Phénice La revue du Centre d’Etudes Phénoménologiques de Nice [ISSN 2100-0662]
N Nuum méérroo ssppéécciiaall,, m maaii 22000099 ::
L Lee PPrréésseenntt Textes de présentation des séances de l’atelier du CEPHEN, année 2008-2009, Université de Nice Sophia-Antipolis. SSoom mm maaiirree •
G. Jean / D. Popa : Editorial (p. 2).
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G. Jean : Séance d’ouverture (p. 3-9).
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D. Popa : Le temps à son origine — La question phénoménologique du temps (p. 10-20).
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S. Finetti : Introduction au présent vivant dans la phénoménologie du temps de Husserl (p. 21-26).
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P. Métral : Michel Henry et la critique de la temporalité chez Husserl et Heidegger (p. 27-45).
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I. Römer : Le caractère aporétique du temps au sein du présent élargi — Husserl, Derrida, Ricœur (p. 46-54).
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G. Jean : Histoire et être — Heidegger et l’esquive du présent (p. 55-70).
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P-J. Fichet : Temps éthique et temps ontique dans la philosophie de Kant (p. 71-86).
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G. Condello : La modernité comme temporalité (p. 87-99).
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G. Jean / D. Popa : Le présent à la lumière de l’événement — Autour de C. Romano (p. 100-108).
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Annexe : Bibliographie générale (p. 109-111).
Phénice [ISSN 2100-0662], Numéro spécial, mai 2009 : Le Présent.
Éditorial
Ce numéro spécial de Phénice regroupe les textes de présentation de chacune des séances de l’atelier du CEPHEN, tenu à l’université de Nice Sophia-Antipolis au cours de l’année 2008-2009, et consacré au problème phénoménologique du « présent ». Contrairement à l’atelier de l’année précédente, lors duquel nous nous étions à tour de rôle chargés de préparer et d’animer nos séances de travail, il nous a paru important de confier dès cette année chacune d’entre elles à un intervenant différent, afin de multiplier les perspectives et d’enrichir le traitement de notre problématique, mais aussi de répondre à cette exigence — qui nous tient tant à cœur — d’un travail phénoménologique mené en commun. Qu’il nous soit donc permis de remercier sincèrement G. Condello, P-J. Fichet, S. Finetti, P. Marcolini, P. Métral et I. Römer, non seulement pour leur disponibilité et leur compétence — mais aussi pour ce qu’il nous faut bien appeler la qualité de leur présence. Pour cette même présence, nous remercions également tous les participants de cet atelier qui, spécialistes ou non, et séance après séance, ont su lui donner le corps et l’âme dont il avait besoin pour exister. Signalons enfin que, à l’instar du numéro de notre revue consacré à « la réduction phénoménologique », nous avons à quelques exceptions près tenu à conserver le caractère « oral » et souvent pédagogique de ces textes, et ne les avons modifiés que pour en rendre la lecture plus fluide. Ainsi, du moins nous l’espérons, laisseront-ils transparaître un peu de la vie et de la chaleur de nos réunions.
Grégori Jean et Délia Popa.
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Phénice La revue du Centre d’Etudes Phénoménologiques de Nice [ISSN 2100-0662]
N Nuum méérroo ssppéécciiaall,, m maaii 22000099 ::
L Lee PPrréésseenntt Textes de présentation des séances de l’atelier du CEPHEN, premier et second semestre 2008-2009, Université de Nice Sophia-Antipolis.
SSééaannccee dd’’oouuvveerrttuurree Grégori Jean
Phénice [ISSN 2100-0662], Numéro spécial, mai 2009 : Le Présent.
Séance d’ouverture 1/ Présentation du thème. a/ Remarques méthodologiques. L’atelier de l’année dernière était consacré à la réduction phénoménologique. En un certain sens, cela allait de soi. Par quoi commencer un « atelier » de phénoménologie, si ce n’est par la question de la réduction phénoménologique ? De quelque manière qu’on la conçoive, et quelle que soit la position qu’on adopte à son égard, la phénoménologie est dans son essence même inséparable de la mise en pratique de la réduction phénoménologique. Mieux : la réduction phénoménologique n’est autre que le geste d’ouverture du champ d’expérience
phénoménologique,
ou
l’expérience
première
de
l’institution
du
« phénoménologique » comme tel. Il n’y a pas de phénoménologie sans réduction. Alors bien entendu, l’on pourrait considérer que, dans toute investigation phénoménologique, le sens de la réduction est présupposé. C’est vrai dans une certaine mesure, mais qui ne doit pas arrêter ceux qui n’ont pas suivi notre atelier de l’année dernière, au moins pour deux raisons : 1/ La première est que la réduction phénoménologique n’est pas un dogme ou une posture mystique, n’est pas un sésame vous permettant d’entrer dans le royaume du « phénoménologique » et vous laissant à l’extérieur si vous ne le possédez pas. Et c’est justement ce que l’atelier de l’année dernière avait pour but de montrer : il y autant de conception de la réduction phénoménologique que de phénoménologues — et en ce sens, aucun sens univoque de la réduction que vous devriez connaître pour faire de la phénoménologie. 2/ La deuxième, la plus importante, n’est qu’une suite de la première : non seulement il n’y a aucun dogme de la réduction, mais de plus, en un sens minimal, la réduction est l’antidogme même. Pratiquer la réduction phénoménologique, en tout cas en un sens premier, c’est simplement accepter de décrire les choses telles qu’elles se donnent, telles qu’elles se montrent, et telles que vous les vivez vous-mêmes, sans faire appel à quelque théorie que ce soit. Ce qui fait donc d’abord obstacle à la phénoménologie, ce n’est pas le défaut d’un quelconque savoir, mais dans une certaine mesure le savoir lui-même. Il s’agit donc d’accepter le retour à une première naïveté, justement parce que cette naïveté est fondamentalement première et peut seule expliquer et fonder toute « théorie » supposée en être l’explication.
© Grégori JEAN — Séance d’ouverture.
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Par conséquent, et pour conclure sur ce point, le seul réquisit méthodologique de cet atelier est que vous soyez prêts à entrer dans ce « non-savoir » radical. Bien entendu, comme toute philosophie, la phénoménologie possède un langage technique, et s’expose sur un mode théorique souvent complexe à décrypter. Chaque fois cependant que vous ne comprenez pas une chose en phénoménologie, dites-vous que c’est parce que vous ne voyez pas les choses assez simplement. Voir les choses simplement, tel est le plus difficile — notamment aujourd’hui. b/ Le problème du présent. Je passe maintenant au choix du thème de cet atelier. L’envie de travailler sur la question de la temporalité a surgi en quelque sorte naturellement à la fin de l’année dernière, et ce pour au moins trois raisons : 1/ D’une part, c’est un thème suffisamment large pour concerner l’ensemble de la tradition phénoménologique. 2/ D’autre part, c’est un thème sur lequel la phénoménologie a renouvelé en profondeur la philosophie. 3/ Enfin, c’est un thème extrêmement problématique pour la phénoménologie ellemême, de sorte qu’il constitue un fil directeur extrêmement puissant pour lire et comprendre l’histoire de la phénoménologie, son évolution, et les critiques que les différents phénoménologues s’adressent les uns aux autres. Cela dit, l’idée de « temporalité » nous a semblé trop large et indéterminée pour servir de titre à cet atelier. C’est pourquoi nous avons tenu à le spécifier : « Le présent ». Car le problème du présent concentre en effet, en lui-même, le problème phénoménologique de la temporalité en tant que telle. C’est ce que je voudrais indiquer ici rapidement. 1/ Au sein du phénomène de la temporalité, le présent semble d’abord posséder une sorte de primat qu’il est difficile de lui contester. Dans une certaine mesure, le « primat du présent » n’est pas tant une thèse philosophique sur le temps qu’une sorte d’évidence première : le temps, c’est toujours « maintenant » ; ce que je perçois, je le perçois « maintenant », comme c’est « maintenant » que je m’appréhende comme le sujet de cette perception, et par extension, de l’ensemble de mes actes ou de mes « vécus ». Le « sol » de toute vie comme de © Grégori JEAN — Séance d’ouverture.
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toute connaissance serait ainsi cette « présence » à soi comme au monde — cette « présence » au monde sur le fondement de cette présence à soi et, corrélativement, cette présence à soi sur le fondement de cette présence des choses et des autres. 2/ La phénoménologie entretient à l’égard d’une telle « évidence » un rapport profondément ambigu. La critique quasi-unanime, dans la tradition post-husserlienne, du caractère « métaphysique » — au sens péjoratif du terme — de ce primat de la « présence », ne doit pas masquer le fait que le premier geste phénoménologique fût de sauver le phénomène de la présence de l’inconsistance dans laquelle le plonge sa mise en question pour ainsi dire « spontanée ». Certes, si le passé n’est plus et l’avenir n’est pas encore, seul le présent « est », et en retour, ce n’est qu’en tant qu’ils sont eux-mêmes « présents » — dans le souvenir ou l’attente — que passé et avenir peuvent eux-mêmes être dits « exister ». C’est au fond la thèse de saint Augustin au § XX du livre XI des Confessions : « Il est (…) évident et clair que ni l'avenir ni le passé ne sont et qu'il est impropre de dire : il y a trois temps, le passé, le présent, l'avenir, mais qu'il serait exact de dire : il y a trois temps, un présent au sujet du passé, un présent au sujet du présent, un présent au sujet de l'avenir. Il y a en effet dans l'âme ces trois instances, et je ne les vois pas ailleurs : un présent relatif au passé, la mémoire, un présent relatif au présent, la perception, un présent relatif à l'avenir, l'attente. Si l'on me permet ces expressions, ce sont bien trois temps que je vois et je conviens qu'il y en a trois. »
Mais c’est dès lors le présent lui-même, toujours déjà passé ou toujours encore anticipé, qui se réduit tendanciellement à un « atome temporel » insaisissable et sans épaisseur, pur point mathématique en dernière instance aussi « irréel » que les autres dimensions du temps qu’il est pourtant supposé « porter ». Et c’est ce que semble dire Augustin au § XV : « Si on conçoit un point de temps, tel qu’il ne puisse être divisé en particules d’instants, si petites soient-elles, c’est cela seulement qu’on peut dire « présent », et ce point vole si rapidement du futur au passé qu’il n’a aucune étendue de durée. Car s’il était étendu, il se diviserait en passé et en futur, mais le présent n’a point d’étendue »
3/ Or c’est finalement contre une telle conséquence, sans doute en germe dans la thèse augustinienne du temps comme « distension de l’âme » (chap. XXV) — on pourrait bien entendu l’interpréter autrement —, mais encore caractéristique de l’approche brentanienne de la temporalité, que Husserl, dans ses leçons consacrées à « la conscience intime du temps », entreprend de sauver la « présence » du présent. Une fois mis en suspens tout temps « objectif »,
© Grégori JEAN — Séance d’ouverture.
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le « tout juste passé » et le « tout juste à venir » ne se manifestent plus comme des « irréalités » ou des données « imaginaires », mais comme les dimensions de « rétention » et de « protention » propres à élargir la « présence » et à rendre sa légitimité à ce « champ de présent » — comprenant lui-même du « tout juste passé » et du « tout juste à venir » — dans lequel nous sommes à nous-mêmes, au monde et aux autres, et qui se dissout dès lors précisément que nous faisons abstraction de la manière effectivement subjective dont nous le vivons. 4/ Dans ce geste inaugural, Husserl rend ainsi la présence à elle-même en même temps que, paradoxalement, il rend possible son authentique mise en question. Authentique, non seulement parce que la contestation d’un « primat métaphysique de la présence » tranchera sur toute thèse naïve sur « l’évanescence » voire l’irréalité du présent, mais aussi parce que la « présence » husserlienne comprenant en elle les trois « dimensions » du temps, sa critique ne saurait prendre la forme d’une prise de parti pour l’une contre les autres. Autrement dit, la présence n’étant plus le présent — par opposition au passé et à l’avenir — mais une certaine forme de temporalisation du temps dans son intégralité — présent, passé comme avenir —, la mise en cause de la « métaphysique de la présence » ne sera pas tant celle d’un primat du « présent » que de la manière dont se pose la question du temps à partir de la présence. c/ Temps et être. Et il s’agit ici de saisir l’enjeu proprement ontologique d’une telle critique, c’est-à-dire le lien intrinsèque unissant le problème du temps à celui de l’être. L’expression même de « présence » possède en effet un double sens : celui d’un mode du temps (« le présent »), mais aussi d’un mode d’être (la « présence » des choses, du monde, et de nous-mêmes). Comment comprendre ce lien intrinsèque entre un mode déterminé de la temporalité et le type d’échanges que nous entretenons habituellement avec notre milieu de vie, avec les choses et les êtres qui le composent ? C’est Heidegger qui, sans doute, nous a appris à saisir une telle corrélation, et à l’ériger en problème. « Être et temps » n’est pas d’abord le titre d’un livre, mais, selon Heidegger, celui d’un problème philosophique fondamental, et d’une thèse implicite « ininterrogée » par la tradition : celle d’un lien intrinsèque entre compréhension du temps et détermination de l’être, et plus spécifiquement, celle du lien intrinsèque de l’être et du présent — celle de l’être comme « présence ». © Grégori JEAN — Séance d’ouverture.
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Or quelle est la nécessité de ce lien entre l’être et le temps, et pourquoi, eu égard à cette corrélation, la tradition métaphysique occidentale a-t-elle implicitement opté pour le « présent » comme fil conducteur de l’interrogation « ontologique » ? Telle est l’énigme : « Depuis longtemps, le « temps » fonctionne comme critère ontologique, ou plutôt ontique de la distinction naïve entre les différentes régions de l’étant. On oppose un « temporellement » étant (les processus naturels et les événements historiques) à un « intemporellement » étant (les rapports spatiaux et numériques). De même on a coutume de dissocier le sens « atemporel » des propositions du cours « temporel » de leur énonciation. Enfin l’on découvre un « abîme » entre le « temporellement » étant et l’éternel « supra-temporel », abîme que l’on s’efforce de franchir. « Temporel » signifie ici à chaque fois autant que : étant « dans le temps », détermination qui bien entendu ne manque pas non plus d’obscurité. Mais le fait est là : le temps, au sens de l’« être dans le temps », fonctionne comme critère de la séparation entre régions de l’être. Comment le temps a-t-il été investi de cette fonction ontologique privilégiée ? De quel droit est-ce justement quelque chose comme le temps qui joue ce rôle de critère ? (…) Autant de questions qui jusqu’ici n’ont été ni soulevées, ni approfondies. Le « temps » — interprété dans l’horizon de sa compréhension vulgaire — a pour ainsi dire accédé « de lui-même » à cette fonction ontologique « évidente », et jusqu’à nos jours il s’y est maintenu. Ce qu’il faut au contraire montrer sur la base de la question élaborée du sens de l’être, c’est que et comment la problématique centrale de toute ontologie est enracinée dans le phénomène du temps bien aperçu et bien explicité. » 1 « La destruction se voit confrontée à la tâche d’interpréter le sol de l’ontologie antique à la lumière de la problématique de l’être-temporal. Or il apparaît alors que l’explicitation antique de l’être de l’étant est orientée sur le « monde » ou la « nature » au sens le plus large et qu’en effet elle obtient la compréhension de l’être à partir du « temps ». La preuve extérieure — elle n’est bien sûr que cela — en est la détermination du sens de l’être comme parousia ou ousia, ce qui signifie ontologico-temporalement la « présence ». L’étant est saisi en son être comme « présence », c’est-à-dire qu’il est compris par rapport à un mode temporel déterminé, le « présent ». (…) Le legein lui-même, ou le noein — le pur et simple accueil de quelque chose (…) que Parménide avait déjà pris pour guide de l’explicitation de l’être — a la structure temporale du pur « présentifier » de quelque chose. L’étant qui se montre en lui et pour lui, et qui est compris comme le proprement étant, reçoit par conséquent son interprétation par rapport au pré-sent (Gegenwart), c’est-à-dire qu’il est conçu comme présence (ousia). Cependant, cette interprétation grecque de l’être s’accomplit sans aucun savoir exprès du fil conducteur qui y fonctionne, sans connaissance ou même sans compréhension de la fonction ontologique fondamentale du temps, sans aperçu sur le fondement de la possibilité de cette fonction… » 2
Ainsi s’annonce un tournant, non pas dans la conception du temps, mais dans le mode de questionnement auquel on le soumet : passant d’une réflexion sur le temps à une réflexion sur la temporalisation de la temporalité, on s’interrogera moins sur « l’essence » du temps que sur sa « provenance » — la question n’étant plus de savoir ce qu’il est mais d’où il vient, ou plus précisément : de quand il vient, dans l’indissolubilité de ses trois dimensions de passé,
1 2
Heidegger, Être et temps, § 5, trad. fr. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, p. 37. Ibid., § 6, p. 41.
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de présent et d’avenir. Qu’il s’agisse alors de faire valoir un primat de l’avenir (Heidegger), du passé (Lévinas) ou, paradoxalement, du présent lui-même (Henry) voire de sa perpétuelle « différance » (Derrida), cet avenir, ce passé, ce présent ou cette « différance » sont précisément tels qu’ils « fondent » chaque fois la présence comme telle et, avec ses propres dimensions phénoménales de passé et d’avenir, la « défont » dans sa prétention à constituer l’origine de la temporalisation. Chacune des dimensions temporelles se trouve ainsi redoublée : une fois comme origine de la temporalité, une autre comme dimension présente dans le champ de présence. D’où les thèmes caractéristiques d’un passé « qui n’a jamais été présent », d’un avenir qui ne le sera jamais, ou d’un présent échappant par principe à toute conscience du présent, soit qu’il ne cesse de « différer », soit qu’il ne soit jamais saisissable dans la lumière ouverte d’une quelconque « présence ». L’objet de cet atelier consistera ainsi à faire le point sur une telle problématique, non seulement pour tenter de saisir ce qui se joue, dans un tel déplacement, concernant notre manière de vivre le temps, mais aussi afin d’interroger l’expression même de « métaphysique de la présence » : s’agit-il, dans son usage critique voire polémique, de mettre en cause la présence elle-même et son « primat » phénoménologique, ou bien seulement de mettre en relief ce qui la sépare de son origine, de telle sorte que la mise en question de ses prétentions « métaphysiques » à l’originarité s’accompagne de sa paradoxale mais nécessaire sauvegarde ? Bien plus que de nous éloigner de la présence, sa « défection » n’est-elle pas ce qui, indissolublement, ne cesse de nous y ramener, comme ce « par rapport à quoi » l’écart devient manifeste, voire comme ce à quoi la temporalisation elle-même nous « destine » ?
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11èèèrrreee ssééaannccee LLee tteem mppss àà ssoonn oorriiggiinnee LLaa qquueessttiioonn pphhéénnoom méénnoollooggiiqquuee dduu tteem mppss Délia Popa
Phénice [ISSN 2100-0662], Numéro spécial, mai 2009 : Le Présent.
Le temps à son origine. La question phénoménologique du temps
Introduction Père de la phénoménologie contemporaine, Edmund Husserl est également l’auteur de la première théorie phénoménologique du temps dont le centre de gravité est occupé par la question du présent. Les bases de cette théorie sont présentées par Husserl devant ses étudiants de Göttingen pendant le semestre d’hiver de l’année 1904-1905, mais verront le jour sous la forme d’un livre seulement une vingtaine d’années plus tard, dans une édition longuement préparée par E Stein et M. Heidegger. La thèse qu’il y a toujours pour nous du présent (entendu à la fois comme présence à soi de la conscience et comme présence à ce qui nous entoure) constitue le socle de cette première théorie phénoménologique sur le temps, autour de laquelle toutes les directions de recherche husserliennes (qu’il s’agisse de celles réalisées dans le cadre de la phénoménologie statique ou de celles réalisées après le « tournant » génétique) se sont organisées comme autour d’un noyau. Pourquoi accorder une telle importance aux analyses phénoménologiques du temps ? Parce que ce dont le phénomène du temps rend compte c’est la nature de flux (Strom) de la vie consciente, la manière dont les différents moments de la constitution de sens intentionnelle s’enchaînent pour qu’il y ait pour nous des objets situés dans un monde qui dure et qui se présente comme le même au sein des changements multiples qui le travaillent. A poser ainsi la condition des descriptions phénoménologiques, il y lieu de se demander si la conscience du temps n’est pas précédée à son tour par la conscience, plus ample, de l’histoire : une histoire de la constitution comme source de l’objectivité. Mais cette question dépasse le cadre husserlien d’analyse, qui trouve dans la conscience du temps son dernier ressort et son premier repère. Si j’ai soulevé cette hypothèse c’est parce que ce qui intéresse Husserl dans ses analyses sur le temps sera, comme dans les Recherches logiques, le mode de constitution de l’objectivité comme pôle d’identité de nos prestations subjectives : il s’agit de l’objectivité du temps, mais aussi de l’objectivité du monde, les deux étant étroitement liées, car « c’est dans la conscience du temps que s’accomplit toute objectivation »1. Cette objectivité est à la fois 1
E. Husserl, Leçons sur la conscience intime du temps, tr. fr. Dussort, Paris, PUF/Epiméthée (abrégé LCT pour la suite), §31, p. 84. © Délia Popa — 11 Le temps à son origine. La question phénoménologique du temps.
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remise en question et assurée par l’écoulement temporel : remise en question par le changement perpétuel qu’il entraîne, qui fait qu’aucun moment de ce que nous vivons ne peut rester le même, et assurée, dans la mesure où la continuité des durées temporelles rend possible la perception d’un objet comme étant le même. L’outil d’analyse des recherches temporelles husserliennes c’est l’intentionnalité, dont l’auteur a préparé la théorie dans les Recherches logiques, publiées quelques années auparavant. L’intentionnalité y est décrite comme la structure même de la vie consciente, et c’est donc tout naturellement que l’on la retrouve dans les Leçons qui sont une sorte d’application des découvertes épistémologiques de 1900-1901. Le phénomène du temps va être analysé par Husserl à partir des actes de conscience qui visent des objets, toute la question étant de savoir quel est le mode intentionnel qui rend compte de l’écoulement du temps. L’objectivité du temps sera fondée en un premier temps dans l’intentionnalité immanente qui en constitue le sens : il s’agira alors de montrer qu’à chaque objet temporel correspond un acte intentionnel qui l’investit d’un sens spécifique (présent, passé ou futur). Mais lorsqu’il en vient à décrire cet acte, Husserl se verra contraint d’aller plus loin, pour fonder encore plus radicalement le flux temporel de la conscience dans des données préintentionnelles : la conscience absolue découverte à l’origine du temps ne pourra plus être décrite dès lors à partir de l’enchaînement des actes intentionnels, mais seulement à partir du matériau purement immanent de la présence à soi. Je vous propose aujourd’hui un parcours en trois étapes qui suit l’évolution des Leçons : on abordera en un premier temps la nécessité de fonder phénoménologiquement le temps et le débat que Husserl engage avec Brentano ; puis la théorie intentionnelle de la temporalité et du double versant qu’elle implique : intentionnalité transversale et intentionnalité longitudinale ; et on parlera à la fin de l’origine du temps dans une conscience absolument immanente, de manière à préparer la discussion proposée pour la fois prochaine par Stéphane Finetti sur le présent vivant (lebendige Gegenwart). 1/ La nécessité d’une théorie phénoménologique du temps L’exigence d’entamer une analyse phénoménologique du temps qui décrive le vécu temporel indépendamment de l’objectivité temporelle qui constitue son corrélat intentionnel (§1), amène Husserl à traiter de l’origine du temps (§2). Est en jeu dans cette question la possibilité même de l’expérience telle qu’elle repose sur des données phénoménologiques © Délia Popa — 12 Le temps à son origine. La question phénoménologique du temps.
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immanentes irréfutables, à savoir les vécus et leurs rapports à des corrélats objectifs. C’est ce qui distingue une analyse phénoménologique du temps, d’une analyse objective ou psychologique : ce n’est ni le temps en soi, ni le temps pour moi que Husserl se propose d’aborder, mais le sens du temps tel qu’il s’amorce progressivement dans la vie consciente, en soutenant avec constance l’écoulement de ses vécus et en produisant leur changement continu. Au lieu de partir du temps comme donnée objective de l’existence, insérée dans le monde comme une dimension entre autres, la phénoménologie se propose de décrire « l’a priori du temps »1 compris comme la genèse de la temporalité dans la conscience, telle qu’elle émerge dans l’intentionnalité qui l’anime. Derrière le temps « perçu » comme objectif, il faut retrouver le temps « senti », chargé de visées intentionnelles2. Mais cette formation primitive de la conscience du temps ne se réduit pas non plus au « matériau de sensation originel » censé rendre compte de notre sens du temps, que recherche la psychologie. La phénoménologie interroge la genèse du temps en observant les vécus « d’après leur sens objectif », en tant qu’ils produisent du sens objectif, mais indépendamment de toute réalité psycho-physique où ils seraient préalablement insérés3. (Lecture §1, p. 13 de la traduction française) Aussitôt le problème posé à ce niveau radical, l’interrogation surgit quant à la manière dont les vécus temporels s’enchaînent les uns aux autres. Car, s’il est facile de comprendre qu’un acte intentionnel est à trouver derrière chaque objectité temporelle (le moment X ou Y ou Z), il est beaucoup plus difficile de rendre compte de ce qui assure le lien entre les actes intentionnels multiples, qui fait que le futur devient du présent et le présent devient du passé. Cette question est importante non seulement pour rendre compte de la nature de flux du temps de la conscience, mais aussi pour expliquer pourquoi, bien qu’il se transforme constamment en autre chose, le présent n’est jamais perdu. Comment les divers moments du temps se relient-ils les uns aux autres ? Franz Brentano, qui fut, comme on le sait, le maître qui a initié Husserl dans le domaine de la psychologie, avait répondu à cette question par une théorie des « associations originaires », représentations complexes que l’imagination aidée par la mémoire produirait pour tenir ensemble les moments de temps différents. L’imagination étant celle qui nous permet de 1
LCT, §2, p. 15. LCT, §1, p. 11-12. 3 « Nous n’avons affaire à la réalité que dans la mesure où elle est visée, représentée, intuitionnée, conceptuellement pensée. Ce qui, à l’égard du problème du temps, veut dire : ce sont les vécus de temps qui nous intéressent » LCT, §2, p. 15. 2
© Délia Popa — 13 Le temps à son origine. La question phénoménologique du temps.
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réunir dans un même moment le souvenir et le présent, c’est en elle qu’il faut chercher la source d’une association plus profonde entre des moments de temps différents. Mais il y a plus : la simple sensation d’un maintenant ne pouvant pas engager un écoulement temporel, c’est par l’imagination que cette sensation devient temporelle, en se reliant aux sensations qui se succèdent à elle. Comment l’imagination parvient-elle à produire en nous le sens du temps ? Par une modification qu’elle imprime à la sensation du maintenant, par laquelle celleci se fabrique une représentation d’imagination (Phantasivorstellung) qui accompagne la perception de l’instant. Selon Brentano, s’il y a écoulement du temps c’est parce que qu’il y a comme une deuxième conscience du temps (une espèce de conscience de deuxième degré) qui assure, comme un arrière-fond fait de représentations synthétiques, l’association du présent, du passé et de l’avenir. Cette théorie psychologique du temps débouche sur plusieurs apories : - l’impossibilité de distinguer clairement, parmi les vécus temporels, ce qui relève de la perception et ce qui relève de l’imagination. Instituée en conscience originaire de la temporalité, l’imagination « engloutit » la perception, qui s’efface dans les représentations qui sont censées la fonder. Dans la temporalité brentanienne, tout finit par être imaginaire et la conscience du présent elle-même apparaît comme irréelle, dans la mesure où elle se modifie constamment pour s’associer à d’autres moments du temps. Contrairement à Brentano, Husserl montrera que c’est la perception qui est originaire dans la genèse du temps et que la conscience du présent qui lui correspond doit fonder l’écoulement temporel. - le passé devient complètement irréel, l’écoulement temporel n’est rien d’autre qu’une transformation du présent en phantasme, ce qui fait que l’on se retrouve avec un flopée constamment enrichie de représentations vagues et dépourvus d’une véritable conscience du présent (à partir duquel le passé lui-même pourrait être retrouvé comme réel et vivant). - les associations originaires rendent compte de la succession des moments contigus, mais quand il est question de relier le passé éloigné au présent, on doit faire appel à des représentations associatives de deuxième degré, donc à des imaginations d’imaginations1, difficiles à distinguer cependant des imaginations simples. - la modification imaginative ne rend pas compte de la succession, à savoir de la manière dont les moments se remplacent l’un l’autre dans le présent, tout en conservant les vécus passés ; chez Brentano tous les moments sont « enfermés dans la conscience du présent »2 comme des
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LCT, §6, p. 27. LCT, §6, p. 29.
© Délia Popa — 14 Le temps à son origine. La question phénoménologique du temps.
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contenus de sensation attachés les uns aux autres : ils sont donc simultanés et non pas successifs. - il n’y a pas de différence entre la sensation de temps, la visée qui donne sens à cette sensation et l’objet auquel cette visée se rapporte. Le maintenant, dont Husserl fera la source du temps, naît parce qu’il y a une appréhension présente qui s’empare d’un contenu présent pour viser un moment temporel objectif : par exemple ce maintenant-ci pendant lequel je vous regarde et qui ne peut être confondu avec aucun autre. 2/ L’intentionnalité entrelacée de la temporalité Critiquant la théorie brentanienne, Husserl s’interroge : « qu’y a-t-il dans l’apparaître du temps ? »1. Certainement pas de simples sensations de temps, obtenues par l’excitation qu’exerceraient sur nous les objets temporels ; et certainement pas des associations imaginatives qui permettent à ces sensations ponctuelles de s’enchaîner les unes aux autres. Ces explications fournies par Brentano sont redevables à des présupposés psychologistes que l’analyse phénoménologique veut mettre entre parenthèses. Cependant, il faut reconnaître que Brentano ne s’est pas trompé sur la nature de ce qu’il décrit et qui doit être reconnu comme une donnée phénoménologique : il y a de l’apparaître temporel, il y a du maintenant et il y a « l’unité de la conscience qui embrasse présent et passé ». Rien ne prouve, toutefois, le rôle fondateur de cette unité joué par l’imagination, qui ferait donc que notre conscience du temps s’enracine en elle. La source de la conscience du temps doit être recherchée dans le temps luimême, qui est une conscience originaire. Sensible à l’effort descriptif brentanien, Husserl essayera de rendre compte du continuum temporel autrement que par une loi empirique d’association des moments : par un entrelacement d’actes intentionnels qui fait que la conscience du présent se relie à la conscience de ce qui a été et de ce qui sera, sans perdre pour autant son caractère de présent. Il faut reconnaître effectivement, qu’il n’y a pas un seul acte qui réunit l’ensemble des sons d’une mélodie, mais une « multiplicité de données et d’appréhensions immanentes »2. Une fois que leur analyse est engagée, les difficultés deviennent plus nombreuses, car chaque partie de la vie consciente (qu’il s’agisse de ses objets, de ses actes ou de ses contenus de
1 2
LCT, §6, p. 25. LCT, §7, p. 35.
© Délia Popa — 15 Le temps à son origine. La question phénoménologique du temps.
