Sh âme Tourmentée 1.1

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  • Words: 23,837
  • Pages: 74
Sherlock holmeS Portrait d’une âme tourmentée aPProche PSychoPathologique du PerSonnage mémoire de Frederick gordon Brown 3ème année de PSychologie

SouS la direction du

Pr aaron koSminSky, docteur en Psychiatrie clinique, hôpital de la Pitié (Paris, France), criminologiste attaché au département des Sciences du comportement & consultant Profiler attaché au F.B.i. (académie de quantico, Virginie, uSa), maître de conférence à l’université edmond locard de lyon (France), responsable de l’unité Spéciale de la grande criminalité de Paris (France).

Beaumont uniVerSity, 2004

B

ien que, pour beaucoup, le personnage se réduise à cette image allégorique, voire caricaturale, d’un homme grand et filiforme au visage dur et émacié, portant macfarlane et deerstalker, panoplie que complètent une loupe (symbole de la collecte d’indices sur le terrain) et une pipe (stigmatisant le temps de la réflexion nécessaire à la résolution d’une affaire), Sherlock holmes est bien plus que cela : affublé d’une biographie et d’une psychologie définies par son créateur, il s’inscrit parmi les figures les plus complètes de la littérature. Pour parvenir à mettre à jour les traits et caractéristiques qui définissent l’étrange personnalité dont il est nanti, il faut non seulement se replonger dans la lecture du canon, mais plus que cela, orienter cette lecture en veillant à délaisser la diégèse au profit de l’aspect descriptif des textes pour capter les détails qui permettront de cerner le personnage dans son entité dont watson lui-même se fait le chantre. en effet, consacré biographe par le héros de ses récits, le dr watson, observateur in situ des mœurs de son ami, nous brosse dans ses comptes rendus – qui se veulent avant tout le reflet de méthodes d’investigations policières inédites – le portrait édifiant de son sujet d’étude qu’il saisit pour nous dans une intimité partagée, laquelle laisse entrevoir un mode de vie pour le moins particulier.

alors qu’il s’ingénie dès la première aventure à nous en esquisser le profil « culturel », watson ne s’est jamais aventuré à présenter à ses lecteurs un portrait psychologique approfondi de son ami dont il met en exergue pourtant, au fil de ses récits, les grands traits d’une personnalité aux contours obscurs. les grands hommes – on le sait – ont parfois d’étranges manies ; Sherlock holmes, en tant que tel, a les siennes propres qui, passées au crible d’un regard averti, montrent combien elles frôlent parfois le pathologique et combien, présentes ensemble dans un seul et même être, elles le désignent comme une individualité complexe qui mérite qu’on s’y intéresse. c’est à travers ses quelques remarques glanées tout au long des soixante enquêtes que nous relate watson que nous allons tenter de remédier à ce manque en nous appuyant pour cela sur les théories de la psychologie clinique telles qu’elles se définissent aujourd’hui. car si Sherlock holmes est avant tout reconnu comme un logicien hors pair en matière de détection, il est aussi un être à la psychologie trouble dont l’étude s’annonce pleine d’intérêt.

Première Partie

Les données textuelles 1. Approche des trAits de cArActère les plus sAillAnts du personnAge

- Premières impressions - Son rapport à l’autre ou le couple holmes-watson - Sherlock holmes et les femmes

2. les Addictions holmesiennes ou le côté obscur du personnAge

- Sherlock holmes, … un addicté au travail - addictions annexes : jtoxicomanie occasionnelle jtabagisme forcené jhabitudes alimentaires et liées au sommeil

3. interprétAtions des données recueillies

- caractérologie du personnage ou l’image du surhomme bafoué… - tentative de diagnostic ? - causes supputées des troubles observés - le dr watson, référent psychothérapeutique du “resident patient”

Deuxième Partie

Analyse et diagnostic 1. troubles de lA personnAlité : générAlités - définition et critères diagnostiques - en guise d’illustration… - Suspicion d’un trouble de la Personnalité

2. de lA personnAlité borderline en pArticulier… - description du Syndrome - critères diagnostiques de la Personnalité Borderline - Sherlock holmes, personnalité à structure borderline jeviter les abandons réels ou imaginaires… jrelations interpersonnelles instables et intenses… jPerturbation de l’identité… jimpulsivité dans des domaines potentiellement dommageables

jcomportements, gestes ou menaces suicidaires ou d’automutilations… jinstabilité affective due à une réactivité marquée de l’humeur… jSentiments chroniques de vide… jcolères intenses et inappropriées ou difficulté à contrôler sa colère jidéation persécutoire ou symptômes dissociatifs sévères… - conséquences d’une telle pathologie

troisième Partie

Spéculations

1. dr WAtson gets mArried… - Petite chronique d’une régression annoncée - interrogations… - rappel - chercher lA Femme 2. QuAnd l’histoire croise l’histoire - le londres de Sherlock holmes - l’affaire en question - quelques considérations sur l’affaire - etranges coïncidences… - docteur Jack and mister holmes ?



Première Partie

1. trAits de cArActère les plus sAillAnts du personnAge premières impressions lorsque le dr watson, alors à la recherche d’un appartement, rencontre Sherlock holmes dans le laboratoire de chimie de l’hôpital St-Bartholomew’s par l’entremise de Stamford, une ancienne connaissance, son futur colocataire – après l’avoir surpris avec une remarque concernant son engagement en afghanistan – se présente à lui comme un consommateur de tabac fort, un chimiste accompli si passionné par ses recherches qu’il les poursuit en dehors de ses heures de travail et comme sujet à des périodes de neurasthénie1. ainsi, dès cette première apparition, holmes nous offre-t-il la vision personnelle qu’il a lui-même : un fumeur, dévoué à son travail et enclin, à l’occasion, à la mélancolie – caractéristiques auxquelles il faut ajouter un esprit scientifique frôlan – selon les termes de Stamford qui l’a fréquenté, l’insensibilité et un don divinatoire extraordinaire. l’installation des deux hommes dans leur logement de Baker Street va permettre à watson, mais aussi au lecteur, de cerner de plus près le personnage qui, de prime abord, apparaît comme « un homme tranquille, avec des habitudes invariables, (…) rarement debout après dix heures du soir2». dès leur première semaine de vie commune, watson est le témoin de la dualité du personnage et pressent, bien qu’il la rejette, l’éventualité d’une dépendance aux stupéfiants 3. la relation naissante des deux hommes, initialement de nature pratique, va se muer progressivement en un attachement réciproque teinté d’amitié et permettre d’installer chacun d’eux dans un rôle qui, tout au long des événements qu’ils vivront côte à côte, demeurera immuable. mais cette solide et durable amitié va surtout donner à watson toute licence d’étudier par le menu le phénomène holmes et amener ce dernier à se dévoiler en dépit de l’aura de mystère dont il se pare. la première approche de l’individu est celle des apparences

qui s’avèreront, comme souvent, une façade, un masque – que watson comparera plus tard à celui « d’un Indien Peau-Rouge qui, tant de fois,[le] fait passer pour une machine insensible et non pour un être humain4» – derrière lequel holmes cache sa vraie nature « ardente, pénétrante, pleine de vie5». naissent ensuite les premiers étonnements quand sont mises notamment à jour les ignorances de ce fantasque compagnon, « aussi remarquables que sa science6 » – la théorie de copernic et tout le système solaire étant l’une de ses lacunes les plus stupéfiantes, connaissances que l’intéressé avoue sciemment négliger parce que foncièrement étrangères à ses activités professionnelles. c’est d’ailleurs par ce refus d’accorder de l’importance à des connaissances censées être connues de tous que s’esquisse en partie l’excentricité de Sherlock holmes, laquelle est accentuée par l’apparente singularité de son discours et confortée par son désir d’être perçu comme vivant en marge de la société, à la frontière entre le monde réel et cet autre monde érigé par lui sur la base de ses propres centres d’intérêt que domine celui de la fascination pour le crime sous toutes ses déclinaisons : « Nous ne vivons pas tout à fait dans le même univers, dira-t-il à cyril overton venu le solliciter lors de la disparition de godfrey Staunton. Vous vivez dans un monde plus sain, plus agréable. (…) Néanmoins votre visite (…) atteste que même dans ce monde d’air pur et de loyauté il y a du travail pour moi7 ». mais l’attitude liée à cette volonté de rejet est tout autant révélatrice d’une personnalité, en manque de reconnaissance, bien que revendiquant des positions radicales. l’exemple de l’article au « titre assez prétentieux : "Le Livre de la Vie" ! 8» extrait d’une revue qui traînait (par hasard ?) sur la table du petit déjeuner et lu par watson parce que « marqué d’un trait de crayon9 », est pour sa part éloquent quant au désir de son auteur – Sherlock holmes lui-même – de se dévoiler (du moins sous les attraits qu’il affectionne le plus) à son compagnon de chambre, afin de gagner en retour son estime et son admiration. les propos péremptoires qu’il y sert, jugés extravagants par son lecteur désigné, sont assénés en des termes pleins de défi qui visent à susciter une réaction contestataire. et l’effet recherché est atteint : « Quel inqualifiable verbiage ! 10», s’écrie watson. attaque prévue face à laquelle

holmes, cachant sa provocation sous une décontraction feinte aiguillonnée par l’attente de l’ovation à venir, peut enfin se révéler – « c’est moi qui l’ai écrit 11» – et prouver la validité de ses propos par une démonstration in situ qui ne peut que laisser coi le détracteur. d’« inqualifiable verbiage », les « brillants paradoxes12» développés dans l’article qui s’attache à démontrer « qu’un esprit observateur peut, à l’aide d’un examen consciencieux et systématique, apprendre à connaître toutes les personnes qu’il rencontre », et à vanter une telle méthode menant à des conclusions « aussi infaillibles que les propositions d’Euclide13» et à des résultats « si renversants aux non-initiés qu’ils prendraient [leur auteur] pour un magicien, tant qu’il ne leur aurait pas fait connaître les procédés qu’il avait mis en œuvre pour y atteindre14» deviendront alors aux yeux de watson « des dons exceptionnels et des qualités peu communes qui [lui] en imposaient15», méritant d’être révélés et vulgarisés. ayant éprouvé la sincérité de son auditeur, holmes y consentira, mais au prix d’amères critiques : en effet, il contestera ces récits – où watson s’efforce de « démontrer [ses] extraordinaires qualités mentales16» et qu’il dit avoir « travaillés spécialement pour lui plaire17 » –, protestant contre la présence incongrue d’un élément romantique ou le caractère trop coloré de la rédaction dont il aurait préféré voir le thème traité « avec froideur et sans émotion18 » et l’accent mis sur « le curieux raisonnement analytique remontant des effets aux causes19 » grâce auquel il parvenait à démêler une affaire. l’étude de ses mœurs et de son environnement n’en est pas moins déroutante ; watson y souligne d’ailleurs une incohérence qui montre bien la dualité du personnage : « Dans le caractère de mon ami Sherlock Holmes, une anomalie m’a souvent choqué : bien que sa démarche intellectuelle il fût le plus méthodique et le plus ordonné de tous les hommes, bien qu’il affectât aussi pour s’habiller une certaine élégance du genre strict, il pratiquait dans la vie courante un débraillé qui aurait jeté hors de ses gonds n’importe quel compagnon d’existence20 ». et ce terme de « débraillé » qu’emploie le bon docteur pour décrire les conditions de vie qui lui sont imposées quotidiennement est un doux euphémisme : « …quand je tombe sur un partenaire qui range ses cigares dans le seau à charbon, se plaint-il avec humour

cependant, son tabac au fond d’une babouche et sa correspondance sous la lame perforatrice d’un couteau à cran d’arrêt fiché en plein milieu de la tablette de la cheminé, alors j’arbore des airs vertueux. De même, j’ai constamment soutenu que l’entraînement au pistolet était un passe-temps de plein air ; voilà pourquoi, lorsque Holmes, en proie à une humeur bizarre, s’assied dans un fauteuil avec son instrument à double détente, une centaine de cartouches, et entreprend de dessiner sur le mur un patriotique V.R. (Victoria Regina) en points grêlés, je ressens fortement que ni l’atmosphère ni le décor de notre salon ne s’améliorent. Des reliques diverses, relevant de la chimie ou de la criminologie, erraient à l’aventure dans l’appartement : ils occupaient les positions les plus invraisemblables ; j’en retrouvais dans le beurrier par exemple, à moins que ce ne fût dans des endroits encore moins recommandés. (…) De mois en mois, ses papiers s’accumulaient… jusqu’à ce que l’appartement croulât sous les manuscrits qu’il ne fallait mettre au feu sous aucun prétexte et dont seul le propriétaire pouvait disposer21. » mais watson ne serait pas le seul à se lamenter de ses déplorables manies, si seulement on s’était enquis de l’opinion de mrs hudson, sa logeuse. Selon notre narrateur, usant avec elle de « manières apparemment offensantes 22», celle-ci ressentait une terreur respectueuse à l’égard du détective ; d’une patience éprouvée, elle acceptait de son célèbre locataire « une excentricité et une irrégularité d’habitudes qui auraient dû épuiser son indulgence. Son incroyable manque de soins, sa prédilection pour la musique à des heures que tout un chacun réserve au sommeil, son entraînement au revolver en chambre, ses expériences scientifiques aussi étranges que malodorantes, l’ambiance de violence et de danger qui l’entourait faisaient de lui le pire des locataires de Londres23» – lequel, pour vivre comme il l’entendait, la « réglait soi-disant princièrement24». que penser d’un homme qui, parce que se proclamant de la caste de ceux qui considèrent « l’art pour l’art 25», laisse libre court à son inclination pour la vie de bohème au point d’empiéter sur l’espace réservé à autrui et mépriser sa liberté individuelle ? Son peu d’égards pour ceux qui partagent son quotidien et son manque de scrupules – on se souviendra, par exemple, comment il abusa le dr watson et mrs hudson dans l’Aventure du détective AgonisAnt en se disant atteint d’un mal infailliblement mortel, ou en-

core comment il leur a laissé croire à sa mort durant les trois années qu’a duré le Grand Hiatus26 – témoignent d’un égoïsme démesuré qui, même sous couvert de sa docte activité, ne trouve pas d’excuse. on peut se demander comment watson – autant que mrs hudson d’ailleurs – a pu supporter si longtemps le joug d’une relation quasiment à sens unique où l’objet de sa sincère et naïve amitié accueillait ses marques d’admiration comme autant de nourritures confortant l’image que holmes voulait que l’on ait de lui-même, sans offrir en retour une once de sollicitude. Personnage étonnant comme le sont ses nombreux talents, Sherlock holmes n’existe cependant que professionnellement. obnubilé par la pensée de faire de la détection une science exacte – ce qui, selon ses dires, implique la maîtrise de connaissances étendues à sans cesse réactualiser et donc des heures d’étude et de recherches –, il s’affiche en perfectionniste exalté, voué corps et âme à ce prégnant dessein qui semble dépasser le cadre de la passion pour s’ériger en véritable obsession : « Un esprit comme le mien ne peut pas faire autrement que de considérer toute chose uniquement par rapport à son métier. Vous, vous regardez ces maisons éparpillées dans le paysage, et vous les trouvez belles. Moi je les regarde aussi, et la seule pensée qui me vient à l’idée, c’est qu’elles sont bien isolées et qu’un crime commis par ici aurait beaucoup de chances de rester impuni27 ». ainsi n’a-t-il pas de relations autres que professionnelles (avec ses clients, ses informateurs et les représentants de l’ordre), entretenues pour certaines en vue de servir ses intentions28 ; même watson – qu’il considère pourtant comme son ami – endosse une fonction utilitaire29 dans cet univers personnel qu’il a bâti au profit de ce destin auquel il semble avoir été assigné par un vieil homme rattrapé par son passé30 – celui-ci souffre d’ailleurs de son manque d’empathie et ressent les réserves de son compagnon comme une mise à l’écart : « En cet homme, il y avait une curieuse manie du secret qui permettait des effets dramatiques, mais qui ne permettait même pas à son plus fidèle ami de deviner ses projets. Il poussait à l’extrême l’axiome selon lequel le conspirateur le plus assuré de réussir est celui qui conspire tout seul. J’étais plus proche de lui que n’importe qui au monde, et cependant je savais qu’un abîme nous séparait31». aussi, ne pouvant concevoir

son existence autrement que dans son entier dédiée à la recherche criminelle, sa vie intime est-elle réduite à sa plus simple expression… et ce, d’autant plus qu’il proclame « son aversion pour les femmes 32», affiche « sa répugnance à se faire de nouveaux amis 32» et se terre dans « son obstination à ne jamais parler des siens 33», avouant ne pas se rappeler « avoir jamais été un individu très sociable34». tant et si bien que sa quête aux allures obsessionnelles le fait passer pour une « machine à observer et à raisonner35, une machine insensible et non pour un être humain32». comme il aime à cultiver cette image que les autres se font de lui, cette image qui le valorise à ses yeux et flatte son ego : « Vous êtes un sorcier, Mr Holmes, lui dit hopkins. Parfois je crois que vous possédez des facultés suprahumaines36». de même, bien qu’il attaque watson pour le manque de rigueur de ses récits parce que se détournant du caractère didactique qu’ils devraient présenter, il garde en lui le secret de son succès pour que demeure intact le masque derrière lequel il cache son humanité refoulée : « Vous savez qu’un magicien perd son prestige en expliquant ses tours. Si je vous révélais toute ma méthode, vous penseriez qu’après tout je suis un type très ordinaire37», se jouant de la crédulité de ceux qui croient en lui en les manipulant pour servir son charisme : « Ce que vous faites n’a pas d’importance aux yeux du public. Ce qui compte, c’est ce que vous lui faites croire !…38 » manipulateur et charismatique, tel est donc le logicien froid et implacable dévoué corps et âme à son art - son unique raison de vivre -, qui a fait de cette phrase de Flaubert : « L’homme n’est rien ; c’est l’œuvre qui est tout39» son credo - credo qui le réduit à une réputation relayée par les récits de son « vieil ami et biographe40 » et saluée par tous ceux et celles qui viennent le solliciter. mais sa gloire que nourrissent ses succès remportés sur le mal qui gangrène la société des hommes, ne parvient pas à exorciser cet autre mal plus personnel qui le ronge et le précipite dans les affres de la noire dépression, lorsque son esprit ne trouve pas d’exutoire pour l’en détourner : « Mon esprit ressemble à un moteur de course : il se détraque quand il n’exécute pas les exploits pour lesquels il est construit41». alors, sa rationnelle lucidité lui donne la conscience de n’être qu’un instrument dans la quête qu’il s’est imposée, tributaire des

