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‘APPRENTISSAGE DE LA RECHERCHE SYLVIE LUCAS MAITRE DE CONFÉRENCE*
L’apprentissage sera pris ici du point de vue des bénéfices que rire le praticien quand il fait de la Recherche mais je m’attacherai surtout à la seconde partie de la proposition en vous livrant quelques réflexions sur les retombées des recherches en milieu professionnel. Pour traiter cette question, je suis partie de mes observations, soit auprès des étudiants qui présentent des formations universitaires comme celle que je dirige dans mon établissement, soit auprès des infirmiers et des cadres infirmiers avec lesquels je
travaille directement sur le terrain. J’ai été frappée par la dimension professionnalisante que les étudiants inscrivaient dais tous les travaux pendant leur cursus universitaire alors que le statut institutionnel de ces formations les renvoie à une démarche personnelle (Titre III). Les situations des étudiants diplômés sont bien entendu très différentes d’une institution à une autre mais la Recherche n’est pas encore “nument reconnue alors qu’elle est inscrite dans le décret de 1984.
Cette première observation illustre bien ce que contient toute démarche de Recherche directement centrée sur la réalité, à savoir une dimension professionnelle qui doit lui permettre de remplir une fonction d’utilité sociale et une dimension personnelle, fortement implicante, que vit tout représentant d’un milieu engagé dans un processus de Recherche ou de formation de longue durée. La seconde observation que nous faisons tous tient à l’état des Recherches en Soins Infirmiers qui se présentent aujourd’hui plutôt comme une mosaïque éclatée dont il serait ,difficile de rassembler tous les éléments et qui rencontrent de grandes difficultés de pénétration dans le milieu. Pour cet exposé, j’ai raisonné par défaut en essayant de repérer les causes de l’état dans lequel se aouvent les Recherches actuellement, espérant par là en tirer des enseignements pour renverser la tendance ZKt”&!.
J’ai choisi deux entrées pour traiter ce sujet, très liées l’une à l’autre. La première que vous évoquez souvent soulève la question des liens entre les trois pôles qui constituent le processus de la Recherche : Production, Diffusion, Utilisation. La seconde, plus analytique, m’a amenée à identifier et à “ommer les résistances que le milieu développe devant la question de I’Utilisation des Recherches et à évoquer les conflits induits par l’émergence de ces Recherches.
* Mair*e de Conférences en Sciences de 1’mucation uniuersitéPark Dauphine.
1. PRODUCTION, DIFFUSION, UTILISATION La première question à laquelle vous avez déjà répondu est celle de la maîtrise par votre milieu des trois pôles. En effet, si vous maîtrisez P, D, et U, vous maîtrisez tout le processus de recherche. L’observation des processus de Diffusion de la Recherche montre que vous vous donnez les moyens de produire vous-même la Recherche en Soins Infirmiers et que le développement de collections et de revues professionnelles vous permet d’en organiser également la Diffusion. Même si vous ne nous excluez pas complètement du champ des recherches sur votre milieu professionnel, vous avez tout à fait compris que nous, chçrcheurs professionnels, pouvions vous apporter une meilleure connaissance de votre réalité mais que nous menions “os études à partir de “os concepts d’origine (Anthropologie, Economie, Psychologie, Sociologie...) et qu’ainsi nous ne pouvions contribuer au développement de la Recherche en Soins Infirmiers qui, vous appartient complètement. Seulement lier les trois pôles signifie investir autant dans les trois dimensions. Cette remarque, qui relève d’une grande banalité, est absolument fondamentale car il me semble que le pôle Utilisation est justement celui qui ne se développe pas comme il le faudrait pour qu’il y ait vraiment liens entre ces trois pôles. C’est pourquoi je vous propose d’enrichir le schéma et de considérer quatre pôles : U P.D.U. C’est en effet, en partant de l’intérêt de I’Utilisation des Recherches en Soins Infirmiers que vous avez des chances, qu’à la fin du