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sensation) est investie par la temporalisation1. Ce que l’on cherche à décrire par les moyens de l’analyse intentionnelle est découvert à la base de tout ce qui compose l’intentionnalité comme « temporalité phénoménologique » dont l’essence est irréductible. L’exemple qui guidera Husserl dans ses analyses du développement de la temporalité immanente est celui du son et de la mélodie : pour expliquer sa durée faite de changement et de conservation des sons passés, il faut montrer comment le moment présent glisse dans le passé tout en étant retenu avec les autres sons qui lui succèdent. Pour expliquer ce passage, il ne faut pas en rester à l’analyse de la constitution du moment présent ponctuel, pour en venir après à le relier aux autres moments. Mais il ne faut pas non plus supposer une représentation primitive qui nous permet de rendre compte de ce lien. La découverte phénoménologique de la rétention, comprise non pas comme moment spécifique du temps, mais comme forme d’une « modification continue »2 permet de rendre compte de la durée temporelle autrement que par une association de sensations : à partir du présent lui-même. Il apparaît ainsi que le présent possède en lui-même la capacité de se relier aux autres moments du temps, dans la mesure où il retentit dans ce qui le suit et où il fait retentir en lui ce qui vient de passer. Le présent n’est pas clos sur lui-même, mais ouvert « des deux côtés », sans que nous soyons, dans cette ouverture, déjà dans le passé ou déjà dans l’avenir. Pour le dire autrement, il n’y a pas de présent ponctuel que l’on pourrait isoler de l’ensemble du flux temporel : en chaque présent actuel retentit le présent qui vient juste de s’écouler (la rétention) et s’annonce le présent qui vient (protention), ce qui permet d’envisager l’écoulement temporel comme une distanciation progressive de chaque instant par rapport à un présent qui reste « producteur »3 de temps et la rétention comme le seuil insaisissable qui sépare la vivacité claire du présent de l’ombre toujours plus épaisse du passé. (Lecture §10 pp. 42-43.) Il en résulte que la continuité impressionnelle de l’actualité est « immuable dans sa forme »4, alors que le présent ne cesse de tisser sa trame rétentionnelle dans une continuité parallèle à celle de l’écoulement objectif du temps, et qui s’enfonce dans le passé : double continuité des modes d’écoulement, l’une qui est celle de l’enchaînement des instants et l’autre qui relie chaque présent à son passé, dans un dégradé de rétentions. Ces deux lignes temporelles qui se nourrissent l’une l’autre et se soutiennent mutuellement, dessinent la ligne 1
« Il est évident que la perception d’un objet comporte elle-même de la temporalité, que la perception de la durée présuppose elle-même une durée de la perception, que la perception d’une forme temporelle quelconque possède elle-même une forme temporelle ». LCT, §7, p. 36. 2 LCT, §11, p. 44. 3 LCT, §8, p. 39. 4 LCT, §10, p. 42. © Délia Popa — 16 Le temps à son origine. La question phénoménologique du temps.
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stable de l’horizon du tout présent actuel (EE’). Comme Husserl l’écrira un peu plus loin, « Le temps est rigide et le temps coule. Dans le flux du temps, dans la descente continue dans le passé, se constitue un temps qui ne coule pas, absolument fixe, identique, objectif. Tel est le problème »1. Observons cela de plus près. Tout coule à partir d’un point-source (O) à partir duquel le passé s’organise comme une queue de comète : la conscience impressionnelle se double ainsi d’une conscience rétentionnelle qui elle-même se renouvelle incessamment en faisant le temps basculer dans le passé jusqu’à l’évanouissement dans l’oubli d’où le souvenir saura l’extraire le moment venu. On a d’une part la conscience d’un continuel présent, doublée de celle du « tout juste passé » que Husserl appelle « souvenir primaire », à distinguer du souvenir secondaire ou des imaginations, dont la nature est reproductive (§19). Il apparaît que la conscience immanente du présent est constamment recouverte par ce que Husserl appellera la matière extra-temporelle de l’objectivité. Mais en même temps le présent se renouvelle, quelque chose en lui (le point source) résiste pour ainsi dire à la modification, en restant lui aussi le même. De nouveaux problèmes surgissent alors : — Quand bascule-t-on du présent élargi par la rétention dans le passé ? La rétention explique la manière dont le présent dure dans les présents à venir, mais elle ne rend pas compte de la différence qui existe entre ce que l’on vit actuellement et ce qui est actualisé sous le mode du souvenir comme étant « depuis longtemps passé ». — Le passé peut-il être entièrement ressuscité en parcourant la ligne des rétentions ? N’y a-til pas dans le passé des éléments qui sont à jamais perdus, et d’autres qui reviennent sous une forme tellement changée qu’ils ne peuvent que heurter le présent au lieu de se laisser tout simplement animer par lui ? Pour le dire autrement : n’y a-t-il pas de ruptures dans le temps et la scission entre le passé proche et le passé n’en est-elle pas le premier sine évident ? Quoi qu’il en soit de la réponse à donner à cette question difficile, il faut distinguer ici l’intentionnalité qui vise un instant présent de celle qui vise une rétention. A la fin du §9 Husserl nous avait déjà averti quant à la complexité des modes selon lesquels on peut envisager l’intentionnalité : comme rapport entre l’apparition et ce qui apparaît, comme rapport de la conscience à « ce qui apparaît dans son mode », à savoir le sens, ou encore comme rapport de la conscience à ce qui apparaît2. A chaque moment temporel correspond 1 2
LCT, §31, p. 84. LCT, §9, p. 41.
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donc un acte, un contenu impressionnel, le sens que cet acte produit (son mode ou son « être dans le comment ») et l’objet proprement dit. C’est selon le sens que l’intentionnalité du présent et celle de la rétention doivent être différenciées : l’intentionnalité de la rétention se présente dès lors elle-même comme double, orientée d’une part vers ce qui vient juste de se passer et d’autre part vers l’horizon qui comprend ensemble le moment actuel et les autres moments
du
temps,
le
flux
temporel
en
entier.
L’intentionnalité
transversale
(Querintentionalität) se voit ainsi complétée par une intentionnalité longitudinale (Längsintentionalität) qui vise tous les moments de temps à la fois en retenant le présent juste écoulé et en engendrant la continuité : il s’agit donc d’un rapport à soi original, qui n’est pas celui, noétique, de l’acte où la conscience est engagée, mais celui par lequel la conscience se rapporte à ses propres actes, mais toujours après-coup. Nous avons ainsi ici l’annonce de l’intentionnalité opérante (fungierende Intentionalität) que souligneront les analyses de phénoménologie génétique, chargée rendre compte du mouvement même de la vie consciente et non seulement des contenus de sensation ponctuels. De fait, l’intentionnalité longitudinale est nécessairement recouverte par l’écoulement temporel, et n’est révélée que dans l’intentionnalité transversale qui assure l’unité du flux temporel. Les deux intentionnalités sont enlacées1, ce qui signifie que pour appréhender transversalement une suite de moments temporels nous avons besoin d’appréhender l’ensemble du flux qui s’écoule, mais aussi l’inverse, thèse dont nous aurons à interroger les conséquences un peu plus loin. La complexité de cet entrelacement intentionnel signifie-t-elle pour autant que la source de l’unité du temps doit être fixée dans la rétention ? Ce n’est pas ce que pense Husserl qui, en cherchant le temps à son origine, découvre un niveau plus profond de temporalisation où le temps s’engendre continuellement dans le présent. Pour saisir ce troisième niveau de temps il faut remonter en deçà des actes intentionnels, à la sensation originaire de temps où tout commence sans cesse pour nous. 3/ Le temps à son origine C’est la démarche engagée par Husserl à partir du §31, où il s’interroge sur l’individualité des moments temporels. L’antinomie du temps qui s’écoule et qui reste le même est reprise au niveau d’analyse de l’instant présent : celui-ci change continuellement et
1
LCT, §39, p. 108.
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en même temps il est conservé dans la rétention. L’élucidation de cette contradiction doit se faire à partir de la manière dont le présent se renouvelle. La nouveauté du présent est assurée par une « différenciation originaire »1 qui s’opère en lui et qui produit la continuité tout en individualisant son objet. L’objet temporel X est ainsi engendré à partir d’un « point d’objet » qui l’appréhende à chaque fois comme nouveau. Telle est « la situation temporelle absolue » où se trouve la source de l’individualité de chaque moment et au sein de laquelle l’écoulement du temps se renouvelle. (Lecture § 31 pp. 87 (en bas)-88-89-90.) Que signifie ici « individuellement » ? C’est l’impression originaire comprise comme « non-modifié absolu »2 qui doit être prise en compte dans la situation temporelle qui est la sienne. Que signifie être situé temporellement ? Etre appréhendé selon un sens à chaque fois déterminé comme nouveau par rapport aux moments passés. Cette exploration de l’impression originaire comme point-source de l’écoulement temporel permet de dégager à présent trois niveaux de constitution du temps qui s’organisent de manière architectonique : le niveau objectif, le niveau des appréhensions intentionnelles et le niveau du flux absolu de la conscience auquel Husserl se consacre dans les §§ 35-36. (Lecture pp. 97-98-99.) Ce dernier niveau est celui où toutes les antinomies sont suspendues : source de tout changement, cette conscience originaire est ce qui ne change pas, point de pur jaillissement du présent. En elle-même, la conscience absolue du temps n’est pas temporelle ou alors il s’agit, comme le dit R. Bernet d’une « autre-temporalité, à savoir la temporalité d’une conscience qui est en deçà des vécus intentionnels. Cette autre temporalité est la forme même de la vie du sujet et elle est absolue en ce sens qu’elle est irréductible aux vécus de ce sujet »3. C’est à partir de ce jaillissement continuel que l’objectivité du monde est assurée, car il garantit non seulement la présence de la conscience auprès de ses objets (intentionnalité transversale), mais aussi la présence à son propre écoulement temporel (intentionnalité longitudinale). C’est lui qui justifie le privilège que Husserl a toujours accordé au présent, même lorsqu’il s’est agi de rendre compte des synthèses de ce qui n’a jamais été présent à la conscience et des sédimentations passives. Cependant, cette conscience originaire, qui donne au présent sa force de constitution sans égal dans le cours du temps, est-elle véritablement une conscience absolue ? 1
LCT, §31, p. 85. LCT, §31, p. 88. 3 R. Bernet, La vie du sujet, Paris, PUF/Epiméthée, p. 197. 2
© Délia Popa — 19 Le temps à son origine. La question phénoménologique du temps.
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Si l’on revient à la double intentionnalité du flux, il faut convenir que, de même que l’intentionnalité transversale est entrelacée à l’intentionnalité longitudinale, l’intentionnalité longitudinale par laquelle on saisit le flux temporel dans son ensemble est conditionnée par l’intentionnalité transversale par laquelle on se situe dans le flux. Notre capacité de nous rapporter originairement au temps de notre conscience dépend donc de notre capacité de saisir des laps de temps comme des unités indissociables au sein desquelles tout se tient ensemble. C’est pourquoi R. Bernet parle de la réversibilité des rapports qui existent entre les deux intentionnalités, qui fait que la temporalité profonde de la conscience dépend des vécus intratemporels tout autant que ceux-ci dépendent d’elle. Mais, s’il en est ainsi, ce n’est plus d’une conscience absolue et autonome qu’il s’agit, mais d’une conscience réversible et conditionnée. Faut-il conclure que le flux absolu du temps est une donnée subjective qui se passe de la conscience même, au sens où il n’y aurait pas de rapport possible au flux qui bénéficie de l’autonomie de cette dernière ? On est reconduits, avec cette question sur l’essence de la subjectivité, à des questions encore plus difficiles, dont la plus importante est sans doute celle qui porte sur la nature de la temporalité subjective. S’il est vrai que le rapport à soi (intentionnalité longitudinale) dépend du rapport aux choses (intentionnalité transversale), quelque chose dans la temporalisation subjective pourrait alors échapper aux deux types de rapport, donc à toute intentionnalité, mais non pas au sens qui se produit en elle et qui, lui, perdure.
© Délia Popa — 20 Le temps à son origine. La question phénoménologique du temps.
Phénice La revue du Centre d’Etudes Phénoménologiques de Nice [ISSN 2100-0662]
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L Lee PPrréésseenntt Textes de présentation des séances de l’atelier du CEPHEN, premier et second semestre 2008-2009, Université de Nice Sophia-Antipolis.
22eee ssééaannccee IInnttrroodduuccttiioonn aauu pprréésseenntt vviivvaanntt ddaannss llaa pphhéénnoom méénnoollooggiiee dduu tteem mppss ddee EE.. H Huusssseerrll Stéphane Finetti
Phénice [ISSN 2100-0662], Numéro spécial, mai 2009 : Le Présent.
Introduction au présent vivant dans la phénoménologie du temps de E. Husserl
Introduction Pour commencer, je vais rappeler brièvement quelles sont les phases principales d'élaboration de la phénoménologie husserlienne du temps, afin de situer dans l'oeuvre de Husserl le thème et les textes dont il sera question dans cette séance. Selon une périodisation que l'on peut faire remonter à E. Fink, l'on peut compter essentiellement trois phases dans la phénoménologie husserlienne du temps : 1. la première phase, qui va de 1904 à 1916, comprend les Leçons sur la conscience intime du temps de 1904/05 et les approfondissement par lesquels Husserl les a complétées entre 1905 et 1916 ; 2. la deuxième phase, qui va de 1917 à 1926, comprend les Manuscrits de Bernau de 1917/18 et les Analyses sur les synthèses passives de 1918-1926; 3. la troisième phase, qui va de 1929 à 1935, comprend les Manuscrits C.1 Le thème dont il sera question dans cette séance appartient aux deux dernières phases de la phénoménologie husserlienne du temps: il s'agit du “présent vivant” [die lebendige Gegenwart], qui apparaît dans les Manuscrits de Bernau et qui devient un concept central dans les Manuscrits C. L'approche que nous suivrons pour aborder ce thème consiste dans la mise en oeuvre d'une forme de réduction phénoménologique que Husserl avait élaborée à cette fin et qui s'appelle justement « réduction au présent vivant ». Mon exposé commencera donc par la réduction au présent vivant, décrira par la suite la structure intentionnelle du présent vivant auquel cette réduction donne accès et esquissera pour terminer une problématisation de la notion de présent vivant, qui introduira une lecture de textes issus des Manuscrits C, des Manuscrits de Bernau et des Analyses sur les synthèses passives.
1Pour cette périodisation voir N. Depraz, Temporalité et affection dans les manuscrits tardifs sur la temporalité (1929-1935) de Husserl, in Alter n° 2 (1994), p. 86. Voir également E. Fink, La philosophie tardive de Husserl, in Proximité et distance, Millon, Grenoble, 1994, pp. 181-183. © Stéphane Finetti — 22 Introduction au présent vivant dans la phénoménologie du temps d’E. Husserl. .
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1/ La réduction au présent vivant La première chose à dire au sujet de la réduction au présent vivant, c'est qu'il ne faut pas la confondre avec la réduction phénoménologique-transcendantale. La réduction au présent vivant n'est pas la réduction transcendantale, mais une deuxième forme de réduction qui se fonde sur la réduction transcendantale et qui en constitue le prolongement. C'est donc de la réduction transcendantale qu'il faudra partir pour comprendre pourquoi Husserl a besoin d'introduire une réduction au présent vivant et en quoi elle consiste. La réduction transcendantale consiste dans une mise entre parenthèses de l'existence du monde qui nous réapprend à voir le monde comme phénomène: le monde et ses objets ne sont plus dès lors que ce qui apparaît dans les actes intentionnels de la subjectivité transcendantale. Comme nous l'avons vu lors de la dernière séance, cette mise entre parenthèses de l'existence du monde est aussi une mise entre parenthèses du temps objectif, qui nous réapprend à voir le temps objectif comme constitué dans les actes intentionnels de la subjectivité transcendantale. A ce niveau d'analyse, il faut mentionner tout d'abord les actes de la perception, dans laquelle se constituent des objets présents, du ressouvenir, dans lequel se constituent des objets passés, et de l'attente, dans laquelle se constituent des objets futurs. Nous savons cependant depuis la dernière séance que le temps objectif ne peut se constituer seulement dans les actes intentionnels de la perception, du ressouvenir et de l'attente: il n'y aurait pas de perception de sons en succession, par exemple, sans impression originaire, sans rétention et sans protention du son. De même, sans ces trois formes de conscience qui constituent ensemble la conscience intime du temps, il n'y aurait pas de ressouvenir ni d'attente possibles. Or, cette conscience intime du temps, que Husserl introduit en 1904/05 sur la base du schéma “appréhension-contenu d'appréhension”, se révèle avoir une forme intentionnelle différente de l'intentionnalité d'acte : à partir de 1908/09, Husserl différencie toujours plus l'intentionnalité rétentionelle de l'intentionnalité d'acte et commence à la considérer comme une forme d'intentionnalité spécifique, qu'il déterminera plus tard comme intentionnalité passive. La conscience intime du temps se révèle donc être non pas une forme d'intentionnalité d'acte, mais la condition de possibilité de toute intentionnalité d'acte. La réduction transcendantale n'est cependant pas en mesure à elle seule de rendre compte de sa spécificité, et c'est pourquoi Husserl se voit contraint d'introduire une nouvelle forme de réduction: la réduction au présent vivant qui prolonge et approfondit la réduction transcendantale. En quoi consiste donc cette réduction au présent vivant, censée mettre au jour la conscience intime du temps dans sa forme intentionnelle spécifique? Elle consiste justement dans © Stéphane Finetti — 23 Introduction au présent vivant dans la phénoménologie du temps d’E. Husserl. .
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la mise hors circuit de toute forme d'intentionnalité d’acte, de toute forme d'aperception. Je cite certains passages des Analyses sur les synthèses passives: [...] nous ne faisons appel... à aucune fonction du ressouvenir... ni à aucune fonction de la mise en intuition préalable ... Nous laissons aussi hors jeu tout acte d'imagination et de pensée, toutes sortes d'activités évaluatives et volitives, sans rien préjuger de leur superfluité ou non pour une subjectivité (Hua XI, pp. 128-129, tr. fr. p. 200). [...] nous faisons comme si... rien des aperceptions transcendantales n'entraient en jeu..., rien des connaissances acquises dans la vie du monde, des intérêts pratiques et esthétiques, des évaluations, etc. (Hua XI, p. 150, tr fr p. 218).
La réduction au présent vivant consiste donc dans la mise hors circuit de perceptions, ressouvenirs, attentes, bref de toute aperception. Elle consiste de même dans la mise hors circuit de leurs corrélats intentionnels : tout présent, passé ou futur objectifs sont donc mis hors jeu. Enfin, la réduction au présent vivant consiste dans la mise hors circuit de l'ego transcendantal lui-même, qui vit dans ces aperceptions. 2/ La structure intentionnelle du présent vivant Que reste-t-il alors ? Quel est le résidu phénoménologique de cette mise hors circuit de toute aperception et de tout objet intentionnel ? Pour le comprendre, il faut se rappeler que tout acte intentionnel est pour Husserl la mise en forme d'une matière sensible par une appréhension de sens, donc une union de morphé (forme) intentionnelle et de hylé (matière) sensible. Ce à quoi est censée reconduire la mise hors circuit de toute aperception, c'est-à-dire de toute appréhension de sens, c'est justement cette hylé sensible dans sa forme originaire. La mise hors circuit de toute aperception reconduit donc avant tout à la hylé sensible, à une présence impressionnelle, par exemple celle d'un son. Il ne s'agit cependant pas de la présence objective du son, telle que je l'aurais si je percevais le son et si je l'identifiais comme un “ré” ou un “mi”. Nous avons en effet mis hors circuit toute présence objective et donc le son tel qu'il est perçu. Il s'agit au contraire de la présence pré-objective du son, de sa présence sensible avant sa saisie perceptive. Cette présence est en même temps la présence du champ sonore duquel ce son pré-objectif se détache et des autres champs sensibles avec lesquels il s'articule. Ce présent impressionnel est en outre un présent en écoulement, un présent en flux: il se modifie rétentionnellement et protentionnellement. Chaque présent impressionnel se modifie rétentionnellement: il est conservé dans un nouveau présent impressionnel dans la forme © Stéphane Finetti — 24 Introduction au présent vivant dans la phénoménologie du temps d’E. Husserl. .
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d'un tout juste passé, il est retenu dans l'horizon de passé d'un nouveau présent impressionnel. Si nous avons une succession de sons A B C, par exemple, le présent impressionnel A se modifie rétentionnellement et est retenu dans le nouveau présent impressionnel B, qui se modifie à son tour rétentionnellement, avec la modification rétentionnelle de A. Le présent impressionnel C sera par conséquent inséparable de la modification rétentionnelle de B et de la modification rétentionnelle de la modification rétentionnelle de A. Cet écoulement du présent impressionnel en rétention et en rétention de rétention, etc., est selon Husserl continu et uniforme : chaque présent impressionnel C se transforme en rétention et conduit du même coup la rétentions de B à se transformer en rétention de rétention, ainsi que la rétention de A à se transformer en rétention de la rétention de la rétention, etc. Le présent impressionnel est donc inséparable d'un horizon de passé rétentionnel et d'un horizon de futur protentionnel. Il ne s'agit pas d'un présent ponctuel, séparé du passé et du futur, mais d'un champ [Feld] de présence : une unité synthétique de présent impressionnel, horizon de passé rétentionnel et horizon de futur protentionnel. C'est en cette unité synthétique que consiste le présent vivant [die lebendige Gegenwart], que Husserl appelle aussi présence originaire [Urpräsenz]. De même, corrélativement, la réduction au présent vivant reconduit à une conscience non-objectivante du temps qui consiste dans l'unité synthétique de présentation originaire, rétention et protention. Il n'y a pas de présentation originaire d'un son, par exemple, sans conscience rétentionnelle des sons tout juste passés et sans conscience protentionnelle des sons à venir. Enfin, cette conscience non-objectivante du temps implique selon Husserl une forme embryonnaire de subjectivité : non pas un ego, un moi [Ich], mais un proto-moi [Ur-Ich]. Entrent donc ici en jeu différentes formes d'intentionnalité entrelacées, qui ne sont pas des intentionnalité d'acte, mais des intentionnalité passives : l'intentionnalité rétentionnelle, l'intentionnalité protentionnelle et l'intentionnalité de l'affection. Cette dernière n'est autre que la relation intentionnelle du proto-moi transcendantal à la hylé sensible. Ici la relation intentionnelle ne consiste pas, comme dans la perception et en général dans les actes objectivants, dans un rayonnement intentionnel prenant sa source dans la subjectivité pour se diriger vers l'objectivité. Ce qui se produit est plutôt le mouvement inverse. D'une part, nous sommes en deçà de la distinction entre ego et objet. D'autre part, le rayonnement intentionnel prend sa source dans la hylé sensible pour se diriger vers le proto-moi. Le proto-moi est affecté par la hylé sensible, qui l'appelle avec plus ou moins de force à se tourner vers elle pour l'objectiver. Lorsque cette force affective est suffisante, l'affection motive un acte de perception par lequel le moi objective la hylé sensible. Le présent vivant est en ce sens un “phénomène génétique © Stéphane Finetti — 25 Introduction au présent vivant dans la phénoménologie du temps d’E. Husserl. .
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universel” : c'est en effet en lui que trouvent leur motivation tous les actes objectivants et en particulier la perception, le ressouvenir et l'attente, par lesquels se constitue le temps objectif. 3/ Ebauche de problématisation de la notion de présent vivant Cette notion de présent vivant reste néanmoins très problématique. On peut en effet distinguer dans le présent vivant un aspect formel et un aspect matériel. D'une part, le présent vivant est une forme : la forme de toute synthèse passive et même la forme de toute expérience. En ce sens, le présent vivant en écoulement continu ne passe pas, il est un maintenant qui se maintient continûment: dans les termes de Husserl un nunc stans. D'autre part, le présent vivant a un contenu: les données hylétiques ou plutôt un champ hylétique organisé selon des associations passives, qui affecte le proto-moi trascendental. Or, comment penser la relation entre la forme et le contenu du présent vivant? Comment penser la relation entre, d'une part, l'écoulement continu du présent vivant et, d'autre part, l'affectivité de la hylé sensible? Husserl semble souvent croire que le contenu hylétique est extrinsèque à l'écoulement continu du présent vivant. Ne faut-il pas reconnaître au contraire un rôle différent à la hylé dans l'écoulement du présent vivant? Cela ne remet-il pas en cause la continuité de l'écoulement du présent vivant? 4/ Bibliographie essentielle Husserl E.,
Gesammelte werke, Husserliana, Den Haag, Martinus Nijhoff (à partir du vol. XXVII: Dordrecht/Boston/London, Kluwer Academic Publishers):
Hua XI
Analysen zur passiven Synthesis. Aus Vorlesung- und Forschungsmanuskripten (1918-1926), hrsg. von M. Fleicher, 1966, § 35 ; tr. fr. de B. Bégout et J. Kessler, De la synthèses passive, Grenoble, Millon, 1998, pp. 231-236
Hu XXXIII
Die Bernauer Manuskripte über das Zeitbewusstsein (1917/18), hrsg. von R. Bernet und D. Lohmar, 2001, n° 14, § 1; tr. fr. de J. F. Pestureau, in Annales de phénoménologie 2008/7, pp. 213-215
Hu XXXIV
Zur phänomenologischen Reduktion. Texte aus dem Nachlaß (1926-1935), hrsg. von S. Luft, 2002, n° 9, § 3 et n° 20; tr. fr. de J. F. Pestureau, De la réduction phénoménologique, Grenoble, Millon, 2007, pp. 164-165 et 268-271
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33eee ssééaannccee M Miicchheell H Heennrryy eett llaa ccrriittiiqquuee ddee llaa tteem mppoorraalliittéé cchheezz H Huusssseerrll eett H Heeiiddeeggggeerr Patrick Métral
Phénice [ISSN 2100-0662], Numéro spécial, mai 2009 : Le Présent.
Michel Henry et la critique de la temporalité chez Husserl et Heidegger La philosophie de Michel Henry radicalise une posture philosophique puissamment soupçonneuse vis-à-vis de la réalité telle qu’elle se donne à voir et à comprendre. Faisant fond sur les oppositions massivement entretenues par Heidegger et par le Husserl de la Krisis entre la Kultur – hellénique et organique en son essence – et la Zivilisation européenne – asséchée par un scientisme triomphant et obnubilée par la présence – l’auteur de La Barbarie bascule la réalité du seul côté de la vie dont nulle procédure scientifique ou nul dispositif technique ne saurait jamais rendre compte1. Cette radicalisation n’hésite pas à remettre en question l’ordre général d’une phénoménologie solidement construite autour de l’intentionnalité et propose un accès à l’originaire qui doit en surmonter les inévitables apories. C’est donc une phénoménologie naturellement non intentionnelle que Michel Henry élabore au fil de son œuvre et de ses recherches. La critique – et le dépassement – de l’intentionnalité constituent un réquisit nécessaire d’une part à la révélation d’un fondement absolu et inconditionné et d’autre part à la compréhension de l’occultation fondamentale de cet absolu : « Tout ce qui se passe sous nos yeux, l’immense menace qui s’étend sur la Terre ne s’explique ultimement qu’à partir des lois de la vie, lesquelles résultent elles-mêmes de sa phénoménalité propre, seule une phénoménologie non intentionnelle est en mesure de comprendre le monde où nous vivons en produisant la genèse transcendantale des multitudes substituts de la vie qui compose sa structure « rationnelle », c’est-à-dire calculable – substituts inventés par la vie elle-même, à vrai dire dans le dessein de se poursuivre et de s’accroître. » 2
Ce texte tardif sourd des craintes de La barbarie publiée douze ans plus tôt et rappelle l’axe méthodologique autour duquel s’articule et se développe le projet d’une ontologie fondamentale parce que radicalement immanentiste. Toute l’ambiguïté de la « phénoménologie » de Michel Henry réside donc dans le dévoilement d’une essence par delà, ou plutôt en deçà, de toute phénoménalité. C’est la raison pour laquelle une phénoménologie conséquente et rigoureuse ne saurait donc déboucher que sur l’invisible comme « l’essence originelle de la vie »3. En effet, que l’essence se soumette – pour être vue et entendue, comme le rappelle 1
« Ce qu’est la vie (…) la science n’en a aucune idée, elle ne s’en préoccupe nullement, elle n’a aucun rapport avec elle et elle n’en aura jamais. » Michel Henry, in La barbarie, Paris, Grasset, 1987 ; Paris, PUF, « Quadrige », 2004 pour cette édition, p. 36. 2 Michel Henry « Phénoménologie non intentionnelle », in L’intentionnalité en question, Dominique Janicaud (éd.), Paris, Vrin, 1995, p. 396. 3 « Car l’invisible n’est rien qui soit au-delà du visible, rien de transcendant, il est l’essence originelle de la vie telle que, s’accomplissant dans une sphère d’immanence radicale, elle ne se lève jamais dans la transcendance et © Patrick Métral — 28 Michel Henry et la critique de la temporalité chez Husserl et Heidegger.
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l’auteur – aux « lois de la réalité » ne doit cependant pas s’entendre comme une homogénéisation de celles-ci à celle-là. C’est bien plutôt la non-phénoménalité qui, structurellement, détermine toute présence possible et organise le rapport de l’ego à soi et au monde sur le principe d’un écart fondamental. Michel Henry insiste, à la fin de la troisième section de l’Essence de la Manifestation, sur ce qui unit problématiquement et originairement la réalité – celle de la vie en sa dimension ontologique fondamentale – à la visibilité selon laquelle on attend, en vain, qu’elle puisse se montrer. « Parce que la réalité, conformément à la structure en elle de la phénoménalité, ne peut prendre place dans le monde ni revêtir en celle-ci la forme de l’apparence, la problématique qui se pourvoie de la dimension ontologique absolument fondamentale et originelle où la vie trouve dans l’invisible l’effectivité de son essence, n’échappe pas seulement aux «objections » que le simple bon sens ne peut manquer de diriger contre elle, elle en dessine encore l’horizon et le cadre. » 1
Il faut donc lever l’équivoque d’une « manifestation » de l’essence. Michel Henry déconstruit les nervures internes du comment de la phénoménalité telle qu’elle se phénoménalise pour nous en dépliant toutes les difficultés qui, structurellement, ne permettent pas à l’essence de la manifestation de libérer et de révéler l’affectivité comme ipséité pure, absolue, immanente et inconditionnelle. Le véritable Logos de la phénoméno-logie n’est donc pas celui d’une conceptualité qui n’envisagerait le comment des phénomènes que sur fond d’un horizon et d’une transcendance, mais ce Logos est celui de la chair, celui d’un absolu pathétique parce que purement incarné. C’est donc sur fond d’une véritable « phénoméno – pathique » que Michel Henry oppose le corps à la transcendance et qu’il noue inauguralement et indissolublement primordialité, corporéité et immanence. Il faut souligner à cet égard que la phénoménologie henryenne est puissamment thétique en sa forme comme en son fond et que l’essentiel de l’œuvre publiée semble illustrer exemplairement la thèse bergsonienne du philosophe qui, par principe, ne serait celui que d’une seule idée.2
ne peut non plus se montrer en elle. » Michel Henry, L’essence de la manifestation, Paris, PUF, « Epiméthée », 1963, p. 568 ; noté EM. 1 Ibid, p. 566. 2 « Un philosophe digne de ce nom n’a jamais dit qu’une seule chose : encore a-t-il plutôt cherché à la dire qu’il ne l’a dite véritablement ». Bergson, « L’intuition philosophique », in La pensée et le mouvant, Paris, PUF, Quadrige, 1993, pp. 122-123. © Patrick Métral — 29 Michel Henry et la critique de la temporalité chez Husserl et Heidegger.