aléas d’une existence qu’il ne contrôle pas totalement selon sa volonté affirmée, dépendant des affaires qui se présentent ou ne se présentent pas et selon lesquelles fluctue son humeur… et cette conscience aiguë de sa condition de mortel le laisse dans l’expectative et l’amène à évoquer le bien-fondé de son combat : « …toute la vie n’est-elle pas pathétique ? (…) Nous atteignons. Nous saisissons. Nous serrons les doigts. Et que reste-t-il finalement dans nos mains ? Une ombre. Ou pis qu’une ombre : la souffrance42». alors, à l’instinct du chasseur grandiose succède l’angoisse de la proie terrassée par son malaise existentiel qui entraîne avec lui son cortège de doutes et d’interrogations métaphysiques lesquels laissent au célèbre détective l’amère conviction d’un sentiment d’impuissance : « A quelle fin tend ce cercle de misère, de violence et de peur ? Il doit bien tendre à une certaine fin, sinon notre univers serait gouverné par le hasard, ce qui est impensable. Mais quelle fin ? Voilà le grand problème qui est posé depuis le commencement des temps, et la raison humaine est toujours aussi éloignée d’y répondre43 ». Sherlock holmes est donc ainsi : un être à la sensibilité à fleur de peau qu’il occulte sous le masque fascinant du théoricien infaillible derrière lequel il se retranche, une âme tiraillée entre une soif de reconnaissance absolue et irrévocable puisée dans ce « cercle de violence, de misère et de peur » auquel elle s’étanche et la prise de conscience qu’en dépit des actions menées, aussi remarquables soient-elles, celles-ci restent vaines au regard de l’infiniment grand qu’est l’univers, et ne lui permettent pas de s’extirper de sa condition d’humain ou de se délester des faiblesses qui lui sont co-substancielles. car s’il se sait professionnellement supérieur, il a aussi conscience de la petitesse de sa condition d’humain, de sa vulnérabilité et de sa dépendance à cette fonction à laquelle il s’est luimême assujetti – dépendance vitale qui engendre détresse et souffrance dans lesquelles il plonge inévitablement quand rien ne survient pour nourrir sa réflexion et exalter ses dons exceptionnels ; détresse et souffrance que seul le recours à la cocaïne dont il use pour « protester contre la monotonie de l’existence44 » peut l’aider à affronter dans ce quotidien qu’il décrit comme « un long effort pour [s’]évader des banalités de l’existence45 ». mais sa nature fière et indé-

pendante46 et le rôle qu’on aime à le voir jouer lui intiment l’ordre de ne pas fléchir et son arrogance – que watson tient pour de l’égotisme47 – érige cette distance entre son moi intime et celui des autres pour que nul ne parvienne à découvrir son vrai visage : celui d’un homme seul qui, pour se guérir de sa solitude, « affectionn[e] de vivre au centre de cinq millions d’habitants, d’étirer ses fils parmi eux, de vibrer au premier bruit déclenché par un crime mystérieux48» ; celui d’un homme qui, sous prétexte que « l’irruption d’une passion (amoureuse) aurait introduit un élément de désordre dont aurait pu pâtir la rectitude de ses déductions49» considère les « choses du cœur… toujours [avec]… une pointe de raillerie ou un petit rire ironique50» et refuse d’envisager le mariage51 bien qu’il existe une partie de luimême apte à se projeter dans une telle situation : « Je n’ai jamais aimer, avoue-t-il à watson avec un soupçon de regret dix ans après lui avoir confié sa ferme résolution de rester célibataire, mais si j’aimais…52», laquelle regrette avant tout l’absence d’une descendance : « … votre fils. Il s’est comporté dans cette affaire comme j’aurais été fier que mon propre fils se fût comporté si j’avais la chance d’en avoir un », dit-il à alexander holder, son client dans l’affaire du diAdème de béryls53 ; celui d’un homme, enfin, qui trouve dans le travail « le meilleur antidote au chagrin54 ». ayant mis ses dons naturels – que sont l’observation et la déduction dont il dit qu’ils sont pour lui comme une seconde nature55 – au service d’un métier à lui56, il peut alors se targuer d’être « la suprême cour d’appel 57» en matière d’affaires criminelles, l’ultime recours que les détectives officiels et privés s’empressent de consulter quand leurs propres investigations se trouvent dans une impasse : « Je sais que j’aurais de quoi rendre un nom célèbre. Jamais personne n’a, pour l’enquête criminelle, disposé d’une telle gamme de connaissances et de talents naturels 58», affichant par là même son unicité et sa supériorité que confirme cette remarque de watson : – « là où il échouait, personne d’autre, généralement, ne réussissait ; du coup l’affaire s’enterrait avant d’avoir reçu une conclusion59». cependant, ce mal-être qui lui fait percevoir sa vie – qu’il subit – comme « un long effort…60 », s’avère un puissant moteur – à la fois salvateur et pernicieux – qui l’amène à repousser toujours

plus loin les limites de son corps qu’il traîne comme un carcan pour se redéfinir, aux yeux de ceux qui le côtoient, selon la perception qu’il a de lui-même : « Je suis un cerveau… Le reste de mon individu n’est que l’appendice de mon cerveau61 ». reléguant alors les besoins élémentaires de son organisme au plan de l’accessoire pour s'accorder à cette image qu’il a de lui-même, il s’oublie dans le travail au point parfois de perdre de vue le sens des réalités et de mettre sa vie en péril : « Au printemps 1887, nous dit watson dans l’introduction des propriétAires de reigAte, la santé de mon ami (…) s’était trouvée ébranlée par un surmenage excessif. (…) Sa constitution de fer, cependant, n’avait pas résisté à la tension d’une enquête qui s’était prolongée pendant deux mois ; au cours de cette période, il n’avait jamais travaillé moins de quinze heures par jour ; il lui était même arrivé m’affirma-t-il, de ne pas se reposer une heure pendant cinq jours d’affilée62». et cet oubli de soi peut avoir des conséquences désastreuses quand holmes rallie à sa cause le pauvre docteur watson qui, sous la coupe de l’inconditionnelle admiration qu’il lui voue, subit sans discuter ses péremptoires fantaisies. en le lui présentant, Stamford avait dit à watson : « Il administrerait à un ami une petite pincée de l’alcaloïde le plus récent non pas, bien entendu, par malveillance, mais simplement par esprit scientifique, pour connaître les effets du poison ! 63» – réplique à laquelle notre narrateur avait répondu par un flegmatique « Il y en a de pires…64 », mais c’était sans toutefois penser que cette remarque s’appliquerait à lui, quelques décennies plus tard dans l’Aventure du pied du diAble65, lorsque voulant vérifier la validité de ses réflexions, holmes l’entraînera dans la redoutable expérience faite avec la Radis pedis diaboli qui, sans les bons offices de son instinct de conservation (plus vif que celui de holmes), les aurait entraînés tous les deux dans une mort affreuse. c’est probablement ce genre d’attitudes dont il se sait capable qui fait dire à holmes : « Je crois, Watson, que vous avez pour ami l’un des fous les plus authentiques d’Europe66». car le détective est conscient des troubles qui l’agitent et souffre des servitudes que lui impute la dualité de sa personnalité, mais il les minimise : lors du dénouement du signe des QuAtre, watson – qui a partagé la vie de holmes pendant vraisemblablement sept années et qui semble avoir cerné,

pour une grande part, le caractère de son ami – lui fait cette remarque teintée de curiosité professionnelle : « Il est étrange que ce que j’appellerais paresse chez un autre homme alterne chez vous avec ces accès de vigueur et d’énergie » ; et holmes de lui répondre : « Il y a en moi un oisif parfait et un gaillard plein d’allant. Je pense souvent à ces VERS DE GOEtHE : "il eSt dommage que la nature n’ait de toi qu’un homme. toi qui aVaiS l’étoFFe d’un Saint et d’un Brigand" 67 ». Subissant le poids de ses faiblesses contre lesquelles il ne peut rien et endurant son asservissement à l’obsession qui est sienne, il lui arrive alors – quand la déprime le gagne – d’ouvrir son âme à son fidèle compagnon pour confesser sa détresse, comme un patient pourrait le faire avec son psychothérapeute : « Je ne puis vivre sans faire travailler mon cerveau. Y a-t-il une autre activité valable dans la vie ? Approchez-vous de la fenêtre, ici. Le monde a-t-il jamais été aussi lugubre, médiocre et ennuyeux ? Regardez ce brouillard jaunâtre qui s’étale le long de la rue et qui s’écrase inutilement contre ces mornes maisons ! Quoi de plus cafardeux et de plus prosaïque ? Ditesmoi donc, docteur, à quoi peuvent bien servir des facultés qui restent sans utilisation ? Le crime est banal, la vie est banale, et seules les qualités banales trouvent à s’exercer ici-bas68». mais, soucieux de sa prestance intellectuelle, ses révélations sont vite balayées, et tout est mis en branle pour se garder des indiscrétions d’autrui : et quel meilleur moyen de s’en défendre qu’en attaquant le premier ? ainsi holmes se montre-t-il sous les traits d’un être profondément narcissique et condescendant, supportant mal les intelligences moins vives que la sienne69, inquiet de l’image que les autres peuvent avoir de lui et de l’ascendance que lui peut avoir sur les autres. Pour ce faire, il se montre alors agressif et dominateur, et s’appuyant sur sa supériorité professionnelle avérée – son seul repère –, il déploie l’éventail de ses facultés – qu’il sait inattaquables bien qu’il se montre « susceptible et sensible à toute défaillance de sa part70» – pour faire oublier sa nature humaine qu’il sait être « un étrange composée71», mais oubliant par là même que les autres – et notamment watson qui confie avoir souvent « éprouvé de l’amertume devant son indifférence72» – sont eux des êtres humains doués de sentiments et d’émotions.

son rApport à l’Autre ou le couple holmes-WAtson Prétentieux, drogué, cyclothymique aux drôles de manies lesquelles l’amène à jouer du violon à des heures indues ou, pire, à s’entraîner au tir au revolver en chambre, Sherlock holmes est l’incarnation du locataire à éviter. Pourtant, le dr watson supportera sa compagnie durant près de quinze années d’une cohabitation entrecoupée par des périodes où le bon docteur tentera de fonder une famille et où holmes, craignant la vindicte des hommes de feu le Pr moriarty, disparaîtra de la scène pendant près de trois ans. il est difficile de concevoir que ces deux hommes qu’apparemment tout semble séparer – le tempérament, comme les centres d’intérêt - aient pu tisser une relation solide et durable, sans s’interroger sur la nature réelle de celle-ci. d’abord fondée sur la base d’un aspect pratique73, la relation des deux hommes va se muer peu à peu en un attachement mutuel, en apparence gouverné par un rapport dominant-dominé calqué sur celui qui unie le disciple à son maître. le ton péremptoire dont use holmes pour s’adresser à watson, les critiques qu’il lui assène concernant ses comptes rendus d’enquêtes74 et les épreuves qu’il lui impose quotidiennement – que ce soit les visites impromptues de clients, les expériences de chimie nauséabondes ou les réveils nocturnes motivés par l’impératif d’une affaire – sont autant d’attitudes traduisant la volonté du détective de soumettre son compagnon à son autorité. agissant de la sorte en début d’épopée, alors qu’il ne connaît pas watson, il donne d’abord l’impression de se comporter comme si le fait de l’avoir invité à partager l’appartement lui octroyait une primauté sur le meublé et, par là même, toute licence d’agir sans concession. ainsi, dès les premières semaines de cohabitation, le voit-on investir leur salon et demander à watson de se retirer dans sa chambre lorsqu’il reçoit, un peu comme on congédie un enfant pour l’écarter d’une discussion menée entre adultes – « Il s’excusait toujours du dérangement que cela me causait, écrit watson. "Cette pièce doit me servir de bureau, disait-

il, ces gens sont mes client"75». cette propension au secret dont le détective fait montre pourrait s’apparenter de prime abord à de la discrétion à l’égard de sa clientèle, mais son mutisme quant à la nature de ses activités qu’on pourrait aussi assimiler à de l’impolitesse vis-à-vis de watson (qui, même s’il accepte de bonne grâce les mises à l’écart qui lui sont imposées, avoue s’interroger – sans vouloir le questionner directement – sur la véritable profession de son compagnon76) semble s’avérer en fait – quand on connaît mieux holmes – une mise à l’épreuve, une façon de tester en quelque sorte le degré de l’emprise qu’il a sur lui, tout en évaluant sa loyauté . ramené à cette oisiveté et à cet isolement auxquels il avait pensé pouvoir échapper en s’engageant dans cette colocation, watson – pour qui l’arrangement immobilier était apparu aussi comme un moyen d’égayer sa solitude (contrairement à holmes qui n’en perçoit, semble-t-il, que l’avantage financier77) - se laisse subjuguer par Sherlock holmes : « A mesure que les semaines passaient, je sentais croître et s’approfondir l’intérêt qu’il m’inspirait ainsi que ma curiosité touchant les buts de son existence78». mis en condition par les propos sibyllins tenus par Stamford79, il s’avoue – dès leur première entrevue exposée dans le premier chapitre d’une etude en rouge80 « fort intrigué 81» par le personnage énigmatique en qui il décèle une âme exaltée entièrement dévouée à son étude82, personnage qui ne manque pas d’ailleurs de l’impressionner plus encore avec sa remarque faite au sujet de son récent séjour en afghanistan83. Stamford qui, non seulement, joue ici le rôle de l’entremetteur, sert aussi de catalyseur à la curiosité naissante du narrateur ; après avoir dressé un portrait aux accents mystérieux du détective, il met watson au défi : « étudiez-le ! lui dit-il. Mais vous trouverez le problème épineux !… Je parie qu’il en apprendra plus sur vous que vous n’en apprendrez sur lui.84 » Fort des éléments délivrés par Stamford et de ceux révélés par sa nouvelle relation elle-même au cours de leur bref entretien, watson garde sa réserve naturelle et préfère adopter le rôle de l’observateur que celui de l’inquisiteur ; son désir de savoir à quoi cet homme occupe son existence, l’entraîne à s’intéresser à tous les as-

pects de sa personne, sans oser cependant le lui demander - à cause, dit-il, d’ « un je-ne-sais-quoi [l’avertissant] que [sa] question serait mal reçue85.» aussi, tente-il de cerner sa personnalité par l’étude des apparences, c’est-à-dire en prêtant attention à ses occupations et habitudes, à ses humeurs et connaissances – dont il dresse l’inventaire détaillé86. usant de ce qu’on pourrait appeler une approche éthologique87, watson présente alors à son lecteur l’ébauche d’une étude des mœurs de son compagnon et nuance son attrait que d’aucuns pourraient taxer d’indiscrétion : « Aux yeux du lecteur, je risque de passer pour un indécrottable badaud en avouant à quel point cet homme a excité ma curiosité, et par quels efforts j’ai tenté de vaincre sa répugnance à parler de lui-même. Avant toutefois de se prononcer, que le lecteur veuille bien se rappeler l’oisiveté à laquelle me condamnait mon état de santé ; celle-ci m’interdisait de sortir, sinon par temps exceptionnellement doux. Or, je n’avais pas d’amis qui vinssent me voir et rompre la monotonie de ma vie quotidienne. J’accueillis donc comme une distraction inespérée le petit mystère dont s’entourait mon compagnon, et j’employai une grande partie de mon temps à essayer de le pénétrer88 ». en adoptant cette réserve vis-à-vis de holmes, watson témoigne déjà de l’emprise qui le contraint89, celle-ci résultant non pas de la personnalité de Sherlock holmes en soi – même si son goût du secret le met à l’abri de toute tentative d’indiscrétion –, mais du seul fait de sa remarque lancée à propos de son passé en afghanistan avant même que watson ait pu prononcer une parole. Par cet aveu déguisé qui donne à watson l’impression d’être découvert avant d’avoir pu se présenter, il révèle ainsi son atout psychologique qui l’installe dans une position stratégique et relègue le bon docteur au second plan. avant même que les deux hommes ne cohabitent, le rapport dominant-dominé est d’emblée établi, et holmes l’entretient en gardant watson à l’écart. S’ajoutent à cela les prédispositions personnelles de watson lui-même qui se décrit comme « un homme réduit à la solitude90», ce qui l’amène à vouloir quitter « une existence sans but et sans confort91 » et à rechercher de la compagnie, même auprès d’un homme dont on lui a brossé un portrait peu valorisant.