processus, cepôleUd’oùvousserezpartis,“esoitpasdélaissé. Nous sommes tous d’accord pour dire que la R.S.I. se développe à partir d’une lecture et d’une formalisation des réalités que représentent les terrains professionnels. Nous sommes tous d’accord aussi pour dire qu’elle doit permettre une meilleure compréhension de cette réalité, et qu’elle devrait égalcnxnt proposer des lois, des principes d’action et de production de l’activité professionnelle. Mais alors comment pouvez-vous en même temps croire en la prise de recul indispensable que permet la Recherche par rapport à l’Action et ne pas considérer les résultats de cette formalisation ? L’intérêt de votre statut de praticien chercheur, en différence avec celui de chercheur/professionncl empruntant la plupart du temps les terrains d’analyse à des praticiens, réside en la double maîtrise du terrain et de l’analyse. Cette double < casquette >>, certes difficile à porter parce qu’il est complexe d’avoir un regard objectif sur sa propre pratique,
SON INTÉGRATION POUR QU’IL DEVIENNE ‘.’ RÉALITÉ PROFESSIONNELLE
devrait vous inciter à être très vigilant sut I’Utilisation des conclusions des recherches. Dans la mesure où vous m+îtrisez tout le processus, vous ne pouvez compter que sur vous-mêmes pour diffuser, jusqu’à son Utilisation, la R.S.I. C’est devant cette évidence et le constat d’un pôle Utilisation affaibli que j’ai construit la seconde partie de mon exposé. Mais revenons à la valorisation du pôle Utilisation. Il me semble que la R.S.I. prendra tout son sens et toute sa valeur lorsqu’elle fera l’objet d’une transmission systématique par les voies de l’enseignement de base ou continue que vous maitrisez également. J’attire ici votre attention sur la responsabilité des enseignants et des formateurs qui ne feront partager, aux futurs professionnels et à ceux qui sont déjà confirmés, leur conviction de l’intérêt de la R.S.I. que si eux-mêmes actualisent les contenus qu’ils enseignent, en tenantcompte des Recherches qui se développent. Même si la Production doit être l’affaire de tous, la Diffusion ne doit pas se limiter aux moyens quevous connaissez (ouvrages, revues) mais doit également passer par les structu*es d’enseignement et de formation qui vous sont plQpUX. Ces remarques m’amènent à donner un nouveau statut aux trois pôles. En effet, si les véritables enjeux se situent en U qui se retrouve en amont et en aval du processus, alors P n’est plus qu’une question d’apprentissage, même si cet apprentissage est nouveau et difficile, et D se réduit à une somme de moyens. Si le milieu devient très demandeur (Pôle U valorisé) alors la Diffusion n’est plus qu’une question de rencontre entre l’offre (P) et la demande (U). Là réside toute la différence entre les intérêts stratégiques des praticiens-chercheurs que vous êtes et ceux des chercheurs professionnels que nous sommes. Ces derniers font de la Recherche pour la Recherche et pour qu’elle soit publiée dans la communauté scientifique à laquelle ils appartiennent. Dans cette stratégie, le pôle Utilisation est le pôle mineur et l’enseignement des recherches, même s’il est réalisé, n’est pas toujours la préoccupation la plus forte. Mais alors cela signifie que vous devez vous distinguer de nous, chercheurs professionnels, et ne pas nous « copier ». c’est-à-dire adopter une stratégie qui n’est pas celle qui est dominante dans les milieux traditionnels de la Recherche. Nous pouvons donc vous être utiles en vous accompagnant méthodologiquemcnt dans vos démarches de recherche, mais vous devez vous séparer de nous
en ce qui concerne l’analyse des enjeux stratégiques que représente la Recherche dans votre milieu. Cette proposition, que je vous ai faite dans la première partie, de valorisation du pôle U soulève bien entendu les questions cruciales de la réceptivité de la Recherche, de la qualité de sa Production, de la légitimité de ceux et celles qui la mènent, de la validité des méthodes et des résultats. Analysons maintenant ce qui se passe en U pour comprendre, alors que Yintérêt de la R.S.I. n’est plus à démontrer, pourquoi elle tarde tant à se développer.