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Prolongeant ainsi l’ontologie biranienne d’une subjectivité immédiatement accessible par une perception interne1, Michel Henry suggère précocement l’originarité et le caractère proprement insituable du corps. Le corps est absolument originaire, et parce qu’il est originaire, il n’est pas situé ; il est condition absolue, elle-même non constituée et inconditionnée de tout rapport de l’homme au monde et de toute manifestation mondaine d’un étant quelconque. Authentique et unique substance, le corps est l’étoffe première et originaire auto fondée et inconstituée de tous nos pouvoirs et de toutes nos habitudes : « le corps absolu est, au sens fort, corps subjectif, dont l’être se révèle originairement dans une sphère absolue, et cela de telle manière qu’il se confond avec la révélation même. »2 A partir de cette position forte, puissamment structurée autour d’un primat absolu de l’immanence, on assiste à un véritable renversement de la phénoménologie husserlienne dans la mesure où Michel Henry épaissit pour ainsi dire jusqu’à l’absolu le « reste », le « résidu » d’une réduction phénoménologique poussée à son terme. Le transcendantal n’est plus à situer dans un ego lui-même retiré de toute matérialité parce que réduit à sa sphère purement éidétique ; celle-ci désigne bien plutôt la stricte réalité vivante et matérielle d’un corps comme « reste » de toute réduction : « Transcendantal ne désigne pas ce qui subsiste après cette fuite hors de la réalité. Que la subjectivité ne puisse être confondue avec ce pur milieu universel et vide qui flotte dans la représentation, cela résulte immédiatement du fait que la subjectivité n’est rien de transcendant. Ce qui la caractérise d’un point de vue eidétique, c’est bien plutôt le fait qu’elle est une vie dans une sphère d’immanence absolue, qu’elle est la vie. » 3.
Le corps est donc bien irréductible et on voit à quel point Michel Henry ne rejoint pas les analyses de Husserl concernant la chair comme portion ou dimension d’étrangeté au sein même de l’ego. En effet, le corps propre est bien conçu, chez Husserl, comme principe de centration, mais à la différence de l’ego transcendantal – que découvre la réduction transcendantale – la centration ne porte pas sur les vécus proprement dits mais sur les kinesthèses et sur la passivité fondamentale qui leur échoue. Rappelons que les kinesthèses – que Husserl présente et dont il développe les enjeux dans son approche de la constitution dans le deuxième tome des Idées directrices pour une phénoménologie – nouent perception et mouvement cor1
« L’idée de l’individualité du moi et de tout ce qui lui appartient ne peut être tirée d’ailleurs que de sa réflexion intime ou du sentiment d’effort », Mémoire sur la décomposition de la pensée, cité par Michel Henry in Philosophie et phénoménologie du corps, Paris, PUF, « Epiméthée », 1965, p. 18. 2 Michel Henry, ibid. , p. 257. Cet essai, achevé en 1949 mais publié en 1965, après L’essence de la manifestation, ne devait en constituer à l’origine qu’un chapitre. De fait, le positionnement philosophique de l’auteur et sa rupture avec ce qu’il nomme – à la suite de Maine de Biran – le monisme ontologique est déjà clairement affirmé dans cet ouvrage, à plus d’un titre « inaugural » dans son parcours philosophique. 3 Ibid. © Patrick Métral — 30 Michel Henry et la critique de la temporalité chez Husserl et Heidegger.
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porel en un véritable chiasme. Toute perception implique un « je me meus » et mobilise les possibilités motrices (cinétiques) du corps en son intégralité, qu’il s’agisse des mouvements oculomoteurs ou des simples sensations proprioceptives. C’est donc par la médiation de l’ensemble des kinesthèses – i.e. de l’ensemble des rapports qu’impliquent les mouvements du corps dans la perception de l’objet – que l’objet peut apparaître « sous toutes ses faces » précise Husserl. Cependant, les kinesthèses n’étant pas, par elles-mêmes productrices de sens, elles participent de manière décisive à l’orientation et à la motivation du corps propre sans que le moi ne s’y engage activement. Si, comme le souligne Husserl dans les Ideen II « l’ensemble de la conscience d’un homme est d’une certaine façon liée à son corps par son sous bassement hylétique »1, c’est parce que le corps assure une fonction de mise en forme de la hylé matérielle grâce
aux
localisations
somatiques
et aux
nombreuses
co-
appréhensions esthésiologiques qui confèrent aux objets perçus des propriétés « réales » et que les vécus intentionnels se chargent ensuite d’animer et de rapporter à la conscience. Le corps propre ne s’éveille, de fait, qu’à la faveur d’une excitabilité fondamentale qui le lie indissolublement à l’en face d’une extériorité. C’est cette excitabilité qui déjette, en quelque sorte, la corporéité du côté de la passivité et de l’étrangeté. Il n’est donc pas étonnant de constater que l’ego ne saurait s’épuiser dans l’incarnation et que celle-ci, malgré son indéniable primordialité, reste, en droit, réductible. Le tournant génétique de Husserl reconnaît toute l’ambiguïté d’un ego incarné mais il reconduit, méthodologiquement, le schème opératoire d’une corrélation noético-noématique fonctionnant à l’insu d’une subjectivité consciente. Cette corrélation reste solidaire, in fine, d’une prérogative insigne de l’ego et si la passivité – comme corrélat structural des kinesthèses – imprègne chacun de mes vécus dans le monde, il n’en demeure pas moins que je reste capable de me détourner à tout moment des « soubassements hylétiques » constituant l’arrière fond de la totalité de mes vécus : « L’ego pur ne vit pas seulement dans des actes singuliers en tant qu’ego qui accomplit, qui agit, qui subit ; libre et cependant attiré par l’objet, il va d’acte en acte, il fait l’expérience d’excitations provenant des objets constitués dans l’arrière plan sans leur donner suite immédiatement… » 2
On peut constater que les percées génétiques et les développements statiques relatifs aux problèmes de la constitution ne remettent pas fondamentalement en questions les résultats solidement établies à partir de la rédaction des Ideen 1 et confirment le principe d’une consti1
Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, livre second, Recherches phénoménologiques pour la constitution. Trad. fr. E. Escoubas, Paris, PUF, « Epiméthée », 1982, p. 217. 2 Ibid., p. 149. © Patrick Métral — 31 Michel Henry et la critique de la temporalité chez Husserl et Heidegger.
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tution idéaliste transcendantale. Ni l’expérience du corps propre, ni celle des « corps organiques étrangers » ne sauraient suspendre l’évidence d’une vie transcendantale authentique et absolue. L’ultime leçon de Philosophie Première ratifie le « chemin d’une réduction phénoménologique conduisant à l’idéalisme transcendantal » en surmontant méthodiquement l’expérience d’une subjectivité étrangère et incarnée qui n’entame nullement la marche d’une auto-confirmation et d’un auto-développement systématique de la subjectivité transcendantale1. De même, les Méditations cartésiennes rappellent en une « loi cadre » rigoureuse l’exigence principielle de la phénoménologie : « si nous nous représentons donc la phénoménologie sous forme d’une science intuitive apriorique, purement eidétique, ses analyses ne font que dévoiler la structure de l’eidos universel de l’ego transcendantal, qui embrasse toutes les variantes possibles de mon ego empirique et donc cet ego luimême, en tant que possibilité pure » 2.
C’est bien cette subordination systématique de l’ontologie à l’égologie et à un idéalisme transcendantale qui fournit à Michel Henry le nerf de sa critique. Reprochant à l’idéalisme de « dépouiller » toute existence singulière3, il durcit sa position à l’encontre d’une description phénoménologique qui doit nécessairement tenir pour « déjà-là » le milieu de l’être et qu’elle ne peut se livrer et s’opposer que sous la forme d’un horizon. « au même titre que la conscience empirique qui demeure liée au monde et à l’être naturel, l’ego pur transcendentalement réduit implique, comme condition de possibilité de sa manifestation, et par suite, de toute élucidation systématique de sa vie propre, un horizon de présence »4.
Phénoménologiquement comprise à partir de Husserl, notre expérience du monde est donc celle d’une situation qui me place en face du monde et qui m’oppose une extériorité, visible et sensible qui est celle d’un en face phénoménal. Que cette opposition ne se surmonte pas aisément, et qu’elle conditionne le philosopher en tant que tel en son historialité propre, c’est ce que Michel Henry dévoile rigoureusement dans la première section de L’Essence de 1
Husserl, Philosophie Première, Théorie de la réduction phénoménologique, 54ème leçon « le chemin de la réduction phénoménologique conduit à l’idéalisme transcendantal et ce dernier s’interprète en un sens phénoménologique comme Monadologie transcendantale », Paris, PUF, « Epiméthée », 1972. Pour une présentation de ces leçons, se rapporter aux Numéro Spécial de la revue du Ceniphé (Cercle Niçois de Phénoménologie) reprenant exhaustivement les actes du séminaire 2007-2008 consacré exclusivement à la réduction phénoménologique, pp 19-34. 2 Husserl, Méditations Cartésiennes, trad. fr. G. Peiffer et E. Levinas, Paris, Vrin, 1996, p. 123. 3 « Aussi voit-on la subjectivité de l’idéalisme laisser là tout contenu réel pour n’être plus qu’une « pure forme », la forme « vide » d’une pensée en général ». Michel Henry, EM, op. cit. p. 30. 4 Ibid, p. 38. © Patrick Métral — 32 Michel Henry et la critique de la temporalité chez Husserl et Heidegger.
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la Manifestation. S’interrogeant sur l’origine et sur la condition de possibilité de cet en face, l’auteur remarque que cette ouverture au monde est elle-même conditionnée par la réceptivité en tant que structure interne à la subjectivité et qu’elle constitue, de fait, l’ultime possibilité de la vérité. Ce qui est premier n’est donc pas l’en face du monde, i.e. une extériorité qui se manifesterait à moi comme déjà-là et absolument étrangère mais c’est la réceptivité qui s’oppose elle-même un horizon comme structure d’accueil d’une extériorité possible, précédant et préparant ainsi la dé-jection de l’être hors de lui-même. La réceptivité devient un véritable principe de « d’irréalisation continue » qui déplace toute visée de la conscience hors d’elle-même vers une irréalité de principe. Le milieu de cette extériorité – de cette irréalité structurelle – n’étant lui-même que la conséquence structurelle de la réceptivité. La dernière section de L’essence de la manifestation rappelle à cet égard qu’il existe deux modes spécifiques de la manifestation de ce qui est. Le premier mode est celui selon lequel ce qui est se manifeste hors de soi, dans une extériorité radicale mais irréelle. Cette irréalité est visible, éclairée « helléniquement » par la clarté du concept mais – dans ce pur milieu de visibilité – le destin de l’être ne lui appartient pas car il épouse les contours de la finitude, du déclin « de ce qui naît et qui meurt »1. Le second mode est celui du sentiment ; celui d’un surgissement au sein duquel l’être se révèle tel qu’il est : non selon les modalités phénoménales, spatiales et temporelles de la manifestation, mais au cœur d’une pure épreuve de soi. « dans le second de ces modes, dans le sentiment, l’être surgit et se révèle en lui-même, se rassemble avec soi et s’éprouve, dans la souffrance et dans la jouissance de soi, dans la profusion de son être intérieur et vivant »2. Cette distinction n’évite pas quelques accents dramatiques clairement assumés par notre auteur et l’autorise – en un audacieux renversement – à opposer la vérité à l’absolu. On saisit la portée de ce renversement en reprenant la vérité traditionnellement conçue comme correspondance de l’esprit à la réalité car, conformément à la thèse henryenne d’une immanence originellement pure et absolue, la vérité ne peut viser qu’un « dehors » fatalement exclu de la sphère vivante et réelle. La « correspondance » visée par la vérité ainsi conçue n’a de sens que sur fond d’une division, ou plutôt d’une véritable scission originelle de l’être. La vérité n’est plus dévoilement mais occultation et c’est en ce sens que Michel Henry peut op1 2
Ibid., p. 861 Ibid.
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poser la vérité à l’absolu comme il oppose la finitude et le désespoir de l’homme livré ainsi au monde à l’effectivité de la vie conçu comme ipséité et comme affectivité ; comme une pure étreinte de soi hors de laquelle il n’y a « rien » et au sein de laquelle le sujet peut reconquérir sa propre essence, elle-même éternelle et absolue. Le projet phénoméno-pathique de Michel Henry peut ainsi s’entendre – contre toute forme d’anonymat, ou mieux, d’anonymité de la subjectivité – comme l’abolition définitive et radicale de toute distance de soi à soi, de toute ek-stase qui me déposséderait de moi-même ; et c’est au cœur de ce combat intra-égoïque dans lequel le soi lutte pour reconquérir sa propre réalité que la question du temps apparaît comme cruciale. En effet, nous voudrions montrer dans les analyses qui vont suivre que le temps est considéré par Michel Henry comme une composante centrale de tout « monisme ontologique » et qu’il doit, de fait, être soumis à une analyse sévère mais nécessaire pour revenir à la possibilité d’une épreuve de soi qui ne soit pas soumise à un écart ou transcendance préalable. Toute la première section de l’Essence de la Manifestation est consacrée à la présentation – et à une critique décisive – du « monisme ontologique » comme véritable destin de toute l’histoire de la métaphysique occidentale. Une analyse, même à grands traits, de ce concept dépasserait par trop le cadre de cet exposé mais il est cependant essentiel de comprendre que toute conception phénoménale de l’être s’accompagne inévitablement d’une distance de la phénoménalité à soi-même. Toute thèse ontologique conséquente pose l’existence de l’être en en dissimulant nécessairement une scission et, comme y insiste Michel Henry, une aliénation. En effet, le « monisme » est celui d’une conception de l’être qui le réduit – quelles qu’en soient les approches – à sa manifestation, i.e. à un champ ontologiquement homogénéisé à l’horizon expérientiel du sujet. L’équivalence de l’être à l’idée occulte inévitablement la présence première et absolue de l’être comme fondement d’une essence résolument autonome. Dès lors, ce monisme est bien travaillé, de l’intérieur, par une dualité insurmontable qui vire en aliénation. Sartre constitue, à cet égard, une figure « tutélaire » de ce monisme ontologique et de son caractère indépassable : « compris dans sa signification existentiale et transcendantale, le concept de distance phénoménologique est identique au concept originaire et ontologiquement pur d’aliénation. L’aliénation est insurmontable »1.
Quelle place et quel rôle décisif Michel Henry assigne-t-il au temps dans l’économie générale d’un tel « monisme ontologique », et, conséquemment, dans la cécité phénoménolo1
Ibid. p. 87.
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gique à la vie et à l’effectivité ? Deux principaux moments de cette critique du temps nous semblent assez clairement identifiables dans l’essentiel de l’œuvre publié de Michel Henry. Ces moments, malgré leur éloignement remarquable – 27 ans séparent la publication de L’essence de la manifestation de celle de Phénoménologie matérielle – restent fortement articulés l’un à l’autre mais témoignent d’un durcissement notable de la critique du présent chez Husserl. Notons à cet égard que l’explication de Michel Henry avec le temps apparaît en des endroits de la plus haute importance stratégique dans sa charge contre la phénoménologie husserlienne et ses prolongements chez Heidegger. L’explication ultime avec Hegel dans l’appendice de l’Essence de la Manifestation confirme le caractère décisif de cette confrontation1. Dans l’Essence de la Manifestation, le temps chez Kant (lu et interprété par Heidegger) ou Husserl est une pièce maîtresse dans le dispositif général d’oblitération du sujet à son propre fondement. Le temps est donc proprement ce qui recouvre l’origine et c’est la raison pour laquelle la question du temps est à ce point solidaire de celle de la transcendance et de l’écart de l’homme avec lui-même. Qu’il s’agisse du temps pur, simple horizon transcendant, parallèle et structurellement homogène à l’espace, ou du temps originaire comme condition de toute transcendance, le temps projette l’essence hors d’elle-même et la maintient fermement à distance dans un dehors ekstatique. Selon les propres termes de Michel Henry, le temps est « l’essence même de la transcendance » en tant qu’il est conçu, à partir de Kant, comme l’essence même de la phénoménalité, à savoir comme ce qui s’oppose à la révélation immanente de l’ipséité. Pour Kant, comme pour Heidegger, il faut nécessairement poser une forme d’extériorité à soi pour que l’ipséité puisse s’extraire du flux temporel en s’opposant l’horizon d’un temps pur comme forme a priori de la succession.2 Le début du § 24 de l’Essence de la Manifestation3 rappelle que lorsqu’elle a été élevée à l’état de problème, l’essence de la phénoménalité est interprétée comme le processus ontologique dans lequel l’essence s’oppose l’horizon. Mais ce processus est justement pensé comme le temps lui-même car la perception de l’horizon est rendue possible du fait même que le temps est auto affection. Il n’est pas affecté par autre chose que lui, il n’est donc pas affecté par l’étant. Plus précisément, en tant que 1
Nous contentant d’en souligner l’importance, nous n’envisagerons cependant pas, dans l’espace de cet exposé, une étude de ce texte, 2 « Le temps est une condition a priori de tout phénomène en général, et, à dire vrai, la condition immédiate des phénomènes internes (de notre âme) et, par là même, la condition médiate de tous les phénomènes externes ». Kant, Critique de la raison pure, « Esthétique transcendantale », § 6, trad. fr. Delamarre et Marty, Paris, Gallimard, 1980, p. 101. 3 EM, op. cit. § 24, p 227- 240 : « La réaffirmation du caractère central du problème de la réceptivité et l’interprétation ontologique du temps comme auto affection. » © Patrick Métral — 35 Michel Henry et la critique de la temporalité chez Husserl et Heidegger.
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condition de possibilité de toute affection, le temps ne peut être affecté ontiquement qu’après avoir dégagé, en quelque sorte, un horizon temporel d’affection. Toute affection ontique (i.e. par un objet temporel, un son…) présuppose dès lors le temps comme affection ontologique pure. « Le temps originaire est le temps de l’affection, un temps qui est à la fois le temps qui affecte et le temps qui est affecté, de telle manière toutefois que celui-ci qui rend possible la formation phénoménologique effective du temps pur, c’est-à-dire l’affection, constitue la possibilité la plus ultime de celle-ci et, comme tel, ce qu’il y a de plus essentiel dans l’essence de la transcendance. » 1
La forme temporo-spatiale de l’horizon pur de l’être, c’est-à-dire la place pure précédant toute position ontique ou doxique et conditionnant le « passage » de l’objet dans le temps selon sa forme triplement pure et triplement ekstatique, présuppose l’affection originaire comme sa condition la plus ultime. Le temps originaire comme affection originaire est ce que Michel Henry présente comme « affection de soi » et qu’il distingue de « l’affection par soi » comme le fondement se distingue de l’ouverture : « en tant que l’affection par soi trouve son fondement dans l’affection de soi, celle-ci constitue la possibilité ultime de l’auto affection qui définit la structure interne du temps »2. C’est sur ce qui noue originairement sens interne et affection que Heidegger rejoint Kant et, pour ainsi dire, radicalise le rapport interne du temps à la condition de l’ipséité en tant que telle. Cependant, si, chez Kant, le temps est la « la forme pure du sens interne », il laisse ouvert – comme le suggère Francesco Paolo de Sanctis3 – la perspective d’une conception « pré-henryenne » du temps relative à la passivité du sens comme Sinn. Le temps en tant que Form ne faisant qu’ordonner les intuitions sensibles selon la successivité est une catégorisation nécessaire à leur représentation pour la conscience, mais l’identité – heideggérienne – du temps à l’ego ne saurait valoir qu’au bénéfice d’un forçage du texte kantien. Le temps est bien, chez Kant, la forme de la donation des contenus internes mais il ne saurait constituer cette donation en tant que telle et le Kantbuch, nonobstant, pour ainsi dire, la relativisation du temps dans la constitution et l’objectivation de la phénoménalité, conclue à la primordialité du temps dans la formation de l’horizon. Michel Henry examine,
1
Ibid. p. 236. Ibid., p. 233 3 « Malgré la simplicité et la clarté, Kant laisse donc entrouvert une sorte de chemin qui pourrait conduire à une sensibilité interne de type passif pré-henryen, de pure constitution à travers l’intuition de nous-mêmes, si le temps n’y entrait que comme une Form, une détermination, une sorte de "mise en ordre" des intuitions internes. » Francesco Paolo De Sanctis, «Le problème du temps chez Michel Henry : L’origine de l’espacement». Bulletin d'Analyse Phénoménologique, Volume 5 (2009) Numéro 1. 2
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point par point, les analyses heideggériennes du temps chez Kant sans toutefois s’interroger durablement sur cette « infidèle fidélité » : « C’est parce que le temps est compris par Heidegger, à la suite de Kant, comme auto-objectivation qu’il est présenté comme la possibilité la plus intrinsèque de l’acte d’objectivation »1
On comprend dès lors tout l’enjeu d’une critique du temps dans le projet de Michel Henry de constituer une approche authentiquement et radicalement phénoménologique seule capable de surmonter les divisions internes qui arrachent la subjectivité à elle-même. Si le temps comme auto affection reste tributaire d’une manifestation de l’être à l’horizon d’un sujet forcément déchu de lui-même, il est donc nécessaire de concentrer ses critiques sur la circularité que recèle cette « trompeuse » auto-affection du temps. Reprenons le nerf de la critique : le temps originaire, c’est la transcendance elle-même, seule capable de recevoir l’horizon. Ce temps originaire n’est donc pas ce qui s’objecte une transcendance mais il est ce qui la rend possible comme il rend possible toute représentation. Cependant, comme le souligne avec force Michel Henry, il ne peut assurer la réception de l’horizon de la transcendance qu’en tant qu’il intuitionne le contenu ontologique pur que la transcendance s’objecte sous la forme de l’horizon. « C’est dans la mesure où le temps est en sa nature intuition qu’il est possible comme affection de soi. Ce qui importe dans le temps qui rend ultimement possible l’essence de la manifestation, ce n’est pas son caractère temporel, c’est son caractère intuitif » 2
C’est ici que Michel Henry lie le temps à la réceptivité comme pouvoir de l’intuition de conférer une signification phénoménologique au temps. Ce n’est donc pas le temps luimême comme forme pure de l’intuition chez Kant ou comme transcendance chez Heidegger qui le rend capable de s’affecter, c’est le pouvoir de l’intuition en tant qu’il est ce qui permet à l’étant de se manifester. Le temps s’avère dès lors « secondarisé » par rapport à l’intuition qui seule est capable d’assurer la manifestation pure de l’être. Michel Henry dévoile ainsi une circularité à l’œuvre dans le schématisme transcendantal kantien en tant que celui-ci est la condition de la « vue pure antérieure à tous les objets d’expérience et rendant possible la manifestation de ceux-ci »3 ; le schématisme ne pouvant assurer, de facto, la formation d’image – 1
EM, p. 229. Ibid. p. 237 ; souligné par l’auteur. 3 Ibid. p. 238. 2
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au sens de l’imagination transcendantale – qu’en s’appuyant sur le pouvoir de l’intuition. L’auteur cite Heidegger commentant lui-même Kant : « dans l’acte d’imagination, l’élément décisif est qu’elle forme, c’est-à-dire procure une image par un acte d’intuition. »1. Mais, prenant Heidegger « au mot », Michel Henry s’interroge immédiatement sur la nature du pouvoir de l’intuition, seule capable d’assurer au schématisme sa fonction de former l’horizon d’apparition de l’être. Il cite une nouvelle fois Heidegger, « intuitionner signifie : recevoir ce qui s’offre ».2 Cette « réception » pure comme structure de l’intuition est précisée quelques lignes plus loin, cette fois-ci dans le texte heideggérien uniquement : « l’acte réceptif de l’intuition pure doit se donner la vue du maintenant de telle sorte qu’il pré-voit le « tantôt » à venir et re-voit le « tantôt » passé. »3 La référence à la « vue » explique assez bien, nous semble-t-il, comment Michel Henry peut, à bon droit, soupçonner Heidegger de s’appuyer indûment sur le temps – lui-même conçu originellement comme réception – afin d’expliquer l’essence même de la réceptivité transcendantale. En effet, si l’intuition doit être conçue sur le mode même de ce qu’elle est censée fonder, elle ne peut apparaître davantage que comme un autre nom de la réceptivité plutôt que comme une réalité à part entière, et Michel Henry, d’ajouter, comme pour anticiper ses propres thèses : « l’intuition n’est qu’un nom pour la réceptivité qui assure la manifestation de l’horizon pur de l’être. Loin de résoudre le problème de la réceptivité de l’essence, la détermination de l’essence du temps comme intuition le pose seulement avec plus d’urgence. »4
Le temps ne peut donc constituer le terme d’une analyse se donnant pour ambition d’élucider le problème de la réceptivité et de « constituer la possibilité intrinsèque de l’acte d’objectivation » mais, au contraire, il ne fait qu’en répéter toute la problématicité. Celle-ci est également présente, comme nous allons maintenant le constater, dans les analyses husserliennes du temps telles que Michel Henry les interprète à l’aune de son approche, toute personnelle, de l’affectivité. L’explication de Michel Henry avec Husserl à propos du temps est discrète dans l’Essence de la Manifestation mais elle apparaît stratégiquement au début de la quatrième section, consacrée à « l’essence originaire de la révélation comme affectivité ». Cette explica1
Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, p. 188. Ibid. p. 229 3 Ibid. 4 EM, op. cit., p. 239. 2
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tion « répétant » anticipativement la critique du présent – de l’immédiat – dans l’article que lui consacre Michel Henry dans Phénoménologie matérielle, nous nous bornerons dans les lignes qui suivent à en présenter l’essentiel des enjeux. Il est remarquable que l’ouverture de cette quatrième section – dans laquelle Michel Henry dévoile toute l’originalité et toute la singularité de sa thèse – fasse fond sur la problématique temporelle comme principe fondamentale d’occultation. La mise au jour de l’affectivité comme fondement absolument originel de toute forme d’affection ontique effectivement ressentie par le sujet passe impérativement par une reprise de la lecture classiquement phénoménologique du temps dans la mesure où c’est le geste inaugural husserlien des Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps qui assure aux opérations de la synthèse de la conscience interne une prérogative que Michel Henry juge à tous égards exorbitante. C’est, en effet, au prix d’une perte de l’essentiel, c’est-à-dire, de l’affection pure, que Husserl privilégie – indûment – les opérations de la synthèse et l’accent ainsi mis sur le déploiement temporel comme condition de toute offre phénoménologique ne peut manquer de réduire l’affection à ce qui, en elle, nous excite, et en vient à manquer, par là même, son caractère d’originalité. La confusion entre l’affection – en tant que pré-donné originel – et l’excitant qui se détache de l’arrière fond du monde trouve son principe dans l’effort husserlien pour préserver coûte que coûte la disposition d’un champ expérientiel s’ordonnant à l’horizon d’un monde pur et de ses opérations synthétiques temporelles purs : « ainsi, le tout de la nature qui ne cesse de nous affecter de ses multiples excitations n’est-il comme tel le fondement de notre expérience (Michel Henry cite Husserl dans Expérience et jugement) « le fondement… de tout ce qu’on appelle… expérience », un champ où les données primitives de la sensibilité s’organisent passivement selon les synthèses de l’association et du temps, que parce que celui-ci déploie d’abord, au-delà de ces données et comme ce qui les donne, l’horizon d’un monde pur » 1
Le présent du sol n’en est donc pas un, et ne peut pas en être un. C’est un présent éclaté et tendu vers l’avenir protentionnel ou maintenu dans un sillage rétentionnel. On retrouve ainsi le cœur de la critique henryenne du temps telle qu’elle se dessinait précédemment à partir de la conception heideggérienne de la réceptivité. La phénoménologie classiquement comprise selon le principe – semble-t-il immuable – de la transcendance d’un monde passivement organisé selon la projection d’un horizon temporel tridimensionnel et ekstatique ou selon les opérations de la synthèse maintient solidement la structure d’une opposition qui détourne fa1
Ibid., p. 574.
