrement nos idéaux. Travail sur la complexité, approche systémique, moyens de percer les rideaux de fumée et de ne pas être dupe des mythes sont autant d'outils de ce qu'Edgar Morin appelle une "réforme de la pensée" (1995 a et b).

La pratique de la démocratie et de la responsabilité Les savoirs ne suffisent pas, ni les belles paroles. Si l'on passe dix à vingt ans de sa vie en formation initiale, et qu'on en sort sans aucune pratique de la démocratie, à quoi bon parler d'éducation à la citoyenneté ? Les conseils de classe, dans la ligne de Freinet et de la pédagogie institutionnelle, sont encore des pratiques marginales. La participation des élèves, et mêmes des étudiants, est souvent un simulacre, une façon de mieux faire comprendre les décisions venues d'en haut plutôt que de les négocier. On peut en dire presque autant de la participation des parents et même des enseignants. L'école n'est pas une entreprise indépendante, qui pourrait fonctionner en autogestion, sans rendre de compte, et qui survivrait aussi longtemps que les lois du marché ne la sanctionnent pas. L'école n'est pas régulée par un marché, ni contrôlée par ses seuls usagers, elle ne peut davantage être

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gouvernée uniquement par ses salariés, elle est placée sous la responsabilité de l'État, comme pouvoir organisateur et garant de l'instruction de tous. À l'intérieur de telles contraintes, il y a cependant des marges pour aller vers plus de démocratie intérieure. L'apprentissage de la responsabilité n'exige pas de structures complexes, il passe par la confiance, la délégation de pouvoir, la pratique du mandat et du contrat et la multiplication d'occasions de prendre et d'exercer des responsabilités, petites ou grandes. L'éducation au choix, le travail indépendant sous contrat, l'individualisation des parcours de formation, certaines formes d'autoévaluation, la prise en compte du projet personnel de l'apprenant, la multiplication des options et toutes les formes d'enseignement mutuel

et

d'auto-organisation

favorisent

la

prise

de

responsabilités

individuelles ou collectives. À l'intérieur de la classe, certaines pratiques, certains

contrats

pédagogiques,

certaines

formes

de

différenciation

pédagogique ou de gestion de classe vont dans le même sens. Ici encore, il y a dans la tradition de l'éducation nouvelle et des pédagogies actives, coopératives et institutionnelles de nombreux outils et dispositifs. Encore fautil avoir la volonté de s'en servir et de les transposer, pour les adapter à des niveaux du cursus, à des âges et des publics et surtout à des professeurs qui savent à peine qui est Célestin Freinet et n'ont sans doute jamais lu une ligne sur la pédagogie institutionnelle. Ces pratiques font moins peur et sont plus courantes aujourd'hui. Toutefois : • • •

elles ne touchent pas, et de loin, l'ensemble des classes et des établissements ; elles relèvent en partie d'initiatives individuelles ; elles ne s'inscrivent pas explicitement dans une stratégie globale d'éducation à la citoyenneté.

Il est donc urgent de s'inspirer de tous les acquis de la pédagogie institutionnelle (Oury et Vasquez, 1971, 1973 ; Oury et Pain, 1972 ; Oury et Pochet, 1979 ; Imbert, 1976 ; Boumard, 1978). Je renvoie à ces travaux, pour

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développer plutôt ici un thème plus large, qui pourrait servir de fil rouge pour relier un ensemble d'initiatives complémentaires et de niveaux d'action : l'éducation à la citoyenneté, comme toute éducation - à la différence d'un enseignement - passe par des expériences de vie et de rapport au savoir qui ont des effets de formation . Comme la langue, la citoyenneté s'apprend par la pratique ! Si l'école veut favoriser l'apprentissage de la citoyenneté, la première chose à faire est donc de rendre possible et probable, chez les élèves et les étudiants, l'exercice de la citoyenneté, fondement d'une posture éthique et de compétences pratiques transposables à l'ensemble de la vie sociale.

L'apprentissage de la démocratie passe par l'expérience Le curriculum réel se présente comme une suite d'expériences formatrices, sources d'apprentissages qui, pour une part, ont été activement provoqués. D'autres se font à l'insu des enseignants ou du moins sans avoir été voulus. On parle alors du curriculum caché (Perrenoud, 1994 b) Nul ne vit dans une collectivité, durant dix à vingt ans, sans apprendre un ensemble de savoirs et savoir-faire qui permettent de survivre, de s'approprier un territoire, un statut, un rôle et si possible de conserver son autonomie, éventuellement d'exercer un certain pouvoir. J'ai analysé ailleurs le métier

d'élève tel que l'école le prescrit (Perrenoud, 1996 a). Ce métier facilite le fonctionnement de la classe, mais il a aussi d'importants effets de socialisation : il préfigure à de nombreux égards le mélange de conformisme et d'initiative qui - dans des proportions variables- convient aux divers employés d'une entreprise, mais aussi aux citoyens, aux membres d'associations et d'organisations diverses, aux consommateurs et aux électeurs. Peut-on définir une "école idéale" qui permettrait l'exercice accompli du métier d'élève comme préfiguration du métier de citoyen ? Les écoles réservées aux 106

élites ont fonctionné et fonctionnent encore dans cet esprit, mais elles participent de "l'enfance des chefs". Certains établissements d'obédience ecclésiastique ou militaire se donnent les moyens de former dès l'école ou le collège de "vrais croyants", qui peut-être deviendront prêtres ou professeurs, ou de "vrais soldats", autrement dit de "drôles de citoyens". L'existence même de ces écoles montre la naïveté qu'il y aurait à croire que tous les parents rêvent pour leurs enfants de la même éducation à la citoyenneté, indépendamment de leur position sociale et de leur projet. Les uns n'attendent

rien de l'école, parce que leur propre participation à la vie de la cité est marginale et qu'ils n'entrevoient aucune amélioration pour leurs enfants, à supposer qu'ils se posent la question. D'autres, pour une raison inverse, n'attendent pas davantage de l'école publique : ils font confiance à l'éducation familiale ou délèguent la tâche à une école privée destinée aux futures élites, une de celles que les Anglais appellent, non sans humour, une "public school". Peut-on s'inspirer de ces écoles, qui préparent aux fonctions dirigeantes, pour concevoir un modèle d'école préparant chacun à exercer ses responsabilités dans la cité ? Certainement non quant aux valeurs de référence. On peut en revanche constater que, pour forger un type d'homme ou de femme, elles se donnent des moyens sans commune mesure avec ceux dont dispose l'école publique. Des moyens matériels et culturels. Ces écoles sont souvent des internats, ce qui leur donne prise sur toutes les dimensions de la vie de leurs élèves. Ce sont des lieux de socialisation où rien n'est laissé au hasard : on porte un uniforme ou en tout cas des vêtements codifiés, les emblèmes et les rites d'appartenance sont innombrables, les repas, les soins corporels, le sommeil, les loisirs sont encadrés, un appareil disciplinaire implacable ramène les récalcitrants à la raison ou les exclut de l'établissement. Bref, l'école se rapproche d'une institution totale , au sens de Goffman (1968),

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d'une institution qui prend en charge l'ensemble de l'existence matérielle et morale des individus qui lui sont confiés. Ce détour fait apparaître le paradoxe de l'école publique : •



Elle ne saurait former à la démocratie et au pluralisme par des méthodes autoritaires et sectaires, par une sorte de dressage insistant, cohérent, continu, qui fait la preuve de son efficacité, mais dont on peut et on doit contester la légitimité comme modèle de l'école pour tous. Dans le même temps, elle ne saurait avoir prise sur l'apprentissage de la citoyenneté si elle se borne à quelques cours plus ou moins convaincants sur les droits de l'homme.

Comment organiser une socialisation démocratique ? En tentant d'organiser l'école comme une cité démocratique (Ballion, 1996). On se heurte d'emblée à un obstacle majeur : la plupart des associations ou institutions démocratiques postulent chez leurs nouveaux membres un minimum de culture préalable à propos du droit de vote, de la liberté d'expression, de l'élection et du contrôle des dirigeants, du droit de recours, du respect des minorités, de la transparence des procédures et des règles et de leur détermination, in fine , par les membres eux-mêmes. Comment installer un fonctionnement démocratique avec des enfants et des adolescents qui n'ont pas en partage cet héritage minimum ? On se trouve dans le paradoxe mis en évidence par Meirieu (1996) : "

Apprendre, en le faisant, à faire ce qu'on ne sait pas faire ". Ce qui paraît une contradiction logique - comment pourrait-on faire ce qu'on ne sait pas faire ? a en réalité une réponse pédagogique, qui demande cependant une gestion très subtile de l'étayage et du désétayage des apprentissages. Chacun sait qu'on apprend à lire en lisant, alors qu'au départ on ne sait pas lire. Cela fonctionne parce que ces "premiers pas" - on apprend à marcher de la même façon ! - sont accompagnés par un adulte qui guide et supplée aux manques provisoires de l'apprenant, pour rendre l'action possible, puis se retire au fur et à mesure que son assistance devient inutile. L'apprentissage de la

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démocratie par des enfants ou des adolescents ne peut être que de cet ordre. Alors qu'on maîtrise plus ou moins le paradoxe lorsqu'il relève d'une didactique précise, on tâtonne lorsqu'il s'agit d'un apprentissage plus global.

4. Citoyenneté et rapport au savoir La démocratie suppose le débat, donc le temps de penser, de s'exprimer, d'entendre et de comprendre les avis contraires, de chercher des compromis. Or, du temps, l'école a l'impression de n'en avoir jamais assez pour faire ce qu'elle a déjà à faire. Une partie des professeurs sont favorables à une éducation démocratique, mais à condition qu'elle n'enlève pas une minute à leur discipline et ne freine aucunement le travail et la progression dans le programme. Comment pourrait-on apprendre la démocratie en quelques minutes par semaine, le reste du temps obéissant à une autre logique ? Si l'école éduque à la citoyenneté par la pratique, cette pratique ne peut rester confinée à quelques moments de régulation, à la façon dont certaines classes "tiennent conseil" en fin de semaine, lorsque tout le monde est trop fatigué pour faire autre chose. La démocratie ralentit les décisions, multiplie les étapes, élargit le cercle des acteurs concernés et rend donc le fonctionnement moins efficace, si l'efficacité consiste à prendre rapidement des décisions unilatérales, pour les imposer à tous et à dire aux sceptiques "C'est moi le chef, si vous n'êtes pas content, je ne vous retiens pas". Dans toutes les entreprises soucieuses de rendement, le temps de la participation entre en compétition avec le temps de travail proprement dit. On ne peut multiplier les assemblées et le travail en commission sans mettre en péril la productivité. L'école raisonne souvent selon le même schéma : le vrai

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travail se fait en classe, et tous les temps de participation et d'exercice de la démocratie semblent des temps soustraits au travail proprement scolaire. Face à cette façon de penser, un renversement s'impose : à l'école, la participation à la vie de la classe ou de l'établissement est un pouvoir légitime au présent et une source irremplaçable d'apprentissages pour l'avenir. On devrait donc compter toutes ces heures comme des heures de travail en établissement, au même titre que les heures de cours, de laboratoire, d'études, de travaux pratiques, d'enquête sur le terrain ou de travail au centre de documentation. Cela n'est pas suffisant. Comment trouver plus de temps ? En transportant l'apprentissage de la démocratie dans le champ du savoir proprement dit. Estce possible ? L'asymétrie des rôles, fondée sur la disparité des savoirs maîtrisés par les uns et les autres, interdit de considérer les membres d'une institution scolaire ou universitaire comme égaux , du moins à cet égard. Même si toute vérité scientifique est une construction sociale, on peut difficilement imaginer qu'on vote pour décider si le carré de l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des côtés d'un triangle rectangle ou pour savoir quelle est la date de la Révolution chinoise. Le problème n'est pas propre à l'école : dans toutes les organisations, les experts, "ceux qui savent", pèsent lourdement sur le processus de décision, parfois en le confisquant ouvertement, parfois plus subtilement et légitimement, en "disant le possible". Lorsque les économistes affirment que la croissance ne peut dépasser 2 % en raison de l'état des investissements, de la monnaie, de la balance du commerce, il ne sert de rien de "voter" une croissance de 6 %, de même qu'il est inutile de décider qu'on aura vaincu le SIDA en 2004. La science, en énonçant les lois et les conditions incontournables de l'action, se fait le porteparole de la raison et de la méthode, et fait taire les opinions contraires si elles ne s'enracinent que dans le sens commun. Dans l'école, les enseignants sont les experts à la fois du savoir à enseigner et, dans en principe, des

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démarches censées en permettre l'appropriation efficace. Dans ces domaines, ils peuvent expliquer, démontrer, le fonctionnement démocratique n'est pas suspendu, mais il accorde aux experts un poids tel que les élèves peuvent avoir l'impression de n'avoir rien à décider. Que reste-t-il alors à négocier ? L'ensemble de l'organisation de la vie en classe : horaires, espaces, règles et sanctions, modes de coopération et de régulation de la coexistence. On peut aussi négocier, même si c'est encore moins facile, une partie des choix pédagogiques et didactiques, aussi bien que des modes d'évaluation, lorsqu'ils ne sont pas dictés par une évidence scientifique solide et lorsque l'adhésion active des apprenants importe autant que l'intelligence du dispositif. Les apprenants sont, à leur façon, "experts en didactique", du moins pour ce qui concerne leur propre façon de comprendre et d'apprendre. En l'état des sciences de l'éducation, on sait la diversité des fonctionnements mentaux et l'absurdité qu'il y aurait à imposer à tous le même modèle, alors que tous n'ont pas le même style cognitif, la même façon de former des concepts, d'aller et venir du particulier au général, du concret à l'abstrait, du simple au complexe, du disciplinaire à l'interdisciplinaire. On aurait tort, toutefois, de limiter l'apprentissage de la démocratie à ce qui est négociable, objet de compromis à l'issue d'une transaction au cours de laquelle chacun se déplace. Le professeur de physique ne peut transiger sur la loi d'Ohm ou le professeur de biologie sur la structure de l'ADN. Cela n'exclut pas le débat. Dans une société donnant un statut privilégié à l'expertise, aux savoirs, à la méthode scientifique et à la pensée rationnelle, lorsqu'il porte sur "la réalité de la réalité" (Watzlawick, 1978), le débat démocratique respecte les savoirs des experts. Cela ne signifie pas qu'il n'a pas lieu, mais que chacun accepte de se plier à la rigueur des faits et des théories, à une condition : pouvoir poser des questions, exprimer des doutes, vérifier les données et les raisonnements et entendre plusieurs experts lorsque le consensus n'est pas établi. Comme le rappelle Bourdieu :

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Les champs scientifiques, ces microcosmes qui, sous un certain rapport, sont des mondes sociaux comme les autres, avec des concentrations de pouvoir et de capital, des monopoles, des rapports de force, des intérêts égoïstes, des conflits, etc., sont aussi, sous un autre rapport, des univers d'exception, un peu miraculeux, où la nécessité de la raison se trouve instituée à des degrés divers dans la réalité des structures et des dispositions (Bourdieu, 1997, p. 131).

Le rôle de l'école, qui est aussi un monde social comme les autres, est également de mettre en place des dispositifs et de former des habitus favorables à l'exercice de la raison, au développement d'un rapport rationnel

au savoir , qui exclut à la fois le respect inconditionnel et instantané de ceux qui savent et le déni d'une légitimité particulière reconnue à ceux qui ont pour métier de produire et/ou de transmettre des savoirs. Sur le nucléaire, les risques écologiques ou climatiques, les maladies contagieuses, la mise en vente de certains médicaments ou, dans un autre domaine, la politique économique ou la régulation des réseaux télématiques, le public a l'habitude des querelles d'experts. Comme dans un jury d'assises confronté à des expertises contradictoires, chacun tente de se faire une opinion et de débattre du problème, faute de pouvoir s'en remettre à "la science". Une partie des savoirs enseignés à l'école pourraient être traités sur ce mode. Plutôt que d'accentuer leur degré de certitude, on pourrait présenter un état des lieux et des théories en concurrence, puis engager le débat, non pas pour départager les thèses en présence, mais pour mesurer leurs convergences et divergences. C'est possible dès le lycée, et plus encore dans l'enseignement supérieur. Saisit-on chaque occasion de le faire ? On peut en douter. Il y plusieurs raisons du côté de l'enseignant. Il peut craindre notamment : • • • •

de déstabiliser les étudiants en quête de réponses simples et de vérités incontestées ; de passer beaucoup de temps sur certains chapitres et de ne pas couvrir le programme ; de perdre le contrôle du débat ou de se trouver aux limites de ses propres connaissances ; parfois, de donner une image trop réaliste des fragilités de la recherche.

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Ces diverses peurs alimentent l'envie d'avancer dans le texte du savoir, sans trop se perdre dans des débats. Or, ces pratiques ont deux coûts qu'on prend rarement en compte : a. Elles affaiblissent les occasions de formation et de réflexion épistémologiques,

si bien qu'une partie des étudiants sortent de l'université en détenant des savoirs auxquels ils entretiennent un rapport peu critique, ou alors seulement sous l'angle de la méthodologie de recherche, en passant à côté du débat philosophique, idéologique ou proprement épistémologique. b. Elles privent d'occasion d'apprendre à débattre de façon argumentée et serrée de questions difficiles. À l'école primaire et au collège, les professeurs se sentent encore plus enclins à penser que les élèves "ne sont pas capables" de prendre de la distance, qu'il est "trop tôt". On peut en douter, d'un point de vue psychogénétique ou didactique. Ce qui paralyse certains élèves, c'est justement le sentiment - que l'école favorise ou du moins ne dément pas - que la connaissance va de soi , est évidente, incontestable. Il serait libérateur, lorsqu'on ne comprend pas ou qu'on n'accepte pas un savoir, qu'on vous dise qu'on a mis des décennies, voire des siècles, à entrevoir, puis à vérifier ce que le professeur expose maintenant comme une vérité. Il est normal de penser que le Soleil tourne autour de la Terre et fondamental de comprendre que l'astronomie s'est construite contre le sens commun et dans l'affrontement des thèses, avec des enjeux théologiques et philosophiques majeurs. Ce qui est assez évident pour Galilée vaut dans tous les champs de savoir. Le débat n'est pas la controverse pour la controverse, c'est un espace où chacun peut dire librement qu'il n'est pas convaincu, qu'il a des doutes, que les arguments en faveur d'une thèse, il ne les saisit pas ou ne parvient pas à en percevoir la cohérence. Dans la méthode scientifique bien comprise, le dialogue intérieur aussi bien que le débat entre chercheurs sont des moteurs essentiels du développement des savoirs. La controverse est indispensable. Le lecteur idéal d'un article

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adopte la posture de l' ami critique , sans complaisance, qui ne cherche pas à nuire, mais ne ferme les yeux sur aucune faille du raisonnement, aucune faiblesse des observations. Bien entendu, chacun est ambivalent et rêve, selon les moments, de lecteurs sévères ou de lecteurs indulgents, partagés entre l'envie de voir son travail sérieusement discuté, donc validé, et le souhait tout aussi vif de ne pas avoir à remettre tout l'ouvrage sur le métier. Que reste-t-il de la posture critique dans l'enseignement ? Elle varie évidemment selon les disciplines, l'âge des élèves et le propre rapport au savoir du professeur. En dépit de ces variations, il y a une évidence : les

programmes ne sont pas faits pour favoriser le débat , en dépit des magnifiques déclarations liminaires, tout simplement parce qu'ils sont trop chargés et poussent donc les enseignants à privilégier la transmission efficace des nombreuses connaissances plutôt que leur construction commune dans une démarche de projet et de débat. L'évaluation va de pair et teste l'étendue des savoirs assimilés plutôt que la capacité de problématiser et de prendre de la distance. Les pédagogies se réclamant du " conflit sociocognitif " plaident pour le débat d'un point de vue didactique (CRESAS, 1987, 1991). Dans une perspective constructiviste, c'est en effet le désaccord et sa réduction progressive dans le cadre d'une coopération qui poussent chacun à restructurer ses concepts et ses représentations (GFEN, 1996 ; Tozzi, 1997). On rejoint également les travaux sur le sens des savoirs et du travail, scolaire (Develay, 1996 ; Bautier et Rochex, 1996 ; Charlot, Bautier et Rochex, 1992 ; De Vecchi et CarmonaMagnaldi, 1996 ; Perrenoud, 1996 a ; Rochex, 1995 ; Vellas, 1996). Indépendamment de ses vertus didactiques dans le cadre de chaque discipline, l'expérience du débat d'idées est au fondement d'un rapport critique à la pensée - la sienne comme celle d'autrui - et d'une culture démocratique, donc de la citoyenneté.

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Mais voilà... que pèse un plaidoyer de plus pour les têtes bien faites, plutôt que bien pleines ? Peu de choses en regard de l'horreur du vide qui habite les auteurs de programmes et les professeurs et du souci honorable qui, pour être sûr d'en faire assez, pousse chacun à en faire trop... Pourtant, il faudra bien s'en apercevoir un jour : " La formation du citoyen se cache, à l'école, au

coeur de la construction des savoirs " (Vellas, 1993).

5. Que cela exigerait-il chez les enseignants ? L'ensemble des analyses et des thèses qui précèdent sont éminemment discutables et il serait opportun de les discuter et de parvenir à un consensus provisoire avant de s'interroger sur les compétences et la formation des enseignants. Cependant, comme c'est la question dont je suis parti, je vais poursuivre le raisonnement, en sachant bien sûr que le lecteur qui n'adhère pas aux prémisses n'a aucune raison de partager les conclusions. L'approche par le curriculum réel et l'expérience de vie a en effet de fortes conséquences quant au rôle des enseignants : 1. Ils sont tous concernés . Il n'y a pas moyen de déléguer l'apprentissage de la

2. 3.

4.

5.

citoyenneté à quelques spécialistes des sciences sociales ou de l'éducation civique. Instaurer la démocratie dans la classe transforme profondément le rapport pédagogique et la gestion de classe. L'éducation citoyenne se joue dans le débat qu'il s'agit notamment d'instaurer en classe à propos des savoirs, donc dans le champ de la didactique des disciplines. Si l'établissement devient une cité démocratique, cela exige de tous les acteurs une présence et une participation plus soutenue de tous. Plus question pour un professeur de venir "donner ses heures" en se désintéressant du reste de la vie scolaire. La gestion de l'établissement s'en trouve également transformée et appelle chacune et chacun à prendre de nouvelles responsabilités.

