Medecine

  • November 2019
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Cédric Ledoux

Médecine

Médecine

La pente était raide et le temps frisquet. Les mains enfoncées dans les poches de ma redingote, je progressais d’un bon pas en direction de la Colline du Mauvais Murmure. Mes jambes me criaient qu’il y avait erreur sur le lieu-dit, qu’une côte pareille appelait plutôt la qualification de « petit chemin de montagne bien vicieux ». Difficile de ne pas leur donner raison. Je humais l’air : il avait plu un peu plus tôt et une forte odeur de végétation s’infiltrait dans mes narines. J’aurais préféré celle, moins amère, de ma couette. Pour me redonner courage, je songeais au patient qui m’avait tiré du lit à l’heure précise où mon thalamus se décontractait pour de bon. Au même instant, ma semelle glissa sur l’une des innombrables pierres plates tapies dans l’ombre et je m’étalai de tout mon long dans la boue du chemin. Je me redressai aussitôt en jurant. Reniflant de loin le liquide sur ma manche, je plongeai une main dans mon sac à la recherche d’une serviette. Mais mes doigts gourds rencontrèrent une pelote d’aiguilles aussi perçantes que les crocs d’un jaguar, et mon bagage roula au sol tandis que j’improvisai les pas d’une gigue endiablée. Lorsqu’il s’immobilisa entre deux mottes de terre moussue, j’aperçus émergeant prudemment de l’ouverture un museau frémissant surmonté de deux prunelles d’un noir d’encre. Ah ! Les hérissons. J’adore les hérissons, j’en fais pour ainsi dire collection. Mais je me jurai à cet instant de me débarrasser de la totalité de ces fichues bestioles dès mon retour. Je me hâtai pourtant de ramasser sac et hérisson, m’assurant au passage qu’il n’avait pas souffert de la chute. Puis, reprenant d’un pas fataliste ma route, j’entrepris d’extraire les aiguilles de mes doigts. Le chemin menant à la grotte longeait le flanc de la colline. Tout en progressant le long de la paroi avec pour toute sécurité une bande de terre guère plus large que ma panse, je me pris à songer à ma vocation. Une vocation, cela agissait un peu comme le Grand Amour : impossible de savoir quand elle allait vous tomber dessus, ni à quoi elle ressemblerait. Et certains coups de foudre tenaient davantage du chemin de croix que de la plaisance ! Dans ces cas-là, on pouvait parfois regretter ne pas avoir écouté la voix de la raison et embrassé une relation plus… disons, commode. C’était mon cas, professionnellement parlant. J’exerçais, depuis huit ans à présent, un métier que beaucoup qualifiaient de fantaisiste – quand on ne me traitait pas simplement de charlatan. Je n’étais pas reconnu, mon savoir était moqué et tous mes efforts (y compris celui de se lever en pleine nuit pour aller secourir un de mes malades) ne m’attiraient que railleries. J’aurais pu choisir de soigner des petites vieilles. Une paye confortable, des maux connus et des remèdes commodes – il vous suffisait de patiemment les accompagner jusqu’à la tombe. Un dernier sourire avant que le couvercle ne se referme : client suivant. Le monde en était bourré. Je soignais bien quelques guenaudes – mais est-ce que ça comptait ? Pas sûr. Quant aux sorcières, j’avais toujours refusé de m’en occuper : après tout, bave de crapaud ou pas, il s’agissait encore de femmes. Or, les femmes, je les laissais à mes collègues plus conventionnels – les hommes et les enfants itou. Bref. Malgré tout, je continuais. Par vocation ? Ou bien, dans l’espoir de convaincre un jour le monde que mon activité ne relevait pas de la même catégorie que la lecture dans le marc de café ? Qu’il y avait quelque chose de solide derrière, du vécu, un savoir.? J’arrivai enfin à l’entrée de la grotte. Les lieux semblaient vides. Pas de porte, juste une boîte aux lettres installée à ma demande deux mois auparavant. Les garçons de courses rechignaient moins lorsqu’ils avaient un numéro à se mettre sous la dent, même si ce numéro était accroché sur le flanc d’une petite montagne au beau milieu de nulle part. 1