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talement la question de la réalité ultime authentiquement comprise comme auto affection. Il faut donc renverser l’implication – faussement comprise – qui part du pré-donné de l’affection vers ce qu’elle implique afin de revenir à l’immanence pure d’une affectivité comme condition pure et originaire de toute affection. Il est en quelque sorte nécessaire de se détourner du monde pour rester auprès de l’acte pur de l’auto affection et en saisir ainsi toute l’originarité. Citons in extenso, avant d’en venir à la l’explication décisive de Michel Henry avec les Leçons de 1905, le texte de l’Essence de la Manifestation qui conclut sur la structure et la primordialité de l’immanence : « Parce qu’elle est condition du sens interne, l’auto affection, précisément, ne peut plus être confondue avec celui-ci, son concept ne désigne pas l’ekstase où, dans la transcendance de son aliénation originelle, le temps de l’affection se sollicite lui-même et s’affecte par l’horizon du temps pur, mais plutôt la structure, présupposée par elle, où l’ekstase ne se produit pas, où la transcendance est absente. La structure de l’auto-affection a été expliquée et comprise comme immanence. En celle-ci réside la possibilité absolument fondamentale pour l’essence, et la constituant, de s’affecter sans la médiation du sens qui désigne toujours l’affection par quelque chose d’étranger, la possibilité pour elle de s’affecter elle-même, de sorte que le contenu de son affection est, comme contenu immanent, constituée par elle et par sa propre réalité. » 1
Alors que le temps ouvre l’horizon de la sensibilité, pure générale et abstraite en tant que structure anonyme qui masque sa propre condition ontologique originaire ; l’affection reste structurellement hétérogène à la sensibilité et constitue, de fait, l’essence de l’ipséité. « Ce qui se sent sans ce que ce soit par l’intermédiaire d’un sens est dans son essence affectivité. » 2
L’article de Phénoménologie matérielle intitulé « phénoménologie matérielle et phénoménologie hylétique » est exclusivement consacré aux Leçons sur la conscience intime du temps et, selon les termes de l’auteur, à l’affrontement gigantesque d’une phénoménologie du temps avec la vie elle-même pour préserver ses prérogatives et contraindre l’impression à se « résorber dans des problèmes constitutifs et fonctionnels »3. Cet affrontement s’ordonne principalement autour de l’intentionnalité et de son « dehors » qu’elle soumet à son implacable législation. C’est donc à partir du texte husserlien s’engageant au plus profond et au plus 1
Ibid., p. 577 Ibid. 3 Michel Henry, Phénoménologie Matérielle, « Phénoménologie matérielle et phénoménologie hylétique », Paris, PUF, « Epiméthée », 1990, p. 31 ; noté PM. 2
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originaire de ce que dévoile une phénoménologie statique que Michel Henry décèle et dénonce toute l’absurdité d’une description qui démet l’impression de son pouvoir de révélation propre pour le livrer à la donation ekstatique. L’analyse serrée de ces Leçons en souligne ce qu’il nomme les sophismes et les incohérences dès lors que l’impression est arrachée à sa réalité et accrochée au flux de la conscience rétentionnelle. Avant d’entrer dans le détail de l’argumentation, dégageons le nerf de la critique : le maintenant de la présence précipite la réalité hors d’elle-même, dans une irréalité principielle, malgré tous les efforts de Husserl pour la sauver. Le point-source de la contemporanéité – le lieu improbable d’une coïncidence temporelle de soi à soi – n’est qu’un phoenix, c’est-à-dire une destruction immédiate qu’accompagne une éternelle et mythique renaissance et c’est cette conception tragique et contradictoire de l’immédiat que Michel Henry entend critiquer avec force. Tragique, car c’est dans le même geste que Husserl découvre la conscience comme impressionnelle et qu’il la recouvre violemment et définitivement en l’articulant à une fluence intentionnelle et temporelle. C’est ainsi qu’il « affleure » dans ces Leçons que ce qui révèle l’intentionnalité à elle-même, c’est l’impression en tant que donnante mais, comme le rappelle Michel Henry, une phénoménologie du corps et de l’ego ne saurait être conduite dans son analyse par l’impression elle-même. Husserl reste, sur ce point, tributaire d’un « monisme ontologique » qui suppose nécessairement une scission originelle de l’être afin de le saisir « dans une extériorité primitive en quelque avant plan de lumière »1. Cette clarté est davantage celle de l’échec patent de Husserl à pouvoir rendre compte d’une conscience aperçue selon son originarité impressionnelle mais soutenue et comme entretenue par une armature intentionnelle qui l’engage en permanence sur l’irréalité du flux : « que la conscience originaire de la sensation dans son maintenant ne donne précisément pas cette sensation dans la réalité subjective de son être impressionnellement donné à lui-même mais la rejette dans une irréalité où elle ne peut plus qu’être représentée mais non éprouvée, c’est ce que le contexte de l’analyse va porter dans une clarté aveuglante »
Cet échec est d’autant plus cuisant que, rappelons-le, Husserl a mis au jour – dans sa périlleuse descente vers l’origine – le caractère originairement impressionnel de la conscience. En effet, si tous les jugements (évaluatifs, prédicatifs, mathématiques…) sont – du point de vue de la conscience à laquelle ils apparaissent – « impressionnels », l’impression aurait du, selon les termes de Michel Henry, servir de guide à l’analyse et cela en vertu même
1
Ibid, p. 18
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de ce que les diverses réduction découvrent lorsqu’elles s’engagent dans les couches les plus profondes de la constitution. « Plus l’analyse régresse vers les formes archaïques de la constitution, plus cet élément matériel l’interpelle et le contraint »1. Mais c’est précisément au moment même où l’analyse bute sur ce qui devrait constituer son « principe déterminant » que les impressions originaires à peine mises au jour sont immédiatement investies par les actes intentionnelles qui font basculer une phénoménologie « matérielle » vers une phénoménologie « hylétique ». La hylé ne signifiant ici la « matière » qu’en tant qu’elle reste le corrélat d’un acte intentionnel. La disjonction, foncièrement énigmatique, entre le contenu matériel et la forme intentionnelle n’est donc dépassée qu’au prix d’une forme de renoncement à s’enfoncer davantage dans l’énigme elle-même. Husserl, comme le rappelle Michel Henry, refuse d’envisager la possibilité de vécus sensuels (hylétiques) privés d’animations intentionnelles ou, inversement, il refuse de se demander si « les caractères qui instituent essentiellement l’intentionnalité peuvent avoir une plénitude concrète sans soubassements sensuels. »2 Fidèle à un programme devant mener quelques années plus tard à la constitution d’une solide éidétique transcendantale, Husserl maintient donc fermement hylé impressionnelle et forme intentionnelle comme les deux couches, ou les deux faces d’un même acte. Du point du vue strictement descriptif, les purs data de l’impression constituent autant d’esquisses s’ordonnant rigoureusement selon les lois du flux unitaire de la conscience. Les conséquences ne manquent pas d’apparaître dramatiquement lorsqu’il s’agit de décider de la nature même du maintenant, i.e. de l’instantanéité du vécu en sa stricte originarité. En effet, si ce n’est plus l’impression elle-même qui constitue le fil directeur de la description phénoménologique, on ne peut que constater un écart irréductible entre l’impression et la structure intentionnelle et originellement ek-statique de la conscience, le maintenant n’ayant, en effet d’épaisseur que dans le flux temporaire de la conscience et non en vertu de l’impressionnalité en tant que telle : « dès que dans la donation de l’impression, l’essence de celle-ci – le pur fait d’être impressionné comme tel – se trouve dessaisie de sa fonction de donation au profit d’une conscience originaire du maintenant, c’est-à-dire qui donne le maintenant en lui-même, qui est au sens husserlien la perception, ce qui donné de cette façon, dans son être même, « en chair et en os », se trouve précisément jeté hors de l’être, projeté dans une sorte d’irréalité principielle où ce qui fait la réalité et son poids ontologique s’est évanoui »3
1
Ibid, p. 31. Husserl, Idées directrice pour une phénoménologie, Tome 1, trad. fr. Ricoeur, Paris, Gallimard, 1950, p. 288. 3 PM, op. cit., p. 36. 2
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Si le maintenant ne constitue qu’un « point de lisière d’une extension » temporelle, il pose le double problème de sa substantialité et de sa perceptibilité. Comment, en effet, une simple limite mouvante sur la crête du flux de la conscience pourrait-elle se présenter à l’intentionnalité de la conscience et se soutenir d’une quelconque matérialité ? Selon Michel Henry – qui le rappelle dans une conférence prononcée à l’Université de Montpellier la même année que la parution de Phénoménologie matérielle1 – Husserl s’autorise de la troisième des Recherches logiques, concernant la théorie « des parties et des touts » pour expliquer les relations des phases temporelles au flux. La fin de cette Recherche conclut sur l’impossibilité de « fragmenter » un tout temporel concret à partir d’une fragmentation éventuelle d’un moment temporel. Isoler le maintenant comme l’instant pur apparaissant à la conscience intentionnelle ne saurait lui attribuer une réalité « à part » des autres en l’autonomisant par rapport à l’unité et la plénitude de la conscience fluante. « les moments complémentaires se rapportant aux fractions temporelles sont assurément séparés selon les fractions temporelles, mais cette séparation ne suffit pas encore à entraîner une fragmentation dans le concretum temporel… » 2
Michel Henry n’hésite pas ici à dénoncer une véritable mystification ontologique qui reconstruit artificiellement un flux de conscience dont l’épaisseur et l’homogénéité ne reposent que sur une véritable illusion. Cette illusion provient d’une prérogative exorbitante conférée au rôle de la rétention dans la constitution du flux temporel. Effectivement, si chaque phase – chaque maintenant – qui, en soi, n’est qu’une simple limite, glisse continûment d’un moment à l’autre tout en se maintenant (au sens le plus fort du terme…) identiquement à notre conscience, ce ne peut être que par une pure et simple inversion des rôles de la conscience impressionnelle et de la conscience rétentionnelle : « Ce procès en lequel le maintenant – et l’impression donnée en lui – se change constamment en passé, est celui de la modification, il produit un glissement ininterrompu, de telle sorte que dans ce glissement qui emporte tout et qui glisse en chaque point de lui-même, il ne peut y avoir aucun point fixe, rien n’échappe à l’écoulement, aucun maintenant véritable par conséquent – lequel maintenant est toujours (Michel Henry cite Husserl) « un point à la lisière d’une extension temporelle », de même que le « présent est un point limite ». » 1
Michel Henry, « Le temps phénoménologique et le présent vivant », in Auto-donation, entretiens et conférences, Prétentaine, 2002. p. 51-68. 2 Husserl, Recherches Logiques. Tome second, deuxième partie, 3ème recherche, « De la théorie des touts et des parties », Paris, PUF, 1961, p. 79. © Patrick Métral — 43 Michel Henry et la critique de la temporalité chez Husserl et Heidegger.
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L’absence de « point fixe » dans le déroulement ininterrompu des intentionnalités temporelles (rétentionnelles et protentionnelles) annule purement et simplement toute présence impressionnelle au sein même de ce qui est censé l’accueillir. L’ambiguïté de la conscience originaire husserlienne se transforme ici en une authentique transsubstantiation capable de faire renaître en permanence le moment matériel de l’impressionnalité à mesure que le flux rétentionnel s’en empare et l’anéantit inexorablement. La substance de l’impression n’est donc qu’une quasi-substance s’épaississant exclusivement au bénéfice d’une forme d’hypostase de l’écoulement et qui ne rejoint la sphère de l’évidence qu’en une idéalité totalement dénudée de son impressionnalité authentique : « …ce qui s’auto-impressionne en chaque impression et ainsi la réalité de la subjectivité absolue en tant que l’essence de toute réalité, en tant que chair de la vie, se trouve réduite dans la présentation intentionnelle du maintenant à une pure idéalité (…). » 1
Ce rappel de ce qui noue l’impression à la subjectivité souligne bien tous les enjeux que dégage une phénoménologie de la temporalité se découvrant, à même sa quête d’originarité, une phénoménologie de l’impression. Or, comme il apparaît dans les dernières pages de l’article de Michel Henry, l’impression pure et originelle ne saurait se situer dans l’orbe extatique et temporellement constituée d’une conscience qui destitue en permanence le sujet de lui-même. En substituant le présent vivant – le pur soi originairement révélé dans l’étreinte pathétique et immédiate de soi à soi – à un mouvement continu de temporalisation au sein duquel il n’y a qu’une alternance illimitée de naissances et de morts2, Husserl détourne définitivement la phénoménologie de la voie qui devait naturellement la mener vers la révélation de la vie et de son engendrement intemporel et inextatique. Seul l’engendrement – et non pas la temporalité ekstatiquement comprise à l’aune de sa dimensionalité et de des intentionnalités qui la travaillent – peut rendre compte d’une ipséité au sein de laquelle la nouveauté apparaît sans qu’aucun écart ne diffère la vie d’elle-même. Il est donc possible, et nécessaire, compte tenu du vécu effectif de cette nouveauté, de penser un écart interne à l’immanence elle-même et de penser, en dernière analyse, le temps non comme perte, mais comme ce qui féconde la vie :
1
PM, op. cit., p. 37. « Je considère que les conceptions qui font du maintenant une naissance et une mort à chaque instant ne sont que la représentation, dans la mort, de ce qu’est la vie » (Auto-donation, op. cit., p. 68). 2
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« engendrer veut dire tout sauf créer, si création désigne la création d’un monde, cette ouverture phénoménologique d’un premier « dehors » où se découvre à nous le règne entier du visible. » 1
Ce règne entier du visible reste tributaire d’une conception erronée de la vie et du temps comme n’assujettissant la subjectivité que du dehors d’elle-même. Au, contraire, une vie conçue comme l’intériorité d’une pure étreinte de soi ne saurait s’assigner à elle-même aucune limite. L’immortalité de la vie est ainsi consubstantielle d’une approche de l’ipséité charnellement dépositaire de la « mémoire immémoriale du monde » : « Si le monde ne cède nulle part, si la trame du sensible est continue, sans défaut ni lacune et ne se déchire en aucun point, si chaque fibre ou chaque grain qui la compose est indéfiniment évocable, c’est parce que chacun des pouvoirs qui me portent jusqu’à eux est celui d’une chair que rien ne sépare de soi, toujours présente à soi dans sa mémoire sans écart, sans pensée, sans passé, sans mémoire – dans sa mémoire immémoriale. C’est ma chair qui est indéchirable. » 2
1 2
Michel Henry, C’est moi la Vérité, Paris, Seuil, 1998, p. 131. Michel Henry, Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000, pp. 207-208.
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Phénice La revue du Centre d’Etudes Phénoménologiques de Nice [ISSN 2100-0662]
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L Lee PPrréésseenntt Textes de présentation des séances de l’atelier du CEPHEN, premier et second semestre 2008-2009, Université de Nice Sophia-Antipolis.
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Le caractère aporétique du temps au sein du présent élargi : Husserl, Derrida, Ricœur
1/ Introduction Pendant la séance d’aujourd’hui je vous propose de revenir aux Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps de Husserl, donc à un texte que vous avez déjà discuté avec Délia au cours de la première séance de cet atelier. Pour discuter les « Leçons » husserliennes, je voudrais recourir à deux interprétations de ce texte, à savoir à La voix et le phénomène de Jacques Derrida et à un chapitre de Temps et récit III de Paul Ricœur. L’unique question que nous poserons au fil de ces textes est la suivante : comment comprendre le présent élargi ? — question que je voudrais limiter et préciser par la suivante : comment est-il possible de penser la rétention ? Nous rappellerons brièvement ici que la rétention est une forme de mémoire primaire qui, ensemble avec l’impression originaire et la protention, nous donne le présent élargi ; la rétention n’est pas un acte de mémoire explicite comme la remémoration, qui est une forme de mémoire secondaire, mais, comme la protention, elle se trouve dans un rapport tellement étroit avec l’impression que Husserl comprend le présent élargi en entier comme appartenant à la perception qui est une forme de connaissance directe, de présentation des choses. A première vue, la question de la rétention semble être une question très particulière, et même une question qui ne pourrait intéresser que les spécialistes de la phénoménologie husserlienne du temps. En la regardant de plus près, elle se révèle pourtant être une question qui concerne les fondements de la phénoménologie tout court. Peut-être faut-il aller jusqu’à dire qu’elle concerne la compréhension de notre vie et de nous-mêmes en général. Pour interroger le phénomène de la rétention, je vous propose de résumer l’interprétation que donne Ricœur des analyses husserliennes. Dans un deuxième temps, j’indiquerai les aspects qui, à mon avis, restent problématiques dans cette interprétation. Mais puisque ces problèmes n’exigent pas une réfutation mais seulement une révision de l’interprétation ricœurienne, il sera utile d’envisager de plus près, dans un troisième temps, deux aspects particuliers de son interprétation : d’une part, la thèse du caractère aporétique de la rétention, et d’autre part, celle de la priorité de la modification par rapport à la différence dans l’explication du passage du temps comme glissement du présent dans la rétention. C’est sur ce point que nous recourrons à l’interprétation de Derrida — qui s’attache à la différence © Inga Römer — 47 Le caractère aporétique du temps au sein du présent élargi : Husserl, Derrida, Ricœur.
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— en tâchant de comprendre ce qui la distingue de l’interprétation ricœurienne de la rétention, la question étant de savoir si c’est la modification ou la différence qui a une priorité dans la rétention. Enfin et en dernier lieu, il nous faudra indiquer la solution proposée par Ricœur au problème du caractère aporétique du présent élargi, avant de commencer la lecture des textes. 2/ L’interprétation ricœurienne des « Leçons… » husserliennes L’interprétation ricœurienne des Leçons husserliennes peut être structurée en deux thèses principales. En premier lieu Husserl aurait tenté de réduire le temps linéaire perçu à un pur apparaître du temps à partir duquel il a ensuite voulu constituer le temps objectif phénoménologique. Or selon Ricœur, Husserl n’était pas capable de constituer le temps objectif à partir d’un tel pur apparaître du temps. Dans cet échec se montrerait la première aporie du temps. Et la deuxième thèse de l’interprétation ricœurienne est que c’est précisément un tel échec qui a conduit Husserl à ces deux grandes « trouvailles » que sont, eu égard à la phénoménologie du temps, la rétention et la différence entre rétention et remémoration. Commençons par un petit détour destiné à expliciter le contexte de ces interprétations. Elles sont extraites de Temps et récit, paru en trois tomes entre 1983 et 1985, œuvre dans laquelle Ricœur soutient justement la thèse selon laquelle le temps serait principiellement « aporétique ». Cette aporicité se montrerait d’une manière exemplaire dans la phénoménologie, même si la phénoménologie ne fait qu’exhiber l’aporicité de la pensée spéculative et réflexive du temps en générak. À partir des analyses d’Augustin, d’Aristote, de Husserl, de Kant et de Heidegger, Ricœur circonscrit trois apories du temps. C’est la première qui domine Temps et récit et qui nous intéresse ici. Les diverses figures que cette première aporie a prises dans l’histoire de la philosophie se concentrent pour Ricœur dans l’opposition centrale suivante : d’un côté, il existe un temps phénoménologique dans lequel les phénomènes vécus du passé, de l’avenir et du présent sont centraux, et d’un autre côté, un temps de la succession orienté sur le mouvement et l’ordre des maintenants et des séquences du temps. Or le temps phénoménologique et le temps de la succession ne sont pas deux temps distincts, mais bien plutôt deux dimensions de l’expérience du temps qui, selon Ricœur, ne peuvent être pensées ensemble d’une manière cohérente et ne sauraient être posées comme deux notions autonomes — quoiqu’elles dépendent l’une de l’autre et, bien plus, se cachent mutuellement. L’interprétation ricœurienne des Leçons husserliennes prend sa place dans la première section de la quatrième partie de Temps et récit, intitulée « L’aporétique de la temporalité ». © Inga Römer — 48 Le caractère aporétique du temps au sein du présent élargi : Husserl, Derrida, Ricœur.
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Ici, Ricœur se donne pour tâche de justifier la première aporie du temps à partir de l’histoire de la philosophie. Tout d’abord, il confronte Augustin, entendu comme penseur du temps de l’âme, avec Aristote, entendu comme penseur du temps du monde. Ensuite, il confronte Husserl, comme penseur de l’apparaître du temps et du temps intuitif avec Kant, comme penseur de l’invisibilité du temps et du temps objectif. Enfin, il montre comment la confrontation des deux perspectives du temps, auparavant chaque fois mise en scène dans l’opposition entre deux penseurs, se retrouve aussi à l’intérieur de la pensée heideggerienne. Ainsi, et de ce point de vue, Husserl apparaît-il comme un penseur procédant à partir de la perspective phénoménologique sur le temps pour rendre compte du temps objectif à partir de ce pur apparaître du temps. Et la thèse de Ricœur est qu’il s’avère justement incapable de faire ce qu’il se propose de faire, à savoir développer le temps objectif à partir d’un pur apparaître du temps. Comment Ricœur justifie-t-il la thèse d’un tel échec chez Husserl ? Le temps objectif, dit Ricœur, reste une présupposition sécrète chez Husserl. Même si ce dernier se donne pour tâche de réduire le temps objectif du monde à un pur apparaître du temps et de constituer un temps phénoménologique pur, sans présuppositions qui relèveraient du temps objectif réduit, il se trouve contraint de recourir à quelques moments appartenant au temps objectif. Le phénoménologue se trouverait « toujours-déjà » contraint d’opérer avec un « quelque chose » perçu, à savoir l’objet temporel, et avec un langage se référant aux objets. De plus, selon Ricœur, Husserl se trouve contraint de recourir aux « situations temporelles » (Zeitstellen), introduisant ainsi dans le temps phénoménologique un moment du temps objectif qu’il avait voulu réduire. L’acte de se diriger vers une situation temporelle qui se distingue de son contenu permet, selon Husserl, d’appréhender des contenus multiples et divers à l’intérieur du même cadre temporel, ce qui permet de les comprendre comme « passés », « présents » et « futurs ». Ces trois caractères ont un caractère formel puisque leur sens se distingue des contenus en leur donnant une situation temporelle. Or, écrit Ricœur, « ce sens formel n’est pas une donnée immédiate de la conscience » (TR III, 69). Et, continue Ricœur, « la modification rétentionnelle, semble-t-il, fait comprendre la retombée dans le passé, non la fixité de la situation dans le temps » (TR III, 73). Lorsque Husserl essaie de constituer un tissu temporel fortement structuré à partir de la superposition des rétentions et des re-présentations, ses analyses se trouvent donc confrontées au fait que cette superposition même « requiert un moment formel qu’il ne paraît pas pouvoir engendrer » (TR III, 74). Or ce moment formel est absolument nécessaire pour développer la situation temporelle : « Chaque fois que l’on tente de dériver le temps objectif de la conscience intime du temps — telle est la conclusion de Ricœur — le rapport de priorité s’inverse » (TR III, 75). © Inga Römer — 49 Le caractère aporétique du temps au sein du présent élargi : Husserl, Derrida, Ricœur.
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Face à cette critique ricœurienne de Husserl, nous devons nous poser la question suivante : est-il exact d’affirmer que Husserl présuppose secrètement le temps objectif, lors même qu’il se propose de l’engendrer à partir d’un pur apparaître du temps ? La critique que Ricœur adresse à Husserl est-elle valide ? 3/ Critique de la critique ricœurienne des Leçons husserliennes À notre sens, elle reste problématique eu égard à un point central de l’analyse husserlienne. Certes, elle souligne une difficulté importante propre à la notion husserlienne de rétention. Il est vrai que, selon Husserl, le maintenant actuel constitue une situation temporelle, et que ce maintenant actuel est le point de source de toute situation temporelle en général (voir sur ce point le § 33 des Leçons). Ce n’est que lorsque, à partir du présent élargi, on entreprend explicitement une visée intentionnelle (intentionale Auffassung) d’une situation temporelle que cette situation temporelle est constituée. L’on pourrait donc considérer avec Ricœur que la situation temporelle surgit quasiment du néant, ou bien surgit d’une présupposition sécrète du temps objectif au lieu d’être développée à partir de pures données immédiates de la conscience du temps. Il est toutefois inexact de dire que Husserl tente de développer un moment de la fixité temporelle à partir d’une pure retombée dans le passé n’impliquant en soi aucun moment de cette fixité cherchée : une préforme de la fixité de la situation temporelle se trouve déjà dans la rétention même, dès lors que Husserl la détermine comme une retombée d’un quelque chose qui se conserve. La description que Husserl propose de la rétention fait ainsi signe vers une co-originarité de l’écoulement et de la fixité — fixité qui se montre directement dans le fait que dans l’écoulement, dans la retombée, quelque chose se conserve. Il est bien vrai, et Ricœur a sans doute ici raison, que cette fixité n’est pas encore la fixité de la situation temporelle, la fixité de l’ordre du temps objectif et formel. Mais elle constitue bien la base. Déjà dans la fixité de ce qui est retenu réside donc, en d’autres termes, la base phénoménale de tout ce qui, dans le temps, demeure et renvoie à un ordre fixe de situations temporelles. S’il apparaît que ce qui a été maintenant est le même que ce qui maintenant est juste passé, il y a là un commencement de moment formel d’un ordre objectif du temps et de ses situations temporelles. Au lieu de présupposer secrètement le temps objectif, Husserl semble donc plutôt décrire la rétention comme un phénomène à double visage, dans lequel l’écoulement et la fixité se présentent ensemble et offrent ainsi la base phénoménale pour la constitution des situations temporelles et de l’ordre du temps objectif. Il est trompeur de dire — comme le fait Ricœur — que Husserl essaie d’expliquer, d’engendrer ou de dériver la fixi© Inga Römer — 50 Le caractère aporétique du temps au sein du présent élargi : Husserl, Derrida, Ricœur.
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té de la situation temporelle à partir d’une pure retombée dans le passé. Bien plutôt Husserl tente-t-il, à partir du présent élargi dans lequel se trouvent déjà préparés des moments d’une fixité du temps, de montrer comment, par des vécus intentionnels explicités, il est possible de constituer des situations temporelles, et de surcroît l’ordre du temps homogène — et ce à partir des phénomènes purs de temps. Reste que la description cohérente de ce phénomène à double visage qu’est la rétention confronte en effet Husserl à de grandes difficultés. En effet, le son retenu, pour garder l’exemple de Husserl, ne peut ni être perçu maintenant ni être un objet intentionnel. S’il était perçu maintenant, nous aurions une confusion du son passé avec le son présent dans un seul présent, ce qui produirait une fusion disharmonique des sons divers. Mais s’il était pris comme un objet intentionnel, nous ne pourrions comprendre comment l’objet intentionnel du son se trouvait justement déjà là. Et c’est justement le problème que Husserl avait délimité au fil de sa critique de la conception brentanienne du temps, laquelle l’avait conduit à thématiser l’intentionnalité spécifique de la rétention. Il semble donc resurgir dans le cas de la rétention elle-même : un temps vécu n’est compréhensible que lorsqu’il dépasse le maintenant ponctuel ; et pourtant l’intuition du passé ne peut être pensée qu’avec un objet intentionnel, alors même que cet objet intentionnel semble rendre impossible le temps vécu. La rétention devrait ainsi être une « intentionnalité sans objet » — mais qu’est-ce que cela pourrait signifier ? Dans ce dilemme réside l’échec, à l’intérieur de la conscience du temps elle-même, de la tentative husserlienne de saisir la facticité phénoménale de l’écoulement et de la fixité dans une relation conceptualisable, et l’on peut à notre sens y retrouver la difficulté que Ricœur nomme « la première aporie du temps ». Ainsi, même si persiste l’impression que l’interprétation ricœurienne de la rétention husserlienne n’est pas tout à fait justifiée, sa conclusion semble appropriée : la rétention, écrit-il, « est le nom de la solution cherchée » (TR III, 51). 4/ Priorité de la continuité ou de la différence dans la rétention ? Je l’ai précisé plus haut : en marge de la thèse d’un échec de la tentative husserlienne, Ricœur présente une deuxième thèse interprétative concernant la phénoménologie husserlienne du temps : celle selon laquelle c’est justement par son essai manqué que Husserl aurait fait « deux grandes trouvailles » (TR III, 49) : la rétention et la différence entre rétention et ressouvenir — ces deux phénomènes étant séparés par un « abîme phénoménologique » (TR III, 65). Autrement que le ressouvenir, la rétention, nous dit ainsi Ricœur, « est une modification positive de l’impression, non sa différence » (TR III, 60). Dans la lignée de Husserl, © Inga Römer — 51 Le caractère aporétique du temps au sein du présent élargi : Husserl, Derrida, Ricœur.
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Ricœur souligne ainsi que « les notions de différence, d’altérité, de négativité exprimées par le "ne… plus", ne sont pas premières » (Ibid.), mais que c’est bien la modification qui l’est. On s’étonne pourtant de telles remarques, s’il est vrai que, quelques pages plus haut, Ricœur consacre une longue note au livre de Derrida intitulé La voix et le phénomène — note dans laquelle il se dit d’accord avec Derrida lorsque celui-ci donne la priorité à la différance par rapport à l’actualité pure du maintenant. Car cet accord semble contredire la thèse d’une priorité de la modification par rapport à la différence, que Ricœur défend en suivant Husserl quelques pages plus loin. La thèse derridienne selon laquelle « la racine commune » de la rétention et de la remémoration comme re-présentation est « la possibilité de la ré-pétition » (VP, 75) — la vraie différence entre rétention et remémoration n’étant pas, comme le pense Husserl, une différence radicale « entre la perception et la non-perception, mais entre deux modifications de la non-perception » (VP, 73) — paraît en effet absolument incompatible avec la thèse ricœurienne d’un abîme phénoménologique infranchissable entre ces deux phénomènes du souvenir. Y-a-t-il une contradiction dans cette ambiguïté de l’argumentation ricœurienne ? À notre sens, cela n’est pas le cas. Il nous semble plutôt que la différence entre la position derridienne et la position ricœurienne est justement propre à nous éclairer sur la spécificité de la position ricœurienne. S’il est vrai que Ricœur donne un primat à la modification et Derrida à la différence — voir à la différance — l’opposition entre les deux interprètes de Husserl est en effet plus subtile que cette opposition ne le laisse à penser. L’objectif de Derrida, dans La voix et le phénomène, est d’ébranler la distinction établie par Husserl dans la première des Recherches Logiques entre l’expression et l’indice, par une interprétation de la rétention comme non-perception ; à travers son interprétation de la rétention, Derrida défend la thèse que même dans le « monologue » propre à une présumée pure présence à soi, le retour à soi exige nécessairement une médiation par les signes. Si le présent lui-même comme présent élargi comprend déjà un moment de la non-perception, à savoir la rétention, la présence à soi est donc toujours déjà sapée par le détour nécessaire par les signes. Pour Ricœur par contre, il s’agit d’insister sur le caractère spécifique du phénomène de la rétention qui laisse voir l’abîme phénoménologique qui le sépare de la remémoration : ce caractère est la survivance (Nachleben) de l’impression. Cette survivance de l’impression n’est ni le fait d’une présence à soi absolue, ni, comme le pense Derrida, une non-perception. La rétention, écrit Ricœur en anticipant un sujet de la dixième étude de son œuvre Soi-même comme un autre, « est un défi à la logique du même et de l’autre ; ce défi est le temps » (TR III, 54). Chez Ricœur le caractère de signe de la rétention n’a pas la priorité, mais son attention se dirige vers l’entrelacement vécu du même et de l’autre qui apparaît dans la survivance rétentionelle. © Inga Römer — 52 Le caractère aporétique du temps au sein du présent élargi : Husserl, Derrida, Ricœur.
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Même si Ricœur parle d’un défi à la logique du même et de l’autre, il n’est pas en accord avec le primat de la différance derridienne ; aux yeux de Ricœur, comme à ceux de Husserl luimême, c’est la modification qui a la priorité dans le phénomène de la rétention. Dans la survivance rétentionelle de l’impression, qui n’est ni perception dans le maintenant, ni visée d’un objet intentionnel, l’objet temporel dans le « comment » est toujours à nouveau un autre, pendant que l’objet temporel tout court reste le même. Par exemple, si le son entendu maintenant et le son rétenu se différencient par rapport à leurs sens temporels, c’est pourtant le même son, avec son même sens de son, qui s’écoule du maintenant au « juste passé ». Le moment de la fixité de ce qui se conserve dans la rétention est ainsi, selon notre interprétation, la base pour la constitution des situations temporelles. Certes, nous maintenons avec Ricœur que ce phénomène énigmatique, à double visage, qu’est la rétention, ne permet pas une explication conceptuelle cohérente. Et pourtant : dans le phénomène de la survivance rétentionelle qui laisse voir une continuité par rapport à l’impression juste passée, écoulement et fixité, le même et l’autre vont ensemble. Le mérite de Ricœur, eu égard à la problématique de la rétention, résiderait donc dans le fait qu’il évite aussi bien la scission derridienne du présent que la confiance parfois naïve de Husserl en une évidence adéquate de la conscience rétentionelle et en la possibilité d’une reproduction complète du vécu passé à travers la remémoration. Même si Husserl insiste sur le fait que la remémoration n’a pas la même évidence que la rétention, il semble en effet comprendre toute incomplétude de la remémoration comme une incomplétude principiellement surmontable : en tant que sujet concret, je peux très bien avoir une mauvaise mémoire — je ne parviens pas à me souvenir, par exemple, de ce que j’avais lu sur Hegel il y a deux ans — ; mais cela ne saurait, selon Husserl, constituer un problème de principe eu égard au flux du temps qui intègre et conserve tout ce qui entre en lui. C’est cette confiance que Ricœur n’a plus. 5/ Le présent comme initiative Pour conclure, nous voudrions brièvement indiquer la direction dans laquelle Ricœur oriente ses réflexions à partir du diagnostic porté sur la rétention comme défi à la logique du même et de l’autre. La première aporie du temps, présent dans la rétention, ne permet plus de comprendre le présent élargi comme le sol indubitable de toute connaissance, ce sol que Husserl avait cherché pendant toute sa vie. Un tel sol présumé est selon Ricœur toujours déjà ébranlé par l’entrelacement du même et de l’autre dans la rétention. Face à cette impossible © Inga Römer — 53 Le caractère aporétique du temps au sein du présent élargi : Husserl, Derrida, Ricœur.
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certitude théorique à l’égard du présent qui ne se laisse pas saisir conceptuellement, Ricœur emprunte alors un chemin hérité de Kant, et propose une réponse pratique à l’aporie théorique du temps. Ainsi montre-t-il, plus concrètement, comment les deux perspectives sur le temps, temps vécu et temps objectif, sont médiatisées d’une manière ouverte par les pratiques humaines — comme dans le calendrier, dans la suite des générations et dans les traces qui nous laisse le passé. Le présent, dans cette réponse pratique, est un présent entendu comme « temps de suspens » (TR III, 433) qui peut se renverser chaque fois en un présent d’initiative. Dans une telle initiative, dont le promesse laisse voir la structure centrale, j’initie pratiquement un nouveau commencement dans le monde et je fais que, en poursuivant mon initiative, « le présent ne soit pas seulement une incidence, mais le commencement d’une continuation » (TR III, 419) qui répond pratiquement au défi adressé à la logique du même et de l’autre — défi qui s’impose déjà à l’intérieur du présent élargi, voir à l’intérieur de la rétention. Lectures :
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Husserl, Edmund : Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, trad. par H. Dussort, préf. de G. Granel. Paris : PUF 2002, § 11 (première section), § 12.