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Une évolution dans ce sens exigerait des enseignants de nouvelles compétences, mais surtout, en amont, une nouvelle identité professionnelle, un engagement différent dans leur métier et leur établissement, un autre rapport au savoir et aux élèves. On voit bien qu'ajouter aux plans de formation quelques UV sur l'apprentissage de la citoyenneté ne serait pas à la mesure du problème. Pour devenir un véritable creuset démocratique, l'école et les enseignants devraient acquérir des compétences et des connaissances nouvelles : •



Organiser une école comme une cité démocratique n'est pas un acte magique, cela exige une forme d' imagination sociologique et d'ingénierie sociale, pédagogique et didactique pour que la vie soit vivable, pour que l'expérience quotidienne à la fois favorable à l'apprentissage de la citoyenneté par la pratique et compatible avec les autres tâches de l'école. Une cité n'est pas un empire, elle fait partie d'un ensemble, obéit à des lois communes et négocie son autonomie. L'apprentissage de la citoyenneté concerne aussi bien les institutions internes édifiées dans la sphère d'autonomie que la participation au système plus vaste dont l'établissement fait partie. Instaurer le débat autour du savoir en construction est une compétence située au carrefour de la didactique et de la gestion de classe, fondée sur une culture scientifique et épistémologique d'une part, et d'autre part une familiarité avec les acquis des pédagogies coopératives et institutionnelles.

On voit bien que la formation des enseignants ne peut s'enraciner que dans une réflexion collective et un débat de longue haleine sur la citoyenneté, doublés d'une analyse régulière des situations éducatives, des pratiques et des métiers en jeu, des cultures et des fonctionnements institutionnels, du poids des attentes, des valeurs et des stratégies des familles. S'il y a véritable évolution, elle passera par une prise de conscience, par les enseignants, de leur part de responsabilité et par une prise de pouvoir dans l'institution, qui ferait de l'apprentissage de la citoyenneté par la citoyenneté scolaire leur projet. La formation initiale peut sensibiliser à ces thèmes, préparer à ce débat, donner des outils, mais les vraies transformations ne peuvent venir que d'une

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autoformation , dans le cadre d'une dynamique et d'un projet d'établissement. Les structures de formation continue peuvent et doivent évidemment soutenir ce travail, mais offrir des stages sur la citoyenneté ne saurait suffire. Cela ne signifie pas que les démarches doivent rester purement locales. Le système a la responsabilité de les favoriser, de les rendre plus probables sans les imposer. Qu'il diffuse des modèles, des récits de pratiques, qu'il organise des rencontres, qu'il développe et diffuse des outils, qu'il offre des accompagnements ne saurait nuire !

6. Avons-nous le choix ? On peut se demander ce qui pourrait bien pousser le système éducatif à évoluer dans ce sens, tant les obstacles externes et les résistances internes sont innombrables. La vertu ? C'est peu probable. Peut-être la nécessité. Le thème de la Loi est à la mode. Je suis toujours un peu perplexe et critique devant ces mots qui semblent rendre simples et intelligibles des phénomènes complexes, divers et partiellement opaques. Nous vivons dans une société où la Loi évoque à la fois les "Tables de la Loi" et le contrat social qui est à la base d'une constitution républicaine. Loi divine, loi humaine, tous nos mythes fondateurs sont convoqués. Pour le sociologue, la Loi (au singulier) est une métaphore forte - parce qu'elle s'ancre dans nos mythes judéo-chrétiens et notre conception de l'État de droit - mais partiellement trompeuse. L'ordre social est un arrangement négocié, sous-tendu par quelques principes d'équité et de réciprocité, mais largement construit par les acteurs en quête de leur propre intérêt. La citoyenneté, en dernière instance, dépend moins de l'adhésion à de grands principes que d'une forme de raison pratique ,

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d'intelligence du social comme équilibre instable et à reconstruire en permanence pour que la vie soit vivable. Je conviens avec Develay (1996) ou Meirieu (1995, 1996) que le rapport au Savoir et le rapport à la Loi sont fortement imbriqués, non seulement d'un point de vue philosophique, mais dans le fonctionnement quotidien des écoles. Je conviens aussi que donner du sens à l'école, c'est, à un niveau élevé d'abstraction, reconstruire en parallèle des rapports moins brouillés à la Loi et au Savoir. Pour transformer cette abstraction en stratégie d'action, il faut accepter d'analyser de près le travail réel , les savoirs et les rapports aux savoirs dans la vie quotidienne des enseignants et des élèves, le sens des tâches et des connaissances véritablement dispensées ou exigées, le fonctionnement effectif de la relation, de la communication, des classes et des établissements. Si l'école dysfonctionne - inégalement selon les âges, les environnements et les histoires singulières des établissements -, si elle est en proie à l'anomie et à la violence, on peut diagnostiquer une crise du rapport à la Loi et du rapport au Savoir. Ce diagnostic n'appelle pas seulement de nouvelles professions de foi, il commande - si l'on veut agir - une transformation précise et patiente des fonctionnements scolaires, quotidiens. Pour favoriser l'apprentissage de la citoyenneté, il faut s'intéresser aux espaces scolaires intérieurs et extérieurs, aux restaurants, aux vestiaires, aux toilettes, au garage à bicyclettes, aux dispositifs de sécurité et de protection des biens, à la gestion des absences, aux modes de négociation, dans l'établissement et dans la classe, aux horaires, aux normes, au droit de fumer et de s'embrasser à l'école, aux règles et aux décisions qui sous-tendent aussi bien la coexistence dans l'établissement et la classe que le travail d'enseignement et d'apprentissage. L'école peut se plaindre du spectacle qu'offre aux élèves la société individualiste, la société du profit, des médias, de la compétition, du chômage, de l'inégalité, de l'insécurité de l'exclusion. Elle pourrait aussi "balayer devant

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sa porte" et se demander si le fonctionnement qu'elle adopte incarne plus fidèlement l'idée démocratique. " Quand une société ne peut pas enseigner,

c'est que cette société ne peut pas s'enseigner ; c'est qu'elle a honte, c'est qu'elle a peur de s'enseigner elle-même ". La société scolaire ose-t- elle s'enseigner sans avoir honte ? Ou faut-il auparavant que son évolution vers une cité démocratique s'accélère et se généralise, à la faveur d'un sursaut collectif. intervenant avant que la situation soit désespérée. Le rythme de dégradation des conditions de vie et de travail dans une partie des établissements scolaires suggère qu'il n'y a pas de temps à perdre. De là à se mobiliser personnellement, il y a un pas que chacun hésite à franchir et surtout à franchir seul. En prenant conscience des obstacles, on peut légitimement se demander si le jeu en vaut la chandelle, si on ne pourrait se contenter d'un discours sur la citoyenneté et ses fondements, doublé d'une participation raisonnable à la vie de l'établissement. On risque en effet d'être fort déçu si l'on imagine que tout individu aspire spontanément à la démocratie et n'a rien de plus pressé que de mettre ses compétences et son intelligence au service du bien commun. L'attitude démocratique est une conquête sur l'égocentrisme, l'individualisme, la recherche de son propre intérêt, l'indifférence à la misère du monde. L'instruction et l'intelligence ne s'accompagnent pas ipso facto de générosité, de solidarité, d'un souci du bien public. Pratiquer la démocratie, c'est - pour les plus favorisés - renoncer à une partie de leurs avantages et de leur pouvoir. On ne le comprend - et cet acquis reste fragile - qu'au gré d'une expérience qui conduit à constater, à la fois : • •

que ce n'est pas un mauvais calcul et que l'on récolte ce que l'on a semé ; que c'est une forme de satisfaction, une source d'estime de soi.

Les classes dirigeantes des pays démocratiques illustrent cette double logique : pour les uns, renoncer à l'abus de pouvoir et aux privilèges excessifs n'est que le moyen de conserver durablement le pouvoir et des privilèges qui, 119

pour être moins insolents, restent fort appréciables. La démocratie est en quelque sorte une stratégie , elle fait la part du feu et évite les explosions et les retournements de situation. Pour d'autres, la démocratie est une valeur en

soi et on peut trouver une satisfaction profonde à la défendre, même contre ses intérêts immédiats . Ces deux logiques peuvent coexister au sein d'une même personne... C'est à la fois une raison de croire au développement d'une éducation à la citoyenneté et une raison d'en douter. Tout dépendra de la lucidité de ceux qui exercent le pouvoir dans la société et sur l'école. Richelieu écrivait : "Ainsi qu'un corps, qui aurait des yeux en toutes ses parties, serait monstrueux, de même un État le serait-il si tous ses sujets étaient savants. (...) Si les lettres étaient profanées à toutes sortes d'esprits, on verrait plus de gens capables de former des doutes que de les résoudre, et beaucoup seraient plus propres à s'opposer à des vérités qu'à les défendre... On y verrait aussi peu d'obéissance que l'orgueil et la présomption y seraient ordinaires" (cité par Lelièvre, 1990). Les dirigeants d'aujourd'hui sont-ils plus lucides ? Si oui, ils oeuvreront à une éducation démocratique qui leur compliquera la tâche mais renforcera la vitalité des sociétés développées. Sinon...

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125

L’approche par compétences durant la scolarité obligatoire : effet de mode ou réponse décisive à l’échec scolaire ?

Philippe Perrenoud Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation Université de Genève 1996 Sommaire Faire du neuf avec du vieux a. Il est inutile de parler de compétences… si on ne renverse par le rapport entre savoirs et action en situation b. Il est inutile de parler de compétences… si on ne change pas de rapport à la culture générale c. Il est inutile de parler de compétences… si on ne reconstruit pas une transposition didactique à la fois réaliste et visionnaire d. Il est inutile de parler de compétences… si on ne touche pas aux disciplines et aux grilles horaires e. Il est inutile de parler de compétences… si on persiste à attendre avant tout d’un cycle d’études qu’il prépare au suivant f. Il est inutile de parler de compétences… si on ne change pas radicalement de façon d’enseigner et de faire apprendre g. Il est inutile de parler de compétences… si on n’invente pas de nouvelles façons d’évaluer

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h. Il est inutile de parler de compétences… si on nie l’échec pour construire la suite du cursus sur du sable i. Il est inutile de parler de compétences… si on n’infléchit pas la formation des enseignants La pensée systémique n’est pas une pensée négative ! Références

La formulation des programmes en terme de compétences, comme toute réforme du système éducatif, devrait à mon sens être explicitement et fortement connectée à la lutte contre l’échec scolaire. Cela ne signifie pas que toute autre réforme scolaire est inutile. On peut viser la modernisation du système éducatif ou du curriculum, la décentralisation, la professionnalisation du

métier

d’enseignant

sans

mettre

nécessairement

les

difficultés

d’apprentissage au centre du projet. Il reste que le principal problème de l’école, celui qui résiste aux réformes successives depuis des décennies, c’est la difficulté d’instruire chacun, sinon également, du moins de telle sorte que tous atteignent, au seuil de l’âge adulte, un niveau acceptable de culture et de compétence, dans le monde du travail comme dans la vie. Avant les années soixante, on ne se préoccupait guère de l’échec scolaire massif des enfants de classes populaires, il participait de l’ordre des choses et avait d’ailleurs été longtemps masqué par une structure scolaire faite de deux réseaux cloisonnés, l’un populaire, débouchant sur la vie active, l’autre élitaire, préparant aux études longues (Isambert-Jamati, 1985). Depuis que le système éducatif est intégré et qu’on considère l’éducation comme un investissement, l’échec scolaire est devenu un problème de société. Les réformes scolaires successives prétendent régulièrement s’attaquer aux inégalités devant l’école, pour mieux " démocratiser l’enseignement ". Les taux de scolarisation se sont élevés, les études se sont allongées, mais

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l’essentiel demeure : l’échec pousse les uns vers des filières moins exigeantes, ils " passent à la trappe ", s’en vont vers la vie active ou le chômage, sans diplôme ou avec un bagage minimum ; les autres suivent la voie royale des études longues et sortent du système éducatif avec un parchemin. Les figures de l’inégalité se sont modifiées, parce que les classes sociales se sont transformées et que la scolarisation s’est globalement développée, mais le lien de la réussite avec l’origine sociale reste toujours aussi fort. La question de savoir si l’échec scolaire est l’échec de l’élève ou celui de l’école divise aujourd’hui les acteurs. D’une bonne conscience absolue, fondée sur une idéologie du don légitimant l’impuissance à instruire, nous sommes passés au fatalisme moins confortable du " handicap socioculturel ", puis à la prise de conscience de l’arbitraire de la norme scolaire, de l’indifférence aux différences, des fonctions du système d’enseignement dans la reproduction des classes et des hiérarchies sociales. Depuis les années 1970, idéologie du don, pédagogie compensatoire et critiques radicales du système coexistent et, selon les lieux ou les périodes, s’ignorent courtoisement, s’affrontent sourdement ou s’opposent ouvertement. Si bien que les réformes scolaires qui prétendent s’attaquer à l’échec scolaire sont pour les uns un leurre, pour des raisons différentes, pour d’autres une réelle occasion de faire progresser la démocratisation de l’enseignement et pour d’autres encore une simple occasion de moderniser les programmes et les structures. Si une réforme éducative est acceptée, mise en œuvre et dans une certaine mesure suivie d’effet, c’est qu’elle est soutenue par une fraction suffisante de l’opinion publique, de la classe politique, des gens d’école. Elle se fonde donc nécessairement sur des alliances et des compromis, l’esprit de la réforme est une auberge espagnole. C’est pourquoi, il ne suffit pas de dire qu’on adhère à une approche par compétences, il faut dire pourquoi.

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Pour ma part, j’estime qu’une réforme de curriculum n’est vraiment un enjeu majeur que si elle profite en priorité aux élèves qui, aujourd’hui, ne réussissent pas à l’école. Les élèves les mieux dotés en capital culturel et les mieux encadrés par leur famille suivront de toute façon leur chemin, quel que soit le système éducatif. Les élèves " moyens " finiront par tirer leur épingle du jeu, au prix d’éventuels redoublements ou changements d’orientation. C’est au sort des élèves en réelle difficulté qu’on peut mesurer l’efficacité des réformes. Ont-il quelque chose à gagner dans les mouvements en cours qui privilégient une redéfinition des programmes en termes de compétences ? Ces mouvements se manifestent dans les pays anglo-saxons et gagnent le monde francophone. En Belgique, l’enseignement catholique a pris les devants, il y a déjà plusieurs années. Au Québec, l’approche par compétence a présidé à une refonte complète des programmes des " collèges ", qui sont dans la structure canadienne situés ente le lycée et l’université, à l’exemple des " colleges " américains. L’approche par compétences n’est donc pas particulière à la France, même si elle prend une allure hexagonale autour du collège, dans sa définition française cette fois. En réalité, la question des compétences, ainsi que le rapport connaissances-compétences, sont au cœur d’un certain nombre de réformes, notamment dans le second degré, dans de nombreux pays. Cela signifie probablement qu’il y a là quelque chose qui importe. Mais de quoi s’agit-il, au juste ? Peut-être avez-vous, comme moi, le sentiment mélangé d’être à la fois au cœur des problèmes de fond et dans une inlassable répétition. En plaidant pour les têtes biens faites plutôt que bien pleines, Montaigne défendait-il autre chose que le primat des compétences sur les connaissances ? Le combat pour de vraies compétences, au sortir de la formation de base, n’est-il pas le combat des écoles nouvelles, puis des écoles alternatives et de tous les mouvements pédagogiques ? Ne sommes nous pas, dans un langage nouveau, en train de rééditer le procès de l’encyclopédisme et de savoirs

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scolaires qui ne serviraient qu’à passer des examens ? Un grand pédagogue, aujourd’hui à la retraite et qui a connu, dès les années 20, toutes sortes de rénovations de l’école, disait un jour avec tristesse qu’il n’était pas sûr de voir, avant la fin de sa vie, s’étendre à large échelle les principes de l’école active pour lesquelles il avait combattu depuis 50 ans. Chaque génération rouvre le débat autour des programmes, de leur surcharge ; elle redécouvre la nécessité de prendre en compte la globalité de la personne ; elle insiste sur le sens des savoirs, leur mise en contexte ; elle a le sentiment d’avoir enfin mis le doigt sur le fond du problème et de tenir la solution. A-t-on vraiment progressé ?

L’approche

par

compétences

dans

la

réécritures

des

programmes scolaires n’est peut-être que le dernier avatar d’une utopie très ancienne : faire de l’école un lieu où chacun apprendrait librement et intelligemment des choses utiles dans la vie… On le pressent, ce que je dirai ne sera donc pas forcément positif, au moins dans un premier temps. Il n’est en effet pas jugé " constructif ", lorsque s’esquisse une utopie nouvelle, de se demander à voix haute si ce n’est pas " beaucoup de bruit pour rien ". De belles phrases sur l’éducation, j’en prononce aussi et je me range en partie parmi les auteurs qui contribuent à remettre les utopies au goût du jour. Il est difficile de faire tout à fait autrement si l’on ne prend pas le parti de se limiter à l’analyse ou à la critique. Il est sans doute indispensable de remettre régulièrement au fronton de l’école quelques principes ambitieux, mais préférons, avec Hameline, les " militants déniaisés " et ne montons pas sans réfléchir dans le train de la dernière réforme à la mode, simplement parce qu’elle réveille des espoirs enfouis, maintes fois déçus, toujours prêts à renaître. Si d’autres dimensions du système éducatif ne sont pas transformées, si rien d’autre ne change que les programmes ou le langage avec lequel on parle des finalités de l’école, l’approche par compétences, comme la rénovation des

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collèges, ne sera qu’un nouveau feu de paille, une péripétie dans la vie du système éducatif. Les nouveaux textes sur le collège français et d’autres, équivalents, dans d’autres pays, capitalisent tout ce qu’on peut dire d’intelligent sur les programmes scolaires à partir des travaux et des propositions des sciences de l’éducation et des mouvements pédagogiques. Aujourd’hui, les textes ministériels deviennent de plus en plus sophistiqués et séduisants, parce qu’ils sont écrits ou inspirés pas la fraction la plus lucide de la noosphère. Estce que cela suffit ? Les nouveaux programmes, écrits par des intellectuels plus que des décideurs ou des gestionnaires, vont-ils se traduire en réels changements des pratiques et des contenus de l’enseignement ? Cela dépendra de la force de la pensée systémique et de la volonté politique. Il est vain, à mon sens, de fonder de grands espoirs sur une approche par compétences si, dans le même temps : a. On ne renverse par le rapport entre savoirs et action en situation. b. On ne change pas de rapport à la culture générale. c. On ne reconstruit pas une transposition didactique à la fois réaliste et d. e. f. g. h. i.

visionnaire. On ne touche pas aux disciplines et aux grilles horaires. On persiste à attendre avant tout d’un cycle d’études qu’il prépare au suivant. On ne change pas radicalement de façon d’enseigner et de faire apprendre. On n’invente pas de nouvelles façons d’évaluer. On nie l’échec pour construire la suite du cursus sur du sable. On n’infléchit pas la formation des enseignants.

Cette énumération semblera sans doute décourageante. Elle vise simplement à mettre en évidence le fait qu’une approche par compétences aura d’autant plus de sens qu’on la mettre rapidement et explicitement en connexion avec plusieurs autres composantes du système éducatif. Je vais développer chacun de ces points. Auparavant, un détour s’impose pour clarifier la notion de compétence, telle que je l’entends ici.

