Gershom Scholem
Ce Cahier a été dirigé par Maurice Kriegel
Ouvrage publié et traduit avec le soutien du Centre National du Livre de la Fondation pour la Mémoire de la Shoah et de la Fondation du Judaïsme Français
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.
Couverture : © The National Library of Israel. Cahier iconographique : © The National Library of Israel : I, II (9), III (10-11), IV (15-16). © DR : II (6-7-8), III (12), IV (13-14).
© ÉDITIONS DE L’HERNE, 2009 22, rue Mazarine 75006 Paris
[email protected] www.lherne.com ISBN : 978-2-85197-1586
Sommaire 7
Avertissement
10
Repères biographiques
I
ENTRETIENS AVEC GERSHOM SCHOLEM
17
Et tout cela est kabbalah
36
La jeunesse juive en Allemagne
44
Le sionisme : la dialectique de la continuité et de la rébellion
64
Messianisme, sionisme et anarchie dans la langue
70
Sur Agnon
85
Immoralisme religieux, immoralisme politique
92
La menace du messianisme
II
TEXTES DE GERSHOM SCHOLEM
97
95 thèses sur le judaïsme et le sionisme
101
Le bolchevisme
103
Poésie de la kabbale ?
119
Lettre à Bialik
123
L’histoire à Jérusalem
130
À l’ombre de la peur. Sur Proust
133
Réflexions sur les études juives
146
La recherche sur la kabbale. Réflexions
148
La pierre qu’avaient rejetée les bâtisseurs
151
Mon chemin vers la kabbale
154
Dieu réside-t-il dans le cœur d’un athée ? Sur Ernst Bloch 5
158
Le potentiel poétique de la kabbale
161
Identification et distance. Un retour en arrière
164
Le détective de Slobodka. Sur Harry Wolfson
III
POSTÉRITÉ
171
Theodor Adorno Salut à Gershom Scholem. Pour son 70e anniversaire
176
Pierre Bouretz Scholem et l’écriture de l’histoire
190
Michael Brenner Gnose et histoire : les polémiques sur l’identité juive allemande de Graëtz à Scholem
200
W. D. Davies De Schweitzer à Scholem : réflexions sur Sabbataï Tsevi
214
Amos Funkenstein Gershom Scholem : charisme, kairos et dialectique messianique
223
François Furet Gershom Scholem : la culture juive et l’universel
225
Jürgen Habermas Dépister dans l’histoire l’autre de l’histoire. Sur le Sabbataï Tsevi de Gershom Scholem
230
Moshé Idel Catalyseurs subversifs : sur la gnose et le messianisme dans la mystique juive selon Gershom Scholem
249
Maurice Kriegel Jérusalem 1920-1980 : la solitude des historiens
275
Baruch Kurzweil L’autorité de l’histoire et ses limites
284
Stéphane Moses L’autobiographie de Gershom Scholem
291
George Mosse Gershom Scholem, Juif allemand
302
Peter Schäfer « La philologie de la kabbale n’est qu’une projection sur un plan » : Gershom Scholem sur les intentions véritables de ses recherches
316
George Steiner Lumières intérieures
6
Avertissement
Une expérience essentielle rassemble en une sorte de fraternité les lecteurs de Gershom Scholem : son œuvre leur a fait découvrir, à l’intérieur du judaïsme, des univers de pensée et de sensibilité dont ils soupçonnaient à peine l’existence, et saisir le mouvement de la vie qui dans le passé s’y était déployé. Elle leur a aussi montré comment de très anciens débats font pendant aux questionnements les plus contemporains sur les façons de comprendre et d’habiter l’identité juive. C’est cette manière unique de se transporter sur des terrains éloignés pour retrouver autrement les enjeux les plus lourds de sens du présent qui a fait de Scholem, en son temps, sur toutes les choses du judaïsme, le contemporain capital. Il a ouvert son propre chemin, du temps de sa jeunesse berlinoise, au cours des deux premières décennies du XXe siècle, sur deux ruptures. Il se détourne d’emblée d’un judaïsme réduit à son expression « bourgeoise », tient l’oubli de la tradition pour la cause et le résultat d’une calamiteuse diminution, et fait à toute allure, dans un formidable télescopage, le tour des différentes manières envisageables de la retrouver. En même temps, à travers l’opposition à la guerre dès l’été 14, il s’arrache intérieurement à l’Allemagne. Doué pour la décision au même degré que son ami Walter Benjamin l’était pour l’hésitation et la procrastination, il s’engage à partir de là sur deux plans, et ces engagements vont définir sa vie : pour le sionisme, auquel il attache des espérances d’un type particulier, puisqu’il attend de la formation d’une nouvelle société en Palestine qu’elle serve de tremplin à la renaissance d’une ancienne culture, capable de se métamorphoser tout en coïncidant encore avec elle-même ; dans l’exploration de la tradition juive, et plus spécialement de la mystique kabbalistique, soit la part de la tradition à son gré la plus vivante, parce