L'humanisme Arabe Et L'europe

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L'humanisme arabe et l'Europe El--Watan du 21 janvier 2007 texte paru dans le journal El

En 2005, le Haut conseil de la culture égyptien publie, dans le cadre d'un vaste programme de traduction, la version en arabe de l'un des ouvrages qui ont le plus marqué la conscience européenne depuis sa parution en 1860 : Die Cultur der

Renaissance in Italien de Jacob Burckhardt (1818-1897), traduit habituellement par « La culture ou la civilisation de la Renaissance en Italie ». Dans cet ouvrage, Burckhardt - parmi d'autres - accrédite le lieu commun selon lequel l'humanisme est une invention des XVe et XVIe siècles européens. L'historien suisse alémanique qui n'ignore pas que ces deux siècles avaient été précédés par ce que l'on a, depuis, appelé la « Renaissance des XIIe-XIIIe siècles » n'accorde cependant à celle-ci que peu d'importance. Or, c'est bien du XIIe siècle latin que sont issus les deux fondements épistémiques sur lesquels repose, en grande partie, la modernité européenne : la translatio studiorum et la théorie selon laquelle, en dépit de son inexorable corruption, le temps historique est porteur de progrès - ce qu'illustre la métaphore des « nains juchés sur les épaules des géants ». Selon Jean de Salisburry (1115-1180), on la doit à son contemporain Bernard de Chartres [qui] disait que « nous sommes comme des nains assis sur les épaules des géants. Nous voyons davantage et plus loin qu'eux, non parce que notre vue est plus aigüe ou notre taille plus haute, mais parce qu'ils nous portent en l'air et nous élèvent de toute leur hauteur gigantesque », (J. de Salisbury, Metalogicon, III, 4). Par rapport au passé, le présent est défini par Bernard comme une régression : comparés aux Anciens, les Modernes sont des nains. Leur nanisme les condamne à ne jamais surpasser ni même égaler leurs prédécesseurs. Pour autant, cette

infériorité des Modernes par rapport aux Anciens ne les prive pas de tous les ressorts de l'émulation. Car ils voient plus et plus loin que les Anciens, aussi grands qu'ils aient été. C'est dire qu'en même temps qu'il exalte la grandeur des Anciens, Bernard offre aux Modernes de leur être supérieurs. Non pas tant en vertu de qualités qui leur sont inhérentes mais de l'héritage que les Anciens leur ont légué. Ainsi s'offre-t-il aux Modernes la prévoyance de le conserver ou l'inconscience de le dilapider. Quand, en raison de leur position avantageuse, une troisième possibilité les invite à le faire fructifier par le moindre de leur apport. Cette possibilité indique que le temps historique est traversé par des tensions contradictoires : d'un côté, la régression qui affecte toute chose à mesure qu'il s'écoule ; de l'autre, l'accumulation des connaissances par les générations successives, laquelle agit - dans l'ordre des choses profanes - en antidote à sa dégénérescence. Sous cet éclairage, l'humanisme européen apparaît moins comme une émanation de l'époque moderne naissante que de ces XIIe et XIIIe siècles dessillés par leur curiosité, en particulier de cet autre auquel les sources latines donnent nom d'« Arabici ». A l'origine de l'humanisme européen : l'humanisme arabe Aujourd'hui la filiation arabe de la culture européenne est refoulée ; et lorsqu'elle effleure, elle est déniée. Comme David cherchant désespérément auditeurs pour ses Psaumes, des philosophes tels Alain de Libera et Rémi Brague, en France, des historiens tels Dimitri Gutas et Richard Bulliet, aux Etats-Unis, relayés par des intellectuels arabes comme Edward Said et Mohammed Arkoun, en appellent depuis un quart de siècle à sa réhabilitation - en vain. En effet, bien que cet apport arabe, ou plus exactement de l'humanisme arabe, à la Renaissance européenne des XIIe et XIIIe siècles soit une réalité attestée, il est encore des historiens et des penseurs occidentaux - d'Etienne Gilson à Thomas Kuhn - qui en minimisent l'impact, en réduisant les Arabes au rôle de simple médiateurs dans la transmission de l'héritage grec à l'Europe. A leurs yeux, il va de soi que l'humanisme est une invention européenne. Dès lors, la confusion est permise entre pensée européenne et pensée universelle, comme si celle-ci était exclusive et singulière. Cette falsification est à l'origine de la mystification selon laquelle occidentalisme = modernité. A s'y fier, la modernité du monde dans lequel

nous vivons ne serait que la conséquence de l'expansion de l'Europe marchande et coloniale. De ce fait, l'évocation de l'Europe deviendrait, comme le rappelle l'historien indien Gyan Prakash, « une narration universelle du progrès ». Or, si l'on sait que l'européocentrisme n'est pas cœxtensif à l'épistémè occidentale et n'en constitue qu'une formation discursive parmi d'autres, il y a - y compris du point de vue la culture européenne - le moyen d'appréhender autrement la modernité : soit comme une forme d'appropriation du monde et un mode caractéristique d'être au monde portés, ensemble, par un usage spécifique de la raison. Une telle posture déconnecte les deux figures historiques de l'occidentalisation et de la modernisation de leur prétendu lien de nécessité. Au péril du relativisme culturel et cognitif, le point de vue de l'histoire - celui de la World History - la renforce en participant à cette destitution de l'européocentrisme de ses exorbitantes prétentions. A la suite de Georges Makdisi (The Rise of Humanism in Classical Islam and the Christian West, Edinburgh University Press, 1990), son impensé arabe devient à la fois intelligible et audible, à savoir que c'est dans l'Irak du VIIIe et du IXe siècles, et non dans les villes italiennes des XVe et XVIe siècles, que l'humanisme a pris naissance. Les cités-Etats du quattrocento en ont été les héritières, grâce aux milieux auxquels appartenaient les théoriciens latins du progrès de la connaissance et de son transfert d'Orient en Occident comme ceux dont les idées sont consignées dans la Chronique de Othon de Freising (m. 1158). Effectivement, les sources arabes témoignent que l'humanisme arabe a été conçu dans les termes grâce auxquels son homologue européen s'est laissé bâtir quatre siècles plus tard… quand les Arabes s'instituaient dépositaires du patrimoine universel. Au moment où la Tradition vivante cède le place à la Tradition écrite, offrant à celle-ci d'inaugurer un nouveau rapport à son propre passé, la culture islamique profane découvre l'existence d'un passé plus englobant qui ne concernait pas uniquement les Arabes et les musulmans, ni même les autres détenteurs de livres révélés, mais l'ensemble de l'humanité. Ce rapport inédit au passé a commencé à se constituer, dans certains milieux sociaux liés à la Cour, vers le milieu du VIIIe siècle. A travers lui, la culture arabo-islamique a pu faire jonction avec la mémoire scripturaire