Faire du neuf avec du vieux 131

La notion de compétence peut amener à se perdre dans une analyse abstraite,

d’ailleurs

difficile

à

mener,

car

les

termes

mêmes

de

" compétences ", de " connaissances ", de " socle ", sont des expressions polysémiques plutôt que des concepts stabilisés et bien identifiés ; on n’est jamais très sûr de parler de la même chose quand on les emploie, et on passe beaucoup de temps à s’expliquer, sans être sûr d’y parvenir. Rey (1996) propose une synthèse des plus convaincantes sur l’état actuel de la littérature et des concepts qui touchent à se sujet… pour conclure que les compétences transversales n’existent pas vraiment, ou alors que toute compétence est transversale au sens où elle relie des situations analogues, mais pas identiques. Je rejoins en partie cette dernière thèse : les compétences sont intéressantes parce qu’elles permettent de faire face à des

familles de situations complexes à partir de différentes ressources cognitives, parmi lesquelles figurent des savoirs savants, issus d’une ou plusieurs disciplines, et des savoirs moins savants, qui ne s’inscrivent pas dans le découpage disciplinaire classique. La notion de compétence pourrait se résumer à une idée très simple : si l’être humain, pour agir, n’avait que des savoirs pour unique ressource, il ne parviendrait à maîtriser aucune situation complexe, a fortiori lorsqu’il faut décider et réagir vite. Qui irait confier sa santé à un médecin qui n’aurait fait que lire tous les livres d’anatomie, de physiologie et de pharmacologie ? Sa théorie, même immense, ne suffirait pas à faire de lui un bon clinicien, capable de poser un diagnostic pertinent et de construire, avant que la maladie ait achevé le patient ou qu’elle se soit guérie spontanément, une stratégie thérapeutique efficace. Le monde bouge, les situations sont singulières, évolutives, entremêlées, on n’a jamais toutes les informations, toutes les connaissances, tous les instruments, toutes les certitudes qui permettraient de déduire une action d’un ensemble exhaustif, pertinent et ordonné de prémisses. La compétence a partie liée avec l’improvisation, le

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bricolage, l’intuition, l’insight, l’esprit de synthèse et de décision, la confiance en soi et l’audace (Perrenoud, 1994 a, 1996 a). Qu’une compétence - médicale ou autre - aille au-delà des savoirs ne veut pas dire qu’elle leur tourne le dos, bien au contraire ! Pour agir face à des situations singulières, concrètes, complexes, on a souvent besoin de savoir et de savoirs. Il arrive cependant un moment où il faut prendre une décision, aboutir à une conclusion pragmatique, qui ne saurait être entièrement dictée par des connaissances théoriques assurées. Si le savoir est une clé d’intelligibilité du monde, il ne suffit pas à garantir sa maîtrise pratique, en particulier lorsque la situation appelle une décision rapide. Une compétence mobilise des ressources diverses pour faire face à une situation singulière, c’est un savoir-mobiliser (Le Boterf, 1994). Y a-t-il alors autant de compétences que de situations ? C’est l’un des débats aujourd’hui ouverts et qui n’est pas des plus faciles. Chacun est invité à se situer entre deux conceptions extrêmes : pour certains, chaque situation appellerait une compétence singulière, rien ne serait alors généralisable ou transférable ; pour d’autres, à l’inverse, on pourrait faire face à toutes les situations du monde avec un certain nombre de capacités très générales : intelligence, faculté d’adaptation, capacité de représentation, de communication, de résolution de problèmes. Ces deux positions extrêmes correspondent à certaines réalités : il y a des choses qu’on ne sait faire que parce qu’on les a déjà faites, parce qu’elles sont tellement spécifiques et difficiles que le transfert est infime. À l’inverse, il existe beaucoup de situations inédites suffisamment simples pour qu’on puisse les affronter sans grande préparation, en étant tout bonnement observateur, attentif et " intelligent ". La notion de compétence n’est réellement intéressante que dans les situations de " l’entre-deux ", trop singulières et complexes pour qu’on les domine en se servant uniquement du sens commun, mais que le sujet peut néanmoins rattacher à une famille de situations-problèmes, ce qui lui permet,

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au prix des transpositions et adaptations nécessaires, la réutilisation d’un certain nombre d’outils, de procédures, de schémas, de façon de penser, de décider et de faire. Rey (1996) rappelle que pour Chomsky la compétence est " une capacité de

produire infiniment ", c’est-à-dire de prononcer un nombre infini de phrases différentes. En généralisant, on pourrait dire qu’une compétence permet de produire un nombre infini d’actions non programmées et qui ne seront véritablement connues qu’une fois réalisées. Dans une conversation, nul ne sait en général quelle phrase il prononcera une minute plus tard, ni quel geste il fera. Il ne puisera ni ses paroles, ni ses actes, dans un répertoire, où ils attendraient son bon vouloir. Un être humain n’a pas besoin de conserver par dévers soi un grand livre contenant toutes les phrases qu’il pourrait être amené à dire " un jour ", parce que sa capacité d’invention est immense. La compétence, telle que Chomsky la conçoit, serait cette capacité d’improviser et d’inventer continuellement du neuf. Vue dans cette perspective, la compétence serait une caractéristique de l’espèce humaine, la capacité de créer des réponses sans les prélever dans un répertoire. On se situe alors au cœur de la psychologie et de l’anthropologie cognitives, en reconnaissant que ce qui fait la spécificité de l’espèce humaine (par rapport aux espèces animales), c’est une certaine capacité d’apprendre et de transférer des acquis, d’où la force et la fragilité de l’espèce. On se trouve ici devant une théorie de l’être humain en tant qu’apprenant, capable à la fois de variations et de répétitions, d’invariance et d’innovation. Il y a là confusion possible des niveaux. Les êtres humains ont certainement la faculté, ancrée dans leur patrimoine génétique, de construire des compétences. Pour autant, aucune compétences spécifique ne se construit spontanément, juste au gré d’une maturation du système nerveux. Nous devons apprendre à parler, quand bien même que nous en sommes

134

génétiquement capables. La compétence n’est pas donnée au départ, c’est une virtualité, qu’il faut transformer en compétence réelle au

gré

d’apprentissages qui ne se produisent ni automatiquement, ni au même degré pour tous. Face à une famille de situations analogues, la compétences se construit. Ce rattachement à une famille permet d’affronter avec succès les situations inconnues, pour peu qu’une forme d’intuition analogique permette de mobiliser des ressources (savoirs, schèmes, attitudes) élaborées ou mises à l’épreuve au gré d’expériences antérieures. Ces ressources ne permettent pas toujours de forger immédiatement une réponse adéquate, elles ne s’intègrent à une action nouvelle qu’au prix d’un travail de transfert (Mendelsohn, 1996 ; Perrenoud, 1997). Ce fonctionnement cognitif est à la fois de l’ordre de la répétition et de la créativité, la compétence mobilise des expérience passées et divers acquis, pour inventer des solutions partiellement originales, réponses adéquates à la singularité de la situation nouvelle. L’action compétente est une " invention bien tempérée ", une variation sur des thèmes partiellement connus, une façon de réinvestir le déjà vécu, déjà vu, déjà compris ou maîtrisé pour faire face à des situations juste assez différentes pour que la pure et simple répétition soit inadéquate juste assez semblables pour ne pas être totalement démuni de ressources. Les compétences sont au fondement de la flexibilité des systèmes et des rapports sociaux. Dans une société animale, la programmation des conduites interdit toute invention et la moindre perturbation extérieure peut désorganiser une ruche, par exemple, qui est réglée comme une machinerie de précision. Les sociétés humaines sont, au contraire, des ensembles flous et des ordres

négociés, elles ne tournent pas comme des horloges et admettent au contraire une part importante de désordre et d’incertitude, qui ne sont pas fatales parce que les acteurs sont à la fois désireux et capables de créer du neuf.

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La vie nous place face à des situations nouvelles que nous tentons de maîtriser sans réinventer complètement la poudre, en puisant dans nos acquis et notre expérience, entre innovation et répétition. Une bonne partie de nos conditions d’existence sont de ce type. Notre vie n’est en effet pas stéréotypée au point que chaque jour nous ayons exactement les mêmes gestes à faire, les mêmes décisions à prendre, les mêmes problèmes à résoudre. En même temps, elle n’est pas à ce point anarchique ou changeante qu’on ait à tout bouleverser tous les jours. La vie humaine trouve un équilibre - variable d’une personne à une autre, d’une phase du cycle de vie à une autre - entre les réponses de routines à des situations similaires et des réponses à apporter à des problèmes nouveaux (au moins pour nous). Nos compétences nous permettent de faire face avec une certaine continuité à des situations inédites, qui ne nous sont pas familières, mais pas non plus étrangères au point de devenir méconnaissables et de nécessiter un nouvel apprentissage. J’avancerai l’idée qu’il n’y a compétence que si l’action passe par un fonctionnement réflexif minimal. L’acteur se demande, plus ou moins confusément : ai-je déjà vécu une situation comparable ? qu’avais-je fait alors et pourquoi ? la même réponse serait-elle adéquate aujourd’hui ? sur quels points dois-je adapter mon action ? Dès le moment où on sait ce qu’il faut faire sans même y penser, parce qu’on l’a déjà fait, on n’est plus dans le champ de la compétence de haut niveau, mais dans celui du skill, de l’habitude, du schème d’action automatisé. La notion de compétence n’appartient pas d’abord au monde de l’école, mais au monde des organisations, du travail, des interactions sociales. Elle ne devient une notion pédagogique qu’à partir du moment où on veut la construire délibérément, dans des situations de type didactique. Il serait absurde de faire comme si l’école découvrait ce concept et le problème. Former des êtres humains, notamment à l’école, vise depuis toujours à

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développer des compétences. L’approche dites " par compétences " ne fait qu’accentuer cette orientation. Pourquoi cette insistance aujourd’hui ? Ceux qui, à toutes les époques, ont plaidé

pour

que

l’école

forme

prioritairement

à

des

compétences,

appartenaient en général aux cercles les plus attachés à l’idée d’une école libératrice, d’une société démocratique, d’êtres humains capables de penser par eux-mêmes et d’organiser leur vie de façon autonome. Si ce souci devient un mot d’ordre à l’échelle de systèmes éducatifs entiers dans la dernière décennie du siècle, ce n’est pas par regain d’utopie : l’évolution du monde, des frontières, des technologies, des modes de vie, appelle une flexibilité et une créativité croissantes des êtres humains, dans le travail et dans la cité. Dans cet esprit, on assigne parfois à l’école la mission prioritaire de développer l’intelligence, au sens " piagétien " du terme, comme capacité multiforme d’adaptation aux différences et aux changements. Le travail sur les compétences ne va pas aussi loin. Il ne rejette ni les contenus, ni les disciplines, mais il ne consiste pas non plus à ne rien changer dans les pratiques en adoptant un vocabulaire nouveau pour rédiger les programmes. Aller vers une approche par compétences relève donc à la fois de la continuité, parce que l’école n’a jamais prétendu vouloir autre chose, et du changement, voire de la rupture, parce que les routines didactiques et pédagogiques, les cloisonnements disciplinaires, la segmentation du cursus, le poids de l’évaluation et de la sélection, les contraintes de l’organisation scolaire, la nécessité de routiniser le métier d’enseignant et le métier d’élève ont conduit à des pédagogies et des didactiques qui, parfois, ne construisent guère de compétences, ou seulement celles de réussir des examens… Le changement consiste non à faire surgir l’idée de compétence dans l’école, mais à accepter que " dans tout programme axé sur le développement de

compétences, ces dernières ont un pouvoir de gérance sur les connaissances disciplinaires " (Tardif, 1996, p. 45). Citant Gillet (1991), Tardif propose que la

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compétence soit " le maître d’œuvre dans la planification et l’organisation de

la formation " (ibid, p. 38) ou affirme que " la compétence doit constituer un des principes organisateurs de la formation " (ibid, p. 35). Ces thèses, qui sont avancées pour la formation professionnelle, sont également au principe d’une formation générale orientée vers l’acquisition de compétences. Il serait aujourd’hui bien présomptueux de proposer une " didactique des compétences ", alors que nul ne sait pas exactement comment elles se construisent et qu’on peine à les identifier de façon univoque. Toutefois, malgré ce flou, il importe d’en parler, en sachant qu’on désigne, plutôt qu’un modèle conceptuel stabilisé, un champ de problèmes ouverts. On en apprendra davantage d’autant plus vite que beaucoup de gens réfléchiront aux compétences disciplinaires et transdisciplinaires visées par la formation de base et sur les dispositifs de formation correspondants. Quand les sciences humaines et les sciences cognitives seront nettement plus avancées, on y verra sans doute plus clair. Aujourd’hui, on ne peut pas vraiment dire qu’on travaille sur des bases solides. Ce n’est pas confortable, mais il serait pire encore de le nier et de faire comme si on savait exactement comment se forment l’esprit et les compétences fondamentales. La réforme du collège et le débat actuel sur l’école nous ramènent à des questions théoriques de fond, notamment sur la nature et la genèse de la capacité de l’être humain de faire face à des situations inédites. Parallèlement à ce débat de fond, il convient de mesurer les implications d’une approche par compétences pour l’ensemble du fonctionnement pédagogique et didactique.

a. Il est inutile de parler de compétences… …si on ne renverse par le rapport entre savoirs et action en situation Nul ne soutient, même parmi les gens d’école, que les savoirs, réduits à euxmêmes, puissent guider l’action humaine. Même l’érudit ou le chercheur, qui font métier de " savoir ", doivent mettre leurs connaissances en pratique. Leur 138

pratique est simplement plus théorique et symbolique que celle du médecin, de l’ingénieur ou du chef d’entreprise, et les confronte moins souvent à des décisions urgentes à prendre dans l’incertitude (Perrenoud, 1996 a). Passer et réussir des examens écrits ou oraux est une pratique, qui mobilise certaines

compétences.

Dans

les

situations

d’évaluation

les

plus

conventionnelles, les savoirs ne sont socialement reconnus qu’à condition d’être mis en scène et en valeur par des schèmes de communication, de présentation, de négociation. L’école ne prétend donc pas que les savoirs se suffisent à eux-mêmes. Elle n’ignore pas qu’ils prendront toute leur valeur en s’intégrant, en fin de compte, à des compétences. Mais elle se préoccupe assez peu de cette intégration, sauf en formation professionnelle, dans le meilleur des cas. Cette intégration participe de ce que Meirieu appelle le " désétayage ", qui consiste à se libérer graduellement des contextes et des conditions d’apprentissage et d’évaluation des savoirs, pour les transposer et les investir dans des situations extrascolaires. Ce détachement à l’égard des contextes passe notamment pas la capacité de mobiliser des savoirs dans des situations où rien n’indique,

a priori, qu’ils sont pertinents et où rien ne guide leur usage, sinon le jugement de l’acteur : pas de consignes, de modèles, de rails, comme dans les exercices scolaires. L’école fait comme si le désétayage allait se produire spontanément, alors que la recherche démontre (Mendelsohn, 1996) que le transfert ne survient que s’il est entraîné, pris en compte dans les stratégies de formation. Il ne suffit pas que les gens soient plongés dans le " vrai monde " et sa complexité pour que leurs savoirs scolaires se transforment magiquement en ressources mobilisables. Pourtant, sans être opposée au transfert, l’école refuse de perdre du temps à l’exercer. Elle préfère multiplier les apports disciplinaires plutôt que de s’en tenir à un champ moins large de savoirs, en prenant le temps de travailler leur réinvestissement dans des situations complexes. Lorsque l’école prend le temps de travailler une

139

compétence - la dissertation, l’explication ou la contraction de textes par exemple - on s’aperçoit souvent que c’est parce que cette compétence a cours d’abord dans l’enceinte scolaire : la travailler prépare au baccalauréat, éventuellement aux examens universitaires. Nunziati (1990) propose d’aller au bout de cette logique, par exemple, pour la dissertation littéraire ou philosophique : dès le moment où l’on accepte que le baccalauréat évalue des compétences très spécifiques, on en repère les composantes et on les travaille comme telle, en aidant les élèves à décoder la norme d’excellence. On développe leur compétence à réussir cette partie du baccalauréat. Peut-être est-ce de bonne tactique, les examens étant ce qu’ils sont. Est-ce de bonne stratégie pur la formation ? Renverser le rapport entre savoirs et action en situation, ce serait partir plus souvent des situations et interroger les savoirs, voire les (re) construire à partir de la complexité d’une pratique. Cela ne signifie aucunement un retour à l’utilitarisme le plus étroit. Les actions humaines sont loin d’être toutes utilitaires, nombre d’entre elles visent le pouvoir, la justice, le salut, l’établissement du sens, la compréhension de l’univers, la beauté. Il serait tout à fait absurde de réduire les mathématiques au calcul du budget familial et la biologie à quelques notions de prévention des MST. La référence à l’action n’est pas utilitariste, elle est d’ordre fondamentalement épistémologique. Mais elle oblige à sortir de l’univers scolaire ! Cela revient sans doute à enraciner plus explicitement les savoirs dans une histoire, faite souvent de passions et de stratégies. Cela revient tout aussi sûrement à prendre du temps, à l’école, pour donner à voir les usages sociaux des savoirs, des plus " terre à terre " aux plus idéalistes. D’un point de vue didactique, cela suppose un autre type de curriculum, qui donnerait moins d’importance au déroulement linéaire et planifié du texte du savoir, et davantage à l’invention de situations-problèmes. On peut ajouter à cette pragmatique inscrite dans le travail scolaire un travail métacognitif plus

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intense, sur le rapport au savoir et aux compétences. La contextualisation des tâches scolaires est non seulement d’ordre pratique, elle est aussi symbolique. Un élève peut trouver du sens à des exercices qui ne répondent à aucun problème réel s’il se représente des situations de la vie dans lesquelles les compétences exercées à travers de telles tâches sont pertinentes. Il n’est ni possible ni peut-être souhaitable de faire entrer concrètement " la vraie vie " dans l’école. Qu’elle existe au moins dans l’imaginaire de la classe !

b. Il est inutile de parler de compétences… …si on ne change pas de rapport à la culture générale L’école obligatoire vise à donner une culture générale. L’individualisme contemporain, ajouté à la violence montante dans les établissements, incite à redonner de l’importance à la " culture commune ". Faut-il pour autant réinventer l’école républicaine de la fin du siècle dernier ? Pense-t-on vraiment qu’on peut aujourd’hui, face aux hypermédias, aux voyages, à la diversité des modes de vie, aux mouvements planétaires de populations, fonder l’ordre social sur une communauté de langue et de valeurs acquise à l’école obligatoire ? Les ordres cimentés par une pensée unique, ce sont désormais du côté des totalitarismes et des intégrismes qu’ils subsistent. Ce qui nous importe, c’est que les individus et les groupes soient capables de construire un ordre négocié à une échelle pertinente, du HLM à la planète. Sans doute, cela requiert-il un minimum de valeurs communes, comme le refus de recourir à la violence et le respect d’autrui, de ses idées, de son mode de vie. Faut-il pour cela avoir acquis la même culture littéraire, mathématique, philosophique, géographique, historique, biologique, etc. ? Les nouveaux programmes des collèges n’ont pas fait un choix très clair à ce sujet. Ils dénoncent l’encyclopédisme, auquel on n’en finit pas de tordre le cou, mais ils n’osent pas faire véritablement le deuil de toute une série de savoirs que l’école juge traditionnellement indispensables. Le schéma est 141

connu : dans un premier temps, on tente sincèrement d’alléger les programmes, d’aller à l’essentiel ; puis, au gré des marchandages, on " réinjecte " peu à peu dans les textes toutes sortes de savoirs qu’un groupe ou un autre juge utiles, voire cruciaux, constitutifs d’une " culture de base ". Nul, aujourd’hui, ne défend ouvertement l’encyclopédisme. Mais qui le combat avec détermination, en étant prêt à renoncer à une partie de ses propres prétentions ? Au compromis entre puissances disciplinaires s’ajoute le fait que la quantité de savoirs nécessaires est toujours surdimensionnée en regard des possibilités des élèves. Peut-être est-ce parce que la norme est fixée par des décideurs qui ont, eux, de nombreux moyens d’élargir constamment leurs connaissances, et pour lesquels tout supplément de savoir est, sinon un supplément d’âme, du moins un supplément de pouvoir sur le monde ou de distinction. Il n’en va pas de même pour la plupart des élèves. Cette course à l’indispensable ne se fonde-t-elle pas sur une vision dépassée de la culture générale ? On peut contester l’espèce d’évidence selon laquelle il faut une très large culture commune pour vivre ensemble. Peut-être suffit-il de deux choses élémentaires, qui sont de l’ordre de l’éthique plus que des savoirs : le refus de la violence et le respect de l’individualité et de la pensée des autres. La culture commune, c’est avant tout le sens commun, une forme de raison partagée, de rapport raisonné au réel, fondé sur des savoirs, des méthodes, une observation, un dialogue contradictoire. N’est-ce pas ce que fait l’école ? Sans doute les professeurs ont-ils toujours prétendu que l’appropriation des savoirs disciplinaires était une éducation du

jugement. Historiquement, il est évident que la science et les savoirs ont partie liée avec la raison. Cette liaison subsiste-t-elle vraiment dans les programmes scolaires, les contenus effectifs de l’enseignement et surtout ce qu’il en reste dans la tête des élèves ? Il y a tant de savoirs trop vite exposés, trop peu problématisés, trop hâtivement assimilés aux seules fins de les restituer à l’examen. À l’école, le rapport des élèves au savoir est devenu

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largement instrumental, voire cynique. L’accumulation prend le pas sur la réflexion critique, parce que les groupes de pression disciplinaires n’ont de cesse de charger le bateau, pour agrandir ou maintenir leur territoire et leur part du gâteau dans la grille horaire. La culture générale sera peut-être alors la capacité d’inventer d’autres façons de définir ce que nous avons en commun, plutôt que vouloir couler les individus dans le même moule, comme si on ne pouvait vivre ensemble que si on se ressemble fortement. Aujourd’hui, on se ressemble, d’une certaine manière, plus que jamais à cause de la culture de masse et de la production industrielle, et moins que jamais du fait qu’on n’est plus obligés (comme jusqu’aux années 50) de voir la vie de la même façon, d’avoir la même foi ou le même rapport à l’État. Face au développement de l’individualisme et à l’ouverture des frontières, il faut chercher une forme de culture générale qui ferait son deuil d’une uniformité de langue, de pensée, de goûts, de valeurs. L’approche par les compétences est peut-être l’une des voies qui y conduit, parce qu’elle insiste sur la capacité de se parler, de construire des choses ensemble, plus que sur l’identité des cultures et des savoirs (Authier et Lévy, 1996).

c. Il est inutile de parler de compétences… …si on ne reconstruit pas une transposition didactique à la fois réaliste et visionnaire La transposition didactique est la chaîne de transformation qui fait passer des savoirs, des pratiques et de la culture qui ont cours dans une société à ce qui figure dans les objectifs et les programmes de l’école, puis à ce qu’on trouve dans les contenus effectifs du travail scolaire, et enfin - dans le meilleur des cas - à ce qui se construit dans la tête d’une partie des élèves ! (Verret, 1965 ; Chevallard, 1991 ; Arsac et al. 1994 ; Raisky et Caillot, 1996). Si on veut travailler sur les compétences, il faut probablement remonter à l’origine de cette chaîne et commencer par se demander quelles sont les 143

situations auxquelles les gens sont et seront véritablement confrontés dans la société qui les attend. Pendant longtemps, et aujourd’hui encore, l’école a été très largement conçue par des intellectuels, des gens de pouvoir et de savoir qui avaient l’impression de " connaître la vie ". En fait, ils se fondaient sur leur familiarité avec leur propre vie, doublée d’une vision normative des classes populaires, les classes " à instruire ". Au XIX siècle, de façon presque caricaturale,

les

classes

dominantes

affirmaient

un

véritable

projet

philanthropique de socialisation et de moralisation des classes qu’on appelait " dangereuses " (Chevalier, 1978). Peut-être pouvait-on alors se permettre de définir les programmes scolaires à partir de l’expérience de vie des classes instruites, parce que l’instruction était alors conçue comme un moyen de gagner les individus aux valeurs et aux savoirs requis par une société industrielle en voie de développement, qui devait fonctionner sur des bases plus ou moins républicaines. Le programme transposait à l’éducation scolaire non pas la culture et les valeurs bourgeoises, mais une version simplifiée et normative à usage des classes populaires. Les classes moyennes émergeaient à peine. Ce modèle de pensée vit encore. Toutefois, si l’on change de paradigme, si l’on se dit que l’école devrait préparer les futurs adultes à affronter les situations qui les attendent effectivement dans dix, vingt ou trente ans, on doit se demander ce que nous savons de ce qui les attend. Les intellectuels, qui pensent la complexité " en chambre ", ont-ils la moindre idée de ce qui constituera la vie quotidienne des gens dans la société qui s’annonce ? Les programmes scolaires se nourrissent-ils d’une connaissance de la société ? On peut en douter. Comment fabrique-t-on un programme scolaire ? On réunit des experts autour d’une table, ils discutent et négocient des textes. Où vont-ils chercher leurs idées ? Ils les trouvent dans leur tête, dans leur expérience de l’école, des savoirs, du travail, mais pas dans une prise en compte méthodique et neutre de la vie des gens, dans sa diversité. Quand ils