en tant que narrateur, watson conforte cette impression que le lecteur se fait de lui tout au long des récits qui composent le Canon : ainsi, avons-nous en tête l’image d’un personnage candide et admiratif, un peu pataud parfois – que la production cinématographique et télévisuelle a d’ailleurs confortée92–, au tempérament casanier, malmené par un holmes perfectionniste et d’humeur fluctuante, soumis à ce rapport dominant-dominé comparable à celui du maître et de son disciple. mais d’entrée, ce rapport est perverti : holmes fait mine d’initier watson aux arcanes de la détection telle qu’il la conçoit, en lui assénant quelques aphorismes bien à lui ; mais, s’il l’entraîne à sa suite dans les enquêtes qu’il mène, c’est toujours en gardant quelques atouts dans sa manche - son sens hyper-développé du drame, son goût exagéré pour les mises en scène et la peur sans doute de voir, comme cela survient parfois, l’élève dépasser son mentor l’obligeant à ne jamais dévoiler ses plans à l’avance et à révéler de lui-même le dénouement d’une affaire. il n’empêche que watson, ami fidèle et biographe, s’avèrera durant toute la durée de leur longue collaboration le seul et unique ami du détective, le seul - hormis son frère mycroft93 - en qui holmes pourra se fier et se confier dans les situations les plus périlleuses ; le seul aussi qui, pour les besoins d’une enquête, acceptera de le suivre en aveugle jusqu’à enfreindre la loi94. leur amitié, plus basée sur des rapports professionnels teintés de loyauté que sur une affection réciproque, est à rapprocher de celle de frères d’arme que lieraient des campagnes menées de concert..., du moins est-ce ce que les deux hommes tentent de nous faire accroire. en effet, les non-dits de leur relation révélés par certains exégètes du Canon ont apporté nombre d’interrogations sur la nature réelle de leur amitié, lesquelles ont engendré de nombreuses spéculations sur le thème. ainsi, la thèse avançant que holmes et watson auraient pu entretenir une liaison homosexuelle est-elle la plus répandue ; quant à celle envisageant watson comme le prête-nom de l’épouse même de Sherlock holmes, elle reste pour le moins originale95. cela pourrait peut-être expliqué pourquoi leur amitié a duré près d’un quart de siècle… mais si watson avait été une femme, que penser donc des propos misogynes régulièrement

tenus par holmes ? et si une relation homosexuelle avait lié les deux hommes, que dire alors des mariages de watson ? Pour notre part, nous n’envisageons aucune de ses deux versions. en tant que narrateur, le dr watson endosse un rôle primordial dans la geste holmesienne : celui de témoin des exploits et de la vie de son ami – dont il ne nous dévoile qu’une vision fragmentaire, certes. aussi le problème de la validité de son témoignage se pose-t-il : peut-on y accorder du crédit ou, au contraire, le pressentir comme ponctué de données sujettes à caution ? on se souvient des critiques récurrentes de holmes par rapport à ces textes, alors que penser de la vision qu’il donne de leur relation ? d’emblée, watson dévoile la motivation qui le pousse à publier ses comptes rendus : elle résulte du désir de mettre en lumière les « dons exceptionnels d’intuition et d’observation96» de son ami à travers le récit d’enquêtes susceptibles de « ravir non seulement l’étudiant en criminologie, mais aussi tous les amateurs de scandales sociaux et officiels de la fin de l’ère victorienne97», mais – comme le lui reproche holmes – watson « homme de lettres98 » ne parvient pas à donner à ces textes l’accent purement didactique que son sujet attend de lui, il use d’une écriture personnelle qui l’implique intimement dans ses récits et permet au lecteur de mesurer le degré relationnel qui le lie à Sherlock holmes. « Les rapports qui existaient entre nous (…) n’étaient pas ordinaires, écrit-il non sans quelque amertume dAns l’homme Qui grimpAit99. Holmes avait ses habitudes : des habitudes strictes et rigoureuses. J’étais devenu l’une de ses habitudes, au même titre que le violon, le tabac fort, la vieille pipe noire, les livres de références, et d’autres manies peut-être moins avouables. Quand il travaillait sur un cas qui réclamait un travail actif ainsi qu’un camarade en les nerfs duquel il pouvait se fier, j’étais irremplaçable. Mais en dehors de cela, je lui rendais service. J’étais la pierre à aiguiser de son esprit. Je le stimulais. Il pensait à haute voix en ma présence. Non que ses remarques s’adressassent spécialement à moi (la plupart auraient pu s’adresser à son matelas), mais néanmoins il avait pris l’habitude de notre duo, et son silence enregistreur ou mes interruptions étaient autant d’excitants intellectuels. Si je l’irritais par une certaine paresse d’esprit méthodique, cette irritation ne servait qu’à accélérer ses intuitions et à approfondir ses impressions. Je me

contentais de ce rôle modeste dans notre association. » réflexion à laquelle holmes fait lui-même écho dans sa relation du soldAt blAnchi100 : « …si je m’alourdis d’un compagnon dans mes diverses petites enquêtes ce n’est ni par sentiment ni par caprice : c’est parce que Watson possède en propre quelques qualités remarquables, auxquelles dans sa modestie il accorde peu d’attention, accaparé qu’il est par celle qu’il voue (exagérément) à mes exploits. Un associé qui prévoit vos conclusions et le cours des événements est toujours dangereux ; mais le collaborateur pour qui chaque événement survient comme une surprise perpétuelle, et pour qui l’avenir demeure constamment comme un livre fermé, est vraiment un compagnon idéal. » ainsi, les deux hommes sont-ils « intimement liés101 », et si holmes se sait dès leur première enquête l’objet de l’admiration de watson, il ne donnera pour sa part que peu de témoignages de son attachement réciproque, car holmes est loin d’être une personnalité démonstrative en matière de sentiment. il avouera cependant son estime, de façon déguisée, au cours de l’affaire du chien des bAskerville : « …dans tous les récits que vous avez bien voulu consacrer à mes modestes exploits, vous avez constamment sous-estimés vos propres capacités. Vous n’êtes peutêtre pas une lumière par vous-même, mais vous êtes conducteur de lumière. Certaines personnes dépourvues de génie personnel sont quelques fois douées du pouvoir de les stimuler. Mon cher ami, je vous dois beaucoup ! 102 », et ne pourra dissimuler plus longtemps sa véritable affection quand killer evans, au cours de l’enquête des trois gArrideb, tire sur son ami : « Vous n’êtes pas blessé, Watson ? Pour l’amour de Dieu, dites-moi que vous n’êtes pas touché ! 103» - émotion que watson ne peut s’empêcher de décrypter : « Cela valait bien une blessure, beaucoup de blessures, de mesurer enfin la profondeur de la loyauté et de l’affection qui se cachaient derrière ce masque impassible ! Pendant un moment je vis s’embuer les yeux durs, et frémir les lèvres fermes. Pour la première fois de ma vie, je sentis battre le grand cœur digne du grand cerveau. Cette révélation me paya toute mes années de service humble et désintéressé104 ». Si la problématique initiale de cet exposé s’interrogeait sur les raisons de l’association holmes-watson et sur la durabilité de celle-ci - compte-tenu notamment de l’aveu fait par holmes lui-

même de son caractère asocial -, la dite problématique peut s’avérer partiellement résolue grâce aux répliques précédemment mentionnées. mais, bien entendu, ces révélations n’expliquent pas tout. Pour comprendre l’attachement de watson, nous avons déjà souligné l’influence de son état de solitude et d’égarement (lié au fait qu’il se retrouve sans « parent ni ami105 ») et surtout de son affaiblissement – physique, financier et donc moral – du fait de sa convalescence : il se sent si seul et si démuni quand il rencontre holmes (que l’on soupçonne d’emblée de détenir les clés de la psychologie humaine) que le charisme naturel et le désir d'emprise de celui-ci ne peuvent que s’exercer sur sa personne. quant au grand Sherlock holmes, outre sa nécessité d’asseoir son autorité et de laisser libre cours à ses penchants dirigistes, il découvre en la personne de watson un être qui, de par sa modestie et son admiration candide, conforte l’image qu’il se fait de lui-même ; celui-ci, jouant sans condition à la fois le rôle de confident et de complice, de témoin et de porte-plume - lequel, sous prétexte qu’on n’y trouverait aucun intérêt, ne conte pas ses défaites et préserve, tout en l’ayant façonnée pour les lecteurs que nous sommes, l’image forte du détective infaillible -, se fait le chantre de ses exploits et, par là même, promeut et entretient sa notoriété qui va s’étendant au fur et à mesure qu’il la sert. et si watson, par sa présence auprès du détective et grâce aux récits qu’il publie de leurs aventures communes, flatte l’ego de son compagnon, holmes quant à lui – même s’il se retranche derrière la salve de critiques qu’il oppose à ses textes – permet indirectement au soldat démobilisé de reprendre pied dans la réalité sociale (en marge de laquelle il semblait vivre avant leur rencontre) et d’acquérir un statut officiel, celui de biographe (et donc d’écrivain reconnu par son lectorat) avant de se voir octroyer un droit supplémentaire : le mariage avec mary morstan, sa cliente à l’origine de l’affaire du signe des QuAtre106. cependant, cette réhabilitation de watson alliée sa reconquête d’une indépendance – qui se traduira, une fois marié, par son retour à l’exercice de la médecine – le lie définitivement et irrémédiablement à holmes à qui, en homme d’honneur, il paie volontairement sa dette en acceptant sans condition de laisser femme et foyer pour les besoins d’une enquête.

a priori, watson – à qui l’on dénie toute créativité et toute ingéniosité - reçoit tout de holmes : il lui prête assistance et lui accorde sa compagnie – perpétuant, pour certains, le mythe de l’esclavage domestique -, mais n’est-ce pas là l’habile manœuvre d’un narrateur à travers les yeux duquel le lecteur perçoit la vision d’un monde qu’il veut bien nous montrer ? car à l’apparente supériorité de holmes se superpose l’effective supériorité de watson à qui il doit sa vie connue du lecteur et une clientèle renouvelée107, et pour qui le détective s’avère un fascinant sujet d’étude pour le médecin qu’il est dans cette époque où commencent à s’affirmer les sciences de l’âme que sont la psychologie et la psychanalyse. holmes et watson, présentés respectivement comme un enquêteur génial et son terne faire-valoir, sont ainsi si parfaitement unis que chacun semble trouver son destin en la personne de l’autre. de son propre aveu, Sherlock holmes est incapable d’aimer. il n’a que des complices, des relations utilitaires avec qui il s’ingénie à établir un rapport de soumission. Pourtant, il s’attache à watson, lui avouant toujours de façon détournée – ce qui est une constante de son tempérament peu démonstratif en matière de sentiment – combien leur amitié lui est chère : « Je ne suis plus du tout le même homme quand je ne suis pas seul et que je puis me fier entièrement à quelqu’un108 » ; quant à watson, il se contente de cette relation peu conventionnelle, tentant de percer les mystères dont s’entoure son ami en déplorant cependant : « J’étais plus proche de lui que n’importe qui au monde, et cependant je savais qu’un abîme nous séparait.109 »

sherlock holmes et les Femmes le genre des récits dans lesquels holmes évolue et l’arrièreplan de danger et de violence qui les sous-tend auraient pu inciter à penser que le monde holmesien serait majoritairement, voire exclusivement, masculin. en effet, dès le premier épisode d’une etude en rouge, où déjà l’ambiance tissé par la garçonnière du 221b Baker Street et l’intrusion de personnages – comme lestrade

et gregson, - dont la présence deviendra récurrente, dévoile l’image d’une scène faite par et pour des hommes. hormis mrs hudson – désignée par les termes de « logeuse » ou « servante » – dont on sent la présence domestique planée sur la vie quotidienne des deux associés, mais dont le nom ne nous sera révélé que dans le chapitre Viii du signe des QuAtre et dont la seule révélation sur sa personne qui nous soit concédée aura trait à son origine écossaise110, l’enquête dans son ensemble ne met en scène que des hommes, les représentantes de la gent féminine étant reléguées à des fonctions d’auxiliaires ou de figurantes111. cependant, bien que cette première affaire introduise le lecteur dans un univers dominé par les hommes, l’élément féminin n’y est pas absent : placé en arrière-plan, il existe sous la forme du souvenir - celui de lucy Ferrier, victime de la cruauté de deux hommes – qu’en garde Jefferson hope, lequel a commis ses crimes en sa mémoire et auquel holmes, lors du dénouement, accorde tacitement son indulgence en saluant, à part soi, son idéal de justice. conçu comme une suite de récits à teneur policière, le Canon ne se veut ni divertissant, ni anecdotique : en dépit des critiques régulières que lui assène holmes dont le principal reproche va à leur caractère trop romancé112, watson définit ses récits comme un moyen de dresser, sous couvert d’intentions didactiques énoncées dans sa volonté de mettre à jour d’innovantes méthodes d’investigations, le portrait élogieux d’un homme « aux dons exceptionnels », qu’il n’hésitera pas à désigner comme « le plus sage et le meilleur des hommes113 ». ainsi, à travers le personnage de Sherlock holmes, le narrateur contribue-t-il à nous ouvrir les portes d’un univers où les vertus masculines – celles dont est doté le détective - ont une place prépondérante. néanmoins, pour que celles-ci – dont les principales sont l’autorité, la force et le courage - puissent asseoir leur prévalence et que soit pleinement perçu l’apologie que l’on en fait, il était nécessaire de les confronter à des principes antinomiques aptes à les valoriser. et comment ne pas en mesurer tout leur patrimoine quand celui-ci se manifeste dans son expression la plus chevaleresque, c’est-à-dire quand il se révèle dans l’assistance aux innocents, et notamment lorsque ces derniers s’incarnent en la

personne de femmes sans défense. car la féminité est, comme chacun sait, le pendant de la virilité dans le sens où ce qui la définit – délicatesse, vulnérabilité et sentimentalité -, en s’y opposant donne aux valeurs masculines toute la dimension dithyrambique recherchée. ainsi, si l’héroïsme – avec toutes les valeurs qu’il sous-tend – veut être porté aux nues, doit-on, selon la tradition inaugurée par le roman courtois du moyen-âge, le montrer mis au service de la gent féminine – ou d’une cause jugée hautement supérieure qu’est la Justice, laquelle – soulignons-le - est généralement symbolisée par une femme portant une balance. Victimes, les femmes – perpétuant l’idée véhiculée par les contes - sont les plus à mêmes de voir en leur sauveur l’expression d’un idéal masculin et donc les plus aptes à conférer à l’homme cette aura dont il voudrait qu’on le pare. aussi, soucieux de l’image qu’il se fait de lui-même, peuton penser que - outre l’intérêt qu’il porte à l’affaire dans laquelle il les laisse l’entraîner – c’est un peu dans cette optique que Sherlock holmes accueille sa clientèle féminine. l’étude minutieuse des soixante récits de l’épopée holmesienne rapporte la présence de pas moins de trente-cinq femmes assumant un rôle à part entière dans les enquêtes menées par holmes et watson (cf. annexe 1). clientes ou victimes - parfois les deux -, on les voit soit prendre elles-mêmes la décision d’engager le détective, soit devenir, par le truchement d’intermédiaire(s) pouvant être un représentant de la police ou un membre de leurs relations, la personne dont holmes accepte de défendre les intérêts114. le Canon propose ainsi une vaste évocation de la gent féminine abusée par des quidam sans vergogne, au service desquelles holmes mettra ses exceptionnelles facultés : qu’elles soient victimes de maîtres chanteurs115 ou d’individus prêts à tout pour s’assurer leur fortune116, mises en accusation par les circonstances117 ou enfin rattrapées par un passé qui leur échappe118, il incarnera pour elles le « secours suprême119 », comme il aime à le souligner. cependant, comme il le dit lui-même, « la nature humaine est un étrange composé120 », et plus particulièrement chez les femmes, si l’on tient compte des prédispositions qu’il leur prête. en regard de quoi, le détective n’aura pas seulement affaire à des victimes parmi

les représentantes du sexe faible que son métier lui amène à rencontrer. il devra aussi se mesurer à des adversaires, parfois redoutables, qui – soit complices, soit commanditaires des forfaits qu’on leur impute – lui tiendront jusqu’au dénouement de l’enquête la dragée haute, faisant montre pour cela d’un esprit aussi retors que celui de certains criminels de grande envergure et d’un machiavélisme sans pareil. maria gibson121, isadora klein122 et, bien sûr, irène adler123 sont de celles-la et, de ce fait, suscitent chez lui une once d’admiration ; mais cette inclinaison ne résulte pas des charmes propres à leur sexe, c’est plutôt dans la déploiement de ce qu’elles ont de masculin et dans l’audace dont elles font montre à se mesurer à lui qu’il la puise. Face à la machination ourdie par mrs gibson pour perdre, par-delà sa mort, la jeune femme dont elle croit son mari épris, il ne peut que saluer « le travail mental (…) subtil et profond (…) donc assez difficile [à] deviner124 » et l’ « étonnant esprit de finesse125 » - « exemple (…) étrange de ce que peut produire l’amour déçu126 » et se blâmer d’avoir, dans cette affaire, « eu l’esprit paresseux et (…) manqué de ce mélange d’imagination et de réalisme qui est la base de [son] art127 ». confronté à isadora klein qui, sous couvert du masque de la « belle dame sans merci des romans128 » s’avère une femme ambitieuse, cupide et manipulatrice, il oublie son idéal de justice et se laisse aller à la compassion, acceptant à cause des flatteries dont elle use129 d’adopter - comme son interlocutrice dont il avoue avoir « trop de respect pour [son] intelligence » le lui demande - le « point de vue d’une femme qui voit toute l’ambition de sa vie risquant d’être anéantie au dernier moment130 », pour afin enfin « pactiser avec le crime131 » - attitude que watson pressent dès le début de l’entretien : « Pendant qu’elle se tenait devant nous avec un sourire de défi, elle semblait si mutine et si exquise que je devinai que de tous les criminels auxquels Holmes avait eu affaire, c’était elle qui allait lui donner le plus de mal132 ». quant à l’affaire qui l’oppose à irène adler, elle est un échec professionnel pour Sherlock holmes : la compromettante photographie où la jeune femme apparaît aux côtés du roi héréditaire de Bohême qu’il devait récupérer pour le compte de ce dernier demeure entre les mains de sa détentrice en l’échange d’une pro-

messe faite par celle-ci de ne jamais en faire usage, sauf pour se préserver d’ « ennuis qu’[on pourrait] chercher à [lui] causer dans l’avenir133 »; mais de cette défaite, le détective garde l’image d’une femme, « qu’il (…) juge tellement supérieure à son sexe, qu’il ne l’appelle presque jamais par son nom134 », laquelle qui restera à jamais pour lui « la femme135 » et dont il conservera précieusement une photographie offerte, à sa demande, par son client à la fin de l’enquête. Si ces trois femmes, de par leur intelligence et le caractère audacieux des relations qu’elles entretinrent avec le détective – elles osèrent défier le grand Sherlock holmes -, forcent son respect et son admiration, elles sont loin d’être l’unanimité. le logicien se définit comme un homme solitaire, à l’esprit préoccupé de façon quasi obsessionnelle par son travail et, donc, peu enclin à s’intéresser ou à se laisser affecter par les charmes féminins. quand, dans le signe des QuAtre, watson – qui se vante d’avoir une « expérience des femmes qui s’étend à plusieurs pays des trois continents135 » - tente de lui confier combien il a été séduit par la beauté de mary morstan, holmes lui oppose une parfaite indifférence : « Je n’avais pas remarqué136 », ce à quoi watson riposte par : « Vous êtes un véritable automate ! Une machine à raisonner. Je vous trouve radicalement inhumain137 ». et saisissant au vol cette remarque dont il aura probablement accueilli l’expression « machine à raisonner » plus comme un compliment que comme une attaque, il s’en explique : « Il est essentiel que je ne me laisse pas influencer par des qualités personnelles. Un client [ce qui est le cas de mary morstan] n’est pour moi qu’un élément du problème. L’émotivité contrarie le raisonnement clair et le jugement sain. La femme la plus séduisante que j’ai connue fut pendue parce qu’elle avait empoisonné trois petits enfants afin de toucher l’assurance-vie contractée sur leurs têtes138 ». ainsi holmes n’éprouverait-il à l’égard des femmes que de l’indifférence et de la méfiance, à cause de son principe premier qui est : « je me sers de ma tête, et non de mon cœur139 » (lequel l’enchaîne à son travail) et parce qu’il garde en mémoire l’image d’une femme qui, sous les attraits d’une sensualité trompeuse, dissimulait l’âme noire d’une meurtrière – qui était-elle donc pour que son souvenir l’ait à ce point marqué ?