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Ricœur, Paul : Temps et récit. Tome III : Le temps raconté, Paris : Seuil 1985, p. 60 : « Si l’ambition de Husserl… » - « …une conscience originaire » » [32] (47). » ; pp. 69-70 : « On peut maintenant… » - « …plus haut l’insère. » ; pp. 73-74 : « C’est en désimpliquant… » - « …de la section II. »
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Derrida, Jacques : La voix et le phénomène, Paris : PUF 2005, pp. 73-74 : « Dès lors qu’on admet… » - « …dans le rapport à soi. » et p. 75 : « Sans réduire l’abîme… » « …l’originarité phénoménologique elle-même ».
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Ricœur, Paul : Temps et récit. Tome III. Le temps raconté, op. cit., pp. 419-420 : « Telles sont les phases… » - « …du présent historique ».
© Inga Römer — 54 Le caractère aporétique du temps au sein du présent élargi : Husserl, Derrida, Ricœur.
Phénice La revue du Centre d’Etudes Phénoménologiques de Nice [ISSN 2100-0662]
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L Lee PPrréésseenntt Textes de présentation des séances de l’atelier du CEPHEN, premier et second semestre 2008-2009, Université de Nice Sophia-Antipolis.
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Phénice [ISSN 2100-0662], Numéro spécial, mai 2009 : Le Présent.
Histoire et être Heidegger et l’esquive du présent.
1/ Introduction générale : l’effacement du temps dans Être et temps. J’intitule cette séance consacrée au problème du temps chez Heidegger : « Histoire et être » ; la grande œuvre de Heidegger, à laquelle nous nous cantonnerons ici, s’intitule « Être et temps ». En l’intitulant ainsi, je commets donc une sorte de double faute : j’inverse l’ordre des priorités, et, surtout, je gomme la référence à ce qui doit être le but implicite de toutes ces séances, et au-delà de notre atelier : le temps. Si je le fais, c’est bien entendu à dessein. Car la question est d’abord de savoir comment « entrer » dans le problème du temps chez Heidegger. Or la seule réponse que je suis parvenu à trouver, pour cette séance que je voudrais très « pédagogique », est la suivante : en commençant par se garder soigneusement de parler du temps. Et je m’en expliquerai de manière au fond très simple : c’est que dans une certaine mesure, ce que Heidegger appelle « temps » n’a absolument rien à voir avec le temps — non pas seulement avec ce que nous appelons « temps », mais même avec ce que nous sentons et expérimentons communément du temps — voire, ai-je envie de dire de manière un peu provocatrice, avec ce qu’est le temps. Je dis bien « absolument rien à voir » — ce n’est pas qu’il « réformerait » par exemple le concept traditionnel de temps ; c’est plutôt qu’il le cherche tout à fait ailleurs que là où nous le cherchons habituellement. Et il le dit lui-même : le problème est d’abord de déterminer le « lieu » du temps, le topos ontologique où il nous faut aller le débusquer. Donc même sans idée préconçue sur le temps, même avec la ferme intention de se laisser enseigner par Heidegger, on ne peut absolument pas comprendre ce qu’il dit si nous pensons qu’il nous parle du « temps ». Et d’ailleurs, et c’est ma seconde remarque, il ne semble pas tellement parler du temps Si vous regardez le plan du traité de 1927, vous vous rendrez compte qu’il comprend deux grandes « sections » (je ne rentre pas dans le détail du découpage, sur la question de l’inachèvement du traité, etc) : une analyse préparatoire du Dasein ; une section intitulé Dasein et temporalité. Et dans la première, il ne semble justement pas être question du temps. Or comme c’est celle qu’on lit le plus facilement — et dont en général on se contente —, on finit par se demander pourquoi le livre s’appelle « Être et temps ». Et on peut aller plus loin : © Grégori JEAN — Histoire et être. Heidegger et l’esquive du présent.
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même dans la deuxième section, il n’est explicitement question du temps qu’à partir de sa seconde moitié. Donc première remarque, évidemment très générale et équivoque : Être et temps, malgré son titre, ne traite explicitement du temps que dans son dernier quart. Ainsi dirai-je qu’eu égard à la question qui nous occupe, la lecture d’Être et temps est menacée par deux écueils, à la fois contradictoires et corrélatifs : l’écueil de le lire en y cherchant le temps ; l’écueil de ne pas l’y trouver. Et s’il y a là corrélation, c’est parce que nous n’y trouvons pas le temps pour autant que nous l’y cherchons. Et au fond, c’est vrai, de quoi nous parle Heidegger ? Heidegger, c’est bien connu, nous parle de l’être. Et alors même qu’il nous parle de l’être, nous ne cessons de demander : quand nous parlera-t-il du temps ? — demande bien compréhensible, puisque le traité s’appelle « Être et temps ». Et nous avons cependant le pressentiment que si Heidegger nous parle du temps, c’est pour nous parler de l’être, et qu’il ne pose la question du temps que parce qu’il pose la question de l’être. Dans le titre Être et temps, l’accent serait à mettre sur l’être. Dans un très court texte prononcé à l’Académie cathologique de Fribourg afin de commémorer le trentième anniversaire de la mort de Husserl, Heidegger écrit clairement : « Ma question du temps a été déterminée à partir de la question de l’être ».1 Dès lors se renforce un peu plus l’idée selon laquelle Heidegger ne nous parlerait « aussi » du temps que parce qu’il nous parle d’abord de l’être. Il ajoute d’ailleurs immédiatement que sa question du temps — ainsi déterminée par la Seinsfrage — « s’avançait dans une direction qui est toujours demeurée étrangère aux recherches de Husserl sur la conscience interne du temps » — et non seulement de Husserl, mais de toute la tradition philosophique depuis au moins Aristote, et jusqu’à Bergson. Ici, je dois le dire, le risque de malentendu est peut-être à son comble. Car l’on est enclin à dire et à répéter : Heidegger questionne l’être et c’est pourquoi il questionne le temps ; et le manquement de la tradition à cet égard, de Aristote à Husserl et Bergson, est au contraire d’avoir parlé du temps sans parler de l’être, ou de l’être sans parler du temps. Or s’il y a là un malentendu, c’est parce que le diagnostic de Heidegger est strictement inverse de celui-ci. En un sens, le point de départ de Heidegger est un simple constat, constat selon lequel, précisément, toute la tradition philosophique parle indissolublement du temps et de l’être, parle de l’être à travers le temps et du temps à travers l’être. Il l’écrit dès le § 5 :
1
M. Heidegger, « De la compréhension du temps dans la phénoménologie et dans la pensée de la question de l’être », dans Questions III-IV, Gallimard, « Tel », 1990, p. 353. © Grégori JEAN — Histoire et être. Heidegger et l’esquive du présent.
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« Depuis longtemps, le « temps » fonctionne comme critère ontologique, ou plutôt ontique de la distinction naïve entre les différentes régions de l’étant. On oppose un « temporellement » étant (les processus naturels et les événements historiques) à un « intemporellement » étant (les rapports spatiaux et numériques). De même on a coutume de dissocier le sens « atemporel » des propositions du cours « temporel » de leur énonciation. Enfin l’on découvre un « abîme » entre le « temporellement » étant et l’éternel « supratemporel », abîme que l’on s’efforce de franchir. « Temporel » signifie ici à chaque fois autant que : étant « dans le temps », détermination qui bien entendu ne manque pas non plus d’obscurité. Mais le fait est là : le temps, au sens de l’« être dans le temps », fonctionne comme critère de la séparation entre régions de l’être. Comment le temps a-t-il été investi de cette fonction ontologique privilégiée ? De quel droit est-ce justement quelque chose comme le temps qui joue ce rôle de critère ? (…) Le « temps » (…) a pour ainsi dire accédé « de lui-même » a cette fonction ontologique « évidente », et jusqu’à nos jours il s’y est maintenu. Ce qu’il faut au contraire montrer sur la base de la question élaborée du sens de l’être, c’est que et comment la problématique centrale de toute ontologie est enracinée dans le phénomène du temps bien aperçu et bien explicité. » 1
Le point de départ de Heidegger n’est donc pas du tout l’idée selon laquelle la tradition philosophique aurait séparé l’être et le temps, mais bien le constat que l’être et le temps y sont indissociables, de sorte qu’elle se meut de manière naïve dans cette indissociabilité. De telle sorte que, afin de déterminer ce que signifie « être », il s’agirait de faire chaque fois attention à la dimension temporelle de cette détermination. Est-ce là pourtant l’intention de Heidegger ? Dire l’être à travers le temps — comme l’ensemble de la tradition par conséquent — en tirant simplement les conséquences de cette indissociabilité ? La réponse, clairement, est non. Et c’est ce que je voudrais indiquer maintenant. Que « reproche » Heidegger, au fond, à la tradition philosophique ? Certes, d’avoir « oublié » la question de l’être. Et c’est ainsi que l’on présente encore souvent son opposition à Husserl : Husserl n’aurait pas posé la question de l’être, il ne se serait pas demandé ce que signifie « être », et il n’aurait pas donné de réponse. A l’extrême, l’on aurait envie de dire : ce que Heidegger reproche à la tradition, c’est de ne pas comprendre ce que signifie « être ». Et à l’inverse, Heidegger voudrait nous faire comprendre ce que signifie « être ». Or cela est évidemment le plus grand contresens possible. Car le point de départ de Heidegger est bien au contraire que nous comprenons toujours déjà ce que signifie « être ». La « question de l’être » n’est absolument pas une question, pour Heidegger, dont on ignorerait la réponse. Et répéter la question de l’être n’est pas du tout tenter de lui trouver une réponse, éventuellement meilleure que celles qui ont été données par la tradition.
1
M. Heidegger, Être et temps, trad. fr. E. Martineau, Paris, Authentica, 1985, § 5.
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2/ Le primat de l’être, et la structure de la question : le problème du Dasein. Tel est d’ailleurs le point de départ introductif d’Être et temps : la structure de cette question. Cette structure, je ne la reprendrai pas ici, mais je voudrais néanmoins vous en rendre intuitifs certains « traits », pour autant que cela s’avère nécessaire pour la compréhension de la suite. 1/ Quand je demande : « que signifie être ? », la première chose à remarquer, c’est que je ne demande pas quelque chose que, en toute rigueur, j’ignore. La question « que signifie être ? » n’est pas du tout du même type que « combien la finlande a d’habitant », ou « que signifie Baum en français ». Je demande au contraire le sens de ce que je sais déjà dans une certaine mesure. Quand je dis : « il est 3h », « cette veste est trop petite », « aujourd’hui je suis fatigué », non seulement j’emploie le verbe être, mais j’ai une certaine « compréhension » de ce que « être » signifie. Donc la première thèse fondamentale de Heidegger sera celle là : d’une part, le sens de l’être est pour nous tout à fait indéterminé et obscur — d’où la nécessité de poser la question de son « sens » —, mais d’autre part, « la compréhension vague et moyenne de l’être est un fait ».1 Heidegger parlera aussi de compréhension « pré-ontologique de l’être », par opposition à une compréhension ontologique propre à un comprendre qui aura clarifié le (problème du) « sens de l’être ». 2/ Deuxième trait : nous précomprenons toujours l’être. Mais l’être que nous comprenons n’est pas quelque chose qui flotte en l’air. Nous comprenons l’être, de manière vague et moyenne, mais « ce qui est », c’est toujours un étant — ce qui est, c’est cette table, c’est ce stylo, c’est ce ciel, c’est moi-même. Etre, dit Heidegger, « veut dire être de l’étant ». Donc demander : quel est le sens de l’être ?, semble d’abord supposer que nous nous attachions à l’étant, et que nous demandions : quel est le sens de l’être de l’étant ? Seulement, le problème est que nous appelons « étant » beaucoup de choses très différentes. Une fois encore, nous disons : la table est en bois, 2 est plus petit que 4, ma sœur est gentille, est l’on pressent bien non seulement qu’une table, un nombre, une personne, sont des « étants » de type différent, mais aussi que justement, ce qui fait leur différence, c’est justement la manière dont ils sont, leur « mode d’être ». Je sens bien que dans les propositions « la table est en bois », « 2 est plus petit que 4 », « ma sœur est gentille », le sens de « être » est différent, quoi que je ne sache pas en quoi. Et pourtant, il y a semble-t-il une unité, puisque de ces trois « étants » je dis qu’ils « sont ».
1
Ibid., p. 28.
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Donc nous dirons : le tout de ce qui « est », l’étant dans son ensemble, comprend différents « secteurs », en fonction des différentes manières d’être des différents étants. En phénoménologie, depuis Husserl, nous avons pris l’habitude de nommer ces « secteurs » de l’étant des « régions ». Nous dirons que l’étant dans son ensemble se divise en régions, selon la constitution, le mode d’être des étants qui y appartiennent. Et tout cela reste encore de l’ordre de la « précompréhension ». Je ne connais pas explicitement le sens de cette différenciation, ce qu’elle est dans son « principe », mais je comprends préontologiquement qu’elle existe. Donc : dans tout rapport à l’étant, il y a déjà une précompréhension de son être, de la manière dont il est, de telle sorte que l’étant se présente toujours déjà à nous avec certains caractères d’être. Heidegger appelle « ontologique » — ou « préontologique » lorsqu’elle reste « vague et moyenne » — ce qui relève de cette ouverture de l’être de l’étant, et « ontique » ce qui relève de l’étant lui-même. Voilà la situation : nous avons une précompréhension de l’être ; être est toujours être d’un étant ; l’étant est différencié en différentes régions en fonction de différents modes d’être. Seulement, pour notre part, nous ne cherchons pas le « sens d’être de tel ou tel étant », mais le sens de l’être en général. Nous ne voulons pas d’une science « ontique », mais d’une science de l’être elle-même, d’une ontologie, d’une compréhension explicite du sens de l’être en général. Dès lors il semble que nous ne puissions emprunter qu’une seule voie, consistant à chercher l’unité de l’être dans l’unité de ce qui nous le fait comprendre : dans l’unité de la compréhension de l’être. Si nous « comprenons » l’être « en général », cette « généralité » ne doit pas être cherchée dans le « compris », mais d’abord dans le « comprendre » lui-même. La science de l’être devrait se fonder sur la science de la « compréhension de l’être ». Seulement, si nous voulons comprendre ce qu’est le « comprendre de l’être », nous tombons dans une nouvelle version du « cercle ». Parce que c’est bien nous qui comprenons l’être. Et nous-mêmes, nous sommes bien aussi des « étants » — nous sommes. Nous sommes des étants qui comprenons l’être. C’est étrange : un étant, quelque chose qui « est », comprend simultanément, au moins « obscurément », ce que « être » veut dire. Mais en tout cas, si nous cherchons ce que « être » veut dire, et que, en même temps, nous ne pouvons chercher ce que signifie « être » qu’en cherchant d’abord le sens d’être d’un étant, il semble en effet que la meilleure solution soit de commencer par chercher à déterminer l’être de cet étant qui, justement, comprend l’être. L’homme, l’étant que nous sommes nous-mêmes, mais envisagé ontologiquement, et à partir de sa capacité à comprendre, explicitement ou non, l’être, Heidegger le nomme « Dasein ». En tant qu’il comprend l’être, le Dasein est le « fondement » même de © Grégori JEAN — Histoire et être. Heidegger et l’esquive du présent.
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l’ontologie, de la science de l’être ; et l’analytique ontologique du Dasein prend donc la forme d’une « ontologie-fondamentale », d’une analytique ontologique du « fondement » — en un sens toutefois très spécifique — de l’ontologie, et non d’une ontologie régionale, qui suppose justement ce fondement mais n’en rend pas raison : « Le Dasein est un étant qui ne se borne pas à apparaître au sein de l’étant. Il possède bien plutôt le privilège ontique suivant : pour cet étant, il y va en son être de cet être. Par suite, il appartient à la constitution d’être du Dasein d’avoir en son être un rapport d’être à cet être. Ce qui signifie derechef que le Dasein se comprend d’une manière ou d’une autre et plus ou moins expressément en son être. A cet étant, il échoit ceci que, avec et par son être, cet être lui est ouvert à lui-même. La compréhension de l’être est elle-même une déterminité d’être du Dasein. Le privilège ontique du Dasein consiste en ce qu’il est ontologique »1
Nous pouvons donc dire : le Dasein est l’étant qui comprend l’être. Mais ce n’est pas seulement un étant qui comprend l’être des autres étants. C’est un étant qui comprend son propre être. Et il faut aller plus loin : c’est pour autant qu’il comprend son propre être qu’il comprend aussi l’être en général, et par conséquent aussi l’être des étants qu’il n’est pas luimême. Donc : la compréhension que le Dasein a de son propre être est le fondement de la compréhension de l’être en général, et donc de l’être des autres étants. Comprendre son être, et par là même l’être en général, et par là même l’être des autres étants, c’est justement là l’être même du Dasein. Ce qui signifie qu’appartient à notre être le fait de nous comprendre nous-mêmes également dans le rapport aux étants que nous ne sommes pas — et donc de dévoiler ces étants dans leur être. Voilà, résumé à grands traits et de façon, je dois bien le dire, volontairement approximative, le point de départ d’Être et temps. Il est exposé au chapitre I du traité. Dans ce chapitre I, il ne semble absolument pas question de « temps ». Le but est de nous comprendre nousmêmes comme étants qui comprenons quelque chose comme notre être, qui essentiellement nous rapportons à notre être, et ainsi d’expliciter ce qui nous permet de comprendre l’être. Le temps ne semble rien à voir là-dedans. Je vais y revenir dans un instant, mais pour le moment, il s’agit pour finir cette petite introduction du problème de l’ontologie fondamentale, de fixer terminologiquement un certain nombre de points. 1
Être et temps, op. cit., § 4, p. 32.
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a/ Cette manière d’être propre à un étant qui se rapporte dans son être à cet être même, c’est ce que Heidegger nomme « existence ». Dire : le Dasein est l’être pour lequel il y va dans son être de son être même, et dire « le Dasein existe », c’est dire la même chose. Evidemment, par cette définition, Heidegger transforme complètement le concept d’existence. Traditionnellement, l’existence est un mode d’être qui s’oppose à l’essence. L’essence de quelque chose, c’est ce que la chose « est », en elle-même. L’existence de cette chose, c’est la manière dont elle apparaît justement dans le temps, mais auss l’espace, etc. Et évidemment, dans ce schéma classique, l’on dira que l’essence précède l’existence : il faut bien que quelque chose soit ce qu’elle est avant qu’elle apparaisse, soit soumise aux aléas du temps et plus généralement du « monde ». Seulement l’existence, en ce sens classique, désigne justement la manière d’être des étants que le Dasein rencontre dans le monde, non pas son propre être. Le concept heideggérien d’ « existence » ne signifie donc pas du tout ce que signifiait le vieux terme d’« existentia », et pour remplacer ce concept, Heidegger va créer deux nouveaux termes : Zuhandenheit, Vorhandenheit, qu’on ne sait pas trop comment traduire, mais qu’on traduira ici, en suivant en cela E. Martineau, être-à-portée-de-la-main, êtresous-la-main. Dès lors, quand Heidegger écrit, toujours dans le § 9, que « l’essence du Dasein réside dans son existence », que veut-il dire ? Conserve-t-il aux termes d’essence et d’existence leur sens classique, en inversant seulement leur ordre de priorité ? Bien sûr que non — cf. sur ce point le débat avec Sartre dans la Lettre sur l’humanisme. Pour Heidegger, exister, c’est être de telle sorte que l’on comprend l’être. Dire : l’essence du Dasein réside dans son existence, c’est simplement dire : ce que le Dasein est, c’est justement cet étant qui se rapporte en son être à son être, et pas autre chose. Et évidemment cela signifie aussi : le Dasein n’a pas d’essence au sens de la classique « essentia ». Parce que ce qui a une essence, c’est une « chose » : il n’y a qu’une chose dont on puisse dire qu’elle a essentiellement telle ou telle propriété, etc. Et Heidegger dit aussi, comme Sartre : le Dasein n’ « est » pas tel ou tel à la manière dont une chose peut être verte ou ronde, mais tout ce qu’il est, il a « à l’être » à titre de « possibilité ». C’est un concept complexe que celui de possibilité chez Heidegger, et il est beaucoup plus à comprendre dans le sens des « conditions de possibilité kantienne » que dans son rapport avec la question des « modalités » ; je me rapporte à mon être à titre de possibilité signifie : je m’y rapporte comme à la condition de possibilité de moi-même, de la même manière que, sur ce fondement, je puisse en retour me rapporter aux choses à travers leur être comme ce qui rend « possible » qu’elles soient ce qu’elles sont. Les « possibilités » sont « ce à travers quoi je me comprends » et, me comprenant, je comprends les choses et le monde. Je © Grégori JEAN — Histoire et être. Heidegger et l’esquive du présent.
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me rapporte donc à mon être en tant que mon être est en question, et se rapporter à son être, c’est en quelque sorte le mettre en question, s’y rapporter comme à un problème, et déjà, peut-on dire, « s’en soucier ». Heidegger dira plus loin : exister, c’est « être-en-avant-de-soi ». Non pas comme flottant en l’air, mais à titre de condition du rapport avec le monde, du « fait » même — « facticité » — que nous sommes toujours-déjà existant dans un certain « monde », avec des choses à y faire, etc. Dernière remarque : en tant que le Dasein existe, et n’a donc pas le mode d’être de l’étant mondain, de la chose, de l’objet, peu importe ici, l’investigation ontologique à laquelle il donne lieu ne peut en aucun cas avoir recours à des catégories. La constitution d’être du Dasein, la structure ontologique de son existence, sera recueillie conceptuellement à travers des existentiaux. Les existentiaux sont les déterminations d’être du Dasein, marquant la structure ontologique de son être, en tant que son être est l’existence. D’où la substitution d’une analytique existentiale du Dasein à une approche catégorielle de ce qui n’a pas le mode d’être du Dasein. Evidemment, toute la matière traditionnelle de l’investigation de l’homme devra être relue à titre de déterminations existentiales : l’existential du « comprendre », l’existential du « langage », etc. Et bien entendu, dans la mesure où dès lors, l’approche catégorielle se verra fondée sur l’analytique existentiale, le sens des catégories elles-mêmes changera : d’où les termes étranges d’être-à-porté-de-la-main, d’être-sous-la-main, etc. b/ La mienneté. A titre de préparation à l’analytique du Dasein, une seconde prédétermination de l’être du Dasein est nécessaire. Nous avons dit : le Dasein est l’étant dans l’être duquel il y va de cet être même. L’être du Dasein est de se rapporter à son être. Et être sur ce mode signifie : exister. Et c’est pourquoi l’analytique ontologique existentiale du Dasein diffère en nature de toute analyse du Dasein qui, sur le fondement inaperçu de cette constitution d’être, l’appréhenderait « catégoriellement » comme un étant simplement là parmi les étants. Mais dès lors, une dimension fondamentale de son être demande d’être explicitée. Quand nous disons avec Heidegger : le Dasein est l’étant qui en son être se rapporte à son être, quel est le sens du « son » ? Il s’agit de « son » propre être ; par conséquent, dans la définition même du Dasein se détermine une certaine « individualité ». Or ce n’est peut pas être l’individualité telle qu’elle se trouve pensée, justement, dans le cadre d’une investigation « catégoriale » de l’homme, où l’on dirait : l’homme est un « animal raisonnable », et à l’intérieur de cette région de l’étant ainsi délimité — région « anthropologique » —, chaque homme a aussi, en plus de son « genre » qui fait de lui un homme, une différence individuelle qui fait qu’il est tel homme plutôt que tel autre. Non : notre individualité doit être inscrite © Grégori JEAN — Histoire et être. Heidegger et l’esquive du présent.
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existentiellement dans notre structure d’être : je me rapporte à mon être dans mon être même. C’est ce que Heidegger appelle la « mienneté ». L’être auquel je me rapporte dans mon être est « mien ». C’est à mon propre être que je suis « intéressé ». Evidemment, ce n’est pas une manière de fonder ontologiquement un quelconque « égoïsme » : le Dasein peut être complètement « altruiste », ce n’est pas le problème. Mais ce qui compte, c’est que l’existence est chaque fois singulière, d’une singularité absolue qui n’est pas l’individuation à l’intérieur d’un genre. Et en même temps, cela inscrit au cœur même de l’existence une coupure : je peux exister tel que je me rapporte à mon propre être, ou tel que, me rapportant à mon propre être, et sur le fondement de la mienneté, je n’existe pas « en propre », c’est-à-dire comprend mon être sur un mode en quelque sorte « anonyme ». En tant qu’existant, je suis « en avant de moi », mais en tant qu’existant « facticement », je suis en avant de moi comme toujours déjà dans un monde. Or dans ce monde, je ne me comprends justement pas d’abord à partir de « moi-même », mais à partir de ce que j’y a à faire, des choses, des affaires courantes. Je me comprends — et donc mon propre être — sur le modèle des « choses », et de ce que la « publicité » me suggère qu’il faut en faire. Cette opposition, ce sera celle de l’ « authenticité » et de l’ « inauthenticité » (Eigentlichkeit, Uneigentlichkeit), termes qui n’ont pas du tout — en tout cas pas en principe — de connotation morale, mais exprime simplement la manière dont le Dasein se rapporte à cette dimension propre à l’existence qu’est la mienneté. On verra par la suite l’importance de ce point. Ainsi, si je résume le point de départ d’Être et temps, voilà ce que nous pouvons dire pour le moment : 1/ La question qui lui sert de fil directeur est tout simplement la question ontologique par excellence, la « question de l’être » : que signifie être ?, quel est le sens de l’être ? 2/ Cette question n’est en rien « extérieure » à nous qui la posons. Non seulement parce que nous comprenons toujours, de manière « vague et moyenne », ce que signifie être, mais aussi parce que cette compréhension appartient à notre être même : nous sommes des étants qui, dans leur être, se rapportent à leur être, et par là même, à l’être des étants que nous ne sommes pas et à l’être en général. 3/ Dans la mesure où l’être est toujours l’être d’un étant, et où par conséquent, nous ne pouvons d’abord demander le sens de l’être qu’en déterminant le sens d’être d’un étant particulier ; dans la mesure également où nous sommes cet étant qui comprend son propre être et par là même l’être en général, la question « quel est le sens de l’être ? » ne peut être claire© Grégori JEAN — Histoire et être. Heidegger et l’esquive du présent.
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ment posée que sur le fondement d’une analytique de l’être de cet étant qui comprend l’être, donc de l’être du Dasein. L’analytique du Dasein est donc une « ontologie-fondamentale », analytique ontologique du « fondement » de l’ontologie comme « science de l’être ». 4/ En tant que nous sommes des étants qui dans notre être même comprenons cet être, nous sommes des « Dasein », nous « existons », et existons facticement, sur le mode de la « mienneté ». Une ontologie fondamentale sera donc distincte, dans son principe même, d’une ontologie régionale, et doit se doter de nouveaux outils. Notamment, aux déterminations du mode d’être des « choses » que sont les catégories, se substitueront des déterminations propre au mode d’être du Dasein, propre à l’existence, que Heidegger nomme, pour cette raison, « existentiaux ». L’ontologie-fondamentale sera donc d’abord une analytique existentiale. Une fois encore, j’insiste sur ce point, il n’est pas nécessaire pour comprendre cela d’introduire la question du temps. Par conséquent, à des fins de compréhension, le premier réquisit de lecture est d’oublier qu’il est, dans Être et temps, constamment question de « temporalité ». Dans une certaine mesure, c’est à la fois facile et difficile. 3/ Compréhension de l’être et compréhension du temps. Et pourtant, si nous connectons cette exigence au premier constat — savoir que spontanément, nous déterminons l’être « à travers le temps » —, nous sommes bien obligés de nous rendre à l’évidence : si nous comprenons, si nous nous rapportons à notre propre être, et si là est notre être même, alors nous devons bien le faire à travers le temps. Mais il est ici essentielle de ne pas entendre tout cela en un sens « théorique ». Quand je dis « le ciel est bleu », je comprends certes le « est », mais pas « théoriquement ». Or il en est de même pour le temps, et d’abord pour mon temps : dire que je me rapporte à mon être « par le temps » ne signifie pas que je fais une théorie de moi-même et de mon temps. Simplement, j’ai affaire avec moi-même comme « temps » : les questions que nous nous nous posons, même non explicitement, au sujet de nous-mêmes, sont toujours du type : que vais-je faire de ma vie, où en suis-je aujourd’hui, nous faisons des projets, tentons de rompre avec notre passé, nous nous ennuyons du temps présent, nous avons hâte de l’avenir, nous regrettons avec nostalgie telle ou telle époque de notre vie, etc. J’ai souci de ce que je suis dans le temps. L’on peut donc compléter ainsi notre cheminement :
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1/ Nous comprenons toujours quelque chose comme « être », et déterminons spontanément l’être en fonction du « temps ». 2/ Mais nous ne comprenons l’être en général que parce que nous nous rapportons essentiellement à l’être — à la « vie » — de l’étant que nous sommes. Et cette manière de nous y rapporter est elle-même « temporelle » ; nous nous comprenons à partir du temps, sans même penser explicitement à ce problème du « temps ». Alors au fond, avec de telles prémisses, quelle est la question de Heidegger ? La question est simple : que se passe-t-il lorsque les êtres humains que nous sommes en venons à prendre thématiquement pour objet l’être et le temps ? Autrement dit, lorsque nous faisons de la philosophie ? Heidegger disait d’abord : nous parlons spontanément de l’être en des termes « temporels ». A cela, rien d’étonnant : nous comprenons l’être en général parce que nous comprenons notre propre être, et nous le comprenons à travers le temps. Mais la question est de savoir quel temps ? Or, et telle est la thèse fondamentale de Heidegger, la tradition philosophique occidentale est dominée par un privilège absolu du présent, à tel point que, depuis les Grecs, l’être est déterminé comme présence, ousia, parousia, puis substance, puis conscience de soi, présence à soi, etc. « L’explicitation antique de l’être de l’étant (…) obtient la compréhension de l’être à partir du « temps ». La preuve extérieure — elle n’est bien sûr que cela — en est la détermination du sens de l’être comme parousia ou ousia, ce qui signifie ontologicotemporalement la « présence ». L’étant est saisi en son être comme "présence", c’est-àdire qu’il est compris par rapport à un mode temporel déterminé, le "présent". »
Et comme je l’ai suggéré, la pensée moderne ne fait que reproduire ce primat du présent. Selon Heidegger, il importe peu que nous nous calquions sur le présent du « monde » pour penser le temps — par exemple, en posant le problème du temps à partir du « mouvement » dans la nature —, ou bien sur la « conscience intime du temps ». Ce qui compte, ce n’est pas l’étant que l’on prend pour fil directeur, mais le mode temporel au travers duquel on le considère. Or ce mode, d’Aristote à Husserl, est bien le présent. Alors la grande question de Heidegger est très simple : pourquoi ? Non pas seulement : pourquoi déterminons-nous l’être à travers le temps ? Car cela, on l’a vu, n’est autre que notre définition même : nous avons affaire à l’être parce que nous avons affaire à nousmêmes, et nous avons affaire à nous-mêmes à travers le temps. Mais la question est plutôt : pourquoi, lorsque nous nous demandons ce qui est vraiment, pensons-nous ce qui est vraiment à partir du présent ? Pourquoi ce qui est vraiment, c’est cette chose que je perçois maintenant, © Grégori JEAN — Histoire et être. Heidegger et l’esquive du présent.