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puisent quelque chose dans la vie des gens, c’est forcément - comme tout le monde, quand on ne se donne pas les instruments d’une enquête - dans leur réseau d’interconnaissance, c’est-à-dire dans des milieux sociaux proches du leur. Prenons un exemple : aujourd’hui, pour une partie des gens, le travail n’a plus de signification : ceux qui font les programmes (et qui travaillent à 150 %) sont-ils capables d’imaginer une vie faite de petits boulots qui permettent juste de vivre ? Peuvent-ils envisager qu’on puisse choisir de vivre de cette façon et même être heureux ? Si on veut vraiment former à des compétences à la hauteur des situations de l’existence, ne faisons pas comme si on les connaissait. Adoptons plutôt une démarche d’enquête. Dire qu’il faut savoir gérer la complexité reste une abstraction. Concrètement, à quelles formes de complexité les gens sont-ils et seront-ils confrontés dans leur vie, c’est-à-dire au travail, hors travail ou entre deux jobs ? Nous vivons par exemple à une époque où on ne peut laisser sa valise deux minutes dans un hall de gare sans craindre d’être volé. Il y a eu des sociétés dans lesquelles on avait des rapports confiants avec les autres, mais maintenant, dans les villes, chacun est poussé à protéger ses biens, parce qu’il doit coexister avec des gens en qui il ne peut avoir confiance. Réfléchissons à des situations concrètes, aux rapports sociaux qui se développent dans la ville, les immeubles, le travail : autant d’éléments pour saisir la complexité concrète et les compétences qu’elle exige. Je n’ai pas l’impression que l’école s’organise pour connaître la société à laquelle elle prétend préparer. En regardant la télévision, on en sait davantage sur la vie des gens qu’en lisant les programmes scolaires. Les gens d’école ne regardent pas volontiers la télévision, ils la critiquent et tournent le bouton, parce que le spectacle du monde n’est pas réjouissant ! L’école connaît peu la vie de ses élèves. Elle semble organisée pour ne pas apprendre grand chose de la société, sous prétexte qu’elle l’instruit. Il y a là une forme de cécité et un manque de familiarité (ethnologique et

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sociologique) avec les courants profonds qui traversent le monde où nous vivons. Chaque fois qu’on veut réformer les programmes, on reste entre spécialistes et on se met des œillères, parce qu’on est pressé par l’urgence des textes à publier. On repart, comme d’habitude, sur les mêmes bases, essentiellement idéologiques, sur des évidences partagées, plutôt que de faire un travail de repérage et transposition didactique à partir de pratiques sociales attestées. Il est vrai que les exercices de futurologie sont à hauts risques, les expériences des dernières décennies le démontre. Certes, l’analyse des changements technologiques en cours ou prévus peut aider à camper une partie du décor : media, CD interactif, réalité virtuelle, réseau planétaire, communication totale, systèmes experts capables d’assister les activités humaines les plus complexes. Une partie des anticipations et des analyses sont nourries par ce qu’on prévoit de l’évolution des technologies, avec la part de simplification (et d’aberration) que cela suppose : il y a quinze ans, tous les élèves de l’école primaire auraient dû apprendre le BASIC ; maintenant, tous devraient être initiés aux réseaux télématiques pour " surfer sur Internet " ! Des apprentissages aussi contextualisés n’ont aucun avenir. L’anticipation technologique est vaine si on se fixe sur les outils du moment, qui auront évolué avant que les programmes correspondant soient adoptés ! Nul par exemple n’avait prévu il y a trente ans la diffusion de la microinformatique dans toutes les activités humaines et sa décentralisation. On imaginait plutôt

Big Brother, une informatique centralisée, contrôlant chacun, alors qu’Internet déjoue les législations, les frontières et les polices… Même dans ce domaine, l’expérience montrer qu’on peut au mieux préparer à des modes de pensée et de traitement de l’information. Il reste un immense travail conceptuel à faire autour des technologies pour en inférer la nature des compétences à construire à l’école.

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La vie se transforme également dans maints autres registres. N’est-il pas temps d’y aller voir ? De remplacer la réflexion spéculative et idéaliste qui préside à la confection des programmes scolaires par une transposition didactique fondée sur une analyse prospective et réaliste des situations de la vie. Il ne s’agit pas de devenir étroitement utilitariste. La plupart des gens ont autant de problèmes métaphysiques ou sentimentaux que de problèmes d’emploi, de logement ou d’argent. La question est plutôt de savoir à quoi ils seront effectivement confrontés à fin du XXe ou au début du XXe. Il n’est pas inutile à cet égard d’observer l’évolution des mœurs familiales, sexuelles, politiques, et les transformations du travail. Une partie des sciences sociales l’anthropologie, la sociologie, les sciences politiques, la démographie, l’économie - contribuent à étudier la vie des gens et des groupes humains, et pourraient aider les systèmes éducatifs à mieux imaginer l’avenir. On ne croit plus aux futurologues, mais quelques tendances lourdes sont discernables. Comment faire de ces savoirs sur les pratiques et les cultures émergentes des sources de transposition didactique, comment les penser comme

des

familles

de

situations

qui

appellent

des

compétences

identifiables ? Pour cela, il faut sans doute rompre avec deux idées simplistes : • •

la première serait de préparer les élèves en fonction de visions précises de ce qui nous attend ; aucune n’est fiable ; la seconde serait de limiter la formation un petit nombre de compétences transversales et très générale, dont découleraient toutes les actions efficaces, par différenciation et généralisation.

Pour affronter des situations diverses, il faut des compétences elles-mêmes diverses. Elles ne se construiront pas par le simple transfert de schèmes généraux de raisonnement, d’analyse, d’argumentation, de décision. L’école ne peut préparer à la diversité du monde qu’en la travaillant explicitement, en alliant savoirs et savoir-faire à propos de situations sinon réelles, du moins réalistes. Transformer une maison, concevoir un habitat groupé, créer une 147

association, trouver et suivre un régime alimentaire, se meubler, faire le tour de l’Europe pour peu d’argent, se protéger du SIDA sans s’enfermer chez soi, trouver de l’aide en cas de conflit ou de déprime, être branché sans être aliéné… autant de problèmes face auxquels les individus se trouvent démunis, non pas tant faute de savoirs fondamentaux que faute de méthodes, d’entraînement à la résolution de problèmes, à la négociation, à la planification ou tout simplement à la recherche des informations et des connaissances pertinentes.

d. Il est inutile de parler de compétences… …si on ne touche pas aux disciplines et aux grilles horaires Si on reconnaît que les compétences transversales ne sont pas faciles à identifier, on pourrait être conduit à conforter le découpage disciplinaire tel qu’il a été institué. Après tout, si les compétences sont essentiellement disciplinaires, pourquoi ne pas conserver des grilles horaires et des spécialisations conventionnelles ? Certaines compétences à construire sont clairement disciplinaires, si l’on accepte qu’une discipline ne renvoie pas seulement à un champ de savoirs de référence, mais à des pratiques, " les

lieux, les corps, les groupes, les outillages, les dispositifs, les laboratoires, les procédures, les textes, les documents, les instruments, les hiérarchies permettant à une activité quelconque de se dérouler " (Latour, 1996). D’autres compétences, sans être vraiment transversales, se trouvent au carrefour d’au moins deux ou trois disciplines. Ainsi, une activité menée conjointement par un professeur de sciences et par un professeur de français, autour de l’écriture scientifique (rapports d’expériences, comptes rendus d’observations), peut développer une compétence qui, sans être transversale, m’appartient ni purement aux sciences, ni purement aux lettres. S’il faut renoncer à l’hypothèse de compétences transversales qui embrasseraient constamment toutes les disciplines et toutes les facettes de l’existence, on peut par contre aller un peu plus loin dans la mise en relation de disciplines 148

voisines, celles qui occupent des champs assez proches, par exemple la biologie et la chimie, ou l’histoire et l’économie. On peut encore, comme dans l’exemple cité, marier des disciplines dont l’une donnera la maîtrise d’outils d’expression pour mieux communiquer et formaliser les contenus de l’autre. Ce ne sont pas là des tentatives extrêmement ambitieuses, elles exigent pourtant que les spécialistes s’aventurent hors de leurs domaines respectifs et s’exposent à travailler sur des problèmes qui, à certains égards, les dépassent. Il se peut, par exemple, que le professeur de physique, quand il s’agit de problèmes d’écriture, soit moins compétent que certains de ses élèves ; il est certain que le professeur de français se sentira a priori nul en physique, lui qui a justement choisi la littérature parce qu’il " détestait les mathématiques ". Il faudra alors que l’un et l’autre franchissent une barrière dans les représentations qu’ils ont de leur légitimité et du ridicule qu’il pourrait y avoir, à leurs yeux, à ne pas maîtriser certains savoirs mieux que les élèves. Dans ce domaine, nous pouvons nous inspirer de ce qui se fait dans certains collèges expérimentaux, où on réserve la moitié seulement du temps scolaire aux contenus disciplinaires organisés selon une grille horaire conventionnelle. Pour le reste, on travaille sur des projets décloisonnés, les professeurs devenant des animateurs et des personnes-ressources. Les savoirs disciplinaires ne sont pas absents, mais ils sont mobilisés dans une démarche de projet, c’est à dire de façon incomplète, non planifiée, non systématique, bref, peu sérieuse, diront sans doute les tenants d’un texte du savoir parcouru dans le bon ordre. En contrepartie, les connaissances seront mobilisées dans des situations où leur pertinence est évidence, où elles deviennent de véritables outils plutôt que des matières d’examens, où elles ont du sens…

e. Il est inutile de parler de compétences… …si on persiste à attendre avant tout d’un cycle d’études qu’il prépare au suivant

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Historiquement, les programmes scolaires ont toujours été définis par les attentes de l’ordre d’enseignement suivant, plus exactement par ses filières les plus exigeantes. En ce sens, toutes les classes du second degré, dès le collège, sont " préparatoires " : il importe de conformer aux attentes du cycle d’études qui suit bien davantage que de penser à la vie. Tant pis pour ceux qui n’accéderont pas à ce cycle d’études ou n’entreront pas dans la filière d’excellence qui définit ses exigences. Cette logique reste dans le droit fil de la volonté de faire émerger une élite, en anticipant sur leur destin annoncé des meilleurs élèves. Aujourd’hui encore, dans certains système éducatifs, on prétend maintenir le grec ancien comme une discipline indispensable à offrir aux élèves de douze ou treize ans, sous prétexte que ceux qui feront des études classiques doivent pouvoir s’initier aussi vite que possible aux langues et aux cultures gréco-latines, dont ils deviendront comme il se doit les ardents défenseurs pour le bien de la génération suivante… Dans cette logique, la mission de l’école primaire n’est pas de préparer à la vie, mais au collège, qui, lui, prépare au lycée, ce dernier préparant à l’université, dont la finalité est de préparer à la recherche. Pour tenir ce discours, il faut ignorer délibérément que les trois quarts de ceux qui sortent de l’université ne feront pas de recherche, que tous ceux qui achèvent le lycée n’iront pas en faculté, etc. Les fictions ont la vie dure : tout au long du cursus, on ne se réfère pas à des situations de la vie, mais à l’étape suivante de la scolarité. L’école travaille donc largement en circuit fermé et s’intéresse davantage à la réussite aux examens ou l’admission au cycle d’études suivant qu’à l’usage des savoirs scolaires dans la vie. C’est pourquoi un enseignant peut faire carrière sans jamais se sentir obligé, ni même invité, à se demander sérieusement à quelles compétences il est censé former les élèves au-delà de l’horizon scolaire. Tout se passe comme si cette question relevait toujours des enseignants travaillant en aval dans le cursus, les plus proche de " l’entrée dans la vie, active ".

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L’usage des savoirs dans la vie est évidemment une question qu’on se pose davantage en formation professionnelle, avec deux nuances cependant : • •

la formation de compétences n’est pas toujours au centre du dispositif, comme le montre Tardif (1996) ; les compétences visées à ce stade du cursus se limitent à l’exercice d’un métier.

Qui s’intéresse alors, en fin de compte, à tout ce qui déborde le travail salarié, chômage, culture, sports et loisirs, petits jobs, vie privée, vie associative, vie politique, etc. ? Nous allons vers une société dans laquelle, tôt ou tard, le travail deviendra marginal dans la vie des adultes. Peut-être faudrait-il s’écarter de la ligne droite " culture générale - formation professionnelle métier " comme seul scénario digne d’intérêt…

f. Il est inutile de parler de compétences……si on ne change pas radicalement de façon d’enseigner et de faire apprendre Si on veut développer des compétences plutôt que des savoirs, il faut évidemment créer des situations qu’on appellera des " situations-problèmes " (ou des " situations ouvertes ", notion voisine). Ce sont des situations où la solution du problème n’est pas obtenue par application immédiate du bon algorithme. L’enseignant n’est pas censé avoir la solution, il la cherche avec ses élèves. On s’écarte alors des exercices scolaires, qui exigent simplement la mise en œuvre rigoureuse de la procédure adéquate. Dans les situations ouvertes, on développe des compétences parce qu’on investit des compétences ! On se trouve dans la situation que décrit Meirieu (1996) : " Faire ce qu’on ne sait pas faire pour apprendre à le faire ". Cela suppose évidemment que la tâche proposée se situe dans la zone proximale de développement, que les élèves ne se sentent pas complètement dépassés. Il appartient au professeur de fournir des indices, de mettre en place un

étayage qui évite le sentiment d’impuissance et le découragement. Il ne lui est pas interdit de prendre en charge certaines opérations délicates, qui sont des

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passages obligés, mais demandent aux élèves tellement de temps et d’énergie que l’activité se perdrait dans les sables s’ils n’étaient pas déchargés d’une partie des opérations. Le travail sur des situations-problèmes est à la fois cognitif et social, parce qu’il est très rare qu’on puisse affronter tout seul la complexité en phase d’apprentissage. Le groupe n’est pas à tous égards un facilitateur, la coopération rencontre elle-même des obstacles, mais une démarche de projet portée par une équipe a plus de chances d’être menée à son terme. Le travail par " situations-problèmes ", proposé par Meirieu (1989, 1990), Astolfi (1992) et d’autres didacticiens, ne peut guère utiliser les moyens d’enseignement actuels, conçus dans une autre perspective. On n’a pas besoin de livrets d’exercice ou de fiches à perte de vue, mais de situations intéressantes et en même temps réalistes, compte tenu de l’âge et du niveau des élèves, du temps dont on dispose, des compétences qu’on veut développer. Ces moyens sont davantage des idées, des esquisses de situations, et non plus des activités livrées " clef en main ".Alors qu’on peut mobiliser les élèves sur des tâches traditionnelles par un simple " Prenez

votre livre et faites l’exercice 54 à la page n° 10 ", on ne peut amorcer une démarche autour d’une situation-problème de façon aussi unilatérale, autoritaire et économique. Les professeurs qui pensent que la construction des savoirs et des compétences se fait à travers la résolution de problèmes ouvrent un débat, posent une énigme, suggèrent un projet qui concerne l’ensemble des élèves, plutôt que d’assigner à chacun, à sa place, une tâche individuelle papier-crayon. On pourrait soutenir de telles démarches par des moyens d’enseignement produits à une certaine échelle, mais ils différeraient de ceux qu’on trouve chez les libraires spécialisés dans le livre scolaire, ils seraient conçus et réalisés par des gens orientés vers l’approche par compétences, qui appelle d’autres didactiques. Toute évolution dans ce sens se heurtera à la puissance

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de l’édition scolaire, à laquelle les programmes notionnels par degrés garantissent des marchés fabuleux ! Des moyens orientés vers la formation de compétences seraient plus difficiles et coûteux à concevoir, parce qu’ils seraient moins répétitifs et demanderaient à leurs auteurs plus de génie que de compilation. En même temps, les tirages seraient beaucoup plus réduits, car, souvent, un exemplaire par classe suffirait. Réinventer des moyens d’enseignement en fonction d’une pédagogie des situations-problèmes et des compétences ne va donc pas du tout de soi et se heurte à des intérêts économiques majeurs. L’écriture de nouveaux programmes fait généralement l’impasse sur l’inertie du système due au mode de production des fournitures scolaires,

des

espaces

scolaires,

des

matériels

et

autres

moyens

d’enseignement. Ce n’est pas la seule difficulté. Les situations-problèmes ne fonctionnent que si les élèves acceptent de s’impliquer, dans un rapport à la tâche très différent de celui qui suffit aux exercices scolaires décontextualisés et sans enjeu, dont ils s’acquittent pour avoir la paix, une bonne note et le droit de faire autre chose. Cette posture différente passe inévitablement par un autre rapport entre les enseignants et les élèves, qui se rapproche de celui qu’on observe dans les pédagogies institutionnelles et les démarches de projet, dans le sens d’une relative redistribution des pouvoirs au sein de la classe. En effet, on ne peut imaginer que des démarches de projet centrées sur des situations complexes voient le maître qui les conçoit " embarquer " ses élèves dans la tâche comme il le fait dans les cours traditionnels. Ici, c’est la classe qui engendre elle-même ses projets et les situations complexes auxquelles elle veut s’affronter. C’est un autre défi didactique et pédagogique, qu’une partie des enseignants d’aujourd’hui ne veulent ou ne peuvent relever. Une telle pédagogie ne va pas sans une planification didactique souple. Quand on travaille sur des projets et des situations, on sait quand une activité commence, rarement quand et comment elle finira, parce que la situation

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porte en elle-même sa propre dynamique. Par exemple, le montage d’un spectacle conçu sur la base d’une enquête dans le quartier va exiger non pas en quatre semaines, comme on l’avait prévu au départ, mais deux mois, durant lesquels il faudra renoncer à faire d’autres choses. Les projets ont leurs exigences de réussite. Ils n’ont de sens que si on leur donne la priorité dans certaines phases cruciales. Ils empiètent donc sur d’autres parties du curriculum et exige une grande souplesse. L’approche par compétences amène à faire moins de choses, à s’attacher à un petit nombre de situations fortes et fécondes, qui produisent des apprentissages et tournent autour de savoirs importants. Cela oblige à faire le deuil d’une bonne partie des contenus qu’aujourd’hui encore on estime indispensables. Les nouveaux programmes du collège permettent-ils cet allégement ? On peut en douter, comme l’a montré Christiane Durand. L’idéal serait de passer beaucoup temps sur un petit nombre de situations complexes, plutôt que très peu de temps sur un grand nombre de sujets à travers lesquels on doit avancer rapidement pour arriver à tourner la dernière page du manuel le dernier jour de l’année scolaire… Il y a enfin rupture avec le contrat didactique classique selon lequel le maître a le savoir, le dispense et en évalue la maîtrise chez les élèves. Dans une approche par compétences, le contrat s’inspirera davantage de la pédagogie coopérative, du travail d’atelier, des situations dans lesquelles une équipe est confrontée à des difficultés qu’aucun de ses membres ne domine complètement au départ. Au jeu du chat et de la souris se substituent donc des formes de coopération visant à faire réussir une entreprise ambitieuse.

g. Il est inutile de parler de compétences…si on n’invente pas de nouvelles façons d’évaluer L’évaluation est plus déterminante que les programmes dans la marche d’un enseignement. On ne peut évaluer que ce qu’on a grosso modo enseigné, sans quoi c’est l’échec assuré. Et on a intérêt à enseigner en priorité ce que 154

les professeurs qui recevront les élèves l’année suivante considèrent comme des préalables de leur propre travail, et qui sont définis, en creux, par les lacunes qu’ils détecteront dans leurs premières épreuves. Les enseignants jugent ainsi, à travers l’évaluation, le travail de leurs collègues intervenant en amont dans le cursus. Ce contrat tacite liant les enseignants situés à différents stades de la division verticale du travail scolaire est beaucoup plus important que l’esprit, voire la lettre des programmes. C’est pourquoi la surcharge des programmes relève moins des textes que de leur interprétation et des transactions au long du cursus. Chaque enseignant apprend qu’il sera plus facilement " sanctionné " par le collègue qui reçoit ses élèves que par un inspecteur qu’il voit tous les cent sept ans. C’est son " cher " collègue qui lui fera remarquer qu’il n’a pas fait " tout le programme ". Ce programme était peut-être en vigueur il y a quinze ans ou ne figure dans aucun texte, mais c’est celui qui correspond au rêve de chaque professeur, à tout ce que ses élèves nouveaux devraient savoir pour qu’il puisse enseigner tranquillement son programme, sans avoir à réparer des lacunes ou des errements antérieurs, sans affronter une trop forte hétérogénéité ! Si on ne change que les programmes qui figurent dans les textes, sans toucher à ceux qui sont dans les esprits, l’approche par compétences n’a aucun avenir. Les parties du programme, voire les disciplines entières, qui sont sous-estimées et maltraitées sont celles pour lesquelles l’évaluation n’est pas claire, pas nécessaire, pas légitime, pas décisive dans la réussite. Par contre, les programmes sur lesquels il y a une sélection très forte, dans les disciplines dites principales, sont ceux qui appellent le plus de travail, le plus de répétitions, le plus d’évaluations. Au fond, l’évaluation est le vrai message : les élèves travaillent pour être correctement évalués et les enseignants pour que leurs élèves fassent bonne figure (Perrenoud, 1993 ; 1995 c) Si l’approche par compétences ne transforme pas les procédures d’évaluation, ce qu’on évalue et comment on l’évalue, elle a peu de chances

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de tenir la route. Mieux vaut réformer simultanément programmes et évaluation. Cela devrait aller de soi, mais habituellement, on ne le fait pas : il est même exceptionnel de voir un système éducatif repenser l’évaluation en même temps que les programmes, parce que cela concerne d’autres spécialistes, d’autres commissions, selon d’autres calendriers. À quelle évaluation l’approche par compétences renvoie-t-elle ? Il ne s’agit pas seulement ici de penser une évaluation formative, même si elle est indispensable dans une pédagogie des situations-problèmes ou dans des démarches de projets. Quand il apprend selon ces démarches, les élèves sont nécessairement en situation d’observation formative, amenés à confronter leurs façons de faire et à se donner mutuellement des feed-back. Dans ce cas, l’évaluation ne porte pas sur des acquis mais sur des processus en cours, au gré d’une suite d’interactions, d’explications et d’hésitations successives. Regardez ce qui se passe quand on veut monter à plusieurs un meuble préfabriqué, livré avec un mode d’emploi pas très clair ! Chacun s’investit dans une interprétation, avance des hypothèses, propose une méthode. Il faut probablement aller plus loin, et ne pas se contenter de dire qu’une pédagogie des situations et des compétences favorise l’observation formative. En réalité, on ne peut pas évaluer des compétences de façon standardisée. Il faut donc faire le deuil de l’épreuve scolaire classique comme paradigme évaluatif, renoncer à organiser un " examen de compétences " en plaçant tous les " concurrents " sur la même ligne de départ. Les compétences s’évaluent, certes, mais au gré des situations qui font que, suivant les cas, certains sont plus actifs que d’autres, car tout le monde ne fait pas la même chose en même temps. Par contre, chacun donne largement à voir ce qu’il sait faire, y compris en prenant ou non des initiatives et des risques. Cela permet, quand il le faut, à des fins formatives ou certificatives, d’établir des bilans individualisés de compétences.