II. QUELQUES RAISONS A LA DIFFICILE PÉNÉTRATION DE LA RECHERCHE DANS LE MILIEU PROFESSIONNEL A. Le leitmotiv de la spécificité Une recherche doit toujours répondre aux critères d e généralisation et de transférabilité à d’aires situations. La recherche d’une forte légitimité de la R.S.I. conduit parfois les chercheurs praticiens à ne pas publier leurs conclusions sous le prétexte de données insuffisantes. Même si le critère de généralisation conduit à une grande rigueur, les praticienschercheurs doivent veiller à ne pas en abuser. 11 y a certainement un nombre élevé de recherches qui seraient publiables aujourd’hui, au sens où elles rempliraient cette fonction d’utilité sociale, et qui ne le sont pas sous le prétexte de l’insuffisance de données. Cet argument parfois valable peut en cacher d’autres très liés à la difficulté qu’a tout chercheur de se séparer de sa production et à la crainte qu’un usage répandu de ses conclusions n’altère la qualité et la rigueur de celles-ci. Mais les résistances peuvent venir du pôle des utilisateurs qui, comme tous les acteurs sociaux dès qu’il s’agit de changement, s’abritent derrière le fameux critère trës répandu dans votre milieu de la spécificité. Certes, il ne s’agit pas de nier toute spécificité à vos activités mais il me semble, lorsque je travaille SUI le changement à l’hôpital que cet argument est tmp souvent avancé.
B. Les conflits dits théoriques Ce sont ceux qui animent la communauté scientifique des chercheurs professionnels. Nous savons nous distinguer par nos querelles scientifiques qui
montrent l’importance du pàlc Production pour les chercheurs. Etant donné que vos intérêts se situent plus au niveau du pôle Utilisation, comme j’ai tenté de le démontrer dans la première partie, j’aurais tendance à vous conseiller de ne pas nous imiter dans ce travers et à travailler ensemble à l’émergence de concepts opératoires qui vous permettent une lecture distanciée de votre Réalité. C. La difficile association entre l’inductif et le déductif Le pôle Production relève en R.S.I. d’une démarche inductive qui part des faits pour en expliquer les princïpes d’organisation. Les Utilisateurs qui composent le pôle U sont invités à se saisir des recherches et à les appliquer selon une démarche déductive. Les principes ayant été explicités par le praticien lorsqu’il était chercheur, les praticiens no” chercheurs n’ont plus à faire cc détour inductif qui a permis la prise de recul et la validation et ont à appliquer directement les conclusions sans être toujours informés des analyses et des hypothèses qui les ont sous-tendues. Ce conflit déductif-inductif est très profond et relève du statut de la recherche-action. Chaque praticien sait combien il est formateur de travailler sur sa propre pratique et de faire cet exercice de formalisation. A la limite, chacun voudrait formaliser sa propre pratique pour acquérir l’apprentissage le plus fondamental que permet, l’exercice de la Recherche, à savoir le recul, la distance, le nouveau regard sur son expérience. Il y a quelque chose qui relève de l’insupportable pour chaque praticien d’utiliser les conclusions des autres praticiens concernant son activité, étant donné l’implication forte que vous connaissez dans votre milieu professionnel. Face à cc constat, je vous propose une hypothèse pour réduire les conséquences de cc trouble Iégitime. Je pense que les causes de cette résistance forte à se saisir des recherches des autres s’amenui,scro”t au fur et à mesure que la Recherche se développera et que de nombreux praticiens auront eu l’occasion de faire cette démarche inductive. En effet, nous sommes tous beaucoup plus disponibles aux recherches des autres lorsque nous sommes, nous-mêmes, impliqués dans des processus de recherche et que nous les avons un pc” démystifiés. Je vous invite à retenir cet argument en faveur du développement de la R.S.I. D. Les conflits de praticiens Cc sont peut-être les conflits les plus difficiles à dépasser. II y a plusieurs dimensions à cette catégorie de conflits : - tout praticien qui écrit sur sa pratique, travaille sur sa réalité en essayant d’en réduire la spécificité, mais mobilise également son système de valeurs et l’organisation de sa pensée.