universelle et à se poser, par la même occasion, en dépositaire de son héritage scientifique. Cette nouvelle altérité fondatrice est illustrée dans les vestiges iconographiques par l'une des fresques du palais umayyade de Qusayr 'Amra. Intitulée « Les Six Rois », la fresque en question visualise la notion connue dans l'Antiquité tardive de « famille des rois » liant les souverains du monde entre eux par une relation de parenté spirituelle selon les uns (pneumatikos est le terme utilisé par certaines sources grecques), physique selon d'autres (les Rois du monde sont tous frères, selon de nombreuses sources iraniennes). La scène représentée n'a pas de mérite artistique particulier, et les spécialistes en discutent de nos jours pour savoir qui, de Byzance, de l'Iran ou même de l'Asie centrale, a eu un rôle prépondérant dans son élaboration (G. Fowden, Qusayr 'Amra : Art and the Umayyad Elit…, University of California Press, 2004). Son enjeu visuel est ailleurs ; il est dans l'indication de l'un des objectifs des premières images islamiques, à savoir : « illustrer que la nouvelle culture avait la conscience et le sentiment d'appartenir à la famille des souverains traditionnels de la terre » (O. Grabar, La formation de l'art islamique, Paris, Flammarion, 1987, 70-71). Les sources littéraires semblent, pour ce qui les concerne, attester que cette conscience était, à la fin de l'époque umayyade au moins, politiquement partagée au plus haut niveau. Dans des vers attribués à Yazîd II, l'éphémère calife se crée de toutes pièces, en 744, des ancêtres imaginaires : « Je descends de Khosrô et mon père est Marwân [l'ancêtre de la deuxième branche de la dynastie umayyade] ; César est mon grand-père et je suis le petit-fils du Khâqân [de Chine] ». Plus tard, son successeur Marwân II, pourchassé par les troupes abbassides, pense traverser le Taurus et demander refuge dans la première ville byzantine. Au rapport de l'encyclopédiste irakien du Xe siècle, Mas'ûdî, le calife aurait confié à ses conseillers : « Là, j'écrirai au souverain des Rûm et je m'assurerai de sa protection ; plusieurs rois de Perse ont ainsi agi ; [une démarche de] ce [genre] n'est donc pas déshonorante pour un prince. » D'où le calife musulman tenait-il cette « expérience » qu'il voulait rééditer ? De sa lecture des livres d'histoire. Lecteur insatiable, il n'a cessé de lire : « Jusqu'au milieu des périls, ajoute la même source, Marwân a poursuivi la lecture de la chronique des rois de Perse et étrangers ; il a étudié leur histoire et leurs campagnes. » Pour

s'approprier l'héritage politique et militaire des rois d'autrefois, les derniers Umayyades ont commandité des traductions du persan et du grec à l'arabe. Non négligeable, le résultat est cependant resté modeste. Car le mouvement de translation de l'héritage antique n'a pris de l'ampleur qu'à l'avènement des Abbassides. Néanmoins, les livres comme instruments de gouvernement ont fait leur apparition, dans la culture arabe et islamique, grâce aux Umayyades. D'où les multiples continuités que l'on peut observer, ici et là, dans le fonctionnement de la Cour comme institution culturelle sous les derniers Umayyades et les premiers Abbassides. Comment ce nouveau rapport au passé d'avant l'avènement de l'islam a-t-il pu trouver justification dans une culture qui n'était que passablement acquise à l'écrit et dont elle avait, jusqu'ici, circonscrit l'usage particulièrement aux sphères du politique et du religieux ? Nous ne saurons répondre à cette question tant qu'aucune source d'époque umayyade n'est venue nous l'expliquer. En l'absence d'une telle découverte, nous devons nous contenter des sources postérieures, c'est-à-dire abbassides. À l'époque d'Al Mansûr (754-775) exerce à la Cour abbasside un scribe d'origine persane en qui on peut voir l'un des principaux fondateurs de la prose arabe : Ibn Al Muqaffa' (exécuté pour hérésie en 762 ou 772). Cet écrivain politique fait partie de la génération de lettrés qui ont fait le lien entre l'époque umayyade et l'époque abbasside. Il est l'élève d'un scribe umayyade considéré comme le maître du genre épistolaire arabe. A une date, qui est à situer entre 754 et 762, Ibn Al Muqaffâ, compose - c'est sa fonction d'intellectuel organique de cour qui l'exige - un « miroir au prince » pour son maître, le premier du genre jamais écrit en arabe et dans lequel est précisément reformulé ce nouveau rapport au passé. L'écrivain abbasside attaque d'emblée son épître par une description des hommes du passé où ces derniers sont affublés d'une corpulence supérieure à la « nôtre » et dotés, de surcroît, d'un esprit plus puissant - en somme des Goliath avec l'intelligence de David. Car ces hommes qui étaient plus fort que « nous », tant physiquement qu'intellectuellement, étaient naturellement capables d'une plus grande maîtrise dans la réalisation de ce qu'ils entreprenaient. Et comme ils jouissaient d'une espérance de vie plus longue, ils s'assuraient d'une meilleure expérience des choses. Leurs

