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Le sujet de la conscience Introduction
§1 A l'intérieur de l'être nous faisons l'expérience du devenir. Qu'y a-t-il ? Un quintuple flux sensoriel, hétérogène et pourtant coordonné, une succession d'émotions et de pensées. Ce que nous percevons, nous l'appelons monde ; quant au conglomérat de volontés, d'actes de notre corps, d'idées et d'affects que nous percevons "en nous", nous sommes habitués à le considérer comme nous-mêmes. Spontanément se constitue la conviction "je suis dans le monde", fondation implicite de tous nos autres jugements, institution tacite d'une dualité. Mais si nous devons caractériser cette dernière : "qu'est-ce qui définit le monde, le moi et leur frontière ?", l'embarras est sérieux. Globalement, ces constitutions se jouent autour du corps propre et de ses accidents invisibles (ainsi pourrions-nous nommer les phénomènes psychiques). Notre propos est de mettre en question la validité de ces distinctions afin de parvenir à un aperçu authentique du sujet réel. Nous laisserons de côté autant que nécessaire le pôle monde, considérant qu'il y a une antériorité de principe du pôle sujet, tout en interrogeant le sens de cette antériorité. Ce que nous visons est une ontologie réelle du sujet, purifiée des préoccupations strictement psychologiques et naturalistes, quoique cette épure fasse partie intégrante du projet. Nous nous appuyons pour cela sur certains des acquis de la phénoménologie, essentiellement la réduction, ainsi que sur l'ensemble des travaux de Merleau-Ponty, qui semble l'une des introductions les plus profondes et novatrices en la matière. Toutefois, une certaine lacune apparait dans la détermination de la subjectivité en tant que telle. [Patočka écrit ainsi : "il faudrait noter les insuffisances de la théorie de l'"ego", théorie qui chez Husserl ne cesse d'évoluer, ne parvenant jamais à une fixation définitive." Q.P.? p. 178] C'est pourquoi nous proposons une redirection radicale de la philosophie dans son essence même, comme devant prendre pour centre, point de départ et d'arrivée, la question du sujet. Or ce sujet, nous le caractérisons d'abord comme conscience, et nous risquons l'hypothèse que l'histoire de la philosophie est l'histoire d'une telle détermination, la prise de conscience de la conscience par elle-même au travers d'une succession d'élaborations
conceptuelles, qui sont à la fois "révélations" et distortions de sa propre essence. Notre travail sera donc en grande partie une critique fondamentale de toute tentative de conceptualisation de la conscience. Le paradoxe initial qu'un tel projet suscite prend tout son sens si l'on considère que le sujet n'est pas d'abord un concept, mais une réalité, ou mieux : la fondation de toute réalité possible, le lieu obscur de la genèse et de la donation de l'être. Les concepts ne sont qu'un des modes d'appréhension du sujet par lui-même, l'un des domaines de l'expérience globale, et sans doute pas le plus primitif ni le plus authentique. L'une de nos thèses est qu'il ne saurait y avoir de représentation adéquate possible de la conscience ni du sujet de l'existence et de la représentation. §2 Nous reprenons à notre compte l'interrogation qui ouvre Etre et temps en spécifiant que la question de l'Être doit d'abord être saisie comme celle de l'être à la première personne, l'être-je, car c'est à partir de l'ego que se font toutes les visées, et c'est toujours en lui et à partir de lui que l'être est vécu, perçu et pensé. Et si l'ego est une illusion, toute la question sera de comprendre le statut de cette illusion. Or le paradoxe premier est que cet ego est d'un côté un étant parmi les autres, et d'un autre ce par quoi le Dasein advient ou le Dasein lui-même : je suis là. Mais il ne s'agit pas d'une location ni d'une "situation" au sens de Sartre ; nous considérons ces termes d'un point de vue proprement ontologique. Nous rejetons même jusqu'à un certain point la vision kierkegaardienne de l'existence qui insiste sur le fait qu'elle est existence d'un être fini, ou même qu'elle est synthèse de fini et d'infini, de temporel et d'éternel, etc. Pour nous ces concepts sont postérieurs à l'existence brute : nous prenons être dans son sens le plus large et le plus neutre, et notre seule donnée de départ est "je suis, j'existe". Nous ne rejetons pas la phénoménalité, nous considérons