holmes affiche donc son mépris – que watson, dont le beau sexe semble le département140 – qualifie sans nuance d’ « aversion141». les jugeant superficielles (usant d’un proverbe persan : « Il risque gros celui qui arrache à une tigresse son petit ! Mais celui qui ôte à une femme ses illusions risque davantage142 »), frivoles (« Leurs actions les plus banales peuvent se rapporter à quelque chose de très grave, mais leur comportement extraordinaire dépend parfois d’une épingle à cheveux ou d’un fer à friser143 »), influençables (« …chez certaines femmes, l’amour de l’amant étouffe tout autre amour144»), et impulsives, il se retranche derrière le bouclier que lui offre son travail pour n’avoir pas à les côtoyer plus qu’il n’est nécessaire. mais lorsque, pour les besoins d’une enquête, l’une d’entre elles le sollicite, il se dévoue entièrement à sa cause, allant parfois jusqu’à enfreindre les lois élémentaires pour satisfaire sa requête – ainsi en est-il avec lady eva Blackwell, victime de l’odieux chantage qu’exerce sur elle charlesauguste milverton : « Un gentleman ne doit pas s’attarder longuement sur cette considération – à savoir l’illégalité d’un cambriolage – quand une femme a un besoin désespéré de son aide145 ». et quand, toujours dans le cadre d’une affaire, il se doit d’interroger des éléments féminins – témoins ou suspects - susceptibles de lui révéler des informations capitales dans l’aboutissement de ses investigations, il sait aussi utiliser toute sa force de persuasion, servie par l’aura de son charisme, pour arriver à ses fins : « Holmes, quand il voulait, usait avec les femmes de manières très insinuantes et (…) et les mettait rapidement en confiance146 », en témoigne watson. ainsi holmes s’entête-il à se montrer sous l’image du misogyne pur et dur qu’il voudrait que nous ayons de lui, tenant régulièrement des propos sarcastiques sur la gent féminine que watson, très sensible à leurs charmes, ne peut que déplorer. a celui-ci qui vient lui annoncer son mariage prochain avec mary morstan, il témoigne sa désapprobation : « Je ne peux vraiment pas vous féliciter147 », dit-il avant de se retrancher une nouvelle fois derrière ce leitmotiv qui définit sa condition de logicien et le voue irrémédiablement à la cause qu’il a fait sienne : « l’amour est tout d’émotion. Et l’émotion s’oppose toujours à cette froide et véridique raison que je place au-dessus de tout. Personnellement, je ne me marierai jamais,

de peur que mes jugements n’en soient faussés148 ». Face au dénouement heureux de l’affaire dont watson souligne le partage injuste des conséquences, il va même jusqu’à ironiser sur le thème : « A moi, il échoit une épouse, note watson; à Jones, les honneurs. Que vous restet-il donc, s’il vous plaît ? », ce à quoi il répond : « A moi ? Mais il me reste la cocaïne, docteur !149 » ne nous leurrons pas, derrière cet air goguenard qu’il affiche, se dissimule le goût amer d’une défaite : celle d’avoir perdu watson qui, en choisissant de le quitter pour se marier, va non seulement amputer le duo prometteur qu’ils avaient jusque-là formé pour servir la justice, mais plus encore léser le détective de cette stimulante et valorisante confiance que son ami avait placée en lui et dont il nourrissait son ego. ainsi, Sherlock holmes trouve-t-il dans cette défection de watson – qu’il considère comme une « action égoïste150» - une raison supplémentaire d’en vouloir aux femmes, du moins de leur refuser tout crédit ; ces femmes qui par leur rouerie151 et la duplicité dont elles se jouent peuvent asservir l’âme d’un homme. comme il en est de ses congénères, elles peuvent cependant se montrer fonctionnelles – comme il en juge mary morstan : « Je pense qu’elle aurait pu être très utile dans le genre de travail que nous faisons. Elle a certainement des dispositions ; témoin la façon dont elle a conservé ce plan…152 » -, mais l’on ne doit pas pour autant les laisser prendre l’avantage sous peine de se voir avilir et déposséder de la maîtrise que l’on a pu asseoir sur sa vie. aussi, pourrait-on dire que holmes cultive des rapports de bon voisinage avec les femmes - « Dans ses rapports ordinaires avec les femmes, il mettait beaucoup de gentillesse et de courtoisie. Il n’avait nulle confiance dans le sexe faible, mais il était toujours un adversaire chevaleresque153 » -, n’hésitant pas cependant à les duper quand la fin justifie les moyens : souvenons-nous qu’il abusera agatha, la femme de chambre de milverton, dont il jouera le fiancé - sous la fausse identité d’escott, un jeune plombier – le temps d’obtenir d’elle suffisamment d’informations concernant son patron ; et qu’il mystifiera mrs hudson – en même temps que watson, d’ailleurs – en lui faisant croire à sa mort dans les chutes de reichenbach154, puis en lui mentant sur la terrible maladie dont il se dit atteint dans l’Aventure du détective AgonisAnt, sub-

terfuge fomenté pour confondre culverton Smith. Sherlock holmes est donc ainsi, un homme « immunisé contre le sentiment155» , refusant d’être « un admirateur forcené du sexe faible156 ». Pourtant, même s’ « il parl[e] des choses du cœur, … [avec] toujours … une pointe de raillerie ou d’un petit rire ironique157 » et s’il exclut de se laisser soumettre aux charmes féminins, il en reste conscient et peut, à l’occasion, leur montrer de la compassion158, voire leur accorder l’avantage de l’intuition159. comment expliquer cette attitude ? en faisant appel au souvenir de la jeune femme la plus séduisante qu’il ait connue, laquelle s’avéra une criminelle160, et en la posant comme référence, holmes alimente sa réticence à l’égard des femmes tout en formulant sa définition personnelle de la nature féminine : une âme capable d’actions les plus sombres dissimulée sous de fallacieux atours. Sa volonté de laisser toujours « son cerveau gouverner son cœur161 » serait, selon lui, l’unique motivation de son attitude, cependant, il nous met sur la voie d’une autre plausible explication en citant goethe, dans le texte : « On se moque toujours de ce que l’on ne comprend pas162», citation à laquelle il fait écho plus tard par cette remarque : « le cœur et l’esprit d’une femme sont des énigmes insolubles pour un mâle163 ». Serait-il donc à ce point démuni, incapable de les comprendre - lui qui sait venir à bout des mystères les plus abscons -, à ce point désarmé qu’il ait renoncé à y porter intérêt ? certains exégètes interprètent sa suspecte misogynie au regard de son passé familial, à propos duquel il s’obstine à garder le silence164 et dans lequel elle pourrait y trouver une origine plus intime et plus douloureuse. nicholas meyer, par exemple, dans son pastiche lA solution à 7%165, envisage un possible adultère de la mère avec le précepteur de ses enfants (lequel ne serait autre que le Pr moriarty), ce qui aurait non seulement engendré chez holmes un délire obsessionnel axé sur les machinations de celui qu’il nomme le « Napoléon du crime166 », mais aussi alimenté son aversion à l’égard des femmes – compte tenu de l’attitude inacceptable de sa génitrice. d’autres encore y voient la preuve de son impuissance sexuelle ou d’une homosexualité refoulée. qu’en penser réellement ?

holmes n’a certes pas la sensibilité d’un watson et se voulant un pur esprit, il se protège du rayonnement des charmes féminins. malgré tout, il n’y est pas pour autant tout à fait indifférent et semble, parfois, regretter de ne pas leur avoir prêté plus d’attention. ces paroles destinées à watson cachent-elles une pointe d’envie sous couvert du ton flatteur qu’elles revêtent : « Avec vos avantages naturels, Watson, n’importe quelle femme vous aide et devient votre complice. (…) Je vous voie très bien chuchotant de petits riens à l’oreille de la jeune bonne…167 » ? et cette remarque : « Je n’ai jamais aimé, Watson, mais si j’aimais…168 » ou encore celle-ci, à propos de l’attitude de mme douglas, jugée contraire aux habitudes féminines : « Si je me marie un jour, Watson, j’espère inspirer à ma femme un sentiment qui lui interdira de se laisser emmener par la femme de chambre quand mon cadavre sera à quelques mètres169 », ne montrentelles pas que holmes, en dépit de ce qu’il avait affirmé de façon péremptoire (« Je ne me marierai jamais »), éprouve quelques regrets, même infimes, de n’avoir pas laissé de place à une compagne digne de lui dans son existence de solitaire ? Peut-être n’est-ce pas une épouse qui lui a fait le plus défaut, mais plutôt une descendance – masculine, cela va de soi - ce que traduisent les propos qu’il tient à alexander holder : « … votre fils. Il s’est comporté dans cette affaire comme j’aurais été fier que mon propre fils se fût comporté si j’avais eu la chance d’en avoir un170 »… Sa misogynie, très appuyée dans les premiers récits du Canon, tend donc à s’atténuer peu à peu jusqu’à l’amener à baisser sa garde – une fois sa carrière de détective abandonnée – pour enfin se laisser séduire par une maud Bellamy, par exemple, « la reine de beauté du pays171 » dont il dit qu’« elle demeurera toujours dans sa mémoire comme l’image d’une jeune fille accomplie et remarquable172 » et au sujet de laquelle il confie : « il m’a suffi de regarder ce visage parfaitement dessiné, cette fraîcheur douce dans la coloration du teint, pour comprendre qu’elle devait émouvoir tout homme qui la rencontrait173 » des propos dignes d’un dr watson se laissant aller à sa verve la plus romantique... reste une dernière question, quelque peu scabreuse cellelà, que nous laisserons en suspens. au tout début de leur coloca-

tion, lorsque watson nous le présente à travers les impressions qu’il lui donne et la description qu’il nous brosse de ses mœurs, une phrase n’a pas manqué de retenir notre attention : « …de temps à autre, il faisait une longue marche qui, semblait-il, le conduisait parmi les quartiers les plus mal famés174 ». qui dit « quartiers mal famés », dit aussi bas-fonds glauques où grouille une faune interlope faite de malfrats et de criminels, mais aussi hauts lieux de prostitution. qu’est-ce qui pousse donc Sherlock holmes à se rendre dans ces quartiers de mauvaise fréquentation ? la nécessité d’y glaner des informations fondamentales au dénouement d’une affaire en cours, le souci professionnel d’étudier ou de soumettre certains représentants du milieu à des fins prophylactiques ou des aspirations plus triviales auxquelles cet homme, considéré comme n’ayant pas de vie intime parce qu’entièrement dévoué à son art, pourrait donner libre cours dans certains lieux de perdition ? Pourquoi pas… si cette éventualité était avérée, au moins pourrait-elle mettre un terme à certaines discussions touchant au thème de sa virginité.

F S’il apparaît, de prime abord, comme un personnage fantasque dont l’excentricité semble le pendant naturel de ses dons exceptionnels, Sherlock holmes est plus intimement un être duel subissant le joug de tourments inavoués. oscillant entre des accès d’énergie frénétique voués au travail et des périodes d’inaction prostrée qu’il tente de réduire par le recours à une solution de cocaïne, il présente, pour certains, des « déséquilibres psychologiques revêtant une dimension pathologique175 ». Sans entrer dans un descriptif pointu répertoriant les attitudes et comportements susceptibles de présenter un arrière-plan pathologique (nous y reviendrons dans

un chapitre ultérieur), nous pouvons cependant mettre en lumière certains d’entre eux plus aptes à jeter les bases de la troublante personnalité du détective. le terme d’égotisme176 lâché par watson décrit probablement l’un des traits les plus prégnants de ce caractère, celui autour duquel gravitent ou duquel découlent tous les autres penchants. holmes est celui qui, plus que tout autre, s’ingénie à mettre son environnement immédiat et les individus qui le peuplent en conformité avec ses aspirations personnelles ce, sans concession aucune. Son installation avec watson est la parfaite illustration de sa dualité : le masque de « l’homme tranquille aux habitudes invariables177 » des premiers jours de leur cohabitation tombe rapidement pour laisser place à l’être arrogant et dominateur, sans scrupule ni empathie, affichant une volonté de tout régenter. conscient de sa supériorité professionnelle (reconnue par les autorités, de surcroît), mais aussi de ce mal-être inavoué qu’il n’a de cesse de combattre par le truchement du travail auquel il a voué son existence, il fait montre d’un constant besoin de reconnaissance et d’affection, sentiments grâce auxquels il peut asseoir plus confortablement son ascendance qu’il puise en la personne de watson - qu’il a désigné comme son ami et biographe parce qu’il conforte l’image qu’il se fait de lui-même -, auxquels s’ajoute celui de repousser toujours plus loin les limites de ses propres capacités – au risque, parfois, de mettre en péril sa vie et celle des autres -, chaque nouvelle enquête s’avérant une nouvelle épreuve à surpasser pour donner un sens à son existence. le regard de l’autre – que ce soit celui de watson, des principales figures de Scotland yard ou de ses clients - et l’assentiment qui l’accompagne sont en cela un besoin nécessaire au personnage qui se définit par rapport aux attentes d’une société que symbolisent son entourage et ses visiteurs. Sans la traque du criminel, holmes retourne à un anonymat par trop pesant pour son ego démesuré qu’il drape sous les attraits d’une fausse modestie. Ses mises en scène pour dévoiler le dénouement d’une enquête, ses envolées théâtrales, son refus de mettre à jour ses plans, son plaisir d’attribuer les lauriers qui devraient lui revenir à d’autres sont autant de façons de rester maître du jeu auquel il s’adonne et

dont il tire toutes les ficelles. Froid, calculateur, imbu de sa personne et de ses incroyables facultés, Sherlock holmes cultive cette image d’être d’exception vivant au sein d’un univers construit par lui sur les fondations de ses aspirations personnelles, lesquelles tout en souffrant des sacrifices faits pour y parvenir (comme celui de n’avoir pas de descendance) qu’il tente d’oublier grâce à son acharnement dans le travail et, quand celui-ci fait défaut, par l’usage des stupéfiants. d’un caractère dirigiste, il s’applique à vouloir tout régenter, n’hésitant pas à considérer les autres comme de simples accessoires par le truchement desquels il peut, à sa guise, parvenir à ses fins. et l’amitié qui le lie au dr watson, comme les rares relations qu’il entretient avec les femmes, n’en sont pas exemptes.