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ou bien la conscience que j’ai de moi-même maintenant, pourquoi disons-nous que le passé n’est plus présent et que l’avenir ne l’est pas encore ? Pourquoi le passé est-il déterminé comme « ce qui n’est plus présent, et n’étant plus présent, n’est plus du tout », et pourquoi l’avenir est-il déterminé comme « n’étant pas encore présent, et n’étant pas encore présent, comme n’étant pas du tout » ? Bref, pourquoi l’être est-il l’être-présent ? Autrement dit — puisque nous ne comprenons l’être à travers le temps que parce que nous comprenons notre propre être comme temps, comment faut-il « vivre » le temps pour que s’affirme un tel privilège du présent ? La réponse de Heidegger est aussi très simple — en tout cas au niveau pédagogique où je me place ici : cette manière de vivre le temps est une manière de le fuir. Si nous assimilons l’être et le présent, si nous réduisons le temps au maintenant, de telle sorte que le passé et l’avenir soient déterminés à partir de lui, c’est parce que nous fuyons devant quelque chose. Devant quoi ? Devant quoi fuyons-nous en déterminant l’être comme être-présent ? Devant la mort. Donc l’on peut donc une fois de plus résumer ainsi notre cheminement : 1/ Nous comprenons toujours l’ « être », et déterminons spontanément l’être en fonction du « temps ». 2/ Mais nous ne comprenons l’être en général que parce que nous nous rapportons essentiellement à l’être — à la « vie » — de l’étant que nous sommes. Et cette manière de nous y rapporter est elle-même « temporelle » ; nous nous comprenons à partir du temps, sans même penser explicitement à ce problème du « temps ». 3/ Mais nous assimilons spontanément — nous tous, et dans un geste que la tradition philosophique occidentale ne fait que prolonger — l’être et le présent, et déterminons l’être comme présence, quel que soit l’étant qui est ici dit être « présent ». 4/ Or le fondement de cette assimilation est une manière de vivre le temps sur le mode de la fuite devant la mort. Alors ici, et avant de passer à la lecture des textes, je voudrais donner quelques précisions, et prévenir quelques équivoques. 1/ Fuite devant la mort ne veut pas dire fuite devant l’avenir. Déterminer l’être comme « présence » ne signifie pas que nous ne pensions pas au passé ou à l’avenir. L’une des thèses fondamentales de Heidegger sera que notre rapport au temps est toujours « unitaire ». Donc il serait complètement faux, par exemple, de penser que sur la critique de l’ontologie comme © Grégori JEAN — Histoire et être. Heidegger et l’esquive du présent.
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ontologie de la « présence », Heidegger fera une ontologie de « l’avenir ». C’est chaque fois le « tout » du temps, dans son unité, qui se temporalise à partir d’une de ses dimensions. Donc la fuite devant la mort n’est pas la fuite devant l’avenir comme « pas encore maintenant ». Penser l’avenir comme « pas encore maintenant », c’est déjà le penser à partir du maintenant, et c’est donc, si l’on veut, déjà fuir. Mais dès lors, devant quoi la fuite est-elle fuite, si ce n’est devant « l’avenir » ? Autrement dit, qu’est-ce que « la mort », si la mort n’est pas cet événement de la vie qui, « dans l’avenir », deviendra présent — même sur un mode limite —, et mettra fin à ma vie ? La fuite est fuite devant une certaine manière pour le « tout » du temps de se temporaliser, et elle est fuite devant ce « tout » lui-même. Ce devant quoi nous fuyons dans un temps déterminé par le primat du présent, lequel sera indéfiniement repoussé dans le passé ou anticipé dans l’avenir, c’est devant le « tout », la totalité de notre temps — et le fait que cette totalité est limitée, « finie ». Telle est la mort : non pas un simple évenement « à venir » — fût-il désagréable — mais le fait même que notre temps est originairement « fini ». 2/ Ici s’opère la véritable connection entre « être et temps » : nous comprenons l’être parce que nous sommes des étants qui comprenons notre être ; mais nous comprenons notre être « à travers le temps » ; seulement ce « à travers le temps » possède deux modalités, selon que le temps est envisagé à partir de la totalité de notre vie — et donc sur le fondement de l’avenir qui la clôt — ou à partir du présent, qui fait de l’avenir un simple « pas encore ». Entre ces deux modes, il y a selon Heidegger un ordre de priorité : ce qui est premier, c’est précisément cette finitude du temps, et de notre être ; toute infinité du temps — la répétition permanente du « maintenant » ponctuel — en dérive, et constitue à son égard une fuite. Or cette fuite est fuite devant la mort, devant le tout du temps, devant la finitude, et — ces expressions étant équivalentes — devant soi-même. Car c’est en tant que fini — c’est en tant que ma « mort » est « ma mort » — que je suis « mien ». Alors que nous partageons le maintenant, que nous sommes « contemporains » dans le maintenant, ma mort est ma mort, et celle de personne d’autre. D’où la connexion entre existence et mienneté : en tant que j’existe à travers ma finitude, le tout de mon temps, et ainsi, en tant que je me projette vers ma « mort », j’existe comme moi-même, j’existe en propre ; en tant au contraire que je me rapporte à moi-même à travers le simple « maintenant », je me fuis moi-même, je me perds dans le monde public et partagé.
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4/ Du « temps » à l’histoire. Pour conclure, et avant de nous tourner vers les textes qui permettrons à la fois d’illustrer ce que j’ai dit ici très vite, et surtout de le préciser, je voudrais expliciter un peu le titre de cette séance : histoire et être. Pourquoi « histoire », plutôt que « temps » ? Parce que justement, la thèse de Heidegger est que, en tant que Dasein, nous nous représentons toujours le temps de travers. Quand nous pensons au temps, nous pensons au passage, au mouvement, à la durée, au passé, à l’avenir, à « ce qui n’est plus » et à « ce qui sera », etc. C’est ainsi que nous pensons spontanément, et c’est ainsi que procède spontanément la philosophie. Car que fait traditionnellement la philosophie, lorsqu’elle se propose de penser le temps ? Elle choisit un étant présent, et essaie de comprendre ce que c’est pour lui d’être dans le temps. Le temps est d’abord « ce dans quoi » est l’étant — par exemple l’étant « naturel » — tel que je le saisis au présent. Or l’idée de Heidegger, c’est une fois encore que chercher le temps dans la « conscience intime du temps » ne change rien à ce procédé : certes, je peux, comme Husserl et aussi, en un sens, Bergson, mettre entre parenthèses le temps objectif, et me concentrer sur mes vécus temporels subjectifs : par exemple, je peux me focaliser sur un vécu de « son », puis observer et décrire la manière dont il devient passé — corrélativement : comment le son devient passé et comment mon vécu du son devient passé —, la manière dont il est retenu dans le présent, dont tout présent anticipe aussi l’avenir, etc. Mais dès que, pour penser le temps, nous pensons à un écoulement, à un mouvement, à une succession, à un présent qui devient passé, à un avenir qui devient présent, nous utilisons le même schème, que l’étant pris comme fil directeur soit une chose ou un vécu. Nous sommes alors, selon Heidegger, dans un temps « dérivé » — et le temps originaire doit être « reconquis » contre notre tendance intrinsèque à le fuir. Le présent est une manière d’esquiver le temps comme tout. Mais comment esquiver cette esquive ? Comment esquiver le primat du présent ? Autrement dit, où chercher un temps « originaire » ? Et par là je veux dire : vers quoi nous tourner pour le trouver, de telle sorte que nous évitions cette focalisation instinctive sur le présent ? Ma réponse est : vers l’histoire. Si bien que, si je devais poser une seule thèse concernant notre problème, je dirais : pour Heidegger, le temps se comprend à partir de l’histoire, et non pas le contraire. Evidemment, cette proposition est elle-même équivoque. D’abord parce que l’histoire peut se comprendre à partir du « présent » (cf. Husserl, Méditation cartésienne, § 37 : à partir de la « forme unitaire du flux », « l’ego se constitue pour lui-même en quelque sorte dans l’unité d’une histoire »). Ensuite — mais c’est au fond © Grégori JEAN — Histoire et être. Heidegger et l’esquive du présent.
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la même chose — parce que nous avons en effet spontanément tendance à penser que l’histoire est « du passé », le passé étant justement le « ce qui n’est plus présent ». Et certes, la référence au « présent » est alors gommée — c’est déjà ça —, mais le passé reste pensé à partir du présent. Seulement, ce n’est qu’une signification du concept d’histoire. Quand je propose de penser le temps à partir de l’histoire, je propose de le penser sous la forme de « notre histoire », de notre vie vécue, même implicitement, comme un tout. Que vais-je faire, qu’ai-je fait de ma vie ? Voilà la question directrice, et elle nous engage vers la prise en vue d’un phénomène du temps très différent de celui du passage ou du simple écoulement. L’histoire serait ainsi le fil directeur d’une pensée du temps comme totalité finie. Pour définir cette « histoire », le fait que le Dasein soit intrinsèquement « historial », autrement dit existe en se rapportant à son histoire comme tout — et non pas simplement « historique, » c’est-à-dire « dans » l’histoire — Heidegger a un mot : Geschehen, « provenir », le « provenir » du Dasein, dans la traduction proposée par E. Martineau. Mais F. Vezin a un mot beaucoup plus suggestif : l’ « aventure », l’aventure du Dasein. Et tel est selon moi, pour Heidegger, la seule manière d’aborder — je ne dis pas, une fois encore, que cela soit sans équivoque et sans risque de contresens — la question du « temps ». Dès lors, le titre « être et temps » serait lui-même équivoque. « Être et histoire » serait un bien meilleur intitulé. Et pour ceux que cela intéresse, je ferai ici une toute dernière remarque : la pensée de Heidegger, à partir des années 30, connaît comme on sait un certain « tournant » (Die Kehre). Ce tournant, déjà projeté mais non accompli dans le traité de 1927, il lui arrive de le formuler ainsi : « être et temps » se « retourne » en « temps et être ». Seulement le titre « temps et être » est aussi équivoque que « être et temps ». Si nous comprenons « être et temps » comme « être et histoire », le tournant se reformulerait autrement : « histoire et être ». Or l’un des concepts fondamentaux du tournant est justement celui d’« histoire de l’être ». Ce n’est bien sûr pas un hasard. Et c’est à partir de tout ce que j’ai ici annoncé que, à mon sens du moins, cela peut et doit être compris.
© Grégori JEAN — Histoire et être. Heidegger et l’esquive du présent.
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Phénice La revue du Centre d’Etudes Phénoménologiques de Nice [ISSN 2100-0662]
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L Lee PPrréésseenntt Textes de présentation des séances de l’atelier du CEPHEN, premier et second semestre 2008-2009, Université de Nice Sophia-Antipolis.
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Phénice [ISSN 2100-0662], Numéro spécial, mai 2009 : Le Présent.
Temps ontique et temps éthique dans la philosophie de Kant Introduction Il peut paraître étonnant d’interroger Kant dans le cadre d’une réflexion sur la phénoménologie du temps. Introduire cet atelier de phénoménologie consacré à la pensée kantienne du temps, suppose de montrer en quel sens la pensée de Kant peut-être considérée comme étant une phénoménologie et non pas simplement un moment important de sa préhistoire. Cela suppose de mettre en question deux thèses colportées par la phénoménologie du vingtième siècle qui interdisent à Kant de prétendre au titre de phénoménologue. Le première thèse affirme qu’il n’y a pas d’expérience du transcendantal chez Kant ; or comme la phénoménologie commence avec la définition d’un champ d’évidence, qui est le lieu de l’apparition du phénomène, et que Kant n’a pas repéré un tel champ, il ne peut donc pas pratiquer de phénoménologie. La seconde thèse est une conséquence de la première : car si Kant n’a pas repéré ce champ d’évidence, c’est qu’il n’a pas opéré la réduction. Une lecture attentive des textes de Kant remet cependant ces thèses en question et donc l’exclusion de la pensée de Kant hors du domaine de la phénoménologie. La critique précise de ces textes fait l’objet d’un texte non encore publié intitulé Kant et le problème de la phénoménologie. Rappelons simplement qu’il y a deux modes d’évidence chez Kant : l’appréhension, conscience du sens interne et la réflexion, conscience de l’entendement.1 Cette distinction fonde deux modes de phénoménalité, l’un intuitif, l’autre acroamatique, qui se composent pour constituer l’objet, mais qui sont susceptibles d’être connus indépendamment l’un de l’autre par le phénoménologue. Il n’y a donc pas d’expérience du transcendantal chez Kant car le transcendantal est saisi avec évidence dans une conscience réflexive. D’autre part, la critique, en tant qu’elle est ce geste par lequel le philosophe échappe à l’illusion inévitable qu’entraine la phénoménalité, est déjà une réduction. Et si la critique a aussi une utilité positive (dégager le hors-champ de la phénoménalité), c’est que c’est la phénoménalité qui provoque sa propre Aufhebung. La relève de la phénoménologie par la métaphysique n’est pas la conséquence d’un présupposé de la pensée de Kant, mais est le fait de la phénoménalité elle-même.
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Emmanuel Kant, Anthropologie d’un point de vue pragmatique; AK VII 134 (Paris: Gallimard, Pléiade, 1986; p. 952).
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Spécifier la phénoménologie kantienne comme phénoménologie de l’Aufhebung de la phénoménalité, et la critique comme cette réduction qui rend compte de la clôture de la phénoménalité, ce n’est pas simplement montrer qu’une lecture phénoménologique de Kant est possible, c’est aussi introduire le point de vue selon lequel nous interrogerons la doctrine kantienne de la temporalité. Car le temps kantien, tout comme la phénoménalité même, est susceptible de subir une Aufhebung, Aufhebung qui autorise le philosophe à considérer que la temporalité est clôturée, et l’invite à penser l’au-delà de cette clôture. Or cela ne se donne pas clairement et distinctement dans le texte de Kant, mais se repère plutôt comme un mouvement qui conduit Kant à déplacer son interrogation de la forme du sens interne qui fait l’objet de l’esthétique transcendantale à cette duratio noumenon qui apparaît dans le petit texte La fin de toutes choses. Mettre en avant ce mouvement, est une invitation à s’étonner de nouveau face aux textes kantiens. Nous rappelleront donc rapidement quelques éléments importants de ce qu’est le temps chez Kant, avant de repérer les figures de l’Aufhebung de la temporalité ainsi définie, pour nous ouvrir avec surprise sur cette autre durée, qui n’est pas phénoménale, mais qui ne peut être que pensée. 1/ Le temps dans l’esthétique et l’analytique transcendantale La première chose à rappeler concernant le temps chez Kant, c’est que s’il ne trouve pas de meilleure représentation imagée que celle d’une ligne tracée, il n’a pourtant rien d’une ligne. Le temps comme tel n’est pas une succession, le temps, en tant que tel ne change pas, il est plutôt le lieu des changements. Il n’y a donc pas, chez Kant, de perception du flux du temps, comme on peut le repérer chez Husserl, mais il y a perception de changements dans le temps. En effet, pour percevoir le flux du temps, il faudrait un deuxième temps1, dans lequel le temps pourrait être repéré comme changeant. Or Kant insiste sur le fait qu’il n’y a qu’un temps. Mais pour que les changements dans le temps soient manifestes, le temps ne suffit pas. Le changement n’apparaît que par rapport à un permanent qui lui sert de fond. Ce permanent se définit comme ce qui ne relève pas d’une succession. Il est quelque chose de continu, quelque chose qui sert de liant aux différents changements. Ce permanent ne se trouve pas dans le temps, mais dans l’autre forme a priori de la sensibilité, celle de l’espace.
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Emmanuel Kant, Critique de la raison pure; AK III 163 (Paris: Gallimard, Pléiade, 1980; p. 921).
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La manifestation du changement, résulte donc de la mise en relation de deux formes, celle de la succession qu’est le temps, et celle du permanent qu’est l’espace. Mais si le permanent est dans l’espace, c’est qu’il n’y a rien de permanent dans l’intuition de soi.1 Cela permet à Kant d’assurer contre Berkeley que le sujet a un extérieur. Cette extériorité n’est pas absolue (transcendante), mais simplement phénoménale, ce qui suffit au besoin d’une démonstration de l’existence du monde extérieur dont hérite Kant. Mais cela conduit aussi Kant à s’interroger sur l’origine de l’unité des représentations du sujet. En tant que la permanence de l’âme reste indémontrable2, l’unité des représentations du sujet ne peut pas être due à un substrat. Kant met donc en évidence l’unité logique de l’aperception transcendantale, qui précède la catégorie de l’unité3, et, dans l’étude des paralogismes de la raison pure, met en garde son lecteur contre l’illusion consistant à confondre cette unité simplement logique avec un permanent. De même que sans le permanent qui est dans l’espace, le sujet ne ferait face qu’à une succession incapable de se constituer en une expérience unifiée, de même, sans l’unité logique de l’aperception, il aurait un moi « aussi bigarré et divers » qu’il a de représentations4. Le temps comme forme n’est donc pas manifeste en tant que tel, mais est le lieu de la manifestation des changements. La manifestation du changement suppose un substrat, ce permanent situé dans l’espace et qui est « condition de la possibilité de toute unité synthétique des perceptions »5. L’unité synthétique de l’aperception est aux représentations ce que le permanent est aux perceptions, elle n’est pourtant pas quelque chose de permanent, mais une unité simplement logique. 2/ L’Aufhebung de la condition de temps Kant ne remettra jamais en question cette description de la forme du sens interne comme condition de possibilité d’une expérience d’objets, mais il ne cessera de lui faire violence dans un but pratique : que ce soit pour penser la relation éthique à autrui, ou pour penser la détermination 1
ibid.; AK III 23, p. 955. ibid.; AK III 271, p. 1058. 3 ibid.; AK III 110, p. 854. 4 ibid.; AK III 110, p. 854. 5 ibid.; AK III 163, p. 921. 2
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morale du sujet, le temps comme forme du sens interne est un obstacle dont il faut se détourner. Cette violence faite au sens interne commence dès la première critique, dans la dialectique transcendantale, mais l’exemple le plus frappant se situe dans la troisième critique, et c’est par celui-ci que nous commencerons cette recension des différentes formes d’opposition à la temporalité dont Kant parsème ses œuvres. Si nous commençons par l’occurrence de la troisième critique, c’est d’abord parce que c’est la plus évidente et la plus connue dans l’œuvre de Kant. C’est elle qui est à l’origine de cet atelier consacré à Kant, et c’est donc lui donner la place qu’elle mérite que de la citer en premier: « La compréhension de la pluralité dans l’unité, non de la pensée, mais de l’intuition, par conséquent dans l’unité de ce qui est appréhendé successivement en un instant, est une régression qui supprime à nouveau la condition temporelle dans la progression de l’imagination et rend manifeste la simultanéité. Donc (puisque la succession temporelle est une condition du sens interne et de l’intuition) la mesure est un mouvement subjectif de l’imagination par quoi elle fait violence au sens interne, violence qui, nécessairement, devient d’autant plus sensible qu’est plus grand le quantum compris par l’imagination dans une intuition. »1
Ce texte est étonnant car dans la première critique, la simultanéité s’expliquait sans qu’il soit nécessaire de recourir à une « violence au sens interne ». La simultanéité y était manifestée « quand l’ordre dans la synthèse de l’appréhension de ce divers est indifférent, c’est-à-dire quand on peut aller de A à E par BCD, ou inversement de E à A. »2 Kant ne cherche donc pas à expliquer l’appréhension de la simultanéité ici, mais à rendre compte du sentiment d’arrêt des forces vitales caractéristique du sublime. Seule l’explication de ce sentiment peut nécessiter le recours à une telle violence qui passe par « l’Aufhebung de la condition temporelle ». Si c’est ici le surplus de permanent qui met la temporalité en échec, cette saturation de l’intuition introduit un jeu de violence entre les facultés, obligées les unes par les autres, dont seule la raison sort indemne. Le sublime fait donc la preuve du pouvoir du sujet sur sa sensibilité, en révélant la capacité du sujet à opprimer la forme du sens interne, en montrant comment le sujet peut se faire violence pour répondre aux fins de la raison. L’Aufhebung de la condition de temps est donc une condition né-
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Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger; AK V 258 (Paris: Gallimard, Pléiade, 1985; p. 1028). Critique de la raison pure; AK III 182, p. 943.
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cessaire à la possibilité de la moralité. Si l’occurence de la troisième critique est frappante par sa violence, l’opposition à la temporalité n’est pourtant pas une exception dans l’œuvre de Kant. Cependant Kant préfère d’abord expliquer la moralité par l’évitement de la temporalité plutôt que par une opposition franche à celle ci. Cet évitement est d’abord présenté dans la seconde édition de la dialectique transcendantale, dans le chapitre consacré aux paralogismes de la raison pure. À la suite de l’analytique transcendantale, le sujet kantien est le lieu d’une différence entre un phénomène de lui-même, qui a un contenu empirique, mais n’est pas originaire, et l’aperception transcendantale, qui est originaire mais n’est qu’une pure forme sans contenu. Cela pose un problème pratique important car dans cette césure, la détermination par soi du sujet devient impossible. Comme il n’y a rien de permanent dans l’intuition de soi qui puisse servir de substrat à l’application d’une détermination quelconque, « la détermination de mon existence dans le temps n’est possible que par l’existence de choses réelles, que je perçois hors de moi »1, ce qui aliène le sujet moral à l’extériorité et ne conduit de toute manière qu’à la détermination du phénomène de soi-même. Contre une telle aliénation, il faudrait pouvoir déterminer l’aperception elle-même. Or celle ci n’est qu’un « Cela qui pense », un « sujet transcendantal des pensées = X », dont « nous ne pouvons jamais […] avoir le moindre concept »2. En tant que forme vide de tout contenu, elle n’est donc pas susceptible d’être déterminée. Mais d’autre part, étant située en position de sujet de toutes les pensées, et donc en tant que sujet de toute activité déterminante, elle ne peut pas être l’objet d’une pensée déterminante. À propos de ce sujet transcendantal des pensées, Kant peut conclure: « nous tournons donc, en ce qui le concerne, dans un cercle perpétuel puisque à chaque fois nous sommes obligés de nous servir d’abord de sa représentation pour porter un jugement quelconque à son sujet »3. Le sujet ne peut donc en aucun cas se déterminer lui-même, du moins lorsque cette détermination consiste dans l’application d’un concept à un contenu. Le sujet échappe à sa propre activité théorique, c’est à dire qu’il échappe à sa propre activité ontologique pensée comme synthèse conceptuelle par l’entendement. Kant, pour sauvegarder la possibilité d’une détermination pratique de soi, doit donc dis-
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ibid.; AK III 23, p. 955. ibid.; AK III 265, p. 1050. 3 ibid.; AK III 265, p. 1050. 2
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tinguer la détermination ontologique des choses dans le temps, par laquelle « je suis l’être même »1, d’une détermination éthique de la personne, que l’on peut légitimement nommer, la moralité elle-même. Car ainsi se révèlerait: « une occasion de nous présupposer tout à fait a priori législateurs au regard de notre propre existence et même déterminant aussi cette existence, nous découvririons par là une spontanéité par laquelle notre réalité effective serait déterminable, sans qu’il fût besoin aussi des conditions de l’intuition empirique, et nous nous apercevrions alors que dans la conscience de notre existence, quelque chose d’a priori est contenu, qui peut servir à déterminer notre existence […] » 2.
En regard d’une activité ontologique, qui relève d’une détermination conceptuelle d’un contenu situé dans le temps, Kant propose l’idée d’une activité pratique, comme détermination par la loi du sujet énonçant cette même loi. Cette auto-détermination de soi se trouvera précisée par la déduction de la notion de bonne volonté proposée dans les Fondements de la métaphysique des mœurs. Kant découvre donc deux modalités de la phénoménalité : une phénoménalité ontologique, dont l’intention est dirigée sur un contenu temporel, et une phénoménalité éthique, ce rapport de soi à soi par une intention corrélée à son origine et qui s’abstrait de la condition de temps. Mais cette stratégie d’évitement de la condition de temps développée dans la seconde édition de la Critique, ne fait que recouvrir la première édition des paralogismes de la raison pure qui ne se contente pas de proposer une intention évitant la forme du sens interne, mais tente de s’opposer frontalement à la nécessaire corrélation de l’intention avec cette forme. Kant cherche alors à montrer comment le sujet échappe à l’illusion consistant à se considérer comme substance. Il propose une double réponse à ce problème, la première relevant d’un phénomène, qui ne peut pas manquer de rappeler celui du respect : face à autrui, l’identité que je considérais comme attachée à ma propre personne m’apparait comme étant simplement illusoire. Alors que seul face à moi même, il m’est égal de dire « Tout ce temps est en moi, comme dans une unité individuelle, ou de dire : Je me trouve dans tout ce temps avec une identité numérique »3, face à autrui, cette corrélation entre l’unité de mon moi (celle de l’aperception) et la permanence du phénomène de ce moi dans le temps apparaît comme n’étant valable que subjectivement. Face à autrui, je prends 1
ibid.; AK III 279, p. 1067. ibid.; AK III 279, p. 1067. 3 ibid.; AK IV 228, p. 1438. 2
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conscience du fait que je ne suis pas le phénomène de moi-même, je prends conscience de la différence ontologique entre l’être même que je suis et mon étant. Face à autrui, je me détache de cette temporalité que je crois être inhérente à ma personne pour saisir que je ne dure pas, mais qu’au contraire, ma personne se situe hors de ce temps qui n’est qu’une forme a priori. Lorsque je me considère du point de vue d’autrui, il m’est possible de considérer que mon ipséité ne s’identifie pas à ce moi phénoménal. C’est donc autrui qui commence ce décentrement hors de la temporalité, décentrement qui ne sera achevée que par la bonne volonté comme autodétermination de soi par soi. Mais outre cet appel hélé par autrui et m’invitant à ne pas m’illusionner de la corrélation de mon intention avec le temps, Kant court le risque de remettre en cause l’unité de l’aperception elle-même. Nous avons vu que le sujet kantien ne doit l’unité de ses représentations qu’à cette aperception. En tant que facteur d’unité, elle peut-être caractérisée comme une « conscience pure, originaire, immuable »1. Mais à nouveau, « si nous nous plaçons du point de vue d’un étranger […] nous ne saurions décider si ce Je (une simple pensée) ne s’écoule pas tout aussi bien que les autres pensées qui se trouvent enchaînées, grâce à lui, les unes aux autres »2. Cet étranger, par lequel je me détache de l’illusion d’une permanence du Je dans le temps, ne révèle pas simplement l’a-temporalité de l’aperception, il m’oblige aussi à considérer que cette aperception pourrait tout aussi bien s’écouler malgré cette a-temporalité. Et au cas où le lecteur ne serait pas convaincu, il propose en note l’analogie des boules élastiques, qui montre que l’illusion d’une identité de l’aperception n’est pas incompatible avec le fait qu’elle flue3. Kant ne propose ce texte que comme une hypothèse, qu’il n’infirme pas plus qu’il ne confirme. Aussi, en dehors de toute position claire de Kant à ce sujet, le seul moyen de juger de la pertinence de l’hypothèse d’un flux de l’aperception serait de montrer qu’elle contredit d’autres affirmations de Kant. Or l’analogie des boules élastiques montre que l’hypothèse du flux n’est pas incompatible avec le rôle donné à l’aperception dans l’analytique transcendantale. Il est donc nécessaire de prendre cette hypothèse au sérieux et cela suppose de penser une durée qui ne soit pas la forme du sens interne, mais une durée non phénoménale dans laquelle s’inscrit l’aperception. La question qui se
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ibid.; AK IV 81, p. 1411. ibid.; AK IV 229, p. 1440. 3 ibid.; AK IV 229, p. 1440. 2
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pose alors est de savoir ce qui peut justifier la pensée d’une telle durée. Ainsi, si la description que l’esthétique transcendantale propose du temps n’est pas remise en question dans l’œuvre de Kant pour ce qui relève de la raison théorique, dès qu’il est question de raison pratique, il faut au moins éviter la détermination temporelle et penser une intention tournée vers son origine, sinon lutter contre cette détermination temporelle, et penser soit une violence faite au sens interne, soit une remise en cause par le regard d’autrui de l’illusion d’une identité entre l’ipséité du sujet et son moi temporel. Tous ces moments ne sont pas exclusifs les uns des autres: c’est parce que autrui me libère de l’illusion consistant à m’identifier avec ce Je permanent dans le temps, que je peux m’ouvrir à une détermination a-temporelle de ma personne. Le geste moral suppose ensuite que je sache faire pression sur les détermination relevant du sens interne, et vaincre le rapport de force qui oppose mon intention morale et mes penchants. Si le respect est un sentiment semblable à l’arrêt des forces vitales ressenti dans le sublime, c’est qu’il relève de ce jeu d’opposition, et affecte donc le sens interne. Mais si c’est bel et bien l’exigence pratique qui coordonne les oppositions à la temporalité, peut-on penser que l’hypothèse d’un flux de l’aperception relève elle aussi d’une exigence pratique? Il nous semble que oui, et pour le comprendre, il faut éclaircir un point rarement mis en avant de la moralité kantienne. 3/ De la nécessité d’une duratio noumenon La Critique de la raison pratique n’oublie pas la question du temps. Le temps constitue même l’objet principal de l’examen critique de l’analytique de la raison pure pratique, car « je ne suis jamais libre dans le point du temps où j’agis »1. Sauver la liberté a donc pour condition « d’attribuer l’existence d’une chose en tant qu’elle est déterminable dans le temps, et, par conséquent aussi, la causalité selon la loi de la nécessité naturelle simplement au phénomène, et la liberté à ce même être, considéré comme chose en soi »2. Ainsi la liberté se joue hors du temps, et dire cela c’est dire qu’elle est toujours déjà décidée dans chacun des points du temps : « À ce point de vue, maintenant, l’être raisonnable a raison de dire, de toute action illégitime qu’il aurait pu ne pas la commettre, quoique, comme phénomène, cette action soit suffisamment déterminée dans le passé et qu’elle soit sous ce 1 2
Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique; AK V 94 (Paris: Gallimard, Pléiade, 1985; p. 722). ibid.; AK V 94, p. 722.