seulement qu'elle est incluse dans notre être : je suis un être qui perçoit. Il faudra donc comprendre et explorer la nature du phénomène, mais en la rapportant constamment à son sujet. En particulier le corps propre et la chair sont certes phénomènes fondamentaux, conditions de possibilité de la phénoménalité, mais encore une fois le charnel et le perceptif sont partie intégrante de mon existence, et c'est à cette lumière qu'il s'agit de les comprendre. La distinction de l'esprit et du corps est une distinction abstraite, et sans doute même celle du moi et du monde, mais ces divisions ont lieu dans le medium homogène de ma conscience et supposent toujours une
unité plus profonde qui soit susceptible de les percevoir ou de les établir. Nous considérons donc comme fondamentale la tentative de caractérisation d'un non-dualisme préconceptuel, tout en nous méfiant des différentes tentations monistes directes qui sont autant de positions conceptuelles : aucun concept ne semble pouvoir résumer ou enfermer l'existence, pas même ceux de conscience ou d'existence. On peut affirmer que tout ce qui est est, et que tout ce qui apparait apparait dans la conscience ou pour elle, mais la tautologie n'est pas la vérité : il y a donc une dialectique de l'évidence qui s'opère au travers des concepts et des constructions mentales, et nous ne projetons rien de moins qu'une nouvelle phénoménologie de l'esprit. §3 Pouvons-nous dès son ouverture présager de ses résultats, ou même escompter un résultat positif ? On peut avancer l'idée que toutes les grandes oeuvres de philosophie visent une détermination et une acquisition de la liberté [C'est la thèse de Craig M. Nichols qu'il n'en va pas autrement pour Sein und Zeit (Primordial Freedom: The Authentic Truth of Dasein in Heidegger's 'Being and Time' in: Thinking Fundamentals, IWM Junior Visiting Fellows Conferences, Vol. 9: Vienna 2000)] au moyen d'une compréhension profonde de la nature de l'être. Nous reviendrons en son temps sur cette allégation, et n'invoquons ici comme témoins provisoires que les premiers livres de Sartre et de Merleau-Ponty. A un degré bien plus modeste, nous entrevoyons qu'une autre orientation serait superficielle, et que notre essai de caractérisation du sujet devra se confronter à cette question éthico-métaphysique. Si je veux savoir ce que je suis, il importe au plus haut point de savoir si je suis libre. Si mon être se révèle être pure conscience, alors il est certain, comme Sartre l'établit dans La transcendance de l'ego, que je suis du même coup pure liberté ; mais alors la question est de savoir ce que cela signifie, même si nous débouchons comme Bergson sur une intuition directe de soi comme liberté. Etre au monde n'est pas désaveu mais condition de liberté, ou, plus profondément, synonyme. Mon corps est l'un des phénomènes de la nature, mais la nature elle-même est l'ensemble des phénomènes qui se présentent à ma conscience ; leur ordre et leur connexion induit l'idée de lois, qui produit à son tour l'idée de déterminisme. Si je suis mon corps, je ne suis pas plus libre qu'un animal ou une plante, et si je suis mon âme, on peut considérer comme Schopenhauer qu'elle obéit à une causalité tout aussi stricte. Mais ces spéculations impliquent un concept de la liberté étroitement lié à l'action
et à la volonté. Du point de vue phénoménologique qui sera le nôtre, actes et volitions ne sont autre chose qu'un certain type de phénomènes à l'intérieur de ma conscience. La liberté dont nous parlerons sera donc non phénoménale, sans être pour autant transcendantale au sens de Kant, car, pour être bref, nous ne voyons là qu'un concept. Nous gageons qu'il suffit d'une interrogation approfondie sur la nature du sujet pour que les questions "adjacentes" telles que la liberté s'éclaircissent d'elles-mêmes. §4 C'est dire que nous renonçons autant que faire se peut à l'espoir d'un résultat, à l'établissement d'une thèse préétablie, mais considérons que notre objet exige simplement un parcours interrogatif, une enquête sur la nature du sujet de l'existence et de cette réflexion même, un processus de dévoilement de ce qui est déjà là et sera toujours là, identique, lorsque cette recherche prendra fin. Nous formulons donc un postulat de permanence, qui désamorce l'idée d'un progrès substantiel : nos concepts évoluent mais c'est une même conscience qui est témoin