2. Additions holmesiennes ou le côté obscur du personnAge

avant de nous intéresser plus particulièrement à Sherlock holmes et à ses travers psychologiques et attitudinaux, il convient de clarifier les concepts sur lesquels nous nous appuierons pour tenter de cerner sa personnalité et de clarifier, dès maintenant, le vocabulaire spécifique que nous utiliserons. Pour ce faire, nous prions le lecteur de bien vouloir se reporter préalablement au court exposé proposé en annexe 2. Si, comme l’affirme le texte de référence posé d’emblée, la notion d’addiction englobe toutes les activités humaines ayant pris une place cruciale dans la vie quotidienne d’un individu donné, au point que cette activité (ou ces activités) s’inscrive(nt) comme partie intégrante de sa personnalité, voire comme composante indissociable de l’ensemble de son entité, alors Sherlock holmes est assurément un addicté. Son acharnement au travail qu’il considère comme sa raison d’être, son recours à la drogue lorsque le travail vient à manquer, sa consommation de tabac qui accompagne chacun de ses gestes quotidiens, sa privation volontaire de nourriture et de sommeil lorsque l’engagement dans une enquête prend le pas sur le reste des préoccupations au point d’en devenir obsessionnel… tous ses travers le désignent comme un être assujetti à des rites profondément ancrés en lui, lesquelles le définissent en tant qu’individu et entraînent des variations dans son comportement et son affectivité. travail, tabac, drogue, rapports pervertis à la nourriture et au sommeil…, les addictions holmesiennes ont leur ordre de prégnance ou de saillance et concourent, tout à la fois, à produire chez le sujet une sensation de plaisir et le soulagement d’un malaise intérieur persistant, s’exprimant par un sentiment de manque récurrent. l’étude des mœurs de Sherlock holmes montre qu’il répond d’abord à un patron comportemental dicté par sa subordination

volontaire au travail, lequel englobe et entraîne tous les autres processus addictifs qui lui sont sous-jacents. ainsi, ce que le détective appelle son « art » régit-il toutes les manifestations comportementales - hormis le tabagisme, peut-être, qui est une constante quelle que soit sa disposition du moment - dont il fait montre selon les situations qu’il est amené à vivre. sherlock holmes, … un ADDICté Au trAvAil « J’ai un métier à moi. Je crois bien être le seul au monde à l’exercer. Nous avons à Londres un tas de détectives relevant du gouvernement et des tas de détectives privés. Quand ces types-là sont dans l’embarras, ils viennent me trouver ; je m’arrange pour les mettre sur la voie. Ils me font part de toutes leurs observations et, généralement, grâce à ma connaissance de l’histoire du crime, je suis en mesure de les tirer d’affaire. tous les méfaits ont un air de famille. Si vous connaissez sur le bout des doigts les détails de mille crimes, il serait bien étonnant que vous ne puissiez débrouiller le mille et unième. (…) Ce sont tous des gens en peine de quelque chose, qui se débattent dans une nuit qu’ils me demandent d’éclairer. J’écoute leur histoire, puis ils écoutent mes commentaires.(…) J’ai une espèce d’intuition pour ce genre d’affaires…(…) Je possède (…) un tas de connaissances spéciales ; je les applique au problème ; elles me facilitent merveilleusement les choses.(…) chez moi, l’observation est une seconde nature…(…) Je sais que j’aurais de quoi rendre un nom célèbre. Jamais personne n’a, pour l’enquête criminelle, disposé d’une gamme de connaissances et de talents naturels.1 » c’est par cette tirade que Sherlock holmes expose au dr watson, avec qui il entame sa collaboration, les caractéristiques de sa profession. tout en les nuançant cependant - puisqu’il avoue ne faire qu’exploiter des dispositions qui lui sont naturelles -, il en souligne l’originalité (il est l’unique représentant de cette caste professionnelle) et le caractère ultime (sa tâche ne devient effective qu’à partir du moment où les enquêteurs privés ou gouvernementaux ne trouvent pas d’issue à une affaire – il dira d’ailleurs, plus tard, non sans ironie, qu’on lui adresse des clients « tout à fait comme

un médecin adresse parfois un incurable à un charlatan, [quand] la police officielle estime qu’elle ne peut rien faire et que quoi qu’il advienne le malade ne s’en portera pas plus mal2 »). en présentant son travail de la sorte, il en montre aussi, de façon implicite, son aspect indispensable : sans son intervention, nombre d’affaires demeureraient dans l’impasse et nombre de victimes ne pourraient être secourues ; et déjà, il justifie son rôle aux yeux de watson et par là même - puisque ce dernier se fera son porte-parole dans ses récits -, aux yeux des lecteurs qui ne pourront que corroborer la nécessité d’une telle fonction. n’en dévoilant que le cadre strictement technique, en s’appuyant notamment sur le fameux article dit « Le Livre de la Vie » qui sert d’introduction à sa tirade, il garde par-devers soi l’aspect plus intime, celui qui décline sa dépendance psychique à cette tâche qui lui sert de moyen de défense contre la dépression. manque d’honnêteté de la part de celui qui, avant d’accepter de vivre aux côtés de watson, avait dit : « il vaut mieux que deux types qui envisagent de vivre en commun connaissant d’avance le pire l’un de l’autre3 » ? nullement. holmes est l’homme du secret, il s’exprime à mots couverts. ce n’est que lorsque watson aura été plusieurs fois le témoin des fluctuations d’humeur de son colocataire et de leurs conséquences, qu’il prendra la véritable mesure de cette remarque faite lors de leur premier entretien : « de temps à autre, j’ai le cafard ; je reste plusieurs jours de suite sans ouvrir la bouche. Il ne faudra pas croire alors que je vous boude. Cela passera si vous me laissez tranquille 4». holmes, démasqué, pourra alors avouer la nature véritable de ses rapports au travail : « Donnez-moi le cryptogramme le plus abstrait ou l’analyse la plus complexe, et me voilà dans l’atmosphère qui me convient. Alors je puis me passer de stimulants artificiels.(…) Il me faut une exaltation mentale : c’est d’ailleurs pourquoi j’ai choisi cette singulière profession ; ou plutôt, pourquoi je l’ai créée, puisque je suis le seul au monde de mon espèce.(…) le travail en lui-même, le plaisir de trouver un champ de manœuvre pour mes dons personnels sont ma plus haute récompense5 ». a travers des confidences lâchées au hasard des conversations, confidences souvent voilées mais proférées en termes choisis, il fera en sorte que son auditeur puisse y dé-

couvrir sa souffrance et, peut-être, prenne l’initiative de lui venir en aide : « Savez-vous, Watson, que je suis victime d’une malédiction6 ?Un esprit comme le mien ne peut pas faire autrement que de considérer toute chose uniquement par rapport à son métier. Vous, vous regardez ces maisons éparpillées dans le paysage, et vous les trouvez belles. Moi je les regarde aussi, et la seule pensée qui me vient à l’idée, c’est qu’elles sont bien isolées et qu’un crime commis par ici aurait beaucoup de chances de rester impuni.7 » cette conscience aiguë que Sherlock holmes a de son assujettissement porte en soi les germes du débat philosophique concernant le libre-arbitre. Si l’on considère l’une de ses remarques – « je professe une théorie selon laquelle l’individu représente dans son développement toute la série de ses ancêtres, ses brusques orientations vers le bien ou vers le mal traduisant une puissante influence qui trouve son origine dans son pedigree. L’individu devient, en quelque sorte, le résumé de l’histoire de sa propre famille8 » -, il se pose en partisan du déterminisme. il est, en apparence, un homme sujet à ce que nous appelons aujourd’hui une déformation professionnelle, un homme que tout ramène à cette obsession du crime qui le pousse à poursuivre son insatiable quête de justice – obsession vraisemblablement déterminée par des causes inconscientes derrière lesquelles, pourtant, semble transparaître une force antithétique s’exprimant en termes de volonté de les dominer. « Si je revendique pleine justice pour mon art, c’est parce que, justement, cet art est une chose impersonnelle, qui me dépasse moi-même9 », ainsi donc Sherlock holmes définit-il son rapport au travail, comme une emprise contre laquelle il ne peut rien et à laquelle il accepte de se soumettre sans concession, optant pour un engagement entier, voire aveugle, l’amenant à repousser toujours plus loin les limites que lui impose le corps - « les facultés s’aiguisent lorsque vous les faites jeûner (…) ce que votre digestion fait gagner à votre sang est autant de perdu pour votre cerveau ? Je suis un cerveau… Le reste de mon individu n’est que l’appendice de mon cerveau. Donc, c’est le cerveau que je dois servir d’abord !10 » -, ce qui le conduit à plusieurs reprises à trop présumer de sa constitution de fer et à verser dans un épuisement total11. ce rejet du corps et des besoins vitaux dé-

montre à quel point d’une part, holmes s’oublie dans le travail – la monopolisation de son esprit par une affaire réduisant au silence les signaux d’alerte que sa santé physique peut émettre – et d’autre part, combien l’image qu’il a de lui-même, celle d’un homme qui voudrait pouvoir s’élever au stade de pur esprit, prévaut sur sa vie terrestre. cette mise à l’écart des nécessités primordiales à sa survie n’est, certes, que provisoire et le retour à la « normale » se fait avec la conclusion d’une affaire – « son appétit était un gage de succès12» -, cependant holmes a le défaut de considérer, sans doute à cause de cet égotisme que lui reproche watson et en dépit de la conscience qu’il a de sa différence, que son engagement implique aussi celui de ceux qui l’épaulent et que, compte tenu de la cause qu’il sert, il lui octroie toute licence de transgresser certaines règles élémentaires de bienséance. car l’aspect quasi obsessionnel de sa ferveur laborieuse lui fait poser des repères qui lui sont propres, et qui régissent – nous l’avons vu dans les paragraphes précédents – sa relation à autrui. ainsi, sa froide indifférence, son peu d’égard pour les valeurs humaines et pour ceux qui se battent pour leur pérennité le font-ils considérer par ceux qui le côtoient – et par watson, plus particulièrement – comme « un phénomène à part, (…) un être aussi déficient sous le rapport de la sympathie humaine que comblé des dons de l’intelligence13». Ses principes professionnels l’éloignent donc de la nature humaine pour l’ériger en « machine à raisonner14 » avec toute la désaffection qu’il en résulte ; ainsi n’hésite-t-il pas à se jouer des sentiments d’autrui pour satisfaire à une enquête, sans en mesurer les conséquences : il se fiance à la femme de chambre de milverton15, engendrant - on peut le supposer - une déception amoureuse, il abuse son ami watson et mrs hudson en feignant d’être au seuil de la mort16 ou en se présumant mort durant les trois années que durent le Grand Hiatus. ayant lui-même banni l’émotion qu’il juge néfaste dans l’exercice de sa profession17 pour endosser l’austère armure de la logique, il perd conscience du fait que celle-ci est à la base de la motivation de chacun des actes perpétrés, le moteur même de toute activité humaine : il néglige souvent le fait que - outre la colère, la haine, la vengeance ou la jalousie, qu’il

conçoit puisque d’elles naissent les crimes sur lesquels il enquête l’être humain jouit d’une palette de sentiments qu’il peut décliner à sa guise et que ces sentiments, même si lui les a bannis, définissent généralement les rapports humains - ce que cette logique qu’il place au-dessus de tout ne peut en rien remplacer, même dans l’esprit par trop obtus de l’individu qu’il se dit être, celui que – semble-t-il – rien ne touche18 et pour qui la vie est un jeu. alors, oublie-t-il parfois que ceux qui l’aiment – watson, le premier – et attendent tant de lui, ont eux des sentiments et s’accrochent à cette vie avec un acharnement que pas même les effets de la Radix Pedis Diaboli19 ne peuvent amoindrir. déshumanisé par sa quête effrénée qui lui fait espérer la survenue de quelques beaux crimes – impliquant, ce qui dans sa nature égoïste ne l’émeut semble-t-il pas, la souffrance, voire la mort, de quelque quidam -, il devient l’instrument de son obsession à travers laquelle il tente de faire taire une sourde insatisfaction qui, si elle ne trouve pas de quoi se repaître, le plongera tout entier dans la noirceur d’une inexplicable dépression. c’est en ce sens que l’on peut dire que holmes est addicté à son travail : une fois engagé, il se perd, mettant en péril sa vie – et parfois celle d’autrui - en repoussant toujours plus loin les limites vitales qui le rattache à sa vie de mortel - la fin justifiant, à ses yeux, les moyens. mais la conscience qu’il a de son emprise donne à son addiction une dimension particulière : le corps, en tant qu’unité organique, est certes asservi par sa détermination psychologique, mais holmes, au lieu de subir une pulsion, parvient à la transformer en tâche laquelle se meut en mobile, c’est-à-dire en but à atteindre, un but suprême que tout un chacun ne peut que saluer : la quête d’une justice inaliénable. ainsi (se) donne-il l’illusion de maîtrise - maîtrise qui, si elle ne peut agir sur l’addiction elle-même, se transfère sur des objets annexes, ce qui explique par exemple sa relation à autrui. cette volonté de maîtrise s’exprimera, au fils des enquêtes présentées dans le Canon, par l’intention de « décrocher ». a partir du dernier problème, holmes envisage de se retirer de la scène « A plusieurs reprises, rapporte watson, il me répéta que s’il pouvait

avoir la certitude que la société était débarrassée du professeur Moriarty, il abandonnerait sa chasse aux criminels20. » - mais il sait que cela nous pourra se faire qu’ « au prix d’un sacrifice qui attristera [ses] amis21 » et, résolu, il conçoit sa guérison à travers sa propre mort sans toutefois l’envisager comme l’issue unique : « Si ma carrière se terminait ce soir, je pourrais en dresser le bilan avec une bonne conscience. J’ai purifié l’air de Londres. Dans plus de mille affaires, je ne pense pas avoir utilisé pour le mal les dons qui m’ont été impartis… Je suis de plus en plus tenté de me plonger dans les problèmes que pose la nature et qui sont beaucoup moins superficiels que ceux dont une société artificielle est responsable.22 » ainsi son duel avec moriarty, perçu comme outil de son salut, semble être, sur le moment, la panacée de son addition : « si je pouvais vaincre cet homme, … ma carrière serait comblée et je choisirais une profession moins mouvementée 23», mais – comme le prouvera la suite des événements - la satiété ne durera pas et la rechute, engendrée par son retour à londres trois années après sa pseudodisparition24, réactivera l’inéluctable quête jusqu’à ce que – à nouveau délaissé par watson qui le quitte pour se remarier -, il parvienne enfin à se résoudre à abandonner sa carrière (en laissant cependant la possibilité aux autorités de le rappeler en cas de nécessité25) pour s’installer dans une petite ferme des South downs où l’apiculture sera sa principale occupation26.

Addictions Annexes comme nous avons tenté de le démontrer dans la partie précédente, la personnalité intrinsèque de Sherlock holmes répond à un patron comportemental que gouverne un assujettissement que nous dirons instinctif au travail. de ce patron comportemental inévitablement tributaire de paramètres environnementaux indépendants – survenance d’énigmes à résoudre ou pas - dans lesquels holmes cherche matière à réflexion, découlent des troubles addictifs qui lui sont sous-jacents et interdépendants. en effet, ceux-ci ne peuvent se manifester que si l’attente suscitée par le schéma

comportemental – parvenue à son paroxysme – ne trouve pas de quoi se sustenter, jouant alors le rôle de produits de substitution, en quelque sorte. le recours à la drogue, le tabagisme forcené ainsi que les perturbations observées dans les habitudes alimentaires, comme dans celles liées au sommeil, sont fonction chez holmes du degré de son engagement personnel dans une affaire, lequel est lié au degré de monopolisation de son attention. S’il est occupé par une affaire importante dont la résolution réclame une réflexion soutenue et dont l’intrigue implique, pour parvenir à son dénouement, l’exclusivité de son attention, alors ses habitudes s’en trouvent modifiées (la prépondérance de l’énigme évinçant toutes les autres exigences, y compris certaines priorités vitales comme le sommeil et la nourriture) ; dans ce cas de figure, l’usage de stupéfiant est exclu (le travail jouant lui-même le rôle de psychotrope). inversement, l’esprit dépossédé de toute énigme à résoudre plonge dans les affres d’un incommensurable ennui lequel pousse à la consommation de drogue – qui se substitue alors à l’exaltation que procure le travail – et qui, compte tenu de ses effets anorexigènes peut différer les repas, voire les supprimer. le présent paragraphe vise non pas à étudier en soi les phénomènes addictifs que nous avons dits annexes, mais en s’appuyant sur les récits canoniques à montrer comment et à quel moment ils s’expriment chez holmes. jtoxicomanie occasionnelle « Sherlock Holmes prit la bouteille au coin de la cheminée, puis sortit la seringue hypodermique de son étui de cuir. Ses longs doigts pâles et nerveux préparèrent l’aiguille avant de relever la manche gauche27 de sa chemise. Un instant son regard pensif s’arrêta sur le réseau veineux de l’avant-bras criblé d’innombrables traces de piqûres. Puis il y enfonça l’aiguille avec précision, injecta le liquide et se cala dans le fauteuil de velours en poussant un long soupir de satisfaction.(...) Cocaïne, une solution à sept pour cent. » ainsi débute (et se clôture28) le signe des QuAtre, la

deuxième aventure de Sherlock holmes, qui montre d’emblée l’un des caractères dominants de la personnalité du détective qu’une etude en rouge avait présenté comme un être hors du commun, doté de capacités intellectuelles supérieures soutenues par des connaissances pointues mises au service de la lutte contre le crime. avec cette image du détective aux prises avec les affres de la drogue qu’il utilise comme un stimulant artificiel pour l’aider à combattre « la morne routine de l’existence », lorsqu’aucune exaltation mentale ne se présente pas, le lecteur actuel peut se trouver dérouté, mais à l’époque où vit Sherlock holmes, consommation de stupéfiants et déchéance ne sont aucunement synonymes comme cela peut l’être de nos jours. il faut pour cela reconsidérer l’image très XiXème siècle du « poète maudit » incarné notamment par charles Baudelaire. Présenté comme un incompris, un “étranger” parmi les hommes, le poète est un être doué d’une sensibilité exacerbée dont les intuitions et les connaissances lui permettent d’atteindre l’idéal dont la quête donne un but à la mission dont il se dit investi : un rôle exaltant qui lui permet de faire le lien entre le commun des mortels et les sphères supérieures que symbolise ce concept d’idéal. mais la réalité laisse souvent à cet être élu une impression d’insatisfaction quant à son œuvre et, acculé par cette conviction d’incomplétude, le pousse à poursuivre sans répit sa quête inassouvie en lui assénant, en période d’inertie, un sentiment récurrent d’incurable ennui, un spleen trop lourd à porter pour un seul homme que le recours aux drogues donnant accès aux paradis artificiels permet de surmonter. ainsi Sherlock holmes, « le seul détective privé... la suprême cours d’appel », doit-il être perçu comme le reflet légèrement modifié du poète maudit. Bien sûr, son rôle avéré ne réside pas dans la révélation de visions extatiques permettant d’accéder au monde supérieur de la Beauté, mais il s’en rapproche : n’est-il pas en effet celui dont l’existence est vouée à faire régner une justice à dimension humaine, c’est-à-dire celui qui lutte contre les crimes qui gangrènent la société en revêtant les attributs du chevalier servant le Bien – auquel le Beau est inféodé ? quant au malaise existentiel qui