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Ces bilans seront suspects d’arbitraire, surtout si l’école et les enseignants n’ont pas explicité et négocié un autre contrat d’évaluation, sans barèmes, ni compétition. Il importe que les élèves et leurs parents acceptent que le professeur juge les compétences globalement, en situation, comme on le fait en formation professionnelle, parce qu’il a lui-même une expertise et qu’il sait évaluer le maçon " au pied du mur ". Ce professeur-là ne va pas évaluer en faisant des comparaisons entre les élèves ; il fera plutôt une comparaison entre la tâche à accomplir, ce que l’élève a fait, et ce qu’il ferait s’il était plus compétent. On s’écarte radicalement du schéma classique : " Tout le monde subit la même épreuve et que le meilleur gagne ! ". En fin de compte, l’opposition entre le formatif et le certificatif s’atténue dans ce processus, car ce sont en partie les mêmes " observables ", les mêmes feed-back qu’on considère, à des stades différents, en sachant qu’à un moment donné (par exemple à la fin de l’année scolaire ou du cycle) l’évaluation sera plutôt certificative.

h. Il est inutile de parler de compétences…si on nie l’échec pour construire la suite du cursus sur du sable L’école sélectionne, fabrique de l’échec, mais toujours de sorte à masquer son propre échec. Les élèves sont censés savoir lire couramment. Une proportion très importante de chaque génération n’atteint pas ou ne conserve pas ce niveau de maîtrise de la lecture. Que fait-on de ce constat désolant ? Rien. Les maîtres d’école ressemblent souvent à ces médecins qui baissent les bras et se bornent à un traitement d’accompagnement d’une maladie inguérissable. Avant d’en arriver là, les médecins ont en général " tout essayé ". On ne peut en dire autant de l’école, dont l’organisation même empêche de tout tenter. Chaque fin d’année scolaire appellerait des mesures spécifiques, intensives, originales pour une partie des élèves. Que fait-on ? Les plus faibles redoublent, comme si c’était une solution. Les autres passent au degré suivant, comme si c’était le gage d’apprentissages solides. 157

Développer des compétences, c’est ne pas se contenter d’avoir parcouru un programme, c’est de n’avoir de cesse qu’elles soient construites et attestées. Peu importe le programme, il faut affronter le problème, et le problème est que l’action pédagogique n’a pas atteint son but et qu’il faut s’entêter, sans tomber dans l’acharnement pédagogique, sans faire " plus du même ", en cherchant de nouvelles stratégies. Les programmes ne sont pas encore conçus pour favoriser une construction graduelle des compétences. On fait progresser les élèves de degré en degré, alors que les bases fondamentales n’ont pas été maîtrisées. Une approche par les compétences devrait être une chance de rompre avec cette logique : on arrêterait de travailler sur une compétence quand elle serait acquise, et non parce que c’est la fin de l’année scolaire ou parce qu’on doit changer de classe. La création de cycles pédagogiques est à cet égard un progrès, car elle met fin au principe " un programme, un degré ", dont il découle que " ce qui est fait n’est plus à faire ". Comme si, en construisant une maison, des ouvriers se disaient : " Ce n’est pas nous qui avons édifié le premier étage. Il ne tient pas,

mais faisons comme si et construisons tout de même le second étage ! ". Aucun bâtisseur ne pourrait survivre à un tel aveuglement. Or, c’est pourtant de cette façon que fonctionne l’école : chacun " fait ce qu’il a à faire ", en sachant que, souvent, il construit sinon sur du sable, du moins sur des bases fragiles. La division du travail fait qu’on n’est pas même autorisé (ou en mesure) de (re) construire l’étage précédent. En fait, on pourrait même dire que les enseignants ne sont pas payés pour cela ! Une approche par compétences devrait permettre davantage de continuité. C’est pour cela qu’elle est fortement liée aux cycles qu’on introduit partout à l’école primaire ou aux structures équivalentes dans le second degré. Pour travailler des compétences, il faut viser une continuité de la prise en charge sur au moins trois ans. Durant un cycle, tous les enseignants deviennent comptables de la

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formation des mêmes compétences et interviennent pour favoriser leur développement, aussi souvent ou longtemps qu’il le faut. On pourrait, dans cet esprit, imaginer une école fondamentale qui continuerait à enseigner la lecture à des élèves de 15 ans, s’ils ne la maîtrisent pas encore, plutôt que de les inviter à lire et de s’étonner qu’ils ne sachent pas. Jusqu’ici, on s’est rarement donné les moyens d’une telle adéquation de l’enseignement à la réalité des élèves. L’approche par compétences accentue encore la nécessité d’une différenciation de l’enseignement, d’une individualisation des parcours et d’une rupture avec la segmentation du cursus en programmes annuels.

i. Il est inutile de parler de compétences…si on n’infléchit pas la formation des enseignants La plupart des enseignant ont été eux-mêmes formés par une école centrée sur les connaissances. Ils se sentent à l’aise dans ce modèle. Leur culture et leur rapport au savoir ont été forgés de cette façon et ce système leur a bien réussi, puisqu’ils ont fait des études longues et passé avec succès des examens. Dans le champ éducatif, ils se trouvent du côté du " tiers instruit " ! On peut vivre assez bien dans un tel ethnocentrisme. À nombre d’enseignants, l’approche par compétences ne " parle pas ", parce que ni leur formation professionnelle, ni leur façon de faire la classe ne les y prédispose : cela leur semble participer du bavardage pédagogique, de l’animation socioculturelle bonne pour les centres de loisirs, ou tout au moins relever de l’étage " inférieur " de l’édifice scolaire. Tant qu’ils resteront dans cette logique, l’identité des professeurs sera assurée, parce qu’ils se limiteront à enseigner des savoirs et à les évaluer. Aussi longtemps qu’ils ne sauront pas vraiment organiser et évaluer des démarches de projet, des situations complexes, les ministères fabriqueront des textes intelligents, appliqués par des gens tout aussi intelligents, mais qui n’ont pas suivi le même cheminement pédagogique et théorique.

159

Actuellement, les textes des ministères sont - globalement - en avance sur le corps enseignant. Rien ne garantit que ce décalage va s’amenuiser. Dans le fond, on s’en rend bien compte quand on travaille avec les IUFM, on forme encore des enseignants centrés sur les savoirs, au moment même où le discours officiel se centre sur les compétences. Pour corriger ce décalage, il faudra au moins dix ans… Il y a là un manque criant d’harmonisation entre le discours tenu sur les programmes et la formation des enseignants, qui n’est pas actuellement orientée vers une pédagogie des compétences. La structure des IUFM le montre bien, avec la place qu’y tient le concours, son poids, la nature des épreuves qui révèlent qu’on reste largement dans la logique dominante, celle de savoirs universitaires à maîtriser en situation d’examen, donc très loin des conditions de leur mobilisation dans une classe. Au total, les occasions où les professeurs sont confrontés à la complexité ne manquent pas, grâce aux stages en établissements, mais la formation, plutôt que de considérer cette complexité comme son objet premier, travaille dans une logique disciplinaire et académique. La " révolution des compétences " ne se produira que si, durant leur formation professionnelle, les futurs enseignants en font personnellement l’expérience. La formation continue se développe. Elle va dans le sens d’un développement de compétences lorsqu’elle s’oriente vers la professionnalisation (Perrenoud, 1994 a et b, 1996 b), l’accompagnement d’équipes et de projets d’établissements et vers l’analyse des pratiques, des situations de travail et des problèmes professionnels (Perrenoud, 1996 e). C’est sans doute, à terme, l’avenir de la formation initiale, si elle parvient à construire une véritable articulation entre théories et pratiques (Perrenoud, 1996 c et d) et à se dégager de la prééminence des disciplines. Il faut en toute hypothèse briser un cercle vicieux : si le modèle de formation des élèves est renforcé par le modèle de formation des enseignants, et réciproquement, on peut douter du changement…

160

La pensée systémique n’est pas une pensée négative ! Chacun voudrait bien que les bonnes idées se réalisent immédiatement, sans se heurter à la complexité des systèmes. Hélas, cette forme de pensée magique prépare non seulement des désillusions, mais fait perdre des années, faute d’avoir anticiper. Explorer les enjeux, les conditions et les conséquences d’une approche par compétences

peut

sans

doute,

dans

un

premier

temps,

paraître

décourageant. Nous vivons sur des utopies éducatives de plus d’un siècle et nous prenons du plaisir à les mettre au goût du jour. Mais ce notre époque pourrait faire quelque chose de plus utile : analyser, à la lumière des sciences humaines et sociales, l’écart qui sépare l’utopie de sa réalisation et s’efforcer méthodiquement de le réduire. Sans perdre de vue l’essentiel : l’approche par compétences ne vaut que si elle est une réponse à l’échec scolaire !

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Des savoirs aux compétences : les incidences sur le métier d’enseignant et sur le métier d’élève*

Philippe Perrenoud Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation Université de Genève 1995 Sommaire L’enseignant Les élèves Stratégies de changement Références

L’approche par compétence amène le personnel enseignant à travailler sur des situations-problèmes dans le cadre d’une pédagogie du projet, en même temps qu’elle demande aux élèves d’être actifs et engagés dans leurs apprentissages.

L’enseignant En travaillant par compétences dans le sens proposé ici, on transforme considérablement le métier d’enseignant. Voyons en quoi.

Travailler par situations-problèmes On ne pousse un étudiant à construire des compétences qu’en le confrontant régulièrement, intensivement, à des situations-problèmes relativement complexes, qui mobilisent divers types de ressources cognitives. Sans doute est-il raisonnable de les travailler jusqu’à un certain point séparément, à la manière dont un athlète entraîne divers gestes isolés avant de les intégrer à 165

une conduite globale. Il demeure qu’au bout du compte, leur intégration exigera des situations-problèmes complexes et réalistes (Meirieu, 1989). Pourquoi ne pas parler tout simplement de problèmes ? Pour insister sur le fait que, pour être " réaliste ", un problème doit être en quelque sorte " enkysté " dans une situation pragmatique qui lui donne du sens. L’école a proposé à tant de générations d’élèves des problèmes tellement artificiels et décontextualisés (les fameuses histoires de trains ou de robinets) que le terme est usé. Le problème scolaire " à résoudre ", parce que tel est le métier d’élève, est très loin de ce qu’on appelle dans certaines facultés de médecine " l’apprentissage par problèmes ". La notion de situation rappelle par ailleurs la " révolution copernicienne " opérée par les pédagogies constructivistes et les didactiques des disciplines : le métier d’enseignant ne consiste plus aujourd’hui, si l’on suit ces courants de pensée, à enseigner, mais à faire

apprendre. Or, pour faire apprendre, on ne peut que créer des situations favorables, accroître la probabilité d’un apprentissage quelconque et, dans le meilleur des cas, de l’apprentissage visé. Une situation-problème n’est pas une situation didactique quelconque, car elle doit placer l’apprenant devant une série de décisions à prendre pour atteindre un objectif qu’il a lui-même choisi ou qu’on lui a proposé, voire assigné. Pragmatique ne signifie pas utilitariste : on peut se donner comme projet de comprendre l’origine de la vie autant que de lancer une fusée, d’inventer un scénario ou une machine à coudre. Viser le développement de compétences, c’est donc " se creuser la tête " pour créer des situations-problèmes à la fois mobilisatrices et orientées vers des apprentissages spécifiques. Ce qui passe par une transposition didactique plus difficile, qui part des pratiques sociales de référence et non seulement des savoirs savants. On peut enseigner des savoirs biologiques ou chimiques sans avoir une expérience de la recherche et de l’expérimentation. On ne peut enseigner des compétences touchant à de tels domaines sans avoir une

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certaine

familiarité

avec

les

pratiques

des

chercheurs

ou

d’autres

professionnels qui " manient " ces connaissances quotidiennement.

D’autres moyens d’enseignement On ne peut attendre d’un professeur qu’il imagine et fabrique à lui seul, à jet continu, des situations-problèmes toutes plus passionnantes et pertinentes les unes que les autres. Il importe donc que les éditeurs ou les services de didactique mettent à sa disposition des idées de situations, des pistes méthodologiques et des matériaux adéquats. Cela existe en partie déjà, à la fois : •



parce que l’approche par compétences n’est pas entièrement nouvelle et que tous les mouvements d’école active ont proposé des activités complexes, par exemple la réalisation d’un journal chez Freinet ; parce que les exercices les plus intéressants et ouverts des manuels classiques peuvent être utilisés, voire détournés, dans le sens d’une approche par compétences.

Il reste indispensable que les grands producteurs de moyens d’enseignement réorientent leurs " gammes de produits " ; si un ministère de l’éducation veut promouvoir l’approche par compétences, il doit stimuler l’édition et l’informatique scolaires dans ce sens, et donner des garanties quant à la stabilité de sa politique. Il importe aussi que les enseignants les plus avancés et les chercheurs concernés soient associés à la conception des nouveaux moyens. Le pire serait de retrouver à la place des exercices scolaires traditionnels des situations-problèmes aussi stéréotypées, sorte de " prêt-àenseigner " d’un genre nouveau, mais aussi artificielles et souvent dénuées de sens pour les élèves.

Des projets négociés avec des groupes d’acteurs On ne peut imaginer que le professeur définisse seul les situationsproblèmes. Sa tâche consiste certes à en proposer, mais en les négociant suffisamment pour qu’elles deviennent significatives et mobilisatrices pour

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beaucoup d’entre eux. Ce n’est pas une question d’éthique d’abord : la relation pédagogique est fondamentalement asymétrique, et le professeur n’est pas là pour répondre aux demandes des élèves. La négociation est simplement un détour nécessaire pour " embarquer " le plus grand nombre possible d’élèves dans des démarches de résolution de problèmes. Cela ne marchera, bien entendu, que si le pouvoir est réellement partagé avec les élèves. L’approche par compétences rejoint donc les pédagogies du projet, ce qui appelle non seulement des modifications du contrat didactique, mais une gestion de classe plus ouverte. Elle rejoint aussi les pédagogies coopératives, qui tiennent sur l’interaction et l’interdépendance entre acteurs pour des facteurs favorables aux apprentissages de haut niveau.

Une planification souple On ne peut enseigner par compétences en sachant en août ce qu’on traitera en décembre. Cela dépendra du niveau et de l’implication des élèves, des projets qui auront pris corps, de la dynamique du groupe-classe ou de sousgroupes. Cela dépendra surtout des événements précédents, car les situations-problèmes en engendrent d’autres. Il est certes possible et sans doute nécessaire de couper court à certaines suites et de repartir d’un tout autre point. Mais on ne peut se fermer à l’éventualité de construire toute l’année scolaire de proche en proche, une question en entraînant une autre, un projet qui s’achève suggérant une autre aventure.

Aventure ? Le mot peut sembler trop fort, s’agissant d’une institution aussi bureaucratisée et obligatoire (socialement, sinon légalement) que l’école. C’est pourtant bien d’aventures intellectuelles qu’il est question, d’entreprises dont nul ne connaît d’avance l’issue, que nul, même pas le professeur, n’a jamais vécu exactement dans les mêmes termes.

Un autre contrat didactique

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Dans une pédagogie centrées sur les savoirs, le contrat de l’élève est d’écouter, de tenter de comprendre, de faire consciencieusement ses exercices et de restituer ses acquis dans le cadre de tests de connaissance papier-crayon, le plus souvent individuels et notés. Dans une pédagogie des situations-problèmes, le rôle de l’élève est de s’impliquer, de participer à un effort collectif pour réaliser un projet et construire, par la même occasion, de nouvelles compétences. Il a droit aux essais et aux erreurs. Il est invité à faire part de ses doutes, à expliciter ses raisonnements, à prendre conscience de ses façons de comprendre, de mémoriser, de communiquer. On lui demande en quelque sorte, dans le cadre

de son métier d’élève, de devenir un praticien réflexif (Schön, 1983,1987, 1991). On l’invite à un exercice constant de métacognition et de métacommunication. Un tel contrat exige davantage de cohérence et de continuité d’une classe à la suivante et un effort incessant d’explicitation et d’ajustement des règles du jeu. Il passe aussi par une rupture avec la compétition et l’individualisme. Ce qui renvoie à l’image de la coopération entre adultes et au contraste possible entre la culture professionnelle individualiste des enseignants et l’invitation faite aux élèves de travailler ensemble…

Une évaluation différente Cette transformation du contrat didactique suggère déjà que l’évaluation formative s’intègre presque " naturellement " à la gestion collective des situations-problèmes. La source du feed-back varie : c’est parfois le professeur ou un autre élève, mais c’est souvent la réalité elle-même qui résiste et dément les pronostics. L’engagement dans un projet conduit inévitablement à travailler sur des objectifs-obstacles, de préférence de façon différenciée, parce que tous les élèves ne sont pas confrontés aux mêmes tâches, parce que tous ne rencontrent pas les mêmes obstacles.

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Quant à l’évaluation certificative, elle doit inévitablement s’exercer dans le cadre de situations-problèmes de même structure que celles qui s’incarnent dans les situations d’enseignement-apprentissage. Dans la mesure où les formes d’évaluation certificatives influencent considérablement le travail scolaire quotidien et les stratégies des élèves, il est clair qu’une évaluation centrée sur des connaissances décontextualisées ruinerait toute approche par compétences. Jacques Tardif (1992) a montré que c’est l’un des points faibles même dans certaines formations professionnelles de haut niveau (médecins, ingénieurs). Les seuls " examens de compétences " qui vaillent n’ont guère de rapport un ensemble d’étudiants peinant simultanément, mais chacun pour soi, sur une tâche papier-crayon standardisée, optimisée pour faciliter les corrections et la notation. Une évaluation à travers des situations-problèmes ne peut être que l’observation individualisée d’une conduite complexe, orientée par un projet.

Un moindre cloisonnement disciplinaire Il est rare de trouver une situation-problème qui alimente un seul apprentissage. Et presque aussi rare que les apprentissages concernés relèvent d’une seule discipline. Cela ne conduit pas à condamner les élèves une tiède soupe interdisciplinaire, servie par des moniteurs de colonies de vacances ou autres " gentils organisateurs ". Il faut un ou plusieurs ancrages disciplinaires et une forte réflexion épistémologique pour conduire des projets d’action sans s’écarter du projet de formation qui donne son sens à l’école. L’obstacle n’est pas dans les disciplines, mais dans l’usage paresseux des disciplines, sans réflexion sur la matrice de la discipline (Develay, 1992) ou son histoire, sans travail non plus sur les frontières entre disciplines et leur arbitraire ou sur les mécanismes communs que cherchait à identifier Piaget. Un cloisonnement disciplinaire moins rigide exige, paradoxalement, du moins au secondaire, une formation disciplinaire et épistémologique plus pointue des professeurs.

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Des savoirs reconstruits au gré des besoins Une approche par compétences change la place des savoirs dans l’enseignement. Plutôt que d’occuper tout le terrain, ils deviennent des ressources pour résoudre des problèmes. Mais, dira-t-on, ne faut-il pas

anticiper, donc proposer aux élèves de progresser de façon organisée dans le " texte du savoir " ? N’est-ce pas la seule voie d’accès à des savoirs cohérents et complets ? Les professeurs habitués à une approche disciplinaire n’imaginent pas, en effet, pouvoir " transmettre leur matière " à propos d’un problème, alors que toute leur " tradition pédagogique " les conduit à autonomiser l’exposé des savoirs et à concevoir les situations de mise en œuvre comme de simples exercices de compréhension ou de mémorisation de savoirs décontextualisés. On touche là à une forme de " révolution culturelle ". Pour qu’une situationproblème crée le besoin de savoir et le besoin de savoirs, il faut évidemment la concevoir autrement que comme un exercice scolaire classique. C’est ainsi que les facultés de médecine ayant opté pour l’apprentissage par problèmes ont pratiquement renoncé aux cours ex cathedra. Dès la première année, le cursus confronte les étudiants à des problèmes cliniques complexes, qui les obligent à aller chercher des informations et des savoirs. La tâche des professeurs n’est pas alors d’improviser un cours. Elle porte sur la régulation du processus et, en amont, sur la construction de problèmes de complexité croissante. Là est l’investissement majeur : on voit bien qu’il renvoie à une autre épistémologie et à une autre représentation de la construction des savoirs dans l’esprit humain. Aujourd’hui, malgré plus d’un siècle de mouvements d’école nouvelle et de pédagogies actives, malgré plusieurs décennies d’approches constructivistes, interactionnistes et systémiques en sciences de l’éducation, les modèles transmissifs et associationnistes conservent leur légitimité et tiennent encore, ici ou là, le haut du pavé.

