LA CHAMBRE 1 APPARITIONS Ma chambre est mon pays, ma chambre est ma vie. C’est comme ça depuis longtemps déjà. Deux, bientôt trois ans. Et rien ni personne ne me ralliera plus – pas même mes géniteurs – à l’autre versant du monde. Foutu, foutu, comme on dit, c’est comme ça. Je suis un mort qui respire, quelque part. Du moins, c’est ce que doivent penser de moi les autres à l’extérieur. Ce en quoi je ne leur donne pas tort. Mais pour moi, de toute manière, ces gens qui existent dehors ont autant de présence que des fantômes – enfin, pas vraiment, je connais des fantômes qui me paraissent bien plus présents. Ils passent, eux aussi (à la télévision), en coup de vent… sans que j’en ressente le moindre souffle. Ou alors le souffle c’est la lumière de l’écran qui palpite et crache insanités sur insanités. Avec les fantômes au moins je ressens quelque chose, de leur passage ils laissent toujours un témoignage, du froid souvent, des frissons, de la sueur. Des rencontres, vous me prendrez pour un fou, mais bon vous me prenez déjà pour un fou, si, si. Des rencontres silencieuses, terrifiantes, spirituelles. Derrière sa télévision on ne rencontre personne. Derrière sa télévision il n’y a que soi le spectateur inerte. Je vis avec des fantômes sur mes terres, tant mieux, j’hallucine en avant de moi-même et je ne m’éteins pas. Lorsqu’on est seul, définitivement séparé de son espèce, on voit des choses, je veux dire on voit peut-être plus profondément les choses. Ou alors non, pas du tout. On voit des choses pas du tout plus profondes, disons qu’on a des vues d’entomologiste condamné à ne plus vivre qu’avec ses insectes décédés. Parfois ils apparaissent, et c’est la nuit, c’est pour ça que je redoute la nuit, ils apparaissent dans un coin debout une cigarette aux lèvres – John Wayne -, les bras croisés adossés contre le mur, le visage pâle – Sandman l’éternel -, assis au pied de mon lit cape noire et colts – le Pistolero de la Tour Sombre -, déesse peau de Voie Lactée les cheveux partout contre ma poitrine, bâtard simiesque trébuchant sur des piles de livres – descendant inavoué d’Arthur Jermyn -, et c’est la nuit, toujours. Parfois, ils ne font que passer là – ils marchent, flottent d’une extrémité à l’autre de ma chambre – disparaissent, comme ils sont venus – Gandalf, Rastapopoulos – du néant.
2 LA POESIE Cependant, une nuit il y a de ça un mois, quelle claque, ce fut le grand Bashô qui vint me rendre visite. Il s’approcha de ma silhouette enfouie dans le lit et se pencha à mon oreille. Il prononça distinctement, d’une voix forte qui me surprit (et dans ma langue), je m’en rappelle, ce haïku : Coucou de passage Il y a bien longtemps Je te salue Puis, disparu, la disparition d’habitude. Je me suis alors précipité sur n’importe quel bout de papier et j’ai noté le haïku (je le trouvais vraiment très réussi). Il fallait que je l’imprime, n’importe où, car je venais de vivre l’un des moments les plus précieux de ma vie, le maître Bashô était venu déposer un message, un poème, à un disciple inconnu occidental mort, sur un morceau de drap. Etait-ce moi ou le coucou qu’il saluait, ou bien me comparait-il à une sorte de coucou humain, ou bien nous saluait-il tous deux à la fois ? Se souvient-il d’un coucou qui passait et cela lui fait-il penser à moi endormi devant lui ? Ou bien le coucou
passe-t-il à l’instant comme il était passé jadis, le même coucou, mais plus tard ? Les nuances, dans le haïku, se distinguent et s’entremêlent avec un art d’un raffinement inégalé. Un art de l’esquisse totalement étranger à l’art occidental. Le monde parle : et Bashô recueille quelques unes de ses paroles. Bref. Je ne vais pas commencer un cours universitaire sur ce sujet, j’ai arrêté les études depuis longtemps, par la force des choses. J’avais cherché fiévreusement dans mon recueil Gallimard NRF POESIE parmi les haïkus de Bashô, mais je n’y trouvais pas celui du coucou – et réflexion faite, ça ne semblait pas correspondre à son style, il le rapportait de quelqu’un d’autre, qui sait. Ou venait-il de l’inventer, devenu soudain moderne dans ma chambre ? Je me perdais alors dans le chapitre consacré aux haïkus modernes, m’éloignant peu à peu de ma