Maximilien Rubel

  • May 2020
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  • Pages: 66
RENÉ BERTHIER L’anarchisme dans le miroir de Maximilien Rubel IN ANTICOMMUNISME ET ANARCHISME (2000), PP. 18-38. - ÉDITIONS DU MONDE LIBERTAIRE PARIS/ÉDITIONS ALTERNATIVE LIBERTAIRE - BRUXELLES mardi 2 novembre 2004. L’évolution de la pensée critique de Maximilien Rubel le porta à formuler l’hypothèse que Marx fut un théoricien de l’anarchisme. On imagine aisément que si l’idée n’a pas soulevé l’enthousiasme chez les marxistes, elle n’en pas soulevé non plus chez les anarchistes. C’est que les oppositions entre Marx et les anarchistes de son temps furent telles que si on accepte l’idée d’un Marx théoricien de l’anarchisme, on est forcé de rejeter du « panthéon » anarchiste tous les autres, ce qui évidemment simplifie le débat... en le rendant inutile. Cette idée pose en outre un autre problème : le « créneau » des théoriciens anarchistes est déjà largement occupé par des hommes, contemporains de Marx pour certains d’entre eux, qui n’avaient évidemment jamais envisagé une telle hypothèse, et dont on peut dire, sans trop se compromettre, qu’ils l’auraient écarté vigoureusement. Maximilien Rubel est donc dans l’inconfortable situation de celui qui se trouve seul contre tous. Pire, il met Marx lui-même dans cette inconfortable position, dans la mesure où, ayant lutté toute sa vie contre les anarchistes - Proudhon et Bakounine, principalement - l’auteur du Capital se trouve investi d’une dénomination que lui-même, ses adversaires et ses partisans auraient récusée, mais dont Rubel se propose de montrer qu’elle était justifiée.

L’image de l’anarchisme dans le miroir de Marx

L’hypothèse d’un Marx théoricien de l’anarchisme n’étant à l’évidence pas une lubie passagère chez Rubel, il nous semble nécessaire de l’examiner de près. Cet examen est largement justifié par la qualité même de Maximilien Rubel, dont la vie et l’œuvre furent consacrées à la révolution et à la critique révolutionnaire. Le respect dû au militant et à l’intellectuel révolutionnaire ne doit cependant pas nous aveugler ni nous dispenser d’exercer à l’égard de ses thèses la réflexion. C’est là, incontestablement, le meilleur hommage que nous puissions lui rendre. C’est une tâche qui présente cependant une difficulté méthodologique. En effet, on peut choisir de ne retenir que les propos et l’argumentation « anarchistes » que Maximilien Rubel attribue à Marx, et les examiner d’un point de vue critique. Mais on s’aperçoit que ce que Marx a dit sur ce sujet se réduit à peu de chose, et que l’essentiel de l’argumentation de Rubel repose sur le contenu hypothétique d’un livre que Marx aurait eu en projet, mais qu’il n’a pas eu le temps d’écrire. Cette première approche présente l’inconvénient d’évacuer... « l’anarchisme réel », c’est-à-dire la pensée et l’action de ceux qu’on avait jusqu’à présent l’habitude de considérer comme anarchistes. Or, Marx s’est assez longuement déterminé contre eux, Bakounine principalement ; il a fourni un corpus d’arguments dont il faudrait examiner la pertinence, et qui ont été repris sans aucune modification par ses disciples. Il y a donc une apparente contradiction dans le fait que Marx se voie attribuer la qualité d’anarchiste tout en s’étant constamment battu contre les anarchistes...

Il y a, à travers les écrits de Marx, une représentation de l’anarchisme qu’il conviendrait d’examiner. Est-il besoin de préciser qu’à cet anarchisme-là, il n’adhère pas du tout... Avec plus d’un siècle de recul, il n’y a plus grand monde aujourd’hui pour admettre que ce que Marx disait de l’anarchisme, et en particulier des prises de position de Bakounine, était de bonne foi. Il ne saurait donc être question de reprendre tel quel l’argumentaire de Marx pour le resservir en le présentant comme une analyse des idées de Bakounine. Une telle démarche ridiculiserait celui qui se livrerait à un tel travail. C’est pourtant ce qu’ont fait la quasi-totalité des auteurs marxistes depuis Marx ; le livre de Jacques Duclos, feu le secrétaire général du Parti communiste français, étant particulièrement caractéristique à cet égard. Or, un examen systématique de toutes les mentions de Bakounine dans le recueil d’articles Marx critique du marxisme révèle que Rubel n’est pas exempt de ce défaut. Il est vrai que Bakounine est loin d’être la préoccupation principale de l’auteur, mais les nombreuses allusions qu’il en fait sont révélatrices des sources limitées auxquelles Rubel a puisé. On pourrait alors se poser la question : l’image de l’anarchisme dans le miroir de Marx, les déformations et les silences de Marx reprises par ses disciples, n’en disentils pas autant sur le marxisme que les œuvres et les pratiques de Marx elles-mêmes ? Il nous semble impossible d’évacuer de la question : Marx était-il un théoricien anarchiste, les rapports que Marx avait avec Bakounine. Dans une large mesure, marxisme et anarchisme se déterminent et se définissent l’un par rapport à l’autre. Mais, là encore, une double difficulté surgit :

1. Le danger d’un glissement progressif (et inévitable...) du débat Marx est-il anarchiste vers le débat Marx/Bakounine. 1. Et la difficulté de rester serein, de résister à la tentation de verser dans la polémique et d’abandonner le terrain de la réflexion. Selon Georges Haupt, le refus de Marx d’engager le débat doctrinal [avec Bakounine] est avant tout d’ordre tactique. Tout l’effort de Marx tend, en effet, à minimiser Bakounine, à dénier toute consistance théorique à son rival. Il refuse de reconnaître le système de pensée de Bakounine, non parce qu’il dénie sa consistance, comme il l’affirme péremptoirement, mais parce que Marx cherche ainsi à le discréditer et à le réduire aux dimension d’un chef de secte et de conspirateur de type ancien [1]. Il nous a semblé que dès qu’il aborde la question des rapports entre les deux hommes, Maximilien Rubel abandonne trop souvent le rôle du chercheur pour assumer celui du partisan : c’est que l’affirmation de Marx comme théoricien de l’anarchisme implique impérativement l’élimination de Bakounine du terrain et invalide de ce fait Rubel comme penseur de l’œuvre de Bakounine, comme en témoigne son article sur le livre de Bakounine, Étatisme et anarchie, dans le Dictionnaire des œuvres politiques. Notre hypothèse trouve sa confirmation dans le constat que les nombreux points de conjonction entre les deux hommes [2] ne sont absolument pas relevés par Rubel, trop préoccupé de souligner les différences, présentées de telle façon qu’elles ne peuvent que susciter l’adhésion du lecteur à l’idée de la supériorité incomparable de

Marx dans tous les domaines. Or, le constat de ces nombreux points de conjonction aurait pu servir l’objectif de Maximilien Rubel. En reconnaissant que la violence de l’opposition entre les deux hommes était due aux fondements identiques de leur pensée, Rubel aurait pu, dépassant le niveau anecdotique habituel du débat auquel il s’est maintenu, trouver un point d’appui considérable à ses hypothèses (nous émettons cette idée sans préjuger de notre opinion quant au résultat auquel Rubel serait parvenu, évidemment...) Mais voilà, il aurait fallu « partager »...

Doctrines légitimantes et mythes fondateurs

Marxisme et anarchisme ont subi l’épreuve de la réalité à travers l’expérience de la Première internationale. Les théoriciens ont, par la suite, élaboré les doctrines légitimantes et les mythes fondateurs de leurs mouvements respectifs et donné le départ à toutes les approches dogmatiques du « débat » Marx/Bakounine. La réalité est beaucoup plus triviale. Ni Marx ni Bakounine ne représentaient grand chose. Prenons les sections sur lesquelles Marx croyait pouvoir s’appuyer, et qui sont aussi les sections qui trouvent chez Marx une justification de leur propre activité institutionnelle. # Les ouvriers anglais se désintéressaient complètement de l’Association internationale des Travailleurs (AIT) et les dirigeants trade-unionistes ne faisaient qu’utiliser l’Internationale pour obtenir leur réforme électorale. Après le congrès de La Haye, la toute nouvelle fédération anglaise, écœurée par les intrigues de Marx, se rallia aux positions de la fédération jurassienne, bakouniniste... # L’AIT allemande ne représenta jamais grand chose. Lorsque le parti social-démocrate se développa, l’organisation de l’AITen Allemagne déclina. Les sections créées par Becker furent vidées de leur substance. Le parti social-démocrate, théoriquement affilié, n’avait avec l’Internationale, aux dires mêmes d’Engels, qu’un rapport purement platonique : Il n’y a jamais eu de véritable adhésion, même pas de personnes isolées [3]. Quatre mois avant le congrès de La Haye qui devait entériner l’exclusion de Bakounine et James Guillaume, Engels écrivit une lettre pressante à Liebknecht : combien de cartes avez-vous distribuées, demande-t-il : Les 208 calculées par Finck ne sont tout de même pas tout ! C’est presque un vent de panique qui souffle sous sa plume : La chose devient sérieuse, et nous devons savoir où nous en sommes sinon vous nous obligeriez à agir pour notre propre compte, en considérant que le Parti ouvrier social-démocrate est étranger à l’Internationale et se comporte vis-à-vis d’elle comme une organisation neutre [4]. Il est difficile d’exprimer plus clairement le désintérêt total dans lequel se trouvait la social-démocratie allemande vis-à-vis de l’AIT. # Quant à la section genevoise, elle était constituée de l’aristocratie des citoyensouvriers de l’industrie horlogère suisse occupés à conclure des alliances électorales avec les bourgeois radicaux [5] : engluée dans les compromis électoraux avec les radicaux bourgeois, comme dit Bakounine. Ainsi, lorsque Marx décida d’exclure les anarchistes, il était singulièrement démuni d’atouts, mis à part son contrôle sur l’appareil de l’organisation. La situation de Bakounine dans l’Internationale n’était pas meilleure, l’autorité réelle qu’il pouvait y exercer pas plus grande. Lorsque la section genevoise de l’Alliance se dissout, elle ne

demande même pas l’avis de Bakounine, ce qui en dit long sur la « dictature » qu’il devait y exercer. Les discours hagiographiques et dogmatiques des théoriciens, et ceux qui les répètent par cœur, sur les glorieux dirigeants du prolétariat international ont efficacement masqué la réalité. Une fois connue la réalité dans sa crudité, les théorisations qui en ont été faites apparaissent pour ce qu’elles sont : des impostures. Une véritable lecture de l’histoire de l’AIT en tant qu’événement fondateur du marxisme et de l’anarchisme réels assainirait un peu les choses, et remettrait les « théoriciens » à leur place. Franz Mehring est un des rares à avoir perçu la situation avec acuité. Parlant de l’opposition bakouninienne, il dit : On s’aperçoit que la raison pour laquelle elle avait emprunté à Bakounine son nom, c’est qu’elle croyait trouver dans ses idées la solution des antagonismes et des conflits sociaux dont elle était le produit [6]. On pourrait dire strictement la même chose de Marx. Mehring, donc, n’a pas une approche idéologique de la question [7], il fait une analyse en termes de classe, de forces sociales en présence. Or, c’est précisément là que se trouve la clé des conflits dans l’AIT, ce que Rubel, à aucun moment, ne comprend, et ce qui brouille sa capacité à saisir les véritables enjeux. Bakounine et Marx n’inventent rien, ils ne font que théoriser des situations dont ils sont les témoins. Le discours tenu par Marx, qu’il le veuille ou non, conforte les positions des sections qui peuvent attendre une amélioration de leur sort par les élections. Les sections qui ne peuvent rien attendre d’une action électorale penchent vers Bakounine : les ouvriers étrangers de Genève, mal payés, méprisés, sans droits politiques ; la jeunesse déclassée d’Italie sans avenir ; les paysans d’Andalousie et d’Italie affamés par les grands propriétaires ; le prolétariat misérable d’Italie ; les ouvriers de l’industrie catalane et les mineurs du Borinage, en Belgique, deux régions où existe un prolétariat concentré et revendicatif, mais dont les moindres grèves sont noyées dans le sang et qui ne peuvent attendre aucune réforme pacifique. Ceux-là ne trouvent rien qui puisse les aider, les soutenir, dans le discours de Marx, d’autant que lorsqu’il y a des marxistes (disons plutôt : des gens qui préconisent l’action légale en se réclamant de la direction de l’Internationale),ces derniers s’occupent à casser les mouvements revendicatifs. Les remarques de Maximilien Rubel sur les positions de Bakounine concernant l’Italie sont particulièrement révélatrices de son incompréhension de la réalité des problèmes qui secouaient l’Internationale.Rubel en effet ironise sur le fait que Marx... aurait dû renoncer aux principes directeurs de sa propre théorie pour accepter la thèse de Bakounine sur les chances d’une révolution sociale : celles-ci seraient plus grandes en Italie qu’en Europe, pour la simple raison qu’il y existe, d’une part « un vaste prolétariat doué d’une intelligence extraordinaire, mais en grande partie illettré et profondément misérable, composé de deux ou trois millions d’ouvriers travaillant dans les villes et dans les fabriques, ainsi que de petits artisans » et, d’autre part, « de vingt millions de paysans environ qui ne possèdent rien » [8] Et après avoir souligné l’avantage de l’absence, en Italie, d’une couche privilégiée d’ouvriers bénéficiant de hauts salaires, Bakounine passe à sa première attaque contre le parti « adverse », c’est-à-dire Marx [9]. Le simple exposé des positions de Bakounine vaut réfutation ; il n’est pas besoin de s’attarder, ce qui intéresse en fait Rubel, c’est ce que dit Bakounine de Marx, et qui en réalité ne présente pas d’intérêt. On a l’impression que Rubel n’a ouvert la page 206 d’Étatisme et anarchie que parce que Marx y est mentionné, alors que sur la page précédente se trouve la clé de l’argumentation de Bakounine, incompréhensible si on s’en tient à ce que Rubel en dit.

Il y a, dit en substance Bakounine, en Italie trois millions d’ouvriers surexploités, misérables, vingt millions de paysans sans terre, et - ce que Rubel ne mentionne pas -, des transfuges du monde bourgeois qui ont rejoint le combat pour le socialisme, dont l’aide est précieuse (à condition qu’ils aient pris en haine les aspirations bourgeoises à la domination, précise quand même Bakounine). Le peuple [10] donne à ces personnes la vie, la force des éléments et un champ d’action ; en revanche elles lui apportent des connaissances positives, des méthodes d’abstraction et d’analyse, ainsi que l’art de s’organiser et de constituer des alliances qui, à leur tout, créent cette force combattante éclairée sans laquelle la victoire est inconcevable. On a là toute la vision stratégique de Bakounine concernant l’Italie, vision qui devient parfaitement cohérente dès lors qu’on y introduit ces transfuges de la bourgeoisie qui vont faire prendre le ciment de la révolution. D’ailleurs, la situation qu’il décrit n’en évoque-t-elle pas une autre, celle de la Russie de 1917 ? [11] L’analyse de Bakounine, ainsi restituée, ne se situe en rien en dehors des principes directeurs de la théorie sociale de Marx, bien au contraire. Il se pourrait même que Bakounine soit bien meilleur « marxiste » que Rubel...

L’expérience pratique de la solidarité

A partir de 1866, un mouvement de grèves se répand en s’amplifiant dans toute l’Europe, et dont la répression souvent féroce ne fait qu’accroître l’influence de l’Internationale, créée seulement deux ans auparavant. Les grèves, qui avaient jusqu’alors un caractère fortuit, deviennent de véritables combats de classe, qui permettent aux ouvriers de faire l’expérience pratique de la solidarité qui leur arrive, parfois, de l’étranger. # Grève des bronziers parisiens en février 1867, collectes organisées par l’AIT ; grève des tisserands et des fileurs de Roubaix, mars 1867 ; grève du bassin minier de Fuveau, de Gardanne, Auriol, La Bouilladisse, Gréasque, avril 1867-février 1867, adhésion des mineurs de Fuveau à l’AIT ; l’essentiel de l’activité des sections françaises consistera à partir de 1867 à soutenir ces grèves et en actions de solidarité pour épauler les grèves à l’étranger. # En Belgique, grève des mineurs de Charleroi, réprimée durement par l’armée et qui entraîne un renforcement de l’AIT ; grève des tisserands de Verviers qui veulent conserver leur caisse de secours dans l’AIT ; grève des voiliers à Anvers ; l’AIT soutiendra les grévistes par des fonds. Toute la partie industrialisée de la Belgique est touchée par l’AIT. # A Genève, grève des ouvriers du bâtiment, déclenchée dans une période favorable de plein emploi, bien conduite, qui se termine avec succès. Solidarité internationale efficace. Un délégué au congrès de l’AIT à Bruxelles déclara : Les bourgeois, bien que ce soit une république, ont été plus méchants qu’ailleurs, les ouvriers ont tenu bon. Ils n’étaient que deux sections avant la grève, maintenant ils sont vingt-quatre sections à Genève renfermant 4.000 membres. Ces événements peuvent être mis en regard du constat fait par Mehring, encore : partout où la stratégie de Marx était appliquée, l’AIT disparaissait : Là où un parti

national se créait, l’Internationale se disloquait (p. 533). C’était là précisément le danger que Bakounine n’avait cessé de dénoncer. L’AIT recommande souvent la modération, mais elle est amenée à assumer des luttes de plus en plus nombreuses et violentes. Sa seule existence, appuyée par quelques succès initiaux, crée un phénomène d’entraînement, un effet cumulatif. La violence de la répression elle-même pousse les ouvriers à s’organiser. A chaque intervention de l’armée, les réformistes perdent du terrain, et, peu à peu, l’Internationale se radicalise ; cette radicalisation, faut-il le préciser, n’est pas le résultat d’un débat idéologique mais celui de l’expérience à la fois des luttes et de la pratique de la solidarité internationale sur le terrain. Il y a donc incontestablement une cassure dans le mouvement ouvrier international dont l’opposition Bakounine-Marx n’est pas la cause mais l’expression. On ne soulignera jamais assez que la théorie anarchiste formulée par Bakounine entre 1868 et sa mort en 1876 est entièrement fondée sur l’observation qu’il fait des luttes ouvrières de cette époque. Aussi, lorsque, vingt-cinq ans plus tard, en 1895, Engels écrira : L’ironie de l’histoire met tout sens dessus dessous. Nous, les « révolutionnaires », les « chambardeurs », nous prospérons beaucoup mieux par les moyens légaux que par les moyens illégaux et le chambardement [12], on a l’impression qu’il se trouve dans l’exacte continuité des positions de la direction marxienne de l’AIT, malgré quelques piques lancées à l’occasion contre les fétichistes du légalisme. Quatre ans plus tôt, cependant, dans sa critique du programme d’Erfurt, alors que les deux principales revendications de 1848 sont réalisées : l’unité nationale et le régime représentatif, Engels constate avec dépit que le gouvernement possède tout pouvoir exécutif,et les chambres n’ont même pas le pouvoir de refuser les impôts[...] La crainte d’un renouvellement de la loi contre les socialistes paralyse l’action de la socialdémocratie, dit-il encore, confirmant l’opinion de Bakounine selon laquelle les formes démocratiques n’offrent que peu de garanties pour le peuple [13]. L’originalité de l’analyse bakouninienne est d’avoir montré que, dans sa période constitutive, le mouvement ouvrier ne pouvait rien espérer de la subordination de son action à la revendication de la démocratie représentative, parce qu’il avait face à lui la violence étatique, et que dans la période de stabilisation, lorsque cette revendication était accordée, les classes dominantes et l’État avaient les moyens d’empêcher que l’utilisation des institutions représentatives ne remette en cause leurs intérêts. Bakounine a en effet affirmé que les démocrates les plus ardents restent des bourgeois, et qu’il suffit d’une affirmation sérieuse, pas seulement en paroles, de revendications ou d’instincts socialistes de la part du peuple pour qu’ils se jettent aussitôt dans le camp de la réaction la plus noire et la plus insensée, suffrage universel ou pas. L’histoire lui a donné raison.

Le malentendu sur l’« étatisme » de Marx

On peut regretter que Rubel, dans son souci de mettre en relief les divergences entre Bakounine et Marx, n’ait pas su en retracer la genèse, qui repose en partie, comme nous l’avons vu, sur le soutien que leur donnaient des fractions différentes de la classe ouvrière européenne, mais aussi pour une bonne part sur un malentendu. L’étatisme que Bakounine reproche à Marx est essentiellement celui de Lassalle [14]. On soulève là un point de l’histoire des rapports entre Marx et la social-démocratie

allemande. Marx, en effet, n’a que tardivement pris ses distances avec Lassalle, pour diverses raisons : parce qu’il avait besoin de lui pour se faire publier, parce qu’il lui empruntait de l’argent et parce qu’il pensait que, malgré tout, Lassalle contribuait à diffuser ses idées en Allemagne. Par ailleurs, Marx croyait pouvoir s’appuyer sur la social-démocratie allemande dans sa politique au sein de l’AIT. Cette situation a contribué à alimenter à la fois l’idée de convergence de vues entre Marx et Lassalle et celle de l’approbation sans réserve de Marx envers la politique de la social-démocratie. Bakounine ne pouvait évidemment pas connaître les critiques violentes contre la social-démocratie allemande que Marx développait dans sa correspondance. Que deux adversaires politiques se lancent des accusations accompagnées de nombreux épithètes, cela fait partie du jeu. Le chercheur, un siècle plus tard, n’est pas tenu de prendre au pied de la lettre ces accusations, c’est-à-dire de rentrer dans le jeu des adversaires. Il convenait, au-delà de l’anecdote ou de la prise de position partisane, de situer le fondement théorique des divergences. Dans le cas de Bakounine et Marx, la première question qu’il convient de poser, systématiquement, est : sont-ils si en désaccord que cela ? Au lieu d’une approche idéologique consistant à ne retenir que ce que les protagonistes ont dit d’eux-mêmes et de leur rival respectif, et à prendre leurs déclarations pour argent comptant sans aucun examen critique, une approche historique aurait permis d’élaguer une bonne part des oppositions. L’affirmation de Maximilien Rubel concernant l’« anarchisme » de Marx peut susciter tout d’abord un rejet violent [15] que la lecture de l’article sur le livre de Bakounine, Étatisme et anarchie, dans le Dictionnaire des œuvres politiques, n’a pas diminué. En effet, le lecteur qui a lu l’ouvrage de Bakounine en tire l’impression que Rubel n’a retenu que les passages où le révolutionnaire russe parle de Marx [16]. On est donc en droit de s’interroger sur l’opportunité de confier à Rubel la tâche d’écrire, sur une œuvre de Bakounine, un article qui conclut en évoquant le grand projet non réalisé de... Marx, ce qui en dit long sur le sujet qui est réellement traité (le nom de Bakounine est mentionné 53 fois, celui de Marx 47 fois [je n’ai pas compté les citations et les notes]). Si, aujourd’hui, notre désaccord avec Maximilien Rubel ne s’est pas modifié sur le fonds, il convient peut-être de dépasser le problème et de poser d’autres questions, sans doute plus pertinentes ; non plus : Marx est-il un théoricien de l’anarchisme ?, mais : Pourquoi diable Rubel veut-il à tout prix faire de Marx un théoricien de l’anarchisme ? # Car enfin, si l’objectif de Rubel est de promouvoir l’anarchisme, pourquoi fait-il appel à Marx pour cela ? Et surtout, pourquoi fait-il appel à Marx à l’exclusion de tout autre ? Pourquoi ne fait-il pas œuvre créatrice [17], en élaborant une doctrine originale fondée sur une synthèse de Marx, Proudhon et Bakounine, ces deux derniers auteurs n’ayant tout de même pas dit que des âneries ? # Et si son objectif est de réhabiliter la pensée de Marx en la dégageant de toute accusation d’étatisme, avait-il besoin d’aller jusqu’à en faire un théoricien de l’anarchisme ?

