LE MISANTHROPE DE MOLIERE CONFERENCE DONNEE PAR NADINE SORET A L’IUTL DE REIMS le 26 mai 2005
Introduction On ne peut pas dire que la première représentation du Misanthrope, donnée le 4 juin 1666 au Théâtre du Palais Royal fut un grand succès, pas plus que celles qui suivirent d’ailleurs… Le public avait pris l’habitude de voir Molière sous les traits d’un bouffon : il avait porté, dans les rôles de Sganarelle et d’Arnolphe, des moustaches épaisses et tombantes, une barbe noire, il avait une espèce de démarche saccadée, des yeux égarés, bref, il avait créé un type de personnage comique. Le rire devait éclater dès son entrée en scène. Or, avec la création du Le Misanthrope, tout changea :
Costume anglais du XIX ème pour le Misanthrope Molière y jouait le rôle d’un grand seigneur, et s’il portait encore des rubans verts (le vert était la couleur des bouffons), son costume était cependant de bon goût, et Molière ne portait plus ses célèbres moustaches. Le public fut déçu. Il s’attendait à rire sans réserve, et la pièce faisait seulement « rire dans l’âme », comme l’écrivit Donneau de Visé, contemporain de Molière. Ce n’est qu’après la mort de son célèbre auteur que le Misanthrope devint, après Tartuffe, la pièce la plus jouée à la Comédie Française. De nouveau boudée au XVIII ème siècle, la pièce fut remise à l’honneur au XIX ème puis au XX ème siècles. Mais d’où vient ce personnage du misanthrope ? LE MISANTHROPE : UN TYPE DE PERSONNAGE HERITE DE L’ANTIQUITE « Le type du misanthrope est héritier au théâtre d’une longue tradition, depuis le Dyscolos de Ménandre jusqu’au Timon d’Athènes de Shakespeare (qui vient d’être joué récemment à la Comédie de Reims) en passant par Timon le misanthrope de Lucien de Samosate.
Acteur grec déguisé en papposilène, II ème siècle av. J.C. Coléreux, provocateur, cynique, mélancolique, atrabilaire, asocial ou encore épris d’absolu, le misanthrope est un personnage qui n’a cessé d’inspirer les auteurs dramatiques. Humeur sombre et acariâtre, horreur de la conversation, goût naturel et prononcé pour la solitude, haine inexpiable pour tous les hommes, mais aussi envers les dieux, telle est, sommairement esquissée, la psychologie de « l’ennemi du genre humain », écrit Loïc Marcou.1 Né dans l’Antiquité, le type du misanthrope a sans doute été créé en souvenir d’un personnage historique : le philosophe athénien Timon, qui vécut au Vème siècle avant J.C. Apre et rude, ce personnage refusait tout commerce avec les hommes et, à en croire Aristophane, ne faisait d’exception que pour le jeune Alcibiade. Après sa mort, on l’enterra au bord de la mer, et son épitaphe, qu’il composa lui-même, voue à une fin misérable tous ceux qui approchent sa tombe. Timon, préfigurant les pensées d’Alceste, aurait dit un jour : « Je hais les méchants, parce qu’ils sont méchants, et les autres parce qu’ils ne haïssent pas les méchants. »
Pompéi, fresque représentant Ménandre Dans le Dyscolos, une comédie récemment retrouvée sur un papyrus égyptien, Ménandre, poète comique grec (-342 –292) met en scène un personnage aigri et revêche, qui mène une vie recluse et solitaire. Le type du bourru (dyscolos) qui apparaît fréquemment dans la comédie antique annonce le type du misanthrope (misanthropos).
Pompéi, fresque représentant une assemblée de philosophes, dont Lucien de Samosate 1
Molière, Le Misanthrope, GF Flammarion, sept 1997, présenté par Loïc Marcou
Dans un dialogue dramatique intitulé Timon ou le misanthrope, Lucien (orateur et philosophe de l’Antiquité, né en 125, mort en 190) s’inspire de la vie du philosophe athénien Timon qui mourut abandonné par ses amis après avoir dissipé tout son bien.