préoccupation première. Ma bibliothèque comporte peu de livres ; je n’ai jamais été ce qu’on appelle un grand lecteur. Impossible pour moi de dévorer des centaines de pages, d’enchaîner les auteurs, par cycles, vraiment impossible de me passionner à ce point. Pourtant, me direz-vous, tu en as tout le loisir. Ce à quoi je répondrais : oui, et toutes les lectures imaginable ne me feraient pas sortir de ce loisir perpétuel qui est ma damnation. A quoi riment les ouvrages qui défilent, à quoi riment les noms prestigieux ou géniaux dont ils sont signés, me feront-ils échapper à moi-même ? Je suis toujours là, ce sont mes mains tournant leurs pages, mes jambes allongées sur les draps, ma tête calée contre l’étagère ou l’oreiller. Le corps ne ment pas, il me rappelle que je suis prisonnier de ma chambre, prisonnier et pourtant consentant. Et la victime, et le bourreau. Et la plaie, et le couteau. Il m’arrive de lire de la poésie dans mes moments perdus. Mais la poésie me déçoit plus qu’elle ne m’enthousiasme. A chaque fois, j’ai l’impression que les pages de tel auteur veulent me fixer un sublime une fois pour toutes dans un coin du crâne. Le poème est une mécanique avant d’être le témoignage du sentiment ou de l’idée. Et même s’il entremêle parfois sentiment et idée, le refrain de la mécanique finit par s’imposer, et appesantir l’esprit. Marche militaire du sublime, entrée en fanfare d’une vérité précaire. Je parle ici de la poésie moderne, bien entendu (après tout, je suis un individu moderne). Enfin, il y a parfois des poèmes qui réussissent à s’infiltrer et à passer à travers les mailles de ces raisonnements abstraits – il y a parfois des rencontres, d’autres fantômes dans ma chambre, des fantômes de mots et d’images. Pour compagnie : des fantômes et des auteurs décédés… Quelle vie pleine de sève et d’amour !
3 UNE FILLE BLEUE J’en viens donc à l’amour. Le véritable amour, pas la masturbation. Dans l’un des tiroirs de mon bureau, ou le plus souvent à même le sol, traînent des revues plus ou moins pornographiques. Mais, pour la plus grande partie du cul, voyez ma généreuse prostituée, internet. Qui aimer, ici ? Hé bien, il y a une voisine, à la fenêtre d’en face, une adolescente pétillante et sublime, qui rentre tous les soirs du lycée. Elle me fait à chaque fois un léger signe de la main… non, en fait. Je garde toujours mes rideaux fermés, de peur qu’elle ne s’aperçoive qu’un spectre mâtiné d’une bête sauvage occupe la chambre en face de la sienne. Je n’ai pas très envie qu’elle déménage en quatrième vitesse avec ses parents pour aller loger en face de la chambre d’un crétin cool et fêtard, dont elle tombera forcément amoureuse. C’est la prisonnière de mes rideaux tirés. Le jour où je les rouvrirai, ce sacré oiseau du paradis se barrera de sa cage. Et le chasseur restera dans la sienne. Remarquez, cela ferait un beau conte. Remarquez aussi que quitte à faire de ma vie un conte, je préférerais conquérir un château et y mener la fille bleue à dos de dragon (les dragons n’épargnent pas les chocs du voyage, mais sont infiniment plus chevaleresques que les Airbus 360). Je l’appelle comme ça, la fille bleue, parce que ses yeux le sont tellement que j’ai souvent l’impression d’habiter en face de l’Océan Pacifique. Et que ça fait bizarre, vu que mon coin ressemble plutôt aux
alentours du périphérique parisien. Bon, je me perds – notez qu’il y a de quoi. Elle a des cheveux noirs et pas trop longs, une peau blanche digne d’un vampire, mais douce et pleine de santé contrairement à mon écorce qui tend à tirer sur le gris. Ce n’est pas encore une femme. Elle est en train de le devenir. Je l’aime. La fille bleue a du s’habituer à ne rencontrer personne à ma fenêtre. Peut-être pense-t-elle qu’il n’y a vraiment personne ici, ou bien même qu’il s’agit d’une chambre condamnée. Ce qui est vrai, en un certain sens. Il arrive qu’elle oublie de fermer ses rideaux, quand il fait nuit noire et qu’elle sort de sa douche, enveloppée dans sa serviette, éclairée par la lueur diffuse et orangée d’une lampe de chevet… de mon côté, je bande et je me branle, je glisse même desfois un bout de mon membre devant le rideau. Mon cœur palpite très fort.