Nous n’aurons sans doute jamais de réponse à ces questions, mais elles valent peutêtre la peine d’être posées, ne serait-ce que pour dépasser le stade de l’approche superficielle des relations tumultueuses entre anarchisme et marxisme.

Les bases rationnelles de l’utopie anarchiste

Marx fut donc le premier à jeter les bases rationnelles de l’utopie anarchiste et à en définir un projet de réalisation. Cette affirmation de Rubel implique sans ambiguïté que les auteurs contemporains de Marx tels que Proudhon et Bakounine, traditionnellement désignés comme anarchistes, sont écartés du statut de théoriciens à part entière, et relégués - dans le meilleur des cas - à celui de précurseurs. La thèse de Rubel se fonde sur le contenu hypothétique d’un livre que Marx n’a pas écrit, mais qu’il avait en projet : Le « Livre » sur l’État prévu dans le plan de l’Économie, mais resté non écrit, ne pouvait que contenir la théorie de la société libérée de l’État, la société anarchiste [18]. Tout l’échafaudage repose sur une hypothèse que rien ne permet de vérifier : ce livre non écrit ne pouvait que contenir, etc., ce qui est une façon de dire que Maximilien Rubel n’en sait rien, mais qu’il le suppose, à moins qu’il ne soit en mesure de produire un document où Marx dit explicitement : J’ai un projet de livre sur l’État dans lequel je développerai la théorie de la société anarchiste. Maximilien Rubel n’a, semble-t-il, pas grand chose à produire, puisqu’il reconnaît que la voie anarchiste suivie par Marx est implicite, c’est-à-dire non formulée : en d’autres termes, elle doit être induite de son œuvre. Si le marxisme réel n’a pas suivi cette voie anarchiste implicite dans la pensée de Marx, c’est parce que des disciples peu scrupuleux ont invoqué certaines attitudes du maître pour mettre son œuvre au service de doctrines et d’actions qui en représentent la totale négation. Le « socialisme réalisé », selon l’expression de Maximilien Rubel, est une dénaturation de la pensée de Marx. On pourrait analyser ces propos à la lumière du matérialisme historique : un homme élabore les bases rationnelles et un projet de réalisation de société anarchiste. Ces bases et ce projet sont implicites, car élaborées dans un livre qui est resté non écrit. Malheureusement le maître a eu certaines attitudes personnelles apparemment contestables, dont on ignore de détail, qui ont incité des disciples peu scrupuleux à mettre son œuvre au service de doctrines et d’actions qui en représentent la totale négation. Marx, apprend-on, n’a pas toujours cherché dans son activité politique à harmoniser les fins et les moyens du communisme anarchiste. Mais pour avoir parfois failli en tant que militant, Marx ne cesse pas pour autant d’être le théoricien de l’anarchisme. Ces propos sont très obscurs pour qui ne connaît pas les détails de l’histoire de l’exclusion, par Marx et son entourage, du mouvement ouvrier international presque entier de l’AIT [19]. On note cependant un léger soupçon de mauvaise conscience. Le lecteur peu au courant croit deviner que Marx a fait quelque chose de condamnable, mais cela ne doit pas être bien grave car cela n’entache pas la validité normative de son enseignement. Il semble donc que le destin du socialisme réalisé, euphémisme pour le stalinisme et toutes les variantes de communisme qui lui ont succédé, soit lié à quelques disciples peu scrupuleux qui n’ont pas compris la voie anarchiste implicite contenue dans la

pensée de Marx. En termes de matérialisme historique, une telle approche du problème s’appelle idéalisme. Maximilien Rubel applique à l’histoire du marxisme la méthode que le marxisme combat. L’anarchisme, quant à lui, a moins souffert de la perversion que constitue l’application concrète car, n’ayant pas créé une véritable théorie de la praxis révolutionnaire, il a su se préserver de la corruption politique et idéologique [20]. C’est faire beaucoup d’honneur à l’anarchisme : la participation des anarchistes au gouvernement de front populaire en Espagne ne saurait donc être classée dans la rubrique corruption politique et idéologique. L’histoire semble ici perçue comme un phénomène exclusivement idéologique : un phénomène historique ne peut exister que s’il a été théorisé, sinon il n’est pas. Ce qui confère à Marx la qualité de théoricien le plus conséquent de l’anarchisme, écrit Maximilien Rubel, c’est que l’avènement de la communauté libérée de l’exploitation économique, politique et idéologique de l’homme par l’homme est conçu non en fonction de comportements individuels, moralement exemplaires, mais comme action réformatrice et révolutionnaire de l’« immense majorité » constituée en classe sociale et en parti politique [21]. En revanche, l’anarchisme réel (c’est-à-dire pas celui de Rubel), semble se limiter au seul geste individuel de révolte [22]. Des pans entiers de l’histoire du mouvement ouvrier international sont ainsi évacués. Limiter l’anarchisme au seul geste individuel de révolte occulte quelques pages marquantes de l’histoire du mouvement ouvrier international, certes peu traités dans les ouvrages qui se situent dans la lignée de l’orthodoxie élaborée par ces disciples peu scrupuleux de Marx évoqués par Rubel. Des centaines de milliers d’anarcho-syndicalistes et d’anarchistes ont été tués entre les deux guerres et sur tous les continents : ils n’étaient pas poussés par le seul geste individuel de révolte et ignoraient qu’ils n’avaient pas créé une véritable théorie de la praxis révolutionnaire. Il est vrai que le mouvement anarcho-syndicalistes avait eu fort à faire, puisqu’il avait dû faire face simultanément à la bourgeoisie internationale, au fascisme, au nazisme et au stalinisme.

Références explicites à la société sans État

De quoi est fait l’anarchisme de Marx, en quoi a-t-il jeté les bases rationnelles de l’utopie anarchiste et en quoi en a-t-il défini le projet de réalisation ? On sait que grâce à Marx, l’anarchisme s’est enrichi d’une dimension nouvelle, comme celle de la compréhension dialectique du mouvement ouvrier perçu comme autolibération éthique englobant l’humanité tout entière (sauf peut-être les nations réactionnaires relevées par Engels). Nous ne nous attarderons pas à tenter de comprendre ce qu’est la compréhension dialectique du mouvement ouvrier, ni l’autolibération éthique englobant l’humanité tout entière. Nous nous contenterons d’essayer de repérer les références explicites à la société sans État que Marx a pu faire dans son œuvre. Il y a certes chez l’auteur du Capital des critiques de l’État, mais la critique de l’État en elle-même ne définit pas l’anarchisme.

Il y a des textes où Marx fait une critique radicale d’un type déterminé d’État mais la critique de l’État en tant que principe reste très limitée. # Dans le tome I, Économie, des Œuvres de Marx des Éditions de la Pléiade établies et annotées par Maximilien Rubel, on trouve 7 références à l’abolition de l’État dont 3 sont des notes de Rubel. # Dans le tome II, Économie, il y a 4 références dont 3 dans les notes. # Dans le tome Œuvres philosophiques, il y a une référence de Marx à l’abolition de l’État, deux notes de Maximilien Rubel, et un passage dans l’introduction où Maximilien Rubel nous dit que la vision d’une société non politique chez Marx s’est exprimée à travers la revendication de la démocratie représentative, c’est-à-dire... le parlementarisme. # Dans le tome I, Œuvres politiques, une phrase, dans les appendices, d’un texte de 1850 définit succinctement, mais très justement, le sens de l’abolition de l’État : L’abolition de l’État n’a de sens que chez les communistes, comme conséquence nécessaire de l’abolition des classes, avec lesquelles disparaît automatiquement le besoin du pouvoir organisé d’une classe de rabaisser les autres classes (p. 1078). La rubrique Abolition de l’État de l’index des idées renvoie à un passage (p. 634) où il est question du renversement du pouvoir d’État existant, ce qui ne saurait s’inscrire dans une perspective anarchiste. Les autres références à l’anarchisme ou à l’abolition de l’État sont contenues soit dans l’introduction de Maximilien Rubel soit dans les notes. Sur plus de 6.000 pages, il y a donc 7 références directes de Marx à l’abolition de l’État (dont une d’Engels, d’ailleurs), en des termes vagues, et qui constituent un matériel bien mince pour conclure que Marx est un théoricien de l’anarchisme. On peut s’étonner qu’un auteur qui voulait, paraît-il, faire sur l’État ce qu’il avait fait sur le capital n’ait pas parsemé son œuvre d’indications plus nombreuses sur la société sans État. Or, c’est là tout de même un concept déterminant de la théorie anarchiste qui, s’il constituait une préoccupation majeure de Marx, devrait être suffisamment présent dans son œuvre pour qu’il ne puisse être occulté par les différents partis qui se réclament de son enseignement. Le passage le plus précis cité par Rubel sur cette question est extrait des Prétendues scissions dans l’Internationale : Tous les socialistes entendent par Anarchie ceci : le but du mouvement prolétaire, l’abolition des classes une fois atteinte, le pouvoir de l’État, qui sert à maintenir la grande majorité productrice sous le joug d’une minorité peu nombreuse, disparaît, et les fonctions gouvernementales se transforment en de simples fonctions administratives. Cette phrase de Marx est trop vague, trop générale et trop isolée dans son œuvre pour qu’elle puisse être considérée comme une adhésion à l’anarchisme. Et surtout, elle n’est pas un projet politique explicite dans la mesure où elle renvoie l’abolition de l’État à un avenir indéterminé et lointain. Le document qui pourrait accréditer de la façon la plus convaincante la thèse d’un Marx anarchiste est l’Adresse sur la guerre civile en France rédigée au nom du

Conseil général de l’AIT au lendemain de la Commune de Paris, et qui constitue un point de litige important entre marxistes et anarchistes. C’est, selon Maximilien Rubel, un texte qui passera aux yeux de Bakounine pour un reniement des convictions « étatistes-autoritaires » de Marx [23]. Bakounine dira en effet qu’il s’agit là d’un travestissement bouffon de la pensée de Marx. N’ayant jamais hésité à reconnaître les points d’accord qu’il pouvait avoir avec Marx, on peut donc s’étonner que Bakounine récuse à Marx le droit d’être en accord avec lui-même sur l’analyse de la Commune. Il nous faudra donc examiner cette question pour tenter de comprendre cette récusation et déterminer si elle est justifiée. Ce livre est en effet souvent cité comme une expression typique de la pensée politique de Marx, alors qu’il aborde cet événement d’un point de vue fédéraliste, c’est-à-dire en opposition totale avec ses idées. Les textes de Marx qui précèdent le livre ne laissent rien entrevoir de cette idée et les textes qui suivent n’y font jamais allusion : le Manifeste se contente de dire que la première étape de la révolution ouvrière est la conquête du régime démocratique, c’est-à-dire le suffrage universel, ce que confirme Engels dans la préface des Luttes des classes en France. Le Manifeste ne dit nulle part comment la conquête de la démocratie pourrait assurer au prolétariat l’hégémonie politique ; Engels dit simplement dans son projet de Catéchisme que le suffrage universel assurera directement dans les pays où la classe ouvrière est majoritaire, la domination de cette dernière. Bakounine ne fut pas le seul à percevoir le contraste entre les positions antérieures de Marx et celles qu’il défend au moment de la Commune. Son biographe, Franz Mehring, note lui aussi que La Guerre civile en France est difficilement conciliable avec le Manifeste et que Marx y développe un point de vue proche de celui de Bakounine : Si brillantes que fussent ces analyses, dit en effet Mehring, elles n’en étaient pas moins légèrement en contradiction avec les idées défendues par Marx et Engels depuis un quart de siècle et avancées déjà dans le Manifeste communiste [...] Les éloges que l’Adresse du Conseil général adressait à la Commune de Paris pour avoir commencé à détruire radicalement l’État parasite étaient difficilement conciliables avec cette dernière conception [...] On comprend aisément que les partisans de Bakounine aient pu facilement utiliser à leur façon l’Adresse du Conseil général. Bakounine lui-même trouvait cocasse que Marx, dont les idées avaient été complètement bousculées par la Commune, soit obligé, contre toute logique, [Je souligne] de lui donner un coup de chapeau et d’adopter son programme et ses objectifs [24]. Il ne vient pas à l’idée de Mehring que Marx ne soit pas le genre d’homme à agir contre toute logique. Il n’entre pas dans notre propos de faire la genèse des revirements de Marx entre le début de la guerre et l’écrasement de la Commune, mais il nous semble utile de « décrypter » brièvement, pour Mehring, ce qui lui paraît aller contre toute logique. # Marx approuve la guerre parce qu’une victoire prussienne conduira à des avantages stratégiques pour le mouvement ouvrier allemand, à la constitution d’une Allemagne unifiée et centralisée. Lettre de Marx à Engels, 20 juillet 1870 : Les Français ont besoin d’être rossés. Si les Prussiens sont victorieux, la centralisation du pouvoir d’État sera utile à la centralisation de la classe ouvrière allemande. # Une victoire allemande assurera la prépondérance de la classe ouvrière allemande. Lettre de Marx à Engels, 20 juillet 1870 : La prépondérance allemande

transformera en outre le centre de gravité du mouvement ouvrier de l’Europe occidentale, de France en Allemagne ; et il suffit de comparer le mouvement dans les deux pays, depuis 1866 jusqu’à présent, pour voir que la classe ouvrière allemande est supérieure à la française tant au point de vue théorique qu’à celui de l’organisation. La prépondérance, sur la scène mondiale, du prolétariat allemand sur le prolétariat français serait en même temps la prépondérance de notre théorie sur celle de Proudhon. # Les travailleurs français ne doivent pas bouger, parce qu’un éventuel soulèvement victorieux et une défaite allemande retarderait l’unité nationale allemande : L’Allemagne, dit-il, serait fichue pour des années voire des générations. Il ne pourrait plus être question d’un mouvement ouvrier indépendant en Allemagne, la revendication de l’existence nationale absorbant alors toutes les énergies (ibid.). Engels à Marx, 15 août 1870 : Il serait absurde [...] de faire de l’antibismarckisme le principe directeur unique de notre politique. Tout d’abord jusqu’ici - et notamment en 1866 - Bismarck n’a-t-il pas accompli une partie de notre travail, à sa façon et sans le vouloir, mais en l’accomplissant tout de même ? # Pour justifier ces positions, il faut accréditer l’idée d’une guerre défensive pour les Allemands. Marx à Engels, 17 août 1870 : La guerre est devenue nationale.Kugelmann de son côté est accusé de ne rien entendre à la dialectique parce qu’il avait affirmé que la guerre du côté allemand était devenue offensive [25]. # Le 4 septembre 1870, l’empire français s’écroue ; la section française de l’AITlance un appel internationaliste demandant aux travailleurs allemands d’abandonner l’invasion. La social-démocratie allemande répond favorablement, ses dirigeants sont immédiatement arrêtés. Marx qualifie l’appel lancé par les ouvriers français de « ridicule ». Il a, dit-il, provoqué parmi les ouvriers anglais la risée et la colère. # Engels écrit le 12 septembre : Si on pouvait avoir quelque influence à Paris, il faudrait empêcher les ouvriers de bouger jusqu’à la paix. Les travailleurs français doivent profiter de l’occasion pour se constituer en parti et œuvrer dans le cadre des institutions de la République. Le 9 septembre, le Conseil général de l’AIT publie un manifeste qui recommande aux ouvriers français : 1) de ne pas renverser le gouvernement ; 2) de remplir leur devoir civique (c’est-à-dire de voter) ; 3) de ne pas se laisser entraîner par les souvenirs de 1792. Les ouvriers, dit l’Adresse, n’ont pas à recommencer le passé mais à édifier l’avenir. Que, calmes et résolus, ils profitent de la liberté républicaine pour travailler à leur organisation de classe. Voici donc les dispositions d’esprit dans lesquelles se situaient Marx et Engels à la veille de la Commune, dispositions attestées, sans beaucoup de contestations possible, par leur correspondance. La théorie de la guerre de défense ne pouvait être soutenue indéfiniment. L’opinion révolutionnaire unanime et la résistance des masses parisiennes contribuèrent à modifier le point de vue de Marx et d’Engels. Ce n’est que lorsque Blanqui déclare que tout est perdu que Marx reprend à son compte l’argument de la guerre révolutionnaire, cinq mois plus tard. Dès lors, le rôle involontairement progressif de Bismarck diminue, en même temps que s’élève la gloire des ouvriers parisiens vilipendés six mois plus tôt. La Guerre civile en France est l’expression de ce changement d’optique. Désormais, dit Marx, la guerre nationale est une pure mystification des gouvernements destinée à retarder la luette des classes. Ainsi, la lutte des classes reprend sa place comme moteur de l’histoire ; on ne demande plus aux ouvriers français de remplir leur devoir civique ni de s’abstenir de renverser le gouvernement.

Après la Commune, Marx est allé dans le sens des événements parce qu’il comptait rallier à sa cause les Communards exilés à Londres. Voyant que le procédé ne marchait pas, il écrira à son ami Sorge, le 9 novembre 1871, une lettre dépitée : Et voilà ma récompense pour avoir perdu presque cinq mois à travailler pour les réfugiés, et pour avoir sauvé leur honneur, par la publication de La guerre civile en France ! ! ! Bakounine, qui ignorait évidemment cette lettre, a toutes les raisons de dire que le livre était un « travestissement bouffon » effectué par Marx de sa propre pensée [26]. L’approche idéologique de l’événement consiste à nier la réalité, à ne prendre en compte que le contenu de l’Adresse sur la guerre civile en France, sans tenir compte du contexte ni des documents existants en dehorsdesproclamationsdeprincipe, et à l’intégrer dans un corps de doctrine qu’on veut faire passer pour vérité historique. L’approche critique de l’histoire des idées politiques consiste à les resituer dans leur contexte et à les confronter avec les idées de l’époque et les documents disponibles ; elle consiste aussi à ne pas considérer comme argent comptant ni ce qu’un auteur dit ni les motivations qui le poussent. Elle consiste à mettre en parallèle ce que l’auteur proclame publiquement, c’est-à-dire ce qu’il veut qu’on croie, et ce qu’il dit en privé. C’est ce que Rubel ne fait jamais dès lors qu’il s’agit de Marx. L’Adresse est pour lui un document dont le contenu constitue la vérité en soi, et qui ne saurait être remis en cause. Pour avoir une idée de ce que les fondateurs du « socialisme scientifique » pensaient vraiment de l’abolition de l’État, il convient de se reporter à ce que dit Engels dans une lettre à Cafiero, écrite à la même époque où Marx rédigeait La Guerre civile en France. Il est vrai que, selon Rubel, il faut faire un distinguo entre les deux hommes. Engels apparaît souvent comme le « gaffeur » du couple, qui dit explicitement des choses qui doivent être sous-entendues (la notion de peuple contre-révolutionnaire, le terrorisme aveugle contre les Slaves, etc.). Pourtant ces « gaffes » n’ont jamais été contestées par Marx. Voici ce qu’écrit Engels : Pour ce qui est de l’abolition de l’État, c’est une vieille phrase philosophique allemande dont nous avons beaucoup usé lorsque nous étions des blancs-becs [27].

Classe ouvrière et « négation créatrice »

Si Sur les Prétendues scissions définit l’anarchisme en termes de but dans le mouvement prolétaire, il faut préciser que l’anarchisme se définit aussi en termes de moyens. Il ne se réduit pas à l’aspiration à un objectif lointain. Il implique une théorie de l’organisation et quelques grandes lignes stratégiques. Si une politique se juge par sa finalité, elle se juge aussi par les moyens qu’elle se donne pour y parvenir. Lorsque Maximilien Rubel fait du suffrage universel, hier encore instrument de duperie, un moyen d’émancipation, il sort totalement des cadres de référence de l’anarchisme. De même l’anarchisme ne reconnaît aucune validité normative à des pirouettes dialectiques affirmant que le prolétariat ne s’aliène politiquement que pour triompher de la politique et ne conquiert le pouvoir d’État que pour l’utiliser contre la minorité anciennement dominante [...] La conquête du pouvoir politique est un acte « bourgeois » par nature ; il ne se change en action prolétarienne que par la finalité révolutionnaire que lui confèrent les auteurs de ce bouleversement [28].