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Les élèves Les transformations qui affectent le métier d’élève appellent une autre analyse. Même s’ils restent à l’école dix à quinze ans de leur vie, les élèves ne font que passer dans une classe, ils progressent dans le cursus et affrontent de nouveaux apprentissages. Ils ne peuvent guère devenir de véritables partenaires d’une réforme globale d’un ordre d’enseignement, qui souvent s’amorce avant leur venue et se développe après leur départ. Les élèves peuvent, en revanche, en général sans le savoir, rendre difficile la mise en œuvre des réformes qui touchent à leur métier. D’où la nécessité d’analyser les transformations de la condition et du métier d’élève induites par une nouvelle politique de l’éducation. Les résistances des professeurs sont d’ailleurs en partie liée à l’anticipation des résistances ou des stratégies de fuite des élèves. " Ça ne marchera jamais ! " veut dire souvent : " ils " n’entreront pas dans un tel contrat didactique, dans une telle redéfinition de leur métier. L’expérience prouve le contraire : lorsqu’ils sont confrontés à des enseignants qui tentent réellement d’accroître, donc de négocier le sens du travail et des savoirs scolaires, les élèves, après une période de scepticisme, sont en général " preneurs " et ils se mobilisent si on leur propose un contrat didactique vraiment respectueux de leur personne et de leur parole. Ils deviennent alors des partenaires actifs et créatifs, qui coopèrent avec l’enseignant pour créer de nouvelles situations-problèmes ou à concevoir de nouveaux projets. Il reste à affronter cette reconversion des postures et des stratégies des élèves. Pour le faire sereinement, il n’est pas inutile de mesurer ce que l’approche par compétences leur demande.

Engagement On ne construit des compétences qu’en affrontant de vrais obstacles, dans une démarche de projet ou de résolution de problèmes. Or, comme le dit

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parfois Philippe Meirieu, chacun voudrait savoir, mais pas forcément apprendre. Pour persévérer face à l’obstacle plutôt que de le contourner ou de renoncer au projet, il faut plus que la motivation scolaire traditionnelle, mélange de désir de bien faire, de plaire, de ne pas avoir d’ennuis… La démarche orientée vers la formation de compétence exige de l’étudiant une beaucoup plus forte implication dans la tâche. Non seulement une présence physique et mentale effective, requise par les autres élèves autant que par l’enseignant, mais un investissement impliquant imagination, ingéniosité, suite dans les idées, etc. Cela modifie considérablement le contrat didactique et interdit à l’élève de se replier aussi facilement dans une prudente passivité.

Transparence Le travail scolaire traditionnel encourage à ne présenter que des résultats, alors que l’approche par compétences rend visibles les processus, les rythmes et les façons de penser et d’agir. L’élève est beaucoup moins protégé et le jugement des autres ne porte pas sur son classement en vertu de normes d’excellence abstraites, mais sur sa contribution concrète à l’avancement du travail collectif. Le jeu du chat et de la souris qui se jouent traditionnellement entre maîtres et élèves, notamment au moment de l’évaluation, n’a pas de sens dans le cadre d’une tâche collective (Perrenoud, 1984).

Coopération Une approche par compétences ne permet pas de se retirer sous sa tente, même pour bien travailler. Un projet d’envergure ou un problème complexe mobilisent d’ordinaire un groupe, font appel à diverses habiletés, dans le cadre d’une division du travail, mais aussi d’une coordination des tâches des uns et des autres. Pour certains élèves, cela représente une rupture avec leur façon de vivre l’école et peut-être de se protéger des autres. L’image que

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donnent les adultes qu’ils côtoient peut affaiblir la crédibilité de l’appel à la coopération : " Faites comme je dis… "

Ténacité Les exercices scolaires traditionnels sont des épisodes sans lendemain. Fais ou inachevés, justes ou faux, ils " passent à la trappe " assez vite, pour être remplacés par d’autres. Dans une démarche de projet, l’investissement est à plus long terme, on demande aux élèves de ne pas perdre de vue l’objectif et de différer leurs satisfactions jusqu’à l’aboutissement final, parfois plusieurs jours ou plusieurs semaines plus tard.

Responsabilité Alors que les exercices scolaires sont sans conséquences pour autrui, une approche par compétences s’attaque à de vrais problèmes, dans la " vraie vie ", et concerne souvent des gens qui n’appartiennent pas à la classe, comme destinataires du projet ou personnes-ressources dont la coopération est essentielle. Les pédagogies du projet vont dans ce sens. L’élève prend donc des responsabilités nouvelles vis-à-vis de tiers. Il en assume aussi à l’égard de ses camarades, car si on ne peut pas compter sur lui, s’il abandonne le navire en cours de route, s’il ne fait pas sa part du travail, cela handicape l’ensemble du groupe. Alors que l’élève qui ne fait pas ses exercices ou ses devoirs à domicile ne nuit qu’à lui-même, l’approche par compétences l’insère dans un tissu de solidarités qui limitent sa liberté.

Stratégies de changement L’approche

par

compétences

transforme

considérablement

le

métier

d’enseignant et le métier d’élève, et sans doute les métiers des cadres et des autres professionnels intervenant au collège. Faut-il s’étonner que la perspective de telles transformations se heurtent à des résistances ?

174

Le pire serait de considérer que ce sont des résistances irrationnelles au changement. Elles sont au contraire plusieurs " raisonnables ", si l’on admet que la raison est parfois l’envers de l’audace : 1. La justification de la réforme n’est pas suffisamment explicite ou convaincante. 2. L’approche par compétences est comprise très diversement et parfois pas comprise du tout. 3. Lorsque ce qu’on comprend apparaît très proche, avec d’autres mots, de ce qu’on fait déjà, on se dit " Beaucoup de bruit pour rien ". 4. Lorsqu’au contraire cela semble une révolution, on demande à voir la preuve que c’est plus efficace. Or, cette preuve est souvent discutable et fragile, des expériences à petite échelle n’emportent pas l’adhésion. 5. Les conditions de faisabilité optimale apparaissent rarement toutes réunies : information, formation, temps, moyens matériels et pédagogiques, bonne volonté des usagers, continuité des politiques publiques. 6. Il est rare que la majorité des enseignants se soit sentie consultée et associée au processus de décision. En réalité, toute réforme importante est un pari qu’il vaut mieux prendre et assumer collectivement, en prenant solidairement des risques raisonnables. Ensemble ne signifie pas que tous les enseignants et tous les cadres seront convaincus. Il suffit d’une courte majorité, voire d’une minorité assez large et dispersée pour entraîner le système. Il est inévitable que tout changement divise l’opinion, aussi bien dans le public que dans la communauté professionnelle. Il est très difficile d’associer à la genèse d’une réforme cette importante fraction du corps enseignant qui se désintéresse de la politique de l’éducation aussi longtemps qu’on n’en perçoit pas les incidences sur l’existence quotidienne. Il est donc normal que le projet soit d’abord reçu comme une utopie, une folie, un gadget, une fantaisie ministérielle, un rêve de technocrate, un coup d’épée

175

dans l’eau ou toute autre qualification aussi élogieuse… Le véritable travail d’innovation commence à ce moment, Or, la meilleure façon de ne pas l’entreprendre est de considérer les résistances comme irrationnelles, soit pour les ignorer, soit pour réexpliquer à l’infini que tout va bien, que la réforme est bien pensée et a réponse à tout. Il importe au contraire de collectiviser

l’incertitude, de reconnaître les limites de toute programmation du changement et d’inviter les gens de bonne foi, ceux qui veulent le progrès de l’école, à participer à la régulation du processus. Pour cela, il faut naturellement leur faire une place et accepter de renégocier une partie des orientations, des modalités, du calendrier. Les initiateurs d’une réforme doivent alors suivre un chemin de crête : à trop défendre leur premier projet, ils rejettent dans le camp des adversaires des alliés potentiels, d’accord sur les grandes lignes mais qui souhaitent s’approprier le projet, y mettre leurs mots et leurs préoccupations ; à trop ouvrir le projet, on court le risque inverse : la réforme obtient une large adhésion, mais perd sa cohérence et sa force… Le plus difficile n’est pas de composer avec les idéologies des uns et des autres. C’est de travailler sur les véritables résistances au changement, tout aussi rationnelles, mais moins avouables. La rationalité n’est plus alors celle du progrès du système, mais celle de l’équilibre de chacun dans le système. Il est difficile de dire tranquillement qu’on s’oppose à une réforme parce qu’elle vous complique la vie, vous donne trop de travail, met en évidence vos zones d’incompétence, menace le fragile équilibre construit avec les élèves ou les collègues, vous oblige à des deuils insupportables, vous éloigne de vos raisons d’enseigner, vous met en défaut ou ranime vos vieilles angoisses des débuts. C’est pourtant ce qu’il faudrait oser et pouvoir dire, pour travailler à partir de ces réactions très raisonnables. Nul n’est assez fou pour contribuer à un changement qui le met en difficulté ?

176

Il n’y a pas de recette pour cette phase d’une réforme, sinon le " parler vrai ", le renoncement à utiliser contre l’autre tout ce qu’il dira de sincère, qui l’expose

au

jugement

d’autrui.

Nier

les

transformations

du

métier

d’enseignant, les minimiser ou en appeler simplement au professionnalisme pour les assumer avec le sourire, voilà qui n’est pas à la hauteur du défi et renvoie chacun à son for (ou son fort ?) intérieur. Je ne puis ici développer une stratégie de changement convenant spécifiquement à la réforme du collégial au Québec, mais seulement rappeler quelques idées simples, valables plus largement : a. On ne change pas très vite, il faut prendre le temps nécessaire au changement des attitudes, des représentations, des pratiques. b. On ne change pas tout seul, il faut entrer dans une démarche collective. c. On ne change pas sans ambivalences ni conflits. d. On ne change pas dans la peur ou la souffrance, pas plus que dans l’indifférence. On le voit, toute réforme s’appuie sur un état du processus de professionnalisation et peut y contribuer, ou au contraire le faire régresser, selon l’attitude des réformateurs.

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179

Des savoirs aux compétences : de quoi parle-t-on en parlant de compétences ?

Philippe Perrenoud Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation Université de Genève 1995 Réussir à l’école n’est pas une fin en soi. Certes, chaque apprentissage prépare aux suivants dans le cursus scolaire. Mais au bout du compte, en principe, l’élève devrait être capable de mobiliser ses acquis scolaires en dehors de l’école, dans des situations diverses, complexes, imprévisibles. L’accent mis sur le réinvestissement des acquis scolaires répond à un souci d’efficacité de l’enseignement, d’adéquation plus grande des apprentissages scolaires aux situations de la vie au travail et hors travail. Aujourd’hui, cette préoccupation

s’exprime

dans

ce

qu’on

appelle

assez

souvent

la

problématique du transfert des connaissances ou de la construction de

compétences. Les deux expressions ne sont pas interchangeables, mais elles désignent toutes deux une face du problème : • •

pour être utiles, les savoirs scolaires doivent être transférables ; mais ce transfert exige plus que la maîtrise de savoirs, il passe par leur intégration à des compétences de réflexion, de décision et d’action à la mesure des situations complexes auxquelles l’individu doit faire face.

Tout cela pourrait sembler aller de soi. Mais la scolarité est une longue marche, une tranche importante de l’histoire de vie des enfants, des adolescents et même des jeunes adultes, qui dure de 2 à 4 ans à 16 ou 25 ans, selon la durée des études. Lorsque " l’entrée dans la vie active " est aussi éloignée, il est facile de perdre de vue l’objectif final, en particulier durant la scolarité obligatoire, qui a pour mission de donner une culture

180

générale sans référence à un avenir professionnel particulier. S’il l’on revient régulièrement, dans des termes qui changent d’une époque à l’autre, au problème du transfert des connaissances et de la construction des compétences, c’est parce qu’il n’est toujours pas résolu en pratique. L’école développe à coup sûr une compétence : elle prépare ses meilleurs élèves à mobiliser des savoirs en situation d’exercice scolaire ou d’examen, c’est-à-dire dans un type très particulier de contexte. Et il se peut que cela suffise à la plupart des acteurs : les enseignants ont couvert leur programme, les élèves ont obtenu le droit de poursuivre leurs études. La question de savoir ce qu’il en restera plus tard, hors de la vie scolaire, n’est pas nécessairement une question cruciale dans la vie des maîtres et des élèves. À certains égards, c’est une question encombrante, embarrassante. L’école ne tient guère à l’affronter. Prendre conscience des limites du transfert des apprentissages scolaires, reconnaître que les élèves qui réussissent en classe ne sont pas nécessairement capables de mobiliser les mêmes savoirs dans d’autres situations, aurait, si l’on voulait ne pas se résigner à ces constats, des implications considérables en matière de contrat pédagogique, de transposition didactique, de travail scolaire, de gestion de classe, mais aussi, sans doute, de coopération professionnelle, de fonctionnement des établissements, de rôle de l’autorité scolaire. Je tenterai ici de cerner ce qu’une approche par compétences et le souci du transfert des acquis implique pour le métier d’enseignant et le métier d’élève (Perrenoud, 1994 a, 1994 b). Je préciserai au préalable le sens que je donne provisoirement à la notion de compétence. Nous sommes tous en quête d’une définition claire et partagée des compétences. Hélas, le mot se prête à de multiples usages et nul ne saurait prétendre donner LA définition. Que faire alors ? Se résigner à la tour de Babel ? Tenter d’identifier le sens le plus courant dans une institution ou un milieu professionnel ? Avancer une définition explicite et s’y tenir ? Je

181

passerai d’abord en revue trois acceptions de la notion de compétence qui, à mon avis, n’apportent pas grand chose à la compréhension des problèmes. Je proposerai ensuite une conception plus exigeante des compétences, en les liant au transfert et à la mobilisation des connaissances.

Trois acceptions qui n’apportent pas grand chose On peut assimiler une compétence à un objectif, à une performance potentielle ou à un savoir-faire. Ces trois acceptions sont légitimes, mais me semblent peu fécondes. 1. Parfois, on parle de compétences simplement pour insister sur la nécessité d’exprimer les objectifs d’un enseignement en termes de conduites observables ; on renoue alors avec la " tradition " - vieille maintenant de 30 ans !- de la pédagogie de la maîtrise ou des diverses formes de pédagogie par objectifs. Je n’ai donc rien contre l’approche par objectifs. Elle n’est nullement dépassée, à condition d’en maîtriser les excès maintenant connus : behaviorisme sommaire, taxonomies interminables, fractionnement excessif des objectifs, organisation de l’enseignement objectif par objectif, etc. (Hameline, 1979 ; Saint-Onge, 1995 ; Goulet, 1995). Connaissant ces limites, on ne devrait plus, aujourd’hui, oser enseigner sans poursuivre des buts explicites, communicables aux étudiants et sans en évaluer régulièrement, avec les apprenants, le degré de réalisation, d’abord à des fins de régulation (évaluation

formative),

ensuite,

lorsqu’il

ne

reste

plus

de

temps

d’enseignement-apprentissage, à des fins certificatives. Il me semble que parler à ce propos de compétences n’ajoute rien. On peut d’ailleurs parfaitement enseigner et évaluer par objectifs sans se soucier du transfert des connaissances, encore moins de leur mobilisation, parmi d’autres ressources, face à des situations complexes. L’assimilation d’une compétence à un simple objectif d’apprentissage brouille les cartes et suggère à tort que chaque acquis scolaire vérifiable est une compétence.

182

2. La notion de compétence peut s’opposer à celle de performance : la performance observée serait un indicateur plus ou moins fiable de la compétence,

supposée

plus

stable,

mais

qui

n’est

mesurable

qu’indirectement. Dans ce contexte, la compétence est une promesse de performance de tel niveau moyen. C’est une acception développée en linguistique aussi bien qu’en psychométrie, mais sa seule vertu est d’opposer des dispositions virtuelles à leur actualisation, sans rien dire de leur nature " ontologique ". 3. Les compétences sont souvent synonymes de savoir-faire. Cet usage n’est pas illégitime, mais il place dans le même ensemble des savoir-faire extrêmement spécifiques - savoir ouvrir une boîte de conserve - et des savoirfaire composites, par exemple gagner une élection.

Une définition plus exigeante Je propose de réserver la notion de compétences à des savoir-faire de haut

niveau, qui exigent l’intégration de multiples ressources cognitives dans le traitement de situations complexes. Ce qui suggère immédiatement qu’une compétence peut être décomposée en composantes plus spécifiques, les " éléments de compétence " dans la terminologie du collégial québécois, les capacité dans d’autres approches. Quel que soit leur nom, on reconnaîtra que la somme de ces composantes n’équivaut pas à la compétence globale. Comme toujours dans les systèmes vivants, le tout est plus que la simple réunion des parties, parce qu’elles forment un système, comme le rappelle Tardif (1992, 1994). Comme capacité de traitement d’une classe de problèmes, autrement dit d’un ensemble de situations de même structure appelant des décisions et des actions de même type, la compétence évoque le schème piagétien, structure invariante de l’action qui permet, au prix d’accommodations mineures, de faire face à une variété de situations semblables. La différence est que le schème est une totalité constituée, qui sous-tend un seul geste ou une seule opération

183

mentale, alors que la compétence est investie dans une entreprise plus complexe, mobilisant de multiples ressources cognitives d’ordres différents : schèmes de perception, de pensée, d’action, intuitions, suppositions, opinion, valeurs, représentations construites du réel, savoirs, le tout se combinant dans une stratégie de résolution de problème au prix d’un raisonnement, d’inférences, d’anticipations, d’estimation des probabilités respectives de divers événements, de diagnostic à partir d’un ensemble d’indices, etc. En pratique, un schème sophistiqué permet de faire face à certaines situations complexes aussi bien qu’une compétence élémentaire, mais c’est parce que cette

dernière,

initialement

constituée

au

travers

d’une

chaîne

de

raisonnements explicites et de décisions conscientes, s’est graduellement automatisée, devenant un nouveau schème apte à fonctionner comme cet " inconscient pratique " dont parle Piaget, ou ces " connaissances-en-actes " dont parle Vergnaud (1990).

Connaissances et compétences ne s’excluent pas Écartons d’emblée une idée fausse, selon laquelle, pour développer des compétences, il faudrait renoncer aux connaissances. Ces dernières, au sens classique de l’expression, sont des représentations organisées du réel ou de l’action sur le réel. À ce titre, elles sont des ressources cognitives souvent essentielles dans la constitution d’une compétence. On le concédera sans doute volontiers si l’on pense aux compétences des professionnels de haut niveau, médecins, avocats ou architectes par exemple. Les tâches des travailleurs manuels moyennement qualifiés font appel à des connaissances plus " pratiques ", moins publiques. Un peu plus de considération pour les compétences professionnelles les moins prestigieuses montrerait qu’elles comportent toujours une part de raison pratique fondée sur certains savoirs. Il n’est pas indifférent que ces savoirs soient issus de l’expérience personnelle ou collective, du sens commun, de la tradition ou d’une culture professionnelle plutôt que de la science. Ce ne sont pas moins des savoirs à part entière, qui

184

sous-tendent l’action au même titre que les savoirs les plus savants. On sait d’ailleurs que les professionnels de haut niveau recourent à des savoirs d’expérience autant qu’à leur bagage scientifique. Leur formation clinique ou pratique les prépare à agir au delà de ce que leurs savoirs savants pourraient expliquer ou contrôler ! On se trouve cependant, en formation générale, devant un vrai dilemme : toute compétence est fondamentalement liée à une pratique d’une certaine complexité. Non pas à un geste précis, mais à l’ensemble des gestes, des postures, des paroles qui traduisent une stratégie. Il ne s’agit pas nécessairement d’une pratique professionnelle, ou du moins n’est-il pas requis d’être un professionnel pour s’y adonner. Ainsi peut-on, en amateur, donner un concert, organiser des voyages, animer une association, soigner un enfant, planter des tulipes, placer de l’argent ou préparer un repas. Toutes ces pratiques, toutefois, admettent une forme professionnalisée. Ce qui n’a rien d’étrange : les métiers nouveaux naissent rarement ex nihilo, ils représentent

en

général

l’aboutissement

d’un

processus

de

professionnalisation graduelle. Il est donc normal que toute compétence largement reconnue évoque une pratique professionnelle instituée, émergente ou virtuelle. Faut-il se battre contre ce phénomène, s’appliquer à définir des compétences sans aucun lien avec un métier ? Je ne le crois pas. Il me semble plus fécond de dégager ce par quoi une compétence particulière dépasse le métier dont elle est devenue l’emblème. Ce problème dépasse d’ailleurs le champ scolaire et se pose à propos du travail et des qualifications professionnelles (Arsac et. al, 1994 ; Ropé et Tanguy, 1994 ; Perrenoud, 1994 b ; Trépos, 1992 ; Stroobants, 1993).