savants étaient plus versés dans la connaissance et leurs souverains plus experts dans l'art de gouverner. C'est pourquoi ces hommes ont pu se caractériser, dans tout ce qu'ils entreprenaient, par le fadl, une valeur virile alliant le « mérite » à la « supériorité ». C'est précisément parce qu'ils étaient « vertueux » qu'ils « nous » ont fait partager les connaissances qu'ils avaient acquises et accumulées sur le monde terrestre et celui de l'au-delà. Ainsi avaient-ils rédigé des livres « qui nous sont restés ». C'étaient des gens de l'écrit. A ce titre, leur empressement à « nous » transmettre leur savoir était tel que lorsque l'un d'eux, « se trouvant dans une contrée inhabitée », voyant s'ouvrir à lui la voie de la connaissance, il s'empressait de graver sa découverte à même la pierre, de peur que sa trouvaille fût à jamais perdue pour les générations futures. Car ces hommes avaient beau avoir une vie prodigieusement longue (c'étaient des macrobiotes), ils se savaient mortels. Ils ne se contentaient, par conséquent, jamais de se fier, pour la préservation de leurs connaissances les plus importantes, à leur (seule) mémoire. Qui peut donc, mieux que quiconque, se soucier de ceux qui viendraient après lui ? Celui qui se comporte de manière responsable. Or, par leur souci de transmission, les « Premiers » (awâ'il) ont agi à l'égard de ceux qui leur ont succédé - c'est-à-dire « nous » - avec la compassion, la bienveillance et la sollicitude d'un père bon pour ses enfants, « un père qui rassemblerait à leur intention richesse et biens immobiliers, par souci de leur épargner l'épreuve d'avoir à les rechercher eux-mêmes, et par crainte de les voir échouer dans cette entreprise ». En même temps qu'ils ont été des figures admirables de la paternité, les « Premiers » se sont acquittés de manière exemplaire du rôle que leur conférait leur magistère. « Nous » ne sommes donc pas que leurs enfants chéris, « nous » sommes également leurs élèves. Les pères exceptionnels qu'ils furent ont été des maîtres remarquables. Ils sont les « premiers » maîtres. Position qu'ils ont acquise non pas tant du fait qu'ils nous ont précédés que parce qu'ils étaient qualifiés pour la primauté et l'excellence. N'ont-ils pas tout dit et n'ont-ils pas traité « de tous les sujets » ? Les premiers, n'ont-ils pas vanté la grandeur de Dieu ? Les premiers, n'ont-ils pas affirmé l'insignifiance du monde d'ici-bas ? En effet, mieux que quiconque, ils ont explicité les moyens d'accéder à la connaissance ; avant

quiconque, ils ont recensé « les différentes disciplines du savoir » qu'ils ont méthodiquement réparties en « catégories et subdivisions ». Alors que reste-t-il à faire aux enfants-élèves ? En un sens, pas grand-chose. Les « Premiers » ont réglé toutes les questions d'importance. En un autre sens, beaucoup. Tant le savoir est inépuisable. Les Modernes peuvent donc légitimement exercer leurs talents sur ce qui découle de l'« auguste enseignement » de leurs maîtres. Ces pères bienveillants, ces maîtres impeccables étaient et se savaient des mortels. A leur disparition, ils sont devenus physiquement absents aux vivants se réclamant de leur paternité et de leur enseignement. En effet, les morts appartiennent au monde invisible, les vivants au monde visible. Comment établir la communication entre ce qui est absent et ce qui est présent ? Comment nouer des liens avec le monde invisible, lorsqu'on appartient au monde visible ? En présentifiant l'absence et en rendant visible l'invisible. Selon les néoplatoniciens, le meilleur de l'homme c'est son âme dont le corps et le « monde » sont la double prison. C'est donc elle qui doit être re-présentée. On doit, pour la médiatiser, se préoccuper de lui procurer la meilleure enveloppe corporelle possible après que la « demeure du corps », en proie à la pourriture et à la décomposition, est devenue poussière. Le meilleur réceptacle pour accueillir l'âme est - assurément - l'écriture. Alors, dit Ibn Al Muqaffa', les « Premiers » ont inventé les livres pour nous consoler de leur disparition et pour, grâce à leur lecture, avoir « le sentiment de s'entretenir directement avec eux et d'entendre leurs enseignements ». A l'époque, cette théorie des « deux corps » d'un autre genre a trouvé crédit auprès de son compatriote de Basra, le grammairien Yûnus b. Habîb (m. 183/799), qui considérait la science d'un homme comme une partie de son âme et le livre comme son réceptacle le plus noble mais également le plus sûr. Pour asseoir leur autorité sur les textes sacrés, les ulémas contemporains ont eux-mêmes mesuré l'intérêt de disposer d'une telle théorie. Ils ont - comme il se doit - fait du corpus de la Tradition l'enveloppe corporelle du Prophète. (A suivre)

Texte de la conférence prononcée le jeudi 18 janvier 2007 au forum Les Débats d'El Watan sur le thème « Les Arabes et le sens de l'Histoire » L'auteur est historien, directeur d'études à l'Ecoles des hautes études en sciences sociales, Paris Houari Touati Les intellectuels musulmans conscients de la situation ont le devoir de réveiller les consciences, de leur montrer le mur vers lequel la société musulmane est en train de se diriger toutes voiles dehors, et de leur indiquer le chemin à suivre pour rejoindre le train de la modernité et de l'universalité.