Shakespeare Shakespeare (1564 – 1616) reprend cette tradition dans sa tragédie Timon d’Athènes, composée vers 1606. Son personnage se présente comme un grand seigneur, bon, droit et munificent. Entouré d’une foule de quémandeurs et de parasites, il distribue sans compter l’or et les cadeaux. Mais, déjà, la ruine est proche. Son intendant, le fidèle Flavius, l’avertit que ses ressources touchent à leur fin. Qu’à cela ne tienne ! Timon, confiant en ses amis, leur fait demander de l’argent, mais ceux-ci se dérobent. Désabusé, le héros dénonce le pouvoir corrupteur de l’or et rêve de la destruction du genre humain. D’un acte à l’autre, l’homme le plus sociable du monde est devenu un misanthrope endurci. Molière connaissait-il la pièce de Shakespeare ainsi que le dialogue de Lucien ? Rien ne nous permet de l’affirmer. Avait-il vu ou entendu parler du tableau de Bruegel et de son distique : « Le monde est si perfide que je mets un costume de deuil » ? Nous ne le savons pas davantage.
La Perfidie du monde de Pieter Bruegel, 1568 Toujours est-il que le personnage de Molière se différencie de ses prédécesseurs par sa psychologie plus profonde et plus nuancée, ainsi que le fait remarquer dans Molière et le misanthrope, le critique René Jazinski , en mettant l’accent sur l’originalité de la contribution apportée par Molière au mythe du misanthrope.
QUI EST ALCESTE ? Qu’on l’admire ou qu’on le haïsse, Alceste, le personnage principal du Misanthrope, ne laisse jamais indifférent, comme en témoignent les jugements qui se sont succédés à son sujet au fil des siècles, de Rousseau à André Gide, en passant par Sainte-Beuve, Voltaire ou Musset.
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Un révolté ?
Le misanthrope, gravure du XVIIIème Le succès de la pièce repose en grande partie sur le rôle du personnage principal, Alceste, qui est un personnage ambigu, écrit Laurent Tiesset2, C’est en effet avant tout par vertu et dignité qu’Alceste le misanthrope s’affranchit des valeurs courtisanes, des normes et des usages du XVIIIème siècle imposés par la vie sociale d’un milieu avec lequel il ne veut pas être confondu : « Je veux qu’on me distingue »(Acte I, scène 1, vers 63) affirme-t-il en effet. Cependant cette attitude l’entraîne dans une escalade qui devient assez vite ridicule. Une « méchante affaire » l’oppose à Oronte, puis une autre, tout aussi pitoyable, l’oppose à celui qu’il désigne comme « un franc scélérat »(v. 124) ,affaire qui le mène jusqu’au tribunal. Ayant perdu son procès, Alceste refuse par principe de faire appel pour faire taire les accusations portées contre lui, préférant, avec une résolution ridicule, démontrer la méchanceté des hommes que gagner son procès : « Quelque sensible tort qu’un tel arrêt me fasse, Je me garderais bien de vouloir qu’on le casse On y voit trop à plein le bon droit maltraité, Et je veux qu’il demeure à la postérité Comme une marque insigne, un fameux témoignage De la méchanceté des hommes de notre âge. Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter, Mais pour vingt mille francs j’aurai le droit de pester Contre l’iniquité de la nature humaine Et de nourrir pour elle une immortelle haine. » (Acte V, scène 1, vers 1541 – 1550) Alceste souhaite que triomphe l’iniquité de la Justice, pour que triomphe le bien-fondé de sa rébellion morale. Mais lorsque le misanthrope se révolte, Molière n’hésite pas à se moquer de lui en le faisant apparaître comme un être fantasque, conscient de son ridicule : « Par la sangbleu ! Messieurs, je ne croyais pas être Si plaisant que je suis. » (Acte II, scène 6, v. 773 – 774) A travers ce personnage acariâtre, Molière se moque très certainement des individualistes, et peut-être aussi des anciens Frondeurs.
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Le Misanthrope de Molière, Classiques Hatier, mars 2004, dossier réalisé par Laurent Tiesset
Louis XIV enfant avec sa nourrice Il est possible de voir dans ce travers du personnage une allusion aux Frondeurs (révolte d’une coalition hétéroclite de milieux parlementaires, du peuple et des « grands » contre la monarchie et la régente Anne d’Autriche à la mort de Louis XIII, soit de 1643 à 1661).