On peut penser que si la conquête du pouvoir politique est un acte bourgeois par nature, aucune finalité révolutionnaire ne peut le transformer en action prolétarienne. C’est au contraire l’action prolétarienne qui se trouvera de ce fait transformée en action bourgeoise. Maximilien Rubel a trop longtemps mis l’accent sur le problème de la praxis révolutionnaire pour ne pas se rendre compte que la praxis est indissociable du but à atteindre et qu’ils se déterminent (dialectiquement) l’un l’autre. Préconiser que la classe ouvrière assume le projet dialectique d’une négation créatriceet prenne le risque de l’aliénation politique en vue de rendre la politique superflue, ne s’inscrit pas dans un projet anarchiste. Pour Bakounine, la seule négation créatrice est la destruction de l’État et son remplacement par les structures de classe du prolétariat. S’engager - volontairement en plus - dans un processus d’auto-aliénation ne paraîtrait pas à Bakounine le meilleur moyen de parvenir à l’autolibération. Il semble y avoir une confusion chez Rubel entre théorie de l’État et anarchisme. Il n’est pas contestable que dans l’œuvre de Marx il y ait un projet lointain de dépérissement de l’État qui est implicite dans sa théorie de l’abolition des classes sociales. L’État, schématiquement défini comme instrument de répression au service d’une classe dominante, disparaît avec la disparition des classes et de leurs antagonismes. Cet argument ne fait pas du marxisme une théorie anarchiste pour autant, dans la mesure où l’anarchisme se définit, à l’encontre de l’idée de disparition de l’État comme finalité lointaine, comme un mouvement qui inscrit la destruction de l’État comme processus commençant avec la révolution elle-même. L’État ne garantit pas seulement les privilèges de la classe dominante, il est un instrument de création permanente de privilèges, et dans ce sens, il crée la classe dominante. Il n’y a pas de classes sans État, dit Bakounine. Par ailleurs, l’anti-étatisme ne saurait à lui seul définir l’anarchisme. Dans un écrit de jeunesse, Argent, État, Prolétariat, datant de 1844, Marx se laisse aller à des déclarations franchement antiétatiques : L’existence de l’État et l’existence de l’esclavage sont indissociables [29] [c’est de l’esclavage de la société civile dont il s’agit]. Maximilien Rubel, dans une note, page 1588, déclare un peu hâtivement que cet aphorisme exprime on ne peut plus catégoriquement le credo anarchiste de Marx. Une telle affirmation antiétatique ne peut, aux yeux de Maximilien Rubel, que fermement établir Marx au premier rang des penseurs anarchistes. Et, répondant par avance à l’objection selon laquelle toute la praxis ultérieure de Marx dément totalement cette affirmation plus anarchiste que nature, Maximilien Rubel précise : Ses déclarations ultérieures quant à la nécessité, pour la classe ouvrière, de « conquérir » le pouvoir politique, donc de s’assurer la direction des affaires de l’État, voire d’y exercer, en tant que classe et comme « immense majorité », sa « dictature » sur la minorité bourgeoise légalement dépossédée de ses privilèges économiques et politiques, ne contredisent nullement le postulat initial de la finalité anarchiste du mouvement ouvrier [30]. Ce qui est une façon de dire qu’une praxis totalement extra-anarchiste ne contredit nullement le postulat initial anarchiste. Malheureusement, en énonçant les termes de la contradiction, Maximilien Rubel ne la résout pas.

Dans une autre note de la même page 1588, il souligne que malgré le caractère antipolitique (qu’il assimile sans doute à l’anarchisme) de ses écrits de la période parisienne, Marx s’accommodera plus tard d’une politique ouvrière assez conforme au principe qui se trouve ici condamné, ce qui est pour le moins un euphémisme. Là encore, la contradiction ne semble pas détourner Maximilien Rubel de son idée. En revanche, il s’étonne que les épigones de Marx n’aient pas compris que ce dernier était anarchiste, malgré le petit nombre de passages où il se révélerait comme tel, et malgré une pratique politique totalement antianarchiste : En tant qu’idéologie politique, le marxisme des épigones se nourrira de cette ambiguïté que l’absence de « Livre » sur l’État facilitera [31]. Maximilien Rubel semble lui-même conscient du caractère peu convaincant de l’anarchisme de Marx tel qu’il devrait apparaître dans son œuvre écrite. Aussi, la pièce maîtresse de son argumentation se trouve-t-elle dans ce Livre sur l’État que Marx avait en projet. Resté non écrit, ce Livre, rappelons-le, ne pouvait contenir que la théorie de la société libérée de l’État, la société anarchiste [32]. Le plan de l’Économie que Marx voulait écrire n’a pu être rempli que par un sixième, dit Rubel : La critique de l’État dont il s’était réservé l’exclusivité[sic] n’a pas même reçu un début d’exécution, à moins de retenir les travaux épars, surtout historiques, où Marx a jeté les fondements d’une théorie de l’anarchie [33]. Ainsi, en dépit d’une stratégie politique, d’une praxis dont Maximilien Rubel luimême dit qu’elle est contraire aux principes énoncés, Marx aurait écrit, s’il avait eu le temps, une théorie anarchiste de l’État et de son abolition. Les héritiers de Marx qui, par la suite, ont construit un capitalisme d’État peu conforme aux professions de foi anarchistes, se sont « nourris » de cette ambiguïté, causée précisément par l’absence du Livre sur l’État. En d’autres termes, semble croire Maximilien Rubel, si Marx avait eu le loisir d’écrire ce Livre, son œuvre n’aurait pas revêtu cette ambiguïté (que Rubel souligne à plusieurs reprises) ; et sa qualité d’anarchiste aurait éclaté au grand jour. et par là même occasion, probablement, les destinées du mouvement international auraient été différentes. Position idéaliste s’il en fut. La clef du problème de la destinée du marxisme - et de sa dénaturation - réside en conséquence dans ce Livre non écrit, dont l’absence a fait basculer le marxisme dans l’horreur concentrationnaire. Pour rendre à l’œuvre de Marx (et non plus au marxisme, concept que Maximilien Rubel rejette) sa véritable signification anarchiste, il faut donc partir de ce qui existe (c’est-à-dire pas grand chose), des travaux épars, dont Maximilien Rubel se propose de se faire l’exégète. Les anarchistes pourraient légitimement demander à Maximilien Rubel s’il n’y a pas un grosse contradiction à réaffirmer le postulat du matérialisme historique, qui fonde l’incomparable supériorité du marxisme sur l’anarchisme, et ensuite à expliquer le dévoiement de l’œuvre de Marx par la seule absence d’un livre qu’il n’a pas écrit. Si on s’en tient effectivement aux postulats du matérialisme historique, la publication du Livre sur l’État n’aurait pas changé grand chose ; les épigones, représentants de forces sociales qui se seraient développées de toute façon, auraient pris dans Marx (ou ailleurs) ce qui leur aurait été nécessaire pour justifier leur politique et auraient laissé le reste. Il n’empêche que c’est quand même dans l’œuvre de Marx -

considérable, même sans le Livre sur l’État - que les déformations bureaucratiques et totalitaires du mouvement ouvrier ont trouvé leur fondement théorique. Si Marx avait été anarchiste, il aurait écrit son Livre sur l’État. On pourrait ajouter, plus trivialement : si Marx avait été un théoricien de l’anarchisme, ça se saurait...

Conclusion

La démarche de Rubel consiste en l’affirmation du caractère anarchiste du projet de Marx, affirmation impliquant le rejet général de la contribution des auteurs anarchistes, même si sur le détail il reconnaît la validité occasionnelle de quelques unes de leurs théories. A aucun moment il n’y a la tentative de faire une synthèse de l’apport de ces auteurs avec la pensée de Marx, qui est considérée semble-t-il comme un bloc d’acier, pour reprendre les termes de Lénine ; ce dernier considérait que rien ne pouvait être ôté de la pensée de Marx, Rubel considère que rien ne peut y être ajouté. En récusant toute validité normative à l’anarchisme « réel », Rubel se prive d’atouts considérables. Handicapé par son approche essentiellement idéologique du problème, il ne voit pas les évidentes passerelles existant entre Marx et Bakounine (et Proudhon également), qui auraient pu contribuer à l’élaboration d’une œuvre originale. Comme penseur révolutionnaire original, Rubel a échoué - mais ce n’était peut-être pas là son intention. Il reste un remarquable exégète de la pensée de Marx.

René Berthier [1] Bakounine, combats et débats, Institut d’études slaves, 1979. [2] Il n’entre pas dans l’objet de ce travail de détailler cette question. Le lecteur pourra se reporter à mon ouvrage Bakounine politique - révolution en Europe centrale, Éd. du Monde libertaire. [3] Marx-Engels, La social-démocratie allemande, 10/18, p. 68. [4] La social-démocratie allemande, 10/18, p. 66. [5] Et lorsque la circulaire [il s’agit du teste polémique que Marx rédigea pour la Conseil général : Les prétendues scissions dans l’Internationale] accusait le « jeune Guillaume » d’avoir taxé les « ouvriers des fabriques » genevois d’affreux bourgeois, elle omettait purement et simplement de dire que le terme « ouvriers de fabrique » désignait à Genève une couche d’ouvriers privilégiés, bien rémunérés, travaillant dans les industries de luxe et qui avaient passé les compromis électoraux plus ou moins douteux avec certains partis bourgeois. Franz Mehring, Karl Marx Histoire de sa vie, Éditions sociales, p. 529.

[6] ranz Mehring, Karl Marx - Histoire de sa vie, Éditions sociales, p. 522. [7] Par approche idéologique nous entendons l’approche consistant à prendre au premier degré les idées d’un auteur sur un sujet, sans examen critique. ainsi, La guerre civile en France serait un livre d’histoire sur la Commune, à prendre comme tel, et contenant la vérité sur cet événement, et non un livre exposant les opinions de Marx sur la question, à un moment donné, et pour des raisons données. [8] Étatisme et anarchie, p. 206, Champ libre. [9] Dictionnaire des œuvres politiques, p. 52. [10] Le concept de peuple chez Bakounine inclut le prolétariat, la paysannerie pauvre et la petite bourgeoisie pauvre. [11] Dans une lettre à Liebknecht du 8 avril 1870, Bakounine fait remarquer que la majorité des étudiants russes se trouvent dans la situation de n’avoir absolument aucune carrière, aucun moyen assuré d’existence devant elle, ce qui fait qu’avant tout, elle est révolutionnaire par position, et c’est la manière la plus sérieuse et la plus réelle, selon moi d’être révolutionnaire. Il est significatif que ce sont ces mêmes intellectuels petits-bourgeois qui constitueront l’écrasante majorité des cadres du parti bolchevik, trente ans plus tard... [12] Introduction aux Luttes de classes en France. [13] Critique du programme d’Erfurt, Éd. sociales, p. 101. [14] La critique par Bakounine de l’étatisme de Marx recouvre deux réalités, qu’il n’entre pas dans notre sujet de développer : La stratégie de conquête du pouvoir d’État par les élections ; la conception étatique du communisme. [15] C’est la réaction que j’ai eue en publiant en 1895 un texte polémique dans Informations et réflexions libertaires (oct-nov. 1985), Rubel, Marx et Bakounine. [16] Étatisme et anarchie est une synthèse des idées de Bakounine sur l’histoire et la politique des États Européens, leur formation et leur perspective d’évolution dans le cadre d’une stratégie du mouvement ouvrier. Le sujet central n’en est pas Marx, quoi qu’en pense Rubel, mais l’Allemagne et la Russie. C’est en effet une réflexion sur le rôle respectif de l’Allemagne et de la Russie dans l’histoire européenne et sur leur statut de centre de la réaction en Europe. Le fait que Bakounine pense - en argumentant - que l’Allemagne a acquis, avec la constitution de l’unité nationale, ce statut de centre de la réaction, se résume chez Rubel par l’accusation de germanophobie, ce qui évidemment évacue l’analyse des explications de Bakounine. On peut distinguer nettement deux parties (le livre, inclus dans le tome IV des Œuvres chez Champ libre, commence p. 201 et finit p. 362) : I. # Histoire de l’Europe et géopolitique : Russie (p. 209) # autriche (p. 227) # Russie - empire allemand (p. 250) # Perspective de guerre entre russie et Allemagne (p. 260) # Expansionnisme russe en Asie orientale (p. 273). II. Le libéralisme allemand (p. 286) : 1815-1830 Gallophobie des romantiques tudesques (p. 298) # 1830-1840 Imitation du libéralisme français (p. 303) # 1840-1848 Le radicalisme (p. 314) # 1848-1850 Mort du libéralisme (p. 319) # 1850-1870 Triomphe de la monarchie prussienne (p. 335).

[17] Le lecteur pourra utilement se reporter à l’ouvrage de Claude Berger, Marx, l’association, l’anti-Lénine, qui est une réflexion originale sur le thème de l’association chez Marx en tant que théorie et pratique de l’auto-émancipation du prolétariat. Sa démarche va dans le même sens que celle de Rubel, mais à aucun moment il n’éprouve le besoin de faire de Marx un théoricien de l’anarchisme. Petite bibliothèque Payot, 1974. [18] Marx théoricien de l’anarchisme, p. 45. [19] Bakounine avait prévu que, après sa propre exclusion de l’AIT, au congrès de La Haye, le même sort serait réservé à tous les oppositionnels. S’apercevant qu’ils avaient été manipulés par un congrès truqué, les résolutions votées à ce congrès furent désavouées, entre le 15 septembre 1872 et le 14 février 1873, par les Jurassiens, les Français, les Belges, les Espagnols, les Italiens, les Américains, les Anglais, les hollandais. Voyant cela, le nouveau conseil général, transféré à... New York ! publie le 26 janvier 1873 une résolution déclarant que tous ceux qui ne reconnaissent pas les résolutions du congrès de La Haye se placent en dehors de l’Association internationale des travailleurs et cessent d’en faire partie. Dire par conséquent que Marx et ses proches ont en somme exclu de l’AIT la quasi-totalité du prolétariat international n’est pas un abus de langage ! L’argument : Il s’est exclu lui-même resservira beaucoup par la suite... [20] Marx théoricien de l’anarchisme, p. 49 [21] Marx, Œuvres, La Pléiade, vol. III, note de Rubel, p. 1735. [22] Marx critique du marxisme, postface, p. 430. [23] Dictionnaire des œuvres politiques, p. 56 [24] Franz Mehring, Karl Marx - Histoire de sa vie, Éditions sociales, p. 504. [25] L’accusation de ne rien entendre à la dialectique constitue la réfutation ultime du marxisme face à un argument irréfutable. Lénine l’emploiera également, notamment contre Boukharine, qu’il désigne comme le meilleur théoricien du parti, mais qui n’a pas compris la dialectique, ce qui laisse rêveur sur le niveau théorique des dirigeants bolcheviks... [26] L’État et la Révolution joue dans la mythologie léninienne le même rôle que La Guerre civile en France. C’est un curieux destin que Marx, comme Lénine, confrontés à une révolution, aient été contraints d’oper un travestissement bouffon de leur pensée pour aller (temporairement il est vrai) dans le sens de l’histoire... [27] ettre à Cafiero, 1er juillet 187 [28] Rubel, Marx critique du marxisme, p. 55 [29] Marx, Œuvres, La Pléiade, vol. III, p. 409. [30] Marx, Œuvres, La Pléiade, vol. III, p. 1588, note de Maximilien Rubel [31] Marx, Œuvres, La Pléiade, vol. III, note de Maximilien Rubel, p. 1588 [32] Marx critique du marxisme

[33] Plan et Méthode de l’Économie, Marx critique du marxisme, p. 378.

Les Temps maudits, n° 15, janvier-avril 2003

Lire Rubel aujourd’hui Contre la feinte-dissidence d’hier et de demain À propos de Maximilien Rubel

Il y a deux ans, paraissait une réédition de Marx critique du marxisme, un recueil de textes écrits entre 1957 et 1973 par Maximilien Rubel (1905-1996), un ouvrage publié à l’origine dans la belle collection “Critique de la politique” dirigée par Miguel Abensour. Proche de la tradition du communisme de conseils – qu’il qualifiait, à l’instar du syndicalisme révolutionnaire théorisé par Georges Sorel, de “ marxisme antipolitique ” –, Rubel avait tenté de retrouver, par-delà les marxismes institutionnels, ce qu’il tenait pour l’inspiration première de Marx, à une époque où la pensée de l’auteur du Manifeste communiste était devenue à l’évidence un instrument au service de formes inédites d’exploitation et de domination. “ Marx critique du marxisme, écrivait-il dans le prologue à l’édition de 1974, c’est, bien sûr, Marx critique du vrai capitalisme, mais c’est avant tout Marx critique du faux socialisme, d’une imposture idéologique qui, tragique ironie du sort, se pare du nom du premier critique scientifique des idéologies ”. Il nous a semblé intéressant de faire un bilan de l’œuvre de Rubel et de nous interroger sur ce qu’elle a encore à nous dire quelques années après l’effondrement de ce “ faux socialisme ” dont Rubel avait dressé le constat de faillite de longues années auparavant, et au moment où, avec le “ vrai capitalisme ”, flanqué de la démocratie libérale, nous aurions enfin touché à cette “ fin de l’Histoire ” annoncée – un peu prématurément – par Hegel au XIXe siècle. Personne n’était plus qualifié que Louis Janover, auteur de l’introduction au recueil, pour nous éclairer là-dessus et répondre aux questions que suscitent inévitablement certaines des thèses défendues par celui dont il fut l’ami et le collaborateur. Ces questions, qui apparaissent en filigrane dans le texte qui suit, portaient sur la vie et l’œuvre de Rubel, sur ses liens avec les groupes dont il se sentait le plus proche, sur l’originalité de son approche du bolchevisme et sur le rapport qu’il voyait entre la pensée de Marx et les régimes qui se sont réclamés de lui. Elles concernaient également l’importance qu’il accordait à l’éthique du socialisme chez Marx et, enfin, le sens de cet anti-étatisme qui, à ses yeux, faisait de ce dernier un “ théoricien de l’anarchisme ”. En conclusion, après une question sur l’intérêt qu’on peut trouver aujourd’hui à la lecture et/ou la relecture de Rubel, nous avons interrogé celui qui s’est fait le critique intransigeant de la “ feinte-dissidence ” – sans épargner celle qui se pare d’atours volés à la tradition anarchiste 1 – sur les possibilités qui s’offrent à notre époque à tous ceux qui, héritiers de Marx ou de Bakounine, prétendent incarner une dissidence authentique contre le système établi (régime social capitaliste et démocratie représentative) et contre les illusions distillées à son sujet par une

domesticité intellectuelle qui s’est fait une règle de servir en toutes circonstances les pouvoirs établis, Wall Street, Moscou ou Pékin hier, les maîtres d’une “ économie de marché ” qu’on tient pour “ indépassable ” aujourd’hui. Louis Janover savait qu’il pouvait user en toute liberté des pages que la revue de la CNT lui ouvrait en grand : il ne s’en est pas privé, sans rien cacher des réserves que lui inspirent – comme elles inspirèrent à Rubel – certaines des “ impasses ” où, d’après lui, se fourvoyèrent Bakounine et ses lointains héritiers (espagnols, en particulier), mais sans manquer non plus de relever celles des partisans de l’action politique prônée par Marx, sociaux-démocrates ou bolcheviks : “recours à la lutte réformiste de longue haleine ou à des mesures d’exception pour accélérer le mouvement”. Et s’il relève, à l’occasion, les insuffisances qu’il voit dans l’analyse proposée par les anarchistes sur le régime social de l’ex-URSS 2, il n’en note pas moins la proximité de la dénonciation faite par Bakounine de la “ bureaucratie rouge ” avec celle des Rosa Luxemburg, Paul Mattick et “ autres marxistes de même tendance ”. Nous formons le vœu que ces pages aident à jeter un pont entre ceux qui continuent de se réclamer de l’une ou l’autre des deux grandes figures de la Première Internationale, et qu’elles permettent aux uns et aux autres de porter un regard plus clair sur ce qui reste des causes de leur séparation et de mesurer si ce qui les unit ne dépasse pas à présent ce qui continue de les séparer. Une fois disparu le mirage des socialismes réellement (in)existants et alors que les partis sociaux-démocrates ont tranché tout ce qui les rattachait encore à l’auteur du Capital, les conditions sont peutêtre réunies pour qu’il nous soit permis de retisser les liens rompus et de retrouver l’inspiration commune aux deux branches du mouvement ouvrier du XIXe siècle 3 – l’auto-émancipation des producteurs, l’éthique du socialisme originel (avec ses valeurs fondées sur la résistance à l’oppression et la pratique de la solidarité) comme moyen d’accès à une société d’individus libres et égaux –, et pourquoi pas, afin que, de notre côté, nous acceptions de regarder Marx, le Marx de Rubel, comme un des nôtres. Les Temps maudits 1. Dans son texte, Louis Janover revient une fois de plus, et à juste titre, sur l’usage que font nombre de nos idéologues modernes, ou demi-portions d’idéologues à la Serge July, du terme “ libertaire ”, inconsidérément accolé à “ libéral ” dans un accouplement qui ressemble à s’y méprendre à celui de la carpe et du lapin. Ne parlons même pas de ce professeur classé à la “ gauche de la gauche ” qui, en lançant le “ concept ” de “ social-démocratie libertaire ”, a montré qu’on peut être docteur ès sciences politiques et ne pas savoir de quoi on parle. Si les “ marxistes ” de naguère avaient une connaissance (plus ou moins) vague de l’œuvre de Marx, les ignorantins (ou les faux innocents) qui aujourd’hui usent et abusent de ce mot-là opèrent un véritable vol à main armée sur un terme qu’ils ont vidé au préalable de toute la charge que l’Histoire y avait déposée, depuis sa création par Joseph Déjacque jusqu’au “ Concepto confederal del comunismo libertario ” adopté par la CNT en mai 1936. 2. L. Janover nous autorisera à lui signaler que si elle n’a pas donné, sur ce chapitre, l’équivalent des rigoureuses analyses de Rubel ou Castoriadis, la critique anarchiste est allée quand même plus loin que la simple “ condamnation morale ” qu’il lui attribue un peu chichement. Qu’il se reporte, par exemple, à l’extrait cité dans le n° 13 de notre revue (p. 124) d’une brochure publiée en 1928 à Paris par un groupe anarcho-

communiste russe en exil, dont nous ne relèverons ici que les deux premières phrases traduites par notre camarade Frank Mintz : “ Dans la pratique, dans le fond, […], le régime de la dictature soviétique, c’est le capitalisme. […] La caractéristique fondamentale du capitalisme – l’antagonisme entre les formes et les rapports sociaux – n’est effacée que formellement, par les décrets juridiques ”. 3. Qu’on se rappelle l’amitié qui unit l’anarchiste Fernand Pelloutier, l’incomparable animateur de ce berceau du syndicalisme révolutionnaire que furent les Bourses du travail, et le marxiste Georges Sorel, ainsi que la volonté de ce dernier et de son disciple Édouard Berth de concilier l’enseignement de Marx et de Proudhon. Au sujet de l’opposition traditionnelle entre anarchisme et marxisme (et, ajoutons-nous, des improbables “ synthèses ” entre l’un et l’autre), on citera ici, en conclusion, ce qu’était la position de Rubel : “ La véritable problématique, écrivait-il, n’est pas dans des antinomies telles que l’anarchisme et le marxisme, le marxisme et le réformisme ou le marxisme et le révisionnisme ; elle est dans l’opposition du jacobinisme et de l’auto-émancipation ” (Marx critique du marxisme, p. 421).