L'Occident étant ici un référent pour les objectifs de connaissances et de développement qu'il a atteints et de voies intellectuelles qu'il a choisies pour les atteindre, et non pas un modèle à imiter ou à mimer au risque d'y perdre son âme, les musulmans devront tout d'abord changer en eux la représentation totalement négative qu'ils ont de l'Occident. Il n'y a pas que du mal dans cette partie géographique de l'humanité. Il y a aussi tout ce qui a permis à des centaines de millions de personnes de sortir de la misère et de la pauvreté, de permettre aux sciences d'expliquer et de domestiquer les lois de la nature, d'inventer des systèmes politiques mettant le pouvoir entre les mains des peuples, en un mot, de mettre la raison au pouvoir. L'Occident n'est pas uniquement cette société matérialiste et immorale dénoncée dans toutes les mosquées du monde islamique. Beaucoup de choses fondamentales peuvent lui être empruntées pour faire évoluer les sociétés musulmanes vers un avenir meilleur. Et avant toute chose, son esprit rationnel. N'oublions pas que dans l'histoire, les musulmans avaient (déjà) puisé de l'Occident (Grèce antique surtout) une grande partie de la science qu'ils ont développée et transmise à l'humanité. Dans le monde musulman, les élites religieuses ont dans leur grande majorité adopté les idées prônées par les islamistes, qu'ils soient d'obédience Frères musulmans comme en Egypte et dans certains pays du Proche-Orient, soit d'obédience salafiste ou wahabiste comme dans les pays du Golfe, en Asie centrale, en Asie du Sud-Est et au Caucase. Le cas des élites religieuses chiites est identique ; la majorité des

imams et ayatollahs les plus prestigieux se complaît dans des références passéistes liées aux conditions dramatiques de la naissance et du développement du mouvement chiite. Les élites intellectuelles musulmanes sont, dans leur grande majorité, restées totalement silencieuses ; ou quand elles s'expriment, c'est le plus souvent, pour soutenir le pouvoir en place, qu'il soit d'essence religieuse, comme cela se passe en Iran ou en Arabie Saoudite, ou profane (mais avec une très forte tendance à instrumentaliser la religion au seul profit des castes dirigeantes) comme c'est le cas partout ailleurs, comme en Algérie, en Tunisie, au Yémen ou même en Turquie où pourtant le système politique est laïc. Les intellectuels courageux (ou téméraires, car beaucoup ont payé de leur vie ou de leur liberté leurs prises de position non conformistes), qui s'attaquent aux dogmes établis et aux positions officielles, sont très minoritaires ; et quand ils se manifestent par des prises de position modernes et d'avant-garde, ils sont donnés en pâture à la rue par des islamistes en mal de popularité qui vont jeter l'anathème sur eux et leurs familles et les pourchasser jusqu'à ce qu'ils jettent l'éponge ou quittent leurs pays pour rejoindre l'Occident. Ces intellectuels courageux ont pourtant le mérite d'exister, de lutter et paradoxalement, de faire la preuve de leur impuissance à faire évoluer les choses. Ceux qui ont une quelconque chance d'être écoutés (généralement parce qu'ils ont acquis une reconnaissance internationale dans d'autres domaines) sont immédiatement et violemment combattus, y compris par des manifestations de rue pour les intimider. Le dernier avatar connu de cette politique d'intimidation concerne l'actuel ministre égyptien de la Culture, Farouk Hosni, qui avait critiqué le port du hidjab et les « cheikhs à trois millimes » (allusion faite à la gouvernance religieuse par le biais des fatwas) et qui a été obligé de présenter ses excuses, face au boycott organisé par les Frères musulmans. Réforme de l'islam Les intellectuels musulmans réformateurs vivant en pays d'islam, qui ne disposent pas d'une aura intellectuelle qui a dépassé le cadre de leur pays d'origine, sont soit pourchassés, soit, pour les plus chanceux, tenus dans un isolement total et souvent

dans un état de grave suspicion relatif à leur mode de vie ou à leurs idées (communiste, athée, consommateur d'alcool, impie, vie dissolue, francophone, anglophone, pro-occidental, etc.). Des penseurs musulmans continuant, malgré le danger, d'appeler à la réforme de l'islam, il en existe pourtant dans tous les pays islamiques. On peut en citer ici quelques-uns dont on ne peut qu'admirer le courage et la ténacité, compte tenu de la suspicion politico-religieuse qui pèse sur eux : . Hamadi Reddissi, tunisien, professeur à la faculté de droit et des sciences politiques de Tunis, qui milite pour une coexistence entre l'islam et la modernité, et demande aux musulmans d'avoir la lucidité d'ouvrir le procès de la culture islamique dans son historicité. . Raja Benslama, intellectuelle tunisienne qui se bat pour la libération de la femme musulmane, l'ouverture des portes de l'ijtihad, la renonciation à la condamnation de l'apostasie et la reconnaissance de la citoyenneté des minorités religieuses. . Abd El Mounim Saïd, intellectuel égyptien, directeur du Centre Al Ahram pour les études politiques et stratégiques, qui affirme que le hidjab (objet d'une vive polémique, tant en Egypte que dans l'ensemble du monde islamique), est pour les fondamentalistes « la première étape d'un long chemin jalonné de devoirs religieux culminant dans le djihad, lequel peut impliquer l'élimination de tous ceux qui s'opposent aux idées d'un groupe donné. » . Djamal El Bana, egyptien, frère cadet de Hassan El Bana, le fondateur du mouvement des frères musulmans, qui est entré dans la controverse sur le port du hidjab en affirmant que celui-ci n'est pas une prescription religieuse, mais une simple affaire de tradition et de coutumes. « Si le voile était un devoir religieux, affirme-t-il, il y aurait dans le Coran un verset clair à ce sujet qui ne pourrait pas faire l'objet d'interprétations variées. Ce qui est écrit dans le Coran est très général et peut être interprété de diverses façons ; certains des versets en question se référant spécifiquement aux épouses du Prophète. » . Mouna Al Tahawi, journaliste égyptienne qui condamne le silence des intellectuels arabes concernant les actes terroristes islamistes dans le monde, et la justification de ces actes par des raisonnements pernicieux (c'est la faute aux américains si des