Portrait d’Anne d’Autriche par Rubens (1577 – 1640) Bien que cette période troublée soit révolue au moment où est joué Le Misanthrope (1666), il n’est pas impossible que Molière ait voulu recommander ici, de façon implicite, de faire allégeance à un ordre royal du monde. En effet, refuser de participer à cet ordre royal peut apparaître comme un vice, au XVIII ème siècle, et mérite d’être exclu de la bonne société. C’est d’ailleurs ce qui arrive à Alceste, obligé de se retirer du monde à la fin de la pièce. Molière, pour sa part, participe activement à l’organisation des divertissements royaux et fastueux de Versailles, dès 1659 :
Molière devant Louis XIV, tableau de Gerome •
Alceste, un déséquilibré ? Le déséquilibre du personnage du misanthrope est sensible à travers ses sentiments amoureux, ou plutôt à travers la passion qu’il éprouve pour Célimène. Cet amour voué à l’échec semble d’ailleurs incompréhensible aux yeux de son ami Philinte, qui ne saisit guère, dès le premier acte, « l’étrange choix »(v. 214) qu’a fait Alceste. La « sincère Eliante »(v. 215), lui dit-il, était « mieux son affaire » (v. 246). Cela dit, Alceste est parfaitement conscient du fait que son désir ne puisse être satisfait par Célimène :
« Ma raison me le dit chaque jour Mais la raison n’est pas ce qui règle l’amour » (Acte I, scène 1, v. 247 – 248) Alceste est un passionné, en amour comme dans ses relations sociales. En aimant Célimène, il se rend malheureux, mais ne parvient pas à lutter contre son sentiment et sa passion. Jusqu’à la fin de la pièce, l’amour d’Alceste ne pourra s’exprimer et se conclura par la séparation, car jamais le misanthrope n’a pu rencontrer un amour identique au sien dans la personnalité de Célimène : « Puisque vous n’êtes point en des liens si doux Pour trouver tout en moi comme moi tout en vous, Allez, je vous refuse, et ce sensible outrage De vos indignes fers pour jamais me dégage. » (Acte V, scène 4, v. 1781 – 1784) •
Un homme bon et généreux ? A la suite de Jean-Jacques Rousseau, affirmant qu’Alceste est « avant tout un homme de bien, qui déteste les mœurs de son siècle et la méchanceté de ses semblables », les critiques du XIX ème siècle ont presque tous vu dans le personnage du misanthrope un héros tourmenté, victime de son honnêteté et de sa sincérité. Ainsi Musset évoque-t-il les impressions qu’il a ressenties en voyant jouer le personnage d’Alceste dans des vers célèbres : « J’admirais quel amour pour l’âpre vérité Eut cet homme si fier en sa naïveté. Quel grand et vrai savoir des choses de ce monde, Quelle mâle gaieté, si triste et si profonde Que, lorsqu’on vient d’en rire, on devrait en pleurer ! » (A. de Musset, Une soirée perdue, 1840)
Sainte-Beuve Sainte-Beuve, sans renier les outrances parfois ridicules d’Alceste, fut surtout sensible à l’héroïsme du personnage : « Alceste, c’est(…) ce qu’il y a de plus sérieux, de plus noble, de plus élevé dans le comique, le point où le ridicule confine au courage, à la vertu. » (Sainte-Beuve, Portraits littéraires, 1844) Quant à Jules Lemaître, ce dernier voit avant tout la noblesse et la sincérité du personnage d’Alceste : « Ce qui nous frappe le plus, écrit-il, c’est ce quelque chose de noble et d’héroïque qu’il y a dans sa sincérité » (Jules Lemaître, Impressions de théâtre, 1888 – 1898) •
Un double de Molière ?