Le concept de démocratie chez Marx Maximilien Rubel I. Pour une démocratie libérée de l'Etat et de l'Argent La critique sociale, qui constitue la substance de l'œuvre de Karl Marx, a, pour l'essentiel, deux cibles : l'Etat et l'Argent. Il est significatif que Marx ait commencé cette oeuvre critique avant d'adhérer au communisme. Pour y parvenir, il lui suffisait de concevoir la démocratie comme la voie d'une libération fondée sur des rapports sociaux profondément modifiés et, tout d'abord, de fournir la preuve théorique de l'incompatibilité foncière d'institutions telles que l'Etat et l'Argent avec la liberté humaine. Deux tâches pour lesquelles il fallait s'évader de la philosophie hégélienne : cette position se trouve proclamée dans deux écrits qui, rédigés à quelques mois de distance, paraissent ensemble dans les Annales franco-allemandes de janvier 1844, quatre ans avant le Manifeste communiste dont ils présentent, en quelque sorte, une variante en deux volets de style philosophique. Il s'agit de l'Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, d'une part, et de l'essai sur La Question juive, d'autre part. Entre ces deux moments de la carrière littéraire de Marx s e situent ses études d'économie politique et la première tentative d'une critique radicale des théories du capital. Inédits jusqu'en 1932, ces travaux ont permis de mieux comprendre les chemins de sa pensée. Toutefois, alors qu'une immense littérature a été

consacrée aux manuscrits parisiens, dits économicophilosophiques, de 1844, on ne connaît aucune analyse en profondeur de l'important travail auquel Marx s'est livré pendant l'été de 1843, dans sa studieuse retraite de Kreuznach, et qui nous est parvenu sous la forme d'un volumineux manuscrit. Publié pour la première fois en 1927, ce texte, quoique inachevé, marque une rupture définitive avec la philosophie politique de Hegel. Tout en dénonçant violemment l'illogisme et la supercherie de certaines thèses hégéliennes sur l'Etat et la monarchie, la propriété et la bureaucratie, Marx formule une conception de la démocratie où il va beaucoup plus loin que dans les articles qu'il avait publiés, quelques mois auparavant, dans la Rheinische Zeitung pour livrer bataille à la censure prussienne. C'est une opinion répandue qu'en devenant communiste, Marx abandonne l'idéalisme et le libéralisme dont témoignent ces essais polémique . Mais, à moins de supposer que son adhésion au communisme est le geste d'un illuminé, force est d'y voir l'aboutissement logique, naturel. de ce même idéalisme et de ce même libéralisme. La clef de cette adhésion, on la trouve aussi bien dans le manuscrit antihégélien de Kreuznach que dans les deux essais mentionnés plus haut, publiés à Paris. De tous ces travaux, une conviction se dégage, qui n'abandonnera plus le savant et l'homme de parti : la démocratie ne peut trouver son achèvement que dans une société où les hommes, librement associés, n'aliènent plus leur personnalité à travers de fallacieuses médiations, politiques et économiques. Cette conviction, Marx l'a acquise au moyen de nombreuses lectures, philosophique et historiques, pendant ses années universitaires à Berlin et à Bonn (18401842). Pour notre sujet, il convient d'examiner brièvement quelquesunes de ces lectures : elles nous mettront sur la piste de la démarche intellectuelle qui a conduit Marx de la démocratie à l'anarcho-communisme. Dans un de ses cahier d'étude, qui date de son séjour berlinois, nous ne trouvons pas moins de 160 extraits du Traité théologico-politique de Spinoza. Les passage notés se rapportent aux miracles, à la foi et à l;. philosophie, à la raison et à la théologie, à la liberté de l'enseignement, aux fondements de la république, au prophétisme, etc. Tout cela, sans le moindre commentaire personnel et pourtant, sur la couverture du cahier, on peut lire : "Spinoza : Traité théologicopolitique, par Karl Marx, Berlin 1841".

Comment faut il entendre ce titre? Par là, Marx semble signifier qu'il avait retenu chez Spinoza tout ce qui lui paraissait nécessaire pour construire sa propre vision du monde des rapports humains. Il y affirmait manifestement sa conviction que la vérité est l'œuvre de tout l'humanité et non point d'un individu ; il pensait en cela comme Goethe, qu'il admirait, et qui s'était présenté lui-même comme un disciple de Spinoza. En outre, Marx copie ou fait copier, en deux cahiers, quelque 6o extraits des lettres du philosophe hollandais. Il découvrait chez Spinoza, comme il les trouvait en lui, les raisons majeures qui l'incitèrent à donner à l'Allemagne le signal de la lutte pour la démocratie. La république démocratique, la liberté humaine sont chez Spinoza les éléments d'une éthique rationnelle, d'une conception des hommes et du bonheur humain dans les domaines de la nature et de la société ; on y trouve l'idée que l'individu peut atteindre la liberté par la conscience, la connaissance et l'amour. C'est de Spinoza, non de Hegel, que Marx apprit à concilier nécessité et liberté. Et quand il entreprit de démolir la mystification hégélienne, quand il s'attaqua à la métaphysique de l'Etat, défini par Hegel comme le but suprême de la Raison, il était déjà préparé pour s'attaquer aux fondements réels de l'autorité politique : la propriété et la bureaucratie. Nous verrons plus loin les motifs qui poussèrent Marx à développer le concept spinozien de démocratie, à l'enrichir d'un examen de ses implications sociales, ou plus précisément à fondre la démocratie spinozienne avec le communisme, après avoir écarté la métaphysique de l'Etat qui l'avait d'abord attiré chez Hegel. Bien que Marx ait rejeté cette philosophie politique sans conditions, on sait qu'en commençant à rédiger Le Capital il fera retour vers la dialectique hégélienne : euphémisme, ironie peut-être, il parlera de " flirt". Envoûté par Hegel pendant ses années d'études, il ne s'en est jamais libéré complètement, pour autant qu'il s'agisse de philosophie de l'histoire. C'est de cette situation ambiguë qu'est né le malentendu qu'on appelle " matérialisme historique ". Spinoza apporta à Marx ce que celui-ci eût demandé à Hegel, ou au Rousseau du Contrat social, à savoir la chance offerte à l'individu de réconcilier l'existence sociale et le droit naturel, chance que la charte des droits de l'homme et du citoyen n'accordait qu'en vertu d'une fiction juridique. Le Traité de Spinoza est sur ce point sans équivoque : " La démocratie naît de l'union des hommes jouissant, en tant que société organisée,

d'un droit souverain sur tout ce qui est en leur pouvoir. Régime politique le moins absurde, la démocratie est, " de toutes les formes de gouvernement, la plus naturelle et susceptible de respecter la liberté individuelle :,. car nul n'y abandonne son droit naturel de manière absolue. " Il le transfère à la totalité de la société dont il fait partie ; les individus demeurent ainsi tous égaux, comme naguère dans l'état de nature". Veut on une preuve littéraire de l'influence de Spinoza sur la première pensée politique de Marx, voici un passage où l'on reconnaîtra aussi l'écho des attaques de Feuerbach contre Hegel : La démocratie est l'énigme résolue de toutes les Constitutions. Ici, la Constitution est incessamment ramenée à son fondement réel, à l'homme réel, au peuple réel; elle est posée non seulement en soi, d'après son essence, mais d'après son existence, d'après la réalité, comme l'œuvre propre du peuple. La Constitution apparaît telle qu'elle est, un libre produit de l'homme - .

Dans la suite de son argumentation, Marx s'attaque à Hegel, pour qui l'homme provient de l'Etat-démiurge. Il lui oppose la démocratie qui part de l'homme, qui fait de l'Etat un objet, un instrument de l'homme. Paraphrasant la critique de la religion de Feuerbach, Marx raisonne sur les Constitutions politiques : De même que la religion ne crée pas l'homme, que l'homme crée la religion, ce n'est pas la Constitution qui crée le peuple, mais le peuple qui crée la Constitution. La démocratie est, en quelque sorte. à toutes les autres formes de l'Etat, ce que le christianisme est à toutes les autres religions. Le christianisme est la religion par excellence, l'essence de la religion. l'homme déifié considéré comme une religion particulière. De même, la démocratie est l'essence de toute Constitution politique : l'homme socialisé considéra comme Constitution politique particulière... L'homme n'existe pas à cause de la loi, c'est la loi qui existe à cause de l'homme : c'est une existence humaine, tandis que dans les autres (formes politiques) l'homme est l'existence légale. Tel est le caractère fondamental de la démocratie -.

Marx apporte ici des éléments de sa propre fabrication, qui n'entrent d'ailleurs dans cadre traditionnel de la démocratie qu'en le faisant éclater. Point de témoignage empirique à l'appui. pour l'instant. Il en trouvera plus tard, et c'est alors qu'il associera au concept de la démocratie un autre concept qu'il en aura tiré, à savoir, la dictature du prolétariat; dans un cas comme dans l'autre, il s'agira, à ses yeux, d'une seule et même chose : l'"autodétermination du peuple" Cet apport de l'expérience, Marx le recueille dans sa retraite de Kreuznach, après avoir quitté la rédaction de la Rheinische Zeitung. Il met son inaction à profit pour étudier en profondeur l'histoire révolutionnaire de la France, de l'Angleterre et de l'Amérique. C'est cette étude qui le convainquit sans nul doute que l'aboutissement normal et inévitable de la république démocratique est dans le communisme, autrement dit "la vraie démocratie où l'Etat politique disparaît".

II La démocratie américaine et son avenir On trouve, dans un cahier d'étude de 1843, des extraits du récit d'un Ecossais qui, visitant les Etats-Unis, parvient à des conclusions plus radicales que celles de Tocqueville. Thomas Hamilton accomplit son voyage en 1830-1831. Son ouvrage, Men and Manners in America, fut réédité deux fois en peu de temps. Marx le lut en 1843 dans une traduction allemande et en copia quelque 50 passages, relatifs aux problèmes importants de l'Amérique : fédéralisme et suffrage universel, situation légale et réelle des citoyens, conflits d'intérêts entre le Nord et le Sud ; constitution des Etats de la Nouvelle Angleterre, etc. Ce qui pique son intérêt, c'est la façon dont Hamilton comprend, ou plutôt ressent, les tendances sociales dans le fonctionnement de la démocratie américaine. Avec un curieux mélange de générosité libérale et de goût aristocratique, l'auteur décrit les partis républicain et fédéraliste, la " révolution silencieuse " commencée quand Jefferson prit le pouvoir, la montée du " nombre" par opposition aux hommes de propriété et de savoir. Tout cela témoigne d'un beau flair historique, et Marx ne pouvait rester indifférent aux faits frappants rapportés par l'Ecossais. Il y trouve ce que Tocqueville n'avait pas démêlé : les potentialités révolutionnaires de la démocratie

américaine. Selon Tocqueville, l'Amérique offrait l'image même de la démocratie, car elle jouissait d'une égalité quasi complète des différentes conditions. A la vérité, il craignait que la démocratie ne fût exposée à devenir la tyrannie d'une majorité ; mais il était essentiellement optimiste quant aux perspectives sociales et économiques des régimes démocratiques. Hamilton, lui, a observé certains traits de la vie économique américaine ; il y a discerné une tendance que Marx va considérer comme décisive pour l'avenir de l'Amérique : la lutte des classes. Voici quelques-uns des passages notés par Marx en allemand et traduits ici de l'original anglais. Hamilton s'entretient avec des " Américains éclairés " sur les possibilités sociales offertes par la Constitution des Etats-Unis, et il constate qu'aucune volonté ne vient faire contrepoids " à l'imprévoyance de la démocratie par la prévoyance et la sagesse d'une aristocratie de l'intelligence et de la prudence". Il donne alors un exemple de ce qu'il appelle " évolution et tendance de l'opinion chez les habitants de New York " C'est une ville où les différents ordres de la société se sont rapidement séparés. La classe laborieuse s'est déjà constituée en une société qui porte le nom de "Workies", par opposition à ceux qui, favorisés par nature ou par la fortune, jouissent d'une vie de luxe sans connaître les nécessités du travail manuel. Ces gens ne font point mystère de leurs revendications et il faut leur rendre cette justice qu'elles sont peu nombreuses, quoique énergiques. Leur première exigence, c'est l'égalité et l'universalité de l'instruction. II est faux, disent ils, de soutenir qu'il n'existe à présent aucun ordre privilégié, aucune aristocratie de fait dans un pays où l'on admet les différences d'éducation. Toute une partie de la population, contrainte au travail manuel, se trouve forcément exclue des charges importantes de l'Etat. Il existe donc vraiment affirment ils une aristocratie, et de l'espèce la plus odieuse : l'aristocratie du savoir, de l'éducation et l'élégance, qui contredit au véritable principe de démocratie, l'égalité absolue. Ils se font fort de détruire une injustice aussi flagrante en y consacrant toute leur activité physique et mentale. Ils proclament à la face, du monde que cette plaie doit disparaître, faute de quoi, la liberté d'un Américain sera réduite à l'état de simple vantardise. Ils déclarent solennellement ne point s'estimer contents, aussi longtemps que tous les citoyens des Etats-Unis ne recevront pas le même degré d'éducation et ne prendront pas le même départ dans course aux honneurs et offices de l'Etat. C'est chose impossible, on s'en doute, et ces hommes le savent que d'éduquer les classes travailleuses au même degré que les plus riches ; leur but avoué, c'est donc de réduire les riches à la même condition intellectuelle que les pauvres (...) Mais ceux qui limitent leurs considérations à la dégradation mentale de leur pays sont en vérité des

modérés. D'autres vont bien plus loin. réclament hautement une loi agraire et une distribution périodique de la propriété. Sans nul doute, c'est l'extrême gauche du parlement "workie", mais ces gens contentent de pousser jusqu'au bout les principes de leurs voisins moins violents. Ils usent de toute leur éloquence pour réclamer la justice et la propriété pour tout individu qui reçoit nourriture et vêtement. Ils dénoncent cette monstrueuse iniquité : l'un roule en voiture, tandis que l'autre va à pied ; rentré de promenade, il sable le champagne, tandis que tout son voisinage doit, à sa honte, se contenter d'eau claire. Egalisez seulement la propriété, disent ils, et vous verrez plus ni champagne ni eau. Vous verrez le brandy pour tout le monde, et cette victoire du consommateur vaut bien des siècles de lutte (pp. 160-61).

Examinant la politique ouvrière du gouvernement américain au regard des énormes ressource intérieures des EtatsUnis, Thomas Hamilton ne doute point que ceux-ci soient destinés à devenir une grande nation manufacturière. Voici son pronostic : D'imposantes cites de manufactures jailliront aux divers points de l'Union ; la population se rassemblera en masse, et l'on verra mûrir aussitôt les vices qui accompagnent actuellement un tel état de société. Des millions d'hommes verront leur subsistance dépendre de la demande d'une industrie particulière, et encore cette demande sera-telle soumise à une perpétuelle fluctuation. Quand le pendule oscillera dans une direction, ce sera un flux de richesse et de prospérité ; quand il reviendra en sens contraire, ce sera la misère, l'insatisfaction et le désordre à travers tout le pays. Un changement dans la mode, une guerre, la fermeture d'un marché étranger, mille accidents imprévisibles et inévitables se produiront, qui ôteront la paix aux multitudes. Un mois plus tôt, elles profitaient de toutes les facilités de la vie.

Voici maintenant une prédiction dans le plus beau style marxien Qu'on se rappelle que c'est la classe souffrante qui sera, en pratique, dépositaire de tout le pouvoir politique de l'Etat ; qu'il ne peut y avoir de force militaire pour maintenir l'ordre civil et protéger la propriété ; et dans quel coin, j'aimerais qu'on me le dise, l'homme riche pourra-t-il chercher refuge et mettre à l'abri sa personne ou sa fortune ?

Certes, aucun des " éminents " interlocuteurs de Thomas Hamilton n'a refusé de voir qu'une telle période de désordre fût inévitable. Mais on lui répondait souvent que ces redoutables événements étaient encore éloignés, que pour l'instant le peuple n'avait guère d'inquiétude au sujet des afflictions à venir. Et le voyageur écossais de noter : Je ne peux pourtant m'empêcher de croire que le temps de l'épreuve est bien moins éloigné que ces raisonneurs ne l'imaginent pour se rassurer ; mais si l'on concède que la démocratie mène nécessairement à

l'anarchie et à la spoliation, la longueur du chemin qui nous y mène n'a pas grande importance. Il est évident qu'elle peut varier selon les circonstances particulières de chaque pays où l'on en peut faire l'expérience. L'Angleterre pourrait faire le trajet à la vitesse du chemin de fer. Aux Etats-Unis, étant donnés les grands avantages qu'on y trouve, les choses peuvent durer encore une génération ou deux, mais le terminus est le même. Il y a doute sur la durée, non point sur la destination (p. 66). Devenu communiste, Marx n'avait qu'à inscrire le mot de communisme là où Hamilton écrivait " anarchie" ou " spoliation " ; devenu économiste, il donnera aux avertissements de l'Ecossais une armature théorique dans le fameux chapitre du Capital qui s'intitule : "La tendance historique de l'accumulation du capital.", Tocqueville a trouvé une formule générale, et quelque peu hégélienne, pour conjecturer cet accomplissement des temps. Il voyait dans le progrès de l'égalité sociale un effet de la Providence divine.

III Défense et conquête de la démocratie On serait tenté de dire que Marx fut le légataire spirituel de Tocqueville' et qu'ii apporte cette science nouvelle de la société où la dialectique de la nécessité historique prendra la place de la croyance en la Providence divine. Nous n'avons cure de poser à nouveau un problème qui tient une si

belle place dans le débat sur l' "historicisme" de Marx. Ce que nous avons essayé de montrer, c'est que, dans la formation politique de Marx, il existe un lien étroit entre ses convictions pré-communistes et son adhésion au communisme; entre le Marx démocrate et le Marx communiste; entre les première oeuvres, qui ne sont point économiques, où le communisme prend simplement la forme d'une dénonciation véhémente du culte de l'argent (La Question juive, par exemple), et Le Capital, où la même dénonciation est présente, quoique souvent tacite, dans le schéma scientifique du système de production capitaliste. Nous voudrions apporter à cette thèse un dernier témoignage. En 1850, sept ans après son adhésion au communisme, et alors qu'il militait comme chef de la Ligue des communistes, Marx autorisa Hermann Becker, membre de la même Ligue, à publier un choix de ses écrits en plusieurs volumes. La première livraison fut publiée à Cologne en 1851. On y trouve les articles libéraux et démocratiques des Anekdota et de la Rheinische Zeitung, ce qui veut dire que Marx ne les considère point comme dépassés, et que la lutte pour les libertés démocratiques reste la tâche du jour. II est convaincu que ses premières idées sur la démocratie contiennent en puissance tous les éléments de cet humanisme dont le communisme n'a été qu'un aspect particulier ; et cela, Marx l'affirme dans ses manuscrits de 1844, première ébauche du Capital. Deux concepts séparés, celui de démocratie et celui de communisme, correspondent chez Marx à la révolution politique et à la révolution sociale, c'est-à-dire aux deux étapes de la révolution prolétarienne. La première, la "conquête de la démocratie" par la classe ouvrière, aboutit à la " dictature du prolétariat ". La seconde, c'est l'abolition des

classes sociales et du pouvoir politique, la naissance d'une société humaine. Marx a distingué entre révolution politique et révolution sociale, et il faut s'en souvenir si l'on veut comprendre ses attitudes d'homme de parti. Nous n'avons pas à nous occuper ici des divers aspects de sa sociologie politique. Retenons seulement que le développement social lui paraissait assujetti aux lois historiques, et que les révolutions sociales dépendaient donc des conditions données, tant matérielle. que morales. Ce processus est caractérisé par la croissance des forces productives, progrès technique d'une part, maturité de la conscience humaine d'autre part. Au vrai, la thèse de Marx (la conscience sociale est déterminée par l'existence sociale) contient des ambiguïtés pour l'épistémologie. Pourtant, il convient de souligner en tout ceci le caractère éthique de la thèse ou de son postulat sur une conscience prolétarienne. A l'idée d'une révolution à double moteur, correspond le double aspect de la pensée et de l'activité politique de Marx. Il ne manque pas d'exemples qui montrent que sa lutte politique prit souvent un caractère à la fois exotérique et ésotérique. Ainsi, en 1847, il accepte la vice-présidence de l'Association démocratique, à Bruxelles, tout en devenant membre de la Ligue des communistes. Ainsi, en janvier 1848, il rédige le Manifeste communiste et, dans le même mois, prononce un discours sur le libre échange qui sera publié par l'Association démocratique. Ainsi, la même année, l'année de la révolution, il fonde et publie à Cologne la Neue Rheinische Zeitung, sous-titre : "Organe de la démocratie", et se brouille avec l'extrême gauche de la Ligue, qui dénonce son opportunisme. En 1847, il écrivait : "La domination de la bourgeoisie fournit au prolétariat non seulement des

armes entièrement nouvelles pour le combat contre la bourgeoisie, mais aussi une position complètement différente en tant que parti officiellement reconnu." Dix huit ans plus tard, Marx et Engels feront une déclaration publique où ils réaffirment leur position de 1847 et dénoncent les erreurs des lassalliens, qui recherchaient l'alliance du prolétariat et du gouvernement royal de la Prusse contre la bourgeoisie libérale : "Nous souscrivons aujourd'hui à chaque mot de la déclaration que nous avons faite à l'époque". A chaque période de sa carrière politique, on voit Marx combattre inlassablement pour les libertés démocratiques : au début des années 50, aux côtés des chartistes ; pendant toute la durée du Second Empire, par des centaines d'articles antibonapartistes ; par sa lutte contre le tsarisme et contre le prussianisme qui en est l'instrument ; au cours de la guerre de Sécession, où il prit parti pour le Nord contre le Sud, pour le travail libre contre l'esclavage (en 1865, au nom du Conseil général de la Ire Internationale, il rédigea une adresse à Abraham Lincoln, rappelant qu'un siècle plus tôt l'idée d'une " grande république démocratique " avait pour la première fois jailli, donnant ainsi l'impulsion à la révolution européenne du xviiie siècle et faisant comprendre aux classes ouvrières que la rébellion des esclavagistes devait sonner là le tocsin d'une croisade de la propriété contre le travail). En 1871, Marx magnifia la Commune de Paris comme " le vrai représentant de tous les éléments sains de la société française, et donc le "vrai gouvernement national" en même temps que " le gouvernement ouvrier ", comme " le champion courageux de l'émancipation du travail", comme l'antithèse du bonapartisme et de l'impérialisme, comme " le selfgovernement des producteurs un gouvernement élu au suffrage universel

responsable et révocable à tout moment. C'était "la forme politique enfin découverte pour réaliser l'émancipation économique du travail".