Cédric Ledoux Médecine Une grotte. C’était un héritage: voilà pourquoi il y tenait tant. Je suis sûr qu’il ne l’aurait pas échangée même contre un manoir et cinq hectares de terre arable. Et pourquoi aurait-il dû ? Il avait à sa disposition non pas cinq mais cinq cents hectares d’une forêt aussi dense que les poils de fesse d’un satyre, peu fréquentée le jour et encore plus déserte la nuit – les gens ne s’y risquaient plus depuis belle lurette ; depuis l’époque où sa mère s’y était installée, en fait. Qui plus est, c’était une belle grotte. Passée l’ouverture, vous voyiez son unique boyau s’enfoncer profondément dans l’obscurité de la montagne, et l’endroit paraissait si ancien et sombre que toute envie de s’y aventurer vous abandonnait sur l’instant. Mais à supposer que vous décidiez de continuer malgré tout… Hé bien, je connaissais peu de cavernes tapissées avec autant de goût. De la belle qualité, attention ! Des carpettes de Lingdun et du Grand Est. Le papier peint était joli aussi – je me souvenais lui avoir prêté main forte lorsqu’il avait fallu égaliser la surface des murs. On avait procédé à grands coups de burins et d’enduit. Près d’une semaine de labeur, mais le résultat en valait la peine. Le seul soucis concernait l’humidité : ici, on ne pouvait même plus parler d’installation vétuste ou de problème d’étanchéité. Celui ou ceux qui avaient bâti tout ça – la montagne et le reste – des millénaires auparavant ne s’étaient jamais posé la question du papier peint. Heureusement, quelqu’un d’autre avait eu la bonne idée d’inventer l’enduit anti-moisissure entre temps. J’étais parti en ville en acheter une trentaine de pots. Cher. Mais le produit fonctionnait, Dieu merci, et c’est à peine si l’on apercevait ici et là quelque coulure maronnasse. Progressant à la lueur de mon briquet, je me cognai le genoux contre le coin d’une commode en bois de santal couverte de bibelots – une foule de dés pipés dans un pot en céramique, une lampe écornée parsemée de papillons verts, quelques plaquettes de Xanax, trois fémurs et un crâne humain. Plutôt que de jurer à nouveau – même les meilleurs choses finissent par lasser – je donnai de la voix et appelai : « Gibby… Gibby !… GIBBY ! » Des bruits de pas se firent entendre. Je perçus un grincement, plus loin sur ma gauche, puis des raclements sur la pierre. Enfin, le son d’un interrupteur qu’on enclenche. Un flot de lumière jaune m’assaillit. Je me protégeai les yeux et, tant bien que mal, m’approchais. Il portait une robe de chambre délavée et des chaussons en peau d’élan ; l’ensemble lui conférait une certaine élégance old school. « Comment va ? » fis-je tout en lui tapotant l’épaule. Je le vis grimacer puis le sentis me répondre. « Pas terrible, Daniel. Mais tu t’en doutais, non ? Je ne t’aurais pas appelé en pleine nuit juste pour boire un coup. – Pour sûr. Bon… » Je fronçai le nez malgré moi. C’était son haleine, vous comprenez : elle aurait réveillé un mort. La carrière de médecin légiste leur été interdite depuis belle lurette. Ce n’était pas que son hygiène soit mauvaise. Au contraire : la plupart de ces créatures sont d’une propreté à toute épreuve, un peu à la manière des loups. Mais son régime alimentaire… Il ne consommait presque que de la viande crue et de la roche. Je contemplai un instant la large figure semi-humaine. Il n’avait pas bonne tête : son teint avait perdu la coloration olivâtre que je lui connaissais et tendais vers un glauque de mauvais