musulmans procèdent à des attentats suicide). « On a beaucoup parlé des groupes et des individus extrémistes ayant trouvé refuge à Londres, mais on n'a pas assez parlé de ces prétendus intellectuels qui passent leur temps à justifier le terrorisme… », écrit-elle. . Dr Mamoun Fandy, savant égyptien, qui s'est aussi intéressé à « l'approche hypocrite » du terrorisme caractéristique d'un grand nombre d'intellectuels arabes qui ne font que le justifier. « Ils prennent du Viagra politique, entrent en état d'ivresse et d'excitation quand ils maudissent les Etats-Unis et applaudissent les terroristes », affirme-t-il, ajoutant qu'« ils ne comprennent pas qu'ils attisent des flammes qui consumeront tout le monde, qu'agir ainsi revient à se suicider, à l'instar des conducteurs de voitures piégées (…) ». . Adonis (Ali Ahmed Saïd), grand écrivain et poète syrien, s'est, lui aussi, invité dans la controverse devenue permanente sur le port du hidjab et critique durement le symbole de séparatisme social qu'est le voile. Il affirme que toutes les opinions qui considèrent le port du voile comme un devoir religieux ne sont que des interprétations, et n'engagent que ceux qui y adhèrent. . Amir Taheri, journaliste et écrivain iranien (aujourd'hui exilé à Paris), considère que le voile ne constitue pas un devoir religieux pour la femme musulmane car n'étant sanctionnée ni dans le Coran ni dans les hadiths ; par contre, il constitue un instrument politique qui n'a rien à voir avec l'islam en tant que religion. . Shirine Ebadi, intellectuelle iranienne, prix Nobel de la paix, qui se bat très durement en Iran même pour les droits de la femme et de l'enfant, et également pour faire comprendre aux musulmans, eux-mêmes, que leur religion n'est pas ennemie de la démocratie. Le combat des penseurs algériens Bien d'autres noms pourront être ajoutés à cette liste, sans que le total ne soit exhaustif, tant les sujets abordés par les uns et les autres sont nombreux et différents. En Algérie, certains noms sont à la pointe du combat pour rapprocher l'islam de la modernité et de la rationalité :

. celui qui est le plus en vue ces dernières années est le docteur Mustapha Cherif, philosophe, islamologue, ancien ministre et ancien ambassadeur qui milite pour un véritable dialogue entre les religions et dont la position peut se résumer dans cette phrase mise en exergue sur son site web : « Pour un islam d'ouverture, des lumières et du dialogue interreligieux. » . Il y a aussi Redha Malek, homme politique historique et immense homme de culture. Sa préface à une réédition par l'Enag du livre phare du réformiste égyptien Mohamed Abdou, un des pères de la Nahda islamique de la deuxième moitié du XIXe siècle (Rissalat el Tawhid) est un véritable chef-d'œuvre de démonstration de la capacité de l'Islam à intégrer la modernité. . Mais le cas le plus emblématique de ces intellectuels à la pointe du combat contre l'obscurantisme islamiste (en Algérie et ailleurs) est Ahmed Halli, le journaliste chroniqueur du Soir d'Algérie qui, à longueur de colonnes, croque des situations ubuesques consécutives aux actes ou idées des islamistes les plus en vue. Il a aussi comme avantage de mettre en avant de ses chroniques tous ceux et celles qui mènent le même combat que lui pour réformer le monde islamique. Tous les intellectuels « modernistes », cités ou non dans la liste ci-dessus, ne se battent pas pour le même objectif stratégique. Pour certains, il s'agit juste de mettre un terme à certaines pratiques islamiques les plus criantes et les plus condamnables (et condamnées par l'opinion publique internationale) : . c'est le cas de ceux qui, en Arabie Saoudite, condamnent les coups de fouets administrés en public, et qui, dans ce pays, passent pour de grands réformistes. . C'est aussi le cas de certains intellectuels qui militent pour la limitation à un maximum de quatre, le nombre d'épouses légitimes. . C'est encore le cas de ceux qui veulent ajouter un peu de droit positif à la charia dans certains domaines de la vie sociale : héritage, adoption, abandon de la lapidation et de la loi du talion.

. C'est enfin le cas de ceux qui se battent pour l'abandon des signes extérieurs d'appartenance à l'islam : barbe et tenues islamiques. Les vrais réformistes, ceux qui veulent mettre le monde musulman dans le train de la modernité et de l'universalité, s'attaquent à des problèmes globaux plus profonds : égalité en droits et en devoirs entre les hommes et les femmes, abolition de la charia comme unique source du droit, séparation des sphères politiques et religieuses, retour à la science et au rationalisme dans l'enseignement, retour à une éducation religieuse moins manichéenne et plus ouverte sur le reste du monde et des civilisations, etc. Chacun des thèmes ci-dessus peut être décliné en une série de sous thèmes qui peuvent constituer autant d'objectifs à atteindre : . Désacralisation du port du hidjab, abrogation ou réforme du code de la famille (dans beaucoup de pays musulmans), égalité des droits entre hommes et femmes dans tous les domaines de la vie sociale, interdiction des pratiques dégradantes contre les femmes et les enfants (en particulier l'excision qui se pratique dans beaucoup de pays islamiques). . Retour au droit positif et abandon du droit coutumier et des aspects obsolètes, et, parfois, gratuitement cruels, de la charia. . Débat sur la laïcité et sur les autres formes d'organisation du pouvoir ; recherche de la forme d'organisation la mieux appropriée. . Eloignement du domaine religieux de la sphère politique. . Réinterprétation sous l'angle du rationnel du concept de djihad. Retour à un idjtihad « scientifique » pour l'interprétation des versets coraniques non évidents. . Séparation totale entre l'enseignement religieux et l'école : > réintroduction de la raison et de la logique dans les systèmes scolaires et universitaires,