Pour celui qui est du côté de l’utilisation, rentrer dans le système de pensée du praticien-chercheur et adhérer à son système de valeurs, revient à lui demander de faire l’économie de ce détour que propose la Recherche et qui lui aurait permis justement de repérer son propre système de valeurs, son propre système de pensée. Même si finalement il y avait accord cntrc praticiens qui auraient fait la démarche, tant que l’un n’a pas abouti à cette clarification, (autre apprentissage fondamental de la Recherche), il se sent contraint par l’autre, celui qui sait, celui qui parle au nom des valeurs. C’est pourquoi j’ai appelé ce conflit, conflit de praticiens et “on conflit de valeurs car, au bout de ccttc clarification, de ccttc mise à distance, il “‘y aurait pas forcément conflit de valeurs au sens même où le milieu pourrait tolérer plusieurs références : - le conflit de praticiens est lisible aussi au fur et à mesure que se développe la Recherche. En effet, celui qui participe à une Recherche développe des apprentissages qui lui permettront d’avoir un tout autre rapport à son travail. Cette nouvelle objectivité acquise to”t au long du processus lui fait regarder sa réalité au retour su le terrain d’une autre façon. Professionnellement valorisé, il peut irriter ses collègues, ses pairs qui risquent de mal vivre cc nouveau rapport au travail. C’est la raison pour laquelle, il semble important que la Recherche devienne une activité parmi les autres et soit réellement partagée. - une autre dimension de cc conflit de praticiens relève du mode de fonctionnement des acteurs sociaux dans l’organisakxx Nous vivons tous dans un certain état de connaissance et de méconnaissance de “os positions respectives. La Recherche rend plus transparent le jeu des actcws et modifie leur rapport à l’information, cc qui leur demande une certaine adaptation. Ainsi pouvons-nous dire, en d’autres termes, que toute introduction dans le pôle U des conclusions d’une recherche dérange les positions des acteurs qui vont être obligés d’agir et de réagir bien au-delà des changements qu’objectivement introduit la Recherche. - enfin, un dernier point qui touche aux enjeux de la Recherche. Comme pour la formation, il ne faut pas to”t attendre de la Recherche. Elle ne peut résoudre ~O”S les problèmes et nous pouvons parfois être des acteurs déçus car la Recherche est, par essence, réductrice de la Réalité pour être scientifique. En plus, to”tc l’activité profcssionnelle ne va pas faire l’objet d’une Recherche. Vous vivrez donc toujours dans un système où se côtoient deux principes de connaissance de la Réalité : le recul scientifique, Ics lois, les principes d’Action, résultats des Recherches, et le vécu, I’expérience de chacun. Enfin, nous sommes tous amenés, en fant que praticien, à raisonner et à analyser les problémes en termes systémiques, c’est-à-dire e” recomposant fates les interactions entre les phénomènes. La Recherche, par son côté précis et rigoureux dérange et deux systèmes coexistent :
une vision large plus intuitive er une vision étroite plus scientifique. Je conclurai en insistant sur le fait que je vous ai proposé quelques analyses des causes de~la faible pénétrationde 1aR.S.I. dansvotremilicu. De votre point de vue, en vous mettant dans le même état d’esprit, c’est-à-dire en réfléchissant en termes de conflits et d’enjeux, vous pouvez compléter cette liste. J’ai voulu faire passer deux idées dans cette communication : la première est qu’il faut que vous investissiez sur le pôle U (enseignement et utilisation sur le l
terrain) er pour le faire il doit devenir premier. La Produ&; sera alors une question d’apprentissage et la Diffusion, une question de moyens. . la ~seconde ce qu’il est normal, que vous rencontriez des difficultés sur le pôle Utilisation. Les résistances et les conflits que j’ai évoqués en sont un début de preuve. Je souhaire que vous les gardiez en mémoire, non pas comme l’expression d’un pessimisme qui ne correspond pas du fout au message que je voulais vous transmettre mais comme le fondementd’une réflexion qui doit soutenir une réelle stratégie d’Utilisation des résultats de la RAI. dans votre milieu professionnel, stratégie qu’il vous reste aujourd’hui à penser et à mettre en (E”“re.