Pour citer un dernier épisode, rappelons qu"en 18'72 Marx fit exclure Bakounine de l'Internationale, car il était convaincu que l'anarchiste voulait s'en servir comme d'un paravent pour des entreprises de conspiration, où il se réservait à lui-même le rôle d'un maître absolu. Il voyait dans la société bakouninienne secrète " la reconstitution de tous les éléments de l'Etat autoritaire sous le nom de communes révolutionnaires (...) l'organe exécutif est un état-major révolutionnaire formé par une minorité (...) l'unité de pensée et d'action ne signifie rien d'autre qu'orthodoxie et obéissance aveugle. Perinde ac cadaver. Nous sommes en pleine compagnie de Jésus"

IV La dictature du prolétariat Marx ne vantait pas volontiers ses propres mérites de théoricien social. Il ne prétendait pas avoir découvert ni l'existence des classes sociales ni la lutte de celles-ci dans la société moderne. Il revendiquait cependant sans hésitation, la paternité d'une démonstration. originale, à savoir :I- que l'existence des classe, est liée à des phases déterminées du développement économique; 2. que la lutte des classes aboutit " nécessairement " à la dictature du prolétariat ; 3. que cette dictature conduit à la disparition de toutes les classes dans une société régénérée. Bien qu'il ne nous le dise pas expressément, nous sommes en droit de supposer que Marx

attribuait à ces trois thèses une validité scientifique, et que la démonstration avait à ses yeux la portée d'une construction logique, empiriquement vérifiable. Il serait aisé d'énumérer les écrits, publié, ou inédits, dans lesquels Marx a effectivement tenté, avant 1852, de "prouver" les trois thèses divulguées dans sa lettre à Weydemeyer. On v verrait comment il fait appel, avec un judicieux équilibre, à deux méthodes simultanées : d'une part, l'analyse, la description précise, l'information sérieuse ; de l'autre, la déduction, la synthèse valorisante, et donc la Sinngebung, éthique. Quant au concept de dictature du prolétariat, il est étroitement lié à une conception de l'État et des formes de gouvernement. Or nous venons de montrer que Marx a fait une large place, dans sa théorie politique, aux principes de la démocratie en tant que conquête de la bourgeoisie et du prolétariat dans leur lutte commune contre l'Etat féodal. Il y voyait, sans plus, la première étape d'une lutte à poursuivre désormais, au sein même d'une société capitaliste libérée des vestiges du passé féodal, jusqu'à la "conquête de la démocratie " par la classe la plus nombreuse et la plus misérable. Légale ou violente (nous savons que Marx n'excluait pas la possibilité d'une passation de pouvoir à l'aide du suffrage universel), cette conquête ne pouvait pas ne pas conserver un caractère dictatorial à toutes les actions de classe. Mais cette fois, et, selon Marx, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, la dictature était en même temps la démocratie au vrai sens du terme : la destruction de l'Etat et le règne du peuple ; plus exactement : le règne de l'immense majorité sur des minorités autrefois dominantes et possédantes. Là, s'inaugure la

phase de l'émancipation totale, autrement dit de l'utopie réalisée : la société sans classes. Marx le disait dès 1847, en polémiquant contre Proudhon : La classe laborieuse substituera, dans le cours de son développement, à l'ancienne société civile une association qui exclura les classes et leur antagonisme, et il n'y aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est précisément le résumé officiel de l'antagonisme dans la société civile.

Conclusion Nous n'avons fait qu'effleurer le sujet, mais nous pouvons dégager de ce qui précède quelques idées générales dont voici le résumé : 1-. Le concept de démocratie ne s'entend chez Marx que relativement à sa conception du développement social et par rapport aux conditions particulières de son époque. Comme théoricien et comme homme de parti, il a pris part à la lutte des classes ouvrière et bourgeoise pour les droits politiques ainsi qu'à la lutte pour l'émancipation nationale contre les régimes absolutistes et réactionnaires'. Démocratie, libération nationale étaient les buts à atteindre immédiatement, conditions préalables à l'établissement d'une société

sans classes. Le premier but, la démocratie bourgeoise, n'était qu'un point de départ pour le mouvement autonome des ouvriers ; le suffrage universel était le moyen légal de conquérir le pouvoir politique, et ce pouvoir lui même une étape nécessaire sur la voie de l'émancipation sociale. L'idée de socialisme et de communisme a son origine dans l'idée d'une démocratie totale. Marx l'avait rencontrée chez Spinoza, et se souvient de la leçon pour critiquer la philosophie politique de Hegel et pour rejeter sa théorie de la bureaucratie, du pouvoir des princes et de la monarchie constitutionnelle. En adhérant au communisme, Marx ne rompait point avec sa première conception de la démocratie : il la sublimait. Dans le communisme tel qu'il l'a entendu, la démocratie est maintenue, et elle s'élève à une signification plus haute. 2- Le premier résultat positif de ses étude philosophiques et historiques, c'est cette éthique humaniste qu'il n'a tenté que plus tard de fonder sur des prémisses scientifiques. C'est pour cet humanisme qu'il a abandonné la spéculation philosophique en faveur de la théorie social: et de l'action politique. C'est seulement après avoir publié sa première prise de position communiste qu'il se met à l'école des grands économistes. Dans sa critique passionnée des auteurs étudiés, il se montre déjà en possession des critères qui l'autorisent à dénoncer l'" infamie" de l'économie politique. 3. La démocratie signifie pour Marx, comme pour les jacobins de sa génération, le gouvernement du peuple par le peuple. Point de départ et moyen, elle se transfigure dans la société sans classes, libérée de tout pouvoir étatique, de toute médiation politique. En tant que but provisoire, la

démocratie doit se réaliser contre le passé féodal et absolutiste par la lutte commune de la bourgeoisie et du prolétariat, chacun remplissant son rôle révolutionnaire spécifique. Une fois ce but atteint, le prolétariat est appelé à s'émanciper par ses propres moyens et son émancipation est celle de l'humanité tout entière. La démocratie acquiert sa véritable signification quand elle est une lutte destructive et rénovatrice. Principal combattant, le prolétariat est poussé à son action "historique " par les condition inhumaines de son existence. La lutte de classe, ce fait historique, devient postulat éthique ; le prolétariat moderne doit s'organiser en tant que classe, conscient de sa " mission" révolutionnaire. C'est ainsi qu'Engels pouvait écrire "Pour le triomphe ultime des idées exposée dans le Manifeste communiste, Marx se fiait uniquement et exclusivement au développement intellectuel de la classe ouvrière tel qu'il devait nécessairement résulter de l'action et de la discussion communes. " 4. Ce que Marx appelle conquête de la démocratie, c'est à dire la conquête du pouvoir politique, est garanti par principe aux ouvriers par le fonctionnement normal de la démocratie qui exclut théoriquement toute violence dans la lutte pour l'égalité sociale. La violence n'est pas une loi naturelle de l'histoire humaine ; elle est un résultat naturel des conflits de classes qui caractérise les sociétés où les forces de production sont devenues des forces d'aliénation sociale. Fiction juridique, la démocratie dissimule une dictature réelle, un rapport de classe exploiteuse à classe exploitée, un divorce entre les droits fondamentaux et l'oppression matérielle.

L'antithèse historique et morale de ce phénomène permanent de l'histoire passée et présente, c'est le gouvernement réel de la majorité, résultat normal des conflits sociaux quand le suffrage universel se transforme, comme le dit Marx, " d'un instrument de duperie en un moyen d'émancipation ". La démocratie apporte aux producteurs, organisés en syndicats et en partis, les moyens légaux de conquérir le pouvoir et d'œuvrer progressivement à la transformation de toute la société, en vue de bâtir " une association dans laquelle le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous". Si l'on fait abstraction des ambiguïtés de l'enseignement marxien, on doit convenir que la critique sociale, telle que nous avons essayé de la définir en exprime la valeur perdurable, ou ce qu'on pourrait appeler le message. Le "marxisme" -vocable qui, autrement, désigne un concept irréalisablen'est concevable que comme un refus des systèmes politiques contemporains, ou plus exactement comme une critique sociale fondée sur l'idée (ou le postulat) d'une démocratie libérée de l'Etat et du Capital. Si l'on entend ainsi le " marxisme", on reconnaît l'inutilité, voire la nocivité d'un terme qui a prêté à tant de confusions. Le mot est superflu si l'on adhère au sens que nous lui prêtons, par quoi il rejoint l'éthique commune au socialisme, à l'anarchisme et au communisme. Au regard de cette éthique, aucune des sociétés existantes ne peut être considérée comme libre et humaine, car toutes sont soumise à des degrés divers, à des régimes qui sont négation de la liberté et de l'humanité que Marx envisageait lorsqu'il parlait de démocratie. " Il faut, écrivait Proudhon en 1840, ou que la société périsse, ou qu'elle tue la propriété. Avec Marx, il dirait aujourd'hui : il faut, ou

que la société périsse, ou qu'elle supprime l'Etat et le Capital.

Maximilien Rubel Le contrat social N°4 vol. 6 *Le thème de cet essai fut traité dans un cours public à l'Université de Harvard en avril 1961. tout en y apportant quelques changements, l'auteur a tenu à lui conserver le style de l'improvisation.

Autopraxis historique du prolétariat Maximilien RUBEL

En janvier 1832 parut à Londres une brochure de quinze pages intitulée Grand National Holiday and Congress of the Productive Classes. La couverture nous apprend que le texte fut imprimé et publié à Londres par William Benbow, demeurant 205 Fleet Street. Membre remuant de la National Union of the Working Classes and Others fondée en avril 1831 par des disciples d'Owen, Benbow, tenancier d'un café situé à l'adresse indiquée, lança une véritable déclaration de guerre, au nom des "producteurs ", c'est-à-dire du Peuple, contre la classe - la minorité -de ceux qui ne créent rien et jouissent de tout. " Depuis bien des années, le peuple n'a rien fait pour lui-même. Il n'a même pas existé, car il n'a pas joui de la vie. Son existence a servi à d'autres, leur procurant les jouissances de la vie; il a été par rapport à lui-même comme un non-être... Quel travailleur peut dire qu'il vit ? à moins de dire qu'il vit quand il dépérit à petit feu, en produisant, avec l'estomac vide et des membres épuisés, ce qui sert à faire vivre d'autres hommes. L'existence de l'ouvrier est négative. Il est vivant pour la production, la misère et l'esclavage:, mort pour la joie et le bonheur... Le peuple est le souffre-douleur de la Société. " 1

Benbow ne se soucie guère de trouver une explication "scientifique" du phénomène qu'il dénonce; il se borne à constater un fait qui lui paraît absurde et à nommer ce qu'il croit être la raison de cette absurdité : " C'est l'ignorance qui nous fait incessamment travailler non pour nous, mais pour les autres ; c'est l'ignorance qui nous fait combattre et prodiguer notre sang et

notre vie pour assurer au petit nombre le pouvoir de faire toujours de nous leurs instruments ; c'est l'ignorance qui nous empêche de nous connaître et, sans une connaissance claire de nous-mêmes, nous resterons toujours l'instrument des autres, les esclaves de la classe qui consomme " (l.c., p. 386). L'auteur de ces lignes exprime donc d'une manière,on ne peut plus simple et directe non seulement la quintessence des doctrines critiques exposées dans toute une littérature de réformateurs et d'économistes radicaux depuis la Révolution française, mais aussi le sens profond de ce qui constituera désormais la pensée baptisée " socialiste ". Le terme " socialisme " fait d'ailleurs son apparition à cette époque, tant en Angleterre qu'en France (2). La situation du travailleur dans la période de l'essor de l'industrialisme, telle que la décrivent des auteurs comme Buret, Villermé, Flora Tristan, fait penser à l'existence d'une nouvelle forme d'esclavage. En lisant Benbow, on se rend compte que ce sont précisément des hommes comme lui . témoins ou acteurs du combat émancipateur se déroulant dans les pays industriels, qui ont révélé pour la première, fois le secret intime des luttes ouvrières : l'union consciente et autonome de masses de prolétaires en vue d'une transformation radicale du mode de vie et de travail né avec le système capitaliste. L'abolition de cet esclavage était d'emblée conçue comme la tâche non pas de minorités politiques ou d'élites éclairées, mais de l'ensemble des victimes elles-mêmes parvenues à l'intelligence de leur destin tragique, dans l'ère du machinisme et de l'accumulation du capital. " Si nos seigneurs et maîtres ont de très bonnes raisons pour nous maintenir dans l'ignorance, nous en avons de plus fortes encore pour acquérir la connaissance... Le savoir dont nous avons besoin est très facile à acquérir; ce n'est pas celui qu'on acquiert dans les écoles ou dans les livres... La connaissance dont nous avons besoin est celle de nous-mêmes : la connaissance de notre propre pouvoir, de notre immense puissance et du droit que nous avons de mettre en action cette immense puissance" (1.c., p. 386). La logique de Benbow trahit dans sa simplicité une force de persuasion qui ne manquera pas d'impressionner une certaine catégorie d'intellectuels pour devenir le ressort d'une théorie sociale exprimant en formules plus savantes ce qui fut ressenti et naïvement imaginé par les individus soumis aux contraintes du nouveau mode de production. Benbow ne s'embarrassait pas d'explications compliquées pour défendre sa cause et en démontrer les chances de réussite: l'ennemi de classe étant numériquement faible, il fallait lui opposer la force du nombre - les antécédents historiques ne manquaient pas pour étayer le raisonnement ainsi proposé. Le peuple de France, alors engagé sur la même voie que celle choisie par l'Angleterre industrielle, s'était assez tôt libéré de la tyrannie et il était à prévoir que ce même peuple ne tarderait pas à se soulever " pour la République". Benbow semble avoir suivi avec attention les premières révoltes ouvrières à Lyon et à Grenoble. Dans ces villes, les revendications des ouvriers révoltés allaient au-delà des améliorations immédiates et mettaient en cause le système politique (impôts, livres et maisons des percepteurs, etc.). Benbow n'est pas à court d'arguments pour proposer le seul remède pouvant sauver le "Peuple"

: " Le remède qui doit améliorer votre situation et vous arracher à la ruine finale et éternelle est en vous, mêmes. C'est simplement l'unité de pensée et d'action. Pensez ensemble, agissez ensemble et vous soulèverez des montagnes d'injustices d'oppression et de misères et de besoins " (l.c., p. 387). Nous sommes en présence d'un document assez extraordinaire pour l'époque où il fut conçu: c'est comme si dans ce texte lapidaire, grandiloquent par endroits, la voix intimes de ces masses de miséreux s'était fait entendre sans le secours d'analyses et d'explications savantes de spécialiste , de l'économie politique ou de la science juridique. Benbow fut cordonnier, puis libraire, avant de devenir tenancier de cabaret. Son nom apparaît dans les controverses des réformateurs de Manchester à partir de 1816. A travers lui, c'est la logique de l'instinct de conservation d'une classe sociale qui anime le raisonnement et en fait une arme de combat pour obtenir l'adhésion d'une force sociale qui s'ignore et qu'il suffit d'éveiller (3). Puisque les seigneurs et maîtres ont réussi, malgré leur infériorité numérique à imposer leur politique grâce à leur unité de pensée et d'action, il convient de suivre leur exemple et de les vaincre par l'arme inventée par eux, l'unité de pensée et d'action. C'est à ce point de son discours que Benbow formule avec la plus grande clarté le principe d'action qui deviendra quinze ans plus tard la substance révolutionnaire du socialisme dit scientifique : " De toutes les folies dont la nature humaine peut se rendre coupable, il n'y en a pas de plus grande que de croire que les autres feront pour nous ce que nous devrions faire pour nous-mêmes. Si les autres ne sentent pas comme nous, si les autres ne sont pas opprimés, volés, pillés et dégradés, comment peuvent -ils entrer dans nos sentiments ? Attendre l'aide des tories, des wighs, des libéraux, attendre l'aide des classes moyennes ou de toute autre classe que celle qui souffre, c'est pure folie " (l.c., p. 387). Tel est l'énoncé du postulat que les auteurs du Manifeste communiste vont définir comme "historische Selbsttätigkeit" du prolétariat. Pour traduire le concept central de notre recherche, nous proposons un terme d'étvmologie grecque qui rend exactement le sens du mot allemand : autopraxis (4) " Aber sie erblicken auf deri Seite des, Proletaraits keine geschichtliche Selbsttätigkeit, keine ihm eigentümliche politische Bewegung. " (5) " Toutefois, ils ne voient du côté du prolétariat aucune autopraxis historique, aucun mouvement politique qui lui soit propre." Sont visés ici les " inventeurs " des " systèmes proprement socialistes et communistes ", et nous apprenons même le nom de trois parmi les plus célèbres utopistes : Saint Simon, Fourier, Owen. Ils "aperçoivent", nous dit le Manifeste, " l'antagonisme des classes ainsi que l'action des éléments dissolvants dans la

société dominante elle-même. Toutefois... ". Auteur du chapitre consacré à la " littérature socialiste et communiste " - et probablement du texte intégral du Manifeste qu'il a rédigé à Bruxelles après avoir reçu les Principes du communisme que Engels lui avait envoyés de Paris - Marx fait suivre la phrase qui nous occupe d'une série d'alinéas qui soulignent les défauts et les qualités des " systèmes utopiques ". Le projet de Benbow aurait pu illustrer parfaitement la thèse anti-utopique de Marx: le cordonnier-cabaretieréditeur n'avait rien d'un "inventeur de système", rien d'un esprit "en quête d'une science sociale" ou "de lois sociales", et il ne s'avisait nullement de " substituer à l'organisation graduelle et spontanée du prolétariat en classe " sa " propre fiction d'une organisation de Ia société ". Son mérite était précisément de ne pas considérer la classe ouvrière " sous le seul aspect de la souffrance extrême", comme un élément purement passif, mais d'en appeler à la volonté de libération des prolétaires, sans se tourner vers " l'ensemble de la société sans distinction, et même de préférence vers la classe dominante" (l.c., p. 191 sq.). Et si Marx reproche encore aux visionnaires utopistes de rejeter " toute action politique, et surtout toute action révolutionnaire " et de vouloir atteindre leur but " par des moyens pacifiques ", s'il condamne leurs tentatives "de frayer un chemin au nouvel évangile par la force de l'exemple, par des expériences limitées qui, naturellement, se terminent par un échec " (l.c., p. 192), il aurait été en revanche bien avisé de faire une place spéciale à une expérience révolutionnaire qui proposait à la réflexion des " producteurs . un mode d'action a contrario, une forme de non-action subversive, bref un mode d'autodétermination qui, mieux que l'action politique, rendait à chaque travailleur l'initiative, toute personnelle, en même temps que la spontanéité " historique ". Le "Grand National Holiday", ce devait être en effet la plus formidable manifestation de cette initiative de cette spontanéité que le Manifeste communiste appelait " historique" pour la simple raison que le geste projeté avait pour objectif de changer le cours du destin des hommes. Il fallait démontrer que la classe des producteurs, dont l'immense majorité de la nation britannique, classe aussi utile que démunie - selon l'expression de Flora Tristan qui préférait cette formule à celle de Saint-Simon pouvait, en s'abstenant de produire et de créer la richesse " nationale " (the Wealth of Nations) pendant un temps calculé par avance, forcer la minorité possédante et dominante à établir, dans son propre intérêt, un statut humain longtemps rêvé et promis, destiné à servir l'intérêt de tous. Une " Grande Fête Nationale", autrement dit l'abandon et la cessation du travail de gagne-pain, ce devait être une grande fête de l'esprit, la manifestation éclatante de la conscience ouvrière, en même temps que la fin temporaire - et bientôt définitive - de la servitude prolétarienne certes mais aussi le premier pas vers " le bonheur et la liberté de l'humanité" Cette période de grève générale devait durer un mois, pendant lequel les classes productrices momentanément en état de désertion du travail se réuniraient en congrès pour proclamer une Constitution universelle, un nouveau droit garantissant l'égalité des droits et des libertés, des jouissances et des sacrifices. Edouard Dolléans insiste à juste titre sur le caractère auto-émancipateur du projet de Benbow qui, cependant, avait des antécédents intellectuels dont l'auteur,

curieusement, rappelle plus particulièrement celui auquel on s'attendait le moins :les coutumes du " plus ancien des Peuples ", le Sabbat, l'année de libération tous les sept ans et le Jubilé chez les Hébreux. Voici comment Dolléans résume l'argument de Benbow " Le congrès des classes productrices aura pour principal, mission d'établir, pour l'humanité tout entière, un code de lois instituant l'égalité des droits, des jouissances et du travail. Ce code universel, instituant l'égalité dans la répartition du travail et des produits, n'est qu'une réédition des codes de la Nature des réformateurs sociaux du XVIIIème siècle. Ce qui est nouveau, c'est le moyen par lequel cette égalité sera réalisée. La méthode de régénération sociale est neuve d'une double façon. Ici, il ne s'agit plus de faire appel au bon tyran ou à l'opinion éclairée par les directeurs de conscience sociale, mais aux classes productrices elles-mêmes ; d'autre part, les classes spoliées montreront leur puissance non par une révolte sanglante, par une insurrection à main armée contre les classes spoliatrices, mais par un simple arrêt du travail et de la production " (ibid.). Dolléans a parfaitement saisi l'esprit original du pamphlet de Benbow, mais il y a lieu d'approfondir et d'élargir la problématique de la grève générale au-delà de l'horizon où se situe le commentaire de l'historien qui fait le rapprochement entre l'" idée " de Benbow et sa " reprise ", soixante ans plus tard, par Aristide Briand aux congrès socialistes de Marseille (1892) et de Nantes (1894). Briand définissait la grève générale - à la différence de la grève partielle- comme une " arme sociale contre la société capitaliste ", venant renforcer cette autre arme qu'est, pour l'ouvrier, le suffrage universel. Mais Dolléans hésite à classer parmi les propagandistes et les théoriciens de la grève générale un Fernand Pelloutier ou un Georges Sorel, l'un et l'autre étant " moins proches de Benbow par la forme et la substance de leurs conceptions " (6). Cette remarque est trop lapidaire pour satisfaire le lecteur qui, aujourd'hui, réfléchit sur le destin du mouvement ouvrier depuis ses origines et qui croit avoir nombre de raisons pour rester sceptique quant aux perspectives de ce qui se présente désormais sous les étiquettes de " socialisme " et de " communisme " . Les abus de langage, devenu la plaie de la communication intellectuelle entre les individus et les nations, font que tout discours sérieux engage, d'autant plus la responsabilité morale des interlocuteurs que les termes employés sont imprécis ou proposés sans, être définis au préalable. S'agissant du problème de l'autoémancipation du prolétariat, la répétition incessante des stéréotypes révolutionnaires et des clichés baptisés " scientifiques " ou " marxistes " n'est pas de nature à apporter la clarté dans un débat qui ne fait que commencer: la Selbsttâtigkeit dite historique, et qui était pour Marx un phénomène évident, estelle aujourd'hui comprise et définie à la lumière de toute l'expérience historique tant du XIXème siècle que du siècle qui est le nôtre ? Il suffit d'examiner la littérature - brochures, tract, livres, périodiques - publiée sur les thèmes du paupérisme et des réformes sociales discutées pendant la période se situant entre 1830 et 1842 tant en Angleterre qu'en France et en