Molière Au XX ème siècle, Lucien Guitry, sous la direction de Jacques Copeau, donna d’Alceste une interprétation presque tragique en découvrant dans Le Misanthrope une confession personnelle de la part de son auteur. Paul Léautaud raconte la chose suivante, à propos du billet de Célimène : « C’est une histoire qui est arrivée à Molière lui-même. Oui, lui aussi, il a tenu dans ses mains la preuve de la trahison, une lettre de sa femme au comte de Guiche, qu’un rival qu’elle avait dédaigné lui avait fait tenir. Il s’emporta. Armande Béjart pleura, niant qu’elle eût écrit cette lettre à un homme. Il pardonna, demandant l’oubli de son emportement. Noble misère de ce grand génie ! En le voyant pleurer lui-même, elle se mit à rire, et le lendemain elle rappelait son amant. » (Paul Léautaud, Théâtre de Maurice Boissard, 1958)
Molière Les critiques du XXème siècle ont mis souvent le doigt sur les contradictions du personnage, le rendant par là plus humain et plus proche de chacun d’entre nous. Antoine Adam, s’il conteste vigoureusement le fait que Molière se soit complu à « étaler dans Le Misanthrope, les tristesses de son foyer » en affirmant avec force qu’il ne s’agit pas d’une idée « seulement invraisemblable » mais « indécente », reconnaît toutefois les liens psychologiques nombreux qui lient le personnage d’Alceste à son auteur, personnage dans lequel Molière « met ses colères, ses tristesses, ses rêves, le sentiment de ses propres faiblesses. » (Antoine Adam, Histoire de la littérature française au XVII ème siècle, tome III, 1952) •
M. de Montausier ? Une autre clef d’interprétation possible au personnage d’Alceste a été donnée dès 1690 par Saint-Simon dans ses Ecrits inédits. Saint-Simon y relate que M. de Montausier, avant même d’avoir vu jouer la comédie du Misanthrope, affirma en public avoir la conviction qu’il était le modèle original du personnage d’Alceste. Il se fâcha, allant même jusqu’à menacer Molière de le tuer à coups de bâtons. Cependant, après avoir assisté à la représentation de la pièce, il demanda à Molière de venir lui rendre visite. Ce dernier, mourant de peur, raconte Saint-Simon, se rendit chez M. de Montausier, qui l’embrassa, le
loua, admira sa pièce, y voyant encore toutefois une légère ressemblance avec lui, et l’invita à souper. Il faut sans doute tenir cette piste expliquant l’origine du personnage comme assez vraisemblable, puisqu’elle se trouve confirmée par plusieurs autres témoignages, notamment celui de l’abbé d’Olivet, dans son Histoire de l’Académie : « Venons à Molière. Quand il donna son Misanthrope, l’abbé Cotin et Ménage se trouvèrent à la première représentation, et tous deux, au sortir de là, ils allèrent sonner le tocsin à l’hôtel de Rambouillet, disant que Molière jouait ouvertement M. le duc de Montausier, dont en effet la vertu austère et inflexible passait mal à propos dans l’esprit de quelques partisans pour tomber un peu dans la misanthropie. Plus l’accusation était délicate, plus Molière sentit le coup. Mais il l’avait prévenu en communiquant sa pièce, avant qu’elle fût jouée, à M. de Montausier lui-même qui, loin de s’en offenser, l’avait vantée, et avec raison, comme le chef-d’œuvre de l’auteur. » ALCESTE ET SON MILIEU Dans quel milieu Alceste se débat-il ? Molière, dans sa pièce, le met aux prises avec plusieurs personnages hauts en couleur, souvent ridiculisés, ce qui est le propre de la comédie (castigat ridendo mores est l’une des devises de Molière), personnages en tous cas typiques des travers de leur siècle. De surcroît, la comédie du Misanthrope critique avec élégance un certain nombre d’usages pratiqués au XVII ème siècle. •
La vie brillante des salons au XVII ème siècle
L’action du Misanthrope se déroule dans un lieu clos et unique : le salon d’une grande dame parisienne, qui ressemblait peut-être à celui peint par Abraham Bosse :
Le Salon d’Abraham Bosse (1602 – 1676) Musée des Arts décoratifs, Paris Parfois appelés « ruelles », les salons comme celui de Melle de Scudéry ou de la marquise de Rambouillet, pour ne citer que les plus célèbres d’entre eux constituent, à partir de 161O, les derniers lieux à la mode pour l’aristocratie parisienne. Il fait bon d’y être vu, de s’y faire remarquer ou entendre. Molière brocardera allègrement ce genre d’endroit dans une autre de ses pièces : Les Précieuses ridicules.