aloi. Sa lèvre inférieure semblait curieusement avachie et ses paupières étaient gonflées. Même son haleine, si tant est que la chose fut possible, me paraissait pire qu’auparavant. « Bon, bon… repris-je. Si tu allais t’allonger ? Je vais déjà t’examiner. Qu’est-ce que tu ressens ? » Il haussa les épaules tout en se dirigeant vers le lit. Je lui demandai d’ôter sa robe de chambre et de s’étendre sur le dos. Puis, tirant de mon sac (aïe) ma trousse, je commençai à l’ausculter. Pas mal de gens croient que, parce que vous mesurez à peu près la taille d’un humain et affichez quatre membre et une tête, vous possédez comme eux un cœur, un estomac, un foie et deux reins. Ils se trompent. Les trolls appartiennent sans aucun doute à la catégorie des humanoïdes : bien qu’ils dépassent en moyenne les 2m20 et pèsent entre 180 à 230 kilos, leur aspect global se rapproche assez de celui d’un homme. Évidemment, il y a tout un tas de petites différences apparentes qui vous amènent à penser, même en supposant que vous soyez dépourvus d’odorats et pas très futé, qu’il ne s’agit peut-être pas de votre vieux copain Jim : par exemple, la couleur de leur épiderme. Ou bien, la disposition de leurs yeux 2

Cédric Ledoux Médecine de chaque coté du visage, pas très loin des oreilles. Et peut-être aussi la dimension de leur nez, à peu près de la taille d’une grosse pomme de terre Toutefois, les différences les plus importantes sont celles qui ne se voient pas de prime abord. Tout d’abord, ces créatures savent se régénérer. Elles le font très naturellement, comme vous et moi nous curons le nez. Un doigt tranché repousse en l’espace d’une semaine. Cette spécificité, ainsi que leur affection pour les domaines forestiers et le soleil (modéré) me poussent à croire que troll et végétaux partagent certaines parentés. Ils possèdent en outre deux œsophages. Chacun conduit à une poche stomacale : une pour la viande et une autre pour la roche. La première ressemble à un estomac humain ; la deuxième, en revanche, est tout à fait unique : les bris de roche, avalés sous forme de petits cailloux, sont longuement malaxés et digérés. A quoi cela sert-il ? J’ais mon idée : les trolls affichent une nette préférence pour les sols argileux. Peut-être la terre leur permet-elle de réguler, d‘une manière ou d’une autre, des problèmes d’acidité gastrique ? J’avais connu un troll au début de ma carrière qui se refusait à manger son quota de rocaille. Il avait souffert d’indigestions pendant la plus grande partie de sa vie et était mort d’un ulcère aggravé. Sa famille m’avait autorisé à l’autopsier. L’ayant ouvert de long en large, j’avais découvert qu’un trou large comme ma main ornait un coté de sa seconde poche stomacale. Ce n’est pas tout : entre autres bizarreries, ces bestioles pratiquent l’auto-cannibalisme. Toute mère responsable apprend à ses enfants, dès leurs plus jeunes âges, qu’il est du meilleur effet de se croquer de temps à autre un bout de doigt ou d’orteil. Du fait de leurs facultés de régénération, cela ne pose aucun problème. Je suppute qu’à cet égard, les trolls se rapprochent des lapins ou des vaches : ils ne tirent pas suffisamment de vitamines d’une unique digestion. Chez la plupart, cette pratique est abordée comme un jeu – certains en font même un rare plaisir. On m’avait rapporté l’histoire d’un individu si glouton qu’il avait fini par se réduire à l’état d’une tête ornée d’un bout d’épaule et d’un seul bras – il n’avait pas vécu vieux, la pauvre andouille. Bref, tout cela pour vous démontrer qu’examiner une de ces créatures ne se fait pas les doigts de pied en éventail : il faut être précis et minutieux, s’ôter du crâne certains référents devenus inapplicables, et, en l’absence de certitudes, se