l’étreint, il est identique à celui du poète : conscient de son unicité et de sa supériorité en termes professionnels29, il ne trouve aucun égal parmi les locuteurs qui se présentent à lui et ceux qui, comme watson, lui servent d’auxiliaires dans sa quête, seulement des subalternes face auxquels il doit s’abaisser à expliquer ses démarches et méthodes, au risque de ternir l’image valorisante qu’ils se font de lui30. c’est sans doute là ce qui donne à la tâche qu’il s’est assignée son véritable dessein : trouver enfin une âme sœur qui comprenne et mesure ses motivations et agissements - laquelle ne se révélera qu’en la personne du Professeur moriarty31, celui qu’il appelle « le napoléon du crime » et au sujet duquel il dit à watson : « Vous n’aurez plus rien à écrire sur moi à partir du jour où j’aurai couronné ma carrière par la capture ou l’extermination du criminel le plus redoutable et le plus intelligent d’Europe »32. le génie se cultive donc, en le nourrissant de travail (car « le travail lui-même, le plaisir de trouver un champ de manœuvre pour [ses] dons personnels sont [sa] plus haute récompense »33) et de drogues (« si stimulante pour la clarification de [son] esprit, que les effets secondaires [lui] paraissent d’une importante négligeable »34) - le premier excluant les secondes (« Donnez-moi des problèmes, du travail ! (…) Alors je puis me passer de stimulants artificiels. »35). Sherlock holmes est donc un toxicomane qui, en dépit des raisons qu’il avance pour justifier sa consommation, semble compte tenu des nombreuses traces de piqûres qui manquent son bras gauche - s’adonner assidûment à cette pratique. watson, dont les compétences médicales sont avérées, joue les moralisateurs prodiguant les conseils sanitaires de rigueur en s’appuyant sur la science qu’il stigmatise, notamment lorsque celui-ci souligne le caractère délétère de ce vice : “Votre cerveau peut, en effet, connaître une acuité extraordinaire; mais à quel prix ! C’est un processus pathologique et morbide qui provoque un renouvellement accéléré des tissus, qui peut donc entraîner un affaiblissement permanent. Vous connaissez aussi la noire dépression qui s’ensuit : le jeu en vaut-il la chandelle ? Pourquoi risquer de perdre pour un simple plaisir passager les grands dons qui sont en vous ?”. mais holmes, dont le tempérament entier et la conviction d’agir selon les préceptes qui régentent son existence, n’a que

faire de cette remarque : « Peut-être cette drogue a-t-elle une influence néfaste sur mon corps. Mais je la trouve si stimulante pour la clarification de mon esprit, que les effets secondaires me paraissent d’une importance négligeable.36 » en se sens, il s’affiche en hédoniste. jtabagisme forcené Si Sherlock holmes est un toxicomane occasionnel, il est avant tout un fumeur invétéré. consommant cigares, cigarettes ou tabac à pipe, le tabagisme est une composante de son personnage. c’est en dépouillant la presse du matin qu’il fume sa première pipe « qu’il compos[e] de tous les mégots de la veille ramassés dans les cendriers : il les tri[e] le soir avec soin, les met[...] sur la cheminée à sécher et les récolt[e] le lendemain37 », à laquelle succède un nombre conséquent de cigarettes, fumées en alternance avec le cigare ou la pipe, selon les situations qui se présentent ou les divers moments de la journée, car chaque consommable endosse une caractéristique qui lui est propre : ainsi, la pipe est-elle plutôt assimilée à la réflexion38, le cigare pour sa part connoté par la convivialité39; quant à la cigarette, elle s’avère le produit de consommation courante, sans fonction particulière. comme pour la cocaïne, l’usage effréné de tabac semble pour holmes un moyen de stimuler son cerveau et de canaliser sa réflexion : la résolution d’un problème ne peut se faire que dans des dispositions particulières, lesquelles incluent le recours au tabac - comme certaines méditations orientales impliquent de brûler de l’encens. lorsqu’il ne dort pas de la nuit - ce qui arrive parfois quand son esprit est occupé par une énigme -, on le retrouve au matin installé dans une atmosphère empuantie causée par les nombreux mégots qui jonchent le tapis autour de son fauteuil préféré40 ou le paquet entier de tabac qu’il a fumé41. Bien sûr, il fallait ajouter au personnage une touche supplémentaire d’excentricité : aussi trouvera-t-on ses cigares dans le seau à charbon42 et son tabac qu’il préfère extra-noir43, c’est-à-dire très fort, et coupé fin44 dans une babouche45 - des endroits incongrus s’apparentant plus à des caches imaginés par quelqu’un ayant

(mauvaise ?) conscience d’une dépendance qu’il a peut-être du mal à assumer, lui qui sait si bien tout régenter. le tabac est, à ce point, partie intégrante du personnage qu’il est entré dans les attributs symboliques qui le désigne, via l’image de la pipe à calebasse - dont on soulignera que la forme répond à un phénomène de mode au moment où Sidney Paget donne au public le profil que l’on garde de lui encore aujourd’hui. jhabitudes alimentaires et liées au sommeils Fumeur invétéré et toxicomane occasionnel, holmes ajoute à ces conduites addictives des perturbations dans son comportement alimentaire et dans ses cycles de sommeil, l’ensemble étant tributaire, nous l’avons déjà souligné, du degré de son engagement dans une affaire et de la perception qu’il a de lui-même. il y a peu à en dire si ce n’est que – nous en serons les témoins à deux reprises46 - de telles défections peuvent entraîner des carences physiologiques pouvant à leur tour engendrer des troubles plus profonds, agissant notamment sur le système nerveux. en dépit de l’image de surhomme que holmes aimerait que l’on ait de lui, il demeure un mortel avec ses points faibles : « Il lui arriva, souligne watson, une ou deux fois de trop présumer de sa nature de fer et de tomber d’inanition47 ». mais la personnalité du détective obéit à des schèmes profondément ancrés en lui, des rituels presque ataviques qui font de lui ce qu’il est. en témoigne watson qui, en sa qualité de médecin et d’ami du personnage, lui sert de conscience et s’efforce de lui montrer la voie de la raison, non pas celle synonyme de logique que holmes place au-dessus de tout, mais celle qui se conjugue avec la modération. « c’était un de ses traits particuliers que de ne se permettre aucune nourriture dans ses heures des plus intenses.(…) Quand je lui adressais d’amicales remontrances, il me répondait qu’il ne pouvait pas gaspiller pour digérer son énergie et sa force nerveuse48 ». et d’ajouter : « Holmes ne s’intéressait nullement à son état de santé tant était absolu son détachement mental », seule « la menace d’une incapacité permanente de travail » pouvait l’inciter à prendre du repos49.

même si, de prime abord, ce que watson nous décrit donne l’impression d’être sans gravité parce que présenté comme des agissements sporadiques, les rapports que holmes entretient avec la nourriture et le sommeil sont beaucoup plus pervertis qu’ils n’y paraissent. au tout de début de leur collaboration, watson observe en la personne de son ami : « un homme tranquille, à sa manière, avec des habitudes invariables, (…) rarement debout après dix heures du soir, et le matin, immanquablement, [ayant] pris son petit déjeuner et [étant] sorti avant qu[’il] eusse quitté [son] lit50 » et souligne sa « tempérance 51». mais l’homme tranquille qui fait déjà montre du malaise qui le ronge en sombrant de façon récurrente, après avoir déployé une énergie à toute épreuve dans ses accès de travail, dans un immobilisme et un mutisme opiniâtres, se laisse peu à peu déborder par le travail qui, avec l’intervention de watson en tant que chroniqueur, va augmentant et, par là-même, accentue les troubles. alors que la toxicomanie n’est qu’occasionnelle (en période d’inertie occupationnelle, uniquement), les habitudes alimentaires et la prise de sommeil sont corrompues presque systématiquement : sans travail, holmes s’engloutit dans une dépression qu’accompagne une consommation de drogue laquelle, de façon générale, le soumet à des effets anorexiogènes et provoque des insomnies ; harassé de travail, il se refuse à prendre repos et nourriture tant que l’énigme dont il s’occupe n’aboutit pas une solution satisfaisante… ainsi, ces troubles s’apparentent-ils à un cercle vicieux, ne s’apaisant que par intermittence lorsque le détective – enfin satisfait de la tâche accomplie – retrouve un peu de sa sérénité52.

F

qu’il concerne la dépendance au travail, l’usage de stupéfiants ou la privation de nourriture et de sommeil – le tout résultant probablement de blessures psychiques inconscientes ou refoulées53 –, le malaise holmesien apparaît comme insoluble. Si ancrés dans les habitus du détective, si partie intégrante de sa personnalité, tous ces travers sont intrinsèquement liés, dépendant l’un des autres et unis dans une pernicieuse dynamique qui le rend esclave de sa condition. tant et si bien que holmes ne peut que se résoudre à subir cet état de faits, en parvenant cependant à s’imposer un choix, unique mais crucial : celui d’agir pour le Bien – ce dont le félicite l’inspecteur gregson : « c’est une chance que vous soyez du côté de la force publique et non contre elle !54» –, alors que l’appel du mal s’avère parfois séduisant – « j’ai toujours eu l’idée que j’aurais fait un criminel de très grande classe55», avouera-t-il à watson dont il fait son complice lors du cambriolage mené chez charles-auguste milverton, l’infâme maître-chanteur. cependant, une voie de guérison est envisageable – sa retraite prise dans les downs en atteste –, en dépit des prévisibles difficultés à surmonter (et watson en est conscient : parlant d’isa whitney, opiomane, il a cette remarque applicable à son ami : « il était plus facile de s’intoxiquer que se désintoxiquer56 ») grâce à une prise de conscience, une confiance en cette volonté de s’affranchir et au soutien d’un praticien dont l’implication personnelle aura sans doute été égale au degré de dépendance de son patient.

3. interprétAtions des données recueillies Sherlock holmes, dont le puissant charisme se nourrit des comptes rendus d’enquêtes d’un dr watson, admiratif et dévoué, et de la maîtrise parfaite du domaine où il excelle, s’impose comme un personnage unique et mystérieux qui, au-delà du masque qu’il s’oblige à porter du fait de son statut de personnalité publique, affiche les stigmates d’une âme tourmentée, lesquels peuvent être appréhendés dans l’observation de ses mœurs et attitudes quotidiennes. watson dont la volonté affichée est de présenter les méthodes d’investigations novatrices de son ami, ne s’étend guère sur le mode de vie du détective, l’intrigue policière prenant le pas sur l’approche éthologique du personnage. cependant, il laisse suffisamment d’indices exploitables dans ses récits pour nous permettre de dresser son profil psychologique. hormis, le fond narcissique et dominateur que nous avons déjà révélé holmes présente d’autres traits de caractère qui, associés aux addictions énumérées dans la partie précédente, permettent, par leur analyse, d’envisager une pathologie recevable dont nous tenterons, dans un deuxième temps, de rechercher les causes. cArActérologie du personnAge ou l’imAge du surhomme bAFoué… incarnant avant tout l’idéal d’un rationalisme éclairé, Sherlock holmes se pose, aux yeux du profane, en justicier infatigable et désintéressé. l’unicité de sa fonction – procédant d’une initiative d’autodidacte – et les résultats obtenus le désignent comme lA référence en matière de criminologie, ce qui flatte son ego et nourrit son narcissisme. cette aura d’omnipotence, que lui reconnaissent la rumeur publique et les autorités, décuple la confiance déjà absolue qu’il a en ses facultés tant physiques qu’intellectuelles et

l’amène à repousser toujours plus loin les limites fixées par le corps (attitude pouvant être l’expression déguisée de pulsions suicidaires latentes) : dans un total oubli de soi, il sert la digne cause qu’il s’est imposée et l’endosse comme un sacerdoce, lui sacrifiant sa vie et son intimité. cet engagement inconditionnel le désigne comme un être hors norme dont l’unique foi réside en lui-même et en lui seul - et dont la quête de justice, posée en tant que but existentiel, occulte – on peut le présager - des tourments inavoués auxquels elle sert d’exutoire. Subissant l’incontrôlable oscillation de son humeur, holmes souffre de dépression aiguë et chronique qu’il ne parvient à combattre que dans l’action concrète ou la réflexion stratégique dirigées contre un adversaire protéiforme, présenté sous l’appellation générique de « crime », mais son incapacité à mesurer objectivement l’étendue de ses exploits et la sourde insatisfaction qui rejaillit dès la conclusion d’une affaire et l’engage à poursuivre indéfiniment sa quête, montre combien cet homme est inadapté. en dépit de la conscience orgueilleuse qu’il a de sa supériorité, il témoigne d’un constant besoin de reconnaissance, lequel exprime probablement un sentiment d’incompréhension et d’exclusion qu’il alimente, malgré lui, par ses agissements égoïstes. en effet, si la quête se pose comme un moyen de se prouver qu’il existe, d’obtenir cette reconnaissance et d’éprouver le caractère indispensable de sa fonction vis-à-vis de la société dans laquelle il évolue, holmes n’a paradoxalement que faire de cette société : se situant au-delà des lois communes, il agit selon des principes qui lui sont personnels, n’hésitant pas à enfreindre ces lois communes en usant de la manipulation pour parvenir à ses fins. Sa relation à autrui, et plus particulièrement celle qu’il entretient avec le dr watson qu’il considère avec une affectueuse condescendance, est symptomatique de son degré d’inadaptation et de sa singularité, voire de son anormalité. en tout état de cause, holmes semble ignorer le sentiment de culpabilité, n’ayant que faire des autres qu’il instrumentalise pour mener à son terme le combat qu’il poursuit : au-dessus des lois, il est – ou s’imagine être – la loi et s’octroie, par extension, le droit de vie et de mort sur ses victimes que sont

les criminels qu’il traque. Prédateur solitaire répondant à d’irrépressibles instincts enfouis en lui-même dont la satisfaction se moque des opinions d’autrui, il trouve à la fois une excitation et son apaisement – dans la lutte qu’il livre chaque jour. condamné à une éternelle fuite en avant, la traque lui procure une jubilation provisoire qui, en lui servant de mécanisme de défense, le prémunit contre de graves troubles psychologiques – ces accès de dépression aux conséquences destructrices qu’il redoute et tente d’écarter par son recours à la drogue – qui semblent le menacer en permanence. le totalitarisme inconscient qui le pousse à agir de la sorte, et que l’on sent poindre derrière le masque du surhomme, le fait peu à peu basculer dans une inhumanité que son compagnon le dr watson déplore et, en même temps, accepte comme une alternative à son génie. en tant que justicier, Sherlock holmes est le moins soupçonnable de tous les personnages, pourtant sa persévérance monomaniaque à acculer sa proie et son émotivité déficiente le désignent comme un être psychiquement fragilisé… incarnant à la fois l’innocence et la culpabilité, il développe une stratégie personnelle pour chasser ses démons en satisfaisant aux attentes de ses pairs qu’il soulage en partie des maux qui les frappent tout en se donnant l’illusion d’une existence acceptable. quoi qu’il en soit, sans l’expliciter cependant, il est tout à fait lucide quant à sa condition – « [son] art est une chose impersonnelle, qui [le] dépasse [lui]-même1 » - et se sait à la merci d’un mal psychique (du moins, nerveux - dont nous pourrons nous rendre compte par deux fois, à dix ans d’intervalle2), même s’il adopte une désinvolture nuancée d’ironie quand il accepte de l’envisager (« Je crois, Watson, que vous avez pour ami l’un des fous les plus authentiques d’Europe3 »). tentAtive de diAgnostic Poser un diagnostic en psychiatrie reste une démarche difficile, les causes avérées des maladies mentales demeurant fluctantes d’un sujet à l’autre. l’existence de classifications plus ou

moins stables, utilisant comme base de réflexion des critères symptomatiques établis à partir d’études menées auprès de patients, permet de distinguer des groupes de maladies, réunies par une étiologie (distinctions faites à partir des origines des troubles) ou une pathogénie (modèles explicatifs des troubles) commune supposée.4 nos propos pourront, pour certains, entrer dans la catégorie du spéculatif, mais la personnalité de Sherlock holmes, compte tenu de ses travers que nous nous sommes efforcés de mettre en lumière dans les parties précédentes, présente des déséquilibres psychologiques pouvant revêtir une dimension pathologique que l’on ne peut ignorer et qu’il nous semble nécessaire d’évoquer d’un point de vue clinique. toute sa caractérologie, à laquelle nous ne manquerons d’ajouter son addiction au travail avec tout ce qu’elle implique, est exposé dans le résumé qu’en donne watson dans l’incipit de l’interprète grec - dont il est d’ailleurs intéressant de resituer le contexte thématique lequel concerne « l’atavisme et [les] aptitudes héréditaires, la controverse [portant] sur les parts respectives qu’il convenait d’attribuer dans une faculté personnelle à l’hérédité et à l’éducation première5 », mais dont nous déplorons la censure : si watson avait reproduit cette conversation dans son entier, elle nous aurait sans doute éclairés sur certains points restés dans l’ombre (quoi qu’il soit, le thème en question peut être rattaché à cette conviction de holmes déjà soulignée : « je professe une théorie selon laquelle l’individu représente dans son développement toute la série de ses ancêtres, ses brusques orientations vers le bien ou vers le mal traduisant une puissante influence qui trouve son origine dans son pedigree. L’individu devient, en quelque sorte, le résumé de l’histoire de sa propre famille6. »). ainsi, watson écrit-il : « tout au long de mon intime amitié avec M. Sherlock Holmes, je ne l’avais jamais entendu faire la moindre allusion à sa famille, et il était rare qu’il évoquât le temps de son enfance. Cette réserve avait accentué l’impression d’ « inhumanité » qu’il produisait sur moi. Parfois je le considérais comme un phénomène à part, un pur cerveau, un être aussi déficient sous le rapport de la sympathie humaine que comblé des dons de l’intelligence. Son aversion pour les femmes, sa répugnance à se