qu’il la crédite d’avoir su associer fidélité et liberté, d’avoir fait de l’installation dans ses espaces les plus intérieurs le gage d’une perpétuelle réinvention. Établi à Jérusalem à partir de 1923, et jusqu’à sa mort en 1982, il élabore une œuvre énorme, qui révolutionne la connaissance du kabbalisme, mais aussi, par extension, du judaïsme en toutes ses dimensions, comme d’une histoire juive qu’il veut saisir du dedans et dans ses rythmes propres. Dans la dédicace de l’un de ses livres phare à la mémoire de Walter Benjamin, il a célébré en celui-ci « la pénétration du métaphysicien, le pouvoir interprétatif du critique et l’érudition du savant » : voilà bien la combinaison de forces d’où l’œuvre de Scholem elle-même tire son éclat. Mais en même temps qu’il conduit cette entreprise de résurrection d’un passé saisi dans le temps le plus long, Scholem ne cesse de revenir sur l’histoire en train de se faire : il s’efforce alors, en abordant les questions qui le préoccupent le plus – le jeu des forces contradictoires, entre rupture et continuité, à travers lequel Israël en formation établit son rapport à la tradition, les mues de l’identité juive et la place du religieux institutionnel dans les structures du nouvel État, les transformations, prometteuses ou grosses de risques, des conditions d’exercice et des orientations de la recherche sur le passé juif –, d’inscrire les développements courants dans les problématiques plus vastes ou les temporalités plus larges où ils prennent sens, d’y reconnaître les moments d’un devenir ou l’expression logique, dans un mouvement ou une culture, de ses tensions constitutives. Les entretiens réunis ici – tous inédits en français –, et que Scholem a accordés dans les années soixante et soixante-dix du XXe siècle, s’ordonnent autour de deux pôles. Des propositions pour un déchiffrement du mouvement contemporain des choses dans le monde juif forment un premier ensemble. La réflexion de Scholem sur l’itinéraire de ses jeunes années, ou autour des personnalités et des œuvres qui ont compté pour lui, celle de Walter Benjamin au premier rang, celle aussi du grand écrivain hébraïque Agnon, en composent un second. Mais en réalité, comme il est naturel 7
chez un auteur qui a entièrement subordonné sa destinée propre à des choix eux-mêmes dépendants d’une lecture de son temps, les deux perspectives, générale et personnelle, sont constamment mêlées, et le mouvement par lequel une personnalité forte s’impose au milieu d’analyses neutres et au même moment s’efface pour mettre en avant ce qui est plus important que soi donne à ces entretiens leur couleur et leur force. Les découvrir offre le moyen le plus plaisant et le plus sûr d’approcher l’homme et son univers : Scholem y est tout entier, avec ses partis pris, ses emportements, et aussi bien son esprit d’accueil, ses indulgences. S’il livre une version, sur ce que furent très tôt ses convictions ou ses prises de position, qui peut sur tel ou tel point être mise en doute, une absolue sincérité, l’absence de posture éclatent dans toutes ses explications. La personnalité morale et intellectuelle se donne autant à voir. À travers cette façon, d’un côté, de mettre au centre, dans le jugement sur les personnes comme sur les mouvements collectifs, la qualité de la résolution morale qui les habite ou s’y exprime : conséquence de l’idée qu’il appartient à chacun, puisque l’histoire avance certes, surtout à travers le « paradoxe » ou des « renversements dialectiques », mais que ses résultats sont parfaitement imprévisibles, de trouver sa « justification » au moyen d’un pari de nature éthique. À travers, de l’autre, la mise en jeu, au fil d’échanges sans apprêt, et sur le terrain de l’actualité, des mêmes notions clés qui ont servi à Scholem de pierres d’angle dans la construction du grandiose édifice de ses principales synthèses ; elles gagnent peut-être, à cet usage direct, en tranchant, leur signification profonde se dégage là si nettement qu’on y puise l’envie de se confronter à nouveau aux grandes œuvres en lecteur mieux averti. Les seize textes de Scholem réunis à la suite sont tous, eux aussi, rendus disponibles en français pour la première fois. Mais on ne les a pas retenus pour cette raison vaine que jusqu’ici, au hasard des initiatives d’édition, ils avaient été laissés de côté. Ces pièces prises ensemble composent encore, après les entretiens, un « Scholem par lui-même » ; chacune a sa puissance, et aucune n’est à ranger dans la catégorie des