> enseignement rationnel des sciences, > option pour des systèmes d'enseignement qui privilégient les méthodes qui développent l'esprit critique, > ouverture sur les autres cultures, y compris la culture occidentale, dans tout ce qu'elles ont de positif, > dialogue apaisé avec les autres civilisations et cultures. Ces thèmes sont défendus, malheureusement sans résultats probants, par une minorité d'intellectuels baignant dans des sociétés musulmanes totalement aux antipodes de la modernité. Leurs idées sont, d'une part, combattues violemment par les tenants de l'idéologie islamiste (toutes tendances confondues) et, d'autre part, rejetées par la masse trompée par les « semi-lettrés » qui leur servent de guides (dixit A. Meddib) et par les pseudo-imams vociférant du haut des minbars des mosquées, à la télévision, ou sur les places publiques. Quand le danger de « contamination » est trop fort, c'est la grosse artillerie des institutions et des plus hauts dignitaires de l'islam (sunnite ou chiite) qui se met en branle : les grands cheikhs d'El Azhar, de la Mecque ou de Jérusalem, les imams et autres hodjatoleslams d'Iran ou d'Irak entrent en jeu pour la défense des « vraies valeurs » de l'islam qui sont mises en danger par des intellectuels laïcs et mécréants, au service du grand Satan occidental (américain de préférence). Le discours réformateur, lui, n'atteint qu'une partie infime de la population à laquelle il s'adresse (le plus souvent la partie déjà convaincue de la justesse du message). Il est donc sans impact réel. C'est souvent, la raison pour laquelle, dans certains pays musulmans, dont l'Algérie, ces intellectuels et leur message sont tolérés : ils ne disposent pas d'une capacité de nuisance suffisante pour devoir être combattus par les armes de la terreur (d'Etat pour certains, de groupes extrémistes pour d'autres). Par contre, tous ceux qui constituent une véritable menace sont victimes de cette terreur. On a tous à l'esprit la tentative d'assassinat de feu Naguib Mahfouz, le monumental écrivain et chroniqueur égyptien, prix Nobel de littérature. De même,

toujours en Egypte, cette pratique généralisée des avocats membres de la confrérie des Frères musulmans, poursuivant systématiquement en justice (une justice qui a toutes ses racines dans la charia) les intellectuels réformateurs pour apostasie et exigeant la séparation d'avec leurs épouses. Ne parlons pas de cette écrivaine du Bengladesh menacée de mort par une fatwa d'islamistes à cause de sa condamnation des traditions de violence contre les femmes ; de ce professeur soudanais pendu pour avoir enseigné que le Coran devait être lu avec un esprit critique. De tous ces intellectuels menacés dans pratiquement tous les pays d'islam pour la seule raison qu'ils n'adhèrent pas ou qu'ils combattent les idées rétrogrades des groupes islamistes, combien compte-t-on d'intellectuels assassinés dans les pays d'islam pour les idées progressistes qu'ils défendaient ? Rachid Grim La bataille menée par les réformistes musulmans, vivant encore dans des sociétés musulmanes, semble destinée à l'échec, tant les conditions dans lesquelles ils se trouvent leur sont défavorables d'où l'exil forcé en Occident d'un grand nombre d'entre eux. La question se pose sérieusement de savoir si le salut de l'Islam (ou si la voie royale de la réforme de l'Islam) ne passe pas par les seuls intellectuels réformistes musulmans vivant dans les pays occidentaux, qu'ils y soient de simples résidents ou des citoyens à part entière. L'environnement libertaire dans lequel ils vivent et activent leur est beaucoup plus favorable que celui, liberticide, des pays islamiques. L'avantage des intellectuels musulmans réformistes occidentaux ou vivant en Occident est qu'ils peuvent s'attaquer sans crainte à tous les sujets : ceux listés précédemment, et d'autres encore plus tabous (tels la remise en cause du caractère révélé du Coran et l'application de la raison critique à tout, y compris au Coran luimême), pratiquement interdits d'études depuis la fin tragique, au IXe siècle, du mouvement m'utazilite. Il y a de nos jours en Occident un véritable foisonnement d'intellectuels musulmans réformistes. Les quelques noms qui vont suivre ne donnent qu'une idée très vague de leur nombre et de leur combat ; ils ne sont donnés ici qu'à titre illustratif pour

l'importance de l'avenir de l'Islam des idées qu'ils développent et défendent. Parmi tous ces intellectuels, des Algériens tiennent une place enviable : leur renommée a depuis longtemps dépassé les limites des frontières de l'Algérie (leur pays d'origine) et de la France (pays d'accueil pour certains et patrie pour d'autres). Mohamed Arkoun est connu pour son combat, déjà ancien, pour concilier Islam et modernité et par le grand nombre de livres qu'il a édités et de conférences qu'il a données sur l'Islam, son passé et son devenir. Les frères Bencheikh, dont l'un, Soheib, est muphti et l'autre, Ghalib, animateur d'émissions sur l'Islam à la télévision publique française, se dépensent sans compter pour montrer un visage plus avenant de la religion musulmane. L'un et l'autre sont des adversaires irréductibles de la lecture littérale du texte coranique et préconisent un retour à une lecture plus historique et contextuelle. Rachid Benzine est partisan d'une lecture scientifique du texte coranique. « Pour les nouveaux penseurs, l'étude scientifique du texte coranique ne vient pas annuler la démarche religieuse : elle vient la compléter, l'éclairer, en donner une assise intellectuelle », affirme-t-il. Malek Chebel, anthropologue de renommée mondiale, se bat pour un retour de l'Islam dans la modernité que lui ont fait quitter des politiques et penseurs guidés par d'autres raisons que le bien-être de la ouma. Il est l'auteur de cette phrase provocatrice, mais pleine d'enseignements : « L'Islam n'a connu le voile que pendant un seul siècle de son histoire : le XXe siècle ! » Abdelwahab Meddeb, islamologue bien connu par ses publications, la direction de la revue Dédale et ses émissions sur France-Culture, tente d'instituer une réflexion sur ce qu'il appelle, au grand dam de ses contradicteurs, « la maladie de l'Islam ». Il dénonce le terrorisme islamique en affirmant que les attentats ne sont pas dans la tradition islamique. « … On ne peut pas dire, affirme-t-il, que les attentats soient un phénomène religieux. L'utilisation du suicide, au nom de la politique ou de la religion pour tuer aveuglément, n'a jamais existé dans l'Islam, jamais. »