4 LE BRUIT DE DIEU J’aime la nuit. C’est surtout la nuit que je vis. Tant pis pour les rêves – et puis on s’habitue vite à rêver de jour. J’ouvre mes rideaux, la voisine s’est endormie, une cigarette à ma fenêtre je ne risque de croiser que des paumés ou des alcooliques, dont je n’envie pas le sort. Ca ne fourmille plus trop fort. Les artères de la ville se sont débouchées. Vers deux heures du matin, se joue la plus belle de toutes les musiques : un klaxon au loin, des voix qui parlent bas et précipitamment, dont les propriétaires semblent s’éloigner avant qu’elles ne les rattrapent, un vent léger et quelque chose d’encore plus ténu et global, propre aussi à la périphérie des villes, à ses avenues désertes, quelque chose que je nomme ‘le bruit de Dieu’. Il est impossible de rester insensible à ce quelque chose qui est plus qu’un son, et c’est l’heure que je choisis pour faire ma prière. Ma prière consiste à ne prononcer aucuns mots et à fixer démesurément un point quelconque de la rue. Mais jamais deux fois le même. Aussi surprenant que cela puisse paraître, je suis dans un état mental tel qu’il m’est aisé de savoir d’un endroit si je l’ai déjà ‘prié’ ou non auparavant. Peu à peu, mes prières embrassent ma rue. Voilà un an jour pour jour que l’idée m’est venue, et il me reste énormément de choses à prier puisque je me dois de fixer un objet précis, et non pas un ensemble d’objets. J’ai déjà prié tous les lampadaires. J’ai prié toutes les voitures des voisins. Je prie aussi ce qui est transitoire, éphémère, comme un passant qui ne reviendra jamais ou un avion qui disparaît audessus d’un toit. Ainsi, je suis capable de prier pour toute une vie, simplement en fixant ma rue par la fenêtre.
5 JE NE TRAVAILLE PAS Il est étrange qu’un des êtres les plus anonymes de cette grande ville puisse atteindre ainsi à un tel degré de communication avec son environnement, sans rien faire d’autre que de rester assis à sa fenêtre. Pourtant, c’est vrai. Difficile à comprendre, peut-être, mais vrai. Je me suis moi-même posé la question des dizaines et des dizaines de fois. Pourquoi moi, reclus dans ma chambre, puis-je ressentir ça ; pourquoi la ville pousse son cri silencieux pour un homme qui n’y descend plus depuis si longtemps ? J’ai fini par penser : je suis toujours dans la ville. J’y suis, je ne l’ai jamais quittée : ma chambre habite un immeuble qui habite en périphérie d’une grande ville. Quoique ayant atteint un haut degré de sédentarisation, quoique ne participant pas le moins du monde à ses activités extérieures diverses et variées, je suis un habitant de ma ville au même titre que tous les autres. Un parasite, certes. (Asocial et inutile. Je pourrais bien mourir maintenant, je n’existe pas, je ne travaille pas. Ce sont mes parents qui subviennent à tous mes besoins en m’envoyant de quoi payer mon loyer et ma nourriture chaque mois, des produits de première nécessité.) Cependant, bien que ce soit d’une manière
différente des habitants sains, les parasites habitent aussi le lieu qu’ils parasitent. En ce qui me concerne, je me considère comme une sorte d’ermite moderne. Pour communiquer avec Dieu, l’ermite se retire des affaires terrestres. Il vit une vie de solitaire, ‘jaloux de sa solitude’. Il fait silence et cultive en lui une place jamais assez grande pour recevoir l’amour de son Dieu. Moi, je parle à des spectres et dans ma barbe pour me rapprocher de la rumeur qui sourde de toutes les activités quotidiennes de ma ville. J’ai coupé les ponts avec l’achat de baguettes ou la visite dominicale au musée et je prépare en moi une place jamais assez grande pour recueillir la rumeur silencieuse de ma ville. Je jouis sur Youporn, je ne me prive jamais de manger des informations sur Internet, ce faisant je partage ce qui fonde la vraie communication de mes citoyens, comme jadis l’ermite pouvait aller travailler la terre. Seulement, aujourd’hui, les citoyens ne communiquent plus par le travail, mais par les solitudes des moi-moi qu’ils se renvoient. Je ne participe pas aux festivités : non, je touche directement au cœur de mon moi-moi. Je ne sors plus de mon sanctuaire. Voyez le monstre que vous avez produit, voyez ce qu’il présage. La nuit dernière, j’ai fixé deux bonnes minutes un maître et son chien qui pissaient avec un air très con sous la lune.