faire de nouveaux amis étaient caractéristiques, ainsi que son obstination à ne jamais parler des siens. J’en étais arrivé à croire qu’il était orphelin et sans famille.7» la confrontation des troubles manifestés par Sherlock holmes avec ceux figurant dans les classifications internationales faisant référence – le cim 108 de l’organisation mondiale de la Santé et le dSm iV9 de l’association américaine de Psychiatrie – permet de mettre à jour plusieurs pathologies envisageables pour définir l’affection qui le ronge. la survenue périodique d’accès dépressifs alternant avec leurs pendants maniaques incite, dans un premier temps, à considérer le sujet comme victime du syndrome maniaco-dépressif qui, bien que le mode de transmission reste mal connu, résulterait selon les dernières études menées sur la question d’un déterminisme génétique. d’après les données recueillies dans le Canon, holmes développerait pour sa part une psychose maniaco-dépressive à cycles rapides sur la base d’une fréquence élevée de cycles au cours d’une année, avec une évolution continûment alternante sans retour à un état de stabilité thymique. ce type d’affection, pouvant se manifester dès l’adolescence, présente des modalités évolutives variables d’un patient à l’autre : on note, néanmoins, des constantes comme le risque suicidaire majeur en phase dépressive, une restriction des sentiments et du caractère un peu distancié et figé des émotions dont se plaignent généralement les sujets qui en sont atteints, mais leur symptomatologie reste compatible avec le maintien des activités socioprofessionnelles10. la psychose maniaco-dépressive apparaît donc comme une définition envisageable au mal qui touche Sherlock holmes, cependant certains traits de caractères du personnage, comme l’exagération de traits de personnalité normale laquelle engendre des difficultés relationnelles permanentes, non conformes au contexte social, occasionnant de la souffrance pour le sujet et son entourage, ainsi que l’association de différents troubles psychiques comme les dépressions et les troubles anxieux, ceux dits obsessionnels-compulsifs ou encore les perturbations du comportement alimentaire, le tabagisme forcené, les toxicomanies et les conduites à risque peu-

vent, dans leur ensemble, laisser présager non plus une atteinte résultant d’un caractère héréditaire, comme précédemment, mais un désordre mental plus pernicieuse. marie-christine hardy-Baylé11 explique que l’on peut poser le diagnostic de personnalité pathologique « lorsqu’on constate, chez un individu, un certain nombre de traits de caractère survenant conjointement, et conduisant à un comportement pathologique marqué par son caractère stable, permanent et inflexible provoquant un manque de souplesse dans les réponses de l’individu et entraînant une difficulté dans son adaptation sociale et parfois une souffrance subjective. Le caractère pathologique d’une personnalité se reconnaît habituellement précocement, chez l’adulte jeune, et persiste tout au long de la vie, même si l’âge en atténue parfois l’expression. » dans le cas de Sherlock holmes, on peut envisager deux personnalités pathologies possibles : la personnalité schizoïde et la personnalité limite ou border line12. 1) le schizoïde, « distant, froid et peu adapté, incapable d’exprimer tant des sentiments affectueux envers autrui que de la colère, (…) montre une indifférence égale aux éloges et à la critique, et un intérêt réduit pour les relations sexuelles. (…) C’est un sujet solitaire, replié sur lui même, désintéressé des relations amicales, mais qui connaît en revanche une vive production imaginative, faite de pensées abstraites souvent hermétiques, de croyances mystiques ou métaphysiques bizarres. Il est souvent considéré comme un original aux idées inhabituelles. Ces traits de caractère expliquent les difficultés habituellement rencontrées dans les relations sociales et [sa] relative inadaptation socioprofessionnelle13 » ; 2) le border line présente tous ces symptômes, « mais surtout des troubles du comportement marqués par l’impulsivité, la fréquence des conduites addictives et les tentatives de suicide (lesquelles peuvent être symboliques) - ces classiques « passages à l’acte » relevant plus du registre de la décharge émotionnelle que de la transgression (comme c’est le cas chez le psychopathe). Les complications évolutives de ce type de troubles sont fréquentes : ce sont essentiellement la dépression, au cours de laquelle le sujet ressent, typiquement, plus que de la culpabilité, un sentiment d’abandon et

de solitude, une colère intense ou un sentiment d’impuissance et de dépersonnalisation devant l’absence de l’objet recherché (…). Ces décompensations surviennent fréquemment après ingestion d’alcool ou de drogues, en cours de psychothérapie ou lorsque le sujet est soumis à des situations de stress. Cependant, l’existence d’une symptomatologie protéiforme ne suffit pas à établir le diagnostic. Celui-ci repose sur la mise en lumière d’un mode de relation très particulier chez ces patients (il s’agit bien d’un mode de vie pathologique). La personnalité limite est une pathologie de la relation. Le border line instaure une modalité relationnelle marquée par une affectivité intense et peu maîtrisable et l’absence de prise en compte des limites de soi et d’autrui. Cela explique le caractère très envahissant, avide et anaclitique des relations instaurées. A la moindre frustration, le border line pourra opérer un désintéressement brutal de l’objet avec sentiments persécutifs à son égard et dévalorisation de celui-ci. ainsi, l’adaptation relationnelle peut être bonne mais de courte durée. la demande étant impossible à satisfaire, les ruptures se répètent. (…) l’intolérance extrême des border line à l’angoisse et à la frustration et leur manque de contrôle pulsionnel explique la fréquence de leurs passages à l’acte (hétéro ou auto-agressif, conduites addictives…), véritable symptôme de type défensif par rapport à la souffrance ingérable qu’ils ressentent et déchargent sur un mode impulsif. 14» qu’en penser véritablement ? la personnalité border line semble – si personnalité pathologique il y a - exprimer la pathologie la plus adaptée au personnage que ne le fait la personnalité schizoïde. cependant le manque de données nécessaires à la définition d’un diagnostic avéré, d’une part, et l’aspect contestable de tout diagnostic posé en psychiatrie, d’autre part - compte tenu des points de vue divergents des experts eux-mêmes en la matière -, accentue la difficulté de désigner avec certitude la pathologie propre à Sherlock holmes. Border line ou maniaco-dépressif ? la question demeure. mais, si cette approche n’apporte pas de véritable diagnostic, elle permet au moins de soulever des interrogations qui, même si elles ne trouvent que des réponses fragmentaires, amène à concevoir

holmes non plus du point de vue de ses facultés intellectuelles et de leurs implications techniques en matière d’investigations policières, mais comme un sujet « ressentant » avec un passif émotionnel. cAuses supputées des troubles observés S’il est incapable de la nommer, Sherlock holmes se sait mû par une force incontrôlable - à laquelle il ne peut qu’obéir -, prenant racine dans son moi le plus intime. d’un point de vue psychanalytique, cette force pourrait coïncider avec ce que Freud appelle la pulsion épistémophilique, c’est-à-dire le désir de savoir, laquelle allie la pulsion scopique (le désir de voir) et la pulsion d’emprise (le désir de maîtrise) et dont le principal danger sous tendue par l’énergie qu’elle réclame pour être assouvie, réside dans la déshumanisation de l’être qui la subit. cette pulsion, selon le psychanalyste viennois, serait un moyen pour l’individu de rendre compte d’un conflit psychique, souvent d’ordre sexuel, résultant d’événements traumatiques subis durant l’enfance. chez holmes, cette pulsion épistémophilique s’associe à celle dite d’agression dont le but avéré est la destruction de l’objet15 (ici le crime, et par extension, le mal) investi en lieu et place de substitut symbolique au facteur originel ayant produit le souvenir traumatique. Si cette théorie trouvait confirmation, elle pourrait expliquer peut-être le silence que le détective s’obstine à garder sur son passé et sur sa famille16, cette famille dont son frère mycroft (lui aussi célibataire et asocial17) et lui-même semblent être les ultimes survivants. elle pourrait aussi laisser entrevoir l’existence effective d’un événement traumatique refoulée par le sujet. la recherche des causes de la pathologie de Sherlock holmes, du moins de ses déséquilibres psychologiques, s’inscrit elle aussi dans le domaine du spéculatif. S’ingéniant à interpréter des données du texte souvent amputées par le narrateur – qui, nous le verrons, n’agit pas innocemment -, elle demeure en soi sujette à caution, mais permet d’énoncer certains cas de figure qui,

tout bien considérés, pourraient s’avérer plausibles. la plupart des experts en psychiatrie s’accordent à dire qu’en majorité les troubles psychologiques observés chez un patient trouvent – s’ils ne relèvent pas d’un dérèglement chimique (comme c’est le cas pour le syndrome maniaco-dépressif) lié, pour certains, à une déficience héréditaire – leur point d’ancrage dans l’enfance. Victime d’événements exceptionnels alors même que se met en place sa personnalité, le sujet inclut dans la structure de sa personne le (ou les) dit(s) événement(s) tout en le(s) modifiant selon des processus psychiques inconscients18 afin de rendre acceptable ce qui a été vécu comme une profonde atteinte à son intégrité. les leçons de charcot sur les maladies nerveuses et l’hystérie en particulier19, très en vogue lors de l’installation de holmes et watson dans leur appartement du 221b Baker Street, montrent, par exemple, comment les patients victimes de tels événements manifestent des états hypnoïdes de conscience modifiée pour se soustraire à leur impact traumatique et comment les troubles qu’ils développent peuvent devenir un mode de fonctionnement habituel lorsqu’ils trouvent confrontés à une situation leur rappelant le trauma. depuis Freud, on a par trop tendance à n’accorder à ces événements un caractère restrictif, exclusivement sexuel, où dominent l’inceste et autres perversions pédophiles, en oubliant que d’autres actes peuvent recouvrir une dimension gravissime aux yeux du sujet sans pour autant impliquer la sexualité. le sentiment d’abandon, la maltraitance physique et morale (laquelle inclut le manque affectif), le deuil sont aussi à considérer comme des facteurs susceptibles, s’ils s’avèrent insurmontables par le sujet, de conduire à l’émergence de troubles psychologiques. Si l’affection psychique dont souffre Sherlock holmes a déjà été pressentie par certains pasticheurs du Canon – et notamment par nicholas meyer qui, dans lA solution à 7%, le montre en proie à un délire obsessionnel20 aggravée par l’usage de la cocaïne connue pour ses effets hallucinogènes -, les causes de son mal n’ont été définies que de façon fantaisiste, souvent de manière à satisfaire aux attentes d’un lectorat lequel, inconsciemment, voulait voir der-

rière l’incarnation maléfique du Professeur moriarty l’origine du malaise holmesien21. il est vrai que le dernier problème – récit où apparaît le « napoléon du crime » dans toute sa malfaisante prestance – peut être perçu, d’une certaine façon, comme l’expression d’un délire paranoïaque dont holmes se défend par ailleurs22 ; on sent poindre en effet, au fur et à mesure que le détective relate à son ami watson les différentes péripéties qu’il vient de vivre, un sentiment de persécution assorti d’un peur palpable et avouée23 : victime d’une série d’agressions les semaines précédant la visite faite à son biographe, holmes s’affiche en homme traqué (le prédateur qu’il incarnait jusque-là se meut en proie acculée à la fuite) qui tente, malgré tout de préserver sa dignité : « ce n’est pas être courageux, c’est être stupide que de refuser de croire au danger quand il vous menace de près24 ». en dépit de cette « crise » passagère qui trouvera son point de chute dans le duel holmes-moriarty, et dont la concrétion s’avère en pareilles circonstances tout à fait justifiée, notre personnage n’a rien d’un paranoïaque, même si cette quête peut prendre, par certains côtés, à cause de son aspect obsessionnel, une dimension assimilable. les causes véritables de la condition psychologique de Sherlock holmes nous demeureront probablement à jamais inconnues. néanmoins, il est certaines remarques faites par l’intéressé au cours de ses conversations menées avec watson qui peuvent laisser transparaître certains indices exploitables. la première d’entre elles est celle que nous avons déjà citée lors de notre tentative de diagnostic : « je professe une théorie selon laquelle l’individu représente dans son développement toute la série de ses ancêtres, ses brusques orientations vers le bien ou vers le mal traduisant une puissante influence qui trouve son origine dans son pedigree. L’individu devient, en quelque sorte, le résumé de l’histoire de sa propre famille25. » cette réflexion nous inspirent deux interprétations: 1) soit holmes se suppose atteint du même mal psychique qu’un de ses parents, en regard des symptômes qu’il a pu déceler chez lui-même, d’où cette allusion au poids héréditaire ; 2) soit, se sachant issu d’un noyau familial « toxique26 », il estime être le produit d’une lignée « maudite » en quelque sorte, et se perçoit comme la cristallisation ou le réceptacle

de tous les vices observés chez ses ancêtres - prédispositions ataviques latentes contre lesquelles il a dû se battre – et doit se battre encore –, en prenant à rebours les préceptes qui lui ont été inculqués pour se définir une identité indépendante construite sur la base d’une morale contradictoire à celle posée en modèle dans son enfance (attitude comparable à un acte de rébellion contre l’autorité parentale qui expliquerait peut-être cette impression de « selfmade man » que semble défendre Sherlock holmes). l’une comme l’autre, ces deux éventualités apparaissent concevables ; mais si l’on retient la première d’entre elle, alors notre exposé doit s’arrêter là : le diagnostic définitif trouvant sa définition dans un syndrome maniaco-dépressif héréditaire. or, d’autres symptômes relevés dans la personnalité du personnage nous pousse à mener plus avant notre réflexion. Si holmes n’était que maniaco-dépressif, comment pourrions-nous expliquer sa misogynie dont on ne peut dissocier son apparente abstinence sexuelle ? le caractère perverti des relations qu’il entretient avec autrui ? l’hypertrophie de son moi ? ou la ferveur obsessionnelle dont il fait montre à traquer le crime ? la définition de la personnalité border line exposée plus haut semble si bien se superposer avec celle du personnage qu’on ne peut, à peine énoncée, la laisser de côté. lors de sa réapparition dans lA mAison vide27 après le Grand Hiatus, Sherlock holmes a cette phrase qu’il destine à watson – que l’on soupçonne d’avoir perdu sa femme – mais qui, on le pressent, l’implique personnellement : « Le travail est le meilleur antidote au chagrin28 ». cette perception qu’il a de cette croisade qu’il mène pour la Justice dont il se dit être le représentant « dans la limite de ses modestes facultés29 » – comme l’unique moyen qu’il aurait trouvé, non plus de soustraire à « la monotonie de l’existence30 », mais celui permettant de soulager une ancienne blessure affective qui semble perdurer – pourrait être l’un des fondements de sa condition. on ne peut faire abstraction de cette détresse morale, d’autant plus qu’elle sera à nouveau évoquée à plusieurs reprises dans le Canon sous la forme de plaintives questions rhétoriques lorsque le détective, en proie à ses récurrents accès dépressifs, s’interrogera sur le pourquoi de sa condition31. que penser de ce chagrin, de cette

souffrance, de cette misère qui l’affectent et qui semble à l’origine de l’incontrôlable pulsion qui le pousse à agir avec ce désintéressement pécuniaire qu’il affecte vis-à-vis de ses clients et ce détachement mental absolu qui le mène parfois au bord de l’épuisement total ? toujours selon les psychiatres, les sujets ayant subis le joug d’un tyran domestique peuvent devenir à leur tour, par le mécanisme d’identification à l’agresseur, des prédateurs (pas nécessairement des pervers narcissiques). ils peuvent cependant aussi exprimer leur souffrance par d’autres moyens : en se confrontant personnellement aux symboles d’autorité que sont la police et la justice, ils remettraient en actes de façon symbolique des sévices subis durant l’enfance. chez holmes, s’il y a confrontation, celleci n’est pas synonyme d’affrontement, mais bien l’expression d’une concurrence – parfois déloyale – visant à supplanter l’autorité officielle : souvenons-nous du « je préfère jouer des tours à la loi anglaise plutôt qu’à ma propre conscience32 ». dans la tradition occidentale, au sein de la famille, le père représente métaphoriquement la loi, et la mère intercède auprès de lui jouant l’intermédiaire entre la loi symbolique qu’il incarne et ses enfants. quel rôle ce père a-t-il réellement joué dans l’enfance de Sherlock holmes ? et quel fut celui de la mère ? Si holmes fut effectivement la victime d’un père abusif, la mère lui servit-elle de complice active ou se terra-t-elle dans un silence tout aussi complice ? on ne peut négliger la profonde misogynie de notre personnage qui décrit les femmes comme des êtres inconséquents capables de « pactiser avec le crime33 » et chez qui, parfois, « l’amour de l’amant étouffe tout autre amour34 » - termes derrière lesquels pourrait peut-être transparaître le portrait de sa propre mère. on a posé le père comme vecteur pernicieux ; inversement, on peut concevoir la mère comme l’élément toxique du noyau familial : égoïste au point de se désintéresser de ses enfants – les privant ainsi de l’affection nécessaire à leur équilibre psychologique –, voire dépravée, elle peut être à l’origine d’un accès dépressif chez son époux qui, incapable de mettre un terme à ses infidélités, se laisse submerger par le chagrin – jusqu’à ce qu’il est raison de lui ? – et de la rancœur

de son (ses ?) fils qui, sigillé par ce manque d’amour et révolté à la fois par la conduite adultère de la mère et par la veulerie du père, développe une profonde aversion à l’égard de la gent féminine qu’elle représente en se protégeant de leurs charmes derrière le masque froid de l’insensibilité. le silence que holmes s’obstine à garder sur son passé et sa famille, ainsi que la personnalité tout aussi trouble de son frère mycroft, laisse penser que l’enfance des deux hommes n’a pas dû être de celle dont on se vante. quoi qu’il en soit, comme souvent d’ailleurs, la mère demeure la clé de l’énigme de la personnalité du détective. le choix du nom d’emprunt élu par Sherlock holmes durant ses pérégrinations au tibet – Sigerson35 – serait, pour certains, une revendication de sa filiation, du moins d’un hommage rendu au père perdu36, ce qui dans cette optique désignerait la mère comme coupable. l’étude du Canon ne nous permet pas d’aller plus loin dans nos allégations, nous laissons donc le lecteur à ces interrogations… qu’il passe au crible de ses intimes convictions ces propositions et choisisse à sa guise celle qui, selon lui, appartient au passé holmesien lequel demeurera à jamais scellé.