montrer encore plus rigoureux que si vous examiniez une mamie, tout en conservant l’imaginaire débridé et salvateur d’un Don Quichotte. Une dizaine de minutes plus tard, je demandais à mon patient de se retourner. Je poursuivis mon examen, tapotant, écoutant, jaugeant. Tout semblait fonctionner. Mais je m’obstinai. Encore quinze minutes et je le laissais se rhabiller. Affalé dans un fauteuil aux motifs passés, je rangeais mes instruments et acceptai un verre de brandy. Gibby ne buvait guère, mais il me conservait toujours une bouteille au sec. On se fréquentait depuis près de douze ans, somme toute, et nous avions nos petites habitudes. Je soupirai et fis la mise au point sur son visage. Il semblait soucieux : il avait raison. J’avais toujours connu Gibby de constitution fragile. En fait, il avait même été mon premier patient. Mais ces derniers temps, depuis peut-être deux ou trois ans, ses forces ne cessaient de décliner. Maux de crâne, faiblesse généralisée, difficultés à trouver le sommeil… Autant de symptômes – mais qui indiquaient quoi ? « Voyons, repris-je tout en le fixant, m’efforçant de mettre de l’ordre dans mes idées. Qu’est-ce qui t’a poussé à m’appeler, cette fois ? » Je me penchai en direction du lit où il était resté assis. Il secoua la tête, pitoyable jusqu’au bout des ongles. « Tu sais que je me sens tout le temps faible. Pourtant, j’essaie de continuer à chasser, ne serait-ce que pour m’aérer. C’est ce que je comptais faire cette nuit. Mais lorsque je suis sorti de la grotte, au bout de quelques pas, j’ai eu comme… un étourdissement. Puis je suis tombé ! Rien de grave, mais je crois avoir perdu connaissance, parce que lorsque je me suis redressé, la lune avait changé de place. Et il faisait beaucoup plus froid. - Cela ne t’était jamais arrivé ? De tomber dans les pommes ? » Il secoua la tête. « Et il y a aussi que j’ai de moins en moins d’appétit. Je suis… » 3

Cédric Ledoux Médecine Il laissa sa phrase en suspens. Puis, projetant soudain vers moi sa tête énorme, me demanda : « Est-ce que tu crois que je vais mourir ? » Je lâchai un glapissement contrarié. « Toi, mourir ? Crétin ! Je ne te laisserai pas me faire un coup pareil ! Non, tu souffres juste de faiblesse chronique. Rien de si alarmant… » Je gardai le silence un moment. S’il commençait à perdre connaissance sans préavis, ça devenait alarmant. Me servant un second verre de brandy, je tâchai de me concentrer. Le problème avec les trolls, comme avec le reste des créatures monstrueuses, c’est qu’ils n’étaient pas couvert par le régime d’assurance santé. Et impossible de leur faire une prise de sang : ils n’en avaient pas à proprement parler. Ce qui leur tenait lieu d’hémoglobine était un liquide vert et spongieux. « Pour combien manges-tu de viande, ces derniers temps ? - Oh… Un petit kilo, tout au plus. - Hum. Tu as perdu du poids ? - Un peu, peut-être. Je ne sais pas. Je n’ai jamais été très gros, tu sais. - Tu prends bien tes cailloux ? - Oh ! oui. J’aime bien ça. Et le coin est chouette quand il s’agit de se dégoter un bon rocher. - Le soleil ? Tu bronzes ? - Oui, oui… Je me fais un petit bain de midi tous les jours. - Bon. Continue. » En fait, ce n’était pas bon du tout. Je me creusais encore la tête. Lui baissa la sienne et se gratta les genoux. « Tu ne t’es pas mis à boire ? - Oh ! non. - À fumer ? - Non plus. - Bon sang… Tu penses bien à te manger un morceau de temps en temps ? - Heu… Oui, oui… » me dit-il tout en reniflant. Je tournais en rond. Toutes ces questions, je les lui avais déjà posées lors de nos précédentes consultations, sans plus de résultat. Je lui avais prescris des substituts nutritifs, des cachets pour le sommeil et de simili-aspirine pour les maux de crâne – jamais de véritable aspirine, cela leur provoquait des palpitations. Mais le problème était, encore une fois, que tous ces produits avaient été conçus pour des humains. Et je ne pensais pas que le marché des trolls malades devint un jour assez conséquent pour qu’un labo pharmaceutique s’y intéresse. Une idée me vint : peut-être avait-il contracté quelque maladie après avoir becté un bonhomme ? Mais dans ce cas, ma marge de manœuvre était plus que limitée. Et puis, à ma connaissance, Gibby n’était pas friand de viande humaine. J’écrasai une larme – née de l’absence de sommeil, de l’excès de brandy ou de la frustration, je l’ignorais. Sans doute un peu des trois. De toute manière, j’avais toujours été sentimental. J’étais sur le point de jeter l’éponge, je le sentais. Mais quelque chose, au fond de moi, me chiffonnait. Cette sensation familière, celle d’avoir ignoré un élément, m’empêchait de lâcher le morceau. Je regardais mon ami et repassais dans ma tête nos conversations ainsi que mes observations… TOC ! J’accrochai son regard et ne le lâchai plus. Mais je restais silencieux. Bientôt, je le sentis nerveux – il devait croire que je m’apprêtais à lui faire quelque terrible révélation. Au lieu de cela, je lui demandai : « Tu manges ta viande, tes cailloux ; tu prends le soleil ; tu ne fumes ni ne bois. Et tu n’oublies pas, de temps à autre, de t’envoyer un doigt ou un orteil… Juste ? » Il hocha rapidement la tête et renifla. Un troll qui renifle, c’était quelque chose de difficile à louper. Et pourtant, j’étais passé à coté… Jusqu’à présent. Je me levais d’un bond et lui décochai une taloche sur le haut du crâne. « Tu mens ! » Il glapit et fit mine de me rendre la monnaie de ma pièce. L’ignorant, je poursuivis implacablement : « Est-ce que tu te grignotes un bout de temps en temps ? - Mais oui… (renifle) 4

Cédric Ledoux Médecine - Des doigts en fricassée ? - Oui ! (renifle) - Un peu d’épaule fraîche ? Une tranche de cuisse ? - Oui ! Oui ! Oui ! (renifle, renifle, renifle) » Je me tus, me contentant de laisser parler le silence pour moi. En fait de silence, c’était un véritable déluge de reniflements. Gibby semblait incapable de s’arrêter – même pas sûr qu’il s’en rendisse compte. Il me fixait d’un œil, l’air furibard. Je me rassis et lui dis : « Tu renifles quand tu mens. Je te connais assez pour savoir ça. Donc, tu me racontes des bobards. Et maintenant, je comprends – enfin ! – la source de ta faiblesse. Mais pourquoi, espèce d’idiot ? Tu aurais pu me le dire, au lieu de me tirer du lit nuit après nuit ! Et puis, tous les trolls adorent ça… - Non ! Moi, je déteste ça ! rugit-il en se levant à son tour. - Mais… - Et d’ailleurs, est-ce que tu me trouves appétissant ?! » Je le regardais. Difficile de mentir. « Non, mais… - Hé bien, moi non plus ! Et est-ce que l’idée de te croquer un bout de pied t’a jamais paru agréable ? - Non ! Mais je n’ai pas de faculté de régénération… - Supposons que ce soit le cas, me rétorqua t’il tout en me foudroyant du regard. Est-ce que la chose te semblerait plus attractive ? Alors ? - Hé bien… - Tu vois ! Tu vois ! » Il se laissa retomber dans un fauteuil et parut soudain très las. Je ne pipai mot, conscient qu’il n’avait pas tord. Lorsqu’il reprit la parole, ce fut d’une voix basse, presque atone. « Maman me disait toujours que c’était important, que sans cela je ne grandirai jamais bien… Mais je n’ai jamais pu. Oh ! On m’a forcé, petit. Mais une fois adulte, j’ai été incapable de continuer. Le goût était devenu encore plus infect, si possible. Après ta dernière visite… J’ai ré-essayé, mais je n’ai réussi qu’à me faire vomir. Rien que l’idée me répugne ; je sais bien que je ne devrais pas, que je ne suis pas normal, mais… » Il se cacha