Scène d’exposition du Misanthrope, joué au Théâtre Royal de Stockolm La conversation est l’occupation essentielle de la vie de salon : on y discute longuement d’amour, on y traite des comportements à adopter en société ( c’est le cas dans Le Misanthrope), on y évoque les grands problèmes de l’époque, on y entend des auteurs lire leurs œuvres (comme Oronte dans le salon de la coquette Célimène), on y fait la lecture des lettres brillantes que l’on a reçues, on y chante, on y organise des concours de poésie (création de bouts-rimés : quatrains à partir de rimes imposées, ou de madrigaux, c’est-à-dire de compliments galants tournés rapidement)…
Gravure de la fin du XVII ème siècle, I.N.R.P. On joue beaucoup aussi, dans cette société oisive où les nobles ne peuvent travailler sous peine de déroger à leur rang. On y joue par exemple au portrait, qui consiste à faire deviner l’identité d’un familier du salon. Ou bien encore au jeu du corbillon, qui vise à répondre à la question : « Que met-on dans mon corbillon ? » en nommant à tour de rôle un défaut ou une qualité d’une personne se terminant par « on »… Les jeux pratiqués dans le salon de Célimène sont donc identifiés par les spectateurs de l’époque qui les pratiquent eux-mêmes. Les activités pratiquées dans ces salons ne sont pas toujours littéraires, loin s’en faut, comme nous le montrent certaines gravures de l’époque :
D’autres salons cependant sont plus spécialisés, comme celui de Ninon de Lenclos, autour de laquelle gravitent des Libertins, celui de Mme Françoise Scarron, composé d’une assistance essentiellement bourgeoise:
Mme Scarron, épouse du vieux Scarron, l’auteur du Roman Comique La » veuve Scarron » qui deviendra d’ailleurs Mme de Maintenon :
Mme de Maintenon à Versailles, peinte par Pierre Mignard (1612 – 1695) Mme de La Fayette, futur auteur de La Princesse de Clèves, ouvre chaque samedi son salon aux écrivains. Dans Le Misanthrope, le salon (fictif) de Célimène regroupe des aristocrates qui gravitent dans l’entourage du roi. La pièce de Molière témoigne de la cruauté des rapports humains qui règne, sous des apparences de légèreté, dans ces salons mondains. Ainsi peut-on écrire des vers pour discréditer une personne, voire un autre salon. Au besoin, on n’hésite pas à tenter de détruire la réputation de quelqu’un en lui attribuant des écrits condamnables qu’il n’a pas commis.
L’Académie ou réunion d’amateurs, des frères Le Nain, vers 1640 Alceste sera victime du procédé : « Il court parmi le monde un livre abominable, Et de qui la lecture est même condamnable, Un livre à mériter la dernière rigueur, Dont le fourbe a le front de me faire l’auteur. » (Acte V, scène 1, v. 1501 – 1504) Les gens s’y attaquent, s’y injurient, s’y provoquent, ainsi que le fait Arsinoé, prenant insidieusement Célimène à parti en lui rapportant les rumeurs qui courent sur son compte : « Hier j’étais chez des gens de vertu singulière, Où sur vous du discours on tourna la matière Et là, votre conduite, avec ses grands éclats, Madame, eut le malheur qu’on ne la loua pas. » (Acte III, scène 4, v. 885 – 888) Aussitôt, cependant, Célimène la rouée renverse la perfidie d’Arsinoé en la reprenant à son propre compte : « Puisque vous n’êtes point en des liens si doux Pour trouver tout en moi comme moi tout en vous, Allez, je vous refuse, et ce sensible outrage De vos indignes fers à jamais me dégage. » (Acte III, scène 4, v. 922 – 924)
Le duel oratoire réduit au silence le persiflage d’Arsinoé par d’autres persiflages, si bien qu’Arsinoé abandonne la joute en répondant : « Brisons, Madame, un pareil entretien »(III, 4, 1027). • La séduction des coquettes Ce jeu de la comédie sociale fait la part belle à la coquetterie.
Costume de cour au XVIIème Au XVII ème siècle, le terme « coquette » désigne avant tout une femme belle et distinguée, élégante et spirituelle, qui séduit les hommes tant par goût des hommages galants que par désir de domination, et qui, soit se refuse à tous, soit dissimule habilement l’identité de celui qui est payé en retour. « Les coquettes tâchent d’engager les hommes et ne veulent point s’engager » écrit significativement Furetière dans son Dictionnaire (1690). Goût affirmé pour les hommes, art de jouer avec l’amour, machiavélisme, médisance, malveillance, mais aussi charme, distinction, esprit, éclat, lucidité… tels sont les traits de caractère de la coquette dans la littérature du Grand Siècle. Célimène en apparaît dans Le Misanthrope comme un parfait exemple. Le thème de la coquetterie apparaît fréquemment dans la littérature du XVII ème siècle, qui se préoccupe beaucoup d’approfondir les cas de conscience amoureux.
