Horizons. Le Baptême De Marianne (avec Yves Déloye)

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HORIZONS - LE BAPTÊME DE MARIANNE. Par YVES DELOYE ET OLIVIER IHL. 1,375 mots 10 septembre 1996 Le Monde LEMOND Français (c) Le Monde, 1996. QUE la conversion de Clovis au catholicisme soit l'une des pages du grand livre de l'Histoire de France, on le savait. Distraitement. Voilà qu'un gouvernement semble en faire le prétexte à de véritables noces spirituelles: celles de la République et de l'Eglise. Le 22 septembre, date symbolique s'il en est, se placera sous le signe de croix des « origines ». Plus encore: ce jour-là, une figure chrétienne sera officiellement donnée à la nation. Sous les voûtes du baptistère de Reims, la vocation surnaturelle de la France se verra honorée en présence du pape et des plus hautes autorités de l'Etat. On n'en est peut-être pas toujours conscient. Mais cette cérémonie congédie toute une tradition née avec le siècle des Lumières. Déjà elle fait resurgir un imaginaire que l'on croyait enfoui dans les cendres du passé. Avec cette manifestation, ce sont les notions d'« âme collective », de « souche », de « provenance », sinon même de « religion d'Etat », qui reviennent en force. Preuve que le terme d'« origines » est dangereux. Alors que, depuis le début du siècle, la société française était parvenue, tant bien que mal, à en conjurer le spectre, le voilà proposé à un hommage solennel. Sous les murs blanchis de ce nouveau cloître de mémoire, une communion néogothique s'organise. Mieux: un héritage se découvre en quête d'héritiers. Essayons d'en faire rapidement l'inventaire. Car dès qu'ils seront recouverts du sceau de l'Etat, ces souvenirs, soyons-en sûrs, imposeront leurs obligations testamentaires. La commémoration des « origines de la nation » rétablit, d'abord, une continuité enchantée. Au-delà de la succession des régimes, des déplacements de frontières, des brassages de peuples, elle accrédite l'idée d'une permanence. Du coup, elle fait croire au travail obscur d'un destin, sinon à la qualité d'un instinct. Il suffit de prêter l'oreille. Pour ses laudateurs, la vocation de la France est d'être la couronne de l'Eglise. La conversion de Clovis au dieu de son épouse Clotilde en est le gage. Non seulement elle a apporté une victoire sur les Alamans mais, entérinée par un sacrement, elle a scellé l'alliance du trône et de l'autel. Un pacte éternel qui offre depuis à chaque souverain de disposer des croyances de son peuple. La cuirasse barbare de Clovis porte en son flanc une vérité éternelle. Elle consacre une âme qui ne ment pas, une conscience toujours identique à elle-même. La célébrer, c'est retrouver une intention primordiale, un sens final, une valeur première. Certains perçoivent même dans ce récit l'« essence » de la nation et entonnent le nouveau récitatif: « Nos ancêtres les Francs. » Décidément, la perspective est la reine de tous les secrets d'illusion. Fini le plébiscite de tous les jours cher à Renan, aux oubliettes le cri de la victoire des soldats de Valmy. Désormais, la nation est née des eaux lustrales qui baignèrent le front des Francs saliens. Une scène liturgique qui aurait pour elle de se situer au « commencement des choses ». Dans la lumière sans ombre d'un premier matin. L'historien Marc Bloch a raison: tout culte des origines mène à l'idolâtrie. Comment pourrait-il en être autrement ? Renouer avec une signification enfouie, c'est toujours penser en arrière. C'est faire comme si les parchemins n'étaient pas grattés, brouillés, réécrits. Comme si les mots depuis quinze siècles avaient gardé leur sens, les volontés leur direction, les idées leur logique. Commémorer Clovis, c'est se confier à une histoire sans devenir, sourde à ses propres injustices comme à ses propres passions. C'est admettre la loi d'une volonté supérieure aux lois. Car dans le sépulcre de cet imaginaire, exalter le passé, c'est avant tout adresser une invocation au dieu des justes causes. Clovis est une icône sentimentale. Jusqu'à maintenant, cependant, sa silhouette ne parvenait à émouvoir qu'une partie des catholiques, ceux des jubés et des pourtours de choeur traditionalistes. Pourquoi alors rêver de transformer ce fervent murmure en clameur partagée ? Peut-être parce qu'en cette fin de millénaire, l'épiscopat attend son réveilleur de chrétienté. Qu'il regarde avec nostalgie la passion d'un homme luttant contre les barbares. Qu'il a besoin de proclamer la victoire du Christ à travers les figures d'une prédication conquérante. Reste que c'est prendre un risque considérable. L'Eglise n'est-elle pas en train de se replacer à la droite de la République ? La rumeur, en tout cas, ne manquera pas de s'en répandre: ses ministres ont abdiqué, eux aussi ne veulent plus connaître de Dieu