le visage dans ses deux énormes mains. Je me levais et lui tapotais l’épaule, débitant les banalités de circonstance. Non, il n’était pas anormal. Oui, il avait le droit d’être différent. Bref… Il me prit aussi l’envie de lui défoncer la caboche : quand je repensais à tous ces songes interrompus, toutes ces consultations de nuit – payées au tarif de jour, amitié oblige ! Ceci dit, le crâne des trolls était particulièrement solide et je doutai de pouvoir seulement l’entamer. Je me réconfortais en songeant qu’à présent, au moins, nous tenions le pourquoi. Ne restait plus qu’à dénicher une solution. Comment ? J’étais médecin, pas nutritionniste ni psychologue ! Je m’installai sur le lit à sa gauche et attendis qu’il retrouve son calme. « Tu dis que l’idée même de te manger te dégoûte » fis-je lorsqu’il eut fini de se moucher. Je le vis acquiescer et songeai : inutile de revenir là-dessus. Si sa mère n’avait pas réussi à le faire changer d’opinion, mes chances d’y arriver sont infimes. « Ecoute, poursuivis-je, je suis convaincu que ton état est la résultante d’une carence nutritionnelle. Je n’essaierai pas de te faire changer d’avis là-dessus. Mais supposons qu’un autre troll accepte de te prêter… enfin, de te donner une petite portion de son anatomie de temps à autre. Est-ce que cela te faciliterait les choses… ? » Le regard qu’il me lança me convainquit que non, définitivement, ce ne serait pas une solution. « Ce sera toujours aussi mauvais… Tu n’as aucune idée ! - D’accord… » Il me vint une autre idée. Une bizarre. Je l’examina et la retournai en tous sens, sourcils froncés. Était-ce réalisable ? Peut-être bien. Autant l’essayer, me dis-je.

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Cédric Ledoux Médecine « Mais, repris-je, nonobstant cette histoire de goût, est-ce que le fait qu’il ne s’agisse pas d’une pièce de ton propre corps t’aiderait ? Je veux dire : non à l’auto-cannibalisme, mais oui au simple cannibalisme ? - Hé bien… Je ne sais pas… » Il me regarda avec hésitation, les épaules rentrées et les mains nouées. « Peut-être ? - Parfait. Supposons que ce soit le cas. Ne reste donc plus que le problème du goût, d’accord ? » Il acquiesça, visiblement perdu. Où voulais-je en venir ? Je me levai et attrapai le téléphone. C’était un vieux modèle, mais en parfait état de marche – pour preuve, ma présence ici à près de quatre heures du matin. Quatre heures… J’allais sans doute réveiller mon interlocuteur. J’aurais pu attendre le lendemain matin. Mais à présent que je tenais une piste, il me tardait de l’explorer jusqu’au bout. Je sortis mon carnet de ma poche revolver, trouvai et composai un numéro. On décrocha presque aussitôt. « Allô ?? » La voix était claire, juste un peu perplexe. « Marvin ?, demandais-je. - Lui-même. Qui est à l’appareil ? - Daniel. Daniel Wok. » Bref silence. Puis : « Oh ! Daniel, comment vas-tu ? Qu’est-ce qui te fait m’appeler à une heure pareille ? - Bien, je vais bien ! Je suis navré de te déranger – tu dormais sans doute ? - Non, non… Pas exactement », ajouta t’il d’un ton joyeux. Je le maudis intérieurement en pensant : à lui les femmes, à moi les trolls. « La nuit est plutôt agitée, par ici – tu sais ce que c’est, les dîners de gala, le beau monde… Tu n’es pas en ville, par hasard ? - Oh ! non. Je me trouve sur la Colline du Mauvais Murmure. Dans une grotte, avec un de mes patients. Et ça va te paraître curieux, mais je crois que tu pourrais m’aider… » Je lui racontais tout. Il m’écouta d’un bout à l’autre sans broncher, puis me demanda simplement : « En somme, tu voudrais que je lui enseigne quelques ficelles ? - Tout juste. - Donner des cours de cuisine à un troll, ça ne s’est sans doute jamais fait… Mais pourquoi pas ? L’idée