curiosités, ou des morceaux mineurs d’une plume prestigieuse, offerts en pâture lorsqu’il n’est plus d’autre moyen de satisfaire l’appétit de fréquenter un grand auteur ; plusieurs appartiennent à ce qu’il y a de plus essentiel dans l’œuvre entière. L’ordre chronologique de la présentation suggère de lui-même un parcours. Les premiers essais montrent Scholem à la tâche d’inventer ses propres questions. Ceux qui suivent représentent à la fois des rapports d’étape et des manifestes, dans lesquels il définit son projet et expose de quelles ruptures celui-ci est porteur avec la façon prépondérante de pratiquer l’étude du judaïsme. Dans le groupe de textes qui datent des dernières années, il cherche une dernière fois à faire comprendre ce qu’il a voulu faire, ou examine des œuvres à la fois très proches et radicalement éloignées de la sienne : il les aborde avec un mélange de respect, de tendresse et de recul ironique qui fait le charme propre de ces études, et, en marquant la permanence de ses compagnonnages et de ses refus, y brosse aussi en creux son propre portrait. Alternent, tout au long de ces pages d’époques différentes, comme pour souligner une autre permanence, celle d’un tempérament aux directions contradictoires, des styles très contrastés : ici une écriture inspirée, recherchée, qui ne répugne pas à l’effet et à la stridence, là une prose apaisée, exacte, imposante de discipline. Les études sur Scholem, en troisième lieu, feront d’abord mesurer la diversité des milieux intellectuels dans lesquels son œuvre a été accueillie comme référence majeure : voisinent ainsi dans cette section du volume des Tombeaux de Scholem de la main des maîtres de la « sociologie critique » allemande et l’essai de l’un des spécialistes américains les plus réputés de l’exégèse néotestamentaire, qui réagit à la parution en anglais du grand livre de Scholem consacré à l’aventure, au XVIIe siècle, du Messie juif Sabbataï Tsevi, découpée en trois moments – « échec » dans l’histoire visible, élaboration théologique de cette défaite, naissance d’un système religieux – et se demande quelles conséquences cette reconstitution emporte pour l’interprétation des origines chrétiennes. D’autres essais, qui représentent un moment ultérieur de la réception, cherchent à mieux cerner d’un côté quels déplacements se sont opérés à l’intérieur d’une œuvre acharnée à toujours retravailler ses hypothèses, et de l’autre dans quel milieu de sensibilité les positions de Scholem, et en particulier sa façon centre-européenne de comprendre le sionisme, si différente de celle qui prévalut en Europe orientale, plongent leurs racines. Enfin, c’est au travers d’une nécessaire et par nature interminable explication avec Scholem que les chercheurs de la dernière génération ont engagé l’étude du judaïsme mystique dans des directions totalement nouvelles, qu’ils se sont tournés, pour en identifier les sources, vers d’autres corpus que ceux qu’il avait privilégiés, et ont mis en avant, afin de 8
reconstituer le cours historique de la kabbale et de saisir sa place à l’intérieur de l’univers religieux juif dans son ensemble, une « certaine idée », bien différente de la sienne, de ce qui donne son ressort à cet univers religieux : Moshé Idel, dans l’article ici présenté, fait ressortir on ne peut plus nettement les points de dissension. On s’est souvent demandé ce qu’étaient les convictions dernières de Scholem, selon quels termes il reconnaissait une vérité à la spéculation des mystiques qu’il a si admirablement pénétrée et dépeinte. Il s’est targué, pas seulement par coquetterie, de savoir tromper son monde, d’avoir son secret. Et il a évoqué, à propos du dilemme des kabbalistes, partagés entre le désir de garder leurs doctrines sous le boisseau et celui de les mettre par écrit au risque de les divulguer, « cette politique mystico-anarchiste qui préserve mieux ses secrets en les exprimant qu’en les taisant ». Il aimait le roman de Chesterton, Le nommé Jeudi, où l’on voit les anarchistes qui préparent un attentat contre la monarchie britannique se prémunir d’autant mieux contre la curiosité de la police qu’ils discutent ouvertement les détails de leur plan dans l’un des restaurants londoniens les plus fréquentés ; et concluait qu’une pensée, à l’égal d’un complot, pouvait se faire plus clandestine en ne cessant de s’exposer. On souhaite en tout cas, avec ce Cahier, faire entrer plus avant dans l’œuvre de Scholem : non en renforcer le mystère, encore moins le dissiper.
Maurice Kriegel
9