Construction des compétences et culture générale Lorsqu’on vise le développement de compétences, dans le sens proposé ici, à quels types de situations complexes et de pratiques se réfère-t-on ? La réponse est assez évidente dans les formations professionnelles : on prépare

185

à un métier qui confrontera le praticien à certaines familles de problèmes typiques qui, en dépit de la singularité de chacun, sont passibles de " programmes de traitement " (Meirieu, 1989) ou de schèmes (Vergnaud, 1990) d’une certaine généralité. La qualification de l’élève, en cours et surtout en fin de parcours, se mesurera à sa capacité de faire face à des situations professionnelles classiques en mobilisant des ressources cognitives assez pertinentes et coordonnées pour construire une décision assez rapide pour répondre à l’événement et assez sûre pour conduire, la plupart du temps, à une issue acceptable, sinon optimale. La question est moins simple dans le cadre des formations générales, notamment universitaires et préuniversitaires, dans la mesure où elles ne conduisent à aucune profession particulière, ni même à une famille de professions. D’où la crainte qu’une approche par compétences accentue le caractère préprofessionnel de l’enseignement de base et lui fasse perdre sa vocation de culture générale. Pour répondre à cette crainte, il ne suffit pas de répéter que nul ne songe à assigner à la scolarité de base la tâche de préparer prématurément à des professions. Il faut aussi démontrer que former à des compétences n’équivaut pas à former à des compétences professionnelles. Certes, si l’on identifie la culture générale à la simple accumulation de connaissances, on ne peut qu’identifier les compétences à une formation " étroitement professionnelle ", voire " utilitariste ". Toutefois, ce n’est pas la seule conception possible. Préparer les jeunes à comprendre et transformer le monde dans lequel ils vivent, n’est-ce pas l’essence même d’une culture

générale ? De fait, l’approche par compétences ne s’oppose à la culture générale que si on donne à cette dernière un sens traditionnel et étroit. Pourquoi la culture deviendrait-elle moins générale lorsque la formation de l’esprit ne passe pas seulement par la familiarisation avec les œuvres classiques ou les connaissances scientifiques de base, mais aussi par une

186

capacité

d’analyse,

de

mise

en

relation,

de

lecture

critique,

de

questionnement ou de transposition ? On a d’ailleurs souvent crédité les langues

anciennes,

l’analyse

grammaticale,

l’explication

de

textes,

l’apprentissage de la démarche expérimentale ou l’informatique de vertus plus globales de formation de l’esprit. Il reste à identifier ce que sont les compétences visées par un enseignement de culture générale. Mon but n’est pas ici de procéder à un inventaire, que l’on trouve d’ailleurs dans les référentiels de compétences élaborés par les ministères ou les services spécialisés. La grille du collège Alverno (Laliberté, 1995, p. 139) me semble donner une bonne idée de la façon de concilier l’approche par compétences et le souci d’une culture générale : • • • • •







Habileté à communiquer de façon efficace en émettant ou en décodant des messages transmis par une variété de moyens écrits, technologiques, audiovisuels. Capacité d’analyse et ce qu’elle connote comme capacité de raisonner et de penser clairement. Habileté à résoudre des problèmes, recherche la solution à des difficultés en tenant compte des contraintes et en ménageant une place à l’intuition et à la créativité. Capacité d’entrer en interaction avec autrui dans des situations de personne à personne et dans des groupes de travail centrés sur l’accomplissement d’une tâche. Facilité à formuler des jugements de valeur et à prendre des décisions autonomes, ce qui suppose que l’étudiante devienne capable de discerner des valeurs, de résoudre des conflits de valeurs à travers un processus de prise de décision et en vienne à se donner un ensemble de valeurs pour da propre vie. Capacité de comprendre les relations entre l’individu et son environnement, compréhension qui débouche sur un engagement à travers lequel on assume ses responsabilités face à l’environnement. Capacité de comprendre le monde contemporain dans lequel nous vivons avec les nombreux défis qu’il pose aux personnes et aux collectivités sur différents plans : économique, politique, social, etc. Capacité de réagir aux arts : l’étudiante d’Alverno doit notamment travailler à développer sa sensibilité esthétique et apprendre à percevoir, analyser, évaluer les diverses formes que peut prendre l’expression artistique.

On pourrait évidemment discuter de chaque élément de cette liste et mettre en question l’homogénéité ou la cohérence de la conception des compétences. Je retiendrai de cette grille l’idée fondamentale qu’une compétence qu’on associe de prime abord à une pratique sociale (professionnelle ou non) renvoie souvent à une " familles " de situations187

problèmes plus générales, mais auxquelles cette pratique confronte régulièrement. La grille du Collège Alverno ne désigne pas des compétences étrangères aux compétences professionnelles ou sociales, mais des compétences utilisables dans plusieurs champs de pratique. Pourquoi l’enseignement de culture générale ne préparerait-il pas à faire face à des familles de problèmes, dans un sens très large : il y a problème lorsque l’intention de l’acteur se heurte à un obstacle qu’il n’a pas le moyen de tourner en appliquant simplement des routines ou des algorithmes, qu’il ne peut surmonter qu’en construisant une stratégie originale.

Compétences et disciplines Développer des compétences générales oblige-t-il à renoncer aux disciplines d’enseignement ? Nullement. La question est plutôt de savoir à quelle conception des disciplines scolaires on se rattache. Il est évident, on l’a déjà dit, qu’il n’y a pas de compétences sans connaissances, et ces dernières sont pour la plupart disciplinaire, dans la mesure où la production des savoirs savants, et notamment scientifiques, obéit à une division du travail correspondant aux découpages disciplinaires du réel. Les connaissances sont en quelque sorte les ingrédients indispensables des compétences. Mais le rôle des disciplines est tout aussi important dans la formation des compétences comme capacités de mobiliser des ressources cognitives face à des situations-problèmes complexes. Toute compétence de haut niveau est " transversale " au sens où elle mobilise des connaissances et des méthodes issues de plus d’une discipline. Cela ne signifie pas qu’il existe beaucoup de compétences complètement indépendantes de savoirs particuliers. L’accent mis sur les compétences transversales peut, paradoxalement, nuire à l’approche par compétences, qui ne nie pas les disciplines, mais si elle les combine dans la résolution de problèmes complexes. On peut d’ailleurs concevoir des compétences purement disciplinaires. Ce sont en général celles qu’on exige d’un chercheur ou d’un enseignant spécialisé. La

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transversalité totale est sans doute un rêve, le rêve d’un no man’s land où l’esprit se construirait hors de tout contenu ou plutôt, en n’utilisant les contenus que comme des terrains d’exercice plus ou moins féconds de compétences " transdisciplinaires ". Je ne peux ici que renvoyer aux réflexions de Marc Romainville.

La tentation de s’en remettre à la vie On peut aujourd’hui, dans l’enseignement secondaire notamment, prétendre dispenser des connaissances sans se soucier de leur intégration à des compétences ou de leur investissement dans des pratiques. Cette position peut se fonder : • •

soit sur l’impression que cette intégration se fera d’elle-même une fois le sujet aux prises avec des situations complexes ; soit sur le refus d’assumer cette intégration, en en renvoyant le souci à d’autres formateurs, à un encadrement par des praticiens plus expérimentés ou à " la vie ".

Ces deux raisons appellent des réfutations distinctes. La première est tout simplement démentie par les faits : beaucoup d’élèves n’ont ni les ressources personnelles ni les aides suffisantes pour utiliser pleinement leurs connaissances si cette utilisation n’a pas fait l’objet d’une formation, ou du moins d’un entraînement. Quant à savoir si on peut confier l’intégration et la mobilisation des connaissances à d’autres formateurs, intervenant en aval dans le cursus, elle peut être débattue. Je ne vois pas, en ce qui me concerne, sur qui l’école ou l’université pourraient compter à coup sûr dans la famille, la cité ou le monde du travail, du moins pour une fraction des jeune. Ce qui conduit Meirieu et Tardif à soutenir, par exemple, que le désétayage ou plus globalement

l’exercice du transfert, font partie du travail régulier de l’école, notamment pour tous les élèves qui, n’étant pas des " héritiers ", ne tiennent pas de leur

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famille les ressources ou les appuis que l’école ne peut ou ne veut leur apporter (Perrenoud, 1995). Il me semble donc évident que la scolarité générale peut et doit, autant que les formations professionnelles, contribuer à construire des compétences. Ce n’est pas uniquement une question de motivation ou de sens, c’est une question didactique centrale : apprendre à expliquer un texte avec pour seule intention d’apprendre n’est pas apprendre, sauf à des fins scolaires, parce qu’il y a autant de façon d’expliquer ou d’interpréter un texte que de perspectives pragmatiques.

Décomposer les compétences peut les faire disparaître… Encore faut-il que l’effort d’explication ou d’interprétation s’inscrive dans une intention de l’apprenant… L’école se contente trop souvent de présupposer cette intention d’une part, de la réduire d’autre part à l’intention d’apprendre à expliquer ou interpréter des textes. On peut certes admettre qu’au niveau du collégial, les étudiants sont capables de voir l’intérêt de travailler des éléments de compétences. Une formation générale peut être tentée de travailler séparément des éléments de compétence définis à un niveau élevé d’abstraction : savoir communiquer,

raisonner,

argumenter,

négocier,

organiser,

apprendre,

chercher des informations, conduire une observation, construire une stratégie, prendre ou justifier une décision sont des expressions qui font sens, mais laissent la porte ouverte à de multiples interprétations. On peut comprendre la tentation des spécialistes des programmes et de l’évaluation standardisée lorsqu’ils illustrent ces compétences et les fractionnent en éléments de compétence pour mieux réduire la diversité. On peut craindre que ce soit une mauvaise pente : une compétence est un moyen puissant de traiter une classe de problèmes complexes. À trop l’analyser, on risque tout simplement de la perdre de vue…

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Enseigner des savoirs ou développer des compétences : l’école entre deux paradigmes

Philippe Perrenoud Faculté de psychologie et des sciences de l'éducation Université de Genève 1995 Sommaire 1. Les savoirs, une réalité trop familière et sympathique 2. Une transposition didactique plus facile pour les savoirs que pour les compétences 3. Les savoirs favorisent une évaluation moins coûteuse et moins dangereuse 4. Une plus grande légitimité sociale des savoirs 5. Le poids des savoirs renforcé par les didactiques des disciplines Conclusion Références

Le thème des rapports entre savoirs et compétences relève sans doute d’abord de la psychologie cognitive ou de la didactique. Cependant, c’est aussi un problème éminemment sociologique, parce que les savoirs sont des représentations sociales, parce que la mobilisation des savoirs, aussi bien que la formation ou l’évaluation des compétences sont des enjeux vitaux pour les organisations et les sociétés humaines, parce que ces notions jouent un rôle fondamental dans les stratégies de distinction, les classements, les 193

processus de sélection et d’orientation, dans la vie scolaire, professionnelle et plus globalement dans tous les champs de la pratique sociale (Bourdieu, 1979 ; Perrenoud, 1984 ; Stroobants, 1994 ; Trépos, 1993, Ropé et Tanguy, 1994). Les rapports entre savoirs et compétences préoccupent les acteurs sociaux, donc intéressent les sociologues. Ils sont aussi au cœur de plusieurs problématiques théoriques. La notion de schèmes (Piaget, 1973 ; Perrenoud, 1976) ou de " connaissance-en-acte " (Vergnaud, 1990) est fondamentale pour penser l’action humaine sans la conceptualiser comme mise en application d’une théorie ou choix dans un répertoire fini d’actions possibles. L’habitus, comme " grammaire génératrice " des pratiques, permet l’improvisation réglée, dans l’illusion de la spontanéité. L’infinie variation des modalités et des contextes cache l’invariance assez forte des structures de l’action (Bourdieu 1972, 1980). C’est une compétence, au sens où Chomsky a utilisé ce vocable pour décrire la capacité d’un locuteur de produire un ensemble virtuellement illimité d’énoncés appartenant à sa langue, sans puiser dans une " réserve ". La compétence est en quelque sorte un mécanisme de production d’actes et de paroles qui affranchit le sujet de l’appropriation d’une liste préétablie. La notion de compétence est aussi au cœur de la sociologie de l’éducation, par exemple lorsqu’elle se demande : de quoi la réussite scolaire est-elle faite ? L’analyse montre que l’action pédagogique, qui prétend développer des savoirs généraux et des compétences transposables, se borne en général à travailler et à évaluer des savoirs et savoir-faire très contextualisés (Perrenoud, 1984). L’accomplissement exemplaire des gestes du métier

d’élève (Perrenoud, 1994 a) n’exige pas des compétences de haut niveau, mais la capacité de savoir refaire, en situation d’évaluation, ce qui a été longuement exercé. Je m’en tiendrai ici à un propos plus général, au cœur d’une sociologie du curriculum : les rapports entre savoirs et compétences à l’école. J’avais

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d’abord conçu mon propos dans les termes de l’opposition entre savoirs et savoir-faire, pour soutenir que l’école reste marquée par la valorisation des savoirs et un certain mépris des savoir-faire. Cette opposition m’a, à la réflexion, paru trop simpliste. Certes, l’école secondaire, notamment dans ses filières " nobles ", tend à valoriser les savoirs, s’y identifie, alors qu’elle tient les savoir-faire en piètre estime, leur donne un statut subordonné, peu prestigieux, même si, en pratique, les savoir-faire jouent un grand rôle dans le travail scolaire quotidien. Toutefois, cette thèse souffre de nombreuses exceptions : les savoir-faire sont explicitement valorisés à l’école maternelle aussi bien que dans l’enseignement professionnel. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment prétendre enseigner des savoirs disciplinaires à des enfants de 3 à 5 ans ? Comment s’en tenir aux savoirs lorsque de jeunes adultes s’apprêtent à quêter un emploi ? Entre ces moments obligés, les savoirs ne tiennent le haut du pavé que dans les disciplines et les filières les plus " académiques ". Les savoir-faire ont leur place dans les filières de l’enseignement secondaire débouchant sur la vie active et dans les disciplines telles que les arts plastiques, l’éducation physique ou les langues étrangères, domaines dans lesquels la transposition didactique part de pratiques sociales plutôt que de savoirs savants. Par ailleurs, l’opposition entre savoirs et savoir-faire est fallacieuse aussi longtemps qu’on ne distingue pas entre des savoir-faire de bas niveau, qu’on pourrait appeler des " habiletés " (skills) et des savoir-faire de haut niveau, qu’on pourrait appeler des compétences. Les savoir-faire de faible niveau ne mobilisent que des savoirs limités, souvent de type procédural. Ils disent comment faire, sur la base de l’expérience plus souvent que d’un fondement théorique explicite. Ils permettent de guider l’action ou d’anticiper les difficultés à surmonter, mais chacun n’est pertinent que pour une classe assez restreinte de problèmes. Ces savoir-faire de bas niveau ne sont pas absents des programmes scolaires, mais ils y sont peu explicites, traités

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comme évidents, relevant du sens commun. Ils sont moins codifiés, plus vagues que les savoirs et leur sont subordonnés, participant de leur mise en œuvre, notamment de leur manifestation à des fins d’évaluation. Ils sont donc faiblement évalués en tant que tels et sont enseignés sur un mode mineur, sans effort didactique particulier, par la force de l’habitude ou sur le mode du drill et de l’imitation. Les compétences, au contraire, s’appuient sur des savoirs étendus et explicites, et restent pertinentes pour une large classe de problèmes, car elles incluent des possibilités d’abstraction, de généralisation, de transfert. Il s’agit encore de savoir-faire, au sens large, puisqu’il subsiste une référence à une pragmatique, à la sphère de la décision et de l’action. Une compétence permet de faire face à une situation singulière et complexe, à " inventer ", à construire, une réponse adaptée sans la puiser dans un répertoire de réponses préprogrammées. La distinction entre savoir-faire de bas niveau (" skills ") et de haut niveau (compétences) est évidemment un peu schématique. Elle paraît cependant pertinente pour analyser plus spécifiquement le rapport entre savoirs et compétences, notamment à l’école. Alors que les savoir-faire de faible niveau font partie de la tradition scolaire, notamment dans le cadre des exercices et des modes d’évaluation, l’accent mis sur les compétences est plus récent.

Vers la démocratisation de l’accès aux compétences ? Aujourd’hui, il importe de comprendre pourquoi, alors qu’ils valorisent fortement la formation des compétences, les systèmes éducatifs ont tant de mal à " passer à l’acte ", pourquoi ils restent aussi investis dans la transmission de savoirs détachés des pratiques qui leur donnent du sens et de l’efficacité, y compris et d’abord hors du cadre proprement scolaire. Sans doute, l’insistance de Montaigne sur les têtes bien faites et toutes les critiques de l’encyclopédisme ont-elles, depuis des siècles, mis l’accent sur l’importance de développer l’intelligence et des " facultés " intellectuelles de

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haut niveau. Ce discours, cependant, a longtemps été réservé aux héritiers, aux futurs membres de l’élite, à ceux qui auraient à reprendre la direction de l’économie, de la culture et de la politique. Depuis quelques décennies, la référence aux compétences s’est étendue à l’école élémentaire et à l’ensemble des filières du secondaire. On peut donc parler d’une sorte de démocratisation de l’accès aux compétences. Longtemps privilège exclusif des classes dominantes, elles paraissent désormais nécessaires à chacun, notamment en raison de la complexité croissante des organisations et des sociétés et de la volonté de permettre à chacun de participer non seulement aux affaires du pays, mais à celle des entreprises et des associations. En France, comme le montrent Ropé et Tanguy (1994), le rapport du Collège de France (Bourdieu et Gros, 1989) et les recommandations du Conseil national des programmes ont donné une forte audience à des idées développées par les mouvements pédagogiques et la recherche en éducation au cours des décennies précédentes. Ces idées ont sous-tendu les rénovations de curriculum introduites dès les années 1970-1980, en langue maternelle (autour du plan Rouchette), en mathématiques ou en sciences. Parmi les raisonnements qui ont favorisé cette évolution des représentations, on peut identifier au moins deux moteurs : d’une part la vogue de la notion de compétences dans le monde du travail et de la recherche en éducation, d’autre part la critique des modes d’appropriation des savoirs scolaires et la mise en évidence de leur faible mobilisation et de leur faible transfert en dehors des situations d’enseignement-apprentissage.

Construire des compétences de haut niveau Lorsque les étudiants arrivent à l’Université, ce ne sont pas tant les savoirs, qui leur font défaut, que des compétences de haut niveau : lire vite, prendre des notes utilisables, voire communicables ; dégager les idées essentielles et la structure d’un texte ; construire une carte conceptuelle ; établir et retrouver des références ; formuler des observations ou des hypothèses ; rédiger une

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synthèse, une fiche ou un résumé adaptés à une fonction précise ; organiser son travail, coopérer, gérer sa documentation, mener un débat, construire un exposé efficace, ou tout simplement (?) apprendre, identifier ses erreurs, ses doutes, ses tics, ses limites, ses incompréhensions, pour y travailler. On peut espérer s’en tirer en proposant un enseignement méthodologique centré sur le travail intellectuel. Mais les connaissances procédurales ou méthodologiques ne sont encore que des connaissances, même si elles prétendent décrire une marche à suivre, par exemple, pour construire un exposé ou préparer un examen. Elles peuvent rester lettre morte si le sujet n’est pas capable de les mobiliser en situation, donc de se les approprier, de les incorporer à son habitus. Or, à quoi servirait la capacité de discourir sur la bonne façon de s’y prendre, si on ne sait la mettre en œuvre de façon régulière et spontanée hors d’une situation d’exercice scolaire, face à de vraies incertitudes, pour prendre de véritables décisions ? Cette maîtrise

pratique passe par la construction et la consolidation intensives, à travers la résolution de problèmes complexes, concrets et variés, des schèmes d’action reliant, intégrant, adaptant les connaissances aux situations singulières avec une régulation des schèmes de pensée et d’action au gré de l’expérience. Les travaux pratiques et autres tâches de laboratoire vont dans ce sens, mais ils sont développés avant tout dans les domaines techniques. Élargissons le propos : le système éducatif plaide aujourd’hui pour développer en priorité des compétences de haut niveau : s’informer, communiquer, anticiper, inventer, s’adapter, négocier, décider, transposer, décider, imaginer, coopérer, improviser, accepter les différences, apprendre, se former, analyser des besoins, concevoir et conduire des projets, conclure des contrats, évaluer et prendre des risques, affronter la complexité, le conflit, l’incertitude, inventorier et répartir des ressources, élaborer des stratégies, créer des institutions. Il s’agit de bien davantage que de savoir lire, écrire, compter. Or, ces savoir-faire de haut niveau sont, paradoxalement, présents surtout en

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début de scolarité élémentaire, là où il est évident qu’on travaille sur des compétences transversales et le développement global de l’intelligence et de la personne. Par la suite, dès huit ans environ, on leur donne moins de place, on les travaille moins méthodiquement, on ne les évalue qu’indirectement, à l’ombre des savoirs. Il y a donc, dans les apprentissages scolaires, un déficit de compétences de haut niveau. Cette analyse a conduit les experts des organisations internationales, les chercheurs en éducation, les mouvements critiques ou novateurs à plaider en faveur d’une réorientation des programmes dans le sens de la formation de compétences.

Une appropriation active des savoirs L’école ne cesse d’évaluer et donc, implicitement, de valoriser, les multiples compétences qui composent le métier d’élève. Même dans une épreuve dite de connaissances, on évalue la capacité de décoder les attentes et les consignes, de prendre des risques calculés (par exemple de répondre au hasard), de doser son effort, de choisir les questions qui " rapportent ", de tricher, se faire aider, de négocier la demande et l’appréciation. Ces compétences, qui jouent un grand rôle dans la réussite, n’ont pas de nom et de statut, sauf peut-être dans la culture des élèves. Ce qui empêche de percevoir que ces pratiques ne sont pas favorables au transfert de connaissances. En effet, les connaissances ne sont rien sans les compétences et les schèmes de perception, de pensée et de décision qui les mobilisent en situation concrète. L’école croit traiter de savoirs purs, décontextualisés, réduits à leur expression discursive et à leur exercice formel. Ces savoirs sont en réalité étroitement contextualisés, mais on ne s’en rend pas compte, faute d’une analyse du contexte scolaire de formation, des pratiques d’exposé, d’exercice et d’évaluation. On se trouve régulièrement fort étonné lorsque les élèves, placés par accident dans de nouveaux contextes, semblent " ne rien avoir

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appris ". Ils ont appris en contexte et incorporé le contexte au savoir, faute d’exercice intensifs de contextualisation et de décontextualisation, de transposition, d’étayage et de désétayage. Si la culture, selon la formule consacrée, est " ce qui reste quand on a tout oublié ", c’est parce que l’être cultivé a les moyens de retrouver, de reconstruire, de généraliser ou d’ajuster les savoirs en situation. Si l’objectif de l’école est de permettre à chacun d’accéder à cette forme de culture, on voit bien que les savoirs n’auront de sens que fondus dans des pratiques culturelles, intellectuelles, sociales variées. Ce qui ne va pas sans un spectaculaire resserrement des programmes, car on ne peut traiter d'aussi nombreux savoirs que de façon formelle et décontextualisée. Les intégrer à une pédagogie du sens et du projet, c’est se limiter à l’essentiel. Il y a donc un mouvement accordant davantage d’importance au rapport aux savoirs et à leur usage dans des situations complexes, en acceptant d’en réduire l’étendue et la maîtrise formelle.