Allemagne, pour mesurer la distance intellectuelle qui sépare le mouvement ouvrier contemporain de ses début au siècle précédant. Il sera évidemment tentant d'objecter que cette affirmation repose sur un truisme, les classes ouvrières des pays économiquement développés ayant précisément conquis par la lutte incessante les avantages et les positions qui n'étaient autrefois que des thèmes de littérature et de propagande. Dans ce cas, le bas niveau intellectuel des "classes productives" (Benbow) au XX ème siècle, ne serait que la rançon des avantages matériels conquis par l'autopraxis de la classe ouvrière, par ses initiatives militantes, syndicales et politiques, qui rendent anachronique cette "littérature" aux tendances subversives. Car s'il est vrai qu'un tiers du monde contemporain est déjà en voie de transition vers le " communisme ", en quoi la brochure de Benbow pourrait-elle intéresser aujourd'hui les producteurs de ces pays déjà socialistes, voire les salariés des pays capitalistes incomparablement mieux lotis que les prolétaires du siècle passé ? Cet intermède interrogatif n'a rien d'ironique, car Ia seule lecture de l'appel de Benbow suffit à montrer que nous sommes en pleine mythologie si nous nous abandonnons, ne fût-ce qu'un instant, à l'idée que la situation des classes ouvrières dans notre siècle marque un progrès notable sur ce qu'elle fut au siècle passé. C'est l'image de l'Europe dévastée par les guerres napoléoniennes, avec ses séquelles socio-économiques, qui a donné l'impulsion au mouvement chartiste postérieur à cette littérature radicale dont la brochure de Benbow nous fournit un modèle. Ce formidable projet de non-violence subversive qu'était le " Mois sacré " du prolétariat britannique proposé en 1832 était conçu dans le même esprit révolutionnaire qui inspira au XIXème siècle les artisans de la Commune de 1871, les conseils ouvriers d'Allemagne en 1918-1919 et les soviets russes en 1905 et en 1917. Ce sont là les seules véritables manifestations de cette autopraxis révolutionnaire dont Marx a constaté l'existence et mesuré la portée historique en 1848, pour se croire autorisé, en critiquant les utopistes, à prédire l'imminence du déclin de la civilisation du capital et de la bourgeoisie. Selon l'historiographie coutumière à l'école marxiste, l'enseignement de Marx fonderait l'ère du socialisme " scientifique " par opposition à la période de l'utopisme socialiste et communiste. En réalité, le chartisme offre la meilleure preuve qu'il y a eu de la " science sociale " bien avant Karl Marx, comme il y a eu de l'"utopie" avant et après Marx. Dans Saint-Simon, Owen et Fourier - pour ne citer que les plus connus parmi les penseurs de l'utopie - on découvre autant d'éléments pour une analyse scientifique (matérialiste) des rapports sociaux qu'on en distingue dans Marx pour une vision utopique (idéaliste) de la Cité humaine. La décennie de 1832-1842 se situe entre deux étapes d'un mouvement d'idées et de faits dont la première n'est pas moins riche en manifestations d'un esprit révolutionnaire que la seconde, et c'est au cours de cette dernière, qui a vu s'étendre l'extraordinaire expérience du chartisme et naître et mourir la non moins extraordinaire entreprise de l'Internationale ouvrière que s'est formée une théorie sociale dont les avatars ultérieurs constituent l'énigme permanente et la superstition par excellence de notre siècle. Car le marxisme n'a hérité du prétendu fondateur que des lambeaux d'un discours analytique qui, marqué au coin de la dialectique sanctionnée par l'autorité de l'Etat ou du Parti, se prête aux abus

politiques les plus monstrueux. Puisque l'esprit n'est que reflet et épiphénomène, son avilissement systématique est devenu un moyen de domination pour les maîtres des Etats dits socialistes. Mais cette volonté est aussi, bien que le style en soit différent, le fait du monde adverse, les deux " camps " rivalisant dans l'autoabaissement moral et dans le mépris des valeurs qui fondent l'éthique dont le socialisme ordinaire s'est fait le porteur et dont Marx s'est proposé d'enrichir et de consolider la structure logique et l'esprit créateur. Un marxisme triomphant a démontré à contrario la solidité et la cohérence du discours analytique de Marx, tout comme l'échec du mouvement ouvrier témoigne de la fragilité de son discours normatif : l'auto-dynamisme, l'initiative prétendument " historique " du prolétariat moderne apparaissent à l'observateur attentif comme le paradoxe central de la pensée marxienne dans la mesure où ce concept participe du double discours, analytique et normatif, du visionnaire "scientifique". Si la norme semble avoir précédé la théorie, celle-ci a, en revanche, sauvegardé l'impulsion initiale sans laquelle elle n'aurait jamais eu le destin aujourd'hui transparent dans sa sombre négativité en tant qu'arme idéologique de nouvelles classes de maîtres, qui ont pris à leur compte l'appel que Marx destinait aux classes asservies : " La critique de la religion aboutit à la théorie selon laquelle l'homme est l'être suprême pour l'homme, donc à l'impératif catégorique de bouleverser toutes les circonstances dans lesquelles l'homme est un être asservi, humilié, abandonné, méprisable..."(7) Le manifeste de Benbow, premier document littéraire prônant l'auto-libération des "classes productrices", est remarquable par le réalisme avec lequel l'organisation de la Fête universelle fut envisagée afin de lui assurer les chances maximales de réussite. On peut sans exagérer affirmer que ce projet contient le germe d'une pensée des conseils ouvriers susceptible d'aider la réflexion qui se nourrit aujourd'hui des expériences diverses s'échelonnant tout au long des cent trente années qui se sont écoulées depuis la création de la Société des pionniers de Rochdale (1844). La coopération ouvrière peut être considérée comme le premier modèle de cette autopraxis économique qui, avec le mouvement politique déclenché par les chartistes, marquera la volonté d'émancipation totale de la classe ouvrière. Il nous faut cependant nous arrêter encore quelques instants au projet de Benbow visant à inciter à une participation collective et réfléchie aux délibérations dont l'issue devait décider des moyens pour atteindre le but recherché : " le bonheur de la majorité ", the happiness of the many.

" Il faudra former désormais des comités du gestion des classes ouvrières dans chaque ville, cité, village et commune à travers le Royaume Uni. Les comités devront se familiariser eux-mêmes avec tous les détails du plan et être prêts à employer toute leur énergie et leur persévérance à le mettre en exécution aussi rapidement et efficacement que possible. " (8) La tâche de ces " comités d'organisation " était de veiller à ce qu'il y ait de fréquentes réunions pour discuter des problèmes à l'ordre du jour, d'empêcher les excès d'intempérance des participants qui devaient disposer de provisions pour la

première semaine au moins de la Fête; celles destinées aux trois semaines restantes devaient provenir des fonds fournis par les municipalités respective - les taxations et les exactions d'en haut faisant place à un nouveau pouvoir souverain, celui de la majorité. " ... il y a un genre de souveraineté - à savoir la souveraineté du peuple - qui jusqu'ici n'a pas encore été éprouvée et c'est à cet effet que nous réclamons en ce moment, pendant cette Fête qui doit l'établir, des contributions volontaires. Quand nous parlons d'établir la souveraineté du peuple, nous parlons d'établir sa grandeur, son bonheur et sa liberté." (8) Il s'agit d'une souveraineté à la mesure de l'ambition du visionnaire qui ignore l'angoisse métaphysique et se passe facilement de ces jeux de concepts auxquels se plaît, par exemple, un Hegel et ses imitateurs quand ils s'évertuent à fixer l'action de l'Idée et de la Liberté - entités personnifiées - dans l'évolution de l'humanité, plus exactement de l'Homme, vers une liberté finale promise par le Dieu-Concept. L'argument du cordonnier, d'une désarmante simplicité, vaut cependant par son urgence hie et nunc alors que celui du philosophe d'Etat, hier encore disciple du savetier mystique Jakob Boehme, rêve d'un peuple dominant qui représenterait, à chaque époque - et seulement à son heure de destin - une étape déterminée de l'évolution de l'Esprit du monde(10). Le rappel de la théodicée hégélienne annonçant la venue de l'âge viril de l'Empire germanique est d'autant plus urgent et instructif qu'il s'agit de ne rien ignorer de ces particularités de l'esprit du temps qui a dît prendre au dépourvu l'adolescent Marx, l'étudiant qui cherchera dans l'épicurisme d'abord, puis dans le matérialisme une vérité méritant d'être vécue: il découvrira une voie possible dans le socialisme dont le mouvement chartiste devait présenter à ses yeux la première manifestation pratique. Dans ce combat de masses d'hommes, l'idée de liberté, loin d'être une abstraction manipulée par des spécialistes de la spéculation philosophique, correspondait à un besoin immédiat. En somme, Marx a dû rencontrer le socialisme dans sa double expression économique et politique, avant de le rencontrer sous ses formes idéologiques. Robert Owen n'avait rien d'un idéologue, mais hostile au parlementarisme, il ne put empêcher que la National Union of Working Classes adoptât pour objectif la réforme sociale au moyen de la réforme politique. C'est l'échec des premières tentatives de faire passer le Reform Bill qui motiva la réaction violente de Benbow et le conduisit à imaginer le Grand National Holiday, la Grève générale et totale comme moyen pour le peuple de conquérir le pouvoir et de " réaliser dans le fond la révolution sociale " (11). Quelques années après la publication de la brochure de Benbow, le mouvement chartiste adopta l'arme de la grève générale dans sa lutte pour la réforme politique. Pourtant, quelques jours avant la date fixée au 12 août 1839 pour le déclenchement de la grève générale, celle-ci fut décommandée: les responsables estimèrent que le peuple n'était pas prêt à réaliser le "mois sacré". Ce fut une victoire des éléments modérés désireux d'attendre la réaction du Parlement à l'égard de la Pétition (12). Cette réaction fut négative, mais le mouvement chartiste n'eut jamais vraiment

l'appui des larges masses de la population angoissées par la peur de la crise et du chômage ; c'est seulement trois ans plus tard que l'on assistera à un sursaut du chartisme révolutionnaire, quand éclatera la grande grève connue sous le nom de " plug-pot ", dernière tentative d'une action dont les mobiles et les objectifs n'eurent presque plus rien de commun avec les visées de Benbow. Mais le mouvement ouvrier avait atteint une certaine maturité qui suscitera l'admiration des observateurs socialistes du continent depuis toujours fascinés par les progrès et les effets de l'industrialisme du Royaume-Uni. Car si Benbow a pu se passionner pour l'idée de la grève général, c'est qu'il existait déjà en GrandeBretagne une longue tradition de luttes ouvrières et une certaine expérience des grèves partielles. Les travaux des historiens spécialisés et les récits des voyageurs sont suffisamment éclairants à ce sujet et font parfaitement comprendre le pourquoi de l'essor d'un puissant mouvement d'idées axé moins sur les problèmes abstraits du destin de l'homme que sur la problématique du progrès technique en tant que source de misère humaine (13).

Si l'on se tourne vers l'Allemagne du Vormärz, de la période se situant entre 1830 et 1848, on constate de nombreuses manifestations de la Selbsttätigkeit, de l'AUTOPRAXIS des exploités appelée par Marx " historique " parce qu'impliquant des virtualités d'un futur modifié, d'une transformation révolutionnaire de même essence que les rêves et projets des réformateurs et agitateurs anglais et français. Ce qui frappe d'emblée, c'est le fait que les premières associations d'ouvriers et d'artisans allemands se sont constituées non en Allemagne mais en Suisse et en France lorsque la Charte de 1830 favorisa la liberté d'association et de coalition. Les émigrés allemands des milieux intellectuels et commerçants fondèrent à Paris le Deutsche Volksverein auquel se joignirent des compagnons-artisans, organisation qui devient secrète en 1834 pour échapper aux sanctions de la nouvelle législation française en matière d'association. La " Ligue des Bannis " était constituée sur le modèle de la " Charbonnerie " française - elle-même suivant la Carbonaria italienne - dont la figure centrale était Filippo Buonarotti, ancien compagnon de Babeuf. De la scission de cette Ligue (1837) est née la " Ligue des Justes " dont les statuts, plus démocratiques que ceux de sa devancière, imposaient à ses membres le même devoir : lutter pour Ia "libération et la résurrection de l'Allemagne" et pour la " réalisation des principes formulés dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen " (14). Des associations secrètes d'artisans allemands firent également leur apparition en Suisse où elles nouèrent des contacts avec la ligue internationale secrète de la " Jeune Europe " fondée par Mazzini et avec des associations analogues en France, notamment avec la Ligue des Justes. L'histoire de celle-ci pendant les années 1839-1842 est étroitement liée à la carrière du tailleur pour dames Wilhelm Weitling dont la pensée, nourrie aux idées des utopistes français et anglais retenons surtout trois noms d'auteurs dont il a su tirer un grand profit intellectuel : Fourrier, Owen et Lammenais - fit une telle impression à Marx qu'il la plaça audessus de celle de Proudhon (15). Quelque exagérée que pût être le jugement de

Marx quant au caractère "génial" de la production littéraire du compagnontailleur allemand - avec qui il ne tardera pas à entrer en conflit quand il le verra prendre des allures de messie - il est indéniable que Weitling a été accepté par les membres de la Ligue des Justes comme le fidèle interprète des aspirations du prolétariat allemand. Son projet d'une société communiste représentait dans sa clarté et sa simplicité une synthèse magistrale des doctrines utopistes de l'époque. Weitling devait personnifier aux yeux de Marx le génie didactique d'une possible élite ouvrière en tant que chaînon intermédiaire entre les penseurs "bourgeois" gagnés à la cause de l'émancipation prolétarienne et les masses des exploités susceptibles de s'élever au niveau intellectuel de l'"avant-garde" réelle ou se prétendant telle. Weitling se situe pour Marx à ce point de non-retour que devait lui paraître l'adhésion à la cause des offensés et humiliés dont l'abaissement était la condition d'un type de civilisation où l'individu moyen était livré aux maîtres du capital et à l'autorité politique et policière; et ce chemin devait le détourner des voies battues, généralement choisies par l'élite intellectuelle. Qu'un "simple" compagnon-tailleur ait pu penser et écrire une phrase comme celle-ci: "Une société parfaite n'a pas de gouvernement, mais une administration; pas de lois, mais des devoirs ; pas de punitions, mais des remèdes"(16), voilà qui révélait la capacité des victimes du capital et de son Etat, esclaves du travail manuel vivant en marge de la culture officielle mais capables de saisir intuitivement le sens profond de l'utopie éthique, héritage spirituel de toute la pensée philosophique depuis l'Antiquité jusqu'à Kant! Pour illustrer son jugement sur la " portée historique " de l'activité publique de Weitling, Franz Mehring cite le passage suivant d'une déclaration de ce dernier : " Nous voulons avoir, nous aussi, une voix dans les délibérations publiques sur le bonheur et le malheur de l'humanité, car nous, le peuple portant blouses, gilets, sarraus et casquettes, nous sommes les plus nombreux, les plus robustes et pourtant les moins considérés des hommes sur la vaste terre de Dieu. De mémoire d'homme, d'autres que nous ont toujours défendu nos intérêts ou plutôt les leurs c'est pourquoi il est plus que temps que nous devenions enfin majeurs et que nous nous débarrassions de leur tutelle odieuse et ennuyeuse. Celui qui ne partage pas nos joies et nos malheurs, comment pourrait-il s'en faire une idée ? Sans cette idée, sans cette expérience pratique, comment serait-il capable de proposer et de réaliser des moyens pour améliorer notre condition morale et physique. Même s'il le voulait, il n'en serait pas capable, car seule l'expérience rend sage et intelligent. Celui qui veut juger correctement la situation de l'ouvrier doit être lui-même ouvrier, sans quoi il ne pourra avoir une notion des peines qui s'y rattachent... Le médecin ne peut avoir une notion parfaite d'une maladie qu'à condition d'en avoir souffert lui-même. " (17) Il y aurait long à dire sur les efforts déployés par des ouvriers pour créer des " clubs " ou associations de culture tant en France qu'en Angleterre, voire en Suisse (clubs ouvriers de lecture). C'est à Londres que venaient s'établir les expatriés d'Allemagne pour s'y grouper en " clubs ", tel que le " club pour l'entraide et l'instruction mutuels " (Verein zur gegenseitigen Unterstützung und Belehrung) où les membres de la " Jeune Allemagne " secrète trouvaient une base pour leur agitation politique. Parmi ces clubs, il convient de nommer la Deutsche

Bildungsgesellschaft fiir Arbeiter créée en 1840. Son fondateur, Karl Schapper, qui avait déjà joué un rôle dans la création de la Jeune Allemagne et surtout dans la Ligue des Justes, sera en 1847 parmi les protagonistes de ce qui deviendra la Ligue des Communistes. Le club allemand avait une double activité et, par l'entremise de Schapper, entretenait des relation avec la Ligue des Justes de Paris et avec Weitling en Suisse (18). Un des futurs collaborateurs de Weitling, August Becker, étudiant en théologie, fondera à Genève une association culturelle (Bildungs- und Unterrichtsverein) pour compagnons (1839). Membre de la " Société des Droits de l'homme "de Hesse, association secrète dirigée par le pasteur Weidig et le poète Georg Büchner, il s'était distingué par la diffusion du manifeste révolutionnaire de Büchner, Der Hessische Landbote (19). Arrêté, August Becker reconnaîtra avoir subi le charme néfaste de Büchner " jusqu'à l'aveuglement ". D'après ce témoignage, le pasteur Weidig aurait modifié le tract de Büchner au point d'en altérer le caractère, surtout en y supprimant de nombreux passages et en y introduisant des citations bibliques. "Büchner fut extrêmement indigné des changements que Weidig avait fait subir au texte et il refusa de le reconnaître comme sien."( 20). Réfugié à Strasbourg - où il fit des études de médecine Büchner eut le loisir de méditer sur les perspectives d'émancipation de l'Allemagne. Son scepticisme sur les possibilités révolutionnaires s'exprime tant dans son théâtre que dans ses lettres qui contiennent une vision tragique de son époque. " Voici mon opinion, écrivait-il à sa famille en 1833 ; si quelque chose dans notre temps doit venir à notre secours, c'est bien la violence. Nous savons ce que nous pouvons attendre de nos souverains. Tout ce qu'ils ont accordé, leur fut arraché par la contrainte. Et même ce qu'ils ont accordé, ils nous l'ont jeté comme une grâce que nous avons mendié et comme un misérable hochet pour enfants, afin de faire oublier à l'éternel badaud appelé peuple son maillot trop étroit. (...) Nos députés sont une satire sur la saine raison; nous pouvons naviguer avec cela encore un siècle, et quand nous aurons fait le bilan, on s'apercevra que le peuple paie les beaux discours de ses représentants toujours plus cher que l'empereur romain qui fit don de 20000 florins à son poète de cour pour quelques méchants vers. On reproche aux jeunes gens d'employer la violence. Ne sommes-nous pas dans un état permanent de violence ? Comme nous sommes nés et avons été élevés en prison, nous ne nous apercevons plus que nous vivons dans une fosse les pieds et les mains enchaînés et le bâillon sur la bouche. Qu'appelez-vous un état légal? Une loi qui fait de la grande masse des citoyens le bétail à corvée chargé de satisfaire les besoins non naturels d'un minorité insignifiante et corrompue ? " (21) Büchner se dit prêt à lutter par tous les moyens contre cet état de choses, bien que dans les circonstances d'alors "tout mouvement révolutionnaire" lui paraisse "une entreprise vaine" ; aussi ne partage-t-il pas " l'aveuglement de ceux qui voient dans les Allemands un peuple prêt à combattre pour son droit ". Le mouvement ouvrier se présente d'emblée dans les trois pays où il prendra un

essor important, en France, en Angleterre et en Allemagne, comme un phénomène hybride qui se constituera socialement en tant que mode d'organisation de masses ouvrières et de personnalités intellectuelles. Il y a association harmonieuse entre les deux composantes sans que le rôle de la direction revienne à la minorité d'intellectuels, comme le précisera clairement le Manifeste communiste à propos du rôle des intellectuels : ceux-ci sont "la partie la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays, la fraction qui va toujours de l'avant" et qui, "du poing de vue théorique... ont sur le reste de la masse prolétarienne l'avantage de comprendre les conditions, la marche et les résultats généraux du mouvement ouvrier " (22). En d'autres termes, le Manifeste ne concède nullement aux privilégiés de l'esprit le rôle d'élite dirigeante - bien au contraire ! Et l'on comprend facilement la raison profonde de cette conception: le principe de l'autopraxis historique du prolétariat implique le refus de toute institution de hiérarchie fondée sur le savoir spécialisé de professionnels de la direction politique ; il en est la négation absolue. On n'a pas assez mesuré jusqu'ici la véritable portée de ce principe qui apparaît dans le Manifeste, texte anonyme, sans que rien ne laisse soupçonner qu'il s'agit précisément du présupposé essentiel des conceptions exposées par Marx avant 1848. On comprend, dès lors, qu'il ait décidé de s'associer à la praxis prolétarienne en adhérant à une organisation composée surtout par des nonintellectuels. Il n'est pas exagéré d'affirmer que la méconnaissance de ce principe et de ses implications logiques est à la base du triomphe du marxisme comme idéologie et de son échec comme pensée éthique de la révolution. Sans tenir compte d'un texte qui exclut toute équivoque quant aux postulats d'action qu'il énonce à l'intention de toute intelligentsia prête à épouser les intérêts de la classe exploitée et opprimée, les idéologues de parti se réclamant de l'enseignement marxien n'ont pas hésité à se faire les complices de nouvelles formes d'autorité politiques et policières ; chacune de leur démarche s'est inscrite dans le sens de la négation de l'autopraxis du prolétariat et de la confirmation de ces nouvelles hiérarchies qui, sous d'autres formes et avec d'autres noms, ne font que reproduire les modes de domination et d'asservissement traditionnels. Le Manifeste communiste, texte quasi sacré aux yeux des théologiens marxistes, érige l'autopraxis des esclaves modernes en postulat éthique par excellence, non sans lui prêter un déguisement verbal ambigu en le qualifiant d'" historique >. Comme plus tard pour Nietzsche, le concept d'"histoire" signifie ici à la fois l'événement "monumental" vu dans le temps présent et la vision "critique" de l'événement passé pour un futur meilleur. S'interrogeant sur l'utilité de la conception monumentale du passé, l'intérêt pour le classique et le rare, Nietzsche déclare que nous autres vivants nous pouvons en conclure que "le grand fait qui fut autrefois était dans tous les cas possible et que par conséquent il sera bien encore un jour de nouveau possible" - a moins que des gens impuissants et veules s'en emparent, les scélérats romantiques qui s'inspirent du monumental à des fins de destruction ou qui, sous prétexte d'"objectivité", s'adonnent à l'injustice et à la superstition. " Objectivité et justice n'ont rien de commun ", affirme Nietzsche, qui s'interroge sur les effets destructeurs que produirait une "justice historique" exercée dans la seule intention de juger sans pitié. "Si nul instinct constructif n'agit derrière l'instinct historique, si l'on ne détruit pas et si on ne liquide pas afin

qu'un avenir vivant déjà dans l'espoir construise sa maison sur le sol libéré, si seule domine la justice, l'instinct créateur s'affaiblit et se décourage." Nietzsche en veut surtout à l'historiographie archéologique et, prenant pour cible la philosophie hégélienne, il en signale la croyance néfaste et paralysante dans le présent comme le sens et le but de l'histoire passée, le résultat fatal du "processus universel". Cette philosophie "a mis l'histoire à la place des autre puissances spirituelles, l'art et la religion, dans la mesure où elle est le concept se réalisant lui-même' et 'la dialectique des esprits des peuples' et le 'Jugement dernier' " (23).Nietzsche n'a que mépris pour les apologistes et statisticiens de l'histoire mais aussi pour les historiens écrivant " du point de vue des masses " qui ne méritent d'être considérées qu'en tant que "copies évanescentes des grands hommes (...), puis comme obstacle contre les grands, et enfin comme instruments des grands". Son mépris des masses va de pair avec son culte de la vraie culture, le modèle restant le concept grec de la culture en tant qu'unité harmonieuse de la vie et de la pensée, de l'apparence et de la volonté, à l'antipode de l'idolâtrie du fait accompli. Prendre pour modèle ne signifie pas copier, mais créer d'après des normes critiques pour parvenir à cette unité du style artistique dans les manifestations vitales d'un peuple dont la culture est la négation de la barbarie mais aussi de la " maladie historique ". Il y a chez Marx une toute autre conception des massés qui font l'histoire, mais ne l'écrivent pas. L'historiographie telle qu'il l'entend est autant compréhension du passé que vision du futur, mais les critères d'observation ne sont pas les mêmes dans les deux démarches. Quant à la culture, elle peut être "apportée" à la masse inculte, mais cet acte de communication n'a rien d'un don généreux offert par une élite d'intellectuels, le fait de l'existence de penseurs communistes n'autorisant pas à envisager le rapport classe-parti comme une relation de subordination de la première à l'égard du second. C'est, pourrait-on dire, l'exact contraire : la masse esclave médiatise la prise de conscience par rapport à ceux qui prétendent au privilège d'une culture qui n'est en dernier ressort que la contrepartie relative de l'inculture générale. C'est le thème que Marx développe dans le chapitre II du Manifeste, " Prolétaires et Communistes "