de cette évolution. Habituellement, la philosophie porte sur elle son attention et s'identifie aux aventures de ses concepts, mais n'est-il pas possible de rester dans la vigilance de leur source ? Nous prenons donc comme une devise ce mot de Merleau-Ponty : "la philosophie ne consiste pas en un certain savoir, elle est cette vigilance qui ne nous laisse pas oublier la source de tout savoir". Bien sûr cette source n'est pas la conscience pure au sens d'abstraite, elle englobe toutes les sphères de mon existence, l'incarnation et l'intersubjectivité, mais ce que nous proposons est précisément un élargissement et une redéfinition de la notion de conscience, car nous pensons qu'elle se trouve derrière les innombrables théories qui semblent porter sur un objet différent : l'âme, l'intellect, la raison, l'esprit, the mind, etc. On peut aller jusqu'à dire que la philosophie a toujours traité principalement du même sujet à travers diverses instantiations, ou que le philosophe réfléchit immanquablement sur lui-même, et qu'il s'agit toujours en définitive de comprendre ce qu'est la conscience. Et à ce propos, il faudra examiner de près cet axiome selon lequel toute conscience est conscience de soi, et cet autre, célèbre, de Husserl, que "toute conscience est conscience de quelque chose". Cela veut-il dire que le sujet et l'objet sont intrinsèquement présents dans la conscience ? Sont-ils des éléments réels ou bien des distinctions abstraites ? Qu'est-ce qu'une conscience sans objet, et peut-elle exister en l'absence d'un sujet ? L'un des grands axes de cette étude sera de
savoir si l'on doit identifier conscience et sujet, et s'il s'avère qu'il y a un sujet "derrière" ou au-delà de la sphère consciente, de déterminer ce qu'il peut être. Lorsque Descartes découvre la certitude absolue de son être et se demande qui il est, il répond assez rapidement res cogitans, puis revient plusieurs fois sur la stupéfaction de cet eureka. La courte énumération qui précise cette notion nous laisse penser qu'elle correspond au sens moderne du mot conscience : Sed quid igitur sum? Res cogitans. Quid est hoc? Nempe dubitans, intelligens, affirmans, negans, volens, nolens, imaginans quoque, & sentiens. (Med. II, 8) Au lieu de tenter de cerner sa nature ou son essence, Descartes se contente d'énumérer ses actes. Et dans sa perspective, cela suffit. Mais pour nous, ce multiple nous plonge dans un embarras socratique : certes, voici les facultés ou actes de l'esprit, et il y a une évidence intuitive que c'est moi qui doute, comprends, affirme, nie, veux, ne veux pas, imagine et sens, mais comment un divers si hétérogène peut-il être saisi dans une unité si immédiate ? Cette unité est d'autant plus une que la variété du cogitatum est large, ou plutôt, cette unicité est d'autant plus surprenante. Et il s'agit vraisemblablement d'une unité présynthétique : même si les perceptions et les réflexions s'opèrent par synthèse, le sujet de ces actes ne semble aucunement pouvoir être le produit d'une synthèse, sous peine d'une régression à l'infini. Certes, l'ego empirique parait un aggrégat de synthèses mnésiques, mais il s'agit de l'idée que j'ai de moi-même, étroitement liée à l'histoire de mon corps et de mes jugements, et pas du tout de l'ego du cogito pur, de celui qui est situé dans le présent vivant de l'aperception. De celui-ci, il n'est point d'historique ni peut-être de description, d'où la difficulté de tenir un discours à son égard, et par ailleurs il ne devrait pas y avoir de coupure profonde, de séparation radicale entre les deux sens de l'ego : c'est bien moi comme cogito pur qui suis ce moi vivant psycho-physique que je perçois en permanence. Le concept qui s'impose lors d'une telle considération est celui d'identification. Le percevoir devient un être au sens transitif ou attributif de ce verbe : je deviens, je suis ce que je perçois, la conscience s'absorbe et se perd dans l'histoire du corps. Réciproquement, la conscience semble n'advenir et se saisir elle-même qu'à l'occasion d'un corps et au travers de son fonctionnement neural. Toutefois, si le corps était réellement le sujet, nous serions renvoyés aux difficultés de l'hylozoïsme. En prenant pour clef la notion de conscience, nous espérons éviter les écueils majeurs du dualisme et la tentation de substantiver le sujet soit du côté de la matière, soit du côté de l'esprit.