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que ses commandements. Leur idéal ? La foi du couronnement plutôt que la passion qui emplit la Bible, celle de la résurrection plutôt que celle du calvaire. Le risque est là: prêcher la génuflexion plutôt que les mains jointes. Au héros préférer un gisant, au monument un tombeau, à l'homme la figure de Dieu lui-même. Clovis ? Un sarcophage antique revisité par un sentiment néogothique. Un portail de cathédrale érigé à la hâte pour fabriquer de nouvelles fascinations. Osons alors une question: réveillera-t-on aussi l'ingénuité par laquelle ce barbare confondait le sacrifice du Christ avec la cruauté des juifs ? Et puis, condamnera-t-on à nouveau les flagellants au profit des croisés ? La voix de saint Martin, à Tours, viendra-t-elle couvrir celle de saint Bernard, à Vézelay ? On dira que c'est là une affaire qui ne regarde que les catholiques. Sauf que la république chiraquienne, après s'être rendue débitrice des exactions de Vichy, se rend comptable des dettes de l'Eglise. Quel étonnant retournement de l'histoire ! Il y a un siècle, c'est l'Eglise qui ralliait la République. Sous l'action de Léon XIII, le clergé acceptait que la « gueuse » soit le gouvernement légitime de la nation. On le sait: la première manifestation de cette politique du ralliement fut le toast porté par le cardinal Lavigerie, archevêque d'Alger, le 12 novembre 1890, lors d'une réception offerte aux officiers de la flotte, presque tous monarchistes. Un appel prolongé par l'encyclique Au milieu des sollicitudes, le 20 février 1892. Le 22 septembre, c'est un autre toast qui sera porté: celui du chef de l'Etat, ou de son représentant à la « France fille aînée de l'Eglise ». Certains prétendent que ce baptême n'est qu'un événement historique. Le moyen de retrouver l'unité d'une « âme collective ». Qu'ils lèvent la tête. Ils verront que l'échelle qu'ils gravissent, comme celle de Jacob, se perd à son faîte dans la lumière divine. La commémoration de Clovis n'est pas une fête républicaine, c'est une cérémonie gouvernementale. Ce n'est pas une fête nationale. C'est une Fête-Dieu. Le Phébus consacré de Reims n'est d'ailleurs pas ce qu'on nomme à proprement parler un héros. L'antique croisé se dresse comme un cantique de colonne ou un tympan de cathédrale. Figure de piété, il n'est séparé de sa crypte que par les « malheurs » du temps. C'est pourquoi, célébrer la naissance de Clovis au ciel, c'est inventer un nouveau latin d'église. C'est jeter un pont sur une faute, un voile sur des institutions gangrénées par le jansénisme, le césarisme et l'impiété voltairienne. Commémorer le baptême du 25 décembre 499, ce n'est pas honorer une parole donnée. Comme si le témoignage de gratitude était réclamé par les disparus. C'est faire parler les morts. Se livrer à un jeu de ventriloquie funèbre. Le but ? Donner une foi et un nom à une tradition: celle, anonyme et désincarnée, laïque et collective, qu'a forgée la citoyenneté républicaine. C'est pourquoi le baptême du 22 septembre peut occasionner, si l'on n'y prend garde, un nouveau partage en matière commémorative: séparer par un geste inaugural, comme deux moitiés désormais mortes l'une à l'autre, la laïcité et la République. Yves Deloye est maître de conférences de science politique à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne . Olivier Ihl est professeur de science politique à l'IEP de Grenoble. (c) Le Monde, 1996. Document lemond0020011018ds9a00cy6

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