"Quelle est la position des communistes vis-à-vis des prolétaires en général ?" Les communistes ne forment pas un parti distinct en face des autres partis ouvriers. " Ils n'ont pas d'intérêts distincts de ceux du prolétariat dans son ensemble. " Ils ne posent pas de principes particuliers d'après lesquels ils prétendent modeler le mouvement prolétarien. " Voici ce qui distingue les communistes des autres partis prolétariens : d'une part,

dans les diverses luttes nationales des prolétaires, ils mettent en avant et font valoir les intérêts communs du prolétariat tout entier, sans considération de nationalité; d'autre part, dans les diverses phases de la lutte entre le prolétariat et la bourgeoisie, ils représentent toujours l'intérêt du mouvement dans son ensemble. " (24) Suit le passage cité plus haut sur la supériorité théorique des communistes, cette profession de foi se terminant par une définition du but recherché par les communistes. " constitution du prolétariat en classe, renversement de la domination de la bourgeoisie, conquête du pouvoir politique par le prolétariat ". L'enseignement de Marx sur l'autopraxis historique du prolétariat moderne reçoit un éclairage original et rénovateur, tout comme il subit une décisive remise en question critique grâce aux écrits de Georges Sorel dont la manière de lire et d'apprendre nous paraît en tous points exemplaire. Esprit cultivé, Sorel se considérait comme un autodidacte ignorant les règles d'art de l'écriture et travaillant à se délivrer des idées que l'éducation lui avait imposées. Les sinuosité de son cheminement intellectuel, voire certaines palinodies, si elles n'ajoutent rien à l'intérêt que présente son œuvre, n'entament nullement la fécondité de son apport global au patrimoine spirituel du mouvement ouvrier. Regrettant que Marx fût parfois " l'esclave des marxistes "- sans toutefois désigner de leurs noms ces "jeunes enthousiastes" qui avaient transformé leur maître en "chef de secte" -, l'auteur des Réflexions sur la violence se refusait à imiter la manière de Hegel offrant à des disciples en mal de vérités absolues des solutions définitives : " Je n'ai aucune aptitude pour un pareil office de définisseur : chaque fois que j'ai abordé une question, j'ai trouvé que mes recherches aboutissaient à poser de nouveaux problèmes, d'autant plus inquiétants que j'avais poussé plus loin mes investigations. Mais peut être, après tout, la philosophie n'est-elle qu'une reconnaissance des abîmes entre lesquels circule le sentier que suit le vulgaire avec la sérénité des somnambules. " Contrairement à certains disciples malencontreux de Marx qui s'évertuent à commenter les textes de leur maître, Sorel s'est efforcé de " compléter sa doctrine " en arguant du fait que " malheureusement " l'auteur du Capital n'avait pu connaître nombre de phénomènes et d'événements devenus familiers aux générations nouvelles. Parmi ces fait, Sorel plaçait au premier rang les grèves ouvrières, manifestations de cette violence des conflits économiques que le développement du capitalisme devait nécessairement intensifier. C'est au cours du premier semestre de 1906 que les "Réflexions..." parurent dans le Mouvement socialiste. Sore! s'y référait à une étude intitulée " les Grèves ", publiée dans la Science sociale d'octobre-novembre 1900, puis à ses propres Insegnamenti sociali della econofnia contemporeair(1 (écrits en 1903 et publiés en 1906), où il avait pour la première fois signalé le rôle que la violence lui " semblait avoir pour assurer la scission entre le prolétariat et la bourgeoisie "(26).

II convient de s'arrêter aux raisons invoquées par SoreI pour justifier ses attaques contre les représentants du socialisme politique et parlementaire, ainsi que ses arguments en faveur du syndicalisme révolutionnaire conçu comme la théorie même du socialisme préconisée par la "nouvelle école" qui se proclamait "marxiste, syndicaliste et révolutionnaire". Tout en opposant les "principes de Marx " aux "formules enseignées par les propriétaires officiels du marxisme ", Sorel ne craint pas de signaler qu'il arrivait à Marx, dans le feu des polémiques personnelles, de raisonner " en dehors des lois de son système ". Certes, une meilleure connaissance des travaux de ce dernier - datant surtout d'avant le Capital - lui aurait fait découvrir et même constater dans le discours authentique de l'auteur critique ce qu'il s'étonnait de n'y pas trouver. Mais le reproche le plus paradoxal formulé par Sorel à 'égard de celui qu'il traitait de philosophe de l'histoire et de fondateur de système - titres que Marx aurait sévèrement refusés est sans doute celui de n'avoir pas toujours été... "marxiste". " Au cours de sa carrière révolutionnaire, Marx n'a pas toujours été bien inspiré et trop souvent il a suivi des inspirations qui appartiennent au passé ; dans manque la page 798 Sorel tombait sous la critique fondamentale de Marx qui décelait sans peine sous une certaine forme de mysticisme le rôle mystificateur des idéologies romantiques, alors qu'il savait retenir la leçon rationnelle de l'utopisme anticipateur et imaginatif pour lequel Sorel ne marquera aucune sympathie. Moins "marxiste" que Sorel, Mars restait pourtant proche de ce dernier dans toute sa conception de l'autopraxis historique du prolétariat, conception qui n'a rien d'une philosophie de l'histoire; elle a tout d'un enseignement de création sociale proposé aux masses exploitées et aliénées au nom d'un idéal - ou, si l'on préfère, d'un projet rationnel de communauté humaine; bref, qui a tout d'une éthique s'enracinant tant dans la connaissance historique que dans l'observation des progrès scientifiques et techniques. Produit intellectuel qui, aux yeux de Sorel, tend à orienter les esprit vers des réformes discutables, l'utopie refuse le mythe social qui ne tolère pas de critique de détail et qui, comme dans la grève générale, est un mode de représentation mettant en œuvre l'affectivité profonde des travailleurs en état de révolte. En somme, Sorel cherche la racine psychologique du mouvement ouvrier non dans la conscience des révoltés mais dans une sorte d'inspiration instinctive pré-intellectuelle marquée par un héroïsme inné chez l'individu. L'autopraxis prolétarienne telle que Marx l'entend s'enracine dans la conscience de soi, le Selbstbewusstsein du travailleur salarié asservi par le capital quel que soit son rang dans la hiérarchie de classe où les niveaux de salaire se diversifient suffisamment pour créer une situation de rivalité et de concurrence minant l'esprit de solidarité qui fait la force de l'ensemble social constitué par les individu exploités. Pour être parvenu à exprimer en une phrase à propos des constructeurs d'utopies et des inventeurs de systèmes la quintessence de son enseignement, Marx a dû avoir à l'esprit précisément ce genre d'expérience dont Sorel prétend qu'il fait défaut au penseur... " marxiste ". A la vérité, le Manifeste communiste ne

révèle le sens des thèses et postulats formulés dans ses quelques chapitres que si on les considère comme l'aboutissement de toute la réflexion qui a conduit Marx de ses études philosophiques - axées préférentiellement sur l'éthique épicurienne et de la critique de la philosophie politique de Hegel à l'étude des révolutions bourgeoises et aux lectures proprement socialistes. Le concept d'autopraxis historique du prolétariat moderne se nourrit de la riche connotation de tout cet acquis intellectuel antérieur à l'étude de l'économie politique d'une part, et de l'analyse critique des théories économiques d'autre part. Du même coup, ce concept sous-tend l'œuvre de Marx dans son ensemble, bien qu'il revienne dans les écrits postérieurs à 1848 sous des expressions et formules verbales différentes, la plus signifiante apparaissant en tête des considérants des statuts de l'Internationale ouvrière : " Considérant " Que l'émancipation de la classe ouvrière doit étre l'œuvre des travailleurs euxmêmes... " (1864). Dès 1842, collaborateur puis rédacteur en chef de la Rheinische Zeitung et occupé principalement à lutter pour une presse libre et pour le droit coutumier des pauvres, Marx eut l'occasion d'apprendre ce que signifiait réellement le fléau social alors connu sous le nom de " paupérisme ". Dans les correspondances et articles donnés au journal par Moses Hess - gagné au communisme - et son disciple Engels (29), il était non seulement question de l'immense détresse du peuple anglais et de l'antagonisme entre l'aristocratie d'argent et le paupérisme, mais aussi du mouvement chartiste et de l'insuffisance des réformes politiques. " Aucune forme de gouvernement, écrivait Hess, n'a créé le fléau social en question ; aucune forme de gouvernement n'y portera remède. " Si, de tout temps, il y a eu des pauvres et des riches, c'est qu'aucune réforme politique, si radicale qu'elle soit, n'est capable de changer les conditions sociales. Le changement n'est devenu possible que parce que la religion a perdu de son influence et que l'esprit des populations tolère mal une misère dont les causes sont purement terrestres, sociales et non politiques. L'Angleterre seule en est pour le moment la victime, et les Allemands ont encore le loisir de méditer sur ce qui se passe ailleurs. Les Français cherchent à anticiper l'histoire et se passionnent pour des idées saintsimoniennes, fouriéristes et communistes; l'Angleterre, elle, est la cible et la proie de la " grande destructrice et créatrice de tous les rapports sociaux, l'histoire, énigme encore non résolue de tous les siècles " (30) D'autres que Hess vont s'efforcer de découvrir la clef de cette énigme qui n'était autre que l' " émancipation de tout le peuple ", victime du paupérisme, phénomène des Temps modernes révélateur d'un état pratiquement aussi cruel que l'esclavage: " On découvre soudain qu'au XIX° siècle il existe encore des ilotes. " (31) En examinant les tendances des partis politiques en Allemagne, Hess se réjouissait du progrès de la conscience politique du peuple qui annonçait, selon lui, la conquête prochaine de la démocratie sous la forme de la liberté de la presse et de la représentation dans les divers corps publics de la nation. Il ne tardera pas à passer, pour ainsi dire en fraude, des idées communistes, attirant l'attention des

lecteurs de la Rheinische Zeitung sur la figure du tailleur Wilhelm Weitling, rédacteur d'un journal ouvrier paraissant en Suisse. Hess commentait un article de Weitling sur "La forme de gouvernement du principe communiste", où l'auteur exposait la thèse apparemment originale selon laquelle tout travail se change, à un certain niveau de perfection, en science; ainsi, la future forme de gouvernement sera non le règne du peuple, mais le règne de la science - voilà donc défini, selon Weitling, le " principe communiste ", thèse qu'il allait développer dans son livre Garanties de l'harmonie et de la liberté (32). Si Weitling a exercé sur Marx une influence plus grande encore que Hess, ce n'est pas pour avoir offert aux ouvriers le plan - inspiré tant de l'utopie de Fourier que des idées de Saint-Simon et d'Owen - d'une société fondée sur la communauté des biens, mais surtout parce que son activité littéraire en faisait le modèle vivant du prolétaire intellectuellement auto-émancipé. Il participera à l'action de propagande et d'auto-éducation menée par la Ligue des Justes à Paris et en Suisse et, dès son premier écrit - l'Humanité .telle qu'elle est et telle qu'elle devrait être paru en1838 il devancera dans sa critique radicale des institution établies les entreprises similaires de Cabet, Louis Blanc et Proudhon. Rien d'étonnant à ce qu'il ait représenté aux yeux de Marx l'incarnation même du principe de l'autopraxis prolétarienne. A côté de naïvetés évidentes, on trouve dans ses "idées d'une réorganisation de la société " (33) un programme extrêmement réaliste de réformes " pour les périodes de transition " . Voici la liste de ces moyens généralement proposés et que Weitling n'accepte pas sans des réserves qui témoignent de l'acuité de son sens critique : Amélioration des écoles ; l'éducation des enfants des pauvres aux frais de l'Etat. Il y aura des pauvres cultivés qui ne seront plus assez stupides pour supporter passivement misère et privations, et trop fiers pour mendier leurs subsistances. 2. Liberté de la presse. C'est le sel, mais pas la nourriture. Cette liberté ne sera jamais parfaite dans le système de l'argent. La liberté vraie, la liberté de tous n'est possible qu'après l'abolition de la monnaie et de la propriété. 3. Aide aux pauvres, malades et faibles. Impossible à réaliser sans bouleverser l'ordre existant, car il y a trop de pauvres. Aider vraiment, c'est créer des associations des branches de travail - ce qui équivaut une révolution sociale qui priverait les riches des moyens de s'enrichir aux dépens des pauvres. 4. Réduction des impôts sur le nécessaire, augmentation des impôts sur les produits de luxe. Dans le système monétaire, le riche est maître et sait charger les ouvriers du fardeau des impôts. Tant qu'on n'aura aboli la monnaie, toute réduction d'impôt sera inefficace. 5. Impôt sur la fortune. Moyen révolutionnaire ? Oui, mais c'est pour diminuer le nombre des riches augmenter celui des membres de la classe moyenne c'est améliorer la condition des ouvriers, rendre la pauvreté plus supportable. Le .système d'argent s'en trouve renforcé et il rend plus difficile la lutte de la classe

laborieuse. 6. Suffrage universel. La liberté d'élire est irréalisable au sein du système monétaire - l'exemple des révolutions en France suffit pour le prouver. 7. Association. Moyen révolutionnaire, certes -; le nom seul ne suffit pas, il faut savoir ce qu'il signifie ; La caserne, l'usine, les mines, ce sont des association mais au profit de quelques-uns. Cela vaut également pour l'association de l'harmonie de Fourier qui se compose de trois classes de gens ayant chacune un mode de vie particulier, suivant le travail, l'argent et le talent, les deux derniers étant mieux rétribués que le premier. Fourier a commis une erreur fatale en voulant reconnaître et récompenser le capital. Un plan d'association qui aurait pour but le bien de l'humanité et l'amélioration des classes les plus nombreuses et les plus pauvres devrait assurer à chacun la liberté et les moyens de s'y joindre et garantir une parfaite égalité entre tous les membres de l'association. Weitling est sceptique sur les chances d'une révolution réalisée sans l'emploi de la violence physique: ceux qui possèdent pouvoir et argent restent sourds à la voix de la raison et c'est pourquoi tous les grands changement été préparés par des guerres et des révolutions. " Il y aura toujours des révolutions, mais elles ne seront pas toujours sanglantes." (34) La persistance de l'état actuel rend peut probable une période paisible de transition car la misère des populations, en France comme en Angleterre et même en Allemagne, ne cesse de croître. Pour aboutir à une réforme sociale profonde, il faut éduquer et éclairer, mais pousser rapidement à son comble le désordre existant pour obliger les gouvernements à prendre les mesures qui posent. En cas de refus, les responsables seront mis à la raison, mais la lutte ne visera pas les personnes : " Laissons les hommes politiques faire la guerre contre les personnes, faire la révolution sanglante; à nous de faire la guerre contre la propriété ou la révolution intellectuelle. " (35) Vers la fin de son livre, Weitling donne libre cours à son imagination pour décrire la période de transition la souhaitable: la venue au pouvoir de l'administration d'un homme faisant son honneur et son bonheur à réaliser principe de la révolution. Cet homme sera " un nouveau messie, plus grand que le premier " (36). Par cette vision messianique, Weitling laisse percer une défaillance de son esprit qui deviendra plus manifeste encore dans son écrit sur l'Evangile du pauvre pécheur, mélange de critique biblique d'une lucidité étonnante et de prétention messianique chargée d'une affectivité pathologique. Cela n'a pas empêché Marx de rendre hommage à ce "prophète de sa classe" comme l'appelait Ludwig Feuerbach (37). Journaliste libéral mais déjà gagné à la cause de la misère en état de révolte, Marx sera fortement impressionné par la figure de Weitling. Mais un autre observateur de la marche catastrophique de l'industrialisme et du paupérisme en Angleterre a pu lui apprendre qu'un phénomène tout nouveau était en train de se produire dans le processus du transformation des sociétés modernes. Friedrich Engels - initié au communisme par Moses Hess, le Kommunist enrabbi - lui envoyait de Londres et de Lancashire des récits et des réflexions sur les perspectives révolutionnaire du

mouvement chartiste. Il ne pouvait pas lui échapper que telle remarque du correspondant averti laissait entrevoir l'entrée en scène de l'homme de masse : " Si le chartisme prend patience et attend jusqu'à ce qu'il ait gagné pour sa cause la majorité de la Chambre des Communes, il pourra tenir maintes années encore des meetings et revendiquer les six points de la charte du peuple; la bourgeoisie ne consentira jamais à se laisser exclure des Communes en octroyant le seul suffrage universel : en cédant sur ce point, elle sera fatalement battue aux voix par le nombre immense des non-possédants. C'est pourquoi le chartisme n'a pas encore pu prendre racine parmi les gens cultivés en Angleterre, et il n'y réussira guère dans un proche avenir. Quand on parle ici de chartistes et de radicaux, ou entend presque exclusivement la lie du peuple, la masse des prolétaires, et en fait les quelques porte-parole cultivés du parti disparaissent dans la masse. " (38).