Nous partons de ce fait que nous sommes conscients de l'une comme de l'autre, et de cette hypothèse que la conscience ne se laisse donc enfermer dans aucune catégorie. Lorsque Descartes conclut avec un flou grandiose ego aliquid sum, nous traduisons aliquid par conscience et tentons de creuser cette zone aride et balbutiante de la méditation. §5 Cette sphère de la subjectivité originaire est en effet de la plus infime extension, puisqu'elle peut se résumer tout entière dans le mot Je, mais on peut aussi dire avec Husserl qu'il s'agit d'un "domaine -immense, comme nous allons voir- de l'expérience transcendantale du moi." (MC §13 p.59) Ce dont manque ce domaine en termes de profusion d'objets descriptibles, il le compense en subtilité et en importance. Quelle valeur a ma science ou mon action si j'ignore qui je suis, moi qui croit savoir et agir ? Notre leitmotiv sera de renvoyer toutes les hypothèses et les notions à la question de leur sujet, du Qui ? Ainsi cette région de nos investigations est austère, mais inépuisable, car cette question est toujours vive, et après de longues années de recherches, nous constatons qu'elle n'a rien perdu de sa fraîcheur, au contraire elle gagne sans cesse en profondeur et en résonnances. Plutôt que de devoir trancher entre des théories concurrentes, nous avons souvent affaire à des oscillations entre des perspectives inséparables. En un sens, la question du sujet n'invite pas à décider si c'est le matérialisme, ou l'idéalisme, etc. qui est "vrai", car ces systèmes sont des visées externes du sujet, et donc une forme de digression, voire de divertissement sérieux : que je considère comme valide telle ou telle théorie ne me modifie pas réellement, et peut-être ne m'apprend rien sur ma propre nature. Nous essaierons donc de naviguer aussi loin des théories constituées que possible, ce qui représente assurément un risque, car l'étude minutieuse des textes est fertile et pleine de vertus, mais toutes ces réflexions qui portent sur la nature de l'esprit proviennent d'observations directes et ne nous enjoignet-elles pas à imiter leur démarche plutôt qu'à disséquer leurs résultats ? L'une des forces de la philosophie est que son objet est toujours à notre disposition, nous sommes toujours plongés dans l'existence et ses dimensions sont inamovibles, dans une éternelle disponibilité, et cela est d'autant plus vrai lorsqu'il s'agit du sujet : jamais nous ne sommes éloignés de nous-mêmes, si ce n'est par l'imagination. Et cette distance paradoxale est aussi l'un des thèmes de notre interrogation. Mais alors, peut-être est-ce cette proximité limite, cette coïncidence
inaliénable qui constitue un obstacle épistémologique majeur. Toutes les questions de connaissance sont en effet objectives, et seule celle du qui suis-je ? est subjective, et en un sens insoluble. Car toutes les réponses sont projetées au-devant de mon regard intérieur, expulsées dans l'extériorité mentale au moment où elles sont formulées. Aussi notre détermination semble devoir s'opérer sur un mode essentiellement négatif, et nous apprendrons à deviner ce que nous sommes en éliminant successivement tout ce que nous ne sommes pas ; et sans doute n'irons-nous pas plus loin que la félicitation ironique de Socrate à Thééthète, d'être devenus plus léger et de ne pas importuner les autres et nous-mêmes en croyant savoir ce que nous ignorons. (Et il nous semble que Merleau-Ponty est à la fois un pionnier et un maître dans ce style d'écriture qu'on pourrait nommer non-thétique). Tout tournera donc autour du gnwqi seauton, dans un certain non-espoir philosophique, car comment prétendrions-nous, après tant de siècles et d'esprits de loin plus brillants, apporter quelque lumière qui soit à la fois neuve et véridique, qui ne tombe pas dans l'extravagance sous prétexte d'originalité, ni dans l'obscurité qui masquerait un manque de substance ? Pourtant, après avoir longuement examiné l'entreprise, nous ne pouvons nous résoudre à une simple recension des thèses passées, ni même à leur confrontation dans un esprit de glose. Comme le jeune Spinoza déclare que, aussi minces