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rapport absolument nécessaire; car elle appartient, avec tout le passé qui la détermine, à un seul et unique phénomène de son caractère — qu’il se donne à luimême — et d’après lequel il s’attribue à lui-même, comme à une cause indépendante de toute sensibilité, la causalité de ces phénomènes. » 1
Dans l’examen critique de l’analytique, il est frappant de constater que la liberté ne se joue jamais au présent, contrairement à ce que laissait entendre l’analyse du respect au début du chapitre consacré aux mobiles de la raison pure pratique, mais toujours dans ce passé situé hors du temps, passé qui détermine toute la chaîne des actions du sujet. Alors que le respect montre comment l’action morale est possible grâce à ce préjudice porté aux inclinations qui déterminent présentement le sujet, la notion de caractère intelligible montre que la moralité se décide hors du temps dans un passé qui n’a jamais eu lieu, celui du choix d’un caractère, et que cette décision l’emporte sur tous les présents passés et à venir. Si bien que si nous pouvions connaître le caractère intelligible d’un homme au moyen d’une intuition intellectuelle, « nous pourrions calculer la conduite future de cet homme avec autant de certitude qu’une éclipse de Lune ou de Soleil, tout en continuant à déclarer que l’homme est libre »2. Si la personne morale est a-temporelle, c’est que la loi morale elle-même est atemporelle : « la raison, quand il s’agit de la loi de notre existence intelligible (de la loi morale), ne reconnaît aucune distinction de temps »3. Nous retrouvons donc cette détermination de soi par une loi qui s’abstrait de la condition de temps qu’avait mise en évidence la Critique de la raison pure. Cela explique que la mauvaise action passée soit toujours l’objet d’un reproche présent. Cependant, une telle définition de liberté, comme choix d’un caractère intelligible, qui conditionne toute la chaîne des phénomènes du caractère, caractère qui devient ainsi prévisible telle un éclipse de Lune ou de Soleil, ne conduit-elle pas in fine au danger d’une pensée qui n’octroie pas plus de liberté à l’homme qu’à celle du « tourne broche »? Puis-je me considérer comme libre, si chacun de mes actes relève d’un choix sur lequel je ne peux plus revenir ? Accorder une liberté à l’homme, en tant qu’il est pour partie inscrit dans le temps, suppose de considérer qu’il puisse revenir sur le choix de son caractère, et échapper à son passé conditionnant pour se choisir un nouveau caractère intelligible. Cela suppose donc qu’il prenne conscience de la différence éthico-ontologique qui le constitue, c’est à dire qu’il se rende compte que la temporali1
ibid.; AK V 97, p. 726. ibid.; AK V 99, p. 728. 3 ibid.; AK V 99, p. 728. 2
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té dans laquelle il se croit inscrit est en réalité inscrite en lui, et que son ipséité y échappe. Nous avons vu que cela est possible s’il se considère du point de vue d’autrui. Mais cela suppose aussi la possibilité d’une conversion éthique : face à lui-même, le sujet doit pouvoir changer de personne. Une telle conversion est l’apport essentiel De la religion dans les limites de la simple raison. L’homme peut mourir au péché pour « vivre selon la justice »1. Alors que l’homme physique reste le même, il peut-être « un autre homme moralement »2. Ce changement s’apparente à une renaissance et non simplement à une détermination changeante de ce qui demeure, car il est inconcevable de considérer que le caractère soit une détermination de ce qui est dans l’espace. Pour que le sujet puisse changer, il faut donc supposer un second temps dans lequel cette renaissance s’inscrive. Comment penser que quelque chose change sinon en considérant qu’il change dans un temps? Si la personne peut changer, et qu’elle n’est pas inscrite dans ce temps qu’est la forme du sens interne, il faut considérer que la personnalité est inscrite dans une autre durée, une durée qui n’est pas la durée des phénomènes, mais une durée ordonnée à l’éthique. Le texte La fin de toutes choses tente de caractériser une telle durée qui serait « une grandeur absolument incommensurable avec le temps (duratio noumenon), dont nous ne pouvons à la vérité nous forger aucun concept (si ce n’est un concept négatif) »3. Cette durée est celle « d’êtres suprasensibles et, par conséquent, soustraits aux conditions de temps, si bien que leur nature et leur état n’admettront aucune autre détermination qualitative que la détermination morale »4. Dans la description hypothétique d’une telle durée, Kant retrouve la nécessité d’un permanent, d’un fond sur lequel les changements ont lieu. Ce permanent est « l’intention morale (qui n’est pas comme ce progrès un phénomène, mais une réalité suprasensible et, par conséquent, exempte du changement dans le temps) »5. Nous comprenons que cette intention morale est l’intention morale la plus pure, et n’est pas identifiable au caractère intelligible, car celui-ci est toujours un certain degré d’intention morale. Le caractère intelligible change sur fond d’une pure intention morale qui « se maintient et
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Emmanuel Kant, La religion dans les limites de la simple raison; AK VI 74 (Paris: Gallimard, Pléiade, 1986; p. 91). Ibid. 3 Emmanuel Kant, La fin de toutes choses; AK VIII 327 (Paris: Gallimard, Pléiade, 1986; p. 309). 4 ibid.; AK VIII 327, p. 309. 5 ibid.; AK VIII 334, p. 317. 2
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demeure constamment la même »1. En rapport à cette temporalité éthique, à cette duratio noumenon, une dernière formulation de la loi morale est possible: « Nous devons choisir notre maxime comme si, à travers tous les changements allant à l’infini du bien au mieux, notre état moral, pour ce qui est de l’intention (le homo noumenon « dont la vie est au ciel »), n’était soumis à aucune vicissitude temporelle » 2.
4/ Le temps de la liberté En tant que le temps est avant tout une forme a priori de la raison pure théorique, il est une forme conditionnant ce qui arrive, et ne peut qu’être problématique pour une raison pratique attachée à la liberté. Déduire la possibilité de la liberté, consiste donc à montrer comment la moralité s’extraie de la temporalité. Corrélativement, comprendre ce qu’est le temps, c’est comprendre qu’il n’est nécessaire que localement, et que certains phénomènes ne peuvent avoir lieu que comme opposition à la temporalité. L’exégèse précise de l’articulation faîte d’opposition entre moralité et temporalité demanderait un travail beaucoup plus complet que celui qu’il fût possible de réaliser dans le cadre de cet atelier. Mais nous pouvons d’ores et déjà repérer une cohérence inattendue entre les textes confrontant ces deux grands thèmes de la philosophie kantienne. ·
Comme il n’y a rien de permanent dans le sens interne, l’unité des représentations du sujet relève de l’aperception transcendantale, qui est une forme vide de tout contenu. Ce sujet transcendantal de toutes les pensées court donc le risque d’être confondu avec quelque chose de permanent, situé dans le temps. Une telle confusion interdit au sujet de se croire libre. Rendre la liberté possible, consiste donc en premier lieu à extraire le sujet de cette illusion, et lui rendre manifeste qu’il n’est rien de permanent dans le temps. C’est le regard d’autrui qui décentre le sujet de la sorte, et lui ouvre ainsi le champ de l’éthique.
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En effet, si l’activité de la raison théorique relève d’une intention corrélée à un contenu
ibid. ibid.
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temporel, et que cette corrélation définit l’ontologie1, l’activité de la raison pratique est une intention qui retourne vers sa source, ce dont le phénomène de bonne volonté rend compte. En regard d’une activité par laquelle « je suis l’être même », le sujet est susceptible d’agir de façon à être la moralité elle-même. La loi morale est ce fait qui assure la possibilité d’une intention qui se veut elle-même. ·
Mais la possibilité formelle de la moralité ne suffit pas à l’acte libre, il lui faut aussi de la force pour lutter contre les penchants, et cette force s’exprime d’abord par le sentiment du respect qui « anéantit la présomption », qui porte préjudice aux inclinations présentes et qui libère donc le sujet des déterminations inscrites dans le temps. Cette force s’exprime ensuite comme violence faite au sens interne, comme destruction de la condition de temps qui a lieu dans le sublime. La raison, impose sa norme aux formes de la sensibilité et révèle que la destination du sujet est suprasensible. Respect et sublime sont la preuve d’une force capable de lutter contre la présence, mais ils sont aussi ces phénomènes qui étonnent le sujet, et l’invitent à se situer dans un ailleurs qu’ils ouvrent en s’opposant à la temporalité. Ressentir le respect, faire l’épreuve du sublime, c’est se regarder selon un autre point de vue, où la moralité est possible.
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En tant qu’elle se décide hors du temps, la moralité relève du choix d’un caractère intelligible, choix dont découlent tous les phénomènes du caractère, et qui détermine toutes les actions passées, présentes et futures du sujet. Mais il existe toujours un autre point de vue, celui d’autrui, depuis lequel l’identité du sujet de toutes les pensées est elle-même susceptible d’être fluante. Ce flux ne remet pas en question le rôle que joue l’aperception dans la Critique de la raison pure, mais permet de penser la possibilité d’une conversion éthique, permet de penser la possibilité de changer de personne, alors que l’être physique reste le même.
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Enfin, si le caractère intelligible est susceptible de changer, c’est qu’il s’inscrit dans une durée, que nous ne pouvons que penser : une duratio noumenon. Il existe des changements dans une telle durée, ils sont ordonnés à la permanence de la pure intention morale, qui est le telos de toutes les actions humaines.
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Emmanuel Kant, Quels sont les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis le temps de Leibniz et de Wolff?; XX 7, 260 (Paris: Gallimard, Pléiade, 1986; p. 1216).
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Conclusion Ces textes sont particulièrement étonnants, par la diversité des enjeux qu’ils recouvrent, et par le fait que cette diversité ne nuit finalement pas à leur unité, contrairement à ce que je pensais le jour de l’atelier. Si la conclusion manqua ce jour-là, elle fût proposée quelques séances après par Grégori Jean. Il remarque avec pertinence la proximité des thèses de Kant et de Heidegger. Car ce qui est notable dans ces textes de Kant, c’est la volonté de celui-ci à ne pas se satisfaire d’une détermination de la temporalité guidée par la raison théorique pour penser la temporalité de l’existence pratique. Échapper au concept vulgaire du temps pour penser une temporalité originaire est sensible dans la nécessité qu’éprouve Kant, texte après texte, de remonter vers cette duratio noumenon. Ainsi, il est possible d’opposer chez Kant une triple extase de la temporalité pratique à la temporalité des objets qui est toujours susceptible d’une représentation linéaire. Une des dimensions du temps pratique est celle d’un passé qui est pourtant toujours-déjàlà, et qui détermine à chaque fois le présent de l’agir : ce passé est celui du choix d’un caractère intelligible, qui précède logiquement tout agir, mais qui a la forme d’un passé n’ayant jamais eu lieu en tant qu’il se situe hors du temps. En regard de ce passé, une dimension de l’avenir est ouverte comme destination. La destination de l’homme est d’avoir une intention morale pure. Ce futur est un futur que je ne peux qu’espérer rendre présent par un progrès continu et infini. Rendre ce futur présent s’impose comme un devoir. Entre ce passé et cet avenir, le présent pratique est le lieu de tous les possibles. Ce présent est avant tout le présent d’une extraction hors du temps sensible. Ce décentrement a d’abord lieu par la médiation du point de vue d’autrui qui m’extrait de l’illusion consistant à confondre le phénomène de moi-même inscrit dans le temps théorique, et cette activité qui est l’être même en tant qu’elle est corrélée à un contenu temporel. La saisie de cette différence ouvre donc la possibilité d’une intention tournée vers son origine qui caractérise la moralité elle-même. Mais ce décentrement est aussi le fait du respect, qui me libère de l’entrave de la présomption. Enfin, il est ce coup de tonnerre provoqué par une saturation de l’intuition, qui engage un jeu de violence entre les facultés, au cours de laquelle la temporalité qui conditionne les faits est détruite au profit d’une ouverture vers l’horizon d’une destination suprasensible de l’homme. 84
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Toutefois, si la pensée de Kant se prête à un rapprochement avec celle de Heidegger, il ne faudrait pas ignorer leurs différences. Or s’il est possible de repérer chez Kant un balbutiement de différence ontologique (les choses qui sont ne sont pas cet « être même » qu’est le sujet dans son activité de constitution des objets), cette différence est elle-même englobée au sein d’une différence éthico-ontologique: Ce qui relève des choses qui sont ne se phénoménalise pas sur le même mode que ce qui relève de ce qui doit-être. À la phénoménalité ontico-ontologique qui relève d’une corrélation intentionnelle, s’oppose une phénoménalité éthique qui relève d’une intention tournée vers elle-même, d’une intention qui n’a pas d’autre corrélat qu’elle même. Cette phénoménalité est acroamatique et non plus intuitive. Cette phénoménalité est catalysée par le regard d’autrui. Cette phénoménalité est caractérisée finalement par son impossible aboutissement, du moins pour l’être intelligible qui est aussi un être sensible. Ce serait donc dans la philosophie d’un Levinas, qui développe par ailleurs l’idée d’un passé qui n’a jamais été présent, que nous pourrions trouver un accomplissement de ces intuitions kantiennes. Une fois la critique opérée, qui met en évidence l’activité transcendantale du sujet dans sa constitution des phénomènes, il faut opérer ce qui s’apparente fort à une seconde réduction, qui révèle au sujet que le geste critique n’est aboutit que si celui-ci apprend à détourner son intention des contenus temporels pour se conformer à la loi morale, pour se vouloir comme bonne volonté. Il ne faudrait pourtant pas qu’en cherchant les rapprochements possibles entre Kant et ses successeurs phénoménologues, nous perdions de vue la spécificité de la pensée kantienne. Cette spécificité ne peut se trouver que dans la différence qui sépare Kant des phénoménologues. Que cette différence soit elle-même phénoménologique et non pas métaphysique, c’est ce que j’aimerais démontrer. Car si la philosophie de Kant conduit inexorablement à quitter le connaître pour s’ouvrir au penser, à quitter le phénoménal pour s’ouvrir au métaphysique, cette ouverture est préparée par la phénoménalité elle-même. Lorsque Kant met en évidence ce que nous lisons aujourd’hui comme d’autres modes de phénoménalités non ordonnés à l’être, il montre aussi que la phénoménalité dans son ensemble constitue un domaine clos dont les limites apparaissent suite à la critique. Car si la critique révèle cette pure détermination de soi par soi, elle montre aussi que ce qui est déterminé de la sorte échappe à toute visibilité. Si Kant distingue une connaissance des phénomènes d’une connaissance d’actes, et notamment des actes de l’aperception ou des actes de la volonté, il souligne aussi le fait que la source de ces actes échappe à toute connaissance. Enfin, 85
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si Kant montre que la temporalité ontologique ne peut rendre compte de la modalité temporelle de l’éthique, la duratio noumenon ainsi supposée est située hors du phénoménal. Interroger la modalité éthique de la temporalité chez Kant, c’est donc s’ouvrir au fait que si le sujet a un horizon phénoménal, cet horizon se manifeste comme limité et que tout le problème du sujet, et donc du philosophe, consiste à se saisir de ces limites. Les phénomènes qui relèvent d’une phénoménalité non pas ontologique, mais pratique, ont ceci de particulier qu’ils nous conduisent aux limites de la phénoménalité. Si l’intervention d’autrui, le respect, et le sublime ouvrent une modalité éthique et non plus ontologique de la phénoménalité, ils sont aussi ces phénomènes face auxquels le sujet se saisit d’une limite de la phénoménalité elle-même au-delà de laquelle il est invité à penser. En opérant une Aufhebung de la phénoménalité ordinaire, ces phénomènes révèlent une certaine activité du sujet, elle même évidente, mais pourtant orientée vers autre chose qu’un contenu phénoménal, et s’inscrivant dans un horizon qui n’est pas lui-même manifeste. L’Aufhebung de la phénoménalité ontologique ne révèle pas simplement une différence éthicoontologique structurant la phénoménalité, mais aussi un horizon non phénoménal dans lequel s’inscrit la phénoménalité éthique.
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Phénice La revue du Centre d’Etudes Phénoménologiques de Nice [ISSN 2100-0662]
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L Lee PPrréésseenntt Textes de présentation des séances de l’atelier du CEPHEN, premier et second semestre 2008-2009, Université de Nice Sophia-Antipolis.
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La modernité comme temporalité. Dès le départ, les notions de modernité et de présent sont intimement corrélées : le mot « moderne » est attesté dès le 15ème siècle, avant 1455, et possède le sens de « ce qui est présent, actuel ». Le moderne est donc ce qui nous est strictement contemporain, qui appartient à la même couche de temps que la « nôtre ». On verra qu’ici réside le double problème essentiel de la modernité (identité et délimitation du présent et de ce « nous »). Notons simplement, pour l’instant, l’union pour ainsi dire congénitale entre ces deux notions. La notion de modernité relève également d’une union tout aussi forte avec le domaine des sciences et des techniques. En 1609, le mot « moderne » désigne « l’état auquel est parvenu un art ou une science du fait de découvertes récentes ». Ici aussi, une idée importante apparaît qui sera déterminante pour la suite : ce qui est moderne, c’est ce qui vient d’apparaître, et qui apporte une amélioration notable à un ensemble cumulatif. Avant la modernité, le temps historique n’a pas toujours présenté cet aspect de flèche lancée vers l’avenir depuis le passé, pour se planter Dieu sait où : on connaît le temps cyclique chez les Grecs (cf. Timée de Platon), chez les hindous, etc. Le temps judéo-chrétien est pour sa part orienté et finalisé : à la fin des temps, Dieu jugera, le mouvement de l’histoire s’arrêtera, et le royaume de Dieu sera (r)établi. Mais une telle orientation de l’histoire humaine est avant tout spirituelle, et la maîtrise technique et scientifique du monde n’est pour rien (ou si peu) dans l’avancement de l’humanité vers cette fin. Elle n’apparaît pas comme un but à atteindre grâce au travail concret des hommes. Autrement dit, l’analyse de l’histoire par la conscience historique n’est pas une eschatologie, mais un diagnostic, et un travail pratique pour remédier aux dysfonctionnements, en vue de progresser vers un idéal à atteindre, qui ne signifie pas la fin réelle des temps. C’est donc une temporalité problématique que celle de la modernité, et ce, dès le départ : comment déterminer ce qui est actuel dans ce qui est simultané ? Comment dessiner le portrait de ce « nous » qui donne son centre de gravité au présent ? Ce que je voudrais montrer, à partir de l’étude de ces quelques textes (le choix étant bien sûr non exhaustif, mais significatif des orientations, ou des postures, sans doutes les plus importantes dans le rapport de la pensée philosophique à la question du présent) c’est que cette temporalité particulière qui est celle de la modernité implique une dimension polémique, et aussi la conscience d’une urgence particulière. Le présent c’est à la fois l’espace de l’agôn, le lieu de la lutte pour l’interprétation de ce qui est contemporain, et pour de nouvelles formes de vie possible ; et
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c’est le kaïros, l’instant décisif qui doit être saisi, sous peine de ne plus réapparaître, de manière à pouvoir insérer dans le réel une forme que l’on vise : les éléments, précisément, qui feront progresser l’humanité (ou une société ou un groupe donné, en fonction de ses ambitions) vers un télos. Le temps, depuis la modernité, est donc un temps orienté et finalisé, comme dans la tradition judéo-chrétienne, mais aussi un temps cumulatif, et réversible, ou du moins, clivé selon la ligne de partage moderne/conservateur. On verra donc plus loin qu’un autre aspect du problème apparaît ici, qui est celui de la conscience historique du présent : la modernité est une temporalité qui soulève le problème du présent, et ce problème revêt une urgence particulière pour la pensée philosophique depuis les débuts de la période moderne. On fait généralement commencer la modernité philosophique (au sens de période historique) avec Descartes et Bacon. Et de fait je m’intéresserai ici à la modernité comme cadre « conceptuel », ou du moins comme manière générale de poser les problèmes et les concepts qui les résolvent, en fonction de la question du temps et du présent, pensée comme question cruciale et fondamentale : la modernité, en quelque sorte, comme épistémè philosophique. Je m’intéresserai donc aussi à la modernité en tant qu’elle peut être conçue comme une manière de penser l’activité philosophique elle-même comme une praxis : une action qui veut produire des effets non pas seulement dans le domaine de la pensée spéculative, mais dans le réel présent ici, là (historique et social). Je ne parlerai donc pas de la modernité artistique, ni de celle des sciences : la première retrouve les mêmes problèmes qui se posent très tôt à la conscience philosophique du présent, et la seconde n’a en fait, à part au moment où, précisément, naît la science moderne, pas rencontré cette problématique : la sanction de la réussite ou de l’échec dans le processus scientifico-technique de maîtrise des phénomènes jouant le rôle d’arbitre ; une fois la science moderne posée, il n’y a que des hypothèses scientifiques, ou des hypothèses non scientifiques1, mais non des hypothèses scientifiques conservatrices et des modernes. La temporalité moderne est aussi une temporalité de l’action humaine responsable, qui utilise les moyens de la science et de la technique, pour l’accomplissement d’une fin à atteindre, d’un télos, qui possède toujours une dimension morale. Avec cette dimension morale de la praxis moderne (y compris donc dans cette praxis qu’est la pensée philosophique du pré1
On pourrait dire que le partage entre hypothèses scientifiques et non scientifiques est l’aspect que prend dans le domaine des sciences le partage entre moderne et conservateur ; et l’on retrouverait alors, sans doute modifiées, mais sans doute aussi assez semblables, les questions que je tente d’indiquer ici : quelle l’hypothèse scientifique qui représente un progrès, qui permet à l’humanité de progresser sur le plan technique et, (naïveté de scientifique ?) moral ? © Guillaume CONDELLO — La modernité comme temporalité.
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sent), on retrouve donc un écho de l’eschatologie religieuse. Mais la différence, notable, avec cette dernière, réside sans doute dans la possibilité qui est laissée à la pensée philosophique du présent de poser elle-même un télos : il y a donc plusieurs sens possibles pour le déroulement historique. De cette multiplicité de directions (et de significations) possibles, résulte donc une multiplicité de problèmes qui se nouent autour d’une question centrale. Le problème est le suivant : comment tracer cette frontière qui sépare ce qui est actuel de ce qui ne l’est pas ? C’est donc le problème du sens des éléments qui composent le présent qui est ouvert avec la notion même de modernité ; plus précisément, c’est le présent lui-même qui est le problème de la modernité : son sens, dans la double acception de signification et de direction. Quel est donc le sens du présent ? Voilà la question que pose l’apparition de la modernité, en même temps qu’elle est la question que doit se poser tout philosophe depuis lors : la question du diagnostic, de la lecture d’un présent changeant qu’il convient de déterminer dans sa forme actuelle pour mieux agir. Mais cette question en implique nécessairement une seconde, qui est comme son corollaire : quelle doit être la structure de la conscience philosophique qui tente de penser le présent ? Comment se rapporter à ce présent dans la mesure où l’acte de diagnostic du présent peut apparaître comme un acte instituant le présent ? Ce que je voudrais donc aussi montrer, c’est que cette temporalité moderne s’insère jusqu'au plus profond de la conscience de celui qui pense le présent. Il y a une conscience historique du présent proprement moderne qui est dotée de structures générales, ou de traits distinctifs. C’est une conscience en quelque sorte extatique : elle est au plus loin du contemporain (ce qui existe effectivement sur le même plan temporel que celui de ma vie), par la projection dans un télos à venir, ou par la considération de l’histoire passée, censée nous apporter des éléments pour comprendre l’actualité de certains traits contemporains ainsi que l’inactualité d’autres, ou bien censée nous déprendre de ces continuités fictives et montrer les solutions de continuité sur lesquelles « notre identité » se constitue. La conscience moderne du présent est donc historique, dans la mesure où l’histoire joue un rôle essentiel dans sa propre situation de conscience philosophique, et dans la mesure où cette histoire est le terrain où, d’une part, se dessine ce que sera le télos à atteindre, et où, d’autre part, l’histoire apparaît souvent comme une source d’informations à analyser, une matière à mettre en forme, pour diagnostiquer le présent. La conscience moderne est donc une conscience en quelque sorte « pratique » et morale : s’il y a lutte pour faire valoir une interprétation donnée du présent, c’est dans le but de proposer un but à l’action humaine. Or ce but est bien souvent présenté comme une tâche mo© Guillaume CONDELLO — La modernité comme temporalité.
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rale, ou du moins, comme un but ayant une portée et une signification morales. Il s’agit donc, sur la base d’un diagnostic de la signification donnée aux éléments contemporains, de dégager une orientation souhaitable. Les deux acceptions du mot sens se retrouvent donc ici articulées : si la conscience moderne peut diagnostiquer l’orientation (réelle ou à produire en fonction de ce que le réel permet) du présent, c’est aussi en fonction de la signification que peuvent revêtir les forces en présence dans le contemporain. Qui dit forces dit rapport de forces. La conscience moderne est une conscience polémique et « stratégique » : elle est située au sein d’un champ de forces (institutionnelles, politiques, philosophiques, etc.) qui influent sur la recevabilité des discours assignant au présent son sens. Elle est conscience des différentes interprétations du présent existantes, et lutte pour faire valoir la sienne. La conscience historique moderne du présent n’est donc jamais une conscience solitaire mais elle est toujours entourée d’adversaires avec lesquels elle entre en lutte. Cette lutte suppose une analyse quasiment stratégique des points forts et faibles de l’adversaire, et la mise au point de plans de guerre pour retourner cet adversaire, sur le plan théorique bien entendu, mais aussi sur un plan plus pragmatique (rapports avec le politique, avec les réseaux d’influence purement sociaux, etc.). La conscience moderne est donc une conscience singulière : au double sens où les singularités revêtent une grande importance, et où elle se présente elle-même comme une singularité irréductible en attente d’un « peuple ». La conscience historique moderne porte une grande attention aux singularités événementielles, aux types, aux figures, aux cas, comme à des illustrations, ou à des incarnations des logiques qui traversent le présent et en esquissent le sens. L’acte sans doute le plus important de la conscience moderne du présent consiste à dire la singularité du présent : le moment présent est ce kaïros, cet instant décisif et singulier qu’il faut saisir avant qu’il ne s’évanouisse, au risque de ne plus réapparaître. La conscience moderne du présent est donc conscience d’une urgence, ou du moins d’une forte singularité, fugitive, du présent, qui rend possible et nécessaire une action au présent. Elle est aussi singulière parce que solitaire, mais en attente d’un peuple ; ou plutôt, solitaire parce qu’en attente d’un peuple : l’humanité à venir, la communauté à constituer ou reconstituer, la société, ou l’Etat à construire, etc.
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1/ Descartes, Discours de la méthode, 6e partie.1 La première figure que je retiens est celle de Descartes. Celui-ci se situe à une époque de débats scientifiques et intellectuels très importants. Après la révolution copernicienne, on assiste à un développement important de théories scientifiques qui reposent principalement sur l’utilisation de la mathématique moderne comme outil privilégié de la physique ; la physique scolastique, qui connaît de nombreux partisans dans « les écoles », repose quant à elle sur l’utilisation d’une physique qui doit beaucoup à celle d’Aristote. L’idée d’étudier une nature pensée comme un grand livre écrit en langage mathématique lui est étrangère : si l’opium fait dormir, c’est parce qu’il possède une vertu dormitive, qui est celle d’assoupir les sens. Mais le plus grave dans cette opposition entre la physique scolastique et la physique qui commence à se penser comme moderne, c’est que cette dernière ne peut apparaître aux yeux de l’Eglise que comme hérétique (Bruno brûle sur le bûcher en 1600). Une condamnation de ses écrits par la Sorbonne ne signifierait pas uniquement le discrédit scientifique pour Descartes, mais aussi potentiellement un danger vital réel. Fort de sa nouvelle méthode, Descartes veut en montrer les applications dans un traité qui s’étend non plus seulement à des questions de géométrie mais aussi de physique : c’est le traité du Monde. Descartes pensait le Discours comme une préface à son traité du Monde. Mais la condamnation de Galilée 1633 le dissuade de publier les thèses concernant la mobilité de la terre qui étaient les siennes et que Galilée soutenait aussi. Dans ce texte, Descartes opère donc une distinction entre les thèses admises et les thèses publiées par lui, manifestant ainsi un souci de ne pas nuire à l’ordre public, et de se présenter comme une personne très respectueuse de cet ordre public. Si la raison est souveraine en matière de connaissance, l’action individuelle ne peut que se soumettre aux autorités temporelles. C’est pourquoi ce traité en langue vulgaire, donc accessible à un public bien plus large que les méditations d’abord écrites en latin (1641), ne révélera pas toutes les opinions que Descartes retient et qui pourraient hypothétiquement troubler l’ordre public. (Il n’y parle que peu du doute radical – et pas du malin génie – il énonce clairement que ce chemin ardu ne doit pas être suivi par tous, etc.) Cette méthode vise la réalisation d’un objectif qui ne pourra (la suite de la 6ème partie y fait allusion) se réaliser qu’avec le concours de plusieurs générations. C’est donc un télos que Descartes assigne à l’histoire, un but à atteindre par un travail continu, et par le cumul des
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Descartes, Discours de la méthode, texte et commentaire par E. Gilson, Paris, Vrin, 1925, p. 126-127.
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efforts et des inventions techniques des hommes, jusqu’à se rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Le projet est donc d’affranchir l’homme des contraintes naturelles (maladies, dangers naturels, voire la mort même ?), par un travail qui est à effectuer par tous les hommes. Ce faisant, Descartes dessine les contours d’une communauté de scientifiques modernes qui pourraient travailler main dans la main au futur bonheur de l’humanité. Si Descartes se projette ainsi dans le futur, on peut aussi voir qu’il se réinsère dans une tradition (théologique principalement), par la distinction des autorités temporelles et spirituelles, et (dans d’autres textes, et notamment les Méditations, avec lesquels il faudrait mettre celui-ci en perspective) par la caution divine qu’il pose comme indispensable au travail de la science proprement moderne. La figure cartésienne est ainsi très importante pour la pensée moderne du présent, parce qu’elle est sans doute une des premières, mais aussi parce qu’elle pose un idéal d’affranchissement de l’humanité grâce à la science et la technique, qui jouera le rôle de principe de détermination pour nombre de philosophies de l’histoire qui viendront après, et notamment chez Kant, où ce thème de l’émancipation est central. 2/ Kant, Réponse à la question: « Qu'est-ce que les Lumières? »1 Dans ce texte, Kant pose un idéal que l’humanité devrait, collectivement et à titre individuel, s’efforcer d’atteindre. Cet idéal, c’est celui de la sortie de l’état de tutelle dont on est soi-même responsable. Cette sortie est présentée à la fois comme un but à atteindre, et comme le processus par lequel on s’achemine vers ce but. C’est donc à la fois le chemin, et le terme de ce chemin. L’humanité est en marche vers un but, et ce but est en même temps déjà présent dans le chemin qui y mène. C’est à la fois un processus réel en cours, et un devoir pour tout homme. Il pose donc un télos au-delà de l’Histoire, mais qui travaille déjà l’histoire au présent. Dans le même temps, ce but est de nature morale, et pose donc un devoir : il est du devoir de l’humanité, et de chaque individu, d’œuvrer sans cesse à l’avènement de cet état de liberté qui est la réelle destination de l’Homme. Pour que cette liberté, cette autonomie dans le domaine de l’usage de son entendement puissent être articulées avec un ordre social viable, Kant introduit une distinction habile entre l’usage privé et l’usage public de sa raison. L’usage privé correspond à l’usage que l’on fait 1
Kant, Réponse à la question: « Qu'est-ce que les Lumières? », trad. fr. J-F. Poirier et F. Proust, Paris, GF-
Flammarion, 1991, p 49-51. © Guillaume CONDELLO — La modernité comme temporalité.