Carte du Tendre, extraite du Clélie (1654 – 1660) de Melle de Scudéry, établissant l’importance de 4 notions fondamentales en amour : la reconnaissance, l’estime, l’inclination, la tendresse. Dans Le Grand Cyrus de Madeleine de Scudéry, l’Histoire de Lygdamis et de Cléonice met en scène une grande coquette, Artelinde, qui essaie de ravir à Cléonice son amant Lygdamis, et dont les intrigues se trouvent découvertes par des lettres qui se trompent d’adresse. Cette histoire pourrait bien constituer l’une des sources possibles de « l’intrigue » (si ce mot peut être employé ici) du Misanthrope. La Bruyère, en connaisseur des âmes, établit les critères qui permettent de distinguer la coquette de la femme galante :
La Bruyère « Une femme galante veut qu’on l’aime ; il suffit à une coquette d’être trouvée aimable et de passer pour belle. Celle-là cherche à s’engager ; celle-ci se contente de plaire. La première passe successivement d’un engagement à un autre ; la seconde a plusieurs amusements tout à la fois. Ce qui domine dans l’une, c’est la passion et le plaisir ; et dans l’autre, c’est la vanité et la légèreté. La galanterie est un faible du cœur, ou peut-être un vice de la complexion ; la coquetterie est un dérèglement de l’esprit. La femme galante se fait craindre et la coquette se fait haïr(…) (La Bruyère, Les Caractères, « des femmes », 7)
Mise en scène moderne : Célimène en minijupe Effectivement, dans la pièce de Molière, Célimène finit par se faire haïr de tous ses amis, en raison de la légèreté avec laquelle elle s’est jouée des sentiments des hommes. La scène 3 de l’acte V fonctionne à cet égard comme une véritable « mise à mort » symbolique de la coquette, prise à son propre piège. Il n’empêche que Célimène, avant d’être vaincue, aura longtemps entremêlé Alceste dans les rets de sa coquetterie. Alceste est donc bien naïf, et même aveugle sur ce point, lui qui a subi jusqu’au bout toute la rouerie de cette femme. Mais Célimène n’est pas la seule à être hypocrite. • L’hypocrisie des courtisans La comédie du Misanthrope contient en outre toute une série d’attaques sur cette société courtisane, dépossédée de tout pouvoir depuis l’avènement de la monarchie absolue sous Louis XIV (depuis 1161).
Louis XIV En effet, le roi a favorisé autour de sa personne le développement d’une société de cour hiérarchisée à l’extrême, régie par les lois très strictes de l’étiquette, et maintenue à l’écart de l’exercice du pouvoir. C’est dans ce milieu d’une noblesse oisive, gravitant autour de la personne du Roi-Soleil, que se concentre l’action du Misanthrope.
Les « petits marquis », mis en scène au théâtre de Berkshire en août 2004 A travers les personnages d’Acaste et de Clitandre, « les petits marquis », objets traditionnels de la satire moliéresque depuis Les Précieuses ridicules (1659) et L’Impromptu de Versailles (1663), mais aussi à travers le personnage d’Oronte,
Oronte, joué au Théâtre Royal de Stockolm Molière s’en prend aux gens du « bel air », aux beaux esprits qui se piquent de faire des vers. Reprenant les idées développées dans ses précédentes pièces, Molière raille la mode vestimentaire des courtisans, leurs comportements mielleux et maniérés, leurs discours hypocrites. Ainsi Acaste et Clitandre apparaissent-ils comme de véritables marionnettes de cour : infatués de leur personne, de la richesse de leur habillement, et convaincus que seule leur naissance illustre leur confère bon goût et esprit. Oronte, quant à lui, s’il n’a pas l’impertinence des « petits marquis », fait preuve néanmoins de nombre de défauts plus ridicules les uns que les autres : louanges hyperboliques, vanité, esprit querelleur, susceptibilité…
Molière, peint par Ingres, au milieu des courtisans Le portrait que donne La Bruyère du courtisan dans ses Caractères ressemble fort à celui établi par Molière dans Le Misanthrope : hypocrisie, dissimulation, prétention,