que soient ses chances, il ne peut renoncer à chercher remède à quelque maladie mortelle, nous croyons qu'une détermination aussi fondamentale est l'objet le plus digne de notre souci, sans quoi la science et la philosophie seraient entachées d'une vanité dirrimante. Si tant d'études et de cogitations parfois angoissantes ne nous apprennent pas ce que nous sommes et ce que peuvent être notre liberté et notre bonheur, à quoi bon poursuivre et soutenir ce tracas. Il y a certes un plaisir immédiat de la spéculation et nous voyons le bon sens de Hume pour qui elle fait partie du bon usage de la vie pour l'honnête homme, mais une dimension plus profonde est plus brûlante est aussi ouverte. Peut-être perdrons-nous cette illusion au cours de notre étude, mais si cette perte s'avère invinciblement inscrite dans la nature des choses, alors ce ne sera pas un mince bienfait, ou la reconnaissance de l'inanité de tout bienfait intellectuel. §6 Il y a une dimension ontologique de l'incomplétude : le sujet n'est jamais achevé, son développement est toujours en cours, sa vie est toujours abordée in medias res. Et c'est là qu'il s'agit de le saisir, voire
d'appréhender son essence, à travers sa finitude et sa temporalité. Est-ce à dire qu'il est un être-pour-la-mort ? Que savons-nous de la mort ? N'est-ce pas un concept, quelque chose dont nous n'avons pas d'expérience directe ? Je me découvre comme être-dans-le-temps, ou mieux comme être pour qui le temps est, et il est certain que je ne puis séparer mon être de ma temporalité, mais réciproquement, je ne peux concevoir ou encore moins percevoir le flux du temps hors de ma subjectivité. C'est une forme a priori de mon intuition, le cadre de toute expérience. Mais moi qui perçois les trois modes de la temporalité, suis-je temporel ? Si je coïncidais totalement avec son mouvement, comment le percevrais-je ? Il faut qu'il y ait "déhiscence" au coeur de l'être temporel, une certaine résistance interne, comme celle par laquelle l'effort est perceptible, selon les analyses de Maine de Biran. S'agit-il du corps ? Ce n'est pas si simple : en effet, le corps est déjà pris dans la temporalité physique, et il faudrait alors poser une autre forme de temporalité, psychique, puis tenter de comprendre leur articulation. Cette hypothèse est plausible, mais reste entière la question de la conscience même du temps, qui est assurément voie royale de l'exploration de la subjectivité. Pourtant, il y a peut-être ici encore un certain délit d'abstraction, et ainsi devrions-nous rabattre cette analyse du temps sur celle du monde, dont il est l'une des dimensions fondamentales. Je ne perçois pas une temporalité pure, mais un être au monde global, un être-en-devenir, que je peux ensuite décomposer en spatialité, temporalité, altérité, etc. Nous prendrons donc le parti de ne pas séparer notre analyse du temps de celle de l'espace, comme la Phénoménologie de la perception avait choisi de le faire, et du reste, toute l'orientation contemporaine des sciences nous invite à une telle unification. Le problème est que toute entreprise de clarification nous pousse à des divisions notionnelles, qui trahissent l'unité fonctionnelle et réelle de notre objet d'analyse, ce monde "dans lequel" nous sommes. L'ensemble de notre langage abstrait provient de métaphores, et certes, si notre âme est bien également une métaphore spontanée de notre vie corporelle, elle est susceptible d'un discours adéquat, ou du moins congruent : oneira anti oneiratoj. Si l'âme n'est pas réelle, ses tentatives pour se saisir et se décrire sont néanmoins dans la même sphère, et sont donc empreintes d'une légitimité relative. Quoi qu'ait souhaité la pensée idéaliste pendant des siècles, il n'y a pas de certitude rationnelle, car le fondement de l'être et du langage ne sont pas exempts de contingence, le statut même du savoir est profondément ambigu, les