Bien sûr, il n'y a pas que des penseurs d'origine algérienne qui figurent dans la liste des réformistes musulmans : toutes les nationalités sont bien représentées. Quelques noms pour illustrer cela : Haroon Amirzada, Afghan, ancien conférencier de l'université de Kaboul, se bat pour que « tous les élèves, tous les politiciens d'Orient et d'Occident, qu'ils soient islamiques ou non, travaillent ensemble à la modernisation de l'Islam ». Lafif Lakhdar, intellectuel tunisien qui dénonce la crise identitaire et éducative que traverse le monde arabe et qui milite pour un système politique basé sur la séparation de l'Etat et de la religion. C'est à lui que nous devons cette analyse sociopsychanalytique du monde musulman en parlant de « blessure narcissique » à propos de ses défaites répétées face aux impérialismes occidentaux et à Israël. Il affirme, par ailleurs, que la laïcité est vitale pour l'avenir du monde musulman. Hussein Shubakshi, journaliste saoudien, qui se bat pour la réforme du système éducatif dans son pays et pour le recours à la science et à l'astronomie pour la fixation des dates religieuses. Il est l'auteur de cette phrase pleine de dépit : « Le jour où un chercheur saoudien a publié une étude sérieuse sur les manuels scolaires, et sur le recours à l'astronomie pour observer la lune (pendant le Ramadhan), il a été condamné à des milliers de coups de fouet. Voilà qui montre à quel point nous sommes ouverts au dialogue ! » Le journal en ligne en langue arabe Elaph est devenu une véritable institution dans le combat contre l'intégrisme religieux et pour une modernisation significative du monde musulman. Toutes les grandes plumes arabes épousant la cause de la modernité s'y côtoient pour combattre les absurdités moyenâgeuses du fondamentalisme religieux. Les pays occidentaux dans lesquels les réformistes islamiques sont les plus nombreux et les plus combatifs sont évidemment ceux où la diaspora musulmane est la plus importante : France, Grande-Bretagne, Allemagne. Il existe environ 15 millions de musulmans en Europe occidentale, dont cinq en France. Tous ne sont pas croyants et pratiquants ; mais tous subissent le regard méfiant des citoyens européens relevant d'autres religions (ou même des athées). Certains, une minorité agissante, épousent les idées extrémistes des fondamentalistes, des intégristes ou

même des djihadistes et se déclarent en état de guerre permanente contre les impies (kufars). D'autres, une autre minorité beaucoup moins agissante, vivent un Islam apaisé et se sentent totalement intégrés dans les pays dont ils sont des citoyens à part entière. La majorité, quant à elle, balance au gré des événements d'un bord à l'autre ; avec toutefois une tendance lourde, ces deux dernières décennies, pour des regroupements communautaires annonciateurs de conflits graves et peut-être du fameux choc des civilisations défendu par Samuel Huntington. Le cas des Etats-Unis est différent en ce sens où les cinq (ou six) millions de musulmans qui y vivent ont des problèmes différents de ceux de leurs coreligionnaires d'Europe occidentale. Les Etats-Unis renferment la plus forte concentration de l'élite intellectuelle musulmane. Elle est actuellement plus importante que dans le monde musulman lui-même. C'est bien sûr la conséquence de la fuite des cerveaux au départ du monde islamique et surtout arabe : médecins, universitaires, ingénieurs, chefs d'entreprise... Leur importance en nombre aux EtatsUnis est remarquable. Mais le dynamisme de cette intelligentsia, depuis près d'un demi-siècle, s'est surtout distingué dans un lobbying social dirigé vers une plus grande intégration des musulmans dans la société américaine. Les problèmes de la réforme de l'Islam se pose très peu à ce niveau. C'est surtout en Europe que se déroule la « mère des batailles », celle pour la réforme en profondeur de l'Islam en tant que religion et principe de vie. Pourquoi donc le combat des réformistes musulmans d'Occident a-t-il plus de chance, à terme, d'aboutir que celui de ceux qui sont restés dans leur pays ? La raison la plus évidente est qu'ils vivent et activent dans un milieu plus ouvert à la confrontation d'idées ; où il n'y a pas de tabous religieux (et politiques) qui rendent impossibles toute réflexion sérieuse et sereine sur l'Islam, ses dogmes, ses soubassements socio-psychologiques, ses pratiques, son histoire, ses divisions, ses perversions… Même les cas, extrêmes, des fatwas mortelles lancées contre l'auteur des Versets sataniques (Rushdy), ceux des caricatures danoises ou celui de la tribune libre parue dans un quotidien français très critique envers l'Islam (professeur Redeker), n'ont jamais réellement intimidé ou impressionné les intellectuels intéressés par le débat sur l'Islam et son devenir, ou n'ont été en mesure de menacer leur sérénité.

En Occident, quoi qu'on en dise, il existe une réelle liberté de pensée et une longue tradition de débats (plus ou moins sereins) sur les sujets les plus divers et les plus profonds. Contrairement à ce que d'aucuns peuvent penser, il n'y a pas d'unanimisme au sujet de la nécessité de réformer l'Islam. Toutes les tendances, y compris les plus intégristes, existent. Même si un dialogue direct serein n'est pas vraiment possible avec les nombreux tenants de l'islamisme vivant et activant en Occident, les idées des uns et des autres circulent librement et entrent souvent en confrontation dans les médias et sur la Toile. Certains islamistes ont même pris l'habit et les méthodes occidentales pour débattre du bien-fondé de leurs positions ou prêcher pour leur cause. Le très médiatique Saïd Tariq Ramadan, petit-fils du fondateur égyptien du mouvement des Frères musulmans, a acquis une célébrité très enviable qui lui a ouvert les portes de pratiquement tous les médias occidentaux qui comptent. Contrairement aux islamistes hirsutes et vociférants que les télévisions du monde entier aiment à montrer, il porte une tenue vestimentaire irréprochable, est bardé de diplômes, s'exprime parfaitement en langues française, anglaise et bien sûr arabe, parle sans violence et avec éloquence, mais défend avec acharnement (et souvent efficacement) ses positions extrémistes de Frère musulman. Le courant qu'il défend fait, grâce à lui et aux innombrables conférences qu'il anime, beaucoup d'émules en Europe occidentale (dans les banlieues surtout, parce que devenues des ghettos dans lesquels sont parquées les communautés musulmanes, victimes de la pauvreté, du chômage et de la marginalisation). Le courant fondamentaliste a même son téléprédicateur à la mode : Omar Khaled, égyptien d'origine et de nationalité, qui, à l'image des télés évangélistes américains, et avec les mêmes armes, est en train de séduire et d'amener à la pratique religieuse fondamentaliste, une quantité non négligeable de personnes d'origine et de situations sociales diverses dans de nombreux pays d'Islam et même en Occident. Dans les pays occidentaux donc, le dialogue et la confrontation d'idées sont possibles. Ne dit-on pas que c'est de la discussion que jaillit la lumière ? Les idées défendues par les réformateurs ont plus de chance d'y faire leur chemin que dans les pays islamiques, Turquie comprise. En effet, le climat de liberté intellectuelle qui