me plaît bien ! Et je suppose que je recevrai quelque… émolument ? » – Naturellement… » Le petit salaud : je pouvais presque l’entendre me sourire au creux de l’oreille. « A quoi est-ce que tu penses ? - D’après toi ? - Il faudra que je lui demande… - Je me doute. Tu sais, Daniel, l’argent ne m’intéresse pas – j’en ai ma dose. Mais quelques orteils bien verts… - Je ne te promets rien ! Mais je lui poserai la question. Et à supposer qu’il refuse ? - Bah ! Je ferai sans, et il aura droit à ses cours. De toute manière, je te l’ais dit, l’idée me plaît bien. - Tu m’ôtes une sacrée épine du pied… - À charge de revanche ! Bon, je te laisse : j’ai quelque chose sur le feu. On se rappelle en fin de semaine ? » Quelques instants plus tard, je raccrochai et me tournai vers Gibby. Mon expression satisfaite dû lui parler car il se dérida quelque peu. « Marvin est un ami d’enfance, lui expliquais-je tout de go. C’est aussi un chef en vogue, en ville. Un bon cuisinier. Voilà mon idée : supposons qu’un troll accepte de te venir en aide – tu dois bien avoir un ou deux amis prêts à faire ça pour toi, pas vrai ? Marvin t’aidera à agrémenter ces orteils qui te font tant horreur. Quelques herbes aromatiques, une sauce au gingembre… Et hop ! Un vrai régal ! Au pire, tu feras la grimace et basta. Mais je crois qu’il est assez bon pour finir par te faire aimer ça… Qu’en dis-tu ? - Heu… » Au terme d’une bonne heure d’argumentation, je parvins à le convaincre d’essayer. Je lui tapai dans le dos, me servis un dernier verre de brandy et savourai ma réussite. Même Gibby, malgré ses réticences à l’avouer, semblait soulagé. 6

Cédric Ledoux Médecine Peu après, épuisé, je récupérai mon hérisson – il avait abandonné mon sac pour se glisser sous l’un des tapis de mon patient – et m’apprêtai à prendre congé. Sur le pas de la grotte, alors que je lui serrais la main, Gibby me demanda : « Ton ami, ce Marvin… Qu’est-ce qu’il gagne à faire ça ? Je veux dire, si c’est un grand cuisinier, il doit avoir un emploi du temps plutôt chargé… » Je hochai la tête et grimaçai. J’avais oublié… « Il fait d’abord ça pour me rendre service » Je le vis souffler, dubitatif : les trolls n’avaient pas toujours très bonne opinion des humains. « Et il aimerait bien quelque chose en échange… enfin, à condition que tu sois d’accord. - Moi ? Pourquoi ? - Il aimerait que tu acceptes de lui donner, de temps à autre, en guise d’émolument, un orteil ou deux. - Mais… - Qu’en penses-tu ? - Je… Je veux bien… Mais pourquoi faire ? - Oh ! Pour cuisiner. » Je soutins son regard sans sourciller. « Cuisiner ? - Hum hum. Ca fait pas mal de temps qu’il me tanne pour que je demande à un de mes patients trolls de lui vendre un peu de sa viande. J’ai toujours refusé – question d’éthique. Mais là, hé bien… Ça te concerne, pas vrai ? - Mais pourquoi veut-il cuisiner du troll ? - Par curiosité. Il y a aussi qu’il est persuadé que certains notables seraient prêts à mettre le paquet pour goûter un orteil au coulis de framboise… » Je le quittai très perplexe – et sans doute plus convaincu que jamais que nous avions tous un petit grain. Tout en descendant le sentier du Mauvais Murmure, je pensais aux expériences culinaires de Marvin : rencontreraient-elles le succès qu’il escomptait ? Dînerait-on un jour de troll farci dans les restaurants chics de la capitale ? Me sentirai-je alors coupable ? On verrait. Pour l’heure, j’avais fait mon job. Je ne songeais plus qu’à une chose : mon rendez-vous du lendemain, avec une charmante sirène qui se plaignait de douleurs au thorax… Quelle heure, déjà ? Souriant, je tâtonnai dans mon sac à la recherche de mon calepin. Aïe !

Par Cédric Ledoux Le 13 Mars 2007

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