extravagance, goût de l’ostentation, tels sont les traits distinctifs de l’homme de cour, pour La Bruyère comme pour Molière : « Un homme qui sait la cour est maître de son geste, de ses yeux et de son visage ; il est profond, impénétrable ; il dissimule les mauvais offices, sourit à ses ennemis, contraint son humeur, déguise ses passions, dément son cœur, parle ,agit contre ses sentiments. Tout ce grand raffinement n’est qu’un vice, que l’on appelle fausseté (…) Les cours ne sauraient se passer d’une certaine espèce de courtisans, hommes flatteurs, complaisants, insinuants, dévoués aux femmes, dont ils ménagent les plaisirs, étudient les faiblesses et flattent toutes les passions : ils leur soufflent à l’oreille des grossièretés, leur parlent de leurs maris et de leurs amants dans les termes convenables, devinent leurs chagrins, leurs maladies, et fixent leurs couches ; ils font les modes, raffinent sur le luxe et la dépense, et apprennent à ce sexe de prompts moyens de consumer de grandes sommes en habits, en meubles et en équipages ; ils ont eux-mêmes des habits où brille l’invention et la richesse(…)Dédaigneux et fiers, ils n’abordent plus leurs pareils, ils ne les saluent plus : ils parlent où tous les autres se taisent, entrent, pénètrent en des endroits et à des heures où les grands n’osent se faire voir (…) Ces gens ont l’oreille des plus grands princes, sont de tous leurs plaisirs et de toutes leurs fêtes(…) et sont toujours les premiers visages qui frappent les nouveaux venus à une cour : ils embrassent, ils sont embrassés ; ils rient, ils éclatent, ils sont plaisants, ils font des contes(…) La Bruyère, Les Caractères, « de la cour », Chap. 18 La noblesse a abandonné ce qui justifiait sa place dans la société : la guerre.
Les Misères de la guerre, gravure de Jacques Callot (1592 – 1635) Désormais pensionnée, soumise à la volonté royale, rendue inutile par une longue période de paix qui court de 1659 à 1672, la noblesse aristocratique se perd dans les nombreuses fêtes ordonnées par Louis XIV.
Ballet royal de la nuit dansé par Louis XIV le 23 février 1663 (costume de Stefano Della Bella) La noblesse rit avec Molière :
Molière en costume de Sganarelle, gravure du XVII ème Elle danse avec Lulli,
Lulli pleure avec Racine,
Racine et s’endort chez le roi… La noblesse sacrifie au plaisir et en oublie ses devoirs. Pour les moralistes et les mémorialistes du XVII ème, la cour n’est plus qu’un théâtre où les courtisans jouent en permanence la comédie du paraître.
La revendication d’Alceste, souhaitant instituer une transparence absolue dans les rapports sociaux, et visant à faire reconnaître l’intégrité de l’être au-delà des mascarades, l’exclut irrémédiablement de ce monde où seule compte l’apparence . Voici ce qu’il déclare à ce propos : « Le Ciel ne m’a point fait, en me donnant le jour, Une âme compatible avec l’air de la cour ; Je ne me trouve point les vertus nécessaires Pour y bien réussir et faire mes affaires. Etre franc et sincère est mon plus grand talent.
Je ne sais pont jouer les hommes en parlant. Et qui n’a pas le don de cacher ce qu’il pense Doit faire en ce pays fort peu de résidence. (Acte III, scène 5, v. 1083 – 1090) Cependant, à l’attitude fielleuse et hypocrite des courtisans, Molière oppose et propose un nouveau modèle d’individu : le modèle de « l’honnête homme ». •
La défense de « l’honnête homme »
Homme de qualité, dessin de Mariette, XVII ème L’honnête homme, expression récurrente dans l’œuvre de Molière, n’est pas un homme honnête, mais un homme au comportement idéal et aux actions irréprochables. A l’origine, lorsque les nobles mettaient leur courage militaire au service du royaume et du roi, la figure de l’honnête homme et du courtisan modèle se fondaient en une seule et même personne. Non content d’être un valeureux guerrier, cet individu exemplaire savait briller en société. D’une élégance raffinée, d’une politesse exquise, ce noble individu charmait par la qualité de sa conversation.