De la coupe aux lèvres L’analyse des pratiques pédagogiques conduit à estimer que ces orientations, très fortement affirmées dans de nombreux textes, ne se traduisent pas encore dans les faits. On peut évidemment expliquer ce décalage par la résistances au changement. Il se peut en effet qu’une partie des professeurs, notamment dans le second degré, ne partagent pas les orientations des textes officiels, et donc les ignorent ou les combattent sourdement. Il me semble au moins aussi important d’explorer d’autres explications, qui tiennent à la réelle difficulté de fixer des objectifs d’enseignement en termes de compétences et plus encore de compétences complexes, de capacités de pensée et d’action alliant savoirs et compétences. Le primat des contenus n’est pas nécessairement une affaire d’idéologie. Ce peut-être une réponse adaptée aux situations d’enseignement. J’avancerai dans ce sens cinq

hypothèses : 200

1. On connaît l’histoire de l’ivrogne qui cherche ses clés sous le réverbère non parce que c’est là qu’il les a perdues, mais parce qu’il y a de la lumière. Il se pourrait que l’école continue à penser les apprentissages en termes de savoirs parce que c’est ce qu’elle maîtrise le mieux. 2. Il semble suffisant de " transmettre " de façon discursive un contenu dont les contours sont bien identifiés, alors que la construction des compétences passe nécessairement par un détour explicite et souvent complexe par des dispositifs de formation et des situations d’apprentissage. La nature de la transposition, de la planification, du contrat, de l’évaluation, de la négociation didactiques n'est pas la même. La formation de compétences exige à l’évidence des compétences, la transmission des savoirs paraît n’exiger que des savoirs… C’est l’image même du métier qui se joue, et donc aussi la nature de la formation des enseignants 3. On pense pouvoir évaluer la maîtrise de savoirs à travers des interrogations ou des épreuves écrites classiques, qui ne demandent que du temps et du travail, alors que, pour juger des compétences d’une personne, on doit l’observer aux prises avec des tâches complexes. 4. Il se trouve toujours un intellectuel élitiste (porte-parole de la tribu) pour fustiger au nom de la culture, en toute bonne conscience et en totale ignorance des réalités des classes, les tentatives de s’écarter des pédagogies du savoir pour aller vers des dispositifs de construction de compétences. Combien de pamphlets creux sur les pédagogies de l’ignorance, le niveau qui baisse, le " roman pédagogique ", les poissons rouges dans le Perrier, la culture qui s’appauvrit, la langue qui se dégrade. 5. La recherche en éducation peut renforcer le statut dominant des savoirs dans l’imaginaire pédagogique : la vogue des didactiques des disciplines part des savoirs savants et de leur transposition, même si certains chercheurs tentent d’élargir le modèle pour faire place à une transposition à partir de

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pratiques sociales ou de savoirs, professionnels ou communs, plutôt que de savoirs savants. Reprenons ces hypothèses une à une.

1. Les savoirs, une réalité trop familière et sympathique Nul ne niera qu’il faille quelque exercice intellectuel, voire pratique, pour s’approprier les savoirs complexes. Les plus audacieux et les plus constructivistes parieront même sur les méthodes actives et les pédagogies du projet pour mobiliser les esprits et stimuler les apprentissages. Cela passe par un faire, mais ne garantit aucun statut enviable aux compétences comme objectifs de la formation. La formation des enseignants, du moins en France, suit et accentue cette hiérarchie. La structure des IUFM parle d’elle-même : on y entre au niveau de la licence (bac + 3 au minimum) et l’on y prépare durant la première année un concours essentiellement académique, qui fait une part congrue au dossier professionnel ; suit une petite année de formation au métier lui-même, centrée sur la formation de compétences, mais dans l’urgence et la tentation de juxtaposer connaissances procédurales et bains de pratique (stages accompagnés ou stages en responsabilité). Le schéma n’est pas radicalement différent dans d’autres systèmes : les savoirs se taillent la part du lion, la formation pratique intervient marginalement, presque honteusement. L’universitarisation des formations accentue cette tendance. Même lorsqu’on s’intéresse aux compétences, on tente de les transformer en savoirs procéduraux, en savoirs sur le faire, sur la pratique (Perrenoud, 1994 a). Résultat : les enseignants sont désormais formés en France au niveau bac + 5, ce qui représente au bas mot quinze à seize ans de commerce quotidien avec les savoirs scolaires. Ces savoirs ont convenu aux étudiants, puisqu’ils ont eux-mêmes réussi dans un cursus scolaire qui leur reconnaît une valeur centrale. La maîtrise des savoirs est donc constitutive de l’identité et du système de valeurs des futurs enseignants. L’identité des professeurs du

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secondaire est d’abord disciplinaire, donc ancrée dans un champ de savoir bien défini. Celle des professeurs d’école est plus composite, mais l’universitarisation de leur formation accroît l’accent mis sur les savoirs savants. À l’issue de leur formation et durant leur carrière, beaucoup d’enseignants semblent n’avoir pas clairement conscience de la somme de savoir-faire intellectuels ou de compétences plus pratiques qu’exige le traitement des savoirs. Leurs savoir-faire - lire, rédiger, inférer, comparer, prendre des notes, planifier, improviser, négocier, etc. - sont incorporés, " naturalisés " au point de faire oublier qu’ils sont l’aboutissement d’une longue socialisation aux " gestes " du travail intellectuel. De plus, une partie des enseignants, notamment au secondaire et au-delà, pensent encore que pour enseigner, la maîtrise des savoirs est essentielle, voire suffisante. Ces praticiens valorisent peu leurs propres compétences, contrairement aux chercheurs, par exemple, qui savent que la production de savoirs nouveaux suppose la maîtrise d’outils et de méthodes. Lorsque les compétences intellectuelles ou pédagogiques sont reconnues, elles sont souvent attribuées à la personne (dons, talents) ou à son expérience (le savoir-faire comme sédiment d’un apprentissage sur le tas). Il n’y aurait donc pas besoin d’une véritable formation. Enfin, l’entrée par les savoirs permet une division du travail assez claire, correspondant aux découpages des disciplines. Au contraire, la plupart des compétences de haut niveau traversent les frontières disciplinaires. N’apprend-on pas à raisonner et à communiquer en français et en sciences aussi bien qu’en en histoire ou en arts plastiques ? Si la construction des compétences est l’affaire de toutes les disciplines, on doit se parler par-delà les frontières et chacun est invité, à son grand dam, à sortir de son splendide isolement.

2. Une transposition didactique plus facile pour les savoirs que pour les compétences 203

Les savoirs enseignés se déroulent comme un texte (Chevallard, 1985), bien que ni leur genèse historique, ni leur processus de construction dans la tête des apprenants ne soient aussi ordonnés. La métaphore du " texte " est peutêtre une approximation acceptable s’il s’agit de " transmettre " des savoirs, d’enseigner, au sens traditionnel de l’exposé magistral, et donc de répartir une " matière " entre des " plages horaires " distribuées tout au long d’une année scolaire. Le texte du savoir se prête à un découpage linéaire, il permet de progresser d’heure de classe en heure de classe, de chapitre en chapitre, de page en page. Le savoir ainsi " mis en texte " se prête à une planification relativement précise de l’année scolaire : parcourir le programme, c’est avancer dans le livre du savoir de sorte à tourner la dernière page juste à la fin de l’année. C’est souvent, de manière plus concrète encore, progresser dans un manuel ou un polycopié ! Les compétences, pour leur part, se présentent comme des totalités difficilement décomposables ou dont la décomposition n’engendre pas ipso

facto une série d’étapes qu’on pourrait parcourir les unes après les autres. On peut certes, tout au début de l’apprentissage de la lecture ou de la musique, apprendre lettre par lettre, phonème par phonème, note par note. On sait qu’on ne maîtrise de la sorte qu’un code, dont la mise en œuvre est systémique. Même s’il est possible de graduer et de doser les difficultés, il s’agit d’affronter constamment la complexité, à des niveaux d’exigence croissants. L’enseignant ne gère pas un renouvellement des contenus, mais un déplacement des niveaux de maîtrise, ce qui est beaucoup moins facile et résiste à une planification indépendante des apprentissages effectifs. La formation de compétences passe par la mise en place de situations d’apprentissage et leur régulation en fonction des acquis. Les

savoirs

ont

un

autre

atout :

ils

sont

autodescriptifs.

Comme

représentations sociales, ils existent en effet à l’état de discours organisés sur la réalité ou sur les opérations d’un sujet théorique. C’est pourquoi leur mise

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en texte à des fins didactiques reste, dans une large mesure, une opération de " traitement de texte ". Rédiger un manuel scolaire ou un cours, c’est simplifier, résumer, mettre dans une forme plus accessible à des débutants un savoir théorique constitué et qui est déjà mis en forme discursive à l’état savant. Au contraire, les compétences ne sont pas identifiables à un discours, même s’il est possible de les décrire avec des mots. Elles existent à l’état pratique, ou plus exactement, elles existent " en creux " dans des pratiques qui ne sont pas toujours décrites explicitement, parce qu’elles sont mal connues ou ne sont pas jugées dignes d’intérêt.

3. Les savoirs favorisent une évaluation moins coûteuse et moins dangereuse Pour évaluer des savoirs, on peut se borner à poser des questions ou à exiger des textes ou des commentaires manifestant une maîtrise discursive des connaissances. " Parlez-moi de l’ère précambrienne, de la loi d’Ohm, du

romantisme, de l’économie de l’Asie du Sud-Est, des tests non paramétriques, de la révolution d’Octobre, de la division cellulaire… " Tout cela permet une évaluation apparemment objective, quantifiable, dont le QCM (questionnaire à choix multiples) est l’achèvement : Si on peut le traiter par lecteur optique et ordinateur, l’illusion d’objectivité est complète, encore renforcée si les questions ont été choisies dans une " banque d’items ". L’évaluation des connaissances semble se passer " d’esprit pur à esprit pur ", par textes et logiciels interposés. Le risque d’émotion, d’injustice, d’arbitraire paraît donc limité. Cette forme d’évaluation suppose certes un important travail, mais il est prévisible et n’exige pas un fort investissement du correcteur. Il est partiellement automatisable. À l’inverse, on ne peut évaluer des compétences complexes à travers des tâches papier-crayon. Certes, certains problèmes se prêtent à une décontextualisation et à une formalisation qui en permet la résolution devant une feuille ou un écran. C’est d’autant plus vrai qu’il existe des algorithmes 205

généraux et que ces problèmes admettent des solutions absolues, comme c’est généralement le cas en mathématique et dans les disciplines fortement mathématisées comme la physique ou certaines branches de l’économie. Dans la plupart des autres domaines, les compétences ne peuvent être évaluées que si l’on place les étudiants face non pas à des problèmes formels, mais à des situations-problèmes complexes, qui n’admettent qu’en début d’apprentissage des solutions absolues et que le formateur connaît d’avance. La mise en place de telles situations demande du temps, de l’espace, de l’inventivité. Alors qu’on peut varier à l’infini les questions de savoir et les problèmes formels, chaque situation-problème exige une cohérence, une forme de réalisme et d’imagination sans rapport avec l’élaboration d’une épreuve papier-crayon. Pas question de travailler uniquement sur des traces, il faut une part d’observation directe (ou différée, sur vidéo) pour évaluer des compétences complexes. L’observation exige souvent l’implication de l’observateur dans l’action. L’évaluation est donc suspecte de partialité, de subjectivité, elle paraît plus humaine, donc aussi plus arbitraire, plus fragile, sujette à controverses.

4. Une plus grande légitimité sociale des savoirs Les savoirs ont des porte-parole autorisés. Le savoir mathématique est défini par la communauté des mathématiciens savants, concentrée à l’Université et organisée de sorte à dire le vrai et le faux, l’attesté et l’hypothétique, le " mathématiquement correct " et l’hérésie. Le système a donc un interlocuteur fort, légitime, constitué en groupe de pression qui s’attend à être consulté à propos des épreuves du baccalauréat, des programmes ou des manuels. Dans le champ des savoirs, l’école est sous haute surveillance. Tout déficit ou détournement de savoir est rapidement repéré et dénoncé. On ne peut supprimer une notion, un chapitre sans provoquer des questions, des interpellations, des protestations. Chaque théorème, chaque siècle, chaque

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objet, chaque sous-discipline, chaque école de pensée a ses vestales et ses défenseurs, dans l’école et au-dehors. Rien de tel dans le champ des compétences : sauf dans le champ professionnel, sportif ou artistique, nul n’est autorisé à parler au nom d’une pratique sociale et des compétences qui la sous-tendent. Bien sûr, s’agissant du raisonnement, les logiciens, les philosophes, les mathématiciens se sentiront compétents, alors qu’en matière de communication, on donnera davantage de place aux linguistes ou aux psychologues. Même alors, on voit bien que les " experts " sont en général des détenteurs d’un savoir " sur " la langue et la communication, et non des praticiens expérimentés de l’échange. Les pratiques sociales sont diffuses, diverses, parfois faiblement visibles et les praticiens n’ont pas nécessairement conscience d’être porteurs de compétences, et se sentent encore moins responsables de ce que l’école en fait. Il s’ensuit un contrôle social très inégal sur les contenus des programmes et de l’enseignement. Alors que les groupes de pression représentatifs des savoirs savants scrutent les textes et les examens, l’enseignement et l’évaluation des compétences ne font l’objet d’aucune surveillance analogue, sauf en formation professionnelle ou dans quelques secteurs sensibles. Même lorsqu’il existe une corporation de praticiens, il faut arriver au niveau de la médecine pour qu’on lui reconnaisse un pouvoir égal à celui d’une institution garante d’un savoir savant. Les professeurs de musique, d’arts plastiques, d’éducation physique savent que leurs alliés hors de l’école ne sont jamais aussi reconnus que la corporation des physiciens, des biologistes ou des historiens, par exemple. Souvent, c’est dans l’indifférence générale que compétences enseignées sont appauvries, dévoyées, redéfinies ou déplacées vers une autre filière ou un autre niveau de scolarité. Les savoirs sont perçus comme nobles, neutres, respectables. L’école n’a pas à les légitimer, l’Université et les savants s’en chargent. Elle n’a pas non plus à les relier à la vie, à se préoccuper explicitement de leur usage : les savoirs

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prétendent se justifier par eux-mêmes. Au contraire, les compétences renvoient à des pratiques qui renvoient aux rapports sociaux et donc sentent parfois le souffre. Prenons l’exemple de l’argumentation : on peut tenter d’aseptiser cette compétence, d’en donner une description tellement technique qu’on oubliera un instant qu’il a partie liée avec la liberté et le pouvoir. Cette évidence refera surface. Il n’y a pas dans ce domaine des pratiques neutres, mais des savoir-faire dominants ou contestataires, manipulateurs ou respectueux des règles de l’échange intellectuel. En donnant de l’importance, du temps, des moyens au développement d’une telle compétence durant la scolarité, on s’expose au soupçon d’idéologie. Terrain miné aussi pour l’imagination, l’esprit critique, la capacité de décision ou d’anticipation. Ces compétences renvoient non à la langue ou à la logique, mais à la négociation et aux rapports sociaux.

5. Le poids des savoirs renforcé par les didactiques des disciplines Dans l’enseignement de la langue " maternelle ", les objectifs visés ne sont pas d’abord l’appropriation de savoirs savants sur la langue, mais la maîtrise

de la langue en situation de communication. Même alors, les savoirs linguistiques, ont pris une importance considérable dans les rénovations de l’enseignement du français langue maternelle, singulièrement autour de la grammaire. Il faut toute l’énergie d’une fraction des enseignants et des chercheurs pour remettre la pratique langagière et la production de textes au centre du dispositif didactique, non sans payer le prix fort d’une théorisation maximale des processus d’expression et de production. Dans le domaine des arts plastiques, de la musique, de l’éducation physique, des travaux manuels (si l’on ose encore cette expression si terre-à-terre qu’elle tombe en désuétude), la recherche est en quête de ce qui pourrait bien ressembler à des savoirs savants, histoire de ne pas avoir l’air d’une didactique du pauvre. Il en va de même pour les formations professionnelles. 208

Verret (1975) a construit le concept de transposition didactique à propos des savoirs et Chevallard (1985, 1992), qui a repris cette notion en didactique des mathématiques, s’est limité lui aux savoirs savants. Si bien que, dans un premier temps (1985-1995), la didactique (re)naissante des disciplines a donné aux savoirs et parmi eux aux savoirs savants, un statut privilégié. Martinand (1986) a certes proposé assez vite la notion de pratique sociale de référence, mais sans doute ne devenait-elle indispensable que dans le domaine des langues, des arts, de l’éducation physique ou de la formation professionnelle

(Durey

et

Martinand,

1994).

Aussi

légitime

soit-il,

l’élargissement de la problématique de la transposition à des savoirs " non savants ", et plus encore à des pratiques sociales quelconques, complique singulièrement le tableau. D’une didactique à dominante épistémologique, qui s’intéresse aux transformations successives d’objets de savoir à des fins d’enseignement, on passe à une didactique à dominante anthropologique, qui s’intéresse à la façon dont certains écrits ou certaines pratiques, voire certains modes de vie ou certaines attitudes, deviennent des finalités de l’enseignement, donc subissent une transposition. Vergnaud affirme que la didactique des mathématiques pourrait s’intéresser aussi à la passion de savoir, mais il concède que ce n’est pas encore un thème de recherche prioritaire. Si la pente anthropologique et historique de Chevallard ne fait aucun doute, et lui fait percevoir la mathématique comme une pratique, on peut en revanche douter qu’il soit suivi par tous les formateurs pour lesquels l’émergence de la didactique moderne représente une sorte de retour aux savoirs, de libération de la vogue " psy " centrée sur la relation pédagogique ou la dynamique des groupes. S’intéresser à la transposition didactique des savoirs les plus savants permet de s’approprier une partie de leur valeur sociale. Réfléchir sur la transposition à partir de pratiques sociales, d’attitudes, de modes de vie oblige à retrouver toute la complexité théorique et toute les enjeux idéologiques dont l’intérêt pour les savoirs affranchit. Dans

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le triangle didactique, le Savoir peut faire office d’objet transitionnel identifiable, même s’il n’est pas considéré comme un acteur dans un ménage à trois, mais une commune référence du professeur et de l’apprenant, comme le registre dans lequel se construisent la relation et le contrat didactiques. Cette belle simplicité s’effrite lorsqu’on élargit la didactique à l’ensemble des objectifs de formation. Par ailleurs, on se trouve confronté à des problèmes théoriques autrement complexes. Comme le montrent Rogalski et Samurçay (1994), reconstituer les compétences de haut niveau pour les enseigner suppose une théorie de l’action et des compétences, donc une formation psychosociologique. Alors que n’importe quel savant est d’emblée expert de la transposition didactique de son propre savoir, du moins pour ce qui concerne la rigueur et le bienfondé des opérations épistémologiques, les praticiens de haut niveau ne savent qu’en partie ce qu’ils font et comment. Il s’agit donc d’expliciter des façons de penser et de faire qui fonctionnement efficacement chez les praticiens experts, sans être complètement analysées, encore moins codifiées. Il faut donc recourir aux techniques d’observation des psychologues et des sociologues du travail, aux outils de l’ergonomie intellectuelle et de l’entretien d’explicitation (Faingold, 1993 ; Vermersch, 1994). D’où un renversement possible des rapports de force constitués autour des didactiques des disciplines, forgés notamment à travers des alliances entre détenteurs de savoirs savants et didacticiens des disciplines scolaires correspondantes.

Conclusion Pourquoi tenter de comprendre l’écart entre les intentions déclarées et les pratiques ? Outre l’intérêt psychosociologique, l’enjeu est double : 1. cette situation est défavorable à l’acquisition méthodique de compétences de haut niveau ; 2. elle empêche aussi une véritable appropriation des savoirs.

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Pour dépasser la situation actuelle, les recettes sont simples et bien connues. N’y a-t-il pas cent ans et plus que les pédagogues les plus avisés les réinventent dans la langue de leur temps ? Il serait utile, notamment : •



• •

de donner la priorité à la formation de compétences alliant savoirs et schèmes, et donc de réorienter dans ce sens la formation des enseignants, à la fois dans ses contenus et à travers le modèle implicite qu’elle véhicule (curriculum caché) ; d’atténuer la force des découpages spatiaux, horaires, disciplinaires et structurels de sorte à pouvoir travailler et évaluer les compétences dans des situations réalistes, donc complexes et variées ; d’infléchir les procédures et les dispositifs d’évaluation pour ne pas donner constamment une " prime " à l’évaluation de connaissances ; de poursuivre un travail de fond sur les représentations sociales des connaissances, des compétences et de leurs rapports.

On s’en doute, cela ne se fera pas en un jour. La clarification théorique n’est pas suffisante. Les sciences humaines peuvent reconstruire les notions de savoir, de savoir-faire et de compétences, en montrer les liens, proposer d’autres distinctions, introduire des concepts plus élaborés. C’est leur droit et leur tâche. Il reste que savoir, savoir-faire et compétence sont aussi et sans doute d’abord des notions de sens commun, si bien que chacun s’en sert à sa manière, de façon parfois laxiste, parfois opportuniste, toujours intéressée, c’est-à-dire pour servir une cause, un argument, des intérêts. Nul n’oppose pédagogie et didactique, éducation et instruction, travail et jeu innocemment, pour le seul plaisir des distinctions. Il y a toujours une raison tactique. Ces couples célèbres permettent de dissocier ou de réunir, de hiérarchiser ou de mettre sur pied d’égalité, de proposer un ordre du monde et des idées qui portent. Il n’en va pas autrement pour les couples savoir/savoir-faire ou savoirs/compétences. Même s’il laisse les spécialistes perplexes ou suscite leur critique, c’est le sens commun qui guide les conduites des acteurs, ou plus exactement, les variations qu’ils organisent autour d’un noyau sémantique défini par le sens commun. Sans doute, poussé dans ses retranchements, chacun admettra-t-il que ces oppositions sont un peu 211

schématiques et que la plupart des compétences humaines de haut niveau mobilisent des savoirs mais ne s’y réduisent pas. Sans doute, peu à peu, les concepts savants, mieux définis, explicitement construits, différenciés, organisés en champs conceptuels, solidaires de théories, vont-il peu à peu influencer, pénétrer le sens commun. Il reste qu’à un moment donné du débat sur l’école, c’est parce qu’elle relève du sens commun que l’opposition entre savoirs et compétences influence les débats des acteurs sociaux sur la définition des finalités de l’enseignement, la conception des programmes, la transposition et le contrat didactiques, la substance et l’organisation du travail scolaire, les normes et les formes d’excellence, les pratiques d’évaluation et de sélection. Il se peut que les spécialistes de la psychologie cognitive aient raison de questionner l’opposition entre connaissances et compétences. Aujourd’hui, leur emboîter le pas serait ouvrir la voie à un œcuménisme lénifiant. Il y a un vrai débat, une vraie contradiction, et l’opposition entre compétences et savoirs, même si elle est simplificatrice, interdit au moins de défendre le statu

quo en prétextant que tout est dans tout !

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