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de sa raison en tant que membre de la mécanique sociale (en tant que fonctionnaire, en tant qu’employé, ou en tant que simple citoyen – ce que nous appelons la sphère publique). L’usage public correspond à l’usage que l’on fait de sa raison dans l’espace public, non plus en tant que membre de la société civile, mais en tant qu’individu doté d’un entendement autonome : articles, discours, etc. sont les supports de cette pensée autonome dans l’espace public. (Cet espace public ne correspond pas tout à fait à ce que nous appelons l’espace privé, dans la mesure où il vise nécessairement à la publicité.) On ne peut faire un libre usage de son entendement que dans l’usage public. Je peux discourir autant que je le veux sur les lois, du moment que je continue à obéir aux règles qui rendent possible la mécanique sociale. Bien qu’en 1784, lorsqu’il rédige l’opuscule dont est extrait ce texte, il n’a pas eu, et pour cause, l’occasion de contempler le spectacle de la Révolution de 1789, Kant posera dans ce texte la question de la révolution comme moyen pour parvenir à la liberté effective. La réponse est claire : ce n’est pas par la révolution que l’on parviendra à la réalisation de l’idéal des Lumières. Kant procède donc tout à la fois à un diagnostic, et à l’exposition d’une tâche à accomplir : dans le texte, il énonce que son présent n’est certes pas une période éclairée, mais une période de Lumières ; autrement dit, une période dans laquelle il est plus que jamais nécessaire de poursuivre la tâche qui se dessine en filigrane dans le passé jusqu’à l’époque dont il est contemporain. Ce que fait ici Kant est neuf et important : il réfléchit au présent sur le sens du présent. Il diagnostique le processus réel et en même temps soumis à notre action, qui fait le sens du présent. C’est donc une pensée de l’urgence du présent, dans sa singularité, car, je vais y revenir, c’est précisément cela que le texte de Kant apporte de nouveau par rapport à celui de Descartes : la manifestation du présent comme urgence. La référence au contexte politique de l’époque, de ce point de vue, manifeste la conscience que dans son présent se joue quelque chose qui doit être saisi, avant que cela ne disparaisse, l’apparition d’un kaïros incarné par la figure du Prince Frédéric. Dans le même temps, Kant rédige un texte stratégique : il ne s’agit pas uniquement de proposer une réflexion théorique sur le sens du temps présent, mais aussi de dire aux gouvernants que le peuple ne peut que leur obéir si on leur garantit la liberté d’expression. De ce point de vue, l’allusion laudative à Frédéric, plus qu’un simple signe d’allégeance au monarque en place pour s’attirer ses faveurs, est une manière de tenter de proposer, en quelque sorte, un contrat avec les instances politiques : laissez au peuple la plus entière liberté d’expression au public, et vous serez assurés de la plus grande obéissance possible, tout en favorisant l’essor des Lumières dans votre royaume. © Guillaume CONDELLO — La modernité comme temporalité.
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3/ Hegel, Principes de la philosophie du droit, préface.1 Mais à un tel regard orienté vers l’avenir, quasiment prophétique, Hegel opposera l’impossibilité de sortir du présent. Dans ce texte il s’agit de montrer l’Etat comme le résultat du processus de réalisation de soi par soi dans l’histoire de l’esprit absolu. La raison est le rationnel qui se rend effectif, et en même temps la pensée qui prend conscience de sa propre réalisation. La raison est à la fois la configuration de l’effectivité présente-là, et la conscience de cette configuration rationnelle, la connaissance et la reconnaissance de cette configuration rationnelle comme telle. La réconciliation avec cette effectivité est parfaite dans la figure de l’union consciente des deux : l’Idée. Il faut donc vivre le présent comme le développement rationnel de l’Esprit y invite ; être du temps présent consiste à vivre de manière consciente et volontaire, et cependant libre, en accord avec le concept devenu monde présent. Hegel présente donc la philosophie comme une des figures de la rationalité se constituant à travers l’histoire. Il lui est donc impossible de penser le futur, de le deviner ou d’exposer la manière dont il doit être : ce qui doit être pensé, c’est ce qui est, c’est à dire l’effectivité, c’est à dire le rationnel. De ce point de vue, Hegel est peut-être une des consciences les plus aiguës de la modernité dans ce qu’une telle temporalité peut avoir de scindé : dans le présent se trouve toujours le futur vivant, mais aussi la mort latente de formes antérieures de la rationalité et de l’effectivité. Hegel écrivant sa préface est en train de peindre du gris sur gris, et de ce point de vue une figure de la rationalité est morte en même temps que celui-ci la décrit. La philosophie, romantique, écrit donc l’histoire du présent au passé. Ici, le présent est pensé comme l’horizon indépassable de la pensée. Mais dans le même temps, cet horizon indépassable ne peut être saisi comme tel, en quelque sorte, que par un franchissement de cet horizon : par la considération de l’histoire de l’Esprit. Il faut étudier l’histoire pour retrouver, dans la croix du présent, la raison qui en est la rose. De ce point de vue la conscience historique du présent nécessite d’avoir présent à l’esprit tout le développement passé de l’Esprit, mais aussi toutes les singularités les plus significatives du présent. On sait l’anecdote de Hegel voyant passer Napoléon sur son cheval et croyant voir passer l’histoire, on sait aussi que pour lui, Napoléon était le plus grand professeur de droit de son temps. Ce qui est important pour le regard philosophique qui pense le présent, c’est donc de montrer quelles sont les lignes de force qui esquissent la nouvelle figure de la raison dans le présent ; et cela ne peut se faire qu’en considérant tout le développement historique de la rai1
Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. fr. J-F. Kervégan, Paris, PUF, « Quadrige », 1998, p. 105108. © Guillaume CONDELLO — La modernité comme temporalité.
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son. Hegel le dit souvent dans ses préfaces (dans les Leçons sur l’histoire par exemple) la preuve de la vérité du système est là devant nos yeux, dans le présent ; mais elle est aussi dans la systématicité de sa pensée, dans sa forme rationnelle. En aucun cas une preuve introductive du bien fondé de l’importance du concept ne peut être donnée : seule la manifestation, le déploiement autonome du concept dans son histoire, et donc dans ses figures actuelles, peut en constituer une « preuve ». Mais si seul le mouvement rationnel de l’histoire peut donner une « preuve » valable de son caractère rationnel, la philosophie semble encore avoir un rôle pratique, certes paradoxal. Il s’agit de travailler à la saisie du présent en pensées. Mais ce travail n’est pas un simple travail théorique et spéculatif, comme il pourrait le sembler en première approche. La connaissance de la raison comme la rose dans la croix du présent, c’est aussi, nous dit Hegel « se réjouir de celui-ci », c’est « la réconciliation avec l’effectivité », c’est accepter le mouvement de l’histoire. Or ce mouvement, au moment où Hegel écrit ces lignes, est loin d’être clairement lisible dans le contexte politique qui est le sien. Hegel semble convaincu de longue date de la nécessité d’œuvrer à la réalisation d’un état républicain et constitutionnaliste, inspiré des idéaux français de la révolution de 1789. Mais, si dans un premier temps (sous l’impulsion de vom Stein et de Hardenberg) des réformes sont mises en place qui peuvent faire espérer l’avènement de cette nouvelle forme, plus rationnelle, de l’Etat, les mouvements de restauration monarchique ne tarderont pas à avoir un poids politique plus important, au point que Hegel se sentira même un peu isolé sur la scène politico-universitaire. Hegel est donc un auteur qui se situe dans un champ de forces déterminé par une question politique (ayant aussi des enjeux moraux), selon le clivage républicains modernistes et monarchistes réactionnaires. Le peuple à venir de Hegel, c’est celui de la république constitutionnaliste moderne, qui s’oppose à la restauration monarchique. Hegel se propose donc le but, dans les Principes, de montrer la réconciliation nécessaire et possible de l’individu avec la forme, moderne précisément, de l’Etat. S’il ne s’agit donc pas de prescrire à l’Etat la forme qu’il devrait avoir, de sauter pardessus son temps et son époque, le but de Hegel est donc d’œuvrer à la construction d’un Etat nouveau dont la réalisation, à ce moment, n’est pas encore tout à fait certaine, mais dont le mouvement dialectique de l’Histoire laisse apercevoir les prémices – un but donc, à la fois pratique et théorique.
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4/ Foucault, L'archéologie du savoir, IIIème partie, Chap. 5: « l'a priori historique et l'archive ».1 Foucault illustre une option que l’on aurait aussi bien pu présenter, dans une certaine mesure, à partir d’un texte de Nietzsche : penser le présent consiste précisément à sortir de ses cadres, pour montrer les ruptures dont il est porteur, et briser l’illusion de belle totalité dynamique mais close que nous fait miroiter Hegel. Cette pensée (que l’on qualifierait bien plus facilement de post-moderne) est ainsi au plus haut point moderne, au sens où nous l’entendons ici : elle est une conscience du présent qui se déprend du présent pour mieux le penser. C’est une pensée qui travaille à se rendre inactuelle, pour mieux saisir l’actualité des événements singuliers qui se donnent à observer. L’actualité apparaît donc non plus comme ce qui est simplement simultané, dans un « air du temps » qui ressemblerait fortement à une mode, mais bien plutôt dans ce qui travaille le temps historique de manière quasiment souterraine, sur des strates de temps long, et produit des effets visibles dans des champs très divers. L’étude de l’histoire est donc le moyen privilégié, essentiel, pour accéder au sens du présent : le « passé » et la bordure du temps qui le sépare de notre présent nous permet de déterminer les discours qui ne peuvent plus être entendus et proférés, et indique justement les « nôtres » dans leur altérité essentielle, fait signe vers notre archive. L’archive est avant tout un système d’énoncés, c’est à dire la loi de ce qui peut être dit et est dit. C’est le système de l’énonçabilité de tout énoncé. Mais c’est aussi le système de fonctionnement de l’énoncé, ce qui en régit la perte de signification, la résurrection possible, etc. C’est enfin le système général de la formation et de la transformation des énoncés. L’énoncé se distingue de la simple phrase ou de la proposition logique ; c’est bien plutôt la condition de possibilité des phrases ou des propositions dans les divers champs (c’est surtout cela qui intéresse Foucault) du savoir. Les discours de savoir sont donc régis, dans leur apparition et leur forme, par des instances pour ainsi dire souterraines, rarement explicitées pour elles-mêmes, sinon a posteriori, par le travail de l’archéologue. Pour la pensée philosophique, le présent est donc une sphère englobée dans une archive. Mais notre archive nous reste, irrémédiablement, inaccessible dans sa totalité, en même temps qu’elle reste indépassable : il nous est impossible, au présent, de ne pas parler depuis les cadres que l’archive présente impose. La conscience historique du présent est donc en quelque sorte rivée à ce présent mais en même temps elle peut et doit travailler à en faire écla1
Foucault, L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 171-173.
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ter les bords, en se plongeant dans l’archive passée, pour se projeter, j’y reviendrai, dans un futur possible. L’étude de cette zone privilégiée du travail archéologique dont parle Foucault permet donc de diagnostiquer le présent : indiquant notre présent dans son altérité, montrant notre identité comme différence, comme succession de masques que prend ce « nous » toujours recommencé, redéfini, l’archéologie est un apprentissage de ce fait essentiel : nous sommes différence, et nous sommes producteurs de cette différence, par une problématisation autonome de nous-mêmes. Dès lors que la conscience philosophique du présent se comprend comme écart par rapport aux autres strates de temps qui l’ont précédée, elle se comprend comme possibilité de dépassement de ce présent qu’elle est. C’est ainsi que Foucault dépasse le présent dans le présent. Il n’y a plus de téléologies transcendantales, plus de mouvement dialectique de l’histoire, mais uniquement des problématisations autonomes de nous-mêmes : nous nous faisons, dans la différence qui nous sépare de ce qui nous a précédé, nous sommes les producteurs de notre identité changeante. Le peuple de Foucault, c’est nous-mêmes, dans la mesure où nous pouvons (devons ? et une dimension morale réapparaîtrait ici… cf. Histoire de la sexualité) nous produire, de manière autonome : l’idéal d’une liberté qui se construit à travers le thème de l’identité semble réapparaître ici aussi, avec des aménagements notables, certes, par rapport à la conceptualisation kantienne. Foucault tente en effet de procéder à une déconstruction, ou plutôt à une archéologie critique des sciences humaines, en les resituant dans leur archive se faisant, en en mettant à jour la généalogie, et les rapports nécessaires que ces formes de savoir entretiennent avec des formes nouvelles de pouvoir. Montrer ces sciences comme des formes de pouvoir permet donc de définir les modes de subjectivation dont elles sont porteuses comme des modes d’assujettissement, et donc, tel semble être l’espoir de Foucault, de lutter contre ces dernières. Stratégiquement, il ne se place pas sur le même terrain qu’elles, et ne se livre pas à des disputes de spécialistes, et pourtant il effectue un véritable travail d’historien : il est à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du champ. De ce point de vue, il peut pratiquer une relativisation des fondements de ces sciences qu’elles peuvent entendre, et qui a plus de conséquences pratiques, par exemple, que le travail de fondation d’un Husserl, ou de critique d’un Heidegger. Il s’agit de montrer que celles-ci manifestent (et en cela Foucault reste redevable à ses prédécesseurs phénoménologues) un rapport au monde qui est, pour le dire vite, instrumental, mais surtout de montrer qu’elles sont des rouages d’un dispositif de savoir-pouvoir qui construit des identités qui fonctionneront comme des prises pour l’engrenage du pouvoir. Le but de Foucault est donc, si l’on veut, politique, et moral : il s’agit de se construire de manière auto© Guillaume CONDELLO — La modernité comme temporalité.
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nome. Il s’agit donc d’en finir avec l’homme, et de construire, ou du moins de proposer à la réflexion, ce qui devrait lui succéder.
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Phénice La revue du Centre d’Etudes Phénoménologiques de Nice [ISSN 2100-0662]
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L Lee PPrréésseenntt Textes de présentation des séances de l’atelier du CEPHEN, premier et second semestre 2008-2009, Université de Nice Sophia-Antipolis.
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Le présent à la lumière de l’événement Autour de C. Romano
Grégori JEAN Pour cette dernière séance de notre atelier, nous nous proposons, Délia et moi d’aborder le concept de « présent » à partir d’un autre concept, celui d’événement. Sans doute ce concept n’a-t-il pas été totalement absent des séances précédentes, et nous l’avons, au moins implicitement, rencontré à diverses reprises : dans l’impression originaire husserlienne — et sa radicalisation par Michel Henry —, dans l’être-pour-la-mort heideggérien, comme instant de la décision par laquelle je totalise mon temps sur le fond de ma finitude, et aussi dans les séances que nous avons consacrées au problème du « moment » historique. Mais nous nous proposons ici de l’aborder frontalement, en et pour lui-même, et d’en faire à la fois un point de départ et un fil directeur pour aborder la question de la temporalité en général. Or c’est précisément ce qui fait problème. Car la grande difficulté d’une pensée de l’événement est justement de parvenir à le saisir en et à partir de lui-même, tel qu’il se montre et non en et à partir d’autre chose par rapport auquel il se montre. Si nous nous reportons à la définition phénoménologique classique du phénomène — ce qui se montre en soi-même et à partir de soi-même —, nous pouvons donc dire : la grande difficulté est de faire de l’événement un authentique phénomène, et de déployer ainsi une authentique phénoménologie de l’événement. Que nous ayons au contraire tendance à aborder l’événement par rapport à autre chose que lui-même, c’est ce qui se montre, tant dans l’usage courant du terme « événement » que dans son traitement philosophique classique. 1/ Dans le langage courant en effet, nous appelons « événement » tout « ce qui se produit », tout « ce qui arrive », pour autant que ce qui se produit ou arrive attire d’une manière ou d’une autre notre attention, présente un relief singulier, un trait notable. Cette caractéristique sémantique se reflète déjà dans l’étymologie du mot : événement vient du latin evenire qui signifie à la fois « arriver », « produire », et « avoir une issue, un résultat ». Quelque chose est un événement pour autant qu’il « arrive » et, en arrivant, produise un résultat tel qu’il acquière pour nous une certaine importance. Seulement, et dès ces quelques considérations, l’on comprend la difficulté d’une approche proprement phénoménologique du phénomène. Car il semble compris dans le sens même de l’événement qu’il arrive « à quelque 101
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chose » ou « à quelqu’un », et qu’il ait une certaine importance « pour quelque chose » et « pour quelqu’un ». Pour aborder un événement, il s’agirait donc de saisir au préalable un sujet — au sens large — à qui et pour qui l’événement arrive, sujet qui à la fois pourrait et devrait être compris avant qu’arrive l’événement et indépendamment de lui. Soit un accident — de voiture par exemple ; j’ai un accident signifie : je suis ce que je suis, avant et indépendamment de cet accident, et c’est à ce « sujet » que je suis avant et indépendamment de l’accident qu’arrive l’accident. L’accident est toujours « second » et, en ce sens, inessentiel : il aura des conséquences, peut-être importantes quant à ce que je suis, mais je semble continuer de me distinguer de ce qui m’arrive — et c’est justement ce qui me permet de dire qu’un accident m’est arrivé, que j’ai « eu » un accident. L’accident n’est rien en dehors de moi à qui et pour qui il arrive ; moi au contraire, j’ai bien une existence indépendante de ce qui m’arrive. 2/ Et c’est en effet ainsi que la philosophie s’en est classiquement saisie — comme d’un tel « accident », pour autant que nous donnions à ce terme son acception technique. a/ Ainsi chez Aristote où — pour le dire très vite — l’accident (to sumbébêkos) se trouve pensé par rapport à, et relativement à la substance (hê ousia). Dans le livre Delta de la Métaphysique (30), il définit ainsi l’accident : « Ce qui appartient à un être, et peut en être affirmé véritablement, mais n’est ni nécessaire si constant ». Nous pouvons donc dire : l’être ou la substance est ce qui existe en soi, sans avoir besoin d’autre chose qu’elle-même pour exister — elle est ce qu’elle est —, et l’accident est ce qui existe de manière contingente dans l’être ou la substance, mais n’existe pas en dehors d’elle. La sub-stance est « ce qui se tient en dessous » des accidents, alors que l’accident arrive à la surface de l’étant. Par exemple, dans la proposition « l’arbre est vert », l’arbre est la substance, et vert l’accident. L’arbre reste ce qu’il est qu’il soit vert ou non — en automne, il devient jaune, mais il s’agit toujours du même arbre —, le vert au contraire est quelque chose qui lui arrive, qui n’existe pas séparément de lui — il ne flotte pas on ne sait où — et qui disparaît sans altérer la substance. 3/ Or ce schéma classique, très simplement exhibé, reste, pour l’essentiel — et aux prix évidemment de grandes modifications — celui de la phénoménologie elle-même, et ce pour deux raisons : a/ D’une part, la phénoménologie, en son sens classique — et pour le dire là encore très vite et sans précautions — est une description des objets et de leur constitution « subjective ». En ce sens, sa référence est donc l’objet stable et identique, restant le même à 102
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travers une série de variations « accidentelles » — ou plutôt se constituant comme « même » à titre d’invariant de ces variations.1 b/ D’autre part, la phénoménologie, prise en son sens transcendantal — et dit là aussi sans précautions — est une philosophie de la subjectivité constituante — subjectivité qui constitue les conditions de l’apparaître de ce qui apparaît, quelque soit le nom qu’on lui donne (subjectivité transcendantale, Dasein, Vie, etc.) —, et d’une subjectivité pensée elle-même comme « pôle » identique de ses propres actes, et telle qu’elle se constitue elle-même, de manière complexe, dans son identité. Je n’insiste pas pour le moment — telle sera la tâche de Délia — sur les implications d’un tel « motif » sur le rapport de l’événement et du temps. Mais de manière générale, de même que l’événement est ce qui arrive à une substance, et ainsi se trouve pensé dans sa référence à elle, de même l’événement arrive « dans un temps » qui lui préexiste, qu’il s’agisse d’un temps objectif dans lequel se tiennent les substances à qui il arrive quelque chose, ou d’un temps subjectif — la durée vécue — propre à une subjectivité pour qui il arrive quelque chose. C’est donc dans un même mouvement que l’événement se trouve « secondarisé » par rapport à la substance — à l’étant — et qu’il se trouve situé dans un temps qui n’est pas le sien, et eu égard auquel il ne joue pas de rôle déterminant. D’où la difficulté propre à une phénoménologie de l’événement — qui est celle de toute tentative philosophique de s’en saisir : car l’événement se trouve manqué dès lors qu’il n’est pas ce qui se montre en lui-même et à partir de lui-même, mais ce qui arrive à un « objet » — ou un étant — pour un sujet pensé comme condition de l’apparaître de tout ce qui apparaît. C’est dire qu’une véritable phénoménologie de l’événement se devrait d’inverser un tel schéma, en plaçant l’événement « en premier », en le considérant justement tel qu’il se montre en lui-même et à partir de lui-même — en en faisant un authentique phénomène — et en neutralisant le double primat de l’objet — de l’étant — à qui il arrive d’une part, et d’autre part du sujet pour qui il arrive. Autrement dit, en neutralisant au sein même de la phénoménologie ce qui subsiste, si l’on veut, du primat aristotélicien de la substance sur ses accidents. Une telle tâche suppose donc deux gestes différents mais intrinsèquement liés : d’une part, celui de déconstruction du primat de la substance ou de l’étant sur les événements ; 1
Cf. par exemple pour la mobilisation d’un tel « schème » substance-accident en phénoménologie, les Leçons pour une phénoménologie de la conscience intime du temps, p. 170 sqq.
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d’autre part, celui de la saisie, à l’aide d’une perspective phénoménologique spécifique et d’une méthodologie appropriée, de l’événement comme d’un authentique phénomène. C’est ce que se propose de faire un phénoménologue contemporain, C. Romano, dans deux livres intitulés L’événement et le monde et L’événement et le temps. Le premier, celui que je vais me charger de vous présenter et dont j’ai extrait quelques textes, procède au double geste que j’ai indiqué, et établit ainsi ce que l’on pourrait nommer « le primat phénoménologique de l’événement ». Le second, dont Délia se chargera ensuite, se propose d’en expliciter la dimension temporelle. Avant d’aborder ces textes, je voudrais conclure cette petite présentation par une remarque d’ordre plus général. J’ai parlé à l’instant de C. Romano comme d’un « phénoménologue contemporain ». Contemporain, il l’est certes parce qu’il encore vivant. Mais je crois pour ma part beaucoup à l’idée d’une détermination conceptuelle — et non pas seulement banalement historique — de ce concept de « phénoménologie contemporaine ». L’expression « phénoménologie contemporaine » peut certes désigner, au sens large, une génération de phénoménologues postérieure à ce que M. Henry nomme « phénoménologie historique » — celle de Husserl, de Heidegger, de Scheler, et peut-être en France de Sartre ou de Merleau-Ponty — mais elle désigne surtout une certaine manière de faire de la phénoménologie en rupture avec ce premier moment « historique » — propre à des phénoménologues comme E. Lévinas, M. Henry, ou J-L. Marion. Or c’est en ce sens précis que C. Romano me semble appartenir à la « phénoménologie contemporaine ». En effet, et pour le dire vite, je crois que l’on peut nommer « philosophie contemporaine » toute phénoménologie qui : 1/ Négativement d’abord, diagnostique dans les phénoménologies historiques une infidélité au projet phénoménologique du « retour aux choses mêmes », infidélité qui tiendrait au fait que, alors que le phénomène se trouve défini comme ce qui se montre en soi-même et à partir de soi-même, de telles phénoménologies lui fixent au contraire, et insidieusement, un ensemble de conditions d’apparition qui ne lui appartiennent pas et faussent dès lors sa propre phénoménalisation. La conscience husserlienne par exemple, comme le Dasein heideggérien ou la corporéité merleau-pontienne, fixeraient ainsi des conditions à ce qui, s’il doit être véritablement phénomène, doit se montrer en lui-même de manière « inconditionnée ». 2/ Un tel diagnostic suppose dès lors, cette fois positivement, un double geste : a/ Identifier un certain type de phénomènes — un phénomène « privilégié » — se manifestant « sans condition », et lui conférer dès lors un primat absolu quant au sens de la phénoménalité : ainsi de la Chair (ou de la Vie) chez Henry, du Visage chez Lévinas, ou — 104
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mais le problème est légèrement différent —, de la « donation » chez J-L. Marion. Et ainsi, par conséquent, de « l’événement » chez C. Romano. b/ Identifier, à partir de ce « proto-phénomène » ou phénomène « premier », la manière dont il se dégrade une fois soumis, comme dans les phénoménologies historiques, à l’ensemble des conditions que lui imposent différentes instances « conditionnantes ». Il s’agit dès lors, à partir de cette phénoménalisation inconditionnée du « phénomène privilégié », d’exhiber le type de « subjectivité » à qui il se montre comme tel — ainsi de « l’adonné » chez Marion ou, comme on va le voir, de « l’advenant » chez Romano —, et d’indiquer la manière dont une telle subjectivité 1/ se dégrade elle-même en instance imposant au contraire à cette phénoménalisation des conditions — subjectivité transcendantale husserlienne, Dasein heideggérien, etc. — et 2/ se trouve dès lors conduite à s’accorder de manière indue un primat ou une « précédence » sur le phénomène. Or c’est bien l’ensemble de ces gestes qu’assume C. Romano, dont la pensée appartient donc, selon moi, à ce que j’ai tenté de nommer « phénoménologie contemporaine ». Voyons cela par une lecture des textes. [Lecture de C. Romano, L’événement et le monde, Paris, PUF, « Epiméthée », 1998, p. 36-37, p. 38-40, p. 44-46, p. 73-74, p. 76-77.] Délia POPA L’impression originaire, noyau du présent, n’est pas ce qui se donne immédiatement à la description phénoménologique. Déjà chez Husserl il apparaît clairement que pour l’atteindre, nous avons besoin d’une mise hors circuit du temps objectif, une démarche qui, comme nous l’avons vu avec l’exposé de Inga, ne va pas sans poser problème. A suivre Husserl, le présent vivant se trouve à la source de la temporalisation du temps, mais en même temps il est inaccessible tel quel à une thématisation, i. e. il ne peut faire l’objet d’un acte qui le viserait pour l’explorer. Pourquoi ? Parce que, se trouvant à la source de tout acte de la conscience, le présent vivant est ce qui se dérobe à toute actualisation, ce que l’on ne peut se mettre devant les yeux pour l’analyser, ce qui ne peut être connu. C’est cette thèse forte de Husserl que les analyses de Romano permettent de mettre à l’épreuve, en prenant la mesure des conséquences qu’elle entraîne si l’on sépare rigoureusement, à l’intérieur même du présent, la temporalité de l’acte intentionnel et la temporalité de 105
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l’impression originaire. L’événement, dans lequel Romano voit la source de la temporalisation, apparaît alors comme quelque chose qui échappe nécessairement au présent et qui ne peut avoir lieu en lui. Le centre de production de la temporalité se déplace donc dans ce contexte problématique vers l’événement pour déserter le présent. S’ensuit une distinction entre la temporalité du présent et la temporalisation de l’événement1 : de cette dernière, on ne peut prendre entièrement la mesure qu’après-coup, alors que la première est celle où nous nous trouvons d’emblée, sans que nous ayons pour autant accès à l’engendrement du sens de l’expérience qui a lieu en elle. Cette distinction repose sur le rapport à la production du sens de l’expérience qui y est déployé : là où la temporalité du présent est celle de la saisie du sens qui se donne à la conscience et de son objectivation, la temporalité de l’événement est celle de l’origine pour ainsi dire fulgurante du sens, qui fait irruption en bouleversant entièrement son contexte. C’est pourquoi ce qui a lieu dans l’événement est « une mutation de l’apparaître »2 qui est d’une telle ampleur que le monde ne sera plus le même pour celui qui le vit et que les expériences passées elles-mêmes sont revêtues de sens nouveaux à partir de lui. Qu’est-ce à dire ? Ce qui auparavant avait pu me sembler dépourvu de sens, arbitraire, voire absurde peut se trouver maintenant, à la lumière de l’événement, investi d’un sens fort, que je n’aurais pas pu saisir par le passé ; ce qui signifie que la tache herméneutique de l’événement est d’investir de sens ce qui dans le présent n’apparaît pas comme tel, de survenir pour raviver en quelque sorte des vécus pauvres, voire vides de sens en les plaçant dans des horizons nouveaux. Donc, pour être investie de sens, l’expérience que nous traversons n’a pas besoin uniquement d’être rapportée à une conscience constituante, à une pensée : encore fautil qu’en elle quelque chose arrive, que quelque chose fasse événement et change l’ordre de significations et de sens établi. Pour Romano, d’ailleurs, ce n’est qu’à partir d’une telle irruption de sens nouveaux qu’on peut parler d’expérience. Cette inflexion qui est donnée à notre rapport au sens implique une destitution du présent de son rôle fondateur dans le temps : la temporalisation étant ancrée non plus dans les couches profondes de l’affectivité et de la passivité sensible (ce qui permettait à Husserl de le penser à partir de l’impression originaire, voire de la Ur-hylé dans les Manuscrits C), mais dans ce à partir de quoi notre expérience fait sens, le présent est toujours dépassé dans l’événement par quelque chose qui ne peut y être saisi : il s’agit du « soudain » (exaiphnès), de l’instant fulgurant qui nous enlève au présent pour nous y déposer à nouveau lorsque 1
« l’événement est originairement temporalisant et non pas temporel », C. Romano, L’Événement et le temps, Paris, PUF/Epiméthée, p. 217. 2 Idem, p. 148.
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© Grégori JEAN et Délia POPA — Le présent à la lumière de l’événement. Autour de C. Romano
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l’événement est passé. Sauf que le présent ne sera plus compris de la même manière que chez Husserl : essentiellement étranger à la temporalisation de l’événement, il est entièrement changé et porté par elle, comme s’il ne pouvait s’atteindre lui-même dans sa propre effectuation et qu’il avait besoin de quelque chose qui lui vienne d’ailleurs – du hors-présent, de l’absence – pour se renouveler et pour se comprendre. [Lecture de C. Romano, L’événement et le temps, Paris, PUF, « Epiméthée », 1999, p. 187] Quelles sont les conséquences qu’impose cette nouvelle perspective sur le présent ? 1/ On pourrait aller ici jusqu’à invoquer un problématique retour à Brentano, puisque du présent élargi qui rendait compte chez Husserl de la continuité du temps, on retombe ici sur une détermination du sens du présent à partir d’un instant ponctuel, qui reste tout de même insaisissable : le soudain, pure impression, en soi dépourvue de temps, mais responsable du déclenchement de la temporalisation de la conscience en tant que temporalisation du sens. 2/ De la temporalité continue que brassait la rétention, on passe à une temporalité discontinue, scandée par des événements qui seuls confèrent aux vécus le sens d’une expérience. Ce qui est à penser dans le caractère soudain des apparitions événementielles est l’origine même du maintenant, dans une temporalité qui, loin de s’aligner en continuité, éblouit et déstabilise1. Le décentrement de la temporalisation par rapport au présent en casse le caractère de flux où les vécus se succèdent les uns aux autres sans arrêt : « La temporalité n’est pas la déclinaison ou la modification du présent, mais l’articulation d’échappées hétérogènes et incommensurables les unes aux autres »2. La thèse sous-jacente qui se laisse pressentir est dès lors qu’il n’y a de temporalisation que là où il y a des sens nouveaux, que l’expérience ne se temporalise que dans la mesure où elle se renouvelle profondément, et que le temps se fonde donc dans la nouveauté. 3/ Le sens qui se trouve à l’origine de la temporalisation n’est pas un sens actuel, mais un sens possible sur lequel le présent est en quelque sorte toujours en retard ; il s’agit d’un possible latent, puisé non dans la passivité pure, mais dans la passibilité des vécus, dans cette dimension où ils sont éprouvés de fond en comble, transformés et renouvelés. C’est « la possibilisation du possible et du monde à partir de laquelle adviennent toute saisie et toute compréhension »3 – qui n’est à l’œuvre que lorsque l’on est livré, dans ce qu’on éprouve, à 1
Cf. Ibidem, pp. 23-49. Ibidem, p. 217. 3 Ibidem, p. 215. 2
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l’impossible, à qui ne pouvait apparaître comme possible avant la survenue de l’événement. Ce n’est donc pas d’un possible disponible qu’il s’agirait simplement de réaliser qu’il est question ici, mais d’un possible qui est engendré dans le bouleversement même de l’événement et qu’on ne pourrait jamais connaître sans être engagés en lui. [Lecture de C. Romano, L’événement et le temps, Paris, PUF, « Epiméthée », 1999, p. 188189, p. 238-248.] Discussion finale.
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