le dr WAtson, réFérent psychothérApeutiQue « patient résident »

du

c’est à l’époque où holmes et watson débutent leur collaboration que la psychologie s’impose en tant que discipline scientifique, en se défaisant de la tradition philosophique dont elle est issue pour adopter les critères et méthodes des sciences de la nature afin d’expliquer le comportement humain. dans la période qui nous intéresse, c’est-à-dire entre 1880 et 1910 environ37, ce sont ribot, charcot et Janet qui lui donnent ses lettres de noblesse en jetant les bases de la psychologie clinique laquelle, centrée sur la notion de personne, tente de résoudre ses contradictions en reprenant à son compte une conception à la fois humaniste et globaliste de l’homme – les théories de Freud dont on connaît l’envergure

n’en étant qu’à leurs balbutiements. en tant que science nouvellement investie, elle s’expose dans les différentes publications médicales, mais aussi dans celles dites de vulgarisation du moment donnant ainsi à l’opinion publique (plus particulièrement celle issue des classes sociales aisées) l’occasion de suivre ses avancées. même si la psychologie en tant que telle n’est pas explicitement désignée dans le Canon, elle en est une pierre maîtresse. composante de la méthodologie d’investigation inaugurée par holmes - lequel préconise, pour confondre un criminel, de se mettre à sa place dans des circonstances similaires au moment où il a perpétré son forfait et, après avoir évalué son intelligence38, imaginer la chronologie de ces actes et leur motivation (procédé annonçant les techniques de profilage moderne) -, elle transparaît aussi grâce à des références faites à différents travaux menés notamment par deux clients du détective : ainsi est-il question d’une monographie sur les lésions nerveuses – que semble avoir lu watson39 – dont l’auteur, le dr Percy trevelyan, a également conduit des recherches sur la pathologie de la catalepsie40 et des études du dr James mortimer, révélés par sa biographie dans L’Annuaire Médical41, dont – outre une thèse intitulée « La maladie est-elle une réversion ?» - deux articles, l’un « Quelques caprices de l’atavisme » paru dans the Lancet en 1882 et l’autre, « Progressons-nous ? » publié dans les pages du Journal de Psychologie en mars 1883. généraliste de formation, le dr watson que l’on voit parcourir les pages de la Gazette Médicale Anglaise42 dans l’employé de l’Agent de chAnge43 ou celles d’un nouveau traité de chirurgie dans un pince-nez en or44 donne l’impression d’être un lecteur assidu de cette littérature. eu regard de sa profession, il apparaît tout à fait naturel que le médecin qu’il est – bien qu’inactif durant une grande partie de la période nous intéressant - se tienne au courant des progrès médicaux et scientifiques, en général ; de ce fait, il a aussi connaissance des différents courants qu’ils véhiculent. on peut donc penser que le concept de psychothérapie ne lui est pas étranger. en se qualifiant d’« indécrottable badaud45 » lorsqu’il confie au lecteur son irrépressible curiosité excitée par la personne de

Sherlock holmes et en choisissant de mettre en récits ses « dons exceptionnels et ses qualités peu communes46 », le dr watson se donne un alibi : en tant qu’instance narratrice, il se retranche derrière des non-dits visant à cacher la nature exacte de la relation qu’il entretient avec holmes et, désignant ce dernier comme héros des aventures qu’il relate – en ne s’octroyant qu’une pâle fonction de faire-valoir – , il occulte son véritable rôle. car si holmes avoue ne pouvoir concevoir aucune chose qu’à travers le prisme de sa profession, il en est de même pour watson qui n’a pas un regard neutre à l’égard de son ami. Ses observations portent le sceau du professionnel. déjà dans une etude en rouge, on sent la griffe du docteur en médecine quand, décodant les symptômes dont il est le témoin, il tente de comprendre les accès de dépression de son colocataire – « son regard devenait si rêveur et si vague, que j’aurais pu le soupçonner de s’adonner à quelque narcotique47 ». et son diagnostic premier, bien qu’il le réfute (« sa sobriété en tout, sa tempérance habituelle interdisaient une telle supposition48 »), se vérifiera par la suite (« Sherlock Holmes prit la bouteille au coin de la cheminée, puis sortit la seringue hypodermique de son étui de cuir. (…) Son regard pensif s’arrêta sur le réseau veineux de l’avant-bras criblé d’innombrables traces de piqûres. Puis il y enfonça l’aiguille avec précision, injecta le liquide et se cala dans le fauteuil (…). Depuis plusieurs mois j’assistais à cette séance qui se renouvelait trois fois par jour49 »). Formé selon les principes qu’il s’est engagé à respecter en se soumettant au serment d’hippocrate, watson va parvenir à se libérer de cette réserve que lui impose celui qu’il décrit comme « le dernier homme avec lequel on pût se permettre une certaine indiscrétion50 » et laisser s’exprimer ses premières récriminations au sujet de la consommation de cocaïne à laquelle s’adonne occasionnellement holmes51 : « Considérez la chose dans son ensemble, s’écrie-t-il. Votre cerveau peut, en effet, connaître une acuité extraordinaire ; mais à quel prix ! C’est un processus pathologique et morbide qui provoque un renouvellement accéléré des tissus, qui peut donc entraîner un affaiblissement permanent. Vous connaissez aussi la noire dépression qui s’ensuit : le jeu en vaut-il la chandelle ? Pourquoi risquer de perdre pour un simple plaisir passager les grands dons qui sont en vous ?52» a compter

de cette prise de position initiale – qu’il a longuement mûrie53 -, watson s’investit d’une mission à laquelle il se consacrera avec une opiniâtreté comparable à celle que le détective déploie dans sa quête de justice et qu’il définit ainsi en conclusion de ses remontrances : « … ce n’est pas seulement l’ami qui parle en ce moment, mais le médecin en partie responsable de votre santé54». ainsi, celui que les lecteurs, abusés par ses comptes rendus, ont trop souvent considéré comme un terne assistant va-t-il se muer en praticien personnel du grand logicien, lequel devient dès lors son « patient résident » en quelque sorte. Soucieux du bien-être tant physique que moral de son ami, il va de par sa fonction d’« associé et de confident55 » veiller sur lui tout au long de sa carrière. a la fois conseiller, assistant et médecin du détective, il sera – soumis au secret professionnel - le dépositaire de l’énigme de sa troublante personnalité et le garant de son équilibre mental. la prise de conscience des désordres psychologiques de holmes, du moins sa détresse liée à la lucidité qu’il affiche quant à leur existence, ne se fera pas d’emblée. en effet, au cours d’une etude en rouge, dans le signe des QuAtre et les Aventures de façon générale, watson semble percevoir son ami comme un excentrique affublé d’une extravagante personnalité s’avérant pour lui le pendant de son génie. certes, le médecin qu’il est s’inquiète de l’alternance de ces accès maniaques et dépressifs dont holmes est la proie, et souligne sans s’y attarder certains traits exacerbés de son caractère : l’hypertrophie de son moi – qu’il qualifie d’égotisme -, le silence qu’il garde sur sa famille et son passé, son recours occasionnel à la cocaïne ou à la morphine, ou encore l’aversion qu’il éprouve à l’égard des femmes…mais il ne les tient pas pour emblématiques de troubles psychiques nécessitant une prise en charge. c’est probablement l’événement mentionné au début des propriétAires de reigAte qui conduit watson à évaluer toute l’ampleur de la pathologie de son ami et la torture morale qu’il endure. rappelons ces faits : au printemps 1887, holmes, ébranlé par un surmenage excessif, est alité à l’hôtel dulong de lyon, en proie « à la plus noire des dépressions56 » ; ayant réclamé watson à

son chevet, celui-ci, après l’avoir ramené en angleterre, lui impose une période de repos à la campagne. cet épisode, sur lequel watson ne s’étend pas mais qui trouvera sa réplique dix ans plus tard dans l’Aventure du pied du diAble, marque vraisemblablement un tournant dans leur relation : il désigne holmes - qui avoue être sujet à de soudaines et violentes crises57 - comme un être nerveusement fragilisé et révèle watson dans son rôle de référent (psycho)thérapeutique. dès lors, celui-ci va s’attacher d’abord à circonscrire les troubles pressentis, pour tenter ensuite d’ y remédier tout en atténuant cette détresse que holmes occulte derrière la vanité lui servant à la fois de leurre (pour détourner les regards indiscrets des troubles qui le taraudent) et de baume (pour nourrir son constant besoin de reconnaissance). Par une observation in vivo des conduites et comportements de son patient, par l’écoute sélective de ses propos pour y rechercher des indices tant langagiers qu’attitudinaux susceptibles de s’avérer révélateurs et, par nécessairement de manière formelle, par la mise en place avec l’accord58 (voire, peut-être, la demande, même tacite) du sujet souffrant visant à recueillir son point de vue sur le mal qui l’étreint et la prise en compte de vécu, watson a vraisemblablement concouru à la guérison de son ami. les récits qu’il nous confie ne se font en rien l’écho de ce travail psychothérapeutique que menèrent les deux hommes, pourtant une remarque semble accréditer ce postulat : « Progressivement, je l’avais détaché de sa manie de la drogue59, qui avait jadis failli entraver l’épanouissement de sa prodigieuse carrière. Je savais qu’à présent, dans des circonstances ordinaires, il n’avait plus envie de ce stimulant artificiel ; mais je savais aussi que son démon n’était pas tué, qu’il était seulement assoupi, que son sommeil était léger, et qu’il s’agitait dans les périodes d’inactivité60 », remarque derrière laquelle on pressent la pleine implication de watson dans la rémission de sa maladie. c’est probablement d’ailleurs grâce à sa prise de conscience des troubles psychologiques de holmes dans un premier temps, puis à son investissement personnel dans leur traitement que watson parviendra, d’une part, à supporter les brimades que lui impose parfois son ami et que, d’autre part, il lui accordera une amitié

sans concession – l’amenant, dans bien des cas, à délaisser femme, foyer et cabinet pour répondre aux attentes de son patient61. on s’est souvent interrogé sur les raisons de la longévité de cette amitié et sur sa nature exacte, les plaintes récurrentes de watson à propos des frasques de son ami laissant supposer, pour certains, quelque moyen de pression comme une forme de harcèlement peut-être. Si notre postulat est avéré, il n’en est rien ; les deux hommes sont en fait engagés l’un envers l’autre : holmes, nous l’avons vu dans un paragraphe précédent, a permis à watson de se réhabiliter socialement (son mariage et la reprise de ses activités médicales en étant l’expression) ; quant à watson, il a pleinement contribué à rendre son intégrité psychique à holmes en lui montrant le chemin de la guérison – sa mise en retraite étant un gage de réussite. mais nous ne saurons rien de cette thérapie. outre les reproches faits à holmes, inhérents à ses habitudes alimentaires, sa propension à trop préjuger de sa constitution de fer ou sa toxicomanie occasionnelle, rien ne transparaîtra dans les récits canoniques, rien excepté cette laconique remarque extraite d’un trois-QuArts A été perdu62 et cette autre qui semble la confirmer : « Vous possédez un degré magnifique le don de silence ! Ce qui vous rend un compagnon incomparable. Je vous assure que c’est énorme, pour moi, d’avoir quelqu’un à qui parler librement, car mes propres pensées ne sont pas très agréables63 » - comme des aveux à peine voilé, faisant naître chez le lecteur une impression vague qui, au-delà de cet égard presque maternel - empreint à la fois d’un désir de comprendre et d’une volition protectrice - dont fait montre watson, désigne le Canon non plus comme une suite de récits narrant soixante affaires exemplaires résolues par le maître, mais comme le long cheminement de celui-ci vers une rédemption l’affranchissant enfin de ces « périls plus considérables que toutes les tempêtes de la vie64 » .

F

les êtres sont rarement tels qu’on se les représente. ce lieu commun s’applique parfaitement au personnage de Sherlock holmes qu’un habile narrateur a érigé en mythe en mettant en exergue les traits louables de sa personnalité. Présenté comme un célibataire asocial et excentrique qui a voué son existence à la traque des criminels, le détective présente cependant une dualité qu’il s’obstine à travestir sous les attraits de fallacieuses motivations : le travail est son unique récompense, certes, mais en tant que moyen d’échapper à l’instabilité mentale dont il souffre et dont témoignent certaines de ses conduites aberrantes. l’hypertrophie de son moi qui l’amène à satisfaire ses désirs propres sans grande considération pour autrui, la conscience vaniteuse qu’il a de son génie (dans le domaine où il opère) jusqu’à se targuer de dépasser l’humanité ordinaire, le peu de cas qu’il affiche à l’égard de sa santé physique assimilable à de latentes tendances suicidaires, le refus de parler de son passé et de sa famille au point de laisser croire qu’il est orphelin et, bien sûr, ses accès de noire dépression qu’il combat grâce une solution de cocaïne qu’il s’injecte trois fois par jour le désignent comme soumis à une personnalité pathologique. ainsi, l’implacable logicien est-il marqué par les stigmates d’un mal psychique dont il a conscience et qu’il s’évertue à dissimuler derrière son obsessionnelle quête de justice. ainsi le masque de l’excentricité et son humeur caractérielle protègent-ils son moi profond lié à l’altérité. mais quel est donc le mystère de cette double nature ? la mise entre parenthèse de sa sexualité cacherait-elle un douloureux secret lié à son enfance ? toutes les questions peuvent être posées, mais rien ne transparaîtra. le moi divisé de Sherlock holmes est comparable – bien que moins explicite – à celui du dr Jekyll65, de dorian gray66, du dr moreau67 ou de dracula68 (lequel est l’archétype littéraire du pervers narcissique) : sous l’apparence respectable se cache le double inavouable et incontrôlable. Pourtant, contrairement à ces figures littéraires, holmes n’est jamais montré dans ses passages à l’acte –

ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas eu. les seuls actions répréhensibles qu’on ait à lui reprocher étant quelques cambriolages justifiées par la nécessité d’une enquête, des atteintes à sa personne physique (n’ayant pas abouti grâce à l’intervention de watson) et la mise en scène de sa mort symbolique présentée comme un acte sacrificiel. cependant, on le sent tiraillé par ses penchants (dont on le voit triompher grâce à son inébranlable volonté de maîtrise et grâce aussi, sans doute, à l’aide inestimable du dr watson) dont le spectre demeure, malgré tout, ancré en lui et contre lequel ces remarques en apparence innocentes - « j’aurais pu me faire un nom chez les gangsters69 » ou mieux : « j’ai toujours eu l’idée que j’aurais fait un criminel de très grande classe70 » - lui servent d’exorcismes. les surhommes ont leurs travers, mais plus que tout autre holmes se démarque. atteint d’une pathologie que nous avons identifiée comme étant probablement une personnalité borderline, il n’en est cependant pas totalement dépendant et parvient à maîtriser ses pulsions en les déchargeant dans sa traque du mal : la logique pour contrer des affres émotionnels qui le rongent et dont le recours à la drogue s’avère l’unique moyen d'éreinter leurs sempiternels assauts ; la rigueur froide et mathématique pour se prémunir des sentiments humains lesquels, dans leur inconstance, ne donnent aucune assise ni certitude en n’apportant que l’amertume du désenchantement et la douleur de blessures inaltérables que même le temps semble impuissant à refermer, telles sont les armes illusoires dont se munit Sherlock holmes pour se sauver de ses désordres psychiques. l’amitié du dr watson - qui, en le démasquant, parviendra à se soustraire à l’influence qu’il tente de lui imposer – sera sa planche de salut : en le convaincant de reconsidérer son vécu, de mettre en mots les tourments qui font de lui ce qu’il a tenté de se dissimuler toute sa vie durant, watson dans son rôle d’analyste le guidera peu à peu sur le chemin de la guérison et, en l’amenant à accepter le poids de sa personnalité meurtrie, lui permettra de s’affranchir. comment cela fut-il possible ? « Quelque part sous les voûtes de la Banque Cox & Co, à Charing Cross, il y a une malle en fer-blanc cabossée qui a beaucoup voyagé et qui

porte sur le couvercle [un] nom : « John H. Watson, docteur en médecine, démobilisé de l’armée des Indes ». Elle est bourrée de papiers, de notes, de dossiers concernant les divers problèmes qu’eut à résoudre M. Sherlock Holmes…71 » et, probablement, si ils n’ont pas été détruits, les comptes rendus des séances d’analyse que le grand détective anglais accepta de suivre à l’initiative de son compagnon …

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