On ne pouvait révéler plus clairement ce que Hesse appelait alors l'"énigme de l'histoire". Malgré l'échec des ouvriers anglais, en août 1842, dans leur tentative pour déclencher une grève générale, Engels ne perdra pas de vus l'enjeu véritable de ce combat mal organisé et mal dirigé et c'est en observateur perspicace qu'il prévoira l'accroissement de la classe des non-possédants menacé par crises industrielles et commerciales. " ... Par sa masse, cette classe est devenue la plus puissante en Angleterre, et malheur aux Anglais riches. si elle prend conscience de ce fait." Jusqu'à présent, elle n'y est pas encore parvenue. Le prolétariat anglais n'a encore que le pressentiment de sa puissance, et le fruit de ce pressentiment fut la révolte de l'été passé. Le caractère de cette révolte été complètement méconnu sur le continent. " Engels critique le caractère légal de cette révolte, les chartistes ayant été hantés par l'idée fixe d'une " révolution dans la légalité ". Or, cette révolution ne pourra être que violente, étant donné que l'Angleterre vit encore sous de institutions féodales, que le droit anglais est encore tout imprégné d'esprit médiéval et que le développement tout contradictoire de l'industrie anglaise - prise entre la nécessité de produire sous le régime de la concurrence extérieure et le désir de se protéger des importations par des taxe prohibitives - conduit fatalement aux crises porteuses de chômage. Bref, la révolution en Angleterre sera violente "mais comme tout ce qui se passe en Angleterre, ce seront les intérêts et non les principes qui commenceront cette révolution et la mèneront à terme; les principes ne peuvent se développer qu'à partir des intérêts, autrement dit la révolution sera sociale et non politique." (39) . Beaucoup plus que chez Hess et chez Weitling, le caractère autonome et conscient du mouvement ouvrer apparaît dans les chroniques d'Engels comme le véritable le . moteur :

" Les principes radicaux démocratiques du chartisme pénètrent quotidiennement de plus en plus la classe laborieuse et sont reconnus par elle de plus en plus comme l'expression de sa conscience collective." (40). Engels décrit ce qui sera repris et résumé dans le Manifeste Communiste comme auto-constitution du prolétariat en classe et en parti. L'accent y sera mis fortement sur la nature auto-pratique de ce processus de création, l'aboutissement ne pouvant être qu'une transformation foncière des rapports sociaux en raison d'une véritable mutation, intellectuelle des individus broyés par le mécanisme de production industrielle et de l'économie de profit. Dans tout ce que Engels a écrit sur les progrès du socialisme en Angleterre, Marx a pu déceler la conviction qu'il s'agissait d'un événement sans précédent dans l'histoire - sauf peut-être aux époques des révolutions religieuses -, l'initiative étant due pour la première fois non aux couches cultivées mais aux pauvres et incultes. En Allemagne, le mouvement est parti de la classe cultivée, alors qu'en Angleterre les élites intellectuelles restent aveugles face aux signes du temps; l'intérêt pour la littérature émancipatrice est inexistant chez, les élites dites cultivées et politiques, alors que les couches populaires se passionnent pour les traités des économistes socialistes anglais ou pour les écrits de Renan, Rousseau, Voltaire, Holbach traduits par des éditeurs de second rang tout autant que Thomas Paine, Byron et Shelley. " Certes oui : bienheureux sont les pauvres, car le royaume du ciel leur appartient, et avant longtemps peut être le royaume de ce monde également. " (41) En fréquentant les meetings ouvriers à Manchester Engels a assisté à des conférences des lecturers socialistes et communistes qui s'attaquaient franchement au christianisme et diffusaient des pamphlets athées. Il observait, attentivement l'agitation des nationalistes irlandais et ne cachait pas son admiration pour les plus miséreux d'entre eux, "vrais prolétaires et sans-culottes" poussés par faim vers les villes industrielles d'Angleterre où ils se cultivent en assistant à des réunions. " Celui qui n'a pas vu les Irlandais ne peut les connaître. Donnez moi deux cent mille Irlandais et je vous démolis instantanément toute la monarchie britannique". Tandis que Engels faisait ainsi sur le vif l'expérience de l'autopraxis ouvrière, Marx se jetait à corps perdu, dans un océan de lectures, comme impatient de rattraper le retard imposé par son activité journalistique. L'étude des révolutions bourgeoises et du fonctionnement de la démocratie américaine - particulièrement dans les ouvrages de A. de Tocqueville, G. de Beaumont et Thomas Hamilton -lui a apporté les dernières lumières sur ce que la propagande communiste de Hess, Weitling et Engels et - sans. doute involontairement - le livre de Lorenz Stein (43) semblaient démontrer au-delà de toute espèce de doute: le besoin et la nécessité d'une révolution d'essence absolument nouvelle, aussi nouvelle que les conquêtes de la science et de la technique - mais nouvelle aussi par la catégorie des hommes appelés à la mettre en œuvre et à la faire triompher, nouvelle surtout par sa finalité éthique, puisque la révolution à venir devait aboutir à

l'émancipation du genre humain. Pour accepter ces lumières, autrement dit pour concevoir une évolution historique capable d'arracher l'homme à son existence préhistorique et susceptible d'avoir pour porteur l'homme de masse, l'être le plus proche de cet état barbare, Marx a dû procéder à un profond examen: de conscience - disons même: à une purification par le vide dont l'enjeu n'était autre que la pensée politique de Hegel. Le travail inachevé qui nous est parvenu révèle un Marx tout à fait décidé de se séparer sans idée de retour du maître dialecticien qui réduisait le peuple à l'état de matière informe aux mains de l'Etat, de la bureaucratie et du monarque. Ce n'est pas que la démocratie glorifiée par Marx soit sans plus réductible au concept traditionnel, tel du moins que les penseurs libéraux l'entendaient sans se laisser troubler par les appréhensions prémonitoires qu'un Tocqueville, ou un Thomas Hamilton osaient exprimer. Au bout de la révolution démocratique, Marx prévoyait comme ces derniers - mais en y mettant tous ses espoirs - le règne de l'homme de masse, du producteur, aboutissement de l'autopraxis révolutionnaire de la classe chargée et se chargeant d'une " mission historique ", c'est-à-dire éthique: l'émancipation de l'homme par l'abolition du capital et de l'Etat et la création de la communauté mondiale "autogérée" en passant par une phase de domination dictatoriale marquée par certains des stigmates de l'ère bourgeoise. Tel est la nature de la transformation matérielle et spirituelle que Marx désigne par le concept d'auto-émancipation, en donnant à l'utopie libératrice son plus haut statut de paradigme éthique. La dictature du prolétariat n'est qu'un des modes d'émancipation qui sont autant d'étapes historiques, de l'autopraxis des hommes du travail, des esclaves modernes paradoxalement appelés à réaliser le rêve millénaire des penseurs pour qui l'humanité souffrante n'était que prétexte à délectation philanthropique, matière à charité ou tout au plus, moyen à utiliser à des fins imposées d'en haut au nom des droits et des privilèges usurpés. Dans son affrontement avec Hegel, Marx s'est interrogé tout particulièrement sur la possibilité, au-delà de toute forme et réforme politique, d'abolir, en théorie comme en pratique, le divorce entre l'Etat et la société, la généralité et la singularité, le citoyen et l'homme. La démocratie représentative lui paraissait alors s'identifier à l' " Etat rationnel ", jusqu'au jour où, ayant compris que la véritable représentation du pouvoir législatif devait avoir le caractère d'une fonction représentative - " à la manière, par exemple, dont le cordonnier, dans la mesure où il accomplit un besoin social, est mon représentant " -, la vision d'une société non politique s'est imposée à son esprit en tant qu'utopie rationnelle de l'accomplissement humain. Utopie de la raison collective devenue praxis spontanée, " autopraxis historique " du prolétariat selon les termes du Manifeste communiste, la société entrevue apparaissait comme le produit, naturel d'une humanité consciente du dilemme fatal auquel l'acculaient ses propre réussites dans le domaine de la science et de ses applications pratiques : survivre avec le secours et la maîtrise de la technique ou disparaître vaincue et asservie par la technique. Utopie comme projet de construction à formules et prétentions toutes " scientifiques" . présentée en tant que libre décision et mission librement . acceptée par l'immense majorité de l'espèce, la majorité productrice du capital

étranger et aliénant, donc de soi propre esclavage et de sa propre aliénation. La réalité de l'autopraxis prolétarienne se présente dan l'œuvre de Marx beaucoup plus que dans celle de Engels -par référence à plusieurs modes d'émancipation partielle adoptés par les classes laborieuses au cours de leurs combats contre l'asservissement capitaliste. En voici les plus importants: 1. Les coopératives ouvrières de production et de consommation. 2.Les syndicats ouvriers. 3.Les partis ouvriers. 4.Les communes ouvrières et paysannes. Après celui des conseils, le mouvement autogestionnaire, dont la création remonte aux expériences tentées en Yougoslavie sous l'égide du pouvoir d'Etat, pourrait passer pour l'aboutissement de cette longue série de tentatives d'auto émancipation que Marx a pu observer de son vivant. Mais on peut s'interroger sur la nécessité et l'utilité de ce terme pour désigner, d'une part, les tentatives et expériences récentes visant à octroyer à des groupes ouvriers isolés les moyens matériels et légaux de former des unités de production " sans patron " et, d'autre part, les formes d'organisation de la production dans les sociétés libérées de la tyrannie du capital. Etymologiquement, " autogestion " traduit bien le terme allemand de Selbsttitigkeit, mais cette étymologie a été occultée par l'emploi du terme gestion au sens d'administration, alors qu'en allemand le risque de confusion est évité, autogestion se disant Selbstverwaltung, auto-administration; dans " cogestion " (Mitbestimmung), le caractère anodin de la revendication ouvrière transparaît au point de dévaloriser le concept voisin d'autogestion. fait, le problème peut se ramener à cette simple constatation : alors que toutes les autres expériences - partis, syndicats, coopératives, conseils, communes - peuvent se réclamer à des degrés divers de l'initiative ouvrière, les exemples d'autogestion spontanée sont moins que rares (45). Devenu mot d'ordre ou programme d'un parti politique - dont le caractère d'" autopraxis " ouvrière reste pour le moins douteux -, l' " autogestion " n'ajoute-t-elle pas au désarroi qui marque l'état actuel du mouvement ouvrier. En critiquant les " inventeurs " de systèmes socialistes, et communistes, Marx prétendait " apercevoir " (erblicken), ce que ni Saint-Simon, ni Owen, ni Fourier, ni les autres utopistes n'avaient su voir : la force capable de réaliser l'utopie. Toutefois, dans ce regard de Marx, il y a plus que la perception d'un état de choses ou des symptômes d'une lutte de classes d'une portée historique universelle. Marx aperçoit aussi ce qu'il ne peut encore voir - le triomphe du pouvoir ouvrier et l'avènement de la communauté humaine et de l'homme intégral. Le concept d'autopraxis implique toutes ces diverses phases du processus d'auto émancipation dont le pouvoir ouvrier, la " dictature du prolétariat" constitue l'étape de transition encore entachée de négativité, certes, mais seule voie pouvant mener à libération totale et définitive de l'ensemble de

l'espèce qui pourra alors méditer tout à loisir sur l'ironie tragique et l'ambiguïté dialectique de son destin. L'œuvre de Marx est dans sa structure manifeste, dans ses ambiguïtés déguisées en certitudes et dans ses visions prémonitoires, un long discours inachevé sur l'autopraxis réelle et imaginaire, visible et rêvée, de l'humanité virtuellement riche de possibilités de développement insoupçonnées. Formulés littéralement dans le Manifeste communiste, la notion et le postulat de la geschichtliche Selbsttâtigkeit élaborés avant 1848 dans des textes comme le Roi de Prusse et la réforme sociale, la Sainte Famille, l'Idéologie allemande et Misère de la philosophie devaient recevoir leur statut scientifique dans les quatre livres du Capital, première des six " rubriques d'une œuvre plus vaste où Marx aurait sans doute mené bon terme l'entreprise d'analyse critique et d'intuition visionnaire dont il a dressé le dont il a dressé le plan en 1857-1859 (46). C'est ,pourquoi en terminant le Livre ler du Capital par des citations du Manifeste communiste, l'auteur n'a voulu laisser aucun doute sur sa volonté d'être avant tout le penseur de l'autopraxis historique du prolétariat moderne (47).

NOTES 1. Trad. d'E. DOLLÉANIS dans " La naissance du chartisme (1830-1837) ", Revue d'histoire des doctrines économiques et sociales, 1909, 4, p. 384 sq. La brochure de Benbow y est reproduite à la suite du texte de Dolléans. 2. C. GRUNBERG, " L'origine des mots 'socialisme' et 'socialiste' , Revue d'hist. des doctr. écon. et soc., 1909, 4, p. 289-308. Voir également H. Muller Urprung und geschichte des wortes socialismus und seiner verwandten, Hannover 1967 3. Voir E. P. Thompson, The Making of the English Working ( la-, New York, 1966, livre indispensable pour connaître la genèse du mouvement ouvrier en Grande-Bretagne en tant que phénomène d'auto-création révélateur de tous les ressorts psychologiques de la conscience des opprimés et des exploités. Pour la personnalité de Benbow, outre les renseignements incomplets d'E. Dolléans dans l'ouvrage cité, nous avons l'étude de A. J. C. RÜTER, " Benbow's Grand National Holidav ", International Review of Social Historv, 1, 1936, p. 217 set. 4. De préférence à " activité historique propre ". " initiative historique " ou " spontanéité historique " (cf. Karl Marx (Œuvres," Economie ", t. i, p. 191).

5. M.E.W., vol. IV, p. 490. 6. Dolléans cite pourtant des passages du discours que Briand fit en 1899 au premier congrès général des organisations socialistes françaises, pour montrer l'affinité entre la pensée du tribun français et du cabaretier anglais. " ... je le crois fermement, la grève générale. ce serait la révolution; mais la révolution sous une forme qui donne aux travailleurs plus de garanties que celles du passé, en ce sens qu'elle les expose moins aux surprises, toujours possibles. de combinaisons exclusivement politiques " (l.c., p. 394). 7.Introduction à la critique de la philosophie du droit de Hegel, 1844 M.E.W. I p.. 385. 10. Si Marx a pu trouver chez Hegel le terme de Selbstttitigkeit comme par exemple dans le cours du maître sur la philosophie de l'histoire universelle - il s'en est inspiré, pour substituer à l'Esprit qui se produit lui-même dans l'Histoire et se réalise à travers les "peuples historiques" l'homme qui se crée dans et par son travail producteur d'objets (vergegenstândlicht). Dans le plan de la Providence - " Dieu régit le monde " - l'individu de Hegel est ravalé au rang de moyen du Progrès. En élevant l'individu au rang d'un être qui se crée lui-même, Marx s'est fait l'anti-Hegel par excellence. 11. Cf. A. J. C. RÜTER, " William Benbow's Grand National Holiday and Congress of the Productive Classes. With an Introduction ", in International Review of Social History, i, 1936, p. 223. Benbow se retira de la scène publique pendant les années suivantes, après avoir échoué dans son entreprise de propagande au moyen d'un journal, The Tribune of the People, dont il ne put assurer la publication au-delà de trois numéros. Il réapparut au moment où l'agitation pour la réforme politique reprit de plus belle et culmina dans la rédaction de la Charte et le lancement de la Pétition nationale.

12. Les échecs des tentatives - mal préparées - de grève générale de 1839 et 1842 s'inscrivent dans la chronique de l'autoémancipation ouvrière comme autant d'avertissements à l'intention des générations naissantes et à naître. Voir K. JUDGE, " Early Chartist organization and the Convention of 1839 ", Intern. Review of Soc. Hist., 1975, n° 3, p. 370-397. 13. Voir E. P. THOMPSON, The Making of the English Working Class, Vintage Books, New York, 1966. II s'agit d'une "

biographie de la classe ouvrière anglaise de son adolescence à ses débuts de maturité " (p. 11). Ce que Marx appelle l'autoconstitution de la classe ouvrière s'est réalisée en GrandeBretagne, si l'on s'en tient au récit bien documenté de Thompson, entre 1780 et 1832. Son enquête pourra être utilement complétée par l'étude documentée de G. D. H. Cole, " A Study in British Trade Union History. Attempts at 'General Union', 1829-1834 ", in I.R.S.H., 1939, p. 359-462. C'est en somme la préhistoire du chartisme en tant que mouvement politique de masse et du mouvement coopératif en GrandeBretagne, période au cours de laquelle deux figures personnifient l'esprit de contestation radicale qui animait alors les masses ouvrières : Robert Owen et John Doherty. Le dernier réalisa, en 1829, l'ambitieux projet d'une "Association Nationale pour la Protection de l'Ouvrier"; le premier forma, en 18331834, le "Grand Syndicat National Consolidé" dont l'existence fut éphémère, Owen ayant décidé de renoncer à son rôle de leader pour fonder une organisation destinée à inaugurer le "Nouveau Monde Moral". Les syndicats devaient désormais se concentrer sur un travail d'auto-éducation " to acquire the knowledge of what is necessary to be done to relieve themselves, and all other classes, from the physical, intellectual and moral degradation in which the principles of moral evil, the monetary system, and individual competition for profit, have placed them "(New Moral World, 1-11-1834, in CoLE, p. 443). Owen accepte désormais l'optique de l'homme d'élite et de caste, puisque l'Association qu'il envisage " will be formed of those only who receive the principles of the New Moral World in all their extent and purity, and who will devote their hearts and souls to prepare the means to carry them as speedily as possible into practice throughout society... " (ibid.). Disciple d'Owen, Marx en a adopté la vision éthique: préparant pour L'AntiDühring d'Engels le chapitre consacré à l'analyse critique du " système " économique du penseur allemand, Marx a envoyé à son ami les écrits d'Owen de la période visionnaire et Engels n'a pu mieux faire que souscrire à " l'élaboration complète de l'édifice pour la communauté communiste de l'avenir, avec tracé, épure et perspective à vol d'oiseau ".

14. Cf. W. SCHIEDER, An/linge der deutschen Arbeiterbewegting. Die Auslandsvereine im Jahrzehnt nach der Julirevolution von 1830, Stuttgart, 1963, p. 45. L'auteur apporte un éclairage excellent des motivations religieuses chez les premiers réformateur socialistes d'Allemagne. C'est vers 18421843 que se serait produit la transformation du sentiment eschatologique en l'idéologie du mouvement ouvrier allemand à

ses débuts (ibid., p. 310 sq.). 15. Voir l'article contre Ruge paru dans Vorwärts !, Paris, 1844, où Marx parle des " écrits géniaux de Weitling qui, au point de vue théorique, dépassent même, souvent, les ouvrages de Proudhon, tout en y étant bien inférieurs quant à l'exécution dans le détail ". 16. Weitling op cit. P. 31 17. F. MEHRING, op. cit., p. XVII sq. Cette déclaration figure dans un numéro de la feuille mensuelle fondée par Weitling en septembre 1841 sous le titre Hilferuf der deutschen Jugend. Elle prit, à partir de janvier 1842, le titre Die junge Generation et dura jusqu'en mai 1843. Voici ce que Engels écrivait à ce sujet : " Bien qu'écrite exclusivement pour des ouvriers et par un ouvrier, cette feuille a été dès le début supérieure à la plupart des publications communistes françaises, et même meilleure que le Populaire du Père Cabet. On se rend compte que son éditeur avait dû travailler durement pour s'approprier le savoir historique et politique dont nul publiciste ne saurait en fin de compte se passer et dont une éducation négligée l'avait privé A (The New Moral World, 18 nov. 1843) ; Engels n'hésite pas à considérer Weitling comme le " fondateur du communisme allemand ". 18. W. SCHIEDER, op. cit., p. 66. 19. Büchner le rédigea en juillet 1834 à Darmstadt. Le " Premier message " (ce fut aussi le dernier) portait la devise " Paix aux chaumières ! Guerre aux palais! ". Il donnait une statistique des impôts pour montrer que l'argent venait surtout du paysan pauvre, 700 000 hommes sur 718 373 habitants étant forcés de livrer à l'Etat la " dîme du sang ". L'Etat, c'était " l'ordre " que les paysans devaient soutenir en se changeant en " chevaux de labour et bœufs de labour,>. " Vivre dans l'ordre, c'est mourir de faim et être écorchés. " 20 G. BUCHNER Werke und briefe Leipzig, 1967, p. 598. 21. Op. cit., lettre à sa famille, datée de Strasbourg. 5 avril 1833. 22 MARX Economie I P; 174. 23. F. NIETZSCH .Vom Nutzeni und Nachteil der Historie fur das leben Hanser Münchcn, Vol. i, 1966, p. 209 à 285. passim,

24 Economies I p. 174 25. G. SOREL, Réflexions sur la violence, 7' éd., Paris, 1930, p. 11 sq. Ces lignes sont tirées de l'introduction composée d'une lettre à Daniel Haléviy, datée du 15 juillet 1907 26. Ibid P.60. 27. Ibid 28. Op. Cit., P. 266. Etrange quiproquo! Sorel identifie le "marxisme" avec la pensée authentique de Marx qu'il tient à protéger des scories non…marxistes! Voir nos essais sur l'inauthenticité de l'ensemble des marxismes dans Marx critique du marxisme Payot, Paris 1974 29. Moses HESS, " Sur une catastrophe imminente en Angleterre ". RhZ, 26 juin 1842. Friedrich ENGELS, " La sitriation de la classe ouvrière en Angleterre ", Rh.Z., 25 décembre 1842. 30. M. Hsss, Sur une catastrophe..., réimpr. dans Philosoplzische und sozialistische Schriften, Berlin, 1961, p. 185. 31. M. HESS, " Die politischen Parteien in Deutschland ", Rh.Z., 11 septembre 1842, op. cit., p. 192. 32. " Die Regierungsform des kommunistischen Prinzips ", Rhz.Z., 29 septembre 1842. Hess avait également commenté dans un article intitulé " Les communistes en France " (Rh. Z 21 avril 1842), un manifeste des "socialistes rationalistes" qui révélait que les prolo pouvaient être cultivés et conscients de leur condition. Ce furent surtout les articles de Hess qui éveillèrent les soupçons d'une certaine presse quant au prétendu "communisme" de la Rheinische Zeitung. Marx répondit de manière plutôt évasive, tout en donnant l'impression qu'il était déjà familiarisé avec la littérature communiste, qu'il mentionnait nommément Proudhon, Dézamv. et Pierre Leroux.,., Voir " Der Kommunismus and die Augsburger Allgemeine Zeitung"' Rh.Z., 16 octobre 1842. 33. Garantien …op. cit. p;117 sq. 34. Ibid., p. 227. 35. Ibid, p. 238.

36. Ibid., p. 238. 37. Cf. F. MEHRING, introduction de la réédition des Garanties…,Berlin, 1908, p. xxi. Marx a honoré Weitling d'une comparaison avec Proudhon en lui accordant un rang au-dessus de ce dernier. 38. " Englische Ansicht über die innern Krisen ", R11.Z., 8 décembre 1842. Mew, i, p. 454. 39. die innern krisen , Rh.Z 10 décembre 1842 Mew I p.459 40. Stellung der politischen Partei, Rh.Z. 24 décembre 1842. Lc p.461 41. Briefe aus London, in Schweizerischer Republikaner, 16 mai 1843 lc.., p. 469 42. L.c. (27 juin 1842), p. 478. 43. L. STEM, der Socialismusun Communismus des heutigen Frankreichs, Leipzig. 1842 44. La littérature réservée à ces thèmes, pourtant centraux, de l'enseignement marxien est peu abondante et ne brille ni par l'originalité ni par le souci d'un approfondissement enrichissant. Rien d'étonnant donc que l'engouement, au demeurant compréhensible et justifié pour de nouvelles formes d'émancipation sociale, telles que les conseils ouvriers et les entreprises d'autogestion, fasse oublier les expérience émancipatrices qui constituent la source du concept d'autopraxis forgé par Marx. Les Etudes de marxologie (Cahiers de l'I.S.M.E.A., série S. s'efforcent de combler, en partie du moins, cette lacune. Voir les contributions de T. LOWIT, Y., BROUT§IN, L. JANOVER, H. DRAPER, P. MATTICK, M. RUBEL et les textes originaux de G; SOREL, K. MARX, F.ENGELS, K. KORSCH, O. RUHLE, M. HESS, W. WEITLING, P. LEROUX. 45. Voir les travaux de Y. Bourdet, animateur d'une réflexion englobante sur l'autogestion en tant que modèle d'auto-praxis brisant les cadres des systèmes économiques établis. Voir également les précisions sur le sens du terme autogestion dans J. PLUET et O. CORPET, "Présentation du cahier d'Autogestion et socialisme", n° 32, novembre 1972, p. 2480 sq., et n° 17, octobre 1974, p. 1584 sq. Voir infra la note l'autogestion publiée dans les Etudes de marxologie, n° 15, décembre 1972, p. 2480 sq., et n° 17 octobre 1974, p. 1584 sq. Voir infra la note de L.

JANOVER "Autogestion : idéal et pratique". 46 Voir M. RUBEL , Plan et méthode de l'Economie" Marx critique du Marxisme. Paris 1974

47. Combien de " marxistes " savent et admettent que la carte politique de l'Europe depuis 1945 avec ses pays " socialistes " est le résultat non pas de révolutions prolétariennes, l'aboutissement de l'autopraxis historique des classes ouvrières de ces pays, mais simplement l'œuvre d'un certain maréchal Staline et de ses armées apportant le " socialisme " de type bolchevique à la pointe des baïonnette " soviétiques " ? Cette simple constatation ne donne-t-elle pas toute la mesure de la mystification historique que présente le " triomphe, du socialisme sur un tiers du globe " ? Avant de se changer en un " socialisme à visage humain ", il faudrait au moins que le capitalisme d'Etat soviétique commence par prendre la figure moins inhumaine du capitalisme occidental tant chéri par Lénine. Voir conseils ouvriers et Utopie socialiste, Paris, EDI, 1969

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