règne dans le monde occidental, les moyens modernes de communication qui s'y sont développés, le rôle majeur joué par les télévisions satellitaires et le Net, tout cela contribue à une très large diffusion des idées, y compris donc, celles des réformistes musulmans. Leurs idées pénètrent même l'espace islamique, malgré les efforts de certains états islamistes pour interdire tous les médias modernes qu'ils ne peuvent contrôler. Elles finiront bien par faire leur nid et s'imposer un jour ou l'autre. L'un des moyens intellectuels le plus efficace utilisé par la majorité des réformateurs est de faire appel à l'histoire et de rappeler, preuves à l'appui, qu'Islam et modernité n'ont pas toujours été antinomiques. Le rappel de l'aventure m'utazilite et de sa défense de la primauté de la raison dans tous les domaines, y compris dans le domaine religieux, est l'un de ces exemples historiques. Les contributions des plus grands savants musulmans aux progrès de la science universelle en sont un autre : les noms et les œuvres de Farabi, Ibn Sina, Ibn Rochd, El Khawarizmi, Ibn Khaldoun… sont régulièrement appelés à la rescousse pour faire la démonstration que l'Islam peut très bien se dissoudre dans la science et la modernité. Petit à petit, la mayonnaise prend et de plus en plus d'intellectuels de tous bords acceptent de parler de possibilité d'intégrer l'Islam dans le courant du développement universel, à condition toutefois qu'il se réforme en profondeur. Pour beaucoup de penseurs musulmans, il ne s'agit en fait que d'un retour aux sources et de la reprise d'une place qu'il n'auraient jamais dû perdre. L'Islam doit redevenir le vecteur essentiel du progrès scientifique, qu'il a été autrefois. La référence à l'expérience turque actuelle d'un gouvernement islamiste « moderniste » est aussi souvent utilisée pour rappeler l'inanité des jugements expéditifs sur la nature fondamentalement archaïque de l'Islam politique. Tout dépend du contexte dans lequel naît et se développe l'expérience. La Turquie a un pied en Occident et l'autre en Orient. Toute son histoire est intimement liée à ces deux contrées (et cultures) : autant le christianisme que l'Islam ont profondément marqué la culture turque (l'église chrétienne d'Orient était basée à Constantinople et la ville d'Antioche a été longtemps l'un des premiers centres de la chrétienté en Orient).

Concernant l'expérience actuelle d'un gouvernement islamiste, les craintes initiales ont vite été effacées par le comportement plutôt « civilisé » du Premier ministre Recep Tayyip Erdogan et de son équipe, plus intéressés par leur combat, pour intégrer l'Europe qu'à des querelles religieuses qui ne mènent nulle part. Il est vrai que le cas de la Turquie est singulier du fait de son système politique laïc et du rôle que joue constitutionnellement l'armée dans la défense de cette laïcité. Mais il est tout de même significatif des possibilités d'intégration de l'Islam dans le jeu politique démocratique. Le combat d'idées mené contre les tenants occidentaux du choc des civilisations (Samuel Huntington, Bernard Lewis et leurs nombreux adeptes) constitue lui aussi une étape importante dans la bataille que mènent les réformateurs musulmans qui cherchent à démontrer que la religion mahométane est une religion d'essence progressiste et à caractère fondamentalement pacifique. Le recours à l'œuvre des grands penseurs et rationalistes musulmans leur sert de moyen pour convaincre ceux qui sont à l'écoute. Pour beaucoup d'entre eux, la gloire passée peut, si elle est bien utilisée, servir de déclic pour une évolution future : la vie et l'œuvre des grands m'utazilite et autres rationalistes musulmans, des tenants de la Nahda de la fin du XIXe siècle, de certains soufis, de certains hommes politiques et de religion, à l'image de l'Emir Abdelkader, les exemples réussis de pays musulmans ayant adopté la laïcité en tant que système politique… peuvent servir la cause de la modernité. Même le cas de la Palestine avec son gouvernement issu du parti intégriste Hamas est utilisé par les uns et les autres pour démontrer une chose et son contraire : d'une part, l'incapacité du parti islamiste à évoluer, compte tenu des pesanteurs idéologiques et dogmatiques dans lesquelles il baigne et de son antisémitisme primaire supposé. D'autre part, la capacité de l'Islam politique à utiliser les instruments de la démocratie pour arriver au pouvoir, et évoluer vers plus de modération, parce que confronté à des réalités géopolitiques incontournables. Les réformistes musulmans d'Occident mènent « la mère des batailles » d'une part pour faire accepter à tous l'idée que l'Islam est loin d'être une religion fermée, archaïque et sclérosée et qu'elle est tout à fait capable de s'adapter à la modernité et rattraper le train de l'universalité. Par ailleurs, et c'est là la véritable gageure, pour

amener les sociétés musulmanes elles-mêmes à revendiquer la modernité et ses bienfaits. Cela passe inexorablement par un combat acharné contre les tenants d'un Islam salafiste et djihadiste, dont le seul objectif est d'en découdre avec l'Occident judéo-chrétien, rejoignant de ce fait le camp des tenants du choc des civilisations. La victoire d'un camp sur l'autre signifiera soit une avancée irrémédiable du monde vers plus de paix, de sérénité et de prospérité, soit une plongée encore plus profonde dans le chaos. Rachid Grim

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