6 FUIR Comment le temps fuit : je dessine sur de très grandes feuilles les visions d’une ville imaginaire. Futuriste et totale. Une ville qui pourrait faire le tour du monde. C’est un vieux rêve d’enfant que cette ville fantastique et mondiale. Et comme je poursuis ce rêve à travers tous mes âges, j’en suis arrivé aujourd’hui à plus de deux mille planches. Esquisses de tours noires reliées entre elles par des couloirs suspendus de verre. Des sphères à ciel ouvert. Fresques d’architecte surréaliste. Téléportation par les allées de miroirs. Lignes de couleurs musicales matérialisées soulevant les corps pour leur faire faire l’amour 82 fois et plus. Des labyrinthes de tunnels sous la terre, parcourus de milliers de portes abritant le petit peuple. Car il faudra un petit peuple des fin fonds de la terre pour entretenir la mécanique mystique de la nouvelle Jérusalem. Ils pueront la sueur tout le temps et seront drogués dès la naissance. A mi-chemin entre des aveugles et des outils-éprouvettes. Enfermée au sein du Sacré-Cœur de la Terre, la boîte d’argent calculera les étapes de la construction à-venir. Je serais le seul à pouvoir venir la visiter et l’ouvrir, en maître de la Ville. Immortel, éternellement jeune. Jamais las ni ennuyé. Toujours à courir une nouvelle passion, à créer ce qui devait être créé, à la place où cela devait être créé. Même ce qui mute prend la forme qu’il devait prendre. Un temps d’avance sur l’à-venir. Epices de prescience. Mais un assassin me traque. Il connaît tout de mes projets et refuse la matérialisation finale du Ciel sur la Terre. Il est dans ma tête, quand il lit mes pensées. Tous les joints que je fume n’y changent rien. Tout les vins que j’ingurgite ne le chassent pas. Ivre et défoncé, je me couche comme un chien sur sa paillasse. Je ne peux plus rien dessiner. L’assassin gagne du terrain ces temps-ci. De plus en plus de terrains. Il parvient maintenant à s’introduire dans ma chambre alors que je suis inconscient pour déchirer mes quartiers et mes systèmes de cristaux du savoir. Je pleure et la tête entre les mains, mes larmes se confondent aux fleuves qui veinent Jérusalem, morcelée par terre, sur les feuilles, à côté des revues de cul et des romans français. Ma voisine se réveille et je me réfugie derrière les rideaux. Il est l’heure d’aller se coucher pour de bon. Je trouve glissée sous ma porte une lettre sans adresse. A l’intérieur, un message de l’assassin demande que je le tue, la nuit prochaine, quand il dormira, par surprise. « Venez avec un silencieux. Tirez moi deux balles dans la nuque. Une dans le cœur. Et tout ça sera enfin fini. Fini, fini, fini. Je n’en peux plus de devoir vous chasser. Je n’en peux plus de mon fichu métier. Venez.»