duc de Lauzun en tenue de chevalier de la Jarretière, par P. LELY Ces caractéristiques de « l’honnête homme » ont d’ailleurs été fixées dans de nombreux traités dont le plus célèbre est celui de l’italien Balthazar Castiglione (1478 – 1529) intitulé Le Parfait Courtisan. Ces traités italiens ont été suivis par des traités français, plus récents3, qui exposent et fixent les manières de bien se tenir à la cour. Dans cette perspective, au milieu de tous les hypocrites qui entourent Alceste, Philinte apparaît comme « l’honnête homme » de la pièce. Il se dit d’ailleurs très sincèrement « ami » d’Alceste dans la scène d’exposition (v. 7). Dans cette même scène, il l’interroge à cinq reprises (vers 1, 2, 13, 14) de façon intéressée et amicale. En honnête homme, il conforme son goût sur l’avis général et il s’étonne de l’agressivité d’Alceste à l’égard d’un courtisan venu lui témoigner de l’amitié : 3
Autres traité italiens : L’art et l’ingéniosité de l’esprit de Balthazar Gracian, De l’honnête dissimulation du Tasse. Traités français : L’honnête homme ou l’art de plaire à la cour, de Faret (1630) ou encore Les Discours du chevalier Méré (1671 – 1677)
« Lorsqu’un homme vous vient embrasser avec joie, Il faut bien le payer de la même monnoie » (Acte I, scène 1, v. 37 – 38) De même, l’honnête homme respecte les conventions, ne blesse pas les autres, quitte à mentir par omission. Il ne provoque pas non plus inutilement des conflits insolubles en injuriant les gens de qualité. L’intransigeance d’Alceste n’a donc rien de la courtoisie de « l’honnête homme » et surprend Philinte qui y voit des provocations insensées, sans rapport avec la vérité ou la morale : PHILINTE Quoi ? Vous iriez dire à la vieille Emilie Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie, Et que le blanc qu’elle a scandalise chacun ? ALCESTE Sans doute. PHILINTE A Dorilas, qu’il est trop importun, Et qu’il n’est, à la cour, oreille qu’il ne lasse A conter sa bravoure et l’éclat de sa race ? ALCESTE Fort bien PHILINTE Vous vous moquez. ( Acte I, scène 1, vers 81 – 89 ) Ainsi, lorsque Philinte loue les vers d’Oronte, c’est par conformité à la norme sociale et par élégance d’esprit, pour ne pas choquer davantage : il se comporte là en « honnête homme », contrairement à Alceste, qui régit en critique littéraire irascible, ce qui est contraire au code de conduite de « l’honnête homme » dans un salon : PHILINTE Je suis déjà charmé de ce petit morceau ALCESTE, bas Quoi ? Vous avez le front de trouver cela beau ? (Acte 1, scène 2, v. 319 – 320)
jardins du château de Courances
Au contraire d’Alceste, l’honnête homme se plaît dans le juste milieu : il apprécie le consensus qui lui permet de vivre en paix avec le monde et avec sa conscience. Le ton impersonnel et les vérités générales qui émaillent le discours de Philinte marquent ainsi l’effacement du sujet au profit d’une morale sociale supérieure, ordonnée par la raison : Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ; A force de sagesse, on peut être blâmable ; La parfaite raison fuit toute extrémité, Et veut que l’on soit sage avec sobriété (Acte I, scène 1, v. 149 – 152) CONCLUSION :
S’il est aisé de voir que Molière dresse dans sa pièce quelques portraits au vitriol, comme celui du courtisan ou de la coquette, il en revanche plus difficile de discerner en faveur de qui, du misanthrope ou de l’honnête homme, Molière se prononce. Approuve-til totalement l’urbanité de Philinte ? La sincérité d’Alceste ne le touche-t-elle pas secrètement ? Ou bien laisse-t-il le choix à chacun de décider, en son âme et conscience, de la meilleure conduite à tenir en société, se contentant d’épingler ici quelques ridicules? Dernière œuvre du triptyque de comédies traitant de l’hypocrisie et de la sincérité, après Le Tartuffe et Don Juan, Le Misanthrope, dénonce encore une fois ce milieu exécré par Molière(et dont il fait partie cependant). Ainsi écrit-il au roi en août 1664, dans le Premier Placet au roi : « Sire, le devoir de la comédie étant de corriger les mœurs en les divertissant, j’ai cru que dans l’emploi où je me trouve, je n’avais rien de mieux à faire que d’ attaquer par des peintures ridicules les vices de mon siècle. »