principes et les garanties sont aussi des notions. La sensation seule n'est pas hypothèse. Aussi bien j'ai une sensation de moi-même, qui est mon seul fil directeur, mais qui se perd rapidement dans les circonvolutions de la spéculation : dès que je veux me penser directement, les notions m'embarrassent, focalisent mon attention, recede in te ipse semble interdire à mesure de sa profondeur l'usage du langage, ou du moins ma confiance en lui. Pourtant, nous devons faire avec, et plutôt que de le rejeter, explorons comme Merleau-Ponty son ambiguïté constitutive. Il est certain qu'il n'est, ni à l'origine, ni dans on emploi courant, adapté à l'expression de la nature du sujet. Le je, la première personne est une fonction grammaticale fondamentale, mais son évidence apparente déconcerte la réflexion, et l'on peut aussi penser avec Nietzsche qu'elle nous engage sur une fausse piste, nous invitant à hypostasier et examiner ce qui n'a pas de réalité propre. Si nous n'avons nullement le droit de substantiver je, de dire le je, l'ego, toute notre entreprise semble perdre sa valeur ; mais c'est bien en ce sens que nous allons, en posant la question réciproque : si le moi est illusion, comment comprendre sa naissance et son statut central ? (Inversement, si le moi est réel, comment rendre compte de son caractère élusif ?) Nous disons je en nous référant au sujet, car c'est bien lui qui doit être derrière cette énonciation, comme Kant écrit que le je pense "doit pouvoir accompagner toutes mes représentations", et ce verbe indique moins la nécessité que la présence d'une difficulté. Le cogito est-il indispensable à la cogitation, ou n'est-il qu'une déduction logique, une hypothèse abstraite formulée à l'occasion de l'état de fait, qui est la présence de représentations multiples dans le champs de notre conscience ? Les Grecs attribuaient le tonnerre et la pluie à Zeus, et la plupart des peuples font de même, avec d'autres noms, d'autres mythes. Nous attribuons spontanément les phénomènes à une source, une cause, un auteur. Ainsi du Je en relation aux événements psychiques ; constitution d'une divinité neutre et discrète, d'un pôle insaisissable, caput mortuum d'une instrospection rapide et socialement, linguistiquement induite. "C'est la croyance que seul un être vivant et pensant peut agir -la croyance au vouloir, à l'intention - c'est la croyance que tout ce qui se passe est agi, que tout acte suppose un auteur ; c'est la croyance au "sujet". Cette croyance au concept de sujet et d'attribut ne serait-elle pas une grande sottise ?" (V.P. I §142) Mais c'est aussi pour cela qu'une étude approfondie du statut de la subjectivité s'impose, puisque l'ensemble des autres croyances repose sur elle ; si elle s'évanouit à mesure de notre progression, n'aurons-nous
pas acquis une clarté sans équivalent ? Et si les notions de sujet et de conscience s'avèrent impropres, nous déboucherons sur une étude de l'être-devenir dans lequel elles naissent et opèrent. Notre recherche de l'essence du sujet est tout aussi bien une tentative de détermination d'un être asubjectif, car son point focal est la charnière du personnel et de l'impersonnel, du représentatif et de l'en-soi supposé corrélatif. Quoique travaillant les concepts de pour-soi et d'en-soi, nous essayons de nous situer au-delà de leur dualité embarrassante, statuant que tout est pour-soi, puisque l'en-soi est l'une de mes visées intellectuelles, et que réciproquement la sphère consciente ne peut avoir lieu qu'au sein d'un être. Mais peut-être cette dernière supposition accorde déjà trop, et nous pourrions découvrir qu'il n'existe qu'une infinie et incompréhensible subjectivité impersonnelle, dans laquelle sujets et objets apparents se font et se défont au gré des vagues du devenir, dans une unité toujours instable, mais irrévocable. §7 Nous évoquions une analyse existentielle du sujet qui dissipât les prérogatives puissantes de la conscience dans son acception générale ; cela implique une considération des termes concrets à l'intérieur desquels le problème se pose. Comme le dit Merleau-Ponty dans une note inédite (BN 40b) "On ne pensera jamais la vie si l'on ne pense pas la naissance et la mort. L'impossibilité de les penser dans les termes du cogito est la condamnation du cogito - du moins